AUTISME :
DÉCODER LES MYSTÈRES
DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
TEMPLE GRANDIN ET SEAN BARRON
Pourquoi jouer
avec les enfants
du quartier alors
que je voudrais
compter les grains
de sable ?
AUTISME :
DÉCODER LES MYSTÈRES
DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Françoise Forin-Mateos
© 2016 Dr. Temple Grandin & Sean Barron
Unwritten Rules of Social Relationships. Decoding Social Mysteries Through Autism's Unique Perspectives.
All rights reserved.
Permission for this edition was arranged through Future Horizons.
© Photo de Temple Grandin en couverture : Rosalie Winard
Dépôt légal!:
Bibliothèque Nationale, Paris!: février 2019
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles!: 2019/13647/018 ISBN 978-2-8073-2368-1
Ce livre est non seulement dédié
aux individus porteurs d’autisme qui s’efforcent,
jour après jour, de comprendre
qui ils sont et de quoi est fait le monde
dans lequel ils évoluent, mais aussi aux parents, professeurs
et professionnels de santé qui les aident dans ce sens.
Temple Grandin
*
Je dédie ce livre à Ron, Judy et Megan Barron,
ces êtres exceptionnels que sont mon père, ma mère et ma sœur.
Sean Barron
Sommaire
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
PARTIE 1
DEUX PERSPECTIVES
SUR LA « PENSÉE SOCIALE »
C HAP ITRE 1 : Mon travail, c’est toute ma vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
PARTIE 2
DEUX ESPRITS : DEUX PARCOURS
INTERLUDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
PARTIE 3
LES DIX RÈGLES NON ÉCRITES DES RELATIONS
SOCIALES
R ÈGLE N o 1 : Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction
de la situation et des personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
R ÈGLE N o 6 : Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous
qu’il est notre ami . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257
8
Introduction
C
odes sociaux : Recommandations, normes, exigences, attentes, cou-
tumes et lois, écrites et non écrites, exprimées ou inexprimées qui
reflètent les attitudes, les valeurs, les préjugés et les peurs d’une
société, et déterminent les rôles que nous endossons et les mesures que
nous prenons, lors de nos interactions avec autrui, qu’il s’agisse d’individus ou
de groupes.
Nous tenons à remercier Veronica Zysk pour ses précieux conseils et le travail
acharné qu’elle a fourni afin que ce projet puisse aboutir. Nous remercions
également Wayne Gilpin, président de la maison d’édition Future Horizons Inc.
lors de la première édition de cet ouvrage, qui est à l’origine de ce livre. Nous
lui sommes reconnaissants d’avoir fait preuve de tant de clairvoyance et de
nous avoir permis d’intégrer la famille de Future Horizons Inc. Bien que
Wayne ne soit plus de ce monde, il nous tient à cœur de perpétuer son com-
bat : permettre aux gens de mieux appréhender l’autisme et le Syndrome
d’Asperger, mais également les difficultés auxquelles sont confrontés les
individus qui en sont porteurs, ainsi que leurs victoires. Comme Wayne disait
souvent : « Gardez le sourire ! »
Trois personnes ont apporté leur contribution à la version finale du livre. Les
passages rédigés par Temple et Sean sont identifiés par leur nom au fil des
chapitres. C’est à Veronica Zysk que nous devons le reste du texte qu’elle a
créé en notre nom, avec notre aide. C’était un vrai travail d’équipe.
Nous croyons en l’utilisation d’un langage axé sur la personne plutôt que sur
la déficience, c’est pourquoi nous avons fait le choix d’intégrer ce style dans
le livre. Cependant, il est des passages où nous avons jugé qu’il était lourd ou
9
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
10
Introduction
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
dans notre œuvre. Il est vite devenu évident que le concept initial de notre
livre, à savoir évoquer la myriade de règles non écrites parfois mystérieuses
des interactions sociales, était d’une telle ampleur qu’aucun de nous ne savait
ni par où commencer ni comment achever le projet. Il s’agissait là d’une entre-
prise titanesque en termes de fonctionnement exécutif et il convient d’ad-
mettre que ce n’est pas le point fort de la majorité des personnes avec
autisme. Dès lors que notre éditrice a ébauché l’idée on ne peut plus logique
de décomposer le travail en petites étapes plus faciles à gérer, d’immenses
icebergs d’anxiété et de stress se sont mis à dégeler.
Mais surtout, alors que nous nous remémorions la manière dont notre prise de
conscience d’autrui s’était révélée au fil des ans, notre éditrice a commencé à
souligner plusieurs bulles de pensée communes remontées à la surface de
notre conscience. Pour notre cerveau jusqu’alors habitué à la quête du détail,
de plus vastes concepts ont peu à peu pris sens. Certains codes sociaux spé-
cifiques, plus insignifiants, sont soudain tombés sous l’égide de catégories plus
vastes qui décrivaient les comportements sociaux. Le caractère primordial de
l’ensemble de ces règles non écrites était à la fois intéressant et instructif pour
nous, en ce sens qu’elles étaient applicables quels que soient les situations et
les domaines, à la maison aussi bien qu’à l’école et au sein de la communauté,
dans toutes les tranches d’âge et dans toutes les cultures. Elles ont fini par se
fondre pour donner lieu aux dix règles non écrites que vous trouverez dans cet
ouvrage. La singularité de la pensée autistique consistant à capturer les détails
sans percevoir la globalité nous est apparue plus que jamais évidente lorsque
nous nous sommes mis à rédiger ce livre.
Dès les premiers mois, alors que nous étions en proie au découragement,
Sean a résumé de manière concise les difficultés que nous éprouvions à
recenser les règles non écrites des relations sociales : «"Il y a d’un côté le
monde des neurotypiques et de l’autre, le monde de la personne porteuse
d’autisme. Notre vision et notre compréhension du monde n’ont rien à voir
avec votre processus de réflexion et pourtant on nous demande de nous
conformer à vos règles. Pour vous, la compréhension des situations sociales
est innée, ce qui n’est pas le cas pour nous. Lorsque vous me demandez de
recenser les codes sociaux non écrits qui nous aident à établir des relations
ou au contraire constituent un obstacle dans ce sens, c’est un peu comme si
vous souhaitiez que j’écrive un livre sur les codes non écrits des Français. Je
ne suis pas français"; je n’ai jamais baigné dans cette culture et je ne connais
pas leurs codes. La même logique s’impose ici."»
La vie sait pallier les manques et une fois le livre achevé, nous avons bouclé la
boucle et réalisé qu’effectivement nous avions tous deux une connaissance
plus riche et plus complète des règles non écrites des interactions sociales
que lorsque nous étions plus jeunes. Toutes les choses que nous avions à dire
allaient immanquablement apporter un éclairage nouveau sur la façon de tra-
vailler avec les personnes atteintes de troubles du spectre autistique. Mais
12
Introduction
notre plus grande découverte aura sans nul doute été la nette différence
entre les chemins qui nous ont menés l’un et l’autre à cette compréhension
des situations sociales.
Il est évident que nous avons chacun emprunté un
parcours différent vers la compréhension
sociale et que la vision que nous avons du Il existe
monde aujourd’hui est teintée par une pers- plusieurs chemins
pective sociale différente. Manifestement, permettant d’accéder
il existe plusieurs chemins permettant à la prise de conscience
d’accéder à la prise de conscience d’au- d’autrui, de rejoindre
trui, de rejoindre le monde"; il y a autant le monde ; il y a autant
de voyages possibles que de personnes de voyages possibles
porteuses d’autisme. Mais les informa- que de personnes
tions hors contexte n’ont que peu de porteuses d’autisme.
valeur, c’est pourquoi nous avons décidé de
commencer ce livre en racontant notre propre
histoire, à la fois pour préparer le terrain en vue
des remarques que nous ferions plus tard à propos des dix règles non écrites,
mais aussi pour illustrer les contextes bien distincts dans lesquels nous avons
grandi et la façon différente dont notre cerveau traite l’information et l’expé-
rience qui nous est propre.
Il serait utile que les parents et les enseignants désireux d’apprendre les
«"compétences sociales"» aux enfants avec autisme prennent connaissance
de notre expérience sociale respective car s’en inspirer peut être un bon point
de départ. En plus d’apporter des éclaircissements sur le mode de pensée et
d’apprentissage de l’enfant autiste, nous évoquons tout ce qui contribue de
manière innée à la qualité et à la nature de sa prise de conscience d’autrui. Si
l’on considère les enfants appartenant à une première catégorie, que nous
appellerons A, leur sentiment d’appartenance au monde, leur bonheur seront
sans doute systématiquement conditionnés par un fonctionnement analy-
tique et logique. Ils sont davantage axés sur des activités intellectuelles que
sur ce qui touche aux émotions. La plupart de ces enfants sont doués d’une
grande intelligence et peuvent facilement se plonger de manière obsession-
nelle dans des activités ou autres apprentissages sans plus prêter la moindre
attention au monde qui les entoure. Pour eux, véritables «"petits scienti-
fiques"» du continuum, données et chiffres, problèmes et schémas, repré-
sentent le rêve absolu. La conscience de soi et le sentiment d’appartenance à
une communauté sont étroitement liés à ce qu’ils font plutôt qu’à ce qu’ils
ressentent. Ils sont amis avec des personnes qui partagent les mêmes intérêts
qu’eux. Concentrons-nous à présent sur les enfants appartenant à une seconde
catégorie, que nous appellerons B. Contrairement aux premiers, ils ressentent
les émotions dès le début et sont capables de les exprimer, même si, dans un
premier temps, ils ne le font pas de manière appropriée. C’est à travers elles
qu’ils manifestent leurs besoins et leurs désirs. Grâce à leur soif de contact
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
socio-émotionnel, ils se font une idée du monde dans lequel ils évoluent et la
seule perte de synchronisation avec cet univers les affecte au plus haut point.
Ils sont animés par les émotions et sont très démonstratifs sur le plan affectif.
Ces enfants-là ont une réelle envie d’avoir des amis, des pairs avec lesquels ils
puissent développer des liens émotionnels forts. À leurs yeux, le lien social est
motivant en soi, mais il est très difficile pour eux de gérer la déferlante émo-
tionnelle qu’ils doivent affronter pour garder la tête hors de l’eau.
Temple a été diagnostiquée autiste sévère très tôt. Elle n’avait pas tout à fait
quatre ans lorsqu’elle a prononcé ses premiers mots et les colères étaient récur-
rentes chez elle en raison de ses problèmes sensoriels à la fois auditifs et tac-
tiles. Quand elle se retrouvait seule, son activité favorite consistait à examiner
les fibres du tapis ou encore à regarder les grains de sable qu’elle faisait glisser
entre ses doigts, inlassablement. Sa déficience était suffisamment grave pour
qu’elle soit placée en établissement, mais sa mère refusa un tel avenir pour sa
fille. Néanmoins, Temple était de nature curieuse et inventive. Elle était très
motivée pour partir à la découverte de son environnement. C’était un monde de
projets et de constructions en tous genres. Elle se voulait détective et avait
envie de comprendre le fonctionnement de «"la vie"». Elle avait une forte per-
ception du soi, très positive, qui s’était construite progressivement grâce à ce
qu’elle avait fait, mais aussi grâce aux nombreuses expériences auxquelles sa
mère l’avait exposée et au contexte dans lequel elle avait appris. Elle avait de
vraies relations amicales développées sur des intérêts communs. Ce n’est qu’à
l’adolescence qu’elle a commencé à ressentir un décalage par rapport aux
jeunes de son âge. À ce moment déjà, elle était dotée d’atouts majeurs tels
qu’une bonne confiance en soi et une pensée flexible"; elle savait aussi se mon-
trer créative et déterminée. Grâce à ces fondations solides, elle est parvenue à
tenir bon face aux séismes générés par les malentendus communicationnels qui
menaçaient à tout moment d’anéantir son monde. Mais c’est surtout ce que
faisait Temple qui la caractérisait. Comme nous le savons tous, Temple «"pense
en images"» et son cerveau fait preuve d’une grande logique pour traiter les
informations. Temple a une pensée visuelle et logique. Elle est aujourd’hui Pro-
fesseur des Universités et conceptrice de matériel d’élevage. En outre, c’est une
auteure accomplie et défend avec ferveur les droits des personnes avec autisme.
Le voyage de Sean, quant à lui, a été très vite marqué par un profond sentiment
d’isolement. La peur et l’état d’anxiété étaient chez lui fortement enracinés.
Toutes ces caractéristiques se manifestaient à travers un schéma de pensée
rigide, des conduites répétitives et des routines qu’il ne fallait surtout pas
contrarier. C’est en 1965, à l’âge de quatre ans, que Sean a été diagnostiqué
autiste. Les critères diagnostiques de l’époque ne le plaçaient pas, au même
titre que Temple, dans la catégorie «"autisme de haut niveau"» et, tout comme
Temple, il présentait un retard de langage et souffrait de troubles sensoriels. Il
avait trois ans lorsqu’il a dit ses premiers chiffres et ses premières lettres et il
a fallu attendre encore un an pour l’entendre prononcer d’autres mots. Aux
dires de sa mère, il récitait – liste des capitales, des fréquences radio – plus qu’il
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Introduction
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Deux parcours très différents nous ont pourtant menés à la même destina-
tion : nous sommes devenus des adultes indépendants et exerçons un métier
gratifiant. Qui plus est, nos relations personnelles nous relient aux autres et
nous donnent un véritable sentiment d’appartenance.
Il convient de parler de continuum autistique et les personnes avec autisme
constituent une population diversifiée dotée de sa propre culture. Comme dans
toute culture, nous avons des normes sociales, des règles non écrites et un état
d’esprit bien à nous. Et pourtant, les personnes porteuses d’autisme n’ont
d’autre choix pour survivre que de baigner au quotidien dans une culture qui
n’est pas la leur et qui met l’accent, souvent avec acharnement, sur la confor-
mité plutôt que sur le respect de la diversité culturelle. Dans ces conditions, il
est extrêmement difficile pour nous d’évoluer normalement dans le monde qui
nous entoure sans nous laisser gagner par la dépression et l’anxiété.
16
Introduction
Nous nourrissons l’espoir qu’à travers cet ouvrage, tous les individus, qu’ils
soient neurotypiques (NT) ou porteurs d’autisme, puissent mieux se com-
prendre et se prennent davantage en considération les uns les autres. Pour ce
faire, le meilleur moyen est, selon nous, de vous faire savoir comment nous
envisageons les relations sociales, car c’est ainsi qu’il est possible de porter
un regard nouveau sur l’autre. Nous pourrions énumérer une foule de normes
sociales non écrites, présenter des centaines d’exemples marquants de com-
portements sociaux appris par nos soins de manière efficace et bien organi-
sée, mais nous doutons que cela laisse une trace indélébile chez les
neurotypiques qui doivent avant tout comprendre ce que c’est que d’être
«"dans notre tête"» et d’entendre les discussions que nous avons avec nous-
mêmes au sujet des gens que nous côtoyons et des situations que nous
vivons. Pour avoir des relations sociales de qualité, il faut être capable d’adop-
ter le point de vue de l’autre. La plupart du temps, il s’agit d’apprendre à la
personne avec autisme à adopter le point de vue du neurotypique. Au fil des
pages, nous avons voulu inverser la tendance en exposant au lecteur notre
manière d’appréhender les relations sociales. Nous espérons que ce livre
apportera les éclaircissements nécessaires à une meilleure compréhension
de chacune des deux cultures.
Cela fait des millions d’années que nous partageons cette planète et pour-
tant, notre prise de conscience d’autrui n’en est qu’à ses balbutiements. Nous
pourrions acquérir des compétences afin d’apprendre à vivre ensemble en
parfaite harmonie et dans le respect de l’autre. Si notre palette de couleurs
est suffisamment riche, nous pourrons alors dessiner un monde plus beau.
Nous avons tant à partager.
Si nous voulons enrichir notre civilisation
pour que des valeurs contradictoires puissent y coexister,
nous devons embrasser l’humanité dans toute sa diversité et produire un
tissu social moins arbitraire
dans lequel chacun aura sa place.
Margaret Mead
Temple Grandin & Sean Barron
Juillet 2005
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
18
Introduction
zinski, Dick, Lord, & Bishop, 2016 ; Grzadzinski et al., 2011 ; Reiersen, A., 2011).
Parents et professionnels constatent que les deux domaines requérant une
attention toute particulière dans les différentes prises en charge sont l’inte-
raction sociale et la dimension sensorielle du trouble en raison des difficultés
qu’elles génèrent pour les individus porteurs d’autisme. Nous encourageons
donc tout adulte concerné (TSA ou TDAH) à lire les informations exposées
dans cet ouvrage afin d’appréhender au mieux les différences de fonctionne-
ment de notre cerveau lorsqu’il s’agit pour nous de traiter les situations tant
sociales qu’émotionnelles auxquelles nous devons faire face chaque jour.
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1 DEUX PERSPECTIVES
SUR LA « PENSÉE
SOCIALE »
Chap itre 1
Mon travail,
c’est toute ma vie
Temple Grandin
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Q
uand j’étais petite, j’avais beaucoup d’admiration pour Superman et
Lone Ranger. Ces séries télévisées avaient le mérite de différencier
clairement le bien du mal. Les gentils affrontaient les méchants et
gagnaient toujours à la fin. Je comprenais les messages qu’elles véhiculaient
parce que leurs valeurs étaient très claires. Pour apprendre ce qu’étaient le
bien et le mal, il a fallu que je vive des situations concrètes de ce qui était bien
et mal : ne fais pas aux autres enfants ce que tu n’aimerais pas qu’ils te
fassent. Une règle que j’ai comprise est qu’«"on ne guérit pas le mal par le
mal"». Par exemple, à quoi bon casser le jouet d’un autre enfant sous prétexte
qu’il a cassé le nôtre ?
Le code de bonne conduite de Roy Rogers, alias le cowboy chantant, repré-
sentait un autre règlement qui me semblait logique. Les règles que Roy appli-
quait aux westerns s’avéraient être les règles des années 1950, lorsque j’étais
enfant.
Dans les années 1950, notre société était bien plus simple et mieux structu-
rée. À cette époque, il était d’usage de respecter les règles propres à notre
culture, ce qui n’est plus le cas de nos jours. À l’issue de mes conférences à
l’intention des parents et des professionnels en contact avec les personnes
autistes, on me demande souvent : «"Temple, comment en êtes-vous arrivée
24
Mon travail, c’est toute ma vie
là"? À quoi est due votre belle réussite professionnelle et comment êtes-
vous parvenue à vous faire des amis et à être complètement autonome dans
la vie"?"» Bien entendu, la réponse à ce type de questions n’est jamais simple
étant donné que la personne que je suis aujourd’hui n’a absolument rien à
voir avec celle que j’étais il y a quarante ans, dix ans ou même cinq ans. Ce
n’est pas comme si la compréhension des situations sociales avait cessé
d’être un mystère pour moi à un âge chronologique précis, rien qu’en
appuyant sur un bouton. Si ces mêmes parents m’avaient rencontrée à la fin
du lycée, ils auraient certainement eu une tout autre impression. Je vais
avoir soixante-dix ans"; autant dire que j’ai eu quelques années pour
apprendre de mes expériences"! On ne peut donc pas me comparer à un
enfant de cinq ou dix ans qui n’en est qu’à ses premiers pas en matière de
compréhension sociale.
Toutefois, après avoir rassemblé les données utiles à la rédaction de cet
ouvrage et après avoir évalué où en est ma compréhension des situations
sociales aujourd’hui par rapport à ce qu’elle était à différentes étapes de ma
vie, je dois dire qu’il y a effectivement des éléments qui ont contribué à ma
réussite :
• J’ai grandi dans les années 1950 et 1960.
• Ma vie de famille était structurée.
• J’étais inventive et de nature curieuse.
• Mes parents et professeurs avaient placé beaucoup d’espoir en moi.
• Les règles de conduite étaient clairement définies et je devais systémati-
quement assumer les conséquences de chacun de mes manquements.
• J’avais une bonne estime de moi et une forte motivation interne.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Dans les années 1950 et 1960, la connaissance de l’autisme n’était pas très approfondie et
la théorie de Bruno Bettelheim selon laquelle l’autisme était causé par des mères tant
indifférentes qu’insensibles représentait une menace considérable qui pesait sur nos têtes
tel un ciel bas et lourd. En son for intérieur, elle savait que j’étais capable d’apprendre, dans
la mesure où les connaissances que je devais assimiler me tenaient à cœur. Elle a tout fait
pour que je ne sois pas placée en institution et ça n’a pas été chose facile.
L’environnement dans lequel j’ai grandi était propice aux interactions sociales et
à la création de liens amicaux. En ce temps-là, nous ne nous livrions pas à des
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Mon travail, c’est toute ma vie
activités solitaires des heures durant, ce qui s’avère être une très bonne chose
pour favoriser le développement d’un enfant autiste. Ainsi, plutôt que de passer
le plus clair de notre temps seuls à nous abreuver d’émissions télévisées, de
films en DVD ou de jeux vidéo, nous nous attachions à réaliser des choses telles
que des cerfs-volants ou des maquettes d’avions. Nous privilégiions les activités
de plein air et aimions jouer aux jeux de société et aux cartes. Ces activités m’ont
appris à attendre mon tour pour jouer puis à céder ma place. À l’âge de cinq ans,
je fabriquais déjà des choses avec du carton, toute seule dans ma chambre..
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
C’était aussi l’époque où chaque famille avait des contacts réguliers avec
d’autres familles. Quand j’étais à l’école primaire, nous n’étions que douze
dans ma classe. Nous jouions tous ensemble – ça se passait comme ça dans
les années 1950 et 1960. Tout le monde invitait tout le monde aux anniver-
saires – personne n’était exclu. Nous nous retrouvions tous pour jouer après
l’école. L’un de nos voisins avait un jeu de construction Meccano vraiment
chouette et un autre avait un billard. Ces activités me plaisaient tellement que
j’allais souvent jouer chez eux. Tous les jours, nous
étions amenés à fréquenter des gens et il était
donc essentiel de posséder un bon répertoire
d’habiletés sociales appropriées. S’il arrivait Je n’hésitais pas à
que mon comportement laisse à désirer me confronter aux
chez un voisin, la maman me rappelait situations sociales et
simplement à l’ordre – pas de quoi fouet- je n’avais pas peur de faire
ter un chat – comme le faisait ma mère : des erreurs, sans doute parce
c’est bien"; ça ne se fait pas. Toutes les qu’avec toutes les occasions
mères dispensaient la même éducation à
qui se sont présentées,
j’ai pu m’entraîner
leurs enfants et les tenaient pour respon-
à volonté.
sables de leurs actes. La société était bien
plus unie qu’elle ne l’est aujourd’hui.
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Mon travail, c’est toute ma vie
Je n’étais pas une enfant timide et je pense que cela m’a permis d’acquérir plus
facilement les habiletés sociales nécessaires pour être à l’aise avec les autres
et d’envisager ma vie sous un angle positif. Je me souviens être allée au Canada
avec ma famille quand j’étais petite. J’avais très envie de faire de la luge donc
j’ai demandé à des gamins que je ne connaissais pas s’ils voulaient bien me
prêter leur luge. Ma sœur était trop timide pour faire ça. À chaque fois que de
nouveaux voisins s’installaient, je passais les voir pour me présenter. Je n’hési-
tais pas à me confronter aux situations sociales et je n’avais pas peur de faire
des erreurs, sans doute parce qu’avec toutes les occasions qui se sont présen-
tées, j’ai pu m’entraîner à volonté. Si l’on ajoute à cela les efforts déployés par
ma mère pour m’inculquer les bonnes manières, je ne pouvais que réussir.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Mon travail, c’est toute ma vie
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
J’étais dans une classe de douze élèves, ce qui ne se voit plus de nos jours. La maî-
tresse nous faisait lire à tour de rôle, suite à quoi nous faisions des maths pendant
une demi-heure. La demi-heure qui suivait était consacrée à l’écriture. L’atmos-
phère était sereine et les distractions sensorielles étaient infimes. Je crois que si je
devais aller à l’école aujourd’hui dans une classe de trente élèves avec tout le
tumulte que cela implique, ma survie dépendrait d’une assistante de vie scolaire.
Dans les années 1950 et 1960, il y avait un bon partenariat école-famille en
matière de discipline. Je peux vous dire que s’il m’arrivait de manquer au
règlement de l’école, ma mère en était informée et la conséquence était très
simple : j’étais privée de télévision le soir même – pas une semaine complète
car elle savait que je ne ferais plus l’effort d’être sage. Ce qui était certain en
tout cas, c’est qu’il n’y aurait pas de Sentinelles de l’air pour moi ce soir-là. Ma
mère ne me criait jamais dessus et ne se fâchait pas outre mesure. Je reve-
nais à la maison et elle me disait très calmement : «"Madame Dietch a appelé
et m’a dit pour l’école aujourd’hui. Il n’y aura pas de Sentinelles de l’air ce
soir."» C’était tout. On savait à quoi s’en tenir, point final.
Les enseignants me disent souvent que le problème principal auquel ils se trouvent
actuellement confrontés avec les enfants porteurs d’autisme est que la piètre qualité
des relations de l’école avec les familles ne permet pas toujours une application rigou-
reuse du règlement.
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Mon travail, c’est toute ma vie
tion inconfortable. Elle connaissait mes limites et savait jusqu’où elle pouvait me
pousser et pour tout cela, je lui tire mon chapeau.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
qu’elle a fait quelque chose de particulier que les autres parents n’ont pas fait.
En fait, dans les années 1950 et 1960, les parents ne favorisaient pas de
manière consciente l’estime de soi de leurs enfants. Les enfants faisaient plus
de choses et c’est de là qu’émanait leur amour-propre. Mais je pense que ma
mère s’est rendu compte sans le vouloir que l’estime de soi reposait sur deux
aspects importants :
• L’estime de soi se construit progressivement grâce à des réalisations bien
concrètes. Par exemple, j’étais très satisfaite de moi après avoir pris le
temps de confectionner une magnifique broderie, à force de persévé-
rance et d’efforts.
• L’enfant autiste étant adepte de la pensée littérale et concrète, c’est donc
grâce à des réalisations concrètes et aux compliments qu’on lui faits que
sa confiance en soi se développe.
Dans son livre Raise Your Child’s Social IQ, Catha Cohen propose une liste des
caractéristiques que l’on retrouve chez les enfants ayant une bonne estime de
soi et de celles propres aux enfants qui ont une mauvaise estime de soi :
L’état d’esprit selon lequel il faut «"tout régler"» et qui semble si répandu de nos
jours n’était pas d’actualité durant mon enfance. Il est vrai que j’allais voir un
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Mon travail, c’est toute ma vie
orthophoniste quand j’étais à l’école primaire et que j’étais suivie par un psy-
chiatre une fois par mois, mais jamais je n’ai eu le sentiment de présenter quelque
anomalie que ce soit nécessitant des réparations. La majeure partie des examens
médicaux auxquels j’ai dû me soumettre ont été réalisés quand j’étais toute
petite, trop petite pour ressortir avec l’impression que ma condition autistique
faisait de moi quelqu’un d’inférieur, d’une certaine manière. Aujourd’hui, les
enfants sont soumis à une batterie de tests drastiques et bénéficient d’une thé-
rapie adaptée sans cesse remaniée cinq jours par semaine et parfois plus. Le
message envoyé aux enfants est alors clair : leur caractère défectueux est non
seulement reconnu, mais inacceptable"; l’autisme est quelque chose de répréhen-
sible. Je pense que les enfants doués d’une grande intelligence sont ceux qui
souffrent le plus. Les professionnels impliqués dans la prise en charge diagnos-
tique des enfants avec autisme ainsi que les éducateurs spécialisés doivent tra-
vailler avec un large éventail d’individus, allant des enfants mutiques aux surdoués.
Les programmes de prise en charge trop axés sur la psychologie spécifique au handi-
cap sont un frein pour les enfants avec autisme ayant un QI supérieur à 140 car ils ne
sont pas adaptés à leurs aptitudes individuelles. Il m’est déjà arrivé de dire à quelques
parents d’enfants brillants porteurs du SA qu’il fut un temps où le diagnostic était très
doué et non pas handicapé.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
plus positive et une plus grande détermination que d’autres, et ce dès la nais-
sance. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être autiste. J’ai eu la chance d’être l’un
de ces enfants et je dois dire que ça a beaucoup contribué à ma réussite. Cer-
tains enfants avec autisme de haut niveau au fait de leur condition se sentent
revigorés après avoir lu quelque chose à propos de personnages célèbres ayant
marqué l’histoire et atteints eux aussi d’un trouble du spectre autistique.
De nos jours, on tend à renforcer les bons comportements de l’enfant. On entre
alors dans une spirale où l’encouragement devient une nécessité, quelle que soit
l’action réalisée. Dernièrement, le Wall Street Journal a publié plusieurs articles
traitant de l’entrée des jeunes dans le monde du travail et insistant sur le fait que,
sans les félicitations constantes de leur employeur, ils sont incapables de faire
leur travail correctement. Il n’y a pas si longtemps, j’ai discuté avec une haute
fonctionnaire du gouvernement et lui ai posé quelques questions sur les sta-
giaires qu’elle accueillait durant l’été. Elle m’a répondu que si la moitié d’entre eux
étaient fantastiques, les autres étaient soit paresseux, soit systématiquement en
attente de renforcement pour la moindre de leurs actions. Parents et ensei-
gnants devraient se pencher sur la manière dont ils renforcent les bons compor-
tements chez les enfants. Car une fois le diplôme en poche, les paroles élogieuses
adressées à un individu pour le féliciter se font nettement plus rares. Un enfant
qui est constamment encouragé pour les efforts qu’il fournit dans le domaine
social peut s’attendre plus tard à un réveil incroyablement brutal, ce qui risquera
de constituer un frein à son désir d’implication sur le plan social. Il s’agit là d’un
cercle vicieux et il serait souhaitable que l’on commence à y prêter attention.
Ma mère et mes enseignants ne me couvraient pas d’éloges à chaque instant,
loin s’en faut. Et il en était de même pour les autres enfants. On nous compli-
mentait quand nous faisions quelque chose d’intéressant, ce qui paraissait
sensé et constituait un facteur essentiel de motivation. On ne nous félicitait
pas pour les choses du quotidien comme bien se tenir à table ou terminer son
assiette. On ne me complimentait pas non plus lorsque je mettais correcte-
ment ma robe du dimanche ou encore quand j’étais sage à l’église ou chez ma
tante Bella quand nous lui rendions visite. Je devais bien me conduire, un
point c’est tout. En revanche, ma mère m’a félicitée le jour où j’ai fabriqué un
magnifique cheval d’argile en CE2.
