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LE

ÉDITORIAL
LIBÉRALISME QU’EST-CE
LE QUE
LIBÉRALISME
LE LIBÉRALISME ?

Le libéralisme intégral correspond ainsi à une boursouflure de la liberté, exerçant


un pouvoir tyrannique sur l’ensemble de l’existence humaine, s’opposant à tout Qu’est-ce que le libéralisme ?
ce qui pourrait la limiter ou la circonscrire. La Déclaration des droits de l’homme
Frédéric Guillaud [1]
et du citoyen de 1789 en est l’une des plus redoutables illustrations. Valeur archi-
tectonique de la société occidentale, la liberté détruit tout ce qui est incompatible
avec sa dynamique aveugle : religion, morale, vision métaphysique de l’homme…
En réalité, le libéralisme refuse tout ce qui pourrait s’apparenter à une vérité et nie,
en fait, la notion même de vérité en tant qu’elle porte un coup d’arrêt à la liberté.
Il y a là une terrible inversion : la liberté n’est plus considérée comme une faculté
permettant à l’homme de déterminer et de se diriger vers ce qui est bon pour lui,
mais comme un terminus en perpétuelle progression. C’est ainsi que le libéralisme
se confond avec le progressisme, c’est-à-dire avec une vénération du progrès regar-
dé comme un mouvement porteur d’une absolue et inéluctable amélioration. Or
il s’agit en réalité d’un engrenage infernal, car la liberté n’a pas en elle-même sa
propre finalité : elle est une faculté spirituelle qui aspire au bien, aux biens inter-
médiaires que nous pouvons désirer ici-bas et au bien suprême qui n’est autre que
Dieu lui-même, récapitulant et dépassant en son être unique la diversité des biens
créés. Tant qu’elle n’est pas en marche vers cette fin ultime – même si elle ne s’y
repose pas encore absolument, la liberté est inassouvie et maintient l’homme dans
l’insatisfaction. Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant
qu’il ne se repose pas en Toi, nous rappelle la célèbre exclamation de saint Augus-
tin dans ses Confessions. L’homme ne peut trouver en lui-même sa propre fin, il
ne peut construire de ses mains sa propre félicité, il n’a pas le pouvoir de modifier
ses aspirations les plus radicales. Aussi la religion libérale porte-t-elle en elle les Frontispice du Leviathan de Hobbes par le graveur Abraham Bosse.
germes du désespoir : en déclarant que la nature de l’homme est qu’il n’a pas de
nature, qu’il peut se réinventer perpétuellement de nouvelles destinées, construire À la question de savoir qui avait été le premier libéral,
incessamment de multiples béatitudes, elle le condamne à errer loin de celui-là le grand conservateur anglais Samuel Johnson répondait : Satan !
Nous allons tenter de comprendre cette boutade. [2]

C
seul qu’il désire même sans le connaître.
Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point dans ommençons par écarter l’erreur la un manuel, à côté du socialisme et du com-
vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien, reprend la Sagesse de Dieu. plus courante. Le libéralisme n’est munisme. Il faut remonter plus haut. Le li-
Je suis la seule qui puis vous apprendre ces choses, et quel est votre véritable bien, pas seulement, ni même d’abord, béralisme est une vision métaphysique de
et je les enseigne à ceux qui m’écoutent. [3] ■ une doctrine économique parmi d’autres, l’homme, une idée qui déploie progressi-
que l’on pourrait classer gentiment dans vement ses conséquences, sous la forme de
1. – FRÉDÉRIC GUILLAUD est l’auteur de Dieu existe : arguments philosophiques (2013) et Catholix Reloaded :
essai sur la vérité du christianisme (2015), aux éditions du Cerf.
2. – Ce mot d’esprit de Johnson (1709-1784) est rapporté par son biographe et ami, JAMES BOSWELL, dans The
Life of Samuel Johnson, LL.D. [1791], année 1778. La phrase exacte n’utilise pas le mot liberal, mais whig :
3. – Ibidem, p. 592. “I have always said, the first whig was the devil.”

