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XX -XXI SIÈCLES - L'ART, L E SACRÉ

LA PHILOSOPHIE DE L'ART

. CHRISTIAN JAMBET .

orsque les critiques d'art commencèrent d'être les artistes


eux-mêmes, il se fit une guerre ininterrompue à ce jour, sur
L _ les ruines du très ennuyeux « jugement de goût ». Une guerre
de précellence, entre les arts du beau, - musique, danse ou pein-
ture, architecture et sculpture ? - et un conflit d'interprétation. Il y
a ceux qui conçoivent l'œuvre comme un bel objet, une réalité
produite par un artiste qui est un artisan, une chose douée du
pouvoir de nous donner connaissance et plaisir mêlés. Leur doigt
indique la terre, dont les pigments des peintres et la glaise des
sculpteurs sont faits. Il y a ceux dont la vue spirituelle traverse le
corps inessentiel de l'œuvre et de son modèle, et qui contemplent
une forme éternelle, l'épure et les couleurs d'une beauté surnatu-
relle. Leur doigt montre le ciel. Les premiers offrent la palme aux
toiles charnelles d'un Delacroix, d'un Géricault, d'un Picasso, ou
d'un Dubuffet. Les seconds témoignent en faveur des pré-
raphaélites, inspirateurs d'André Breton (on oublie qu'il songea
écrire un livre sur Dante Gabriel Rossetti), ils aiment Matisse et
Paul Klee. À l'origine, un poète qui fut aussi un très grand critique,
Baudelaire, se partagea entre le christianisme implicite des pre-
miers et le platonisme affiché des seconds, entre la voie qui mène

120 i1 REVUE DES


DEUX MONDES
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La p h i l o s o p h i e de l ' a r t d ' E t i e n n e Gilson