36
Mon travail, c’est toute ma vie
soit par le biais du jeu ou dans le cadre de l’éducation formelle, les aide à
assimiler la relation directe entre leurs actions et leurs capacités et leur
donne le sentiment qu’ils maîtrisent et contrôlent leur univers. Il est impos-
sible de fabriquer des objets, de faire de la peinture ou de créer quelque
chose de concret sans avoir au préalable fait des choix, acquis des compé-
tences organisationnelles, compris que des éléments distincts constituent
un ensemble et saisi les notions de concepts et de catégories. Cela permet
de préparer le terrain pour l’acquisition de compétences plus approfondies
propres au monde abstrait des interactions sociales. Chaque nouvelle habi-
leté constitue une fondation sur laquelle vient se poser la suivante. Le tout
est de commencer par enseigner à l’enfant des concepts simples qui devien-
dront progressivement plus complexes.
LA MOTIVATION
37
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
nement et nous donne non seulement l’occasion de faire nos propres choix,
mais également de constater de visu comment ces choix se concrétisent. Dans
bien des cas, nous sommes en mesure de détecter les erreurs et de les corriger.
Nous apprenons ainsi que l’erreur ne mène pas nécessairement au désastre.
Certains enfants ont du mal à intégrer l’idée qu’ils ont droit à l’erreur ou
encore que certaines erreurs sont plus graves que d’autres et cela les gêne
inévitablement dans leur fonctionnement, particulièrement en ce qui concerne
les situations sociales. Nous y reviendrons plus tard dans ce livre lorsque nous
aborderons les dix règles non écrites. Il est primordial de dispenser un ensei-
gnement concret des concepts sociaux un peu flous afin de les mettre à la
portée du mode de pensée autistique et de favoriser les interactions sociales.
Lorsque nous fabriquons des choses, nous acquérons inéluctablement les
compétences qui nous permettront, plus tard, de prendre les décisions diffi-
ciles auxquelles nous serons confrontés une fois lâchés dans l’arène sociale.
Tout commence – littéralement – avec un amas de blocs.
Par exemple, j’ai confectionné avec ma petite machine à coudre des costumes
pour la pièce de théâtre que nous devions interpréter en CE2. Je m’en sou-
viens très bien. Quand j’étais en CM1, l’école ne me passionnait pas vraiment,
mais qu’est-ce que j’aimais créer des parures pour la pièce de théâtre de
l’école"! Une fois au lycée, alors que j’avais beaucoup de mal à trouver ma
place, je prenais toujours autant de plaisir à fabriquer des affiches pour le
carnaval d’hiver car j’avais toujours de bons retours.
Malgré ma faible motivation pour le travail scolaire quand j’étais au lycée, ma
mère avait certaines attentes à mon égard qu’elle exprimait clairement. Il
était, par exemple, hors de question que je néglige mes devoirs. Elle s’asseyait
souvent à côté de moi afin d’évaluer le travail que j’avais à faire. Je n’avais pas
le droit de regarder la télévision tant que mes devoirs n’étaient pas faits. Je
ne peux pas affirmer avec certitude que ma mère m’inculquait les «"principes
de bonne conduite"» sciemment, mais elle avait le don de savoir ce qui était
susceptible de me motiver ou non.
J’ai connu les plus beaux moments de ma vie d’adulte à l’époque où je travail-
lais sur des projets de construction. Quel plaisir de voir un bâtiment s’édifier
à partir de rien, de suivre de près l’avancement des travaux et de pouvoir
contempler le produit fini"! Je me souviens d’une nuit où je suis tombée sur
un barrage routier alors que je me rendais à l’aéroport. Cela faisait presque
deux ans qu’une équipe de chantier s’affairait à la construction de plusieurs
bretelles permettant l’accès à l’aéroport depuis l’autoroute. Cette nuit-là, ils
allaient fermer l’autoroute à minuit afin d’installer une poutre en béton de
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Mon travail, c’est toute ma vie
longue portée. Il y avait cinq grues géantes sur le chantier. Toutes ces lumières
vives me donnaient la chair de poule tant elles exaltaient ma passion pour la
construction. J’avais envie de rester là et de les regarder installer la poutre.
Cela aurait été à coup sûr le moment fort de ma journée.
Quand je pense à tous ces ingénieurs et autres mordus de l’informatique qui
attendent avec enthousiasme dans la salle de contrôle le lancement imminent de
la navette spatiale, je me dis qu’il doit bien y avoir un ou deux autistes dans le lot.
Je me souviens de la mission Mars Exploration Rover (MER) et des interviews
diffusées à la télévision. Les ingénieurs se réjouissaient tellement de ce projet
qu’on aurait dit des gamins de dix ans en train de parler de leur maquette d’avion.
Essayez de trouver ce qui motive votre enfant tant qu’il est jeune et exploi-
tez le filon.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
se sont exécutés et ont retiré l’inscription JPL, mais les geeks se sont vengés
en inscrivant JPL en morse sur les roues. Pour déterminer la distance par-
courue par le Rover, les roues comportent des trous en morse permettant de
laisser une empreinte reconnaissable à chaque rotation sur la surface pous-
siéreuse de Mars. Regardez le Rover sur Google Images et vous reconnaîtrez
les points et les traits propres au morse après son passage.
Il n’est pas rare que les individus atteints d’un trouble du spectre autistique
soient extrêmement doués dans un domaine et vraiment mauvais dans un
autre. L’une des raisons pour lesquelles il est important de développer les
talents, qu’il s’agisse d’art, de mathématiques ou de musique, est qu’ils favo-
risent l’interaction sociale. Les autres enfants aimaient bien jouer avec moi
parce que je savais bricoler et de ce fait, ils passaient outre certains de mes
comportements. Certaines personnes avec autisme ont une carrière particu-
lièrement brillante grâce à des talents qu’ils ont su exploiter. Toutefois, le
talent à lui seul ne suffit pas et il est essentiel de développer les compétences
sociales. C’est de cela que dépend la réussite future. L’autre jour, j’ai entendu
l’histoire d’un collégien qui excellait en mathématiques. Il appréhendait chaque
point du programme avec une facilité déconcertante, à tel point que sa mère
était persuadée qu’il deviendrait magicien des maths. Malheureusement, alors
qu’elle ne manquait pas d’encourager assidûment l’intérêt de son fils pour les
mathématiques, elle négligeait totalement les habiletés indispensables à son
bon fonctionnement social. Ce garçon était incapable de tenir une conversa-
tion simple avec un camarade et ne parlait que de son centre d’intérêt. La
mère a répondu : «"Il ne comprend tout simplement rien aux compétences
sociales. Ça ne l’intéresse pas. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais voilà, ça
ne l’intéresse pas. Il est tellement fort en maths"! Je ne veux pas l’enquiquiner
avec ces histoires d’habiletés sociales. Il s’en sortira grâce à ses talents."»
Eh bien ma réponse est «"peut-être"», et même s’il
finit par devenir un mathématicien de renom-
mée internationale, il n’en demeure pas moins
qu’il doit connaître la politesse, se compor-
ter convenablement en public, se montrer La maîtrise
respectueux et savoir se débrouiller dans des habiletés
la vie. Elle apporterait plus à son fils en se élémentaires telles
servant de son intérêt pour le motiver que les bonnes manières
dans l’acquisition des compétences et la politesse est
sociales élémentaires. Ce serait certaine- essentielle.
ment difficile au début, mais il s’agit là d’un
combat nécessaire auquel ses parents et ses
enseignants doivent prendre part. Sans une
solide connaissance des habiletés sociales, son
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Mon travail, c’est toute ma vie
avenir est on ne peut plus incertain et il devra faire face à une succession
d’échecs professionnels en raison de son manque d’assurance dans les inte-
ractions au sein du groupe. Les personnes qui ont assisté à mes conférences
ou lu mes livres savent que je suis d’avis qu’il faut tirer le meilleur parti des
talents d’un enfant, mais j’estime aussi qu’il faut accorder tout autant d’im-
portance aux compétences sociales qu’il est de notre devoir de lui enseigner.
Le talent à lui seul ne suffit pas. Même s’il est préférable de ne jamais essayer
de forcer un Aspie à avoir une vie sociale trépidante, la maîtrise des habiletés
élémentaires telles que les bonnes manières et la politesse est essentielle.
Ceci dit, il y a aussi les parents qui, au même titre que les professionnels en
contact avec les personnes autistes, semblent avoir des œillères en matière
de fonctionnement social. Après chacune de mes présentations, des parents
viennent me voir, affligés : «"Il ne pourra jamais avoir de petite amie."» «"Il ne
se mariera jamais et n’aura pas d’enfants."» La majeure partie de ces parents
ont des enfants qui excellent dans une discipline scolaire, ce qui pourrait
mener à une carrière à la fois brillante et valorisante. Néanmoins, ils sont tel-
lement obnubilés par les relations sociales que pour eux, le fait d’avoir une vie
sociale devient une fin en soi. Seulement, à force de porter toute leur atten-
tion sur le développement social de l’enfant, ils finissent par ne plus accorder
d’importance à ses forces et au développement d’un potentiel de qualité en
vue de sa carrière professionnelle future. Il sera probablement toujours très
difficile pour certains de ces enfants de nouer des liens d’attachement, mais
pour autant, ils auront toutes les chances d’être heureux si leurs forces innées
sont encouragées et exploitées. Pour une grande partie de la population – et
je fais surtout allusion aux personnes sans autisme –, le fait d’être en couple,
de se marier ou même de fonder une famille revêt une importance toute par-
ticulière, mais honnêtement, il y a un certain nombre de neurotypiques qui
font le choix de ne pas se marier ou de ne pas avoir d’enfants, ou encore qui
décident de se marier, mais pour lesquels le mariage s’avère être une expé-
rience désastreuse. Je demande donc aux parents : «"Est-ce vraiment ce que
vous souhaitez pour votre enfant ou ce qu’il veut lui"?"» Plus loin dans ce
chapitre, je distinguerai le fonctionnement social de tout ce qui touche aux
émotions, puis j’en arriverai à la conclusion que pour certains individus por-
teurs d’autisme, l’accent est mis sur l’aspect social au détriment de l’aspect
émotionnel alors que pour d’autres, c’est l’inverse qui se produit. Cette idée
présente un grand intérêt et mérite d’être approfondie.
Pour trouver ce qui motive un enfant, ce qui fait que ça vaut la peine pour
lui d’accomplir le travail qui s’impose, il faut être un bon détective et déce-
ler précisément qui est votre enfant et ce sur quoi se porte tout naturelle-
ment son attention. Parfois, cela implique que parents et enseignants
mettent de côté leurs idées reçues sur ce qui est «"pertinent"» et «"bien"»
et qu’ils envisagent les choses en tenant compte des intérêts de l’enfant.
Les troubles sensoriels peuvent jouer un rôle important comme facteurs
de motivation, mais peuvent également lui faire obstacle. Pour vous
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
donner un exemple, j’ai lu quelque chose à propos d’une fille qui cassait
tout ce qu’elle avait entre les mains. Ses parents ont fini par comprendre
que ce qui lui plaisait, c’était le bruit que cela produisait. Ainsi, ils ont
transformé cette manière d’agir inappropriée en un facteur motivant qui
leur a permis de lui enseigner des comportements plus adéquats. Ils ont
conçu une boîte dans laquelle ils ont déposé toutes sortes d’objets qu’elle
avait le droit de casser, en guise de récompense, à chaque fois qu’elle
adoptait un comportement socialement acceptable. En plus de répondre à
ses besoins de stimulation sensorielle, cette habitude qu’elle avait était
utilisée de manière constructive. À mesure qu’elle apprenait des compor-
tements plus appropriés, le besoin qu’elle ressentait de casser toutes
sortes de choses s’estompait. Je pense qu’une meilleure alternative aurait
été de lui donner des cymbales à frapper l’une contre l’autre. Là encore,
elle aurait pris plaisir à entendre le son qu’elle aimait. Voilà où je veux en
venir : au lieu de lui répéter à maintes et maintes reprises que ce n’est pas
bien de tout casser – ce qui est évidemment mal dans bien des cas –, les
parents ont fait de cette manie une récompense très motivante dans le
seul but de l’aider à apprendre.
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Mon travail, c’est toute ma vie
Je me suis intéressée à l’art très tôt, alors que je n’étais qu’une enfant. Mes
parents me fournissaient toutes sortes de matériaux pour mes travaux
artistiques et ne manquaient pas de me féliciter pour chacune de mes
créations. Je me souviens d’une fois où j’ai peint une aquarelle représen-
tant un quai sur une plage. Ma mère l’a fait encadrer par un professionnel.
C’était très motivant et quelle belle reconnaissance que d’être félicitée par
les amis de ma mère qui avaient vu la peinture. Mais ensuite, je devais pas-
ser à table et bien me tenir. Je n’avais pas le droit de mettre la pagaille
dans le salon, auquel cas j’étais privée de télé le soir même. Jamais elle ne
m’a punie en me confisquant ce qui favorisait le développement de mes
talents, comme mes peintures ou ma machine à coudre. Les talents
peuvent être fragiles et je connais des histoires bien tristes où un enfant
finit par perdre son goût pour l’art ou les maths à force d’être trop souvent
privé de ses passions. Privez-le plutôt de quelque chose qui n’a rien à voir
avec ses talents ou son travail, comme par exemple un jeu vidéo violent ou
bien la télévision.
C’est au cours de l’enfance que commencent à se développer des qualités
telles que la motivation ou le sentiment d’estime de soi, qualités indispen-
sables à la réussite sociale et qui continueront à évoluer avec l’âge. Il n’est
jamais trop tôt pour favoriser leur essor chez votre enfant.
C’est au collège que mes vrais problèmes ont commencé. Ce fut une période
terrible. Avec l’entrée dans la puberté puis dans l’adolescence, les gamins ne
s’intéressent plus du tout aux petits bateaux à voile, aux cerfs-volants, aux
courses de vélo ou même aux jeux de société. Seules les expériences socio-
affectives trouvent désormais grâce à leurs yeux. Quel désastre pour moi"! Je
savais me montrer polie et me comporter convenablement avec mes cama-
rades, et ce quelle que soit la situation – autrement dit, j’avais de bonnes
habiletés sociales –, mais pour autant, la notion de lien social m’était complè-
tement étrangère alors qu’elle semble être le ciment qui unit les jeunes à
l’adolescence. Mon cercle d’amis se réduisait à mesure que celui de mes pairs
s’élargissait, simplement parce que les gens de mon âge n’avaient plus envie
de faire avec moi les activités qui me plaisaient. Je ne parvenais pas à com-
prendre pourquoi j’avais tant de mal à m’intégrer ni pourquoi les autres
enfants me posaient problème. Mon manque de lucidité ne me permettait pas
de voir à quel point j’étais différente, probablement parce qu’à mes yeux, les
choses que j’aimais faire revêtaient une importance autrement plus grande
que mon apparence.
Alors que je me passionnais pour les projets scientifiques de l’école, les gar-
çons et les filles de mon âge ne pensaient qu’à sortir ensemble et seuls les
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problèmes qui n’étaient pas très courants à l’époque comme par exemple
la cigarette, l’alcool, les rapports sexuels et la consommation de drogue.
En outre, les restrictions budgétaires ont eu pour effet d’éliminer des
matières telles que l’éducation manuelle et technique en atelier, le
théâtre ou la musique, réduisant ainsi les options qui plaisent aux jeunes
avec autisme. Que reste-t-il"? Un apprentissage scolaire théorique dans
un environnement social. Je pense vraiment que certains jeunes por-
teurs d’autisme se porteraient bien mieux si on les retirait de cet envi-
ronnement social où ils sont constamment mis sous pression et si on les
autorisait à poursuivre leurs études à distance ou dans un environne-
ment plus clément. Ils doivent déployer une énergie considérable pour
être à même de gérer le stress et l’anxiété qui s’accumulent jour après
jour dans un milieu comme celui-là, énergie qu’ils ne peuvent donc pas
utiliser de façon profitable en cours. Qui plus est, l’activité consistant à
nouer des liens avec des adolescents n’est pas une compétence qui nous
est utile dans notre vie d’adulte. Je ne dis pas qu’il faudrait retirer tous
les enfants atteints d’un trouble du spectre autistique du collège. En fait,
je pense que la situation est plus simple pour les enfants avec autisme de
«"bas niveau"». Leurs difficultés sont, en règle générale, plus flagrantes,
aussi bien aux yeux de l’école (qui fait en sorte qu’ils puissent bénéficier
d’une aide appropriée) qu’aux yeux des autres enfants (qui comprennent
vraiment les problèmes auxquels ils sont confrontés). Ainsi, ils ne
subissent que très peu de moqueries. Ce sont les autistes de haut niveau
qui rencontrent le plus de problèmes compte tenu de leur façon de parler
et de leur QI souvent élevé. Étant donné que leurs difficultés sont invi-
sibles, les enseignants sont moins enclins à leur apporter le soutien dont
ils ont pourtant besoin et pour leurs pairs, ils sont plus bizarres et intel-
los que stupides et ignorants. On ne les forme pas aux compétences
sociales indispensables et par conséquent, ils restent sur le carreau. De
plus en plus de parents d’enfants Asperger décident de leur dispenser un
enseignement à domicile jusqu’en fin de terminale ou encore, de les ins-
crire dans un établissement proposant des programmes d’études de
premier cycle universitaire alors qu’ils sont encore au lycée. De cette
façon, ils restent suffisamment motivés pour décrocher leur baccalau-
réat.
Un autre aspect qui me dérange particulièrement en ce qui concerne le
collège et le lycée ces temps-ci est que certains parents et établisse-
ments scolaires se concentrent exclusivement sur l’enseignement des
habiletés sociales sans vraiment tenir compte des besoins en termes
d’acquisition de compétences professionnelles. Je trouve tout à fait for-
midable que les établissements du second degré reconnaissent enfin les
difficultés sociales auxquelles sont confrontés les individus porteurs
d’autisme, mais l’approche, souvent fragmentaire, manque de clair-
voyance.
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son domaine, de surpasser les autres afin de compenser les difficultés difficile-
ment dissimulables qui peuvent apparaître à leur contact. Si l’on fournit un
meilleur travail que les autres membres de l’équipe, il y a de fortes chances que
nos petites maladresses sociales passent inaperçues aux yeux de notre patron.
Mais si l’on ne s’investit que moyennement dans notre travail, ces mêmes mala-
dresses peuvent suffire à nous faire renvoyer.
Les gens ont du respect pour le talent et il faut savoir que de solides compé-
tences permettent d’ouvrir de nombreuses portes et offrent de réelles
opportunités. Un mentor constitue une aide précieuse car en plus d’accompa-
gner le développement professionnel de l’individu porteur d’autisme, il l’aide
à renforcer ses compétences professionnelles.
Étant donné que l’incompétence sociale est le lot de la plupart des individus
atteints d’autisme, c’est leur travail et leurs talents qu’ils doivent vendre, et non
pas leur personnalité. À mes débuts dans la vie active, j’ai notamment travaillé
pour le magazine Arizona Farmer Ranchman. Après plusieurs années, j’ai eu un
nouveau patron, Jim. Il me trouvait bizarre et n’avait qu’une idée en tête : se
débarrasser de moi. Susan, l’adorable graphiste du magazine, s’en est très vite
aperçue (alors que je n’avais personnellement rien vu venir) et m’a conseillé de
constituer un portfolio regroupant mes divers articles. Susan m’a aidée à
conserver mon emploi. Quand Jim a constaté la qualité de mon travail, il m’a
augmentée. C’est là que j’ai appris à vendre mon travail plutôt que de me vendre
moi-même. Lorsque je faisais voir à des clients potentiels les dessins et les pho-
tos de mes réalisations, ils étaient impressionnés. Aujourd’hui, il est très facile de
créer un portfolio sur ordinateur ou sur smartphone. Il est possible d’y intégrer
des photos de ses créations, des conceptions de sites web, des modèles de
programmation informatique, des photos de projets, etc. J’ai compris il y a bien
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Mon travail, c’est toute ma vie
longtemps que l’on peut rencontrer à tout moment la bonne personne qui nous
permettra d’accéder à l’emploi. C’est pourquoi il est important d’avoir toujours à
disposition un portfolio à présenter sur son smartphone en s’assurant bien sûr
que l’accès au document soit direct. Mieux vaut en effet éviter de faire défiler les
photos d’un chat rongé par la folie avant de tomber sur la page adéquate. La
première impression donnée par un portfolio doit être positive.
En même temps que je m’évertuais à renforcer mes compétences profession-
nelles, je devais travailler sur mes problèmes sensoriels et intégrer les règles
non écrites inhérentes à toute relation, qu’elle soit privée ou professionnelle.
Certaines de ces difficultés seront abordées plus loin.
Le travail, ce n’est pas seulement un mode de vie ou un salaire. C’est l’élément
clé d’une vie satisfaisante et accomplie. Pour moi tout comme pour bon
nombre de mes pairs avec autisme, le travail fait, en quelque sorte, office de
ciment qui nous permet de tenir bon dans un monde déjà bien déroutant. Mon
travail représente tout pour moi et c’est quand je construis des choses que je
suis le plus heureuse. J’ai des amis qui partagent les mêmes centres d’intérêt
que moi"; ces relations me conviennent et enrichissent ma vie. Nous échan-
geons sur l’autisme, le bétail, les avancées intéressantes dans le monde de la
science ou encore les nouvelles connaissances sur le fonctionnement du cer-
veau. Nous parlons de nos relations sociales et réfléchissons ensemble aux
différentes façons de résoudre certains problèmes avec notre famille, nos
amis et nos collègues. Nous évoquons les ouvrages de développement per-
sonnel ou les rubriques du Wall Street Journal que nous avons lues et qui
apportent un éclairage utile sur les situations sociales, ce qui nous permet de
mieux les comprendre. Nous discutons de toutes sortes de sujets, mais nos
conversations ont toujours un but et empruntent un chemin logique. Nous ne
parlons jamais pour ne rien dire.
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Mon travail, c’est toute ma vie
Il est très délicat pour une personne d’un certain âge de perdre son emploi
après des années de bons et loyaux services. Parfois, le fait d’avoir des
centres d’intérêt n’ayant aucun rapport avec l’activité professionnelle exercée
peut s’avérer fort utile pour retrouver un emploi plus adapté. Il pourrait être
pertinent de trouver un travail dans lequel il soit possible de réutiliser des
compétences déjà acquises grâce à une passion. Nombreux sont les
employeurs qui aiment embaucher des personnes plus âgées parce qu’en plus
de leur sens des responsabilités, ils savent qu’ils peuvent compter sur elles.
L’un de mes collègues d’un certain âge a été embauché par Home Depot, une
entreprise de distribution américaine pour l’équipement de la maison, après
s’être vu remercier par son ancien employeur. Ébéniste expérimenté, il sou-
haitait travailler au rayon outillage afin de conseiller les clients par rapport à
leur projet. Le patron l’a affecté au rayon plantes vertes car il le savait respon-
sable et se doutait qu’il en prendrait bien soin. Il craignait en effet qu’une
personne plus jeune ne pense pas systématiquement à les arroser. Il est plus
rassurant de confier à un employé plus âgé des plantes fragiles d’une valeur
importante qui ont besoin d’être arrosées et traitées avec soin. Bien que mon
collègue ne soit pas enchanté de travailler au rayon des plantes vertes, il a
malgré tout accepté. Il savait que cette situation était temporaire et que son
employeur accordait une grande importance à sa maturité et à la confiance
qu’il lui inspirait.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
par rapport à l’autre. Je ne suis pas d’accord. Cette affirmation montre bien
l’ignorance face à la façon peu commune dont certains cerveaux fonctionnent.
D’une certaine manière, le problème est plus d’ordre physiologique que psy-
chologique, comme nous le verrons dans la partie suivante.
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Mon travail, c’est toute ma vie
La lecture n’était pourtant pas mon fort, jusqu’au jour où ma mère a jugé
indispensable de remédier à ce problème alors que j’étais en CE2. Elle a
utilisé la méthode syllabique et cela a donné de très bons résultats. Pour
d’autres enfants, la méthode globale s’avérera plus efficace. L’idéal est
donc d’utiliser la méthode la plus adaptée au mode d’apprentissage de
l’enfant. Une fois que j’ai su lire correctement, je me suis intéressée à une
multitude de choses tant j’avais d’informations désormais à ma disposi-
tion. Lorsque j’ai été évaluée en CM1, mon niveau de lecture correspondait
à celui d’un élève de sixième. J’avais du mal à organiser mes idées et il
m’est encore difficile aujourd’hui de suivre des intrigues complexes met-
tant en scène de nombreux personnages, ce qui explique pourquoi les
romans policiers ne me passionnent pas autant que les ouvrages pure-
ment factuels.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
toire. J’ai également lu divers articles portant sur la prise de parole en public
et l’humour était souvent évoqué. Seulement voilà, j’avais une idée pour le
moins confuse de ce qui pouvait faire rire les gens. J’ai alors commencé à
intégrer des commentaires amusants lors de mes conférences. Si les gens
rigolaient, je les conservais. Sinon, je les supprimais et en essayais de nou-
veaux. À mesure que le temps passait, je comprenais de mieux en mieux
l’humour et j’ai même fini par créer dans mon cerveau un dossier comportant
toutes les images que je trouve amusantes. Cet exemple simple illustre par-
faitement la manière dont j’aborde la plupart des situations sociales. C’est
une approche scientifique fondée sur l’observation et l’analyse et menant à
diverses conclusions.
Je pense en images"; à soixante-dix ans, mon cerveau s’apparente à un énorme
ordinateur hébergeant des milliers d’images elles-mêmes réparties en plu-
sieurs catégories logiques, ce qui permet une récupération instantanée. Quand
j’étais plus jeune, je ne disposais pas d’autant d’images liées aux expériences
sociales, d’où mes difficultés à entrer en contact avec les autres. Mais à mesure
que ma banque d’images m’indiquant ce qui était à faire et à ne pas faire dans
le cadre des interactions sociales s’étoffait, il devenait plus facile pour moi de
créer des liens. Je peux ainsi comparer chaque nouvelle situation à d’autres
situations similaires préalablement enregistrées dans ma mémoire. Par
exemple, l’une de ces catégories a trait aux «"faits et gestes qui contribuent à
satisfaire le client"» et une autre rappelle les «"faits et gestes qui fâchent un
client"». Une sous-catégorie peut très bien porter sur «"la jalousie des collè-
gues de travail"» ou encore sur «"l’attitude à adopter face à l’erreur"». Je n’ai
ensuite plus qu’à parcourir la banque d’images de mes expériences passées
afin de sélectionner celle qui sera le mieux adaptée à la nouvelle situation.
Quand je me mets à penser, c’est un peu comme si je surfais sur Internet dans
mon cerveau ou comme si je regardais des diapositives à l’aide d’une vision-
neuse : les images défilent les unes après les autres. Il n’est pas toujours très
facile pour les gens de comprendre qu’aucun mot ni aucun sentiment n’inter-
vient dans ce processus. Il n’y a que des images. Je suis capable de décrire
mon système de pensée étape par étape, image par image. Lorsque je suis
amenée à décrypter une situation qui se présente, j’adopte une stratégie
dénuée de toute émotion qui se contente de répondre aux règles de la
logique. D’ailleurs je trouve que c’est une manière bien plus simple de
résoudre les problèmes. Quand nous faisons quelque chose, c’est surtout
notre intelligence fonctionnelle qui est mise à contribution au détriment de
notre intelligence socio-émotionnelle, même si cette approche analytique
s’applique aux deux domaines. Je vois beaucoup de neurotypiques qui, en
raison de leurs réactions émotionnelles incohérentes face aux situations, se
mettent dans un état de stress et d’anxiété dont ils pourraient se passer. Il
m’arrive souvent de faire part de mon point de vue à mes amis neurotypiques
et dans bien des cas, cela leur permet d’affronter les difficultés de la vie avec
plus de facilité.
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Mon travail, c’est toute ma vie
Pour vous donner un exemple, la mère de l’un de mes amis lui a récemment
envoyé un email vraiment méchant et nous avons réfléchi ensemble à une
réponse appropriée. Il était question d’un problème familial dont l’issue lui
tenait à cœur. Mais pour autant, il n’avait aucune envie de se pourrir la vie à
cause de cette histoire et d’en arriver à d’interminables échanges de mails
pour le moins désagréables avec sa mère. J’ai commencé par lui faire
comprendre qu’il lui fallait examiner la situation sous l’angle de la logique et
qu’aucune émotion ne devait entrer en ligne de
compte. Je lui ai conseillé d’utiliser son cortex
et non ses amygdales. (J’accompagne systé-
matiquement cette phrase d’une petite
leçon sur les sciences du cerveau.) L’image
qui me venait à l’esprit était celle d’un Il est difficile
panier de crabes. Cette famille, c’est un de comprendre
peu comme un amas de crabes dans un les émotions étant
panier. L’un d’entre eux tente avec peine donné qu’elles n’ont rien
de sortir du seau, mais les autres le font de logique.
constamment replonger. Nous avons donc
discuté de tout cela et réfléchi aux actions
précises qui contribueraient à son enlisement
ainsi qu’à celles qui l’aideraient à s’extraire du
seau.
C’est essentiellement comme cela que je gère la plupart des situations aux-
quelles je me trouve confrontée : je m’affaire à trouver une solution au pro-
blème plutôt que de m’embourber dans des émotions variées que j’ai toujours
beaucoup de mal à m’expliquer et qui, souvent, entravent le processus. Il est
difficile de comprendre les émotions étant donné qu’elles n’ont rien de
logique. Ma palette d’émotions est simple. Tout ce que je ressens relève d’une
catégorie particulière sachant que je n’en ai que peu à ma disposition : le bon-
heur, la tristesse, la peur ou la colère. Je pense que cela s’explique en partie
par les propriétés physiques de mon cerveau. Compte tenu de la configura-
tion de leur cortex, les autres sont capables de ressentir les émotions com-
plexes résultant de la combinaison de plusieurs émotions simples. Tout cela
dépasse mon entendement. Un peu comme ces femmes battues qui sont
toujours amoureuses de leur bourreau. Je ne vois pas ce qui les retient, si ce
n’est le manque de moyens financiers. Je pense aussi que certaines per-
sonnes ont vraiment peur de toutes sortes de choses dans la vie, y compris
des choses qui ne se sont pas encore produites et qui n’arriveront probable-
ment pas. Je n’ai jamais eu peur comme ça. Tout ceci est complètement
incohérent pour moi.
En dépit des millions de personnes que j’ai été amenée à côtoyer dans ma vie,
il n’est pas rare qu’aujourd’hui encore mes expériences sur le plan social
jettent un nouvel éclairage sur ma manière d’appréhender les autres. Ce n’est
qu’après avoir lu le livre de Simon Baron-Cohen, Mind Blindness, paru en 1997,
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
que j’ai réalisé à quel point les yeux étaient un vecteur formidable pour
communiquer nos émotions. J’ai aussi appris un peu plus tard que, pour la
majorité des personnes neurotypiques, chaque information stockée en
mémoire avait une dimension affective. J’ai ainsi fini par comprendre pourquoi
les émotions déformaient la réalité chez un nombre aussi élevé d’individus.
