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L'ACTE
René Roussillon
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m’en tiendrais à l’exploration de la valeur
Pour introduire la question du
messagère de l’acte. Il n’est peut-être pas
langage du corps et de l’acte inutile de rappeler la position de Freud à cet
RENÉ ROUSSILLON égard, position qui semble être oubliée dans
des références qui sont le plus fréquemment
Dans la clinique et la thérapeutique des faites à sa pensée, oubliée voire même refou-
souffrances narcissiques-identitaires, l’acte et lée de la pensée psychanalytique ordinaire. Je
le corps tiennent souvent une très grande commencerais par rappeler que Freud, et ceci
place, en creux ou en plein, par un trop d’ab- jusqu’à la fin de sa vie -puisque encore en
sence ou un trop de présence. La question du 1938 dans les notes de l’exil à Londres, il en
statut que le clinicien va conférer à leur rappelle fortement le fait-, soutient que les
émergence dans la pratique, conditionne bien expériences archaïques conservent une forte
souvent la possibilité même de leur élabora- impression sur la vie psychique tout au long
tion et du devenir de ce qui s’engage ainsi de la vie, qu’elles “se conservent” même plu-
dans la rencontre. La position que je défends tôt plus que les expériences postérieures. Il
depuis de nombreuses années (R. Roussillon, souligne alors ce qui lui paraît être la raison
1983, 1991, 1995) est que, contrairement à principale de cette donne de la psyché, et
ce qui est souvent trop rapidement avancé, indique que cela est lié à “la faiblesse de la syn-
corps et acte ne sont pas seulement à consi- thèse du moi” primitif. À la même époque,
dérer à partir de ce qui “s’évacue” en eux ou quand il s’agit d’intégrer dans la clinique psy-
à partir d’eux, mais ils sont aussi porteurs chanalytique l’hallucination et le délire, il
d’un message potentiel et “proto-narratif ”, indique (Constructions en analyse, 1938)
donc d’une forme de “langage”, et ainsi com- que ceux-ci lui semblent référer à des expé-
portent une ouverture possible au travail de riences “vues ou entendues à une époque pré-
symbolisation de l’expérience subjective. cédant l’apparition du langage verbal”. Il
indique ainsi que cette dernière modifie le rap-
L’hypothèse que je propose, selon une indi- port du sujet aux expériences subjectives, ou
cation de Freud (1938), pour explorer cette du moins à leur devenir dans la vie psychique.
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résumer non plus sa position en restreignant moteur”, projeté “sur la motilité”. L’attaque
celle-ci à l’univers névrotique, car, passim hystérique, et la pantomime qu’elle met en
dans le même article Freud évoque aussi la scène, lui apparaissent comme devant être
démence précoce. Nous reviendrons plus en interprétées comme le résultat de la condensa-
détail sur cette extension, pour l’heure son tion de plusieurs fantasmes (bisexuels en par-
rappel n’est effectué que pour préciser un ticulier) ou de l’action de plusieurs “person-
cadrage exact de sa pensée : l’attribution de nages” d’une scène historique traumatique.
la qualité de langage doté de sens s’étend Par exemple, ce qui se donne comme agitation
pour lui aux actes, quelle que soit la patholo- incohérente prend sens, si l’on prend soin de
gie ou le fonctionnement psychique des décomposer le mouvement d’ensemble pour
sujets concernés, c’est un énoncé générique, faire apparaître une scène de viol. La premiè-
structurel, et non régional et surgissant d’une re moitié du corps et de la gestuelle de la
heureuse conjoncture. femme “figure”, par exemple, l’attaque du
violeur, qui tente d’arracher les vêtements de
Reprenons en détail. En 1907 dans l’article la femme, tandis que la seconde moitié de son
qu’il consacre aux Actions compulsionnelles expression représente la femme en train d’es-
et exercices religieux, Freud évoque le rituel sayer de se protéger de l’attaque. Là encore
d’une femme qui est obligée de tourner plu- donc, la pantomime apparemment sans sens et
sieurs fois autour de la cuvette d’eau salie par qui apparaît au plan manifeste comme une agi-
ses ablutions avant de pouvoir vider celle-ci tation désordonnée, est éclairée si on peut ana-
dans les toilettes. L’analyse de ce rituel com- lyser et décomposer les différents éléments qui
pulsif fait apparaître que, non seulement en organisent secrètement l’agencement. Ce
“les actions compulsionnelles sont chargées qui apparaît au premier abord comme “pure
de sens et (mises) au service des intérêts de la décharge” livre alors la complexité signifiante
personnalité”, mais qu’elles sont la figura- qui l’habite.
