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LES LATINOS À QUÉBEC.

BRICOLAGE D’UNE IDENTITÉ OUVERTE (*)

Victor H. Ramos C. Anthropologue, Université Laval, Québec, Canada.

Lentement d'abord, mais sûrement après les années’70, les immigrants latino-américains ont
pris une certaine importance au Québec et au Canada. Ils sont environ 150 000 au Québec et
et plus de 600 0001 en 2016 au Canada dans son ensemble (553 495 hispanophones) Dans
la capitale et ses environs, il y a une communauté de 8 4252 membres en incluant autant les
hispanophones que les lusophones. À l'origine, cette étude s'est penchée surtout sur les
hispanophones en l'absence presque totale de Brésiliens à Québec. Dans notre perspective,
les Latino-Américains constituent les populations qui parlent les trois langues d'origine latine
sur le continent et les Antilles (espagnol, portugais et français). Néanmoins, les Haïtiens sont
vus au Canada comme une communauté différente et, en conséquence, nous ne les avons
pas inclus dans notre étude.

Les Latino-Américains, très diversifiés par leurs cultures, leurs métissages et leur
développement économique et social, avec des expériences communautaires et politiques
riches, qui partagent une identité sociale supranationale et qui ont des langues prédominantes
de racine latine, comment s'insèrent-ils dans la ville de Québec et ses alentours à 94 %
francophone, peu diversifiée, « tricotée serrée », très nord-américaine, mais « distincte »,
avec un nationalisme partagé entre l’indépendance et le fédéralisme? Boudent-ils cette
société francophone qui les accueille? Forment-ils des ghettos? Comment bricolent-ils leur
identité parmi leurs « cousins » Américain-Latinos? Pour répondre à ces questions, nous
avons étudié leur processus d'insertion dans notre société, la ville de Québec, milieu de vie
très majoritairement francophone, en privilégiant deux axes fondamentaux : l’insertion
économique, c’est-à-dire dans le travail et la possession des biens comme gages
d’enracinement premier; et la socialisation, en étudiant leurs liens avec la société
québécoise par leurs rapports dans la famille, leurs réseaux d’amitié, leurs loisirs.

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INSERTION ÉCONOMIQUE

Dans le travail
INSERTION PAR LE TRAVAIL
De « très bons » et « bons » rapports avec les Québécois. Quatre sur cinq Latino-
Américains ont de « très bons » et « bons » rapports avec les Québécois dans le milieu de
travail et seulement un sur cinq a des rapports « réguliers » (plus ou moins bons). Alors, nous
pouvons dire que « le courant » passe assez bien entre Latino-Américains et Québécois.

Le français en milieu de travail


Dans ce cas, 9 sur 10 Latino-Américains parlent français habituellement dans leur travail et 1
sur 10 parle espagnol. On peut toujours signaler que les immigrants n’ont pas d’autre choix
que de parler français pour survivre à Québec… et c’est vrai en bonne partie. La très forte
prédominance francophone de la « vieille capitale » personne ne met en question, mais on ne
peut pas tout expliquer à partir de cette évidence. Il faut souligner que presque 40 % des
Latino-Américains qui ont choisi la province de Québec pour vivre l’ont fait pour « sa culture
latino-française » et sa langue, ce qui nous informe sur leur prédisposition favorable, dès le
départ, envers le Québec « latin » et francophone… D’autre part, il y a l’identité de départ des
Latino-Américains dont l’axe principal constitue la nation, ce qui aide aussi à s’identifier assez
facilement avec le Québec qui cherche à devenir maître de son destin. Il y a, peut-on dire, des
complicités, quelques repères qui renvoient à des paradigmes communs qui facilitent les con-
tacts et les échanges. Cependant, ceci n’annule pas les distances bien réelles existantes
entre Latino-Américains et Québécois comme, par exemple, « l’individualisme », « la
froideur » des « cousins du Nord ».

Situation économique
Presque 60 % des Latino-Américains sont insatisfaits de leur situation économique, spécia-
lement quant au revenu. Mais, en dépit de leur situation économique plutôt précaire, ils ont
fait des acquisitions majeures, notamment des maisons, dans une proportion de 51.3 %
(seulement 30 % en avaient les moyens selon les critères financiers des prêteurs). Il peut
s'avérer que la situation économique d’ensemble des Latino-Américains, quant à la
possession d’actifs, soit moins faible que leurs revenus peuvent laisser croire.