à Rouault et celle qui conduit au portrait de Mallarmé par Manet. Il


semble qu'aujourd'hui, sous une forme inattendue, tous ceux qui
œuvrent dans l'espace du virtuel, du passager, de la déconstruc-
tion de l'art soient des platoniciens honteux, tombés du ciel vers le
« lieu du devenir et des ombres ».
Ces réflexions naissent de la lecture de l'un de nos plus
compétents et de nos plus malicieux philosophes, Etienne Gilson.
Il eut le malheur d'être un de nos plus grands professeurs, qui
inventa la philosophie médiévale, comme Michelet inventa le
Moyen Âge. En France, un professeur d'histoire de la philosophie
ne saurait être un philosophe, bien entendu. Or, le cas de Gilson
n'est guère plaidable : rien ne lui manqua d'une belle et longue
carrière au Collège de France, et d'une prolifique production de
monographies, inspirées d'une conviction thomiste, sur les doc-
teurs de la théologie occidentale. Thomiste et cartésien, cartésien
parce que thomiste, il combattit sur tous les terrains de la foi et de
la raison, au temps où ferraillait aussi son compère, Jacques
Maritain, aujourd'hui renvoyé aux vieilles lunes, à peine réveillé
d'entre les morts par la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne.
Gilson soutint une seule et unique idée, une idée toute simple :
Aristote peut bien nous sembler vieilli et dépassé par la science
moderne, mais, au vrai, c'est lui encore qui parle chez Darwin (1),
c'est lui qui nous pilote encore toutes les fois que nous ne voulons
pas perdre la voie sûre de la raison. Cette passion à défendre la
tradition aristotélicienne, contre la phénoménologie, qu'il confon-
dait un peu vite avec Kant, contre l'existentialisme (oui, cela exista),
contre les hérésies potentielles du christianisme modernisant, lui a
fait de solides inimitiés. Embaumés dans ses monuments d'histo-
riographie, sont-ils assez lus, aujourd'hui, ses livres érudits et
cocasses, où il traite de la science et de l'art dans notre monde
contemporain (2) ?
Gilson pensait que l'art n'existe pas, si ce n'est dans l'œuvre
d'art singulière et unique, dans la substance du tableau. Il soute-
nait que la peinture l'emporte sur la musique, parce qu'une œuvre
musicale n'est jamais « là », ne fait pas acte de présence, et qu'elle
doit tout à l'exécutant qui l'interprète. Évanescente, multiple, aussi
morte en sa partition qu'elle vit sous la baguette du chef d'orchestre,
l'offrande musicale manque de la présence totale que nous atten-
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dons du réel, et elle nous séduit d'autant mieux qu'elle nous trompe,
en nous entraînant à croire en un ciel éthéré de l'Idée. La petite
phrase de Vinteuil ne parviendrait pas à persuader Gilson de
l'existence d'une âme immatérielle, capable de réminiscence.
L'âme humaine est la forme d'un corps humain, et l'art du musi-
cien laisse trop rêver à une séparation de cette âme et du corps,
inconcevable ici-bas et non moins insensée quand sonnera l'heure
du Jugement : le salut sera résurrection corporelle. Il en va tout
autrement du tableau. Il fait acte de présence, « acte d'être », et
nous ne sommes pas surpris d'apprendre que la plus pure expres-
sion de l'art de peindre est la nature morte, où rien ne simule
l'absence, où les choses sont là, bien là, dans leur espace circons-
crit et leur matière mortelle mais dense et provisoirement immua-
ble, sans autre signification qu'elles-mêmes.
Le tableau est une substance, et comme toute substance il
doit son individualité à sa matière. Que de débats ont opposé
ceux qui pensent, en platoniciens, que la forme est responsable de
l'individuation des substances (Leibniz, par exemple) et ceux qui
veulent, en aristotéliciens de stricte observance, que ce soit la
matière ! L'infinie antinomie scolastique serait-elle surmontée, que
les choix de Gilson conserveraient, sous leur atour peu propre à
susciter le rêve, une qualité, une saveur inappréciables : il nous
ramène à l'humilité de la matière. Oui, et quoi qu'on en dise, un
tableau est une substance, dont l'unité est formelle, mais dont
l'unicité est matérielle. « Éliminer la matière, écrit-il, c'est éliminer
l'œuvre ( 3 ) » La reproduction des œuvres d'art, par les moyens
nouveaux de la photographie, - aujourd'hui par les images virtuel-
les naviguant sur Internet - n'est pas seulement ce que Benjamin
en a dit : l'irruption de la modernité. C'est, aux yeux de Gilson,
une mise à mort, puisque conserver l'apparence de l'œuvre, en la
reproduisant, en supprimant la singularité du tableau, hic et nunc,
pendu, tel un corps singulier, à la cimaise, supprimer le grain inef-
fable de la matière, en spiritualisant et en changeant inévitable-
ment la couleur, qui est matière, est faire un « musée imaginaire »,
qui assassine les musées réels (4). Le tableau est soumis à la géné-
ration et à la corruption. Il n'est en rien immortel, et ne nous parle
pas de notre immortalité. Gilson parle la langue de Chesterton,
pour dire la mortalité de l'œuvre d'art : « Il y a deux manières éga-
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lement sûres de détruire une toile, la restaurer ou ne pas la restau-