tion, soit directe soit symbolique, des expé-
riences vécues et donc qu’elles sont à inter- Dès les Etudes sur l’hystérie Freud note, dans
préter soit en fonction d’une conjoncture his- l’ensemble du scénario ainsi raconté et mis en
séparer des “eaux sales” du premier mari, “message adressé” à un autre, alors “pris à
avant d’avoir trouver “l’eau propre” d’un témoin” de ce qui n’en avait pas historique-
remplaçant. Je souligne ici que, pour Freud, ment comporté. Les deux exemples que nous
le rituel ne prend pas seulement sens dans la avons relevés à la suite de Freud, appartien-
relation de la patiente à elle-même, donc sens nent à l’univers névrotique, ils mettent en
intrapsychique, mais qu’il s’inscrit aussi dans scène des représentants de l’économie anale
la relation à la soeur de celle-ci, comme ou phallique, ils appartiennent à un univers
“message” adressé à celle-ci. L’action compul- déjà marqué par l’appareil de langage, à un
sionnelle a un sens, elle “raconte” une histoire, univers déjà structuré par la métaphore. Le
l’histoire, mais, c’est en plus une histoire corps “dit”, met en scène, ce que le sujet ne
adressée, un message, un “avertissement” dit peut dire, mais qu’il pourrait potentiellement
Freud, pour la soeur de celle-ci. L’acte dire. La structure narrative de la scène appar-
“montre” une pensée, un fantasme, il tient à l’univers langagier et à ses modes de
“raconte” un moment de l’histoire, mais il symbolisation même si c’est le corps qui
montre ou raconte à quelqu’un de significa- “parle” et “montre”. On se souvient que J.
tif, il s’adresse. MacDougall, plus tard, dans les textes qu’elle
consacre aux “néo sexualités”, à ce que l’on
En 1909, Freud prolonge sa réflexion nomme le plus souvent les “perversions”,
concernant les attaques hystériques et la pan- parviendra à des conclusions similaires pour
tomime de celle-ci, dans une ligne qu’il avait ce qui concerne ces tableaux cliniques parti-
déjà commencé à frayer dès 1892 et Pour une culiers. Le “spectateur indifférent” des études
théorie de l’attaque Hystérique. Dans sur l’hystérie, à qui le symptôme névrotique
Considérations générales sur l’attaque hysté- est adressé, deviendra simplement “specta-
r i q u e, il souligne alors que, dans celle-ci, le teur anonyme”, variante appartenant cette
fantasme est traduit dans le “langage fois à l’univers narcissique, du premier.
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En 1938, s’agissant cette fois de l’univers psy- rationnel, les expériences précédant l’appari-
chotique des patients délirants, et dans la tion de l’appareil de langage, sont au moins
foulée de la fin de C o n s t ruction en analyse, en partie reprise dans l’univers langagier et
dans laquelle Freud propose la généralisation ceci de trois manières possibles. Par liaison
de ses énoncés de 1895 concernant la manière des traces mnésiques et représentations de
dont le sujet, fut-il psychotique “souffre de chose, d’abord, avec les représentations de
réminiscences”, il étend aux états psycho- mots plus tard acquises. L’expérience subjec-
tiques la remarque selon laquelle ils se dérou- tive est nommée après-coup, les sensations et
lent aussi sous les yeux d’un “spectateur affects qui la composent sont nommés, ana-
indifférent”, et apparaissent ainsi comme lysés, réfléchis, “détails par détails”, du fait
“message adressé” à ce spectateur. Mais dès de leur liaison secondaire dans les formes lin-
1913, dans la partie consacrée à l’intérêt de guistiques. L’apparition du langage verbal et
la psychanalyse pour la psychiatrie, Freud la liaison verbale qu’il rend possible, trans-
avait affirmé sa foi dans le fait que les actes, forme le rapport que le sujet entretient avec
fussent-ils ceux des stéréotypies observées ses affects comme avec ses mimiques, sa ges-
dans la démence précoce, c’est-à-dire la schi- tuelle, sa posture et ses actes etc. La liaison
zophrénie, n’étaient pas dénués de sens, mais verbale permet de contenir et de transformer
apparaissaient comme “des reliquats d’actes les réseaux affectifs et ceux des représenta-
mimiques sensés mais archaïques”. Il pour- tions de choses, c’est alors dans la chaîne asso-
suit alors : “Les discours les plus insensés, ciative elle-même qu’il faut en repérer l’im-
les positions et attitudes les plus bizarres, pact. Les expressions mimo-gesto-posturales
partout où semble régner le caprice le plus peuvent alors accompagner les narrations
bizarre, le travail psychanalytique montre verbales, elles donnent du corps ou de l’ex-
ordre et connexion, ou du moins laisse pres- pressivité là où le sujet craint qu’elles soient
sentir dans quelle mesure ce travail est encore insuffisantes, ou que les mots ne parviennent
inachevé”. L’état inachevé de 1913, est, nous pas à transmettre le “tout” de la chose vécue.
