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Samir Boumediene La Colonisation Du Savoir. Une Histoire Des Plantes Médicinales Du
Samir Boumediene La Colonisation Du Savoir. Une Histoire Des Plantes Médicinales Du
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des années 1980-2000 ont été suivies de phie. Centrée pour l’essentiel sur le monde
nombreuses études témoignant de la vitalité hispanique, l’étude s’organise en trois volets,
du domaine et de la problématique : Londa ou « livres », qui permettent d’appréhender
Schiebinger, Charlotte de Castelnau-L’Estoile sous divers angles les grandes problématiques
et François Regourd, Kapil Raj, Nicholas Dew qu’entend développer l’auteur.
et James Delbourgo, Daniela Bleichmar et al. La première partie aborde les contacts
ou encore John McNeill, parmi d’autres, ont primitifs et les entreprises savantes qui
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poursuivi et nuancé la réflexion, tandis que les accompagnent entre 1492 et 1640, en
COMPTES RENDUS
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concentrant l’analyse sur deux cas révéla- envisagées dans toute leur diversité. C’est
teurs des enjeux de la période : d’une part, la dans ce cadre, surtout, que la dimension euro-
figure de Nicolás Monardes, médecin sévillan péenne du livre est la plus visible. Le détour
placé à l’interface des remèdes du Nouveau obligé par la cour de Louis XIV, ainsi que
Monde et des savoirs galéniques, d’autre l’étude des essais et des pérégrinations des
part, l’expédition mexicaine de Francisco Anglais Robert Talbor et Hans Sloane, et de
Hernández (1570-1577), commanditée par quelques acteurs italiens ou français, permet-
Philippe II, durant laquelle les savoirs de tent de rappeler, à juste titre, que le débat
Pline l’Ancien se confrontent aux réalités dépassait largement le seul monde ibérique.
de la nature américaine. Monardes comme La troisième partie se déploie selon une
Hernández, de part et d’autre de l’Atlantique, démarche résolument anthropologique qui
posent des questions aux voyageurs ou aux donne la part belle à l’analyse des savoirs
Indiens, interrogent les pratiques et enre- envisagés dans leurs dimensions spirituelles,
gistrent les réponses ; ils se transforment magiques, politiques et policières. Contrepoint
profondément au contact des plantes améri- des deux premières consacrées aux proces-
caines et des vertus curatives entrevues. sus de transmission et d’appropriation, elle
Les textes, les objets et les plantes circulent interroge les ruptures de communication et
ou sont gardés secrets, selon des logiques souligne les failles profondes qui parcourent
commerciales et politiques diverses. L’écriture la problématique de l’appropriation des savoirs
qui trace le travail d’analogie, de comparai- par le pouvoir espagnol. Des ambiguïtés
son, de traduction et d’organisation des passionnantes y foisonnent, le texte explo-
connaissances devient alors le fer de lance rant les conflits et les négociations entre le
de la « colonisation du savoir » qui occupe visible et l’invisible, le saint et le diabo-
l’ouvrage. Les premières décennies de cette lique, le savoir et la magie, le poison et le
appropriation européenne, contemporaine remède ou, plus largement, entre l’Europe et
des transformations majeures qui touchent l’Amérique. La feuille de coca est ainsi tout à
le monde des savoirs en Europe, permettent la fois condamnée par la religion, dissimulée
tout à la fois de comprendre et d’inventorier, par les Indiens et tolérée par certains colons
de préserver et de s’approprier, d’enregistrer qui l’associent au travail dans les mines –
et de soumettre, dans un processus complexe mais fermement écartée du chargement des
de mise à distance, d’objectivation et de délo- galions de la Carrera de Indias qui fournissent
calisation : un projet politique et dominateur, l’Europe en plantes américaines. Cette histoire
autant que savant. centrée sur les « manières de vivre » révèle,
La deuxième partie se présente comme avec un certain brio et une indéniable érudi-
une monographie sur le quinquina, l’« or tion, les acteurs connus et méconnus des stra-
amer des Indes », qui reprend les moments tégies de survie, de contournement et de
clés de cette histoire – des jésuites et de lutte qui surgissent dans l’histoire des plantes
la comtesse de Chinchón jusqu’aux expé- médicinales. Ainsi, se consolide la thèse de la
ditions botaniques espagnoles de la fin du « colonisation du savoir » à travers le contre-
XVIIIe siècle. Cette approche chronologique point attendu qu’orchestrent ces résistances
apporte des éléments précis sur un sujet qui protéiformes, en replaçant le politique au cœur
n’est pas le moins connu, notamment depuis du médical.