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ce qu’il est convenu d’ap- Le libéralisme intégral culturel ou économique Les origines du libéralisme commun, déduit d’une religion ou d’une
peler “le Progrès”. Bref, applique au niveau individuel – prennent toutes racines loi naturelle, mais d’assurer le respect des
et comme en témoigne cette idée que chacun est dans cette idée fondamen- Pour ordonner les choses, tentons d’ap- droits individuels. L’État ne doit plus se
à soi-même sa propre loi,
l’usage anglo-saxon, le tale. En dernière instance, pliquer au libéralisme l’analyse causale mêler de métaphysique (c’est dangereux)
tandis que le communisme
libéralisme, c’est le pro- applique l’idée libérale et contrairement à une aristotélicienne. Le libéralisme, au mo- mais s’en tenir à faire vivre ensemble les
gressisme. De ce point
[3] au niveau collectif. idée fort répandue, elles ment de sa naissance, a eu une cause effi- individus humains, dont les guerres ont
de vue, le communisme ne sont donc pas sépa- ciente : les guerres de religion en Europe. révélé qu’ils n’étaient pas les “animaux
et le socialisme n’en sont jamais que des rables. La séparation, en particulier, du Une cause formelle : la vision individua- politiques” dont parlait Aristote, mais de
sous-produits, puisque, tout en voulant s’y libéralisme économique et du libéralisme liste de l’homme. Une cause matérielle : véritables “loups pour l’homme”. Quels
opposer, ils partagent avec lui l’essentiel. culturel est, nous allons le voir, une cause la technique et le commerce. Une cause sont, donc, les droits qu’il s’agit de pro-
L’essentiel, justement, consiste à af- désespérée. finale : la divinisation de l’homme. téger ?
firmer que la liberté – entendue comme Assurément, le libéralisme n’a pas
capacité à se déterminer sans contrainte – commencé par des proclamations aussi Cause efficiente : Cause formelle :
les guerres de religion l’idée moderne de l’homme
n’est pas seulement un bien, mais qu’elle fracassantes. C’est la connaissance de
est le bien suprême. Mieux que cela : le son développement qui nous permet, de Commençons par la cause efficiente. Pour en décider, il faut disposer d’une
seul. Pourquoi ? Parce que, selon cette fa- manière rétrospective, de le présenter Comme l’a remarquablement démontré certaine idée de l’homme. Laquelle ?
çon de voir, l’humanité est tellement libre sous des traits aussi tranchés. Car il faut Jean-Claude Michéa [5], les guerres de Celle que les philosophes avaient alors
qu’elle n’a pas de nature. Elle n’a pas la ici relever un paradoxe : pris au moment religion des 16 et 17 siècles n’ont
ème ème
dans leurs livres, et qui émergeait de
liberté ; elle est liberté. C’est donc à elle de de sa naissance, le libéralisme se pré- pas seulement traumati- la Renaissance et de la
décider des normes de sa propre existence, sentait comme un projet de modération, sé les peuples. Elles ont Pour le libéral, l’homme Réforme. Il s’agit, pour
à elle de décider ce qui est principalement motivé aussi traumatisé les intel- est un pur individu radicalement aller vite, de l’idée de
égoïste, doté d’une liberté
bon ou mauvais, bien ou La séparation, en particulier, par le souci de neutraliser ligences. Disons que les absolument infinie.