l’avons souligné dans notre introduction, Les enfants et adolescents sont coutumiers de
complété par les deux hypothèses complé- cette expressivité corporelle d’accompagne-
capacité de synthèse du moi” de l’époque. postural ou les affects. Par transfert dans les
aspects non-verbaux de l’appareil de langage
La pleine intelligibilité de ces énoncés suppose ensuite, c’est-à-dire dans la prosodie. La voix
l’hypothèse complémentaire que les vécus “dit” l’effondrement vécu en s’effondrant elle-
ainsi conservés sont issus d’expériences sub- même, son rythme d’énonciation se désagrège,
jectives de nature traumatique et donc ayant son intensité tente de dire les variations d’in-
mobilisé, sur le moment et par la suite, des tensité de l’éprouver... L’éprouver, en se trans-
modalités de défenses primaires, qui les ont férant dans l’appareil de langage verbal, affec-
ainsi soustraites, et avec elles des pans entiers te celui-ci dans les aspects les plus “écono-
de la subjectivité et de l’organisation du moi miques” de son fonctionnement.
(cf les “anciens fonctionnements du moi” que
Freud évoque en 1923 comme étant “sédi- Et enfin, après l’adolescence, par transfert
mentés” dans “le surmoi sévère et cruel” que dans le style même, dans la pragmatique que
l’on observe dans la réaction thérapeutique celui-ci confère aux énoncés et qui permet
négative), à l’évolution ultérieure. Le com- que, entre les mots, dans leur agencement
plément que je propose suppose que soit fait même, les choses se transmettent et soient
le départage, parmi les expériences archaï- communiquées. J’ai ainsi, par exemple, pu
ques, entre celles qui ont pu secondairement montrer ailleurs, comment le style de Proust,
être reprises et signifiées lors d’expériences et en particulier son maniement de la ponc-
plus tardives, et celles qui ont été tenues à tuation, transmettait au lecteur un essouffle-
l’écart de ces formes de reprise après-coup, et ment “asthmatique”, sans que rien, ou
se présentent alors comme des fueros selon la presque, ne trahisse cet éprouvé dans le conte-
métaphore que Freud propose en 1896. nu du texte même, en toute inconscience en
Autrement dit, dans le devenir intégratif somme. C’est alors au lecteur d’éprouver ce
“naturel”, ou du moins suffisamment matu- que le sujet ne dit pas qu’il éprouve, mais
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qu’il transmet “à travers” son style verbal. La en lien avec des traumatismes précoces, vont
capacité à transférer dans le style de l’énon- utiliser aussi ces différents registres d’expres-
ciation la richesse des éprouvés n’est cepen- sivité pour tenter de communiquer et faire
dant pas donnée à tout le monde également reconnaître ceux-ci et ceci de manière cen-
et en tout cas pas avant la réorganisation de trale dans leur économie psychique. Une
la subjectivité de l’adolescence. Les enfants autre manière de présenter l’essentiel que ce
n’ont pas encore de véritable style verbal. On que je souhaite porter à la réflexion, est de
pourrait ainsi, à la seule écoute des chaînes dire que la représentance pulsionnelle, et c’est
associatives verbales, retracer l’histoire de la en cela que j’ai pu proposer l’idée que la pul-
manière dont certaines expériences subjec- sion était nécessairement aussi “messagère”, se
tives précoces ont été ressaisies dans l’appa- développe et se transmet selon trois “lan-
reil de langage. Quand la reprise intégrative gages” potentiellement articulés entre eux
est suffisante, les trois registres de l’appareil mais néanmoins disjoints : le langage verbal
de langage que je viens d’évoquer, se conju- et les représentations de mots, le langage de
guent pour ressaisir les expériences subjec- l’affect et les représentants-affects, et enfin le
tives précoces et leur donner un certain statut langage du corps et de l’acte et de leurs diffé-
représentatif secondaire, pour symboliser rentes capacités expressives (mime, gestuelle,
secondairement l’expérience primitive. posture, acte...) qui correspond aux repré-
sentations de choses (et aux “représentac-
La question clinique centrale, celle dont nous tions” selon la belle formule de J-D Vincent).