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INSERTION PAR LA SOCIALISATION

La famille
Dans ce cas, nous avons mis l'accent sur les modifications possibles dans les pratiques
familiales et l'utilisation du français par ses membres. Les modifications les plus frappantes
dans le comportement à l'intérieur de la famille sont situées à propos du partage des tâches
ménagères qui a signifié l’augmentation de l’implication des hommes dans les tâches de la
maison, selon 72.4 % de personnes. Il y a également augmentation pour ce qui est de la
participation économique des femmes (pour 67.7 %) et de la place plus équitable des femmes
dans la famille (pour 63.3 %). Ceci constitue de nouvelles habitudes au sein même de la
famille, changements qui touchent directement aux rapports des couples et de ceux-ci avec
les enfants et les pratiques que ces derniers assimilent quotidiennement. Quelle est
l'utilisation du français dans la famille? Plus les communications se font avec la participation
des enfants, plus le français est présent comme langue de communication. Presque 1 parent
latino-américain sur 3 s'adresse aux enfants en français assez régulièrement; par contre, 2
sur 3 enfants s'adressent aux parents en français, soit le double; plus de 3 sur 4 enfants
utilisent le français à la maison comme langue courante!

Quant à la nourriture à la maison, 2 sur 3 Latino-Américains continuent de manger les mets


de leur pays d'origine plusieurs fois par semaine et la moitié de ceux-ci tous les jours. Bien
qu'une bonne majorité des Latino-Américains consomment très fréquemment de leurs mets
d'origine, il y en a quand même 1 sur 3 qui a troqué en bonne partie son assiette d'origine
pour d'autres.

Le réseau d’amitié
Les Latino-Américains interrogés refont leur réseau d'amitié de manière diversifiée, sans
exclusivité et sans fortes concentrations. Bref, ils « ne mettent pas tous leurs œufs dans un
seul panier »... Particulièrement dans ces nouveaux liens affectifs, la place des Québécois est
importante pour un groupe nouveau d'immigrants. Il en va différemment pour d'autres
communautés. Ce rapprochement entre immigrants latino-américains et Québécois ne se
réalise pas sans difficulté. En effet, les Latino-Américains trouvent que l'amitié au Québec est
« plus intéressée », « plus formelle », « sans continuité ni assiduité ». On « n'a pas le temps
pour développer de véritables amitiés » à cause du rythme de vie. Ils trouvent aussi, dans une
moindre proportion, que l'amitié ici est plus solide en dépit des barrières pour l'établir. Les
études sont aussi un lieu de création des liens d'amitié et d'échange très important, en plus de
se former pour travailler.

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Les loisirs : partenaires diversifiés
Les Latino-Américains fêtent avec des partenaires diversifiés : Latino-Américains,
compatriotes et Québécois. Chez eux, ils écoutent de la musique de trois types dans cet ordre
d'importance : latino-américaine, nationale et québécoise. Donc, pas d'exclusivité dans ce
domaine-là non plus. Par contre, la fréquentation préférentielle des restaurants, le réseau de
télévision et de radio sont clairement québécois. De plus, le peu de sport que font les Latino-
Américains, ils le pratiquent d'abord avec les Québécois et ensuite avec leurs compatriotes
ainsi qu'avec d'autres Latino-Américains. Tout ceci nous permet de constater la même
tendance de diversification des relations que développent les Latino-Américains dans la
ville de Québec. Ils créent des liens forts avec la société québécoise même où il y a des
possibilités de se « brancher » sur le monde anglais et nord-américain (Radios et télévisions).