Mon cerveau fonctionne d’une tout autre façon. J’éprouve des émotions qui
peuvent d’ailleurs être très fortes au moment où je les ressens, mais elles se
situent dans le présent. Lorsque ma mémoire stocke une information, elle
laisse de côté l’émotion qui y est associée. Je me souviens parfaitement d’un
jour où j’ai été licenciée. J’ai pleuré pendant deux jours, mais quand j’y
repense, je suis spectatrice et je regarde un film. Mon cerveau sépare systé-
matiquement les informations des émotions. Même quand je suis très contra-
riée, je suis capable de passer les faits en revue plusieurs fois de suite jusqu’à
ce que j’arrive à une conclusion logique, sans que les émotions ne déforment
la réalité et n’interfèrent avec la logique.
Ceci étant dit, certaines situations du quotidien me touchent beaucoup à
partir du moment où elles sont étroitement liées à ce que je suis, ce que je
fais. Le simple fait d’avoir dans la main l’un de mes DVD sur le transbordement
du bétail peut suffire à m’émouvoir jusqu’aux larmes. Ce DVD, c’est tout moi,
tout mon travail et toutes les informations dont je veux que les autres béné-
ficient. Aucun de mes DVD n’est protégé par un système anti-copie car je
souhaite que les gens partagent les informations qui y figurent et en fassent
bon usage. C’est un peu ma façon à moi de rester en vie une fois que j’aurai
quitté ce monde, afin que les générations futures puissent utiliser toutes les
connaissances que j’aurai accumulées. Il m’est toujours très difficile d’évoquer
ce sujet sans que ma gorge ne se noue car cela fait tellement partie de moi
que l’émotion suscitée est forte.
Aujourd’hui encore, il est des aspects du fonctionnement social qui restent un
mystère pour moi. J’évite autant que possible les situations qui peuvent
m’attirer des ennuis en raison de leur complexité sociale et j’ai même trouvé
des solutions pour compenser là où je ne suis pas très à l’aise. La capacité de
ma mémoire à court terme étant ce qu’elle est, elle ne me permet pas d’enre-
gistrer des suites d’évènements. J’ai désormais un comptable qui peut ainsi
me venir en aide. J’ai aussi beaucoup de mal à faire plusieurs choses à la fois.
Alors que je peux tout à fait consacrer cinq minutes à une tâche puis cinq
minutes à une autre pour ensuite revenir à la première et ainsi de suite, je ne
suis pas en mesure d’effectuer plusieurs tâches à la fois. Je suis obligée de
mettre par écrit toutes les choses auxquelles je ne peux pas associer d’image,
ce qui me permet de me constituer un aide-mémoire que je peux consulter à
mon gré. Comme c’est le cas pour beaucoup de gens, je serais bien incapable
de respecter mes engagements personnels et professionnels si je n’avais pas
un calendrier me permettant d’avoir une vue d’ensemble pour chaque mois.
Un grand nombre d’individus atteints d’autisme ont également des problèmes
physiologiques qui les empêchent de maintenir leur attention et, parce qu’ils
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Mon travail, c’est toute ma vie
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
COMPÉTENCES SOCIALES
ET CAPACITÉ À FAIRE LE LIEN
Les parents et les enseignants qui ont décidé de lire cet ouvrage dans l’espoir
de mieux comprendre les personnes avec autisme ou qui souhaitent les aider
à développer leurs habiletés sociales ainsi que leur compréhension des situa-
tions sociales doivent absolument faire la distinction entre les notions de
fonctionnement social et de ressenti émotionnel. La première est liée à
l’action alors que la seconde a trait à la façon de ressentir les choses. Si l’on
se penche sur les programmes de formation les plus courants mis en œuvre
dans les groupes d’entraînement aux habiletés sociales, force est de consta-
ter que ces deux notions, bien qu’elles n’aient rien en commun, sont perçues
comme identiques. Il semblerait même qu’il y ait un amalgame à chaque fois
62
Mon travail, c’est toute ma vie
qu’on aborde le sujet des «"habiletés sociales"». Tout cela est préjudiciable à
la population autiste et le seul fait de rendre les choses plus complexes
qu’elles ne le sont déjà n’aide en rien à y voir plus clair. Qui plus est, le risque
de confusion est fort lorsqu’il s’agit d’essayer de développer les compétences
sociales d’un enfant atteint d’autisme et de lui enseigner ce qui est sociale-
ment acceptable et comment s’y conformer.
Apprendre les compétences sociales, c’est un peu comme apprendre un texte
de théâtre. Quand j’étais petite, dans les années 1950, on accordait une
importance capitale aux bonnes manières et au savoir-vivre. Il n’était pas envi-
sageable qu’une personne ne sache pas comment se comporter de manière
appropriée. Ma mère et la nourrice m’ont tellement répété à quel point il était
important de savoir partager, d’attendre mon tour pour jouer puis de céder
ma place et d’inclure les autres enfants dans mes jeux que j’ai très vite intégré
ces habiletés sociales. Ma mère, ma sœur et moi allions souvent sur la colline
avec une luge et ma mère insistait pour que ma sœur et moi descendions à
tour de rôle. Si l’une d’entre nous s’avisait de tricher quand nous jouions à un
jeu de société, la correction ne se faisait pas attendre. La règle était on ne
peut plus claire et il était hors de question d’y déroger.
Parfois le dimanche soir, nous dînions chez ma grand-mère et c’était là encore
l’occasion pour moi de mettre en pratique toutes les habiletés sociales qui
m’étaient enseignées. J’avais à peine huit ans quand ma mère a commencé à
m’emmener dans de grands restaurants et je devais me comporter convena-
blement. Quel plaisir de pouvoir manger du homard et commander mon des-
sert préféré : un sorbet au citron vert et son coulis de framboise"! Tout cela
m’incitait à bien me tenir. J’ai appris qu’il fallait être poli et dire s’il vous plaît
ou merci. Pour ce faire, la méthode de ma mère consistait à utiliser des
exemples bien spécifiques et à nous réprimander sévèrement – et immédia-
tement – en cas de manquement. Une fois, ma sœur et moi nous sommes
mises à rigoler au sujet de l’embonpoint de tante Bella et ma mère nous a
sermonnées sur-le-champ. Elle nous a très fermement fait comprendre que
ça ne se faisait pas de parler de quelqu’un de cette façon. Ces règles m’ont
été assénées et je les ai apprises sans aucune difficulté. Il n’y avait pas de
place pour les émotions qui étaient tenues à l’écart.
Avec l’âge, j’ai considérablement amélioré mon jeu d’actrice, mais pour moi,
cela s’apparente toujours à une performance théâtrale, à un algorithme infor-
matique. Aucune transformation tenant du miracle ne s’est produite et, à
mesure que je prenais de l’âge, j’ai dû me résoudre à accepter qu’il n’en serait
jamais autrement. Je me suis, par exemple, très souvent heurtée à la jalousie
de mes collègues de travail par rapport aux projets que l’on me confiait. Il m’a
fallu vingt longues années pour enfin comprendre comment réagir face à ce
type d’interaction pour le moins complexe : inviter la personne à prendre part
au projet et la faire participer à l’action. Ça marche à tous les coups. Certaines
parties du texte sont plus difficiles à apprendre que d’autres"; pour ce qui est
de celle-là, j’ai mis des années avant de la savoir sur le bout des doigts.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Mon travail, c’est toute ma vie
émotions et de la libido. L’un des chercheurs a déclaré, «"Il s’avère que la meil-
leure définition de l’amour romantique pourrait bien être la suivante : une
motivation ou encore un état axé sur les résultats qui mène à diverses émo-
tions bien spécifiques comme l’euphorie ou l’anxiété."» Les chercheurs ont
également précisé que leurs découvertes s’appliquaient aux individus por-
teurs d’autisme.
«"Il est des personnes atteintes d’autisme qui sont incapables de nouer des
liens affectifs ou qui n’entendent rien à l’amour romantique. Il semblerait que
le développement atypique du système de récompense du mésencéphale et
des noyaux gris centraux ait un rôle déterminant dans l’autisme. C’est d’autant
plus cohérent que les noyaux gris centraux sont impliqués dans les pensées
récurrentes et les mouvements répétitifs que l’on retrouve chez les individus
avec autisme."»
Je faisais partie de ces gens-là. Adolescente, jamais je n’ai eu le béguin pour
une star de cinéma. Quand j’étais au lycée, je ne comprenais pas pourquoi les
autres filles se mettaient à hurler dès que les Beatles passaient à la télé.
Aujourd’hui encore, l’amour romantique ne fait pas partie de ma vie et figurez-
vous que je ne m’en porte pas plus mal.
Le continuum social
D’après mes observations au cours de ces vingt ou trente dernières années,
je suis en mesure de dire qu’il existe deux groupes d’enfants avec autisme,
probablement en raison du fonctionnement différent de leur cerveau, et une
multitude de gamins entre les deux. Cela ressemble davantage à un «"conti-
nuum social"». À une extrémité du continuum se trouvent les enfants très
intelligents atteints du SA, qui ne souffrent pas vraiment de problèmes sen-
soriels ou d’anxiété. Ces enfants n’ont pas de difficulté majeure à apprendre
leur texte pour s’intégrer dans la société et il est facile de leur enseigner les
habiletés indispensables à un bon fonctionnement social. Cependant, ils sont
nombreux à ne pas ressentir les émotions. J’ai lu que le Massachusetts Insti-
tute of Technology (MIT) – une école faisant une large place aux applications
technologiques et industrielles et traditionnellement réputée pour les élèves
ingénieurs hautement qualifiés qu’elle forme – proposait des cours de com-
pétences sociales compte tenu du fait que les étudiants ont besoin, en plus de
leurs cours purement universitaires, d’apprendre ce type d’habiletés. Intéres-
sant, non"? Il doit forcément y avoir beaucoup d’étudiants Asperger dans cette
école. Mais là où je veux en venir, c’est que les étudiants Asperger ne devraient
pas être les seuls à bénéficier d’une telle formation"; les étudiants neuroty-
piques mordus de technologie en auraient bien besoin eux aussi. Il est intéres-
sant de noter qu’il existe un lien entre l’autisme et l’ingénierie. Les recherches
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
de Simon Baron-Cohen ont indiqué que parmi les autistes, le nombre d’ingé-
nieurs était 2,5 fois plus élevé que chez leurs homologues neurotypiques. Cela
n’a rien d’étonnant, car il est peu probable que les individus vraiment sociables
consacrent leur temps à construire des ponts ou à concevoir des centrales
électriques.
Les difficultés des enfants Asperger particulièrement doués ne sont, la plu-
part du temps, pas prises en compte sous prétexte qu’ils sont premiers de la
classe. Il ne vient à l’esprit de personne qu’ils puissent avoir besoin d’aide pour
bien comprendre les interactions sociales. Les autres les trouvent bizarres,
comme déconnectés de la réalité et estiment qu’ils devraient «"redoubler
d’efforts"». Ainsi, ils ne bénéficient jamais de l’aide dont ils auraient pourtant
grand besoin pour réussir malgré leur niveau scolaire prometteur. Et puis il y
a les enfants autistes de haut niveau très intelligents. Cependant, ces gamins
sont confrontés à des troubles sensoriels bien plus importants ainsi qu’à une
anxiété et à des problèmes physiques suffisamment importants pour consti-
tuer un obstacle à leur bien-être. À l’heure actuelle, un grand nombre d’adultes
Asperger font partie de ce groupe. On n’a jamais pris leurs problèmes senso-
riels au sérieux quand ils étaient plus jeunes, ce qui ne les a pas incités à
s’intégrer socialement. Ils sont constamment en proie aux surcharges senso-
rielles qui surviennent si rapidement qu’il leur est impossible de travailler dans
un environnement où les téléphones sonnent à longueur de journée, où les
collègues parlent sans cesse, où le fax émet des sons stridents, sans oublier
l’odeur du café, des en-cas et des repas pris au bureau.
Dans le second groupe, on trouve les enfants atteints d’autisme classique qui
ont de grosses difficultés à acquérir un langage parlé et à le comprendre.
D’après ce que j’ai pu observer, je dirais que la plupart de ces enfants sont plus
à même d’établir des liens affectifs, mais le déferlement de sensations autour
d’eux provoque des parasites. Lorsque j’étais petite, il suffisait que je sois fati-
guée ou en état de surcharge sensorielle pour n’en faire qu’à ma tête. C’est
précisément ce qui se passe avec ce groupe d’enfants. Ils présentent des
troubles sensoriels sévères. Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi ils
n’apprennent pas à parler : ce peut être parce que ce qu’ils entendent se résume
à des bruits confus ou bien parce qu’ils ne parviennent pas à distinguer les sons
consonnes ou encore parce qu’en ce qui les concerne, les circuits cérébraux du
langage sont déconnectés. Mais ces enfants, en plus d’aimer les câlins, peuvent
tout à fait être capables d’établir un contact visuel et de ressentir des émotions
fortes en fonction de la façon dont les circuits sont branchés dans leur cerveau.
Il existe un programme efficace pour réguler le dysfonctionnement de l’intégra-
tion sensorielle, mêlant la méthode ABA qui vise l’émergence de réactions
appropriées chez les enfants, ainsi qu’un peu de Floortime dont l’ambition est
d’éveiller leur intérêt pour le monde extérieur. Parents et enseignants peuvent
travailler de concert en encourageant les enfants à témoigner leur affection, à
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Mon travail, c’est toute ma vie
serrer les autres dans leurs bras, à réguler leurs émotions, ce qui permettra de
rendre ce sentiment d’harmonie avec l’environnement toujours plus intense.
L’idée de ces deux catégories repose sur une hypothèse que j’ai formulée suite
à mes observations et aux nombreuses conversations que j’ai eues avec des
parents. Prenons l’exemple de Donna Williams, auteure de Quelqu’un, quelque
part et Si on me touche, je n’existe plus. Donna se situe en plein milieu du conti-
nuum. Elle présente des troubles sensoriels importants – très importants, bien
pires que les miens – et elle est davantage en mesure d’établir des liens affectifs
que moi. C’est une personne très sociable. Plus l’on s’approche d’une extrémité
du continuum autistique et plus les problèmes sensoriels que l’on rencontre
sont sévères. L’altération du sens de la réalité empire elle aussi alors que les
circuits neuronaux relatifs aux émotions sont plus normaux. À l’autre extrémité,
les individus sont dotés d’une grande intelligence, mais leur capacité à ressentir
les émotions est souvent faible, pour ne pas dire inexistante.
L’idéal est d’amorcer l’éducation sociale des personnes avec autisme dès que
possible, tant qu’elles sont encore jeunes et il est important que parents et
éducateurs fassent bien la distinction entre l’enseignement des habiletés
sociales et tout ce qui est de l’ordre de l’affectif. Ils doivent aussi réaliser que,
même si ces deux aspects revêtent la même importance, ils ne se déve-
loppent pas simultanément de manière naturelle. L’immersion dans la société
est primordiale, qu’elle se fasse de manière naturelle ou forcée. Au début, le
contact social se limitera exclusivement aux intérêts partagés. C’est déjà très
bien et il convient d’encourager les enfants dans ce sens. Le fait de rester
impliqué et d’apprendre les compétences indispensables à une bonne inté-
gration sociale constituent une belle motivation externe. Plus un enfant passe
de temps en compagnie d’autres enfants ou adultes dans un environnement
bénéfique et stimulant, plus ces expériences partagées le comblent et plus sa
motivation interne s’en trouve renforcée, le poussant à interagir. Tout cela est
propice au développement de liens affectifs.
La détermination des parents et des enseignants à faire évoluer l’enfant peut
être telle qu’ils en oublient parfois, ou tout du moins sous-estiment, l’impact
que les problèmes sensoriels ont sur son aptitude à assimiler les habiletés
sociales et à acquérir une meilleure capacité d’analyse de la réalité qui les
entoure. À partir du moment où le sensoriel et le social se chevauchent, l’ap-
prentissage social ne peut avoir lieu. C’est tout bonnement impossible étant
donné que les problèmes sensoriels interfèrent avec la capacité de l’enfant à
écouter et à apprendre. L’anxiété souvent importante qui résulte du dysfonc-
tionnement de l’intégration sensorielle laisse peu de place à l’acquisition des
savoirs. Les accès sont comme bloqués. Pour vous donner un exemple, la
plupart des restaurants étaient bien plus calmes dans les années 1950 que
maintenant. L’environnement y était supportable, ce qui me permettait de me
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Mon travail, c’est toute ma vie
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
tout, chacun d’entre eux a un travail –, mais je n’ai pas l’impression qu’ils
«"comprennent"» que les jeunes atteints d’autisme ont besoin d’une formation
et d’un entraînement intensifs dont ils devraient d’ailleurs bénéficier dès le
primaire et le secondaire pour avoir un maximum de chances de décrocher un
emploi une fois sortis de l’école et de mener une existence satisfaisante. À
treize ou quinze ans, il est déjà trop tard pour enseigner à un jeune les compé-
tences sociales élémentaires"; c’est là que les éducateurs devraient intervenir
en recherchant ce qui intéresse les étudiants et en les aidant à acquérir des
compétences telles que travailler en groupe, traiter une demande, accomplir
plusieurs tâches à la fois, donner la priorité à certains projets, respecter les
délais, etc. C’est comme s’il n’était plus de leur ressort de s’occuper des jeunes
une fois ces derniers majeurs. Ils ont tendance à oublier combien il est impor-
tant de les aider à renforcer leur estime de soi, leur motivation et leur esprit
critique afin de leur donner toutes les chances de réussir. Ces qualités font
partie intégrante de la plupart des dix règles sociales non écrites qui concernent
directement les étudiants.
À bien y réfléchir, pour ce qui est des chefs d’établissement, des conseillers
d’orientation et d’une majorité d’enseignants (exception faite de certains pro-
fesseurs de mathématiques et de sciences), l’affectif joue un grand rôle dans
le rapport à l’élève. Ils appartiennent au groupe des gens «"sociables"», ceux
qui ont pris à droite à la bifurcation sur la route que j’ai mentionnée aupara-
vant. Et pourtant, il s’agit là des personnes qui prennent les décisions quant
aux études et à la formation des élèves avec autisme alors que ces derniers
ont, pour beaucoup, besoin d’une approche totalement différente vis-à-vis de
leur apprentissage et de leur projet d’orientation. Combien de conseillers
d’orientation s’appuient, pour contribuer à la formation et au perfectionne-
ment des élèves, sur le Wall Street Journal, Forbes ou tout autre magazine ou
journal économique, afin qu’ils soient plus à même de comprendre le monde
des affaires"? D’après moi, Psychology Today occupe une place prépondé-
rante dans la liste des ouvrages qui leur sont proposés.
Ceci est dû en partie à la politique culturelle et à la structure sociale des Amé-
ricains. Je vous garantis qu’en Chine et au Japon, l’enseignement dispensé
aux élèves particulièrement brillants atteints du syndrome d’Asperger met
l’accent sur l’acquisition de compétences professionnelles afin qu’ils s’in-
sèrent sans grande difficulté dans le monde du travail plutôt que sur leur
capacité à établir des liens affectifs. Les compétences techniques sont autre-
ment plus valorisées là-bas qu’elles ne le sont aux États-Unis. J’ai remarqué
que les parents, par nature plus sociables, semblent avoir beaucoup de mal à
comprendre leur enfant Asperger. Les mères qui sont elles-mêmes ingénieurs
ou analystes programmeurs s’en sortent manifestement mieux avec eux, cer-
tainement parce que leur mode de pensée est plus en phase avec celui de leur
enfant. Elles sont généralement très logiques et aiment travailler en mode
projet"; elles savent parfaitement comment procéder avec les jeunes Asper-
ger qui ont les mêmes attributs qu’elles.
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Mon travail, c’est toute ma vie
Ma mère m’a bien préparée à affronter le monde extérieur, mais jamais elle n’a
essayé de faire de moi un être social sous prétexte qu’il fallait que j’aille traî-
ner au lac avec des jeunes de mon âge ou que je participe à des soirées
pyjama entre filles. Les objectifs qu’elle s’était fixés avaient bien plus de
valeur à ses yeux : m’enseigner les compétences et encourager les talents qui
allaient me permettre d’accomplir avec succès ma scolarité, d’intégrer la fac,
de me réaliser dans ma vie professionnelle et de vivre de manière autonome.
LE MONDE D’AUJOURD’HUI
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
autres et le rythme de vie était bien plus lent et dépourvu de tous ces sti-
muli sensoriels. L’éducation que j’ai reçue ainsi que l’environnement dans
lequel j’ai grandi sont pour beaucoup dans ma réussite. Le contexte était
alors propice au développement de l’enfant atteint d’autisme et nombre
d’individus non diagnostiqués dont la condition autistique n’était pas aussi
sévère ont pu bénéficier d’une structure satisfaisante et acquérir suffisam-
ment d’habiletés sociales pour réussir leur parcours scolaire, trouver un
emploi et devenir des membres performants capables de jouer un rôle actif
dans la société. Aujourd’hui malheureusement, l’environnement a changé et
il incombe désormais aux parents et aux éducateurs de créer de manière
artificielle un nouvel environnement afin de répondre aux besoins des
enfants au développement social inhabituel et souffrant de problèmes sen-
soriels, de troubles du langage et d’anomalies de la perception caractéris-
tiques des troubles liés à l’autisme.
Bien que les mesures d’action positive et la politique d’adaptation scolaire
aient contribué à offrir des services dont les personnes en situation de han-
dicap avaient grand besoin, le revers de la médaille est qu’elles ont aussi
favorisé le développement d’une «"mentalité d’handicapé"» chez des indivi-
dus particulièrement brillants. Ils estiment pouvoir prétendre à certaines
aides et tiennent de plus en plus le monde entier pour responsable de leur
réussite ou de leur échec plutôt que d’assumer leurs actes ainsi que les
conséquences qui en résultent. Dans un monde parfait, chaque individu por-
teur d’autisme bénéficierait d’un soutien et d’un accompagnement adaptés
garants de leur réussite. Mais notre monde est loin d’être parfait et c’est à
nous que revient le choix d’y prendre une part active – et de faire tout ce qui
est en notre pouvoir pour survivre – ou d’attendre des autres qu’ils sub-
viennent à nos besoins. Il s’agit évidemment d’une simplification excessive,
la situation étant en réalité bien plus complexe, mais la mauvaise estime de
soi, la faible motivation, la paresse et l’amertume qui caractérisent mes
pairs avec autisme sont autant de traits qui me chagrinent. À mon sens, les
individus porteurs d’autisme sont plus le produit de leur environnement que
leurs homologues neurotypiques. J’ai toujours dit que j’aurais pu apprendre
à devenir une grande criminelle de la même manière que j’ai appris à être
quelqu’un de bien.
La structure de l’époque à laquelle j’ai grandi ainsi que celle du milieu fami-
lial dans lequel j’ai évolué m’ont inculqué le sens de l’effort et m’ont appris
à discerner le bien du mal et à manifester de l’intérêt pour les personnes
de mon entourage. Ces fondations m’ont permis de faire des choix judi-
cieux par moi-même à mesure que je grandissais et que je m’aventurais
hors de mon univers en tant qu’adulte autonome. Ma mère et celles de
mes amis, mais aussi les voisins et les enseignants, insistaient sans cesse
sur l’importance capitale que revêtaient les valeurs familiales. Même les
médias se faisaient l’écho de ces valeurs, contraste saisissant s’il en est
avec la situation actuelle. Dans les années 1950 et 1960, les programmes
72
Mon travail, c’est toute ma vie
télévisés diffusés aux heures de grande écoute étaient Roy Rogers et son
code de bonne conduite, Superman, Petit poucet l’espiègle (Leave It to
Beaver) et Lone Ranger. Même Star Trek proposait un code de bonne
conduite fondé sur la responsabilité individuelle et l’intérêt que l’on doit
porter à son prochain. J’aimais beaucoup Star Trek, la série d’origine,
parce que chaque épisode apportait une réponse à un dilemme moral qui
était abordé de façon extrêmement logique. Mon personnage préféré était
Mr Spock avec sa logique immuable. Où que j’aille, le message était clair et
cohérent : certains comportements étaient considérés comme sociale-
ment acceptables, contrairement à d’autres. Aujourd’hui, les enfants
regardent dès leur plus jeune âge des émissions télévisées comme Koh-
Lanta où tous les moyens (mensonge, tricherie, etc.) sont bons pour rem-
porter la somme de 100 000 euros.
Le sentiment d’appartenance à la commu-
nauté, prépondérant dans les années
1950 et 1960, s’en est allé lui aussi. Les moments
Notre société est progressivement d’interaction directe
devenue individualiste et les gens sont indispensables pour
sont moins disposés à tendre la les enfants porteurs d’autisme
main à leur prochain et à lui venir afin de permettre aux habiletés
en aide. Ils accomplissent désor- sociales de s’ancrer solidement
mais peu d’actes charitables et dans leur cerveau. C’est en faisant
n’accordent plus la même impor- qu’ils apprennent, à travers
tance au travail rémunéré ou à l’idée l’expérience concrète, bien
de rendre au monde au moins autant plus qu’en regardant
qu’ils en ont reçu. Les familles se dis- ou en écoutant.
loquent et s’éparpillent sur tout le terri-
toire, mettant à mal chez l’enfant le
développement du sentiment d’appartenance à
un groupe dans sa plus simple expression. Même le dîner en famille est un
rituel qui se perd, noyé dans les exigences croissantes auxquelles nous
devons faire face. Comment voulez-vous que des enfants atteints d’autisme,
qui ont besoin d’acquérir plus d’expérience dans divers environnements pré-
sentant des stimuli sensoriels supportables, apprennent les habiletés sociales
indispensables à leur survie s’ils n’en ont plus la possibilité"?
Le noyau familial n’est plus cette première école où les enfants peuvent
apprendre ce qui est bon et ce qui est juste tant il est altéré par l’agitation et
le stress qui engendrent la confusion. Les enfants s’adonnent à des activités
solitaires des heures durant – ils se plongent volontiers dans un film par
exemple – plutôt que de discuter ou d’apprendre au contact des autres
enfants. Les moments d’interaction directe sont indispensables pour les
enfants porteurs d’autisme afin de permettre aux habiletés sociales de s’an-
crer solidement dans leur cerveau. C’est en faisant qu’ils apprennent, à tra-
vers l’expérience concrète, bien plus qu’en regardant ou en écoutant.
73
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Le goût du risque
J’entends tellement d’enseignants me dire que leurs étudiants atteints d’au-
tisme sont incapables de travailler en groupe en classe"; il s’agit d’une obser-
vation courante qui ne présage rien de bon pour ce qui est de la réussite
universitaire ou professionnelle. On me dit souvent aussi que les jeunes sont
paralysés par la peur. Quand j’étais toute petite, j’étais autiste sévère"; ce n’est
que plus tard que je suis devenue autiste de haut niveau. Les situations nou-
velles m’effrayaient, comme c’est le cas pour la plupart des enfants avec
autisme. Mais ma mère me mettait en présence de situations nouvelles"; elle
savait jusqu’où elle pouvait me pousser et elle me faisait faire des choses qui
étaient parfois pénibles. Par exemple, elle m’envoyait acheter du bois toute
seule ou insistait pour que j’aille rendre visite à ma tante Ann dans son ranch
alors qu’elle savait que j’avais une peur bleue d’y aller. Et puis une fois sur
place, j’adorais. J’ai appris à prendre des risques et à faire des erreurs et j’ai
vu de quoi j’étais capable. Étant jeune, ces compétences m’ont été très utiles
et même si elles suscitaient en moi une vive inquiétude, j’ai appris que je
devais parfois me forcer à faire des choses nouvelles qui me faisaient peur. Et
je m’y résignais.
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Mon travail, c’est toute ma vie
75
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
76
Mon travail, c’est toute ma vie
consulting. J’ai perdu toute trace des deux autres. Je sais que l’un d’eux a été
licencié après avoir été muté dans une nouvelle ville sous les ordres d’un nou-
veau patron alors qu’il travaillait dans l’entreprise depuis de nombreuses
années mais je n’ai aucune idée de ce qu’il est advenu du sixième. Nous
sommes tous de la même génération et proches de la retraite.
Mais il est des gens plus âgés avec autisme qui éprouvent de réelles difficul-
tés. Certains d’entre eux ont d’ailleurs critiqué le fait que j’insiste sur les
aspects positifs de l’autisme tout en écartant les points négatifs. L’une des
raisons pour lesquelles j’agis de la sorte est que je souhaite avant tout encou-
rager les étudiants porteurs de TSA ou en proie à toute autre difficulté d’ap-
prentissage à se donner les moyens de réussir. Juste avant de rédiger ce
paragraphe, j’ai discuté avec une collégienne qui préparait un exposé sur
l’autisme. Elle s’inquiétait de savoir comment l’autisme était perçu dans notre
société et je lui ai répondu qu’un grand nombre de scientifiques et de musi-
ciens en étaient sans nul doute porteurs. Il était hors de question que je dise
des choses négatives sur l’autisme à une gamine de treize ou quatorze ans. Je
me dois de rester positive.
Procurer un sentiment d’accomplissement personnel aux personnes
d’un certain âge avec autisme
J’ai discuté avec des gens présentant des troubles du spectre autistique n’ayant
plus nulle part où habiter à la mort de leurs parents. En plus de la grande déprime
occasionnée, le regard qu’ils portaient sur la vie était des plus négatifs. D’autres
m’ont confié que, malgré leur niveau d’études, ils n’étaient pas parvenus à trouver
un emploi en rapport avec leur domaine d’études. Quand je leur ai suggéré de
s’engager comme bénévoles ou de prendre part à un dispositif d’accompagne-
ment à destination des étudiants, les raisons n’ont pas manqué pour expliquer
que cette démarche leur était impossible. Pour n’en citer qu’une, certains d’entre
eux m’ont dit avoir trouvé du soutien auprès de groupes de parole en ligne. Trou-
ver quelqu’un à qui parler est, certes, important, mais il ne faut pas négliger les
contacts avec des personnes qui ont une vision plus positive du monde.
Il est des individus plus âgés porteurs d’autisme qui sont partis à la retraite
après avoir exercé un métier intéressant et qui se sont dirigés vers une
seconde carrière épanouissante. L’un d’eux est ainsi devenu conseiller auprès
d’étudiants après avoir exercé le métier d’ingénieur. Il a pris cette décision
suite au diagnostic d’autisme qui est tombé alors qu’il avait déjà un certain
âge. Il m’a confié à quel point ce diagnostic l’avait soulagé. Dans mon livre
Different Not Less, je raconte l’histoire de personnes d’âge mûr ayant exercé
une activité professionnelle épanouissante et qui ont reçu un diagnostic tardif
de l’autisme. Le diagnostic leur a permis de réfléchir aux problèmes qu’ils
avaient pu rencontrer au sein de leur couple ou dans leurs relations aux autres
et de les voir sous un nouveau jour.