l’homme telle qu’elle est
du libéralisme économique
mal. L’humanité crée ses les effets meurtriers de philosophes ont tiré des L’individu solitaire et mauvais sortie des mains d’Oc-
et du libéralisme culturel
propres valeurs. Notre es- est une cause désespérée. la passion politique. Il se conclusions excessives est infiniment plastique. cam, de Luther et de Pic
sence, notre nature ne sau- revendiquait d’un scepti- d’événements eux-mêmes de la Mirandole. Et c’est
rait nous indiquer ce qu’est la “vie bonne”. cisme qui pouvait aisément passer pour démesurés. Convaincus que ces guerres de la dynamite : l’homme est un pur in-
Le libéralisme intégral – qui est ici notre de la prudence. Mais à l’issue du par- avaient montré le vrai visage de l’homme dividu (et non un animal social [6]), radi-
objet – applique cette idée au niveau indi- cours, il apparaît comme ayant entraîné la et discrédité à jamais l’idéal antique de la calement égoïste (le péché originel a tout
viduel (“chacun est à soi-même sa propre plus grande révolution anthropologique politique, ils ont conçu le projet de reje- ravagé [7]), doté d’une liberté absolument
loi” ), tandis que le communisme ap-
[4] de tous les temps. ter l’héritage et de refonder un ordre po- infinie (la nature de l’homme, c’est qu’il
plique l’idée libérale au niveau collectif Nous soutiendrons que cet emballe- litique sur une nouvelle base. Il ne s’agit n’a pas de nature – il est infiniment plas-
(l’avant-garde éclairée décide du bien et ment n’est pas un accident, et qu’il était plus pour l’État de rechercher le bien tique [8]). Ces idées, dans des proportions
du mal pour l’humanité entière). en germe dans les idées, sinon dans les
Les diverses formes du libéralisme in- intentions, de ses fondateurs. Revenons 5. – JEAN-CLAUDE MICHÉA, Impasse Adam Smith, Climats, 2002 ; L’Empire du moindre mal, Ed. Climats, 2007.
6. – GUILLAUME D’OCCAM, voir par exemple son Expositio in libros Physicorum, où l’on trouve les fondements
tégral – qu’il soit théologique, politique, donc aux origines. de sa conception individualiste des totalités naturelles (§9, OP IV, p.67) : “Totum non est aliud quam partes.”
7. – LUTHER, voir par exemple son Commentaire de l’épître aux Galates, 1531 : “Les forces spirituelles de
l’homme ont été non seulement corrompues, mais complètement détruites.”
3. – L’usage américain du mot “libéral” est en cela très proche de celui qu’en faisait PIE IX. Cf. Syllabus, prop. 80. 8. – PIC DE LA MIRANDOLE, De la dignité de l’homme : Dieu dit à l’homme : “Mais toi, tu te définis toi-même.”
4. – LÉON XIII, Libertas præstantissimum, § 21. Autrement dit, et avant Sartre, “l’existence précède l’essence”.

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et à des degrés d’intensité divers, ont ser- extension perpétuelle qu’on appelle la l’existence. Prenons des ultimes conséquences des
Il y avait sans doute une sorte
vi de points de départ à tous les grands Déclaration des droits de l’homme : sû- situations extrêmes pour de fatalité, et même une sorte de axiomes qu’ils posaient.
refondateurs de la politique : Hobbes et reté, propriété, liberté. Sur une telle base, bien comprendre : si des logique, à ce que les conceptions Car en toute rigueur, si
Locke en premier lieu [9]. la vie sociale n’a rien de naturel : elle contractants sont d’accord radicales qui se trouvaient l’axiome est la liberté,
C’est extraordinairement clair chez le n’est plus présentée comme un état de pour pratiquer le lancer disponibles soient utilisées pour tout ce qui est susceptible
servir de bases à la refondation
premier. Par exemple dans ce texte, où est vie moralement supérieur à la solitude, de nains ou le canniba- d’être désiré, et ne bafoue
d’un ordre politique solide,
niée la sociabilité naturelle : mais comme un artifice au service de la lisme, un État libéral n’a garant de la paix intérieure pas le consentement d’un
Il faut donc en venir là, que nous liberté individuelle, une sorte de moindre rien de spécial à objecter. et de la prospérité. autre individu, accédera
ne cherchons pas de compagnons mal, nécessaire à la sauvegarde d’une Toute objection relèverait un jour au statut de “droit
par quelque instinct de nature, mais certaine sphère d’indépendance person- en effet d’une conception substantielle de l’homme”.