rer. Les opinions diffèrent sur la manière la meilleure de conduire
les tableaux à leur perte (5). »
Sans doute, un bon tableau est-il chose mentale, le fruit de
l'intelligence. Il est alors pleinement constitué comme une œuvre
d'art. Il ne faut pas croire, pour autant, que l'art descend tout armé
dans une matière neutre et passive. Fidèle à saint Thomas, Gilson
pense que ce n'est pas l'art qui fait le tableau, mais qu'une simple
capacité à produire, longtemps perfectionnée par le corps du
peintre, ses mains, ses yeux, est en elle-même l'œuvre d'art. Les
poètes ont le privilège d'écrire, ce qui leur fait oublier l'endurante
question du matériau. Les peintres doivent d'abord acheter leur
toile, ils la doivent enduire avec science de produits bien dosés, ils
n'ont pas, dit Gilson, l'illusion de créer.
L'ontologie de l'art que nous propose Gilson est donc bien
une machine de guerre contre l'illusion de l'homme qui veut être
créateur à la place du Créateur. Cette illusion nous vient des écri-
vains. Commentant Mallarmé, il arrive à Gilson de repérer le lieu
du vertige : depuis cent ans, les poètes aspirent à reprendre à
Dieu le pouvoir de créer ex nihilo. Faut-il penser alors que le
tableau n'a pas d'autre dignité qu'un produit technique quel-
conque ? Gilson a fort bien vu le danger qu'il courait : chasser l'art
des arts libéraux, comme on disait autrefois, à cause de l'humilité
de sa fonction et de la densité de sa matière. Il s'en tire par une
surprenante évocation du monde de la Résurrection. Toutes cho-
ses passeront, et, comme saint Thomas toujours, notre Gilson veut
que ne ressuscitent au Jour dernier que les créatures douées d'in-
telligence, tandis que les animaux sans raison, les végétaux et les
minéraux ne reviendront que sous la forme de leurs archétypes,
celle de leur espèce. On se prend alors à penser aux ravages que
l'averroïsme a fait en Occident, quand on constate la part majeure
qu'il occupe dans les chef-d'œuvres de notre intelligence ! Soit.
Tant pis pour la survie individuelle de nos chats familiers. Mais les
chats de Baudelaire ? La montagne Sainte-Victoire ? Les blés de
Van Gogh ? Gilson cite avec tendresse le vœu de Delacroix, qui
croyait, lui, que les tableaux ont des âmes, et qui voulait pouvoir
sauver leurs corps de la décrépitude dont on les voit souffrir. Tout
près de devenir le penseur de la mort de l'art, voici Gilson qui

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affirme que l'œuvre, comme idée, participera à la glorification


future, dans le monde rénové par la Résurrection. Ayant accepté sa
mort, le tableau saura ressusciter dans la gloire de Dieu.
Il est deux voies, disions-nous, pour la religion esthétique.
Proust est le symbole de l'une : la matière du tableau de Vermeer
éveille, au moment de sa mort, Bergotte à son devoir impérissable,
et jetant toute sa vie dans la balance, l'écrivain meurt en état de
renaître, pour préférer la vérité révélatrice du « petit pan de mur
jaune ». Depuis que Proust a écrit ces pages de la Prisonnière,
nous ne voyons plus la vue de Delft par d'autres yeux que ceux de
Bergotte. L'art est la transmission dans le temps d'une vision
intemporelle, et Vermeer, tel les Phares de Baudelaire, nous
envoie, de son ciel « son rayon spécial ». L'art est révélation, dans
une épiphanie de la beauté, de la « vie antérieure », dit Proust. Tel
est son sérieux, telle est sa liturgie. Gilson nous entraîne en la voie
opposée. Nulle révélation dans le tableau, sinon l'amorce de cette
transfiguration qui doit attendre le Jour dernier, comme les corps
tombés en poussière l'attendent dans la tombe.

1. Etienne Gilson, D'Aristote à Darwin... et retour, Vrin, 1 9 7 1 .


2. Le nombre des livres de Gilson consacrés à l'art montre qu'il ne s'agit pas d'une
tentation d e dilettante : Dante et la philosophie ( 1 9 3 9 ) , l'École des muses ( 1 9 5 1 ) ,
les Idées et les lettres ( 1 9 3 2 ) , Introduction aux arts du beau ( 1 9 6 3 ) , Matières et
Formes ( 1 9 6 5 ) , la Société de masse et sa culture ( 1 9 6 7 ) , les Tribulations de Sophie
( 1 9 6 7 ) , Peinture et Réalité ( 1 9 5 8 ) .
3. Etienne Gilson, Peinture et réalité, Vrin, 1 9 5 8 , p. 9 6 .
4. Gilson cite, contre Malraux, cette phrase de C. E. Magny, qui ne s'embarrasse
pas de prétéritions : « O n songe à un Buchenwald des arts plastiques » (Peinture et
Réalité, op. cit., p. 96).
5. Etienne Gilson, idem, p. 103.

• Christian Jambet est philosophe et orientaliste.

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