77
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
L’un d’entre eux m’a avoué qu’il ne se serait probablement pas investi autant
dans son travail si le diagnostic était tombé plus tôt dans sa vie. Au moment
où il a commencé à travailler, l’autisme dont il était porteur ne pouvait en
aucun cas lui servir d’excuse. Plus tard, une fois la carrière lancée, le diagnos-
tic permet de mieux comprendre les autres.
Je pense que le meilleur soutien que l’on puisse apporter à une personne qui
a une vision négative de sa condition autistique est de l’aider à trouver un sens
à sa vie. C’est pour moi indispensable. Mon sentiment d’utilité est à son
paroxysme lorsque je mène à bien un projet ou que l’un de mes étudiants
réussit sa vie professionnelle. Le Dr Jim Ball, analyste comportemental
reconnu à l’échelle nationale et réputé pour son travail auprès des individus
porteurs de TSA, m’a parlé du cas d’un monsieur âgé avec autisme qui ne
parlait pas. Il a aidé cette personne qui était en maison de retraite à mener une
vie plus agréable en lui apprenant à faire du café et en l’aidant à trouver un
emploi où il devait faire le café dans une supérette. Le simple fait d’exécuter
des tâches appréciées de tous a suffi à donner un sens à sa vie. Une fois à la
retraite, il a continué à faire le café et à le servir aux pensionnaires de la mai-
son de retraite où il avait été placé. Certes, cet homme ne pourrait jamais
vivre de manière autonome, mais il avait désormais une raison d’être et son
café était apprécié de tous.
Les enfants porteurs de TSA doivent absolument sortir de leur zone
de confort
Pour permettre aux enfants avec autisme d’acquérir les habiletés qui
feront d’eux des adultes épanouis, il est essentiel qu’ils s’ouvrent. Depuis la
première parution de cet ouvrage, j’ai pu observer à quel point il est de
plus en plus important de leur proposer des activités éducatives propices
au développement cognitif. Il peut s’agir par exemple de scoutisme ou de
karaté, de robotique ou d’un club où l’on peut fabriquer toutes sortes de
choses grâce à une imprimante 3D, de théâtre ou encore de musique. Pour
vous donner une comparaison en image, jamais on ne les pousserait d’em-
blée dans le grand bain, l’idéal étant qu’ils s’y hasardent progressivement.
Pour grandir, ces enfants doivent évoluer à plusieurs niveaux : leur mode
de pensée, la façon qu’ils ont d’interpréter le monde qui les entoure, leur
manière d’appréhender les situations nouvelles, leur résistance au change-
ment, etc.
Au cours de ces cinq dernières années, j’ai constaté que les parents surproté-
geaient toujours plus leurs enfants. On ne donne pas à ces enfants, pourtant
parfaitement capables, les moyens d’acquérir les habiletés de la vie quoti-
dienne qui leur permettraient par exemple d’établir un budget pour les
courses ou même de cuisiner. Il n’y a pas si longtemps, j’ai rencontré un collé-
gien très intelligent qui n’avait aucune difficulté à s’exprimer mais qui n’était
78
Mon travail, c’est toute ma vie
jamais allé faire une course seul ou n’avait jamais payé en caisse. Lorsque j’ai
expliqué à sa mère combien il était important qu’il acquière ces compétences,
elle a fondu en larmes tout en m’expliquant qu’elle ne parvenait pas à lâcher
prise. Trop de fois j’ai vu des parents protéger leur enfant au point de ne rien
leur laisser faire.
Les changements apportés au DSM-5 paru en 2013 ont occasionné de nom-
breux problèmes. Selon les recommandations des versions précédentes, un
enfant était qualifié d’autiste uniquement s’il avait un retard de langage
manifeste. Pour que le diagnostic du syndrome d’Asperger soit posé, il fallait
constater chez l’enfant une maladresse sociale sans retard de langage, ainsi
qu’une intelligence normale voire supérieure à la normale. Dans l’édition de
2013, le diagnostic d’Asperger a été supprimé, ce qui a eu pour effet de
créer un vaste continuum autistique dans lequel on pouvait aussi bien trou-
ver un enfant expert en informatique qu’un autre incapable de s’habiller
seul. Parents et enseignants se prêtent volontiers à la généralisation à
outrance, passant ainsi à côté des différences pourtant flagrantes entre
chacun des individus porteurs de TSA. D’après les discussions que j’ai eues
avec nombre de parents et d’enseignants, je suis en mesure de dire que 50
à 60 % des enfants ayant reçu un diagnostic d’autisme maîtrisent le langage
oral à l’âge de six ans. Ils sont généralement capables d’accomplir une tâche
de même niveau que leurs camarades du même âge dans au moins une des
matières enseignées à l’école. La hausse du nombre des enfants porteurs
d’autisme au cours des cinq dernières années est en partie due à la qualité
croissante d’un dépistage de plus en plus précoce. Lors de mes études
secondaires et universitaires, j’ai côtoyé des étudiants extrêmement mala-
droits dans leurs interactions sociales que l’on classerait sans doute
aujourd’hui dans la catégorie des individus présentant des troubles du
spectre autistique. Tous mes amis correspondant à ce profil ont réussi leur
vie professionnelle sans jamais perdre leur emploi. Beaucoup de parents
m’ont confié qu’après avoir reçu le diagnostic de leur enfant, ils se sont aper-
çus qu’eux-mêmes étaient en proie à une forme plus légère d’autisme. Ils
s’étaient tous bien insérés professionnellement parce qu’on leur avait appris
les habiletés sociales et professionnelles, mais aussi celles de la vie quoti-
dienne. Les autres diagnostics qui ne sont pas sans rappeler l’autisme ou le
syndrome d’Asperger sont les troubles spécifiques du langage, le TDAH et
les problèmes de traitement sensoriel.
Apprentissage des compétences professionnelles
Les enfants porteurs de TSA doivent à tout prix acquérir des compétences
liées à la vie de tous les jours et au monde du travail. Il est bien plus simple
d’accéder à la vie active une fois le diplôme en poche si les compétences indis-
pensables à une bonne intégration professionnelle ont été assimilées en
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
amont. Mais il n’est jamais trop tard pour apprendre et un adulte sans emploi
pourra mettre fin en douceur à son addiction aux jeux vidéo ou à toute autre
activité créant l’isolement.
Pour familiariser les enfants au monde du travail, on pourrait leur attribuer
diverses tâches ménagères et, une fois au collège, ils pourraient commencer
à effectuer des tâches régulières en dehors de la maison, comme promener
le chien du voisin ou faire du bénévolat. À 16 ans, âge minimum légal pour
travailler, ils devraient chercher un petit boulot. Un poste en contact avec le
public dans une entreprise quelconque constitue un bon point de départ. Il est
nécessaire qu’ils se familiarisent avec les nombreuses habiletés sociales
consistant à aborder un client, discuter avec lui, lui proposer son aide et
répondre à ses attentes. Quand j’étais au lycée, j’ai fait pas mal de petits bou-
lots. J’ai, entre autres, travaillé pour une couturière et nettoyé le box des
chevaux dans une écurie. Je me suis également essayée à la menuiserie et j’ai
aidé ma tante Ann au ranch. Lorsqu’elle avait des invités, elle me demandait
de faire le service à la table des enfants. Toutes ces activités m’ont enseigné
la discipline et le sens des responsabilités, deux valeurs primordiales dans le
monde du travail. J’étais fière de mon travail et l’estime que j’avais de moi-
même était au beau fixe car j’étais parvenue à m’occuper de l’écurie et à net-
toyer l’ensemble des boxes chaque jour.
J’ai donné des conférences dans plusieurs entreprises de haute technologie
comme Google, Microsoft, SAS ou encore la NASA. Ces endroits regorgent
d’individus porteurs de TSA. À l’Université d’État du Colorado où j’enseigne,
les nouveaux étudiants de première année lisent Penser en images. Environ
75 % des étudiants qui obtiennent leur diplôme avec mention ont suivi des
études en rapport avec les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathé-
matiques, comme l’informatique, et il est fort probable que la plupart d’entre
eux présentent un TSA. Certains de ces jeunes se retrouvent à la fac, mais ce
n’est pas le cas pour tout le monde. Pour vous donner un exemple, j’ai un jour
parlé avec des étudiants ayant obtenu leur diplôme avec mention et le lende-
main, je me suis retrouvée face à face avec un jeune dont le niveau d’intelli-
gence était similaire à celui de mes étudiants. Seulement voilà, ce jeune était
surprotégé et n’était pas en mesure d’acquérir la moindre habileté. Le fait de
surprotéger les enfants confrontés à des difficultés dans leur relation aux
autres et dans la manière dont ils traitent l’information constitue un handicap
en soi. Ils sont souvent bien plus compétents qu’on ne le pense, à condition
bien sûr qu’ils aient accès à un enseignement efficace.
Il faut absolument limiter l’usage des jeux vidéo
Depuis que j’ai contribué à l’écriture de ce livre il y a dix ans, j’ai pu observer
des problèmes croissants liés à l’utilisation excessive des jeux vidéo. Il est très
compliqué pour un enfant ou un adulte qui passe des heures et des heures à
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Mon travail, c’est toute ma vie
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C hap itre 2
Un regard différent
sur la façon
d’appréhender autrui
Sean Barron
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
L
e 2 juin 1975, j’étais très en colère. J’avais l’estomac lourd, comme si
j’avais avalé un haltère. Durant la majeure partie de mon enfance et de
mon adolescence, je n’ai eu d’autre choix que d’apprendre à me fami-
liariser avec ce ressenti et à gérer au mieux la situation. Je me souviens de ce
jour comme si c’était hier : j’étais en salle de permanence et j’affichais un air
particulièrement renfrogné, fusillant du regard chaque personne qui avait le
malheur de poser les yeux sur moi.
Mon intention n’était pas de tuer qui que ce soit, mais l’attitude de l’un de mes
professeurs à mon égard m’indignait à un point tel que si j’en avais eu la pos-
sibilité, j’aurais aimé me laisser aller à une certaine forme de destruction dans
le but avoué de calmer ma colère envers cette personne.
Durant cette séance, c’était Mademoiselle Jillian (c’est ainsi que je l’appelle-
rai) qui surveillait la salle de permanence du collège de Boardman Glenwood
dans l’Ohio et je la fixais intentionnellement de mon regard le plus menaçant
– je tenais à ce qu’elle s’en aperçoive – sans pour autant la regarder droit dans
les yeux. Elle s’est dirigée lentement vers moi et m’a dit : «"Sean, on dirait que
tu en veux à la Terre entière"».
Je n’ai pas répondu et me suis contenté de garder la même expression sur
mon visage tout en m’interdisant de croiser son regard. J’espérais ainsi qu’elle
recevrait mon message. Mais elle a préféré abandonner et s’est éloignée de
moi, ce qui n’a fait qu’accroître ma rage. J’en suis arrivé à la conclusion qu’elle
se fichait pas mal de moi sinon, elle aurait essayé de connaître les raisons de
mon courroux. Puisqu’elle était l’objet de ma colère, c’était à elle qu’incombait
la responsabilité de contribuer à améliorer la situation. C’est en tout cas ce
que je pensais à l’époque.
J’étais en cinquième et la fin de l’année scolaire approchait. Mademoiselle
Jillian était alors mon professeur de sciences. C’était une jeune femme pleine
d’énergie qui avait à peine trente ans. Elle avait les cheveux foncés mi-longs
et arborait toujours un large sourire. C’était sa première année dans ce col-
lège. Cette enseignante sarcastique parlait d’une voix forte et retentissante
qui gagnait en puissance chaque fois qu’elle perdait son calme, ce qui se pro-
duisait généralement lorsqu’elle devait rivaliser avec les voix de quelques
élèves perturbateurs. Cette situation était devenue monnaie courante pour
elle compte tenu du mal qu’elle avait à tenir sa classe. Pourtant, cela n’avait
aucune répercussion sur l’admiration que je lui vouais"; j’ai eu le béguin pour
elle quasiment toute l’année scolaire. Pas un jour ne passait sans que je me
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
j’exprime cette colère implacable qui m’animait et, à ce stade, il n’y avait
aucune alternative. Je n’étais pas capable de mettre des mots sur mes émo-
tions pour le moins complexes et encore moins d’en parler à mes parents ou
à d’autres personnes, ce qui aurait pu les aider à cerner les causes profondes
de ma colère, de ma peur et de mon isolement. De plus, en reconnaissant
avoir de tels sentiments, je serais forcé de révéler mon secret si soigneuse-
ment gardé. J’étais sûr qu’il me faudrait affronter l’opprobre et subir l’humi-
liation, ce qui, à mon humble avis, n’en valait pas la peine.
Je me souviens sans la moindre hésitation du moment précis où cela s’est
passé parce que cet épisode a marqué un grand tournant dans ma vie. Nous
sommes nombreux à traverser une période décisive dans notre vie, mais elle
ne revêt pas nécessairement une importance particulière sur le moment. La
plupart du temps, je ne me souviens pas d’un évènement donné ou d’un
contexte particulier ayant généré colère, peur, incertitude ou toute autre
émotion négative, d’une part parce que ce sont là des sentiments que je
n’éprouve plus très souvent, mais également parce que j’ai fini par apprendre,
après maintes années, comment désamorcer ce type de situation. Mais en
juin 1975, je n’avais pas le recul nécessaire et, suite à l’annonce faite à la classe,
les rêves dans lesquels j’avais mis une telle énergie émotionnelle volaient en
éclats sous mes yeux ébahis.
AU COMMENCEMENT
Une dizaine d’années avant que je ne me retrouve assis, bougon, dans cette
salle de permanence, mes parents étaient dans le cabinet d’un médecin, à
soixante kilomètres de là, et s’entendaient dire que leur fils de trois ans était
atteint d’autisme. Maman et papa n’avaient jamais entendu parler de cette
condition auparavant et le fait que le médecin d’Akron, petite bourgade de
l’Ohio, ne les rassure pas le moins du monde et soit incapable de faire
preuve de compassion ou même d’empathie n’arrangeait pas les choses. Il
considérait cette condition et donc le diagnostic qu’il venait d’établir comme
quelque chose de dramatique et ne manqua pas d’annoncer à mes parents
abasourdis que je finirais probablement, si ce n’est inévitablement, dans une
institution spécialisée. Il leur confia que l’autisme était une condition sans le
moindre espoir d’amélioration à laquelle même un retard mental aurait été
préférable.
Fort heureusement, mes parents refusèrent de croire que cette sinistre prédic-
tion puisse être vraie. Maman et Papa firent le serment de relever chacun des
défis liés à ma condition et d’utiliser tous les moyens possibles afin de mettre
un terme à mes comportements répétitifs tant étranges qu’inhabituels et de
trouver des solutions face à mon absence de réactions et à ma morosité
constante. Quand j’y repense, je reste persuadé que, sans leur grande détermi-
nation, je ne serais pas, à l’heure qu’il est, assis à mon bureau en train d’écrire
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
ce livre. Je ne serais pas non plus en mesure de leur dire, sans toute la richesse
de mes expériences vécues, à quel point je leur suis reconnaissant.
Ma condition autistique m’a procuré une immense tristesse et, pour faire court,
je dirais qu’elle m’a privé de mon enfance. Je suis né avec une peur envahis-
sante qui ne me quittait pas, si bien que lorsque j’étais enfant, tous les moyens
étaient bons pour atténuer cette sensation de panique persistante, voire me
débarrasser à jamais de cette peur chronique. Pour ce faire, je réfléchissais à
diverses façons de voir le monde et de le comprendre, de sorte qu’il m’appa-
raisse plus logique et moins éprouvant et qu’en même temps, il me procure un
certain réconfort, me permette de garder mon calme et m’apporte l’équilibre et
la sécurité dont j’avais grand besoin et qui me faisaient si cruellement défaut.
Ainsi, je sélectionnais des objets que je manipulais et les gens devenaient invi-
sibles à mes yeux"; je me focalisais sur des gestes que je n’avais de cesse de
répéter"; je posais inlassablement les mêmes questions"; je présentais des mou-
vements stéréotypés et établissais des règles arbitraires"; ma pensée était
rigide"; je portais mon attention, et ce de manière excessive, sur un objet ou un
évènement, laissant de côté tout le reste. Ces subterfuges, et bien d’autres
encore, m’ont apporté la sérénité dont j’avais besoin et m’ont permis de me
sentir en sécurité tout en m’évitant de devoir affronter mes peurs.
Mais à mesure que je grandissais, il devenait évident que je n’irais pas bien loin
si je m’obstinais à utiliser ces méthodes. Lorsque j’ai commencé à aller à
l’école, j’ai pu, grâce à un cadre de référence bien précis, me comparer aux
autres enfants et j’ai vite compris que non seulement j’étais différent de mes
pairs, et ce de façon négative, mais également que j’étais la cible parfaite pour
leurs moqueries. Ceux qui ne me menaient pas la vie dure prenaient soin de
m’éviter comme si j’avais la lèpre.
En dépit de tous les problèmes que générait ma condition, qu’ils affectent ma
communication orale, ma compréhension du monde, mes relations aux autres,
mon point de vue ou mon équilibre psychique, j’ai réussi à obtenir des résul-
tats corrects tout au long de ma scolarité. J’avais entre 10 et 12 de moyenne
générale, ce qui peut s’expliquer en partie par le fait que je palliais mes
lacunes dans certains domaines, chose que j’ai continué à faire plus tard dans
le but de parvenir à m’extraire de ma coquille.
J’avais plusieurs cordes à mon arc grâce auxquelles je me sentais plus fort
face à mes bourreaux. J’étais par exemple capable d’apprendre des dates par
cœur, d’élaborer des problèmes de maths que je résolvais ensuite et de poin-
ter un télescope en direction du ciel puis d’annoncer que j’avais vu les anneaux
de Saturne (convaincu qu’aucune autre personne au collège de Boardman ne
pouvait se targuer d’une telle chose).
Pourtant, rien de tout cela ne m’a aidé à apprendre quoi que ce soit sur les
relations avec les autres.
Il aura fallu un déménagement en Californie, à près de 4000 kilomètres de là,
quand j’avais seize ans, ainsi que des années de tests, de déboires, de vic-
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
mise à crier après moi. Je me rappelle aussi le silence des autres gamins au
moment où elle a clairement exprimé son dédain.
Je pense que déjà en maternelle, les autres enfants se rendaient compte que
j’étais différent, qu’il se dégageait de moi quelque chose d’étrange sans pour
autant être capables de décrire précisément de quoi il s’agissait. Étant donné
que j’étais dans une classe à faible effectif, ma réputation a été vite faite et la
vision qu’ils avaient de moi n’était plus tout à fait positive.
Mon incapacité à utiliser correctement une paire de ciseaux et les consé-
quences fâcheuses de cet épisode n’étaient plus qu’un lointain souvenir et il
est plus que probable que mes camarades de classe, ainsi que la dame qui
m’avait réprimandé, n’y pensaient déjà plus le lendemain. Le problème que j’ai
mis du temps à résoudre et qui m’a tourmenté bien plus que mon manque de
talent pour le découpage était comment je devais m’y prendre pour devenir
leur ami.
Durant les cinq premières années de ma vie, je passais le plus clair de mon
temps dans une bulle que j’avais créée. J’adoptais des comportements répé-
titifs, stéréotypés et souvent destructeurs aussi bien qu’inadaptés dans le but
d’apaiser la peur que je ressentais continuellement et de trouver une certaine
sécurité. Il ne s’agissait pas de phobies situationnelles dont tous les enfants
souffrent un jour ou l’autre. C’était plutôt quelque chose de constant, de
tenace et de persistant qui pesait sur moi et m’enveloppait, tel un nuage de
pollution. Je privilégiais une vision tunnellaire du monde afin de traiter au
mieux les informations qui me parvenaient. Ainsi, pour comprendre l’environ-
nement dans lequel j’évoluais, je me contentais de prendre en compte de
petites bribes d’information. C’était bien plus simple pour moi de fixer mon
attention sur une seule et unique fibre du tapis, même si cela m’empêchait de
voir tout ce qui se passait autour de moi, simplement parce que grâce à cette
activité, je me sentais moins submergé par mon environnement.
Le problème de cette approche pour laquelle j’avais opté petit était que je
passais à côté de certaines expériences indispensables au développement
des habiletés sociales dont j’avais tant besoin. J’étais tellement accaparé par
les détails que je ne voyais pas la situation dans son ensemble, qui était pour-
tant censée fournir un contexte à ces mêmes détails. La vie suivait son cours
et il en allait de même pour mon mode de fonctionnement. J’étais comme un
bon soldat qui obéissait aux ordres sans jamais poser de questions, de la
maternelle jusqu’en fin de primaire.
À mesure que je grandissais, il devenait évident que mes lacunes ne se limi-
taient pas à l’incapacité de découper des formes dans un morceau de papier.
J’ai commencé à me rendre compte que je n’avais aucune idée de la manière
dont il fallait s’y prendre pour entrer en contact avec les autres enfants. Je ne
savais pas comment dire bonjour. Je préférais qu’on me laisse tranquille à
l’école et mes camarades de classe s’apercevaient sans doute de mon
comportement empreint de réserve. Après tout, j’avais passé la majeure
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
yeux, le fait de me lever pour tailler des crayons dont la mine était déjà bien
pointue me permettait de me dégourdir les jambes et de relâcher mon atten-
tion pendant quelques minutes. C’était également pour moi l’occasion de
trouver un certain réconfort en actionnant la manivelle dont le mouvement de
rotation répétitif et lent me fascinait. J’ai toujours le bulletin scolaire que
Mademoiselle Johnson nous avait remis en cours d’année et sur lequel elle
avait écrit : «"Il a besoin d’une surveillance constante."»
TRISTESSE ET DÉSARROI
91
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Pour une raison que j’ignore, j’ai eu un déclic quand je suis entré en CM1. J’ai
fini par comprendre que la maison et l’école étaient deux endroits bien dis-
tincts et que des comportements acceptables dans l’un ne l’étaient pas forcé-
ment dans l’autre. À ce moment-là, j’ai enfin compris ce à quoi je devais
m’attendre quand j’allais à l’école et le fait que je doive rester dans la même
pièce la journée entière, du lundi au vendredi, n’était plus si incohérent à mes
yeux. Cette découverte m’a permis d’adopter un comportement plus adapté
en CM1 et de ne plus perturber la classe. Je m’appliquais tout particulière-
ment à ne pas céder à mes compulsions et autres envies constantes. Je par-
venais à suivre les instructions sans trop de difficulté et je me débrouillais
plutôt bien en maths, en français ainsi que dans les autres matières. Mais sur
le plan social, il n’y avait aucune évolution.
Je me sentais désormais plus à l’aise en classe
qu’à la maison. J’avais fini par m’adapter et
l’organisation de la journée d’école me
convenait parfaitement. Comme beaucoup
d’enfants atteints d’autisme, je m’en sor- Comme beaucoup
tais bien mieux dans un environnement d’enfants atteints d’autisme,
très structuré. Lorsque j’étais en pri- je m’en sortais bien mieux
maire, j’avais le même enseignant tout au dans un environnement
long de l’année. De plus, les cours, qu’il très structuré.
s’agisse d’arithmétique, de lecture ou de
toute autre matière, avaient lieu à la même
heure chaque jour et il en allait de même
pour le repas et les récréations. Même le
contenu des cours était extrêmement structuré et
concret, comme les manuels de lecture dans lesquels nous devions lire une
histoire puis répondre à des questions sur une feuille plastifiée à droite du
passage. Je me débrouillais bien et, étant donné que le programme était le
même chaque jour, je parvenais à suivre sans trop de mal la plupart des
leçons, du début à la fin.
À la maison, les choses n’étaient pas si simples. Mes parents avaient beau-
coup de mal à me cerner et, malgré tous leurs efforts, ils ne réussissaient pas
vraiment à mettre un terme à mes obsessions, à mes comportements répéti-
tifs dignes d’un robot, à mes colères et aux règles purement arbitraires que
j’avais moi-même instaurées. Ils essayaient de me faire communiquer, mais je
n’utilisais le langage que sur un mode stéréotypé et répétitif et je me sentais
triste la plupart du temps. Quelques années auparavant, nous avions emmé-
nagé dans une maison plus spacieuse située dans un quartier où les enfants
de mon âge ne manquaient pas, mais malgré cela, je n’avais aucune envie de
passer du temps avec eux. Étant donné que je n’avais pas encore acquis suf-
fisamment d’habiletés sociales, il m’arrivait souvent de jouer avec eux unique-
ment parce que j’y avais été contraint alors que je n’aspirais qu’à une chose :
me retrouver seul dans ma chambre.
92
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
Pendant ce temps, alors que mes prouesses scolaires n’étaient plus à démon-
trer, mes savoir-faire sociaux peinaient à se manifester. Avant même l’entrée
en CM1, des liens s’étaient tissés entre les enfants de ma classe. Je me retrou-
vais exclu et plus je grandissais, plus les autres me trouvaient bizarre. Je
parlais tout seul et satisfaisais souvent à mon besoin de stimulation en saisis-
sant une mèche de cheveux sur le devant et en me l’entortillant fermement
autour de l’index. Parfois aussi, j’émettais un bourdonnement étrange. Au
printemps et en automne, lorsque je jouais dehors, je ne trouvais rien de
mieux à faire que d’aller embêter les abeilles"; je leur donnais des coups et les
écrasais avec le pied tout en faisant de drôles de bruits. À la cantine, je dissé-
quais mes sandwichs puis je mangeais chaque ingrédient un par un. Du point
de vue de l’apparence, le moins qu’on puisse dire était que je me démarquais.
Il m’arrivait d’être décoiffé, avec des petites mèches toutes raides qui ressor-
taient après que je les aie enroulées autour de mon doigt (je vous laisse le
soin d’imaginer Alfalfa dans Les Petites Canailles : maladroit, trop grand et en
proie à de gros problèmes de coordination). Ma chemise était souvent mal
boutonnée et je ressortais régulièrement des toilettes avec la fermeture
éclair du pantalon ouverte. Je détestais les pantalons qui me serraient trop à
la taille, ce qui fait que je portais surtout des pantalons qui auraient été par-
faits avec une ceinture. Seulement voilà, je ne supportais pas les ceintures et
il n’était pas rare que je me rende à l’école avec un pantalon trop ample.
Inutile de retourner le problème dans tous les sens : je n’avais pas la moindre
chance d’être apprécié de mes pairs compte tenu de mon comportement et
de mon apparence qui, bien au contraire, les poussaient à me tenir de plus en
plus à l’écart et faisaient de moi la cible rêvée. Tout cela ne faisait qu’accroître
mon sentiment d’anxiété et de confusion et m’incitait à me replier sur moi-
même et à m’isoler encore davantage. J’avais l’impression d’être un accident
de la nature.
De l’école primaire au collège, j’étais perdu dans ce labyrinthe sans issue. Avec
les années, ma réputation se confirmait et je continuais de m’égarer dans cet
immense labyrinthe. À chaque fois que je changeais d’école, mes bourreaux
potentiels paraissaient de plus en plus nombreux et dès lors que je suis entré
en sixième, tout le monde semblait être au courant que j’étais la personne à
prendre pour cible et à persécuter sans relâche. Certes j’avais des notes cor-
rectes à l’école chaque année et je savais que je pouvais «"tenir le coup"», mais
ce blindage émotionnel ne suffisait pas à me protéger des attaques de mes
pairs. Même si je me savais capable de suivre les cours et d’obéir au règlement
de l’école, d’effectuer mon travail et de réviser en vue des devoirs surveillés,
je faisais toujours preuve d’une telle maladresse dans mes interactions
sociales que c’en était douloureux.
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était absolument géniale dans la mesure où elle m’offrait une vue dégagée sur
les cars scolaires qui venaient se garer là, l’un à la suite de l’autre, à ce moment
précis de la journée. Les premiers cars arrivaient environ quinze à vingt
minutes avant la sonnerie et, la plupart du temps, le dernier car entrait en
scène une fois que tous les autres étaient partis.
Cette situation a coïncidé avec ma fixation croissante sur les cars scolaires,
qui répondait parfaitement à mon besoin d’immuabilité et de prédictibilité. La
majeure partie des cars arrivaient peu ou prou à la même heure et dans le
même ordre chaque jour. J’adorais étudier leur mode de stationnement, cal-
culer les espaces et voir les lignes entre chaque car. J’observais tout ce qui se
passait à l’extérieur de la salle de classe et j’étais particulièrement attentif à
l’arrivée du car qui allait me ramener à la maison. Tous les après-midi, sur le
chemin du retour, je prenais peu à peu conscience de l’itinéraire des autres
cars que je me représentais mentalement et je savais où tel car était censé se
trouver chaque jour à un moment précis.
En accord avec mon mode de pensée, et c’était courant à cet âge, j’avais créé
une règle qui régissait mon obsession pour les cars scolaires : je voulais que
le car que je prenais pour rentrer chez moi soit parmi les derniers, si ce n’est
le dernier, à se garer. De cette façon, je pouvais contempler à loisir la façon
dont il se garait une fois que tous les autres étaient partis. Qui plus est, quand
le car avait du retard, j’arrivais plus tard chez moi, ce qui laissait moins de
temps à mes parents pour crier après moi et me punir parce qu’ils ne vou-
laient pas que je me livre aux rituels que je m’imposais une fois rentré à la
maison. L’école était un espace structuré, ce qui n’était pas le cas à la maison.
Mes façons d’agir, qui leur apparaissaient si déplacées, me permettaient pour-
tant d’essayer de comprendre au quotidien l’environnement déstructuré et
chaotique dans lequel j’évoluais et sur lequel je n’avais que peu de contrôle.
Mais la plupart du temps, les règles que j’avais établies n’étaient pas en phase
avec la réalité. Mon car était presque toujours l’un des premiers, et non le
dernier, à entrer en scène et ma journée d’école finissait ainsi sur une note
très négative. À bien y réfléchir, j’étais furieux chaque matin avant d’aller à
l’école car aucun des membres de ma famille ne prenait son petit-déjeuner
dans l’ordre qui était prévu. J’étais également très en colère en fin d’après-
midi lorsque le chauffeur qui se trouvait au volant de mon car enfreignait
toutes les règles en arrivant bien trop tôt à mon goût. Je savais pertinemment
que je ne pouvais pas contrôler l’heure d’arrivée des cars scolaires. Il m’était
également impossible de convaincre le chauffeur de mon car de modifier ses
horaires pour me faire plaisir. Étant donné que mon car arrivait systématique-
ment dans les premiers, je n’ai rien trouvé de mieux que d’être, chaque après-
midi, le dernier élève à monter à bord.
À cet âge-là, les moments les plus éprouvants pour moi étaient les inter-
classes ainsi que les vingt-cinq minutes passées à la cantine. Je n’étais pas du
tout à l’aise dans cette grande pièce carrée, pas plus que dans les couloirs de
l’école, en raison de la forte concentration d’élèves. Le bruit et l’agitation
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Plus je grandissais, plus il devenait évident que quelque chose n’allait pas chez
moi, même si je ne faisais toujours pas le rapprochement avec l’autisme mal-
gré les discussions que j’avais eues avec mes parents à ce sujet. Je ne parve-
nais pas à assimiler cette idée et mettais tous mes problèmes sur le compte
du «"syndrome de la mauvaise graine"». J’étais convaincu que, pour une raison
que j’ignorais, j’étais fondamentalement mauvais, et ce depuis ma naissance.