bien pour l’honneur et l’utilité qu’ils nelle. Le rôle de l’État, simple gendarme, du bien, et donc d’une ingérence méta- Certes, on aurait pu tirer des guerres
nous apportent ; nous ne désirons des
est de permettre à chacun de déployer sa physique ou religieuse inacceptable, (par civiles européennes des conclusions
personnes avec qui nous conversons
qu’à cause de ces deux avantages qui liberté sans empiéter sur celle des autres. exemple une certaine conception de la plus modérées. Du déchaînement de vio-
nous en reviennent. [10] À la limite, comme disait Kant, les pro- dignité humaine), contraire à la neutra- lence religieuse, il n’était pas nécessaire
Et encore ici, dans cette affirmation re- cédures libérales devraient permettre de lité axiologique de l’État moderne. Il en de conclure au relativisme total en ma-
lativiste : faire vivre en paix un peuple de démons – va a fortiori de même avec le mariage à tière religieuse et morale. On aurait pu,
Il n’existe rien de tel que la fin der- pourvu qu’ils aient un certain sens de leur trois, l’union homosexuelle ou la loca- sans doute, s’en tenir à quelques solides
nière (finis ultimus) ou le bien su- intérêt bien compris. [12] tion d’utérus. Dans un tel régime, le seul maximes de tolérance bien comprise. De
prême (summum bonum), comme La puissance publique ne prône donc mal véritablement reconnu, c’est le fait même, de ce que l’homme est capable
on le dit dans les livres de la morale plus le Bien, défini comme un ensemble de penser qu’il existe un bien et un mal du pire dans certaines circonstances, il
vieillie des philosophes. [11] de choses, de conduites qui seraient objectifs. n’était pas nécessaire de conclure à la na-
Ce n’est donc pas sur la poursuite du présentées comme préférables, mais se Évidemment, les dernières consé- ture fondamentalement asociale de l’hu-
bien objectif des communautés natu- borne à prescrire le Juste, défini comme quences de la logique libérale, que nous manité. On aurait pu s’en tenir à l’idée
relles, ni sur la recherche de la vertu, ni l’ensemble des procédures formelles per- voyons s’épanouir de nos jours, ne sont qu’il faut éviter de créer les conditions
encore moins sur celle du salut, que les mettant de faire coexister les atomes so- pas apparues tout de suite. Si Hobbes, qui laissent libre cours à ces mauvais
libéraux ont entrepris de refonder l’ordre ciaux (qui restent libres de définir le bien Locke ou Benjamin Constant revenaient penchants et travailler à l’élaboration
politique, mais sur des passions simples, comme ils l’entendent). Chaque atome parmi nous, ils seraient sans doute déçus de conditions qui laissent s’épanouir les
fondamentales, attachées à l’individu : la étant libre, il ne peut se lier à un autre du voyage. Mais les idées ont une cohé- bons, et les encourage. Mais la pression
peur de la mort, la soif d’aisance maté- atome que par le biais d’un contrat ex- rence, et des implications inéluctables. Si était trop forte. Il y avait sans doute une
rielle, le libre épanouissement de l’arbi- plicite, par lequel ils consentent à une li- vous niez qu’il existe une loi naturelle et sorte de fatalité, et même une sorte de lo-
traire subjectif. mitation réciproque de leur liberté. Cette une hiérarchie objective entre les biens, gique, à ce que les conceptions radicales
La liste des droits s’ensuit logique- logique contractuelle, une fois mise en alors seuls les préjugés de votre époque qui se trouvaient disponibles soient utili-
ment, consignée dans ce formulaire en route, envahit toutes les dimensions de ou les ordres arbitraires d’un Dieu sées pour servir de bases à la refondation
peuvent vous retenir d’accepter toutes les d’un ordre politique solide, garant de la
9. – On les retrouve à l’œuvre dans la critique racinienne du héros cornélien, chez les moralistes français, dans manifestations de la liberté individuelle. paix intérieure et de la prospérité. Il faut
la théologie et la politique des Jansénistes. C’est ce qui les rattachait sentimentale- reconnaître d’ailleurs que, de ce point de
10. – HOBBES, Du Citoyen, Section 1, chap. 1, § 2.
ment au “monde d’avant” qui empêchait vue, la réussite du libéralisme politique
11. – HOBBES, Léviathan, I, 11.