les travaux de Saul Jarcho 3 . La guérison de la Si l’ouvrage parvient à ses fins, les points
https://doi.org/10.1017/S0395264917000798
comtesse, que rien n’atteste, est mise en réso- de débat ne manquent pas, en particulier sur la
nance avec d’autres sources qui lui donnent question des revendications méthodologiques
sens et proposent une explication, tandis que et sur celle du politique. Non sans provoca-
l’auteur met l’accent sur les « premières poli- tion, l’auteur affirme certaines positions de
tiques de santé » (p. 231) et sur le projet de principe qui attirent forcément l’attention :
monopole royal, l’estanco du quinquina, révé- « ce livre […], en dépit des apparences,
lateur des tentatives d’appropriation monar- ne relève pas de l’‘histoire connectée’. Si
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chique autant que des résistances locales les premiers travaux dans le domaine ont
ANTHROPOCÈNE · ENVIRONNEMENT · SCIENCES
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corrigé avec pertinence l’artificialité des exemple d’histoire connectée » (p. 241), parmi
études comparées, il est plus contestable de d’autres.
remplacer le terme ‘colonisation’ par celui Pourtant, malgré l’envergure du sujet, le
de ‘connexion’ ou de ‘rencontre’ » (p. 29). livre reste prioritairement construit sur le seul
Il critique ainsi ce qu’il considère comme espace des royaumes espagnols, offrant de trop
une « euphémisation », pour mieux réaffirmer rares incursions hors de ces frontières. De ce
l’idée d’une colonisation violente, dominatrice point de vue, l’espoir d’une histoire englo-
et uniformisatrice, que les sources révèlent à bant dans une même réflexion les réalités des
chaque ligne. Forçant le trait, il s’élève ensuite Amériques du Sud, du Nord ou des Caraïbes
contre un autre contrefort de l’historiographie est largement insatisfait. Une autre décep-
récente, en dénonçant une « historiographie tion paradoxale, qui touche, elle, au politique,
béate de la ‘mondialisation’ » nourrie d’un mérite d’être soulignée. Alors que l’accent est
« engouement pour les ‘transferts’, les ‘circula- mis en priorité sur la notion de « colonisation
tions’ et les ‘mélanges’ […] disproportionné » du savoir », on ne peut qu’être surpris par
(p. 30). Selon lui, ce qui peut convenir à la l’absence d’une analyse solide sur le rôle des
compréhension de l’Asie n’est pas appli- institutions savantes européennes : qu’en est-il
cable dans les mêmes termes à l’étude de de leurs logiques sociales et organisationnelles,
l’Amérique et, poussant la charge contre des réseaux qu’elles structurent et des liens
Nathan Wachtel et Romain Bertrand, il rejette qu’elles entretiennent avec le pouvoir poli-
catégoriquement l’« illusion » d’une vision des tique, justement, en Europe et en Amérique ?
vaincus et d’une « histoire à parts égales », qu’il Trop souvent, le texte donne l’impression de
juge impossible à réaliser au regard des sources gommer ou de flouter, derrière « la monar-
disponibles (p. 30). chie », le rôle pourtant déterminant de ces
Cette prise de position peu nuancée reste institutions − à la manière d’un voyageur évin-
néanmoins trop légèrement argumentée pour çant de son récit les informateurs indigènes.
être tout à fait audible. Certes, d’importantes Le peu de références à une bibliographie pour-
distinctions entre l’Asie et l’Amérique sont à tant abondante sur le sujet − Antonio Barrera-
prendre en considération, et l’on peut parfois Osorio, James McClellan et F. Regourd ou
légitimement s’interroger sur l’écran de fumée Arndt Brendecke, entre autres – rend moins
provoqué par certaines recherches reléguant convaincante une approche politique souvent
un peu vite la réalité politique, militaire et « hors-sol », dont on perçoit ponctuellement
religieuse de la colonisation dans les brumes les manifestations – mais dont les ressorts
d’un lointain arrière-plan. Il est vrai aussi que semblent parfois bien mystérieux.
le déséquilibre des sources peut sembler indé- Ces points de discussion ne sauraient
passable pour les Amériques. Il semble néan- néanmoins remettre en cause l’apport consi-
moins bien rétrograde de renoncer à ces dérable de ce livre important. Les divers
fructueux décentrements méthodologiques. pas de côté de l’historien, sous la forme
Fort heureusement, la provocation liminaire de contrepoints revendiqués qui prennent
est rapidement atténuée par la pratique même parfois l’allure de pas de danse, dessinent
de S. Boumediene, et de nombreux passages une chorégraphie volontiers provocante mais
conduisent à limiter la portée réelle de cette toujours stimulante, qui invite à poursuivre
posture. L’analyse des transformations réci- la discussion sur d’autres terrains, bien au-
proques qui touchent le colonisé et le colo- delà de l’histoire médicale. À n’en pas douter,
https://doi.org/10.1017/S0395264917000798
nisateur, tout au long du livre, ainsi que celle l’anthropologie, l’histoire religieuse, écono-
des « manières de vivre » (p. 28), revendiquée mique, sociale ou politique, tout comme
comme un point d’ancrage méthodologique l’histoire de l’environnement ou l’histoire des
fort, donnent finalement la part belle au vécu sciences trouvent, dans ces pages passion-
des vaincus, tandis que l’histoire du quinquina nantes, des résonances fructueuses.
entre la cour de France et les hôpitaux indiens
FRANÇOIS REGOURD
procure, au détour d’un paragraphe, un « bel AHSS, 72-2, 10.1017/S0395264917000798 503
COMPTES RENDUS
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