J’ai cru cela pendant des années et mon mode de pensée binaire et concret
ainsi que mon interprétation littérale du sens des mots et ma façon bien par-
ticulière de communiquer avec le monde extérieur ne faisaient que confirmer
cette croyance. Les autres passaient leur temps à me réprimander, à crier
après moi, à me taquiner, à m’infliger toutes sortes de souffrances, à m’igno-
rer et à me rejeter. Je ne connaissais que ce que j’étais amené à constater : un
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
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qu’ils me portaient découlait justement de leur amour pour moi. C’était par
amour et non en raison d’un sentiment de haine qu’ils me reprenaient
constamment.
Mais il y avait quelque chose de bien plus frustrant et exaspérant pour moi :
j’étais incapable de reconnaître les moments où je bénéficiais d’une opinion
favorable auprès d’eux et d’y répondre convenablement. Lorsque j’étais
enfant puis adolescent, mes parents sont venus vers moi à maintes reprises
en me suppliant de leur dire ce que je ressentais ou ce à quoi je pensais.
C’était surtout le cas chaque fois que je rentrais de l’école contrarié, en colère
ou au bord de l’effondrement émotionnel. Tous les efforts qu’ils déployaient
pour me réconforter ne suffisaient pas et jamais ils n’obtenaient de réponse
de ma part. Je parviens seulement maintenant à imaginer le degré de frustra-
tion, de colère et de tristesse que mon attitude a dû occasionner chez eux. Ma
mère avait beau me prendre par les épaules, me regarder droit dans les yeux
et m’implorer de lui dire ce qu’elle pouvait faire pour m’aider, je ne répondais
pas.
Plusieurs raisons me poussaient à agir avec elle de manière si peu sociable.
À cause de ma compréhension littérale des choses, je n’étais pas capable de
me représenter de façon précise ce qui s’était passé. J’avais conscience que
les autres me maltraitaient, me brutalisaient, me ridiculisaient, me frap-
paient, me giflaient, me donnaient des coups de poing et me faisaient tré-
bucher. Mais pour autant, je ne savais pas comment faire pour mettre un
terme à ces agissements ni comment en parler à quelqu’un qui pourrait
m’aider.
Il y avait une autre raison pour laquelle je gardais le silence et je n’arrivais
pas à regarder ma mère dans les yeux : la douleur trop récente résultant de
ces tristes expériences m’empêchait de les relater à quiconque, ce qui aurait
eu pour effet d’accroître ma souffrance. Manquant de clairvoyance, je
croyais que mes parents en arriveraient à la conclusion que j’avais ma part
de responsabilité dans ce qui se passait à l’école. Car après tout, ils me répri-
mandaient sans cesse à la maison pour des choses que je faisais et qu’ils
estimaient déplacées alors pourquoi en serait-il autrement vis-à-vis de
l’école"?
En outre, le fait de parler des méfaits on ne peut plus cruels des autres
gamins revenait à affronter une réalité que je préférais nier. Je savais que
j’étais incapable de trouver mes mots pour décrire la situation, c’est pourquoi
la seule issue possible à mes yeux était d’opter pour la solution de facilité, à
savoir le déni et la dissimulation. Pourquoi s’évertuer à parler d’une journée
où tout est allé de travers quand on n’a pas les capacités suffisantes"? Cela
n’aurait fait qu’aggraver mon état. Une dernière raison, certes subtile, mais
essentielle, qui puisse expliquer mon manque de réactivité était directement
liée à l’image que j’avais de moi. Mon estime de soi était au plus bas et il me
faudrait probablement fournir un effort herculéen pour venir à bout de l’injus-
tice dont j’étais victime. Il s’agissait d’évènements complexes et liés les uns
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
aux autres qui partaient dans toutes les directions, sans point de départ ni
d’arrivée précis.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Je suis retourné dans l’Ohio en 1984 où j’ai exercé pas mal de «"petits bou-
lots"» payés au SMIC, comme agent d’entretien dans un magasin de donuts,
plongeur dans un fast food ou encore souris dans une pizzeria (j’étais
déguisé et je devais m’assurer que les jeux vidéo fonctionnaient). Au bout
de quelques années, j’ai ressenti le besoin de faire quelque chose pour aider
les autres. C’est pourquoi, quand un ami m’a parlé d’une maison de retraite
qui recrutait près de chez moi, j’ai posé ma candidature pour le poste d’auxi-
liaire de rééducation fonctionnelle et j’ai été engagé. À mes yeux, c’était mon
premier vrai emploi. J’avais beaucoup de respect et d’affection pour les
personnes âgées, en partie grâce à la relation privilégiée que j’entretenais
avec ma grand-mère.
Le livre que j’ai écrit avec ma mère au sujet de
ma lutte contre l’autisme, intitulé Moi, l’enfant
autiste, a été publié en 1992. Le franc succès
qu’il a remporté m’a donné envie de deve- Je vois enfin l’autisme
nir écrivain et c’est à ce moment-là que qui m’affligeait sous
j’ai envisagé l’éventualité de reprendre son vrai visage : c’était
mes études dans le but d’obtenir un une tout autre façon d’entrer
diplôme de journalisme. J’avais horreur en relation avec un monde
du changement auquel j’avais toujours auquel je devais essayer
opposé une résistance farouche et, qui de donner un sens.
plus est, j’aimais beaucoup mon métier,
mais malgré cela, j’ai fini par démissionner
après douze ans de bons et loyaux services dans
cette maison de retraite et je me suis à nouveau ins-
crit à l’université (Youngstown State University). Pour moi, le métier de jour-
naliste était complètement à l’opposé de la condition autistique. Cela
supposait de se tourner vers l’extérieur, de prendre l’autre en considération,
de faire preuve d’objectivité, d’avoir suffisamment de recul et de regarder
chaque situation sous plusieurs angles.
Après deux semestres de cours, j’ai postulé à un stage au sein de notre jour-
nal local et j’ai été pris. Même si je n’avais jamais utilisé d’ordinateur aupara-
vant et faisais tout mon possible pour m’en tenir éloigné, j’avais désormais un
emploi qui m’obligeait à travailler avec cet outil. Plutôt que de dissimuler mon
ignorance, j’ai demandé de l’aide et je l’ai obtenue. J’étais secrétaire de rédac-
tion et les autres employés travaillaient avec moi, m’enseignaient les bases de
l’informatique et se montraient extrêmement encourageants. Ce travail était,
certes, nouveau pour moi, mais mes collègues ont tout fait pour que je me
sente accepté et apprécié. Pour la première fois de ma vie, j’avais conscience
de faire partie d’un groupe. J’ai pris davantage confiance en moi lorsque j’ai
appris que mon stage était prolongé d’un semestre et au bout d’un an, j’ai
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
son vrai visage : c’était une tout autre façon d’entrer en relation avec un
monde auquel je devais essayer de donner un sens.
Établir et entretenir des relations saines avec autrui n’est pas chose facile
pour la plupart d’entre nous. Pour s’en apercevoir, il suffit d’aller au restaurant
et d’observer tous ces couples installés à une table qui ne se regardent pas
vraiment. Ils restent assis sans bouger en attendant leur plat et se sourient à
peine lorsque leurs regards se croisent. Ils parlent plus au serveur qu’à leur
conjoint. Loin de moi l’intention de juger, mais je me demande souvent à quoi
peut ressembler leur vie privée.
Au fil des ans, j’ai eu l’occasion de discuter avec des amis des gros problèmes
relationnels qu’ils ont rencontrés, qu’il s’agisse d’un compagnon alcoolique et
violent, d’une relation maritale à sens unique, de problèmes financiers et de
leurs conséquences sur la vie de couple, etc. S’il y a une chose que j’ai retenue
au sujet des relations et qui va à l’encontre de ce que je pensais avant de
vaincre l’autisme, c’est qu’il n’existe aucune règle absolue qui garantisse un
succès total dans ce domaine.
Il existe cependant des «"règles non écrites"» primordiales que j’ai relevées
sur le parcours alors que je m’ouvrais peu à peu au monde et que j’étais davan-
tage en phase avec la société. Ce cadre général régit désormais la manière
dont je me comporte avec les autres et ma façon d’appréhender autrui. Il me
permet également d’ouvrir une multitude de portes, ce qui contribue à mon
bien-être depuis plusieurs années.
L’autisme a été une expérience particulière pour moi, souvent très doulou-
reuse. Il m’a fallu du temps pour me sentir à l’aise avec les autres et avoir
suffisamment confiance en moi pour affronter les situations qui se présen-
taient. Il n’y a pas eu de révélation soudaine faisant subitement de moi un être
social. Mon état actuel est l’aboutissement d’un processus dont les diffé-
rentes étapes se sont succédé, chacune selon son propre rythme.
J’ai beaucoup changé depuis que j’ai déclaré la guerre à l’autisme. J’apprécie
davantage les choses que je prenais auparavant pour argent comptant. Les
idées et les concepts contribuent à mon épanouissement et je me sens
désormais très à l’aise dans le domaine de l’abstraction. Il est intéressant de
noter que plus je me détache de ma condition autistique, moins je suis
capable de mémoriser des informations. Maintenant, j’ai beaucoup de mal
avec les chiffres, les dates et les listes, mais si c’est le prix à payer pour pou-
voir me débrouiller dans la vie et bien m’entendre avec les autres, je suis tout
à fait disposé à consentir à ce renoncement.
Heureusement, j’ai enfin réussi à nouer des liens. J’ai d’excellents rapports
avec ma famille, des amis exceptionnels, un travail qui me comble puisque je
suis journaliste et une femme avec laquelle je suis en couple depuis 2003.
Toutes les personnes qui font partie de ma vie m’apportent énormément.
Je n’ai jamais été aussi heureux de toute ma vie. Je me sens profondément
relié au monde et il ne se passe pas un jour sans que je remercie le ciel.
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Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui
«!Un nouveau jour se lève, j’ouvre les yeux et le chemin est dégagé
Un nouveau jour, j’avance pour me rapprocher du but,
Un nouveau jour, je déploie mes ailes, je fais comme bon me semble,
Un nouveau jour se lève!»
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2 DEUX ESPRITS :
DEUX PARCOURS.
COMMENT LA PENSÉE
AUTISTIQUE AFFECTE
LA COMPRÉHENSION
SOCIALE
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
L
a phrase tristement célèbre de René Descartes, «!Je pense, donc je
suis!», décrit avec justesse la manière dont l’individu porteur d’au-
tisme perçoit son propre monde. Son esprit n’est qu’absolu, schémas
de pensée à la fois rigides et répétitifs où chaque détail devient un point focal
sur lequel se porte une attention excessive et où l’égocentrisme prévaut sur
l’exploration. La façon dont une personne pense, que ce soit sur le plan phy-
siologique, affectif ou cognitif, a un impact sur sa capacité à saisir le sens de
son vécu, à comprendre ses comportements et leurs conséquences et à évo-
luer au sein de la société. Ceci est particulièrement flagrant dans le domaine
de la «!pensée sociale!» et des comportements sociaux.
Avant même de commencer à enseigner les règles non écrites des relations
sociales à un enfant ou à un adulte, il s’agit, pour les personnes qui ne sont pas
atteintes de troubles du spectre autistique, de se familiariser avec le cerveau
autiste ainsi qu’avec les pensées et les points de vue des enfants et adultes
porteurs d’autisme. Dans le passage suivant, Sean et Temple décrivent le
fonctionnement de leur cerveau. Ils dépeignent deux façons bien distinctes
de penser et de percevoir les choses – ce sont là deux individus qui, malgré
leur condition autistique, sont parvenus, de manière sensiblement différente,
à entrer en relation avec le monde qui les entoure et à le comprendre. Ils ont
cette capacité à décrire leurs pensées jusque dans le moindre détail, ce qui
est une chance pour les parents et les enseignants qui peuvent ainsi se repré-
senter avec précision le fonctionnement du cerveau autiste. La description de
Sean et Temple permet également au cerveau neurotypique de sortir de sa
zone de confort pour découvrir un mode de pensée différent. En un sens, cela
nous pousse à «!sortir de notre cerveau!» dans le but de comprendre parfai-
tement le mode de pensée autistique qui régit leurs gestes, leurs réactions,
leurs pensées et leurs sentiments.
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
l’ont acheté, mais ce que je n’ai pas n’oublié, c’est que c’était un vieil appareil
imprévisible. Chaque fois que je l’allumais, je ne savais jamais à quoi ressem-
blerait l’image dont la qualité semblait dépendre de facteurs particuliers qui
restaient un mystère pour moi.
Il arrivait que l’image soit plutôt nette lorsque j’allumais la télévision, mais la
plupart du temps, je recevais plus de stimuli qu’un téléspectateur doté d’un
minimum de discernement devrait voir et entendre : un joyeux mélange entre
le programme que j’avais l’intention de regarder et le son d’une émission dif-
fusée sur une chaîne concurrente. Pour vous donner un exemple, parfois,
alors que j’allumais la télévision pour regarder un épisode de «!Bonanza!»,
j’entendais le son saccadé d’un autre film dans lequel John Wayne s’élançait
au galop en direction du soleil couchant. C’est curieux, mais il fallait que je me
place à un mètre environ du téléviseur et que je tape fort du pied sur le sol
pour tenter de régler le problème et espérer avoir un son qui corresponde à
l’image que j’avais sous les yeux. Au fil du temps, une relation inverse s’est
établie entre la fréquence des coups de pied au sol et l’harmonie entre l’image
et le son. Au crépuscule de sa vie, le téléviseur nous privait de plus en plus
souvent de l’image et seul le son nous parvenait.
Je me souviens comme si c’était hier de la frustration grandissante que je
ressentais alors et, plus de vingt ans plus tard, je fais le parallèle entre le com-
portement du poste de télévision et le mien à cette période de ma vie. Nous
étions tous deux inconstants, décevants et imprévisibles. Aux yeux des
autres, nous étions totalement inconsistants.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
C’est là que réside une partie de l’expérience autistique en jeu. Je m’aperçois que ma
condition ne se résumait pas nécessairement à ce que je faisais, à ce qui m’intéressait
lorsque j’étais enfant ou adolescent voire à mes fixations. Beaucoup d’enfants prennent
plaisir à faire des découvertes du même acabit que celles que je faisais au club de
natation. Les jeux de cette nature peuvent s’avérer très salutaires. De même, nombre
d’enfants ont des rituels qui leur permettent de comprendre leur environnement et
leur vie tout en les aidant à les organiser selon un plan bien précis. Nous aimons tous
que les choses soient prévisibles et structurées et il est difficile d’imaginer le chaos qui
s’ensuivrait si tel n’était pas le cas. La répétition en soi n’est pas non plus forcément un
signe précurseur de l’autisme.
D’après ma propre expérience, ce qui contribue à distinguer les individus atteints d’au-
tisme de leurs homologues neurotypiques est l’ajout de certains facteurs plus extrêmes
à ce mélange, ainsi qu’une incapacité à traiter l’information qui leur parvient. En ce qui
me concerne, je devais acquérir ce que j’appelle des «!îlots de connaissances!». Autre-
ment dit, j’apprenais tout au coup par coup et j’avais beaucoup de mal à prendre en
compte les repères ou les informations dans une situation particulière et à les relier à
une autre situation, même similaire. Par exemple, je faisais une fixation sur les comp-
teurs de vitesse. Quand je me promenais dans la rue avec ma mère, je regardais le comp-
teur de chacune des voitures garées dans le quartier pour observer la position de
l’aiguille. Mais quand une voiture s’engageait dans notre petite rue tranquille, je lâchais la
main de ma mère et me précipitais sur la route pour regarder l’aiguille du compteur
bouger à travers la vitre. Ma mère avait beau me gronder et me punir, je ne me souvenais
jamais de ces effets négatifs et dès qu’une voiture passait dans notre rue, je recommen-
çais. Mes conduites répétitives avaient le mérite d’apaiser, l’espace d’un instant, la peur
qui n’avait de cesse de m’envahir. Pas un seul instant je ne m’imaginais qu’en me précipi-
tant ainsi sur la route, j’avais toutes les chances de me faire renverser par une voiture. La
nécessité de surmonter ma peur éclipsait tout le reste.
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
sensoriels sont bien réels et qu’ils ont une incidence considérable sur notre
vie. Il y a pourtant des milliers d’autistes Asperger dits verbaux qui en
témoignent sans relâche alors pourquoi les gens n’écoutent-ils pas!? Je pense
que leur cerveau est tellement rigide dans sa façon de penser et de percevoir
les choses qu’ils sont purement et simplement incapables de concevoir qu’il
puisse exister un autre mode de pensée. La pensée rigide n’est pas unique-
ment le lot des individus atteints d’autisme car il semblerait qu’elle soit solide-
ment ancrée en chacun de nous. Mais les personnes neurotypiques estiment
qu’il n’y a aucun mal à être rigide tant que leurs idées sont partagées par un
nombre suffisant de personnes. Si Galilée ou Albert Einstein avaient tenu ce
raisonnement, nous n’en serions pas là aujourd’hui. S’il n’existait qu’un mode de
pensée unique, il n’y aurait ni progrès, ni inventions, ni découvertes.
Lorsqu’on pense en images alors que le reste du monde communique verba-
lement, il est quasiment impossible pour un penseur verbo-linguistique d’ima-
giner notre point de vue. En revanche, il est selon moi plus facile pour les
penseurs visuels d’apprendre à penser en mots. Avec l’âge, je comprends
mieux de quoi il retourne.
On retrouve ce clivage entre mode de pensée visuel et verbal dans l’élevage
industriel des bovins. Les individus qui comprennent le mieux ce que je dis au
sujet des animaux sont les formateurs les plus intuitifs, or il se trouve qu’ils
sont souvent confrontés à un trouble de l’apprentissage comme la dyslexie.
Pour ce qui est des autres, à savoir les penseurs verbo-linguistiques, l’optique
comportementaliste prime dans leur rapport à l’animal et le conditionnement
opérant est au centre de leurs préoccupations au détriment de tout le reste,
comme par exemple les différences génétiques qui existent chez les animaux
et qu’ils semblent nier.
D’après moi, l’une des raisons pour lesquelles la méthode ABA a gagné en
popularité est qu’elle plaît aux penseurs verbo-linguistiques. C’est sans doute
pour cela qu’ils n’apprécient pas outre mesure les méthodes qui s’appuient
sur le principe selon lequel notre intelligence se développe à partir de nos
émotions qui sont elles-mêmes dues, au tout début, aux stimulations senso-
rielles. Je pense, par exemple, à l’approche DIR (Developmental Individual-
difference Relationship-based)/Floortime, mise au point par Stanley
Greenspan, qui prend en compte les différences individuelles et la relation
interpersonnelle ou encore au programme RDI (Relationship Development
Intervention), développé par Steven Gutstein, qui permet d’apprendre à l’en-
fant à s’insérer au mieux dans des systèmes de plus en plus dynamiques
changeant de manière imprévue et aléatoire.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
du moment où je suis seule (j’ai appris que c’était un trait également propre
aux neurotypiques). Il s’agit de trouver le juste milieu entre notre nature pro-
fonde et les règles tacites imposées par la société et c’est dans cette direc-
tion que nos efforts doivent s’orienter.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Sean s’exprime
Je ne comprenais vraiment pas pourquoi il fallait faire des devoirs à la mai-
son. Après tout, ce qui avait trait à l’école devait y rester, point. Un soir,
j’étais en train de regarder La Nouvelle Équipe quand mon père est arrivé et
a éteint la télévision alors que l’épisode n’était pas encore terminé. Il m’a dit
d’un ton sévère qu’il était hors de question que je regarde la télévision tant
que mes devoirs n’étaient pas faits et qu’il veillerait à ce qu’il en soit ainsi
tous les soirs. À mes yeux, il s’agissait là d’une punition pure et simple dans
la mesure où il m’empêchait de faire ce qui me plaisait pour des raisons qui
m’échappaient. Même quand j’étais au CP, j’adorais regarder la télévision
compte tenu de la stimulation visuelle et de la prédictibilité qu’elle offrait.
C’était bien trop abstrait pour moi de suivre les règles établies par mon
père. C’était comme s’il me punissait et m’empêchait de me livrer à mes
intérêts afin que je concentre mon attention sur quelque chose qui, pour
moi, n’avait aucun sens.
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
recevait des invités et que je leur présentais le plateau de petits fours, pas une
fois je me suis mal comportée. En revanche, au-dessus du lieu de réception, je
n’avais pas toujours une conduite exemplaire. Je faisais bien la distinction entre
ces deux endroits. Ma chambre étant située au-dessus du lieu de réception, j’ai
donc décidé de faire peur aux invités en accrochant une robe à un cintre et en
le faisant glisser le long de la façade depuis la fenêtre de ma chambre. Les gens
qui ont vu la robe ont hurlé, mais je l’ai très vite remontée si bien qu’ils n’ont pas
compris ce qui s’était passé. J’étais au-dessus de la salle de réception et non
pas dedans. Bien sûr, ma condition autistique n’expliquait qu’en partie ce com-
portement!; j’étais totalement immature et je me plaisais à tester les limites
afin de voir jusqu’où je pouvais aller sans me faire disputer.
L’accès au sens ne se fait pas par les mêmes voies pour les individus atteints
d’autisme, qui vont du particulier au général, que pour les neurotypiques, qui,
eux, vont du général au particulier. Cela génère donc de gros problèmes de com-
préhension chez les enfants avec autisme. Leur univers tout entier est fait de
détails – des milliers de bribes d’informations qui ne sont pas nécessairement
reliées les unes aux autres, du moins au début, étant donné que leur mode de
pensée n’est pas encore tout à fait à l’aise avec la notion de concept – surtout
en ce qui concerne les enfants en bas âge. En outre, ces petits morceaux d’infor-
mations revêtent tous la même importance dans l’esprit d’un enfant porteur
d’autisme. Il a encore du chemin à parcourir avant d’être capable d’attribuer sans
se tromper plusieurs niveaux de signification à une information donnée.
Imaginez ce à quoi pourrait ressembler votre vie si, dès le plus jeune âge, pour
chaque expérience, chaque interaction de base – que ce soit avec les membres
de votre famille, à l’épicerie, avec le chien dans le jardin – tous les détails étaient
stockés dans votre cerveau sous forme de bribes d’informations bien distinctes
sans que vous ayez la moindre idée de ce qui les relie les unes aux autres. Pas de
concepts, pas de catégories, pas de généralisation, juste des détails. Vous vous
retrouveriez vite submergé et le monde serait invivable!! À ce stade, vous trou-
veriez tout à fait normal d’avoir besoin de tout couper, de vous déconnecter et
de vous réfugier dans le silence le plus total afin de fuir cette masse de détails
sans rapport les uns avec les autres qui bombardent littéralement vos sens.
Vous comprendriez aussi que l’accès de colère est inévitable quand tout devient
ingérable compte tenu de l’abondance d’images à traiter à chaque instant.
121
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
plus utiliser ce critère pour faire la différence entre ces deux catégories d’ani-
maux. J’ai donc cherché une caractéristique physique propre aux chiens qui
n’existait pas chez les chats : j’ai constaté que, quelle que soit leur taille, tous
les chiens avaient la même truffe. Quelqu’un d’autre aurait très bien pu utili-
ser une catégorie sonore : les chiens aboient, les chats miaulent.
Les neurotypiques ont un mode de pensée radicalement opposé. Dès leur plus
jeune âge, ils comprennent avec précision et sans effort les grandes catégories
ainsi que les concepts dans lesquels ces millions de détails trouvent leur place.
Nul besoin de mener une enquête approfondie dans leur tête en scannant les
centaines voire les milliers de bribes d’informations dans le but de trouver
toutes les images correspondant à un animal à quatre pattes (et Dieu sait s’il y
en a!!), d’une taille bien précise (il y en a encore beaucoup), avec des oreilles et
une queue (toujours une grande quantité), qui aboie (l’éventail se réduit) et qui
a une truffe d’une certaine forme pour «!apprendre!» le concept de «!chien!».
Pour eux, le concept de «!chien!» est une généralité qui a une signification, et
ce depuis leur premier contact avec l’animal en question. Le cerveau crée auto-
matiquement une image accompagnée de la légende «!chien!» et l’encode dans
une région spécifique. Suite à cela, à chaque fois que l’enfant voit un chien, les
informations détectées par l’œil sont acheminées par les voies nerveuses
jusqu’à cette fameuse région du cerveau où s’opère le traitement des données
qui sont mises en relation avec les informations déjà stockées. Les enfants
neurotypiques n’ont pas besoin de réfléchir chaque fois qu’ils voient un chien
de couleur ou de race différente. Il n’est pas nécessaire pour eux de relever
chaque détail individuel du nouvel animal qu’ils ont sous les yeux, en se deman-
dant : «!Est-ce que cet animal est un chien!? Est-ce qu’il répond aux critères du
chien!?!» Ils savent que c’est un chien, un point c’est tout.
Si l’on met en pratique ce mode de pensée propre à l’autisme dans l’univers
nébuleux des interactions sociales, avouez qu’il y a de quoi être désorienté!!
Chaque interaction sociale, même brève et sans importance, contient une
multitude d’indices plus ou moins évidents permettant de comprendre la
situation dans son contexte et d’y réagir de façon adéquate. Les concepts et
autres catégories propres aux interactions sociales n’ont pas de caractéris-
tiques clairement définies comme c’est le cas pour les objets, les endroits ou
encore les matières scolaires les plus logiques comme les maths ou les
sciences physiques. Néanmoins, pour les penseurs visuels, ils correspondent
à des images concrètes.
Temple ajoute
Lorsqu’on tente de déterminer quelles sont les caractéristiques du «!chien!»
dans le but de comprendre le concept général, cela n’a rien à voir avec le fait
d’essayer d’expliquer ou d’enseigner les concepts d’«!amitié!» ou de
122
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
Temple se livre
Avant mes quarante ans, j’avais l’impression désagréable que je n’étais pas
capable de bien penser, que je n’avais pas suffisamment de données sur mon
disque dur pour être en mesure de vraiment comprendre un large éventail de
thèmes et de situations sociales et d’y réfléchir de façon intelligente. J’avais
une pensée rigide et je m’appuyais sur des symboles. Comme je l’ai longue-
ment évoqué dans mon livre, Penser en images, il y avait, dans mon lycée, une
petite porte au grenier qui donnait sur le toit. Il m’arrivait souvent de franchir
cette porte – littéralement, mais aussi mentalement – pour me préparer à la
vie après le bac. C’était une transition si abstraite que la seule façon pour moi
de l’envisager était de visualiser cette porte et de la franchir. À seize ans, je
n’avais pas encore vécu suffisamment de choses pour pouvoir piocher des
images dans ma mémoire. Maintenant, je n’utilise plus de symboles de portes
car j’ai pu, au cours de ces soixante-dix dernières années, stocker sur l’im-
mense Internet situé dans ma tête un nombre considérable d’images. Grâce à
123
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
124
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
licencier une fois et il ne m’en a pas fallu plus pour apprendre que ma priorité
absolue était de conserver mon emploi et que je devais tout faire pour y par-
venir. J’ai discuté récemment avec une dame au sujet d’un adulte qui s’était
déjà fait renvoyer une trentaine de fois parce qu’il disait aux clients qu’ils
étaient gros ou laids – commentaires certes factuels, mais socialement inac-
ceptables. Il continue à agir de la sorte et ne comprend toujours pas le carac-
tère inapproprié de son comportement. Manifestement, le câblage du cerveau
n’est pas le même pour lui que pour moi et personne n’est là pour lui prodiguer
l’enseignement structuré dont il a besoin afin de faire la différence entre hon-
nêteté et diplomatie (l’une de nos dix règles non écrites). Je suppose qu’il en
est ainsi sur l’ensemble du continuum – le câblage du cerveau est légèrement
différent et pourtant, l’impact de ce câblage défectueux est immense.
Je trouve que les garçons porteurs d’autisme ont généralement plus de mal
que les filles à se soumettre à l’autorité et que leur mode de pensée est plus
rigide. La première fois que j’ai eu une contravention, je me suis montrée très
polie : «!Oui Monsieur, très bien Monsieur, je vous donne mon permis de
conduire tout de suite, Monsieur!» – rien qui ressemblait à un comportement
d’opposition. Dans l’ensemble, les filles sont plus flexibles dans leur façon de
penser, qu’elles soient atteintes d’autisme ou non. Cela explique en partie
pourquoi, selon moi, elles ont plus de facilités à travailler en groupe, ce qui
leur donne davantage d’occasions d’être en contact avec les autres.
Les individus avec autisme qui pensent en images ne traitent pas les données
de la même manière que les penseurs verbo-linguistiques. Notre pensée est
principalement associative, c’est-à-dire que nous associons des éléments qui,
aux yeux des autres, n’ont aucun rapport les uns avec les autres. D’après la
plupart des neurotypiques, notre pensée est linéaire alors qu’en fait, elle ne
l’est absolument pas. Elle est associative. C’est un peu comme pour le moteur
de recherche Google : on entre un mot clé et tout ce qui s’y rapporte de près
ou de loin apparaît sur l’écran à partir du moment où le mot clé fait partie du
décor. Par exemple, si j’ai un problème à résoudre, mon cerveau est obligé de
passer au crible une multitude de petits détails que mon moteur de recherche
me fournit. C’est comme si quelqu’un vous donnait un énorme sac contenant
toutes les pièces d’un puzzle sans l’image pour vous aider à les assembler.
Une fois que j’ai réussi à reconstituer presque un quart du puzzle, je sais à peu
près à quoi va ressembler l’image. Je sais en tout cas s’il s’agit d’un cheval,
d’une maison ou bien d’une moto. Chaque bribe d’information apporte un
indice et a donc une valeur réelle. À la manière de Sherlock Holmes, je m’ar-
rête sur chaque détail, aussi minuscule soit-il, afin de juger de sa pertinence.
Mais cela implique que j’analyse avec minutie tous les autres détails dans le
but de trouver ceux qui vont constituer les pièces du puzzle. Ce processus
125
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
consiste à relever les détails qui vont m’être utiles. Peut-être cela aidera-t-il à
comprendre pourquoi les individus atteints d’autisme mettent plus de temps
à réagir. Notre cerveau a un immense travail à accomplir avant que nous puis-
sions déterminer ce que nous devons dire ou faire.
126
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
127
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
seurs verbaux qui n’ont pas cette capacité. Ils ne peuvent pas se représenter
mentalement ne serait-ce que leur propre voiture. Il est extrêmement diffi-
cile pour ces penseurs verbo-linguistiques qui n’ont pas accès à la visualisa-
tion de comprendre le cerveau autiste, surtout celui de quelqu’un de visuel
qui pense en images. Tout cela leur est totalement étranger et n’a absolu-
ment aucun sens.