12. – KANT, Projet de paix perpétuelle (1795), premier supplément. les doctrinaires libéraux d’envisager les fut impressionnante.

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effet rendu possible un affranchissement de la terre, à la vitesse de la lumière, s’en-


complet de la sphère économique. Pour gageant et se désengageant sans délai au
décrire ce bouleversement gigantesque, sein d’un espace de valorisation homo-
Karl Polanyi disait que l’économie était gène. Nous y sommes : le capital n’a pas
“sortie de son lit”, qu’elle s’était “dé- pour terrain les nations, mais un espace
sencastrée” [13]. Alors que les échanges mondial abstrait, où tenir compte des in-
étaient, avant l’âge moderne, entièrement térêts nationaux entraînerait, du point de
soumis aux régulations supérieures de la vue du capital, de regrettables dés-écono-
sociabilité primaire, ils s’en sont trouvés mies d’échelle, contraires à l’allocation
peu à peu libérés. Ce faisant, l’écono- optimale des ressources. [14]
mie est devenue la matrice générale de L’idéal antique d’autarcie économique
Les joueurs de cartes, Gerard van Honthorst, XVIIe siècle. reconfiguration des sociétés libérales. n’est évidemment plus recevable dans un
Voyons cela de plus près. monde où la division du travail est conçue
Cause matérielle : l’économie Il se trouve que la théorie économique à l’échelle du globe. Le libéralisme inté-
L’idée moderne de l’hom- ressort du bien public par n’est pas descriptive, mais prescriptive : gral travaille ainsi à la fin des nations, et
L’idée générale de l’organisation
me a en effet trouvé un les libéraux du XVIIIe elle dit comment les hommes doivent donc à la fin de la démocratie.
de la paix par le marché
point d’application par- est admirablement exprimée siècle. C’est la même vivre pour que l’économie tourne à plein Et du côté du travail ? Eh bien, c’est
ticulièrement propice : par la Fable des abeilles idée de l’homme – décrit régime. La “théorie de l’équilibre gé- très simple : les équations exigent que
l’échange marchand. Cha- de Bernard Mandeville : comme un atome égoïste néral”, vaisseau amiral de l’économie les travailleurs soient eux aussi liquéfiés.
“Les vices privés néo-classique, affirme ainsi (et c’est C’est-à-dire : mobiles, flexibles, adap-
cun y cherche son intérêt, – mais elle change de
font la vertu publique.”
sous la seule contrainte du signe. Voilà pourquoi le effectivement une conséquence de ses tables. Les viscosités, ici, ne s’appellent
consentement d’autrui. C’est donc à la déploiement de l’économie libérale s’ac- équations) que le fonctionnement optimal pas “contrôle des changes” et “contrôle
régulation mécanique, automatique, im- compagne d’un éloge croissant de ce que de l’économie suppose que les facteurs de des capitaux” mais structure familiale,
personnelle du marché, c’est à la loi de tous les traités de morale avaient décrit production – le capital et le travail – soient attachement patriotique, interdits mo-
l’offre et de la demande qu’a été confié jusqu’alors comme des vices à combattre. liquides. C’est en effet à cette condition raux et religieux. Il s’agit de tout ce que
le fonctionnement de la société. L’idée Voilà pourquoi les “Humanités” étaient que les ajustements pourront se faire ef- l’économie libérale doit dissoudre pour
générale est admirablement exprimée par promises à disparaître au sein de la civi- ficacement sur l’ensemble des marchés, atteindre à la perfection de son modèle