BRICOLAGE DE L'IDENTITÉ ETHNIQUE LATINO-AMÉRICAINE

Avant de développer le thème de l’identité latino-américaine, faisons d’abord quelques


réflexions sur l’identité en tant que concept. Historiquement et dans diverses disciplines, le
concept d’identité a donné lieu à de forts débats et à de points de vues très différents. Pour
simplifier, nous pouvons dire qu’il y a deux conceptions antinomiques : l’une que l’on peut
appeler « fixiste-puriste » et l’autre « dynamique-pluraliste ». La première perspective trouve
ses racines lointaines dans la position de Parménide (VI-Ve siècles av. J.-C.) qui dans une
optique « photographique » affirmait que l’être « est toujours égal à lui-même », sans aucun
changement possible sous peine de disparition. La deuxième perspective trouve ses échos
anciens dans la conception de l’identité d’Héraclite (VI-V siècles av. J.-C.) et d’Aristote (IVe
siècle av. J.-C.) qui avec des raisonnements particuliers et à des moments différents, mais
dans un même cadrage « cinématographique » de l’identité ouvre les portes au changement
phénoménal et à l’unité de l’être. Quant à l’identité sociale, nous pouvons dire que la
perspective « fixiste-puriste » donne primauté à l’homogénéité et à la permanence des
caractéristiques identitaires, à une surestimation mythifiée du passé et à une perception
endogamique et autosuffisante de l’identité. La perspective « dynamique-pluraliste » de
l’identité sociale donne une place importante à l’hétérogénéité et aux changements des
caractéristiques identitaires, conçoit des contradictions et des compromis, met le passé et le
futur en tension, relie les intérêts sectoriels et communs en crispation, perçoit l’identité comme
un processus en permanente construction-reconstruction et en relation avec l’extérieur. Dans
notre cas, ce bricolage combine des ressemblances et des différences conjuguées à une
dose d'opportunisme, de sens pratique et aussi d'imposition du milieu, processus courant

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d’intégration des immigrants dans leurs sociétés d’accueil où généralement prédominent les
dynamiques assimilatrices à celles de dialogue.

Des modifications sans drames ni cassures


Les immigrants latino-américains ont changé leurs perspectives du point de vue personnel,
familial et sociopolitique dans une approche positive dans l'ensemble de ces modifications;
exercice fait sans drames ni cassures majeures. Les membres de cette communauté se
voient majoritairement enrichis par leur expérience de vie en milieu québécois, surtout au
niveau personnel. Il y a, par contre, plus de résistance pour les modifications dans le domaine
sociopolitique, ceux et celles qui l'ont admis étant minoritaires. En même temps, Québec sert
de scène pour se retrouver « toute la famille latino-américaine » ensemble, ayant ainsi
l'occasion de mieux se connaître et d'échanger plus. Cette situation commune objective dans
l'immigration et les ponts variés établis avec la société québécoise agissent, avec d'autres
dynamiques, pour créer une vision de soi nouvelle et des pratiques différentes, donc des
modifications dans leurs identités socioculturelles.

Un processus ouvert et bidimensionnel


Premièrement, la communauté latino-américaine recompose son identité dans un processus
qui ne se limite pas aux codes et pratiques nationaux, mais qui est ouvert aussi à ceux des
autres pays du continent. Pays qui, dans le contexte de l'immigration, ne sont plus abstraits
ou très éloignés, mais côtoyés très souvent, situation qui facilite les échanges et met en
évidence les ressemblances (surtout) et les différences. Deuxièmement, elle transige avec la
société d'accueil assez intensément et de façon très constructive, autant sur le marché du
travail, dans les études que dans le réseau d'amitié, bref, elle crée des liens à plusieurs
niveaux. La communauté latino-américaine « brode » avec des fils de différentes origines ce
qui lui donne une souplesse et une richesse remarquable, ce qui la différencie d'autres
communautés.

Processus de recomposition : le vieux et l'inédit


Nous avons constaté qu'il y a l’émergence d'une identité ethnique latino-américaine qui se
réalise sans nier ou détruire les identités sociales antérieures. Avec ce cas, il se vérifie l'émer-
gence de leur identité ethnique tout en consolidant la dimension latino-américaine de celle-ci
alors que, dans le contexte national, se développait plutôt la dimension nationale. Plus
encore, les identités nationales ne disparaissent pas. Elles sont toujours présentes. Nous
sommes en présence du paradoxe identitaire qui renouvelle tout en conservant, qui crée
l'inédit avec du vieux sans le détruire nécessairement.