avons suivi le relevé dans la pensée de Freud
et sur laquelle nous souhaitons nous pencher Revenons à mon fil rouge. Les expériences
maintenant, est celle du devenir des expé- subjectives traumatiques auxquelles réfère
riences subjectives précoces qui n’ont pu être mon hypothèse concernant les souffrances
secondairement suffisamment ressaisies dans narcissiques-identitaires, sont soumises aux
l’appareil de langage verbal. Je précise “suffi- formes primitives de pulsionnalité, analité
samment” car on ne peut exclure, même primaire (A. Green) mais aussi oralité pri-
pour celles qui ont un caractère traumatique maire, c’est-à-dire non réorganisées sous le
et désorganisateur, une certaine forme de res- primat de la génitalité, fut-ce celle de la
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plus encore que tout autre, est “à interpré- mais j’aimerais souligner, pour finir, que
t e r”, il n’est que potentialité de sens, que l’idée d’un langage de l’acte vaut bien au-delà
potentialité messagère, il est sens non encore du registre psychopathologique.
accompli, en quête de répondant, il n’épuise J’évoquerais d’abord l’acte sexuel en particu-
jamais son sens dans sa seule expression, la lier, qui me semble être tout à fait interpré-
réaction ou la réponse de l’objet sont néces- table selon la ligne que je propose. La ren-
saires à son intégration signifiante. C’est aussi contre des corps, la manière dont ils se ren-
pourquoi la clinique nous en montre la plu- contrent, dont l’un pénètre l’autre, le rythme
part du temps une forme “dégénérée”, c’est-à- du “va et vient”, la douceur, la brutalité, la
dire une forme dans laquelle, le répondant posture, l’intensité mis dans l’engagement de
n’ayant pas été trouvé ou n’ayant pas fourni la soi... “racontent” à l’autre la pulsion de soi,
réponse subjectivante adéquate, le sens poten- mais aussi comment, dans le corps à corps
tiel a perdu son pouvoir génératif. Un primitif “préverbal” avec la mère, les corps se
exemple permettra de faire saisir ce que je sont rencontrés, pénétrés, et comment cela a
veux dire. On connaît la stéréotypie classique pu être repris intégré, médiatisé et symbolisé
de certains autistes ou psychotiques qui sont dans le sexuel adulte. Les corps parlent le
fascinés par un mouvement de leurs mains sexuel, l’acte sexuel “raconte” l’expérience
qui semblent revenir indéfiniment vers soi. de soi et l’histoire de l’expérience de la ren-
Les auteurs d’orientation Kleinnienne évo- contre avec l’objet. Le langage des corps dans
quent alors une forme d’auto-sensualité. Sans le monde animal me fournira mon dernier
doute. J’imagine plutôt, qu’un tel geste exemple. Le “domptage” des dauphins obéit
“raconte” l’histoire d’une rencontre qui n’a à un rituel intéressant et qui pourrait bien
pas eu lieu. La première partie du mouve- aussi se retrouver dans certaines formes d’acte
ment semble en effet aller vers l’extérieur, sexuel ou de rencontre corporelle chez
vers l’objet. J’imagine alors un objet absent, l’homme. Le dompteur doit commencer par
ou indisponible, ou insaisissable, indispo- présenter une partie de son propre corps, son
nible, indifférent, un objet sur lequel le geste bras par exemple, pour ne pas dire son
de rencontre “glisse”, sans pouvoir se saisir membre, à la bouche, pleines de dents acé-