la Fable des abeilles (1705) de Bernard lisation libérale : leurs leçons deviennent sous la forme de prix d’équilibre (prix des mathématique. Les conséquences sont
Mandeville : “Les vices privés font la objectivement contraires au bien public. biens et services, salaires, taux d’intérêt), sous nos yeux : travail des femmes, tra-
vertu publique.” Autrement dit : dans le Les traités de Sénèque ? Les Fables de comme dans un gigantesque système hy- vail le dimanche, travail de nuit, contrat
cadre des lois du marché, le libre cours La Fontaine ? Tout cela n’est plus d’au- draulique. d’une heure, bref, ubérisation de l’exis-
laissé aux égoïsmes aboutit à la réalisa- cun usage. La publicité les remplace, qui Les conséquences pratiques de cette tence. Ne vous demandez donc plus d’où
tion de la prospérité générale. Dès lors, prône jour et nuit l’avidité, le caprice, la exigence de liquidité sont gigantesques. viennent ces permanentes injonctions à la
le péché originel n’est même plus consi- paresse, l’ingratitude et la versatilité. Concrètement, du côté du capital, cela fois souriantes et anxiogènes à la mobili-
déré comme un mal. La sombre vision Ainsi, l’État est-il devenu le simple signifie que les masses financières doivent té. Tout vient des exigences formelles de
des premiers libéraux du XVIIe siècle, gardien de nuit de l’économie. La neu- pouvoir se déplacer librement tout autour la théorie. Et, tenez-vous bien, la liquidité
comme Hobbes ou Nicole, fait place à tralisation métaphysique, religieuse et 13. – KARL POLANYI, La grande transformation, 1944.
une assomption joyeuse du péché comme finalement morale de la vie sociale a en 14. – MICHEL HUSSON, Un pur capitalisme, Éditions Page Deux, 2008.

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n’est pas la seule condi- À la fin du processus présentée comme son mission c’est de faire en sorte que les déterminer ce qui doit être produit et
tion fixée par le modèle ; l’humanité est homogène, point de départ : l’homme gens passent le plus de temps possible consommé. Être libéral en économie,
atomisée, transparente
la concurrence pure et de l’état de nature, soli- devant mes programmes à ingérer de la c’est nécessairement penser qu’il est
et mobile.
parfaite entre les facteurs taire, déraciné, guidé par publicité ; comme père de famille, mon impossible de s’immiscer dans le libre
suppose également leur atomicité,, leur la peur et l’intérêt. Car, évidemment, devoir, c’est exactement le contraire !” jeu du marché pour le soumettre à des
homogénéité et leur transparence. Ce qui l’anthropologie occamisto-mirandolienne Conclusion : la persistance des valeurs finalités autres que l’accroissement de la
constitue un assez juste portrait de l’hu- qui a servi d’hypothèse de départ était familiales est une entrave au développe- valeur ajoutée globale. Si vous le faites,
manité à la fin du processus : homogène, fausse de bout en bout : l’homme n’est ment du capitalisme consumériste. Dès alors, rapidement, vous devrez limiter la
atomisée, transparente et mobile. [15] pas un pur individu sans finalité objec- lors, tout sera fait par les forces auto- circulation du capital, récuser le libre-
L’économie à son plus haut niveau d’abs- tive. Il a une nature fondamentalement nomes du capital pour les ridiculiser et en échange, limiter les réformes structu-
traction formelle constitue ainsi un pro- sociale, et son épanouissement plénier a gêner la transmission. relles, remettre en cause le PIB comme
gramme complet de révolution anthropo- des conditions définies, qui permettent de guide de la politique économique, etc.