Et pourtant, pour enseigner aux individus avec autisme qui sont visuels, il
serait souhaitable que ces parents et professionnels neurotypiques com-
prennent mieux leur façon de penser!; sans cela, les programmes de remédia-
tion ne peuvent être adaptés à leur mode d’apprentissage. Peut-être qu’un
exemple bien précis de la façon dont mon cerveau fonctionne pourrait leur
être utile. Imaginons que quelqu’un me demande lors d’une conférence :
«!Temple, quelle est la taille optimale d’un abreuvoir destiné aux animaux!?!»
Voici ce qui se passe dans ma tête, image par image :
Pour commencer, je visualise différents abreuvoirs : des grands, comme
ceux que j’ai aperçus en Arizona, et des moins grands, que j’ai pu voir lors
de mes déplacements ou dans des livres. Ce qui me permet d’affirmer que
la taille optimale dépend des cas. Si l’éleveur n’a pas la possibilité de rem-
plir l’abreuvoir régulièrement, mieux vaut en prévoir un gros afin d’être sûr
que les animaux ne manquent pas d’eau. Mais ceux-là sont difficiles à net-
toyer. Il faut également s’assurer qu’il y a suffisamment d’abreuvoirs en
fonction du nombre d’animaux et au moment où je dis cela, je me repré-
sente mentalement des abreuvoirs que l’on trouve dans les parcs d’en-
graissement de bovins et des abreuvoirs d’écurie. Il y a aussi des situations
dans lesquelles l’animal ne boira pas à l’abreuvoir. Je ne suis même pas
sûre que la personne ait parlé de bovins donc là, je vois des abreuvoirs
pour porcs. Et puis je vois des sucettes!; je vois un petit abreuvoir biberon
pour rongeur. J’extrais tellement d’informations à partir d’une question
anodine comme celle-là!! Ce serait donc bien de modifier la question, ce
qui permettrait de réduire les possibilités. Pourquoi ne pas me demander
mon avis sur les abreuvoirs employés dans les parcs d’engraissement de
bovins dans le Colorado!? À présent, je vois quelque chose de bien plus
précis et toutes les images d’abreuvoirs biberons pour rongeurs et d’abreu-
voirs pour porcs disparaissent. Dans le Colorado, en hiver, l’eau qui est à
l’extérieur gèle. Ainsi, un abreuvoir à circulation permanente ou antigel
avec système de chauffage s’avère indispensable. Je vois également un
abreuvoir en fibre de verre qui empêche l’eau de geler. Une autre image
apparaît : plusieurs abreuvoirs sont disposés les uns à côté des autres dans
un enclos!; il faut effectivement savoir qu’un bœuf peut décider de se pla-
cer près de l’abreuvoir, empêchant ainsi un autre animal de boire et ça, ce
n’est pas bien. Les images ne cessent de défiler et toutes ont un lien avec
les abreuvoirs.
Si vous m’aviez demandé de vous parler de ces abreuvoirs pour bovins
quand j’étais à l’école primaire, la seule image qui serait apparue dans ma
128
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
tête aurait été celle de la gamelle d’eau de mes chiens. Cela n’aurait pas
été spécialement adapté, mais c’est tout ce qui se serait trouvé sur mon
disque dur à l’époque. Mon cerveau se serait alors concentré sur autre
chose afin de pouvoir répondre. Et parce que j’étais déjà particulièrement
ingénieuse petite, je suis sûre que j’aurais été en mesure d’apporter une
réponse des plus cohérentes. J’aurais pu me dire par exemple que les
bovins sont bien plus gros que les chevaux ou qu’un chien. Ils boivent donc
une plus grande quantité d’eau et par conséquent, l’abreuvoir doit être
plus gros. Et c’est à ce moment précis qu’entrerait en scène ma capacité à
résoudre les problèmes et à mener l’enquête. J’aperçois une image de
l’Encyclopédie Universalis. J’aurais consulté l’encyclopédie pour essayer
de connaître la quantité d’eau dont les bovins ont besoin. Voici comment
mon cerveau fonctionne.
129
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
qu’on éteint l’ordinateur sans l’avoir sauvegardé, il aura disparu une fois
qu’on rallumera l’ordinateur. À partir du moment où il y a une réaction émo-
tionnelle intense ou un vif intérêt, la situation est stockée dans la mémoire.
Sans réaction émotionnelle, tout se passe comme s’il n’était rien arrivé. J’ai
déjà eu l’occasion d’effectuer quelques tests sur moi. Un jour où je me ren-
dais au travail, j’ai bien regardé les maisons qui se trouvaient sur mon che-
min. La fois suivante, c’était comme si je ne les avais jamais vues, tout
simplement parce qu’elles ne présentent aucun intérêt à mes yeux. En
revanche, je me souviens parfaitement du Super U et du Casino parce que
c’est là que je fais mes courses!; ces magasins ont un sens. Je me demande
parfois si ceci peut expliquer, du moins en partie, pourquoi les enfants avec
autisme ont tant besoin de s’entendre répéter les choses pour pouvoir les
apprendre. Si une expérience n’a pas grand intérêt pour eux et s’il n’y a
aucune émotion qui s’y rattache (renforcement significatif ou motivation
intrinsèque), elle ne sera pas sauvegardée sur le disque dur. Tout cela
explique également pourquoi ces mêmes enfants assimilent tout ce qui a
trait à leurs intérêts spécifiques avec une telle facilité. La moindre petite
information digne d’intérêt est sauvegardée. Il est indispensable que parents
et enseignants intègrent le concept selon lequel les informations ne sont
pas automatiquement stockées dans la mémoire des enfants atteints d’au-
tisme. Reste à comprendre ce qui appuie sur le bouton Enregistrer.
131
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
132
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
Il est intéressant de noter que les dix règles non écrites essentielles dont
nous allons parler plus loin dans ce livre sont le reflet de ces trois principes.
Et Temple de poursuivre
Étant donné que nous comprenons de mieux en mieux comment fonc-
tionne le cerveau, il n’est pas impossible qu’un jour ou l’autre, nous décou-
vrions que dans chaque être humain résident des compétences savantes,
mais que l’utilisation du langage constitue un frein à notre capacité à accé-
der à ces régions du cerveau. Une recherche menée par Bruce Miller
montre que chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, les dom-
mages subis par le cortex frontal et les aires du langage permettent de
révéler des talents artistiques et musicaux. Ces avancées scientifiques
serviront peut-être à favoriser la reconnaissance des personnes qui
peuvent apporter une contribution significative à la société malgré leur
manque d’habiletés sociales.
Les parents et les enseignants qui s’occupent des individus atteints d’au-
tisme doivent comprendre qu’il est impossible de métamorphoser
quelqu’un qui n’est pas social en un être social. Il faut bien faire la distinc-
tion entre habiletés sociales – qui devraient être enseignées à tous – et
capacité à établir des liens affectifs, et reconnaître que tous les individus
porteurs d’autisme ne sont pas nécessairement des êtres sociaux, même
si telle était la volonté des autres à notre égard. Même si certains d’entre
nous sont amenés à devenir des acteurs hors pair, ce ne sera jamais qu’un
rôle qu’ils apprennent par cœur dans le but de l’interpréter avec toujours
plus de finesse à mesure que les années passent. Notre bonheur va
dépendre de ce que nous faisons et non des liens affectifs que nous
tissons.
Pour d’autres, la capacité à faire le lien et à s’atta-
cher est une graine certes ensevelie sous un
monceau de problèmes sensoriels et de
besoins physiques non satisfaits, mais qui
peut se transformer en un bonheur d’une
tout autre nature. Pour moi, l’essentiel Notre bonheur va
est d’apprendre aux personnes por- dépendre de ce que
teuses d’autisme à s’adapter à leur nous faisons et non
environnement social tout en conser- des liens affectifs
vant leur identité, y compris leur que nous tissons.
autisme. L’autisme ne présente pas que
des aspects négatifs!; il s’agit de miser sur
les forces de ces individus et de leur
apprendre à compenser leurs faiblesses. Ce
n’est qu’à cette condition qu’ils pourront être heu-
reux et se réaliser.
133
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
134
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale
135
INTERLUDE
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Q
ue diriez-vous de faire une petite pause, un peu comme l’entracte
qui sépare les différents actes d’une représentation théâtrale ou qui
permet de se détendre quelques minutes au cours d’une soirée
films!? Nous allons ainsi pouvoir nous lever, nous étirer – je fais ici allusion à
la détente cérébrale – et prendre le temps d’asseoir les idées aussi bien que
les divers points de vue échangés plus tôt afin qu’ils s’enracinent, condition
indispensable à une meilleure compréhension du sujet.
À ce stade, certains d’entre vous pourraient fort bien être surpris, ravis ou
consternés par ce qu’ils ont lu jusque-là. C’est tout à fait compréhensible et très
franchement, c’est précisément ce que nous avons ressenti en réalisant ce livre.
Sean s’est montré surpris de la façon de penser de Temple et il avait parfois du
mal à imaginer quel effet cela faisait de penser en images. Temple, quant à elle,
trouvait que le mode de pensée de Sean, animé par les émotions, n’avait abso-
lument rien à voir avec son propre fonctionnement mental. Elle a trouvé des
preuves supplémentaires concernant sa théorie opposant penseurs visuels et
verbo-linguistiques qu’elle présente tout au long de cet ouvrage.
La valeur réelle de ce livre réside dans la vision approfondie et très person-
nelle que nous offrent Temple et Sean. Un nombre croissant d’ouvrages por-
tant sur les habiletés sociales et la manière d’appréhender autrui sont centrés
sur les mécanismes du processus!; ils sont tous précieux autant qu’utiles dans
la mesure où il est indispensable d’avoir un comportement social approprié
pour mener une vie heureuse et être indépendant. Cependant, avec cet
ouvrage, les auteurs vont plus loin, là où très peu d’autres auteurs se sont
aventurés, si ce n’est aucun. Il étudie en profondeur l’esprit de deux individus
et nous livre leurs réflexions et leur mode de pensée. Il ouvre des portes et
nous aide à comprendre comment la pensée autistique affecte le comporte-
ment social et en quoi l’acquisition d’une meilleure capacité d’analyse de la
réalité qui les entoure peut être, pour les personnes atteintes d’autisme, un
combat de tous les instants. Il jette les bases qui permettront d’apprécier le
caractère primordial des dix règles non écrites des relations sociales que vous
allez découvrir dans les chapitres suivants. Si l’on ne comprend pas la façon
dont les individus porteurs d’autisme perçoivent le monde qui les entoure, les
règles ne seront ni plus ni moins qu’une liste de dix réflexions sans grand
intérêt et presque trop simplistes pour être d’une quelconque pertinence.
Mais si l’on se met à «!penser comme une personne avec autisme!», ces règles
vont nous permettre de les aider à s’intégrer dans leur environnement social.
Prêts pour l’embarquement!?
138
INTERLUDE
Sean et Temple ne savaient pas – ou en tout cas, ils ne soupçonnaient pas –
qu’en se lançant dans ce périple, ils auraient une telle révélation et appren-
draient autant de choses sur le fonctionnement des individus atteints
d’autisme. À la fin de cette aventure, tous deux étaient d’accord pour dire
que la connaissance du cerveau autiste n’en était encore qu’à ses balbutie-
ments.
Révélation no 1 :
L’enfant ou l’adulte qui pense en images voit le monde à travers un filtre tel-
lement différent qu’il est difficile, voire impossible parfois, pour certaines
personnes de comprendre. Il est indispensable que les parents et les profes-
sionnels qui sont en contact avec ce segment de la population autiste
trouvent des approches pédagogiques qui leur permettent de dispenser un
enseignement en phase avec le mode de pensée de ces individus. Il faut éga-
lement qu’ils prennent conscience de l’impact que cette façon de penser peut
avoir sur le comportement et la capacité à faire le lien et à s’attacher aux
autres.
Révélation no 2 :
Il y a un jugement de valeur chez les neurotypiques comme quoi la capacité à
établir des liens affectifs est une condition préalable au bonheur et à la réus-
site. Les auteurs de ce livre souhaitent attirer notre attention sur le fait que
ce jugement pourrait bien empêcher certains enfants avec autisme d’être
heureux et de trouver leur place au sein de la société une fois adultes.
Révélation no 3 :
La réussite sociale de la personne atteinte d’autisme dépend de certaines
caractéristiques essentielles que nous appellerons les «!quatre pierres angu-
laires de la manière d’appréhender autrui!» :
1. Compréhension du point de vue des autres : il s’agit de la capacité à se
mettre à la place d’un autre individu, à comprendre que les autres peuvent
avoir des opinions, des émotions et des réactions différentes des nôtres. À un
niveau plus élémentaire, cela consiste à reconnaître que d’autres personnes
existent et qu’elles peuvent nous apporter des informations pour nous aider
à mieux comprendre le monde.
2. Pensée flexible : c’est l’aptitude à accepter l’inconstance et à être ouvert
aux changements et à l’environnement!; c’est aussi la capacité de l’esprit à
remarquer puis à traiter des alternatives concrètes et directement
observables.
139
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
3. Bonne estime de soi : cela concerne une attitude gagnante que l’on
acquiert après avoir vécu plusieurs expériences fructueuses et qui constitue
le fondement de la prise de risque chez l’enfant ou l’adulte. L’estime de soi
repose sur des réussites successives qui, au départ, sont anodines et concrètes
et qui finissent par devenir moins tangibles et plus complexes. En revanche,
les louanges excessives pour des comportements conformes aux attentes et
en aucun cas extraordinaires n’aident en rien à sa construction.
4. Motivation : il est ici question d’un réel intérêt pour partir à la découverte
du monde et réaliser des objectifs internes aussi bien qu’externes, quels que
soient les obstacles et les retards. Souvent, le fait de se servir des intérêts
restreints d’un enfant et de les étendre à d’autres activités représente un
facteur de motivation non négligeable. Si l’enfant aime les trains, apprenez-lui
à lire, à compter et à écrire grâce à des livres, des exemples ou des activités
portant sur les trains. Jouez à des jeux dont le thème central est le train pour
favoriser l’interaction sociale.
140
INTERLUDE
141
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Les dix règles que nous avons sélectionnées devraient, selon nous, être ensei-
gnées aux enfants et aux adultes avec autisme. Elles se développeront au fil
du temps avec l’enfant à mesure que sa compréhension sociale se renforcera.
Ces règles s’appliquent à tous les âges et aux divers aspects du fonctionne-
ment, que l’on soit seul ou en groupe. Ce sont, en quelque sorte, les «!Règles
d’Or!» de la compréhension sociale, les principes directeurs qui régissent ce
que nous faisons en tant qu’êtres sociaux.
La manière dont elles sont enseignées varie en fonction des enfants, des ado-
lescents ou des adultes et dépend de leur mode de pensée prédominant
(visuel/verbal). Elle repose également sur l’étude minutieuse et complète des
difficultés propres à chaque individu, qu’elles soient d’ordre intellectuel ou
physique. Comme nous l’avons déjà mentionné auparavant, la capacité à
appréhender autrui ne peut émerger et grandir que si le contexte s’y prête et
permet d’encourager ce développement et non de lui nuire. Il faut apporter à
chaque enfant un mélange différent de nutriments si l’on souhaite le voir
mûrir. Portez une attention particulière aux problèmes sensoriels, favorisez
une bonne estime de soi, efforcez-vous de mettre l’accent sur la compréhen-
sion du point de vue d’autrui et découvrez ce qui motive et stimule l’enfant. La
capacité à appréhender les autres ne pourra que croître dans un tel environ-
nement.
142
3 LES DIX RÈGLES
NON ÉCRITES DES
RELATIONS SOCIALES
Règle 1 Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et
des personnes
Règle 2 Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère
le tableau dans son ensemble
Règle 3 L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
Règle 4 L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
Règle 5 La politesse est de mise en toutes circonstances
Règle 6 Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est
notre ami
Règle 7 Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en
public
Règle 8 Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
Règle 9 Il nous est difficile de nous intégrer, mais le tout est de faire
illusion
Règle 10 Chacun est responsable de ses actes
Règ le n o 1
1.
L
e dictionnaire Webster définit le mot «"règle"» comme étant une
«"prescription, de l’ordre de la pensée ou de l’action, qui guide
quelqu’un dans un cas donné"», une «"généralisation habituellement
valide"», un «"critère de jugement"» ou encore un «"principe régulateur."» Ce
qui est inhérent à chacune de ces définitions est que les règles ont des réper-
cussions sur le comportement, qu’il s’agisse de l’état interne (la manière dont
on se perçoit et dont on perçoit les autres) ou du comportement externe (nos
actions et nos échanges verbaux). Le caractère absolu et immuable des
règles n’apparaît pas dans ces définitions"; en effet, des mots tels que
«"guide"» ou «"habituellement"» semblent indiquer le contraire.
Il existe beaucoup de règles écrites et/ou qui se propagent par le biais de la
conversation. «"On ne met pas les coudes sur la table quand on mange"», ou
encore «"Ça ne se fait pas de fixer les gens du regard"» : depuis des généra-
tions, pères, mères, tantes et grands-parents ne cessent de répéter ces
phrases aux enfants. Cependant, la majorité des règles sociales sont des
recommandations non écrites – et dans bien des cas inexprimées – passant
par un haussement de sourcils ou un regard sévère qui envoie clairement un
message non verbal. Tout ceci est probablement clair pour tout le monde
sauf pour les enfants atteints d’autisme dont le réseau neuronal n’est pas en
mesure de traiter ce type d’information. Bien souvent, ils n’ont même pas
conscience de l’existence de cette communication non verbale.
Les neurotypiques ont un sens inné de ces règles
et commencent à les apprendre dès le plus
jeune âge, principalement par observation.
Les premières règles sont celles qui Certains individus
régissent l’interaction au sein même de la porteurs d’autisme se
famille. En cherchant à élargir son cercle raccrochent désespérément
social et à affiner ses habiletés sociales aux règles parce qu’elles sont
par tâtonnement, l’enfant tout-venant synonymes de prédictibilité
réalise – vers l’âge de quatre ans – que et leur permettent d’exercer
les règles varient selon le contexte et que un certain contrôle sur
les retombées ne sont pas nécessairement
leur environnement.
les mêmes.
Pour les enfants et adultes atteints de troubles
du spectre autistique qui ont une compréhension
littérale de l’énoncé, les règles sociales représentent un code de conduite
146
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
147
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Enseigner la flexibilité
On peut aussi enseigner la flexibilité en montrant à la personne avec autisme que
les catégories peuvent varier. Les objets peuvent être triés par couleur, fonction
ou matière. Afin de mettre cette idée à l’épreuve, j’ai rassemblé pas mal d’objets
de couleur noire, rouge et jaune et les ai posés sur le sol de mon bureau. Il y avait
une agrafeuse, un rouleau de ruban adhésif, une balle, des DVD, une boîte à outils,
un chapeau et des stylos. En fonction de la situation, chacun de ces objets pouvait
être utilisé pour travailler ou bien pour jouer. Demandez à un enfant de vous
donner des exemples concrets d’utilisation d’une agrafeuse dans deux cadres
bien spécifiques : le travail et le jeu. Par exemple, agrafer des documents entre
dans la catégorie «"travail"»"; se servir de l’agrafeuse pour assembler les diffé-
rentes parties d’un cerf-volant est de l’ordre du jeu. Il peut s’agir de situations
toutes simples que l’on retrouve au quotidien et qui apprennent à l’enfant à pen-
ser et à communiquer de manière flexible. Elles constituent une bonne base pour
le mode de pensée flexible dont l’enfant a besoin à mesure qu’il grandit, côtoie de
nouvelles personnes et se retrouve face à des situations sociales totalement
différentes de celles qu’il a connues jusque-là.
148
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
Il est vraiment nécessaire d’apprendre aux enfants qu’il est des règles qui
s’appliquent en tous lieux et qui ne doivent pas être enfreintes. Pour qu’un
enfant porteur d’autisme intègre le fait qu’il ne doit pas traverser la rue en
courant, il faut que cette règle lui soit enseignée dans plusieurs endroits dif-
férents. Elle doit être généralisée et il faut, entre autres, s’assurer que l’enfant
comprenne qu’il ne doit pas enfreindre cette règle. Cependant, il arrive que le
respect absolu des règles soit préjudiciable. Les enfants ont également
besoin d’apprendre que certaines règles peuvent changer selon les circons-
tances. En cas d’urgence par exemple, on peut contrevenir aux règles.
Parents, enseignants et thérapeutes peuvent jouer un rôle majeur en faisant
acquérir un schéma de pensée flexible aux enfants avec autisme/SA et en le
renforçant constamment. L’astuce est de le faire de manière à ce que leur
mode de pensée visuel soit pris en compte. La logique verbale n’atteindra pas
un grand nombre d’enfants : plus leur pensée devient flexible, plus ils com-
prennent que les règles peuvent changer en fonction des situations ou des
personnes concernées. Les deux sont liés : toute règle est absolue aux yeux
d’un enfant à la pensée rigide. Tant que la pensée n’est pas flexible, parents et
enseignants doivent veiller à utiliser les règles avec prudence via des pro-
grammes axés sur la dimension comportementale et sociale. Il s’agit d’utiliser
sans cesse des expressions telles que «"Dans cette situation particulière…"» et
«"Dans un autre contexte…"» afin d’expliquer comment les règles sont appli-
quées. Il ne faut vraiment pas hésiter à souligner l’importance du contexte et
des gens qui y évoluent pour pousser l’enfant à se demander si telle règle
s’applique ou non à tel moment, à tel endroit ou avec telles personnes.
La flexibilité de la pensée est une compétence très importante qui est sou-
vent omise – au détriment de l’enfant – en tant qu’habileté qui peut être
enseignée dans la cadre d’un projet éducatif individualisé (PEI). Elle a un
impact certain sur l’enfant quel que soit l’environnement dans lequel il se
trouve, aujourd’hui ou dans le futur : l’école, la maison, les relations, l’emploi,
les loisirs. Au moment où ils mettent en place le projet éducatif de l’enfant,
parents et enseignants ne doivent pas négliger cet aspect qui s’avère essen-
tiel pour bien comprendre les conventions et les règles sociales.
149
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
(à l’école, par exemple). Pour Sean comme pour la majorité des individus
atteints d’autisme, une règle était une règle, point.
L’état d’esprit de Sean allait prévaloir encore quelques années et les incidences
allaient s’étendre rapidement au-delà de ce qu’il pensait de lui-même et de sa
capacité à ajouter un peu de saveur à la perception qu’il avait des personnes qui
l’entouraient. Sa pensée rigide l’empêchait de comprendre que les règles
n’étaient en rien des codes de conduite absolus et que, bien souvent, les consé-
quences étaient fonction des règles que l’on transgressait, mais aussi de l’au-
150
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
Et Sean de poursuivre
Quand j’étais en troisième, je me souviens d’un jour où je suis entré dans les
toilettes des garçons. Il y avait comme un banc de brume dans l’air. J’étais
consterné. Le «"banc de brume"» n’avait rien à voir avec le brouillard"; il résul-
tait de la décision de plusieurs élèves selon laquelle les toilettes étaient l’en-
droit idéal pour s’en griller une entre deux heures de cours. Se tenaient
devant moi trois ou quatre garçons qui fumaient à la hâte par peur d’être pris
ou d’arriver en retard en classe. J’avais envie de crier après eux pour deux
raisons : j’avais depuis toujours une sainte horreur des cigarettes et je savais
que cela nuisait à leur santé. Y avait-il quelque chose qu’ils ne comprenaient
pas dans les messages d’avertissement très clairement inscrits sur les
paquets de cigarettes"?
Il n’était pas envisageable que je les affronte parce que j’avais quelques notions
d’arithmétique. J’étais seul contre tous. Dans ces conditions, je m’exposais vrai-
semblablement à divers types de sévices physiques qui ne m’appâtaient pas.
J’ai donc jugé bon de ne pas m’en mêler, convaincu qu’un jour ou l’autre ils
n’échapperaient pas au châtiment qui s’imposait pour cet acte abominable.
Quelques jours plus tard, alors que je me rendais à nouveau aux toilettes, je
me suis retrouvé nez à nez avec les mêmes élèves qui se livraient à la même
activité. Mais cette fois, un professeur est entré à son tour, interrompant ainsi
leur pause cigarette. J’exultais intérieurement en me disant qu’ils l’avaient
bien cherché et qu’ils méritaient qu’on les punisse. Mais à mon grand désarroi,
le professeur s’est contenté de les réprimander et les a priés d’éteindre leur
cigarette et d’aller en cours. Les coupables ont quitté les toilettes, certains
affichant un petit sourire satisfait, et le professeur ne s’est pas attardé outre
mesure. Je me suis à mon tour dirigé vers la salle de classe, soucieux de ne
pas paraître trop curieux.
Suite à cela, j’ai décidé de prendre ledit professeur en grippe, estimant qu’il
n’avait pas été suffisamment sévère avec ces élèves qu’il s’était contenté de
sermonner sans leur infliger la moindre punition. Il me semblait évident que
quelque chose d’aussi important que la consommation de tabac chez les
mineurs et ses conséquences graves sur la santé méritait des sanctions plus
sévères. À quoi bon imposer une telle règle si les élèves qui la bafouaient
pouvaient s’en tirer aussi facilement"? Quel genre de professeur ferme les
yeux sur une telle frasque et permet aux étudiants d’enfreindre les règles ?
Mon mépris envers le professeur en question n’a fait que s’accentuer durant
les semaines qui ont suivi car j’ai été à nouveau témoin de plusieurs scènes où
il surprenait les mêmes élèves en train de fumer et à chaque fois, il ne faisait
151
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
preuve d’aucune autorité pour infliger des punitions bien plus strictes, comme
le renvoi par exemple. Je savais pertinemment que fumer dans l’enceinte de
l’école était sanctionné par une exclusion de trois à dix jours. Pourquoi ne
suivait-il pas le règlement à la lettre"?
À cette époque, j’avais très peu d’amis et je ne
savais pas comment m’en faire ni comment les
garder. Une fois au lycée, je me suis très vite
senti plus à l’aise avec les professeurs et les
Selon moi,
personnels administratifs qu’avec les
il n’y avait pas
jeunes de mon âge. Après tout, c’étaient
d’autre point de vue
les autres élèves et non pas les adultes
que le mien ; je ne concevais
qui faisaient de ma vie un véritable enfer pas que les autres
et qui confirmaient ce que je savais déjà, puissent penser
à savoir que j’étais quelqu’un d’exécrable. différemment.
C’est pourquoi il était cohérent pour moi
d’endosser le rôle d’adulte et de dénoncer les
élèves fautifs auprès d’une autorité supérieure à
celle que ce professeur représentait. Il y avait trois
principaux adjoints dans mon collège. Deux d’entre eux étaient chargés de trai-
ter les problèmes de discipline liés aux garçons et le troisième s’occupait des
problèmes relatifs aux filles. Peu de temps après l’incident des toilettes, j’ai
aperçu l’un des principaux adjoints dans le couloir à l’heure du repas. Je lui ai
dit toute la vérité sur les terribles agissements qui avaient lieu chaque jour dans
les toilettes du rez-de-chaussée. Le règlement étant bafoué, j’estimais qu’il
était de mon devoir de lui faire part de ce qui se passait. Il était interdit de
fumer donc nous ne devions pas fumer et aucune entorse à cette règle ne
devait être tolérée. S’il n’était pas dans les intentions du professeur de la faire
respecter, il m’appartenait d’apporter ma contribution. Et puis de toute façon,
je me disais que les fumeurs me seraient reconnaissants car grâce à moi, ils
allaient échapper à une myriade de soucis de santé plus tard.
Après avoir informé Mr Sampson, le plus gentil des deux principaux adjoints,
de ma «"trouvaille"», j’avais le sentiment d’être plus fort. Non seulement je
faisais respecter une règle édictée par l’école, ce qui à mes yeux était un trait
positif, mais en plus j’accomplissais une bonne action vis-à-vis de ces élèves.
Je me disais que je faisais d’une pierre deux coups.
Mais une ou deux semaines plus tard, l’un des garçons m’a clairement fait
comprendre qu’il ne voyait pas du tout les choses comme moi. Je l’ai reconnu
alors qu’il se dirigeait vers moi, manifestement peu soucieux de ma présence.
Tout à coup, il a fait un écart et est venu droit sur moi. Il m’a attrapé par la
chemise et m’a menacé : «"Tu ferais mieux d’arrêter de parler à Mr Sampson.
Je sais que c’est toi qui nous as dénoncés."»
Même si j’ai été secoué sur le coup, c’est la confusion que j’ai ressentie suite
à cet accrochage bien plus que les plis sur ma chemise qui a mis le plus de
152
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
Temple abordait les situations sociales d’un point de vue plus logique qu’émo-
tionnel, contrairement à Sean. Une fois au collège, elle avait mis au point un
système de règles qui faisaient office de guide et l’aidaient à adopter le com-
portement adéquat dans chacune de ses interactions sociales. Plus elle sau-
vegardait de données sur son disque dur – à travers ses expériences et ses
tâtonnements – et plus son système de règles devenait précis. Je juge utile
d’insister sur le fait que c’est la logique, et non les émotions, qui gouverne la
pensée de Temple en matière de règles sociales et que pour elle, il est indis-
pensable d’avoir un mode de pensée flexible afin d’être capable de comprendre
153
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Temple précise
Les enfants et les adultes atteints d’autisme ont généralement une pensée
concrète et littérale. Nous avons beaucoup de mal à saisir et à intégrer à notre vie
de tous les jours les concepts que la logique, à elle seule, ne permet pas de com-
prendre, ou qui impliquent des émotions ou des relations sociales. Quand j’étais
au collège, j’avais énormément de mal à appréhender les «"règles sociales"». Il
n’était pas simple d’identifier les similitudes des actes et des réactions entre
individus car ils étaient souvent inconsistants d’une personne à l’autre et en fonc-
tion du contexte. Avec le temps, j’ai remarqué que certaines règles pouvaient être
enfreintes sans grande conséquence alors que la violation d’autres règles était,
elle, lourde de conséquences. Le fait que les jeunes de mon âge semblent
connaître les règles auxquelles ils pouvaient déroger et celles qu’ils ne devaient
en aucun cas transgresser me rendait perplexe. Ils étaient naturellement pourvus
de cette pensée flexible qui me faisait si cruellement défaut.
Je savais cependant qu’il me fallait apprendre ces règles si je voulais être
capable de me débrouiller dans les situations sociales. Et si je devais les
apprendre, il fallait qu’elles aient un sens à mes yeux et qu’elles soient
adaptées à mon propre mode de pensée et à ma perception du monde
extérieur. Tel un scientifique, je me suis mise à observer les interactions
sociales et je me suis aperçue qu’il était possible de regrouper les règles au
sein d’un format organisationnel très clair : en catégories principales et
secondaires. Une fois en terminale, j’avais mis au point un système consistant
à catégoriser les règles sociales. Il contenait quatre catégories et toutes les
règles – sans exception – trouvaient leur place dans l’une ou l’autre de ces
catégories. J’utilise encore ce système aujourd’hui.