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Conclusions

Les Latino-Américains de la ville de Québec ont développé une stratégie d'insertion nouvelle,
très près du Québec francophone. Ceci est vrai autant à propos de la sphère économique que
celle de la socialisation. Des liens intenses et variés ont été établis dans les lieux de travail et
ailleurs entre Latino-Américains et Québécois. Des modifications importantes ont été
constatées au sein des familles latino-américaines quant au rapport des couples et entre
parents et enfants. Ces nouveaux immigrants se sentent assez à l'aise en français. Dans la
reconstitution de leur réseau d'amitié, la place des Québécois est importante. Les Latino-
Américains s'amusent et créent « branchés » sur le Québec (musique, radio, télévision,
restauration, etc.) sans délaisser les loisirs et les arts de leurs origines. Ils vivent un proces-
sus d'insertion ouverte sur deux « fronts » : celui de la société québécoise et celui de la
communauté latino-américaine. Ils se sentent enrichis par leur vie en milieu québécois sans
oublier toutefois que ce rapprochement avec les Québécois ne se fait pas sans heurts et qu'il
y a des différences réelles et imaginaires qui les séparent.

Comme conclusion plus générale, nous pouvons dire que dans le processus de bricolage
identitaire, l'homogénéité est surtout une tendance plutôt qu'un fait, étant toujours associée
à la diversité qui la nie et la sous-tend en même temps. Nous avons remarqué la nature
relationnelle et historique du processus identitaire, donc des échanges surdéterminés par les
clivages internes et externes au groupe. Dans ce sens, il est impossible de « conserver »
l'identité sociale en la figeant et en la protégeant des influences extérieures ou en la mettant à
l'abri des intérêts et contradictions propres à chaque groupe. Les identités se « conservent »
et s'affirment en échangeant avec d'autres groupes et relativisent leur caractère partisan et
hétérogène en assumant les contradictions politiques, sociales et culturelles par des
synthèses précaires qui jouent un rôle rassembleur. Les forces d’homogénéisation et d’
« hétérogénéisation » sont indissolublement associées dans le processus de bricolage des
identités sociales. Les clivages et contradictions de classes, de groupes, de sexes et
d'ethnies sont à l’œuvre en permanence dans ce procès de construction-reconstruction
d'ensembles d'appartenances.

L'insertion ouverte et plurielle des Latino-Américaines et Latino-Américains à Québec donne


de nouvelles pistes pour dépasser les visions des identités homogènes et figées, terreaux
fertiles pour les peurs primaires et puristes, pour les discours étroits sur l'autre et les actions
intolérantes. Les conceptions homogènes de l'identité sociale sont basées, en grande partie,
sur de mythes fondateurs et sur l'imaginaire actuel qui attise la peur de l'autre. Elles sont
nourries par l'insécurité économique, la croissance de la pauvreté même dans les pays

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riches, par les actions violentes exercées par les États contre d'autres États et le climat de
violence qui en dérive. Ces conceptions puristes sont articulées par une logique fermée,
castratrice, à la limite, suicidaire de l'identité qui l'utilise. La culture se construit dans
l'ouverture, l'échange, la bâtardise. Les plus grandes cultures se sont bâties dans la plus
grande ouverture combinée à la construction d'un destin commun, sources de création
et de vie! Le bricolage identitaire des Latino-Américaines et des Latino-Américains ouvert sur
le Québec appelle aux « raisons communes pour vivre ensemble » afin de bâtir le présent et
l’avenir du Québec d'aujourd'hui et de demain.

Victor H. Ramos vramos@videotron.ca

NOTES :
(*) Extraits résumés de : a) thèse de maîtrise en anthropologie : « Les immigrants latino-américains de la ville
de Québec : insertion sociale et bricolage de leur identité ethnique », 1988. b) « Plan d’action participative.
Besoins et expectatives des Latino-Américains de la région de Québec », CASA, 1995. Les données de la p.1
ont été mises à jour en septembre 2017, selon les données de Statistiques Canada sur les langues maternelles
des immigrants et le nombre d'immigrants latino-américains au Québec et Canada.
(1) : Estimé à partir de plusieurs sources.
(2) : Cecilia Valdebenito (2017), Planification stratégique de la CASA latino-américaine 2017-2022, p. 16.

Autres sources :
Les déqualifications professionnelles d’hispanophone...http://theses.ulaval.ca/archimede/meta/31984
Défis et stratégies de Colombiennes en exil à Québec : Transitions, pouvoir d’agir et identité, Thèse Séverine de
Billy Garnier, Université Laval, 2015.
Séverine de Billy Garnier, Université Laval, 2015.

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