logique. [16] Si vous voulez comprendre distinguer le bien et le mal. [17] L’économie sans finalité Vous aurez entamé le “ré-encastrement”
la métaphysique du monde contempo- Loin donc d’être conservatrice, l’éco- À ce point du raisonnement, certains de l’économie, la sortie du système li-
rain, lisez un manuel de microéconomie nomie libérale est profondément révo- pourraient objecter qu’il est possible béral. Au demeurant, le libéralisme ainsi
de 1ère année. Tout y est. lutionnaire. Nations, religions, famille d’être libéral en économie entendu n’est en réalité
Le libéralisme n’affirme pas
– tout doit passer au laminoir. “Le ca- sans approuver la domi- pas favorable à la petite
Transformer la nature humaine pitalisme, disait Marx, ne peut exis-
seulement que la propriété privée
nation absolue des impé- est le meilleur moyen de mettre entreprise, ni à la subsi-
On vérifie ainsi au pas- ter sans révolutionner ratifs libéraux sur toute en valeur les richesses de la terre ; diarité. Il se caractérise
sage que l’homme libéral, Le libéralisme, contrairement constamment l’ensemble autre ordre de considéra- il affirme que le libre jeu plutôt par la dépendance
du marché est le seul moyen
l’homo œconomicus, n’est à ce qu’il a longtemps prétendu, des rapports sociaux.” tion. Ici, il faut distinguer. croissance à l’égard des
en jouant les modestes, légitime de déterminer
pas un point de départ, n’est pas une doctrine réaliste, En d’autres termes, le Si l’on appelle “libéra- ce qui doit être produit monopoles transnatio-
mais un point d’arrivée. partant de l’homme tel qu’il est ; programme complet du lisme” le fait de rejeter le et consommé. naux et par l’uniformi-
Le libéralisme, contrai- tout au contraire, le libéralisme progressisme culturel et collectivisme, d’être favo- sation générale. C’est le
rement à ce qu’il a long- n’a de cesse de bouleverser sociétal n’est rien d’autre rable à la propriété privée et au principe communisme réalisé par les moyens de
le monde humain pour y faire
temps prétendu, en jouant advenir la fiction qu’il avait
que la superstructure idéo- de subsidiarité, alors nous concédons le l’individualisme, comme Tocqueville et
les modestes, n’est pas présentée comme son point logique du libéralisme point. Mais nous contestons l’appellation. Huxley l’avaient pressenti.
une doctrine réaliste, par- de départ. économique déchaîné. Car il s’agit là seulement des libertés éco-
tant de l’homme tel qu’il Vouloir séparer les deux nomiques naturelles, telles que les recon- L’émergence de la Bête :
est ; tout au contraire, le libéralisme n’a est absurde. Le patron d’une chaîne de naissait Aristote, contre Platon. Le libé- cause finale du libéralisme
de cesse de bouleverser le monde humain télévision confiait récemment : “Comme ralisme économique est tout autre chose.
pour y faire advenir la fiction qu’il avait directeur général de mon entreprise, ma Le libéralisme n’affirme pas seulement Mais ce n’est pas tout. Il nous faut en-
que la propriété privée est le meilleur core comprendre comment l’économie
15. – Sur l’humanité liquide, Cf. ZYGMUNT BAUMAN, Liquid Life, Polity Press, 2005. moyen de mettre en valeur les richesses désencastrée entraîne la naissance d’une
16. – MARX, livre I du Manifeste du parti communiste. Lire aussi DANY-ROBERT DUFOUR, Le divin marché : la
révolution culturelle libérale, Denoël, 2007. Sur la divinisation du marché, Cf. PAPE FRANÇOIS, Laudato
de la terre ; il affirme que le libre jeu du sorte de monstre. Voyons cela.
Si’, n°56. marché, c’est-à-dire de l’offre et de la de- En l’absence d’une idée de nature qui
17. – Quelques références pour documenter la pertinence de l’anthropologie naturaliste aristotélicienne : PHILIP- mande, est le seul moyen légitime – res- imposerait des fins substantielles à la vie
PA FOOT, Le Bien naturel, Labor et Fides, 2014 ; EDWARD FESER, “Being, the Good, and the Guise of the
Good” in Neo-Aristotelian Perspectives in Metaphysics (ed. Novotny), Routledge, 2014. pectueux des libertés individuelles – de humaine, la collectivité en tant que telle

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est aveugle à la nature Comprenons bien : à


À ce stade de son développement,
des produits et services le système économique ne produit ce stade de son dévelop-
procurés par l’écono- pas des choses pour satisfaire pement, le système éco-
mie. À partir du moment des besoins, mais il crée des besoins nomique ne produit pas
où une chose est ven- pour pouvoir produire, vendre des choses pour satisfaire
et ainsi satisfaire l’exigence
dable, produite et effec- des besoins, mais il crée
d’accroissement du capital.