• Conduites à proscrire. J’en suis arrivée à la conclusion que pour conser-
ver une société civilisée, les comportements particulièrement destruc-
teurs ou pouvant porter atteinte à la santé physique, tels que le meurtre,
l’incendie criminel, le viol, le parjure, le vol, le pillage et le fait de blesser
les autres, devaient être interdits. L’interdiction de tels méfaits est uni-
verselle et mise en œuvre par toutes les cultures, faute de quoi la société
civilisée s’effondrerait. Il faut apprendre aux enfants que cela ne se fait
pas de tricher – et je fais ici allusion à la triche sous toutes ses formes,
pas seulement aux examens. En apprenant à respecter les règles, un
enfant ne commettra pas de graves délits une fois adulte.
• Les règles de courtoisie. Toute société civilisée a des règles de courtoisie,
comme dire «"s’il vous plaît"» ou «"merci"», ne pas passer devant les gens au
cinéma ou à l’aéroport au moment d’embarquer et ne pas cracher sur les
autres. Ces règles sont importantes car elles contribuent au bien-être des
personnes qui nous entourent, nous aident à faire preuve de respect envers
154
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
C’est en recherchant la raison pour laquelle la règle a été établie que j’identifie
les comportements appartenant à cette catégorie. Prenons par exemple les
excès de vitesse sur autoroute. La règle limitant la vitesse a été instaurée
pour prévenir les accidents de la route. Je peux donc la contourner en roulant
un peu plus vite dans la mesure où je ne fais rien de suffisamment risqué pour
causer un accident. Si je poursuis mon raisonnement, je ne brûlerai pas de feu
rouge parce que dans ce cas, le risque de causer un accident est très élevé. Je
juge également les situations au moyen d’une échelle de probabilité ou grâce
aux pourcentages, tous deux très logiques et visuels pour moi. Si je reprends
l’exemple précédent, les chances de provoquer un accident sur l’autoroute en
dépassant légèrement la vitesse autorisée d’une dizaine de kilomètres/heure
sont d’environ 0,01 %. En revanche, si je brûle un feu rouge, il y a de fortes
chances que je cause un accident, à savoir 10 à 20 %, si ce n’est plus. Je risque
là encore de violer une règle présente dans la première catégorie : causer des
dégâts matériels et tuer ou blesser des gens sont des conduites à proscrire.
Une règle que je recommande souvent aux gens d’enfreindre est celle de la
limite d’âge pour entrer dans un établissement proposant des programmes
d’études de premier cycle universitaire. Je conseille aux parents d’y inscrire leur
enfant afin qu’il échappe aux moqueries de ses camarades de lycée ou dans le
155
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Lorsque j’étais enfant, les conduites qui entraient dans les catégories
« Conduites à proscrire » ou bien « Règles de courtoisie » m’étaient constam-
ment rappelées, jour après jour, mois après mois, par ma mère, la nourrice et
les voisins. Ces catégories ont très vite pris forme dans ma tête grâce aux nom-
breux exemples qui avaient lieu chaque jour et que je pouvais sauvegarder sur
mon disque dur. Ce qui est intéressant au sujet des règles de courtoisie est
qu’elles se sont enracinées en moi dès mon plus jeune âge, si bien que je ne les
ai jamais vraiment considérées comme des règles"; c’était comme ça qu’il fallait
agir, un point c’est tout. Au début, quand j’ai commencé à mettre au point mon
système de règles, je n’avais que trois catégories – les règles de courtoisie n’en
faisaient pas partie. Mais avec les années, une catégorie comportant les com-
portements courtois à adopter en tant qu’adulte s’imposait, comportements
que j’apprenais à mesure que je prenais part à de nouvelles situations sociales.
La catégorie «"Péchés du système"» a fait son apparition quand j’étais interne
au lycée. C’est là que j’ai endossé mon costume de détective social. À chaque
fois que je me trouvais face à une situation qui me semblait incohérente,
comme cette fois où ma camarade de chambre s’est roulée par terre dans un
état d’excitation impressionnant après avoir vu les Beatles à la télé, je me
disais : «"phénomène sociologique intéressant."» C’est ce que j’appelais les
PSI. Ensuite, j’essayais de comprendre la raison de son comportement. J’étais
plus dans l’investigation que dans l’émotion.
156
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
157
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
À vrai dire, tous les individus porteurs d’autisme ne sont pas désireux de four-
nir le moindre effort pour acquérir les compétences sociales leur permettant
d’être à l’aise au sein de la société. Que fautil faire"? Les forcer"? Je ne pense
pas. Certains adultes ne sont pas suffisamment réceptifs pour être à même de
comprendre les situations sociales. D’autres le sont, mais malgré bon nombre
d’efforts de leur part pour apprendre à s’intégrer, leurs échecs répétés leur font
perdre toute motivation, les poussant à abandonner. Ainsi, la colère et le retrait
social prennent le dessus. D’autres enfin – ils sont peu nombreux – ont une
tendance à l’opposition. Ce n’est pas tant leur condition autistique qui est la
cause de leur déficience, mais plutôt leur personnalité intrinsèque. Il est des
personnes avec autisme qui doivent non seulement apprendre, mais également
accepter le fait que certains comportements ne sont pas tolérés, un point c’est
tout. Ces comportements peuvent avoir des conséquences fâcheuses qui
auront des répercussions inévitables sur leur vie et leur capacité à vivre de
manière autonome. Par exemple, si l’on commet un péché du système au travail,
on ne peut qu’être renvoyé, même si notre travail est apprécié. Les individus
atteints d’autisme doivent absolument accepter cette idée s’ils souhaitent
conserver leur emploi – il s’agit là de l’une des règles en vigueur sur le lieu de
travail qui s’applique à tout le monde, y compris aux personnes avec autisme. Et
pourtant, il y a des adultes qui font sans cesse les mêmes erreurs et qui
rejettent la responsabilité sur les autres sans jamais se remettre en question.
Je déclare le manque de pensée flexible et de mise en perspective coupables";
ils ne voient la situation que de leur propre point de vue. Et cela met à mal
toutes leurs chances de réussite. C’est la raison pour laquelle il est indispen-
sable d’apprendre à ces personnes à adopter un état d’esprit plus souple.
158
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
L’une des règles non écrites des relations sociales que les enfants ont le plus
de mal à comprendre est que presque toutes les règles ont leurs exceptions.
159
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Les modes de pensée rigide ne sont pas uniquement le fait des individus avec
autisme. Parents et enseignants peuvent vite être absorbés par leurs propres
points de vue en ce qui concerne les programmes et les plans de cours desti-
nés aux enfants atteints d’autisme. Par conséquent, ils ne décèlent pas les
signes pourtant évidents d’incompréhension et de malentendus de la part de
cette population. Bien souvent, ce sont les paroles et les actions des adultes
qui sont à l’origine de la frustration, de l’anxiété et des comportements inadé-
quats des enfants. Ainsi, méfiez-vous lorsque vous utilisez des règles au sein
d’un groupe de compétences sociales ou dans le cadre d’une formation favo-
risant les comportements pro-sociaux. Si vous vous apercevez qu’un enfant
comprend une règle, mais que ses actions vont à l’encontre de cette règle,
recherchez des raisons liées au contexte. Il est possible qu’il fasse exacte-
ment ce que vous lui demandez de faire ou qu’il suive la règle de façon litté-
rale comme vous la lui avez présentée.
160
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
Rebecca écrit
«"Une mère raconte qu’elle a essayé à maintes reprises de faire comprendre
à son fils qu’il ne fallait pas salir la maison en utilisant la règle suivante :
“Essuie-toi les pieds sur le paillasson avant d’entrer.” Et malgré cela, jour après
jour, il entrait d’un pas lourd dans la maison, laissant systématiquement
des traces de boue sur son passage. Cela l’exaspérait. Elle avait beau demander
constamment à son fils de faire attention, prendre des mesures de plus en plus
strictes qui n’étaient pas sans conséquence et mettre son fils au coin, rien n’y
faisait. Jusqu’au jour où elle a réalisé que la cause du problème, c’était elle et
non pas lui. Un jour de pluie, elle se trouvait à la porte au moment où son fils
est arrivé. Elle l’a regardé alors qu’il se baissait pour essuyer,
avec un empressement particulier et une grande rigueur, le dessus
de chacune de ses chaussures avant d’entrer dans la maison. Elle s’est alors
aperçue qu’il avait bel et bien suivi les directives qui lui avaient été données,
mais qu’il les avait interprétées à sa manière. À partir du moment où elle lui a
expliqué qu’elle voulait qu’il essuie la saleté en dessous de ses chaussures,
le problème a été réglé"!"»
Jennifer McIlwee Myers, une femme atteinte d’autisme de haut niveau
dotée de bonnes qualités relationnelles et qui a le don de s’exprimer
clairement et sans ambages sur la condition autistique, nous fait part
de ses commentaires à propos des règles et des infractions aux règles.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
Nous donnons la parole à Sean qui va mettre un point final à la règle non
écrite no 1 « Aucune règle n’est absolue ». Ce dernier passage montre bien que
la réussite peut être au rendez-vous. Les individus atteints d’autisme peuvent
apprendre à penser de manière flexible et comprendre pourquoi les règles
existent et à quoi elles servent. Si l’on fait très attention à la façon dont on
leur enseigne les règles sociales, sans omettre évidemment d’insister sur les
exceptions qui les confirment, il est possible de développer chez eux la capa-
cité d’analyse de la réalité et la compréhension sociale.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes
Il est par conséquent essentiel de leur faire comprendre que les lois et les
règles dictées par la société comportent deux aspects : la lettre et l’esprit. La
lettre, c’est le sens littéral ou apparent. Elle explique la conduite à tenir et les
conséquences en cas de non-respect des attentes. L’esprit, c’est ce qui gui-
dera le juriste dans l’interprétation des textes, ce qui implique des variations
quant à l’application de la règle et aux sanctions suite à son infraction. L’un ne
va pas sans l’autre.
167
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
168
Règl e n o 2
2.
C
essez toute activité l’espace d’un instant et imaginez ce à quoi res-
semblerait votre vie si vous voyiez ou ressentiez les choses en
blanc ou noir, sans nuances de gris. Ce n’est pas si simple à com-
prendre car aucune des expériences vécues dans l’univers extérieur à
l’autisme ne se limite à deux tons, mais faites malgré tout un petit effort.
Vous vous réveillez un matin et vous apercevez que votre adorable chiot
âgé de quatre mois a déchiqueté vos livres de cuisine préférés ainsi que
toutes les recettes qui ont fait leurs preuves et que vous ne partageriez
même pas avec votre sœur. Votre réaction est sans équivoque : soit vous
ne réagissez pas, soit vous vous emportez. En allant au travail, vous voulez
retirer de l’argent, mais le distributeur de billets est vide"; vous réalisez
que vous avez laissé votre sandwich chez vous sur la table de la cuisine";
vous avez également oublié de prendre votre parapluie et il se met à pleu-
voir donc vous devez parcourir à pied, sous une pluie battante, les
quelques mètres qui vous séparent du bureau une fois que vous avez garé
la voiture. Dans chacun de ces exemples, il n’y a pas de «"si"» ou de
«"mais"» pour égayer la perception que vous avez de l’expérience en ques-
tion. Vos émotions passent d’un extrême à l’autre sans crier gare selon le
principe du tout ou rien. Soit vous ressentez les choses au plus haut degré,
soit vous ne ressentez absolument rien"; il y a une perte totale des nuances.
À aucun moment vous ne vous dites : «"Ca n’a pas d’importance"» ou
encore «"Ce n’est pas bien grave, j’irai me chercher un sandwich au snack-
bar en face"» afin de relativiser. Même vos pensées sont catégoriques.
Vous finirez probablement par vous jeter la pierre et vous juger seul res-
ponsable : «"Comment est-ce que je peux être assez bête pour oublier
mon parapluie"?"» Vous ne vous contentez pas de le penser, vous en êtes
persuadé. À présent, rejouez ce scénario des centaines de fois avec, à
chaque fois, cette même réaction confuse face aux évènements et posez-
vous la question : «"Qu’est-ce que je ressens"?"» À vrai dire, il est probable-
ment impossible pour vous d’imaginer comment vous vous sentiriez après
avoir passé une journée entière à penser de cette façon tant ce mode de
pensée vous est étranger. Bienvenue dans l’univers des individus avec
autisme prisonniers de la pensée dichotomique"!
Sean se souvient parfaitement du temps où, constamment, il faisait d’un rien
une montagne.
170
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
Sean se rappelle
Je me souviens de toutes ces fois où j’étais stressé ou en colère. Ces senti-
ments étaient souvent liés à des évènements, des endroits ou même des
situations censés générer des émotions tout autres.
Il nous arrivait souvent de nous arrêter en chemin pour prendre une glace ou
un milkshake après la piscine. Je commandais toujours la même chose, à
savoir une glace au chocolat servie dans une coupelle ou alors un milkshake
au chocolat. Tout se passait bien jusqu’à ce qu’on m’apporte mon milkshake.
Une règle sacrée avait été violée : les gobelets devaient être remplis à ras
bord.
Au lieu de ça, je recevais mon milkshake dans un gobelet aux deux-tiers
duquel figurait une ligne qui indiquait quelle devait être la dose maximale à
servir. Pour moi, il manquait 30 % de produit, ce qui donnait lieu à 100 % de
furie. Car c’est vraiment ce que je ressentais : pas de déception, pas d’agace-
ment, pas même de légère colère"; j’étais fou de rage. En guise de réaction, je
passais mon temps à remuer le milkshake et faisais semblant de le boire his-
toire de gagner du temps jusqu’à ce qu’on arrive à la maison où je pouvais
enfin m’en débarrasser. Ou alors, je refusais catégoriquement d’y toucher et
vidais le gobelet à la première occasion.
Cela me mettait hors de moi qu’on me serve une boisson dans un gobelet
qu’on ne remplissait que partiellement"; dans ma tête, un verre devait être
rempli à ras bord sinon, à quoi bon fabriquer d’aussi gros gobelets"? Je conti-
nuais de ruminer ma colère, même après m’être débarrassé de la boisson une
fois de retour à la maison. Je me souviens d’avoir plusieurs fois déchiré ou
piétiné le gobelet jusqu’à ce que ma colère s’apaise.
Le milkshake est un exemple parmi tant d’autres qui montre bien à quel
point la pensée dichotomique dominait dans le fonctionnement de mon
cerveau autiste. J’élaborais des règles qui m’aidaient à exercer un certain
contrôle sur le fouillis inextricable de stimuli qui constituait mon univers.
Elles faisaient office de gardiens aux portes de l’expérience, faisant de leur
mieux pour tenir la peur et l’angoisse éloignées. Ces règles étaient pour moi
tout à fait raisonnables"; tout le monde devait s’y plier. Le fait que personne
d’autre que moi ne les connaisse n’avait aucune importance à cette époque.
Pour cela, il aurait fallu que je sois en mesure de comprendre le point de vue
différent des autres. Or, mon mode de pensée était d’une telle évidence
pour moi que j’étais persuadé qu’il était le même pour tous. Il suffisait que
le reste du monde ne se conforme pas aux règles, que les gens fassent des
choses aussi incroyables que prendre un gobelet et ne le remplir qu’à 60 %
de sa capacité, me privant ainsi d’une boisson que j’attendais pourtant avec
une grande impatience, pour que ma colère et mon stress atteignent leur
paroxysme.
171
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Les règles que j’imaginais et que je voulais que les autres respectent avaient toutes
la même importance. Pour quelle raison"? Simplement parce que chaque fois
qu’une personne suivait l’une de mes règles, j’avais un sentiment de contrôle et de
sécurité, quelle que soit la règle ou la situation. Ce qui m’importait, ce n’était pas tant
la règle en soi, mais le fait qu’elle soit appliquée ou pas. Je n’étais pas en mesure
d’envisager les règles hors contexte ni de les comparer à autre chose. C’est pour-
quoi lorsque mes parents me faisaient, par exemple, remarquer à quel point ma
réaction était disproportionnée et malsaine par rapport à quelque chose d’aussi
insignifiant qu’un gobelet à moitié vide, leur argument n’était pas convaincant et
leur tentative de me faire entendre raison s’avérait vaine. Dans l’ensemble, j’avais
un mode de pensée binaire et une interprétation littérale du sens des mots, ce qui
m’empêchait totalement de distinguer la moindre nuance entre les extrêmes.
Il m’aura fallu des années pour apprendre qu’en matière d’interactions sociales et
de contacts sociaux, il y avait une règle non écrite qui était connue de tous sauf de
moi : les choses n’ont pas toutes le même poids et il me fallait donc les comparer
afin d’évaluer le degré d’importance de chacune d’entre elles. Quand j’y repense,
je m’aperçois que cette compétence a évolué proportionnellement à l’avancée de
mon combat contre l’autisme. À vingt ans, j’ai travaillé très dur pour porter mon
regard au-delà de mon propre besoin de confort. J’ai pu ainsi reconnaître que les
autres ne pensaient pas comme moi et apprendre à comprendre le point de vue
d’autrui. Alors que ma pensée s’ouvrait progressivement au monde, mon aptitude
à analyser la nature hiérarchique de l’univers se développait.
Mais cela n’a pas été chose facile. Je compare souvent cette période à un
coma suite auquel il faut réapprendre à marcher, à parler et à vivre. Seule-
ment, dans mon cas, il s’agissait en quelque sorte d’un coma émotionnel.
J’avais de moins en moins de difficultés, mais il fallait que je me force à lutter
contre tout ce qui me procurait un certain confort afin d’apprendre à mieux
me tirer de chaque situation avec habileté. Plus je détournais mon attention
de ma propre personne et plus mon mode de pensée, mes réactions et ma
manière d’entrer en relation avec le monde gagnaient en souplesse.
Il existe deux présupposés au cœur de la règle no 2 qui, par son essence
même, reconnaît que notre monde, en plus d’être doté d’une structure hiérar-
chique, est fait de «"nuances de gris"» :
1. Classer la myriade de détails qui qualifient nos expériences par catégories.
2. Comprendre que toutes les catégories n’ont pas le même niveau d’importance.
Le raisonnement catégorique n’est pas le point fort des individus porteurs
d’autisme, mais il peut leur être enseigné dès le plus jeune âge. La bonne nou-
velle, c’est que ce type de raisonnement peut facilement être illustré chaque
jour de façon concrète et dans de nombreuses situations. Il est possible de se
servir des intérêts spécifiques de l’enfant pour maintenir son attention et
rendre les leçons à la fois motivantes et amusantes.
172
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
Temple ajoute
Quand j’étais petite, un rien me contrariait. J’avais un mode de pensée rigide
et binaire, sans la moindre nuance de gris. J’avais la chance d’évoluer dans un
milieu structuré où ma mère et la nourrice restaient constantes dans leurs
attentes vis-à-vis de moi et dans les conséquences que pouvaient engendrer
mes comportements. Cette importance accordée à l’immuabilité était apai-
sante, dans une certaine mesure, car elle me permettait d’éprouver un senti-
ment d’ordre et de contrôle. Mais malgré cela, l’angoisse persistait.
Je m’irritais pour des choses que les autres enfants ne remarquaient même
pas. Une nuit, il a plu tellement fort qu’il y a eu une fuite d’eau au niveau du
toit, laissant une petite tache au plafond de ma chambre. Cela me terrifiait car
je craignais que le plafond ne s’effondre. Les images qui m’apparaissaient
alors étaient celles d’un chaos total où tous les meubles qui se trouvaient à
l’étage me tombaient dessus.
Quand je suis entrée au collège, j’avais toujours des crises d’angoisse impres-
sionnantes pour des choses pourtant insignifiantes"; mes réactions étaient
disproportionnées par rapport à ce qui se passait. Un jour, j’ai appris qu’il allait
y avoir un changement d’emploi du temps au collège. Jusque-là, les cours
finissaient à quinze heures et ensuite, nous faisions du sport. Ils voulaient
programmer les cours d’EPS plus tôt dans la journée et nous faire quitter plus
tard. Tout cela était très angoissant pour moi. Quand j’y repense aujourd’hui,
je trouve ma réaction ridicule, mais à l’époque, c’était loin d’être simple parce
que mon mode de pensée était encore très littéral et rigide. En outre, j’avais
très peu de données sur mon disque dur, si bien que mon cerveau n’était pas
encore en mesure de faire une analyse comparative des choses. C’est un peu
comme un ordinateur qui s’arrête sur une image : il ne réalise pas que d’autres
images présentes sur le disque dur pourraient avoir un lien avec elle.
Il existe trois niveaux élémentaires de pensée
conceptuelle : 1) l’apprentissage des règles,
2) l’identification des catégories"et 3) l’inven-
tion de nouvelles catégories. Il est possible
de tester sa capacité à établir des catégo-
Il faut tout miser
ries en disposant sur une table des objets
sur la répétition,
habituels tels que des crayons, des blocs- que ce soit dans le cadre
notes, des gobelets, des limes à ongles, de leçons structurées ou
des trombones, des serviettes de table, dans la vie quotidienne.
des bouteilles, des CDs et ainsi de suite.
Un adulte avec autisme peut facilement
identifier tous les crayons ou toutes les bou-
teilles. Il peut tout aussi facilement répartir les
objets par catégories simples, comme tous les
objets verts ou en métal. En général, la pensée conceptuelle ne pose aucun
problème à ce niveau élémentaire. En effet, la majorité des programmes à
173
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
174
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
175
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
La métaphore que j’aime utiliser et qui me paraît logique est à nouveau celle
du mélange de différentes couleurs de peinture. Il y a un pot de peinture noire
et un pot de peinture blanche"; ces couleurs sont diamétralement opposées.
Trouver un compromis, c’est mélanger les deux. Pour que le compromis aille
dans mon sens, il contiendrait plus de peinture noire que de peinture blanche
dans le pot, ce qui donnerait un gris très foncé. S’il allait dans le sens contraire
(celui de ma sœur, par exemple), le gris serait très clair. Selon mon mode de
pensée basé sur la logique, je préférerais mettre 80 % de peinture noire dans
le pot que pas de peinture noire du tout, donc je fais un effort pour aboutir à
un compromis. J’ai appris, par mon expérience dans le monde des adultes,
que le compromis est parfois la seule option possible dans nos rapports avec
les autres. Quand j’étais enfant, c’était simplement un comportement normal
qu’il me fallait adopter.
J’ai toujours été douée pour résoudre les pro-
blèmes, même quand j’étais enfant, et je suis
sûre que cela m’a aidée à être moins rigide
dans ma façon de penser. Tous les projets Les parents
sur lesquels j’ai travaillé m’ont permis de ne devraient jamais
renforcer ces compétences. Tout ce que sous-estimer l’importance
je faisais, qu’il s’agisse d’une maison en du jeu chez le jeune enfant,
carton ou encore d’un fort que je bâtis- surtout si un ou
sais avec de la neige, contribuait à conso- deux autres enfants
lider mon mode de pensée systémique et sont impliqués.
m’aidait à établir un lien entre les détails et
la situation dans son ensemble. J’ai appris
qu’avant de poser le toit, il fallait ériger les murs.
Cela peut paraître un peu simpliste, mais c’est un
bon début pour comprendre qu’il est important d’accorder la priorité à cer-
taines actions plutôt qu’à d’autres et qu’une action peut avoir plus de valeur
qu’une autre. Sans s’en rendre compte, l’enfant apprend à établir des priori-
tés, à penser d’une façon telle que l’impact ne pourra être que positif pour ce
qui est de ses émotions et de sa relation aux autres. De son point de vue, il
apprend les aspects techniques liés à la construction d’une maison. Les
parents ne devraient jamais sous-estimer l’importance du jeu chez le jeune
enfant, surtout si un ou deux autres enfants sont impliqués. Le jeu donne lieu
à une interaction sociale fondamentale qui permet de préparer le terrain pour
le développement ultérieur d’habiletés sociales et cognitives plus poussées.
J’ai pu constater que certains adultes Aspies qui ont une pensée toujours très
rigide éprouvent beaucoup de difficultés au contact des autres. C’est comme si
leur cerveau ne disposait que d’une grosse catégorie, une ou deux boîtes où vont
se loger leurs expériences. Ils n’ont pas appris à subdiviser en catégories plus
petites chacune des données auxquelles ils ont accès, si bien qu’ils se méprennent
régulièrement sur la signification véritable du ressenti ou des intentions d’autrui.
C’est la fameuse pensée dichotomique à laquelle nous avons déjà fait allusion.
176
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
Sans compter qu’en plus de cela, ils n’ont pas suffisamment d’expérience et
d’informations sur leur disque dur pour être à même de subdiviser de manière
cohérente les catégories déjà existantes. En tant qu’adultes, ils sont en proie à
une telle confusion qu’ils se mettent en quête de l’ultime clé qui va les libérer et
les aider à donner un sens à leur vie. Le problème, c’est qu’elle n’existe pas. Ainsi,
la confusion continue de régner en maître. Ils manquent considérablement d’in-
dulgence envers eux-mêmes et sont dévorés par le stress et l’angoisse.
Je tiens à insister sur le fait que le développement de la pensée flexible
requiert un entraînement soutenu. Ce n’est pas en n’y consacrant que trente
minutes deux fois par semaine que vous obtiendrez des résultats. Plus on
donne d’exemples à l’enfant et plus sa pensée peut gagner en flexibilité. Plus
la pensée est flexible et plus il est facile pour la personne avec autisme d’ap-
prendre à former de nouvelles catégories et de nouveaux concepts.
Tout cela est indispensable pour mieux comprendre les relations sociales.
Une fois que l’enfant a acquis des compétences lui permettant de penser de
façon plus flexible avec des objets concrets, parents et enseignants peuvent
s’atteler à l’emmener en des territoires de plus en plus abstraits afin que sa
pensée conceptuelle soit à même de catégoriser des sentiments, des émo-
tions, des expressions du visage, etc. Tout cela contribue au développement
d’une « prise de conscience sociale » et d’une capacité de « résolution des
problèmes sociale ».
177
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
La bonne nouvelle, c’est que vous pouvez trouver de l’aide pour enseigner aux
individus atteints d’autisme la deuxième partie de la Règle no 2, à savoir qu’ils
peuvent attribuer divers degrés d’importance aux différentes catégories
d’informations qu’ils ont sauvegardées dans leur cerveau. Le processus est le
même que lorsqu’on leur apprend à établir des catégories : il faut commencer
par le concret pour ensuite se diriger progressivement vers des domaines
plus conceptuels comme, par exemple, celui des émotions. Les enfants por-
teurs d’autisme sont particulièrement sensibles aux représentations visuelles
telles que les graphiques, les cercles, les échelles numériques et les thermo-
mètres. Prenez par exemple une échelle allant de 1 à 5. Lorsque vous vous
trouvez assis dans un bus en marche, peut-être que cette situation revêt une
grande importance pour vous, auquel cas vous optez pour le «"5"» alors que
vous allez pencher pour le «"1"» si vous êtes assis chez vous en train de regar-
der un film. Dans le même esprit, si vous parlez longuement de votre intérêt
spécifique à vos parents, il est fort possible que cela soit important à leurs
yeux donc on va se situer au niveau «"5"»"; on descendra au niveau «"3"» si
vous avez en face de vous votre enseignant ou la baby-sitter et pour ce qui
est de vos camarades de classe, cela atteindra probablement le niveau «"1"».
Des livres comme Navigating the Social World, de Jeanette McAfee et The
Incredible 5-Point Scale, de Kari Dunn Buron et Mitzi Curtis, proposent d’ex-
cellents outils concrets et visuels qui peuvent être utilisés pour apprendre aux
enfants avec autisme à bien discerner le degré d’importance qu’ils accordent
à chacune de leurs pensées, chacune de leurs actions et surtout, chacune de
leurs émotions.
Relations et émotions vont de pair avec les individus très sociables, mais,
comme l’a déjà souligné Temple, cela ne se vérifie pas forcément dans le cas
des personnes avec autisme, surtout lorsqu’elles pensent en images. Néan-
moins, pour qu’un individu porteur d’autisme parvienne à assimiler les règles
plus ou moins précises des relations sociales, il lui faut comprendre la nature
catégorielle des émotions : il existe une grande variété d’émotions qui peuvent
être exprimées à des degrés divers. Cela fait appel à un processus mental d’un
niveau plus avancé qui requiert, en plus de la pensée flexible, une certaine
faculté à adopter le point de vue d’autrui, à admettre que toutes les per-
sonnes ne partagent pas les mêmes valeurs en fonction des normes person-
nelles, familiales, culturelles et sociales qui sont les leurs. Le manque de
perspective et d’expériences prive l’enfant d’un cadre de référence sans
lequel il ne peut comprendre les émotions.
Pour les neurotypiques, le domaine des émotions est un joli tableau riche en
détail et en couleurs qu’ils portent en eux. Pour un enfant atteint d’autisme,
la toile sera brute, sans la moindre trace de peinture. Les enfants avec
autisme ont du mal à reconnaître, à exprimer et à contrôler leurs propres
émotions. Certains individus manifestent peu d’émotions. On parle alors
d’affect plat. Quand Temple évoque ses émotions, elle affirme n’en avoir que
très peu. Les réponses émotionnelles des enfants atteints d’autisme peuvent
178
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
paraître complexes et variées aux yeux d’un observateur non averti. C’est on
ne peut plus logique"; chez un neurotypique, les émotions se manifestent à
des degrés divers et selon un large éventail de nuances sans qu’il ait à fournir
un quelconque effort. Ainsi, parents et enseignants partent du principe qu’il
en est de même pour l’enfant avec autisme. Mais cette hypothèse n’est pas
correcte, même en ce qui concerne les adolescents et les jeunes adultes pour
qui la compréhension des émotions est souvent basique.
179
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
180
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
Sean et Temple ont déjà éprouvé des émotions intenses, mais ils ne les ont
absolument pas ressenties de la même manière"; les effets résiduels étaient
également différents pour chacun d’entre eux. Alors que Temple explosait et
que les émotions qui accompagnaient cette réaction ne tardaient pas à dispa-
raître progressivement de sa mémoire, les effondrements émotionnels de
Sean duraient des heures, des jours voire des années.
181
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Plus tard, j’ai apporté une amélioration à mon jeu. Au lieu de me servir d’un
simple jeu de cartes pour représenter les cars scolaires, j’ai décidé, dans la
mesure du possible, d’utiliser des personnes – à savoir moi-même, mes parents
et ma sœur, Meg. Chaque matin, avant que Meg et moi ne partions pour l’école
et que mes parents ne se rendent au travail, nous nous retrouvions autour de
la table de la cuisine pour le petit-déjeuner. J’ai fini par voir, dans ce petit ren-
dez-vous quotidien, un autre moyen de satisfaire l’insatiable obsession que je
nourrissais pour les cars scolaires. J’ai «"attribué"» un siège à chacun et leur ai
demandé de descendre à une certaine heure et dans un ordre bien défini. Je
serais le premier, puis ce serait au tour de mes parents et enfin, de ma sœur. Je
me souviens de plusieurs matins où, alors que j’étais déjà dans la cuisine à l’affût
du moindre mouvement à l’étage, j’ai eu de grosses frayeurs en croyant
entendre Meg se lever avant que ce ne soit son tour de descendre. Parfois,
j’engloutissais mon petit-déjeuner et faisais mon possible pour tout terminer et
quitter la table avant qu’elle n’entre dans la cuisine, à la manière des cars sco-
laires qui quittaient le parking de l’école avant que d’autres n’arrivent.
