LA PHILOSOPHIE DE L'ART
. CHRISTIAN JAMBET .
dons du réel, et elle nous séduit d'autant mieux qu'elle nous trompe,
en nous entraînant à croire en un ciel éthéré de l'Idée. La petite
phrase de Vinteuil ne parviendrait pas à persuader Gilson de
l'existence d'une âme immatérielle, capable de réminiscence.
L'âme humaine est la forme d'un corps humain, et l'art du musi-
cien laisse trop rêver à une séparation de cette âme et du corps,
inconcevable ici-bas et non moins insensée quand sonnera l'heure
du Jugement : le salut sera résurrection corporelle. Il en va tout
autrement du tableau. Il fait acte de présence, « acte d'être », et
nous ne sommes pas surpris d'apprendre que la plus pure expres-
sion de l'art de peindre est la nature morte, où rien ne simule
l'absence, où les choses sont là, bien là, dans leur espace circons-
crit et leur matière mortelle mais dense et provisoirement immua-
ble, sans autre signification qu'elles-mêmes.
Le tableau est une substance, et comme toute substance il
doit son individualité à sa matière. Que de débats ont opposé
ceux qui pensent, en platoniciens, que la forme est responsable de
l'individuation des substances (Leibniz, par exemple) et ceux qui
veulent, en aristotéliciens de stricte observance, que ce soit la
matière ! L'infinie antinomie scolastique serait-elle surmontée, que
les choix de Gilson conserveraient, sous leur atour peu propre à
susciter le rêve, une qualité, une saveur inappréciables : il nous
ramène à l'humilité de la matière. Oui, et quoi qu'on en dise, un
tableau est une substance, dont l'unité est formelle, mais dont
l'unicité est matérielle. « Éliminer la matière, écrit-il, c'est éliminer
l'œuvre ( 3 ) » La reproduction des œuvres d'art, par les moyens
nouveaux de la photographie, - aujourd'hui par les images virtuel-
les naviguant sur Internet - n'est pas seulement ce que Benjamin
en a dit : l'irruption de la modernité. C'est, aux yeux de Gilson,
une mise à mort, puisque conserver l'apparence de l'œuvre, en la
reproduisant, en supprimant la singularité du tableau, hic et nunc,
pendu, tel un corps singulier, à la cimaise, supprimer le grain inef-
fable de la matière, en spiritualisant et en changeant inévitable-
ment la couleur, qui est matière, est faire un « musée imaginaire »,
qui assassine les musées réels (4). Le tableau est soumis à la géné-
ration et à la corruption. Il n'est en rien immortel, et ne nous parle
pas de notre immortalité. Gilson parle la langue de Chesterton,
pour dire la mortalité de l'œuvre d'art : « Il y a deux manières éga-
E E
XX -XXI SIÈCLES - L'ART, L E SACRÉ
La p h i l o s o p h i e de l ' a r t d ' E t i e n n e Gi1 son
123
E E
XX -XXI SIÈCLES - L'ART, L E SACRÉ
La p h i l o s o p h i e de l ' a r t d ' E t i e n n e G i l s o n