tivement vendue, c’est des besoins pour pouvoir
qu’elle satisfait le désir des contractants produire, vendre et ainsi satisfaire l’exi-
(quand bien même ce désir aurait-il été gence d’accroissement du capital.
fabriqué par le conditionnement publici- Si les hommes de notre temps, dès
taire). Dans ce contexte, la seule façon l’âge de trois ans, passent quatre heures
d’estimer le niveau de bonheur collectif, par jour à s’anéantir devant des écrans,
c’est de mesurer l’agrégat complet des ce n’est pas parce que cela répond aux
Le Dragon transmet son pouvoir à la Bête (Apocalypse 13, 1-10).
satisfactions individuelles, validées par aspirations fondamentales de l’humani-
des actes d’échanges économiques : bref, té ; c’est parce que cela correspond à la
de mesurer le produit intérieur brut (PIB). source de création de valeur la plus ren- Eritis sicut dei.
En contexte capitaliste, cette croissance table pour le capital. C’est la rencontre entre l’idée moderne de créature qui se trouve refusé, au pro-
du PIB est elle-même conditionnée au Et qu’on n’aille pas imaginer un com- de l’homme et le mécanisme du marché fit d’un rêve d’autocréation : Eritis sicut
maintien d’un certain taux de profit, ou plot cynique des capitalistes. Eux-mêmes qui a entraîné le mouvement d’emballe- dei. La promesse du serpent se réalise. Et
“création de valeur”. Sur la foi de cette sont devenus des “fonctionnaires du ca- ment propre au libéralisme : tout ce qui elle fait naître un Moloch surpuissant, qui
série d’équivalences : Bonheur social = pital”. Ils obéissent à Mammon, qui est est susceptible d’être désiré est non seu- ravale les hommes au statut de rouage,
croissance du PIB = création de valeur, plus proche d’un programme informa- lement devenu un droit, mais un produit voire de carburant, de son propre fonc-
on accorde à la valorisation du capital un tique que d’une subjectivité humaine. Il et donc une marchandise, capable de va- tionnement.
rôle directeur de la société. Tout ce qui s’agit, pour parler comme saint Jean-Paul loriser le capital. Allié à la vision techni- Dans une telle situation, face à un tel
est bon pour lui sera réputé bon pour les II, d’une “structure de péché” devenue ciste du monde (tout est possible, tout est déchaînement de la Bête, “seul un dieu
hommes. Et comme le niveau de création autonome. [19] productible), ce mouvement aboutit à une peut nous sauver”, disait Heidegger.
de valeur est une donnée quantifiable ob- C’est ainsi que la fondation de l’ordre négation complète de la dépendance des Mais pas n’importe lequel. Celui qui
jective, alors que le bien humain est ré- social sur l’égoïsme individuel engendre hommes à l’égard de la nature qu’ils ont nous a créés, a béni notre nature – et a dit
puté subjectif et relatif, le seul indicateur, une “Bête”, qui prend son indépendance, reçue. C’est ainsi, en son fond, le statut qu’elle était valde bona. ■
le seul objectif véritable sera le premier. et poursuit ses fins propres, qui n’ont, en
Dès lors, le moyen devient fin, l’abstrac- réalité, aucun lien avec les aspirations hu-
tion prend le pouvoir ; elle s’autonomise maines véritables. Une société fondée sur
pour devenir le “sujet automate” dont Genèse 3, 5 termine fatalement sa course
parlait Karl Marx dans ses textes les plus en Apocalypse 13, 15.
prophétiques. [18]

18. – MARX, Grundrisse, MEW 42, pp.383, 638 ; Le Capital, MEW 23, p. 169.
19. – SAINT JEAN-PAUL II, Sollicitudo rei socialis, § 36-37

TU ES PETRUS – 12 – – 13 – N° XV

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