Tout se passait bien chaque matin, à moins que quelqu’un n’enfreigne la règle
sacrée que j’avais instaurée, auquel cas – et c’est arrivé plus d’une fois – j’étais
décontenancé et ma matinée était gâchée. Si Meg descendait plus tôt que
prévu et, pour couronner le tout, ne s’asseyait pas à la place que je lui avais
attribuée, j’étais d’une humeur massacrante et, une fois à l’école, il me fallait un
certain temps pour retrouver mon calme. Les membres de ma famille savaient
à quel point ma colère était exagérée lorsqu’on dérogeait à cette règle, mais ils
ignoraient comment m’apaiser. Pour ma part, je n’étais pas capable d’expliquer
pourquoi une telle transgression me mettait dans une colère noire. À l’époque,
je ne faisais pas encore le lien entre mon besoin de contrôler la situation (et les
personnes impliquées) et mon sentiment d’impuissance face au monde qui
m’entourait. À ce moment-là, la fin justifiait les moyens. J’avais un fonctionne-
ment on ne peut plus simple basé sur le principe de l’action et de la réaction. Il
suffisait que chacun entre dans la cuisine et se plie à mes exigences pour que
je me sente investi d’un pouvoir manifeste. Mais si la règle était bafouée, c’est
impuissant et furieux que je quittais la maison.
Mais avec le temps, alors que Temple recherchait des moyens toujours plus
ingénieux pour maîtriser sa colère et ses émotions, Sean prenait petit à petit
les commandes, choisissant davantage la direction qu’il souhaitait faire
prendre à sa vie et à ses émotions. Cela n’a pas été chose facile et les réper-
cussions sur ses parents et son estime de soi se sont avérées tenaces.
Et Sean de poursuivre
En raison de ma pensée dichotomique, j’étais enclin aux erreurs de jugement et
je ne prenais pas toujours les meilleures décisions, me situant toujours dans l’un
182
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
ou l’autre des deux extrêmes : déni complet de mes actions ou immense colère
totalement disproportionnée par rapport à l’évènement qui l’avait provoquée.
Étant donné que ma condition autistique m’empêchait de mesurer l’importance
de bien des choses, ma colère était démesurée, et ce quelle que soit la gravité de
la situation (dans 99,9 % des cas, elle n’avait rien de dramatique). Chacune de
mes erreurs avait le don de me convaincre que j’étais «"mauvais"» ou «"stupide"».
Et pour compenser cette «"faille"», plutôt que de m’efforcer d’être parfait, je
m’assignais une tâche impossible qui consistait à attendre passivement d’être un
jour doué de toutes les perfections. Voyant que je n’y parvenais pas, ce qui bien
sûr était inévitable, je me sentais plus mal encore. C’était un cercle vicieux.
183
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
selon lequel le rire est le meilleur des remèdes. En effet, il libère des
endorphines dans notre cerveau qui, par leurs effets très positifs sur
notre état mental, nous font un bien fou. Elles nous apportent une sen-
sation de bien-être immédiat, ainsi qu’à notre entourage, d’ailleurs. Mais
surtout, le rire a le pouvoir de désamorcer les situations les plus incon-
fortables. Si j’avais mis mon ego de côté ou plaisanté au moment où ma
mère m’a fait remarquer mon erreur, nous aurions beaucoup ri, je ne me
serais pas senti aussi mal et nous serions très vite passés à autre chose.
Mais à cette époque, ma condition ne me permettait pas d’envisager
d’autres possibilités et finalement, la mauvaise humeur s’est installée
dans la voiture, pesante et persistante, à cause de mon obstination liée
à l’étroitesse de mon esprit plus qu’à l’utilisation erronée du mot «"gré-
gaire"».
• Faire preuve de modération et adopter une position de neutralité. Si
l’on prend à nouveau l’exemple de la voiture, j’aurais simplement pu dire
quelque chose comme : «"Ah, d’accord"! Je ne m’étais pas rendu compte
que ce mot n’était pas approprié."» Il n’y aurait pas eu de grandes effu-
sions entre elle et moi pour autant, mais au moins, ce ne serait pas allé
plus loin. Toute saute d’humeur aurait été étouffée dans l’œuf.
• «!Encaisser!» sans rien dire. Il aurait été préférable que j’opine de la
tête ou encore que je ne relève pas les propos de ma mère plutôt que
d’avoir à subir cette ambiance morose doublée de maux de ventre.
Cette approche n’aurait certes pas désamorcé la situation aussi rapide-
ment que les deux autres, mais elle aurait eu le mérite d’éviter qu’elle ne
s’envenime.
184
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble
Ce concept peut d’ailleurs être tout aussi complexe pour les neurotypiques et
les institutions. J’ai récemment été le témoin de ce qu’il peut advenir lorsque
les médias, dont je fais partie, tentent, de manière plus ou moins intention-
nelle, de masquer les différences entre deux camps qui s’affrontent, dans un
souci de neutralité du journalisme.
Au cours de la dernière campagne présidentielle pour le moins clivante de
2016 où se sont affrontés Hillary Clinton et Donald Trump, les principaux
médias faisaient continuellement état du dossier controversé du serveur et
de l’adresse privés utilisés par Hillary Clinton alors secrétaire d’état, juxtapo-
sant cette affaire à une vidéo de Trump se vantant d’avoir abusé sexuellement
de plusieurs femmes.
Dans le cas d’Hillary Clinton, les enquêtes menées par le FBI ont démontré
qu’elle avait manqué de jugeote et fait preuve de négligence dans l’utilisation
de son serveur qui comportait des informations sensibles et classées secrètes.
Rien de tout cela ne s’apparentait à un acte criminel. Dans le cas de Trump,
nous avons la preuve irréfutable de ses transgressions.
Selon moi, dans un effort malencontreux pour être équitable envers les deux
camps qui s’affrontaient, les principaux médias ont traité chacune des situa-
tions à l’identique au fil de leurs reportages, ce qui a eu comme effet de créer
une sorte de flou dans l’esprit des gens. Ainsi, le manque de jugeote d’Hillary
Clinton au sujet de son serveur avait pris autant d’ampleur et d’importance
que les antécédents peu glorieux de Trump. Je suis d’avis que l’impartialité ne
devrait pas être le seul facteur déterminant lorsqu’il s’agit de se faire une
opinion la plus sensée possible.
L’égalité dépend davantage de la légitimité que l’inverse. Faut-il accorder la
même couverture médiatique et le même intérêt à quelqu’un qui vole un tee-
shirt au supermarché et à un individu qui se livre à une terrible fusillade, tuant
dix personnes ? La réponse est non.
On comprendra mieux combien il est important d’apprendre à tous les jeunes,
et pas seulement à ceux présentant un TSA, à établir des priorités ; si l’on
examine telle ou telle question dans une perspective d’ensemble, il devient
clair que tous les évènements ne revêtent pas la même importance.
Pour comprendre les règles non écrites des relations sociales, il faut être en
mesure de mélanger le blanc et le noir afin d’obtenir des nuances de gris et
s’intéresser un tant soit peu aux autres couleurs vives dont notre monde est
fait. Pas étonnant qu’une palette aussi réduite d’émotions, qui peuvent se
manifester quand bon leur semble selon le principe du tout ou rien et inhiber
plus que favoriser les relations personnelles, ne soit pas très stimulante pour
un individu atteint d’autisme. Quel intérêt y a-t-il à fournir tant d’efforts pour
185
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
186
Règle n o 3
3.
Dans le passage ci-dessus, Sean décrit la faible estime que nombre d’enfants
avec autisme en mesure d’établir des liens affectifs ont d’eux-mêmes ainsi
que l’impact que peut avoir l’erreur sur leur amour-propre. Il est important de
garder à l’esprit que pour les individus dont les émotions sont liées de
manière si complexe au fonctionnement général, le mode de pensée binaire
est bien plus ancré. Leurs aptitudes sont pour eux abjectes ou admirables et
leurs erreurs s’apparentent systématiquement à un échec total. Contraire-
ment aux enfants neurotypiques, ils sont incapables de comprendre qu’il y a
des erreurs plus ou moins graves en fonction de la situation. Ils sont très
exigeants envers eux-mêmes et se veulent parfaits, mais, comme le souligne
Sean dans le passage suivant, cette perfection est dénuée du bénéfice que
l’on retire en apprenant par la pratique.
Sean poursuit
Vers l’âge de douze ans, j’avais pris l’habitude d’écouter de la musique clas-
sique à la radio pendant la nuit, ce qui m’a permis de me faire une idée précise
de ce qu’un virtuose était capable de produire. Je m’imaginais ce que les
autres personnes qui écoutaient ce style de musique pensaient des musiciens
dont le talent était si grand et je me disais : «"Pourquoi ne deviendrais-je pas
moi-même un grand musicien"?"» C’est alors que j’ai décidé d’apprendre le
piano. J’ai fait part de mon désir à mes parents qui ont trouvé un professeur
en la personne de Madame Simon, une amie de ma grand-mère et chaque
semaine, durant deux ans, elle m’a dispensé des cours de piano. Je me sou-
viens très bien des partitions de piano «"Arc-en-ciel"» avec des codes couleur
188
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
sur lesquelles je devais travailler lors de mes premières leçons. C’était pour
moi une insulte que de me forcer à utiliser ces partitions basiques, faites de
gammes chromatiques et autres exercices d’échauffement sans intérêt, alors
que tout ce à quoi j’aspirais était jouer de la «"vraie musique"». J’en voulais
aux pianistes professionnels qui avaient la chance de se produire devant un
public alors que j’étais contraint de faire des choses mille fois plus faciles. À
mon grand désarroi, je voyais mon projet contrarié par une réalité bien amère
alors qu’exceller dans un domaine et susciter l’admiration des autres était ce
qui me tenait le plus à cœur. C’est alors qu’une nouvelle idée s’est imposée
dans ma tête, et ce pendant de longues années : s’ils sont capables de jouer
si bien sans effort, pourquoi ne le serais-je pas"? La règle sous-jacente selon
laquelle c’est en forgeant qu’on devient forgeron m’échappait.
Le jour où je suis passé d’une méthode pour débutants à une méthode légè-
rement plus compliquée, j’ai éprouvé un certain sentiment de réussite. Je
savais que je m’améliorais, mais malgré cela, mon ressentiment ne cessait de
croître et gâchait le plaisir que me procuraient mes progrès. De plus, ce que
je considérais comme une injustice flagrante – faire mes exercices de piano
alors que d’autres avaient la chance de pouvoir jouer – assombrissait chacun
des cours que je prenais, ainsi que les six jours entre chaque cours.
Par conséquent, le piano ne résonnait plus aussi souvent dans la maison. Au
début, je consacrais environ une demi-heure par jour à mes exercices de
piano puis, peu à peu, je n’y passais plus que trente minutes quelques jours
par semaine et cela a fini par se réduire à dix minutes une fois par semaine. Il
n’était pas rare qu’une semaine entière s’écoule sans que je me mette une
seule fois au piano.
Chez nous, les harmonies du piano avaient cédé la place à des discussions de
ce type :
- MAMAN : Sean, tu as fait tes exercices de piano aujourd’hui"?
- MOI : (Avec une sensation de picotement qui commençait à m’envahir) Oui.
- MAMAN : Quand ça"? Je ne t’ai pas entendu"!
- MOI : Pourtant, je les ai faits.
- MAMAN : Sean, descends tout de suite et mets-toi au piano"! Tu n’as aucune
chance de progresser si tu ne travailles pas à la maison les exercices que ton
professeur te donne pendant les leçons pour lesquelles nous payons.
- MOI : Pourquoi faut-il que je m’exerce tout le temps"? À chaque fois que
j’entends un pianiste professionnel, il joue à la perfection. S’ils sont capables
de jouer aussi bien, alors je devrais l’être moi aussi.
- MAMAN : Mais il leur a fallu des années de pratique"! Ils ne se sont pas
contentés de s’installer devant leur piano et de se mettre à jouer. Le seul
moyen de progresser est de travailler tous les jours. Tu ne peux pas espérer
t’améliorer en ne faisant tes exercices qu’une fois par semaine.
- MOI : Ce n’est pas vrai. Ce que je veux, c’est jouer, pas m’exercer.
189
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
J’avais appris avec difficulté que si je voulais un jour me tailler une place de
choix dans le monde de la musique et utiliser mes talents de pianiste pour
enflammer les foules, il fallait que je m’attelle à travailler de manière rigou-
reuse les gammes, les exercices et les morceaux à peine connus que mon
professeur me donnait. Je savais désormais qu’avant de pouvoir jouer correc-
tement toutes les notes distinctes qui constituent l’accord, j’allais faire beau-
coup de fausses notes. Je devais m’y résoudre.
C’était là le nœud du problème : les fausses notes. Chaque fois que je faisais
mes exercices de piano, je commettais des erreurs. Chacune de mes fausses
notes produisait un son qui, en plus d’être désagréable, me rappelait qu’une
fois encore, j’avais échoué. Après deux ans, j’ai fini par abandonner le piano.
Au début des années 1980, alors que ma mauvaise expérience avec le piano
n’était plus qu’un lointain souvenir – c’est du moins ce que je pensais –, mon
intérêt s’est tourné vers le jazz. J’étais alors plus sûr de moi et animé par la
volonté de jouer un jour dans un groupe de jazz New Orléans. Je m’imaginais
en train de jouer dans des groupes qui avaient eu beaucoup de succès des
années auparavant. En 1982, j’ai donc commencé à prendre des cours de trom-
pette en me jurant que je ne commettrais pas les mêmes erreurs – hormis les
fausses notes – qu’il y a huit ans. J’avais gagné en maturité et mon comporte-
ment envers moi-même avait changé. Je n’étais plus la même personne qu’à
douze ans et ma vie n’en était que plus facile. Tout d’abord, je partais du prin-
cipe qu’il serait plus facile d’apprendre à jouer de la trompette compte tenu du
fait qu’il n’y a que trois pistons en jeu et non pas quatre-vingt-huit touches. Qui
plus est, j’ignorais que les trois pistons produisaient toujours la même combi-
naison de notes"; je pensais que je pourrais simplement composer de nouvelles
choses tout en jouant. Ainsi, me disais-je, cela me permettrait de jouer d’un
instrument et donc de me remettre à la musique en espérant percer.
La principale différence résidait dans le fait que, grâce à la musique, j’allais
désormais voir les choses de manière plus positive, à l’intérieur comme à
l’extérieur. Je me contenterais de devenir suffisamment bon pour pouvoir
jouer dans un groupe de jazz local plutôt que de tout faire pour être mondia-
lement reconnu. Il me faudrait acquérir de bonnes bases musicales en appre-
nant, entre autres, toutes les gammes et, le moment venu, je n’aurais plus qu’à
demander à mon professeur, Mr Miller : «"Comment est-ce qu’on impro-
vise"?"» Je lui ai posé cette question au bout d’un ou deux mois de cours,
pensant que j’avais atteint le niveau requis.
Mais les vieux démons ont du mal à lâcher prise et il est difficile de les chasser.
Après plusieurs semaines de cours, je me suis trouvé confronté à des pro-
blèmes que je n’avais pas envisagés et, malgré l’opinion plus avantageuse que
j’avais de moi-même, l’impact fut étrangement le même qu’à l’époque où je
jouais du piano. Je faisais toujours des fausses notes, mais d’autres faiblesses
sont apparues. Pour vous donner un exemple, j’étais souvent incapable de ter-
miner les exercices et les morceaux pourtant faciles que mon professeur me
donnait car mon embouchure me lâchait. J’avais manifestement pris la mau-
190
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
191
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Dès le plus jeune âge, les enfants sont en mesure de comprendre que l’erreur
est humaine et que la perfection n’existe pas. Les jeunes enfants ne cessent
de hiérarchiser un nombre croissant de situations par tâtonnements et
finissent ainsi par comprendre que les erreurs surviennent pour diverses rai-
sons dont certaines échappent totalement à notre contrôle et que la société
impose que nos réponses soient adaptées à chaque situation.
Comparez à présent le mode de pensée de Sean à celui de Temple"; vous
constaterez une différence frappante quant à la manière dont ils compre-
naient leurs propres faiblesses. On ne peut sous-estimer les incidences à long
terme.
192
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
gens ont vraiment apprécié et m’ont applaudie, ce qui a renforcé mon estime
de soi. Bien sûr, quand mon comportement laissait à désirer, ma mère et la
nourrice ne manquaient pas de me réprimander, mais la plupart du temps,
elles me couvraient d’éloges. Je n’ai pas le souvenir de m’être un jour dit que
je n’étais pas quelqu’un de bien simplement parce que je faisais des erreurs.
Je recevais suffisamment de compliments pour compenser mes failles.
J’étais très jeune quand j’ai commencé à travailler pour un magazine et je dois
dire que mon environnement professionnel m’a permis d’apprendre davan-
tage. J’ai eu l’occasion, à maintes reprises, de prendre part à des réunions et
de côtoyer toutes sortes de personnes, ce qui m’a permis d’assimiler de
bonnes compétences sociales. La plupart des adultes confrontés à des diffi-
cultés semblables aux miennes n’ont pas la chance de pouvoir acquérir ce
type d’expérience. Ceci peut s’expliquer par le peu d’intérêt qu’ils portent aux
habiletés sociales ou encore par la peur qu’ils ressentent à l’idée de se
confronter à de telles situations, ce qui les conduit à se couper du monde. Or,
pour être à l’aise au sein de la société, il convient d’avoir suffisamment d’infor-
mations sur son disque dur de sorte que, lorsqu’on surfe sur l’internet de
notre cerveau, il soit possible de résoudre un problème et d’apporter une
solution adaptée. Il faut accumuler un nombre considérable de données pour
espérer pouvoir mieux comprendre les relations sociales.
Évidemment, j’ai fait des erreurs quand j’occupais cet emploi, mais je n’ai pas
été renvoyée pour autant tant elles étaient insignifiantes. Même si j’avais par-
fois du mal à contrôler mes émotions, j’avais un schéma de pensée suffisam-
ment flexible pour pouvoir faire la différence entre les erreurs sans gravité et
celles qui étaient plus importantes. Mais j’ai surtout réussi à conserver mon
emploi grâce aux compétences sociales essentielles que j’avais acquises et
sans lesquelles je ne m’en serais pas sortie. Cela permet de démontrer une
193
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
règle non écrite des relations sociales : les gens gardent en mémoire «!l’his-
toire sociale!» de chacun!; lorsque nous faisons une erreur, ils mettent en
balance nos qualités et nos défauts afin de prendre la meilleure décision
possible. Je savais être polie et faire la conversation. J’avais de bonnes
manières et j’étais capable de suivre des directives. Tout cela représentait un
atout majeur. Ainsi, on tolérait mes erreurs parce que mes compétences
sociales et professionnelles étaient convenables. De plus, ils voyaient bien
que j’étais assez intelligente pour apprendre très vite les diverses facettes du
métier et que je refaisais rarement la même erreur.
À l’époque, j’étais en proie à une anxiété tenace, ce qui avait une incidence
certaine sur ma façon d’agir. Les raisons de mon anxiété étaient purement
physiologiques et elle n’était nullement provoquée par mes erreurs ou une
quelconque quête de perfection. Je comprenais, grâce à ma pensée flexible,
que personne n’était à l’abri d’une erreur.
Pourtant, il m’arrivait d’être confrontée à ce que j’appelle le «"syndrome du per-
fectionnisme"». Ce qui est intéressant, c’est que j’ai failli démissionner au début
de ma carrière – je concevais alors des enclos à bétail – simplement parce qu’un
client avait injustement critiqué mon travail. Cet enclos était très bien pensé et si
cela devait se reproduire aujourd’hui, je le classerais dans la catégorie des «"cré-
tins"» (car c’est sans aucun doute une catégorie fermement enracinée dans mon
cerveau). Mais à ce moment-là, je voulais que mon travail soit parfait, surtout
quand je travaillais sur des projets de cette envergure. Étant donné que le client
n’était pas complètement satisfait, je me disais que j’allais devoir arrêter de
concevoir des enclos à bétail. Heureusement que mon ami Jim Uhl, un entrepre-
neur qui construisait des enclos, m’a persuadée de poursuivre ma carrière.
Jim a joué un rôle important dans ma vie, car il m’a aidée à comprendre le
concept consistant à réaliser un travail en visant un niveau de qualité bien
spécifique, sachant que les normes de performance peuvent aller de «"bas"»
à «"élevé"». Il y a des métiers qui exigent un niveau de qualité plus élevé que
d’autres. Lorsqu’on construit un pont, les normes de sécurité sont bien plus
rigoureuses que celles auxquelles devra répondre une table basse. On m’a
expliqué ce concept de manière concrète, ce qui m’a permis de le com-
prendre. Aujourd’hui, j’aborde l’erreur en utilisant le même schéma de pensée.
Quand je rédige un article, je tolère qu’il comporte quelques erreurs de gram-
maire car, si je passais mon temps à corriger les fautes, l’article ne verrait
jamais le jour. Cependant, s’il y a plus d’erreurs qu’il n’en faut, le projet finit
inévitablement par tomber dans la catégorie réservée au «"travail bâclé"».
Il s’agit là d’une règle sociale non écrite : il y a une différence entre les
erreurs involontaires et le travail peu soigné. C’est par l’expérience que j’ai
dû apprendre à faire cette distinction car, alors que je manifestais le désir de
réaliser parfaitement certains projets, d’autres me tenaient moins à cœur et
je les négligeais. J’étais atteinte du syndrome du perfectionnisme unique-
ment lorsque je travaillais sur des projets qui étaient d’une réelle importance
à mes yeux. Dans le cas contraire, il était inexistant. Selon les circonstances,
194
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
ce trait n’est pas le bienvenu quand on entre dans la vie active. Quand j’avais
douze ans, on m’a un jour demandé de laver une voiture et j’ai bâclé le travail";
c’est juste que je m’en moquais pas mal. Quand je travaillais pour une entre-
prise de construction, je devais photocopier des documents publicitaires et je
ne me suis pas du tout appliquée. C’était là quelque chose que je n’avais pas
du tout envie de faire.
Que l’on vise la perfection ou que l’on veuille expédier un travail sans appli-
cation ni soin, aucune de ces options pour le moins extrêmes n’est à envi-
sager et à mesure que la façon dont j’appréhendais les autres évoluait, j’ai
appris ces deux règles sociales non écrites :
• Il fallait que je donne le meilleur de moi-même chaque fois qu’on me
demandait d’accomplir une tâche au travail, même si je jugeais la mis-
sion qui m’était confiée insignifiante.
• Quant aux tâches qui me tenaient à cœur, j’ai dû apprendre qu’il n’est
pas toujours possible d’atteindre la perfection.
Ces passages illustrent parfaitement le fait que la règle no 3 – L’erreur est
humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie – sera perçue différem-
ment selon les individus porteurs d’autisme en fonction de la façon dont ils
pensent et traitent les informations. Ceux d’entre eux qui ont une pensée plus
logique verront l’erreur comme une incapacité à résoudre les problèmes alors
que pour les penseurs verbaux, davantage en mesure d’établir des liens affec-
tifs, l’erreur renseignera sur leur valeur personnelle.
195
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
196
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
quand ils entrent au collège. Les compétences sociales s’y développent rapi-
dement et les enfants atteints d’autisme n’arrivent pas à suivre. Le fossé en
matière de compétences sociales ne cesse de se creuser entre l’enfant por-
teur d’autisme et ses pairs neurotypiques, et seuls les parents et les ensei-
gnants peuvent rompre le cercle infernal et les aider à reprendre le contrôle.
Il n’est pas étonnant que la dépression soit monnaie courante à cet âge.
Mon travail, c’est toute ma vie. Quand j’étais plus jeune, c’était grâce aux pro-
jets sur lesquels je travaillais et non pas grâce aux gens que je côtoyais que
j’avais le sentiment d’être aux commandes et que je me sentais bien dans ma
peau. Même si la période de l’adolescence s’est avérée très difficile pour moi
en raison de la grande anxiété que je ressentais à tout moment et des nom-
breuses moqueries émanant de mes camarades, je me raccrochais à mes
projets – et à l’amour propre qu’ils me procuraient – afin de tenir le coup et
de garder l’équilibre pour ne pas être en décalage total.
Je peux par conséquent affirmer que, même s’il est important de tout faire
pour permettre aux enfants d’améliorer leur capacité à faire le lien et à s’atta-
cher aux autres et de leur enseigner les habiletés sociales, il convient égale-
ment de leur donner un certain sentiment de stabilité et de devoir accompli
sans quoi, à long terme, il y a fort à parier qu’ils perdront plus qu’ils ne gagne-
ront en termes de sociabilité. Pensez également à encourager leurs talents. Ces
compétences font office de gouvernail et les aident à parcourir les mers agi-
tées des relations sociales tout en épargnant leur amour-propre malgré toutes
les bévues sociales qu’ils sont amenés à commettre durant leur adolescence.
Les années collège peuvent être une période particulièrement critique pour
les élèves atteints d’autisme tant ils prennent leurs erreurs à cœur. Les méca-
nismes de défense font office de gilet de sauvetage et leur permettent de
parer au sentiment d’échec qui les accable en permanence.
197
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
198
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
alors que j’étais censé connaître quelque chose, il fallait que je m’améliore.
J’étais très exigeant vis-à-vis de moi-même. Pourtant, le mécanisme de la
compréhension m’était toujours aussi peu familier : comment parvenir à maî-
triser un sujet à propos duquel j’ignorais tout et que j’estimais devoir
connaître"? Il y avait des choses que tout le monde semblait savoir spontané-
ment, et il était très important pour moi de les savoir aussi. À chaque change-
ment, je voulais obtenir des résultats immédiats plutôt que devoir me battre
une fois de plus. Je savais que tout le monde faisait des erreurs, mais il m’a
fallu des années pour accepter que je n’étais en rien une exception et que
j’avais aussi le droit de me tromper.
Il est intéressant de noter que pour les enfants, adolescents et adultes por-
teurs d’autisme qui sont particulièrement aptes à créer des liens, les capaci-
tés intellectuelles peuvent être tellement obscurcies par le chaos émotionnel
qui règne en eux que toutes les interactions sociales – même les plus élémen-
taires comme le fait de demander de l’aide à quelqu’un – doivent être ensei-
gnées de manière formelle et requièrent un renforcement constant.
Sean poursuit
J’ai exercé mon premier emploi rémunéré à 19 ans. Je me suis tout simple-
ment rendu à l’agence de placement de la fac de Los Angeles Valley et, après
avoir parcouru rapidement les petites fiches indiquant les différentes offres
d’emploi dans la vallée de San Fernando, j’ai opté, sur un coup de tête, pour la
première fiche sur laquelle mon regard s’était posé. Elle décrivait un poste
d’assistant d’éducation dans une école maternelle privée non loin de Nor-
thridge. J’ai discuté avec Frank, le directeur de l’agence, un jeune homme à la
voix très douce.
«"Est-ce que vous suivez actuellement des cours portant sur le développe-
ment de l’enfant"?"», m’a-t-il demandé.
«"Non, mais j’ai l’intention de choisir l’UE intitulée “Introduction au développe-
ment de l’enfant” au prochain semestre"», lui ai-je répondu.
«"Très bien. Dans ce cas, revenez cet après-midi après les cours pour un
entretien"», m’a-t-il dit.
Après avoir complété un formulaire de candidature, j’ai passé un entretien
d’une demi-heure suite à quoi il m’a embauché. J’étais à la fois surpris et flatté
d’être engagé sur-le-champ. Frank, avec son visage innocent, était décidé-
ment très correct. La seule condition était que je m’engage à suivre un cours
consacré au développement de l’enfant.
Je touchais le salaire minimum de 3 € de l’heure et je devais travailler trois
heures par jour comme assistant d’éducation avec des enfants âgés de deux à
cinq ans. Il n’a pas fallu longtemps pour que le travail à mi-temps se transforme
199
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
en cauchemar à plein temps. Il est vite devenu évident que Frank ne m’appré-
ciait pas et que je faisais l’objet de critiques particulières. Il a fait tout ce qui
était en son pouvoir pour me pourrir la vie. Je sentais bien que ce n’était pas
normal, que ce n’était pas comme ça que les choses devaient se passer.
Cela faisait quelques jours que j’occupais ce poste quand on m’a informé que
quelqu’un s’était plaint parce que j’étais allé aux toilettes, laissant l’enseignant
seul avec tous les enfants. Le lendemain, Frank m’a adressé une légère répri-
mande devant la classe tout entière et deux enseignants. Mais cette semonce
n’avait rien de terrible comparé à ce qui allait arriver.
Très vite, on m’a confié la lourde tâche de m’occuper des enfants que les
parents n’avaient pas encore récupérés une fois tous les enseignants partis.
Je restais seul en leur compagnie une heure chaque jour. Il m’incombait
même de m’occuper des enfants de deux et trois ans et de changer leur
couche en cas d’accident alors que je n’y connaissais absolument rien. J’étais
responsable de ces enfants et s’il arrivait quoi que ce soit, ce serait ma faute
et j’en subirais les conséquences.
Deux mois plus tard environ, le directeur a exigé que je travaille à plein temps
en insistant bien sur le fait que si je refusais, je serais congédié. Qui disait travail
à plein temps disait également pause déjeuner d’une heure. La plupart du
temps, j’allais me sustenter dans un restaurant qui se trouvait à quelques pas
de mon lieu de travail (je n’avais pas encore passé mon permis) et je passais
devant le bureau de Frank chaque fois que je sortais. Très souvent, je remar-
quais qu’il me dévisageait depuis son bureau situé près de la fenêtre. Son
regard fixe me déconcertait à un point tel que cela me rendait physiquement
malade et que j’étais incapable de finir mon repas. Un jour, il est allé plus loin.
C’était un après-midi chaud et quelque peu brumeux et les enfants s’amu-
saient dans la cour de récréation. Deux ou trois enseignants étaient en arrêt
maladie et il n’y avait personne pour les remplacer. Nous n’étions donc que
deux pour surveiller trente-cinq enfants et je m’étais placé à une extrémité de
la cour afin d’avoir une vue d’ensemble la plus large possible. Je ne savais plus
où donner de la tête tant j’avais de choses à gérer, entre les querelles et
autres bagarres qui avaient lieu de part et d’autre de la cour, et je me doutais
bien que, derrière mon dos, quelques élèves s’affairaient à grimper sur une
table de pique-nique. Je savais que c’était interdit et qu’ils risquaient de tom-
ber, mais je devais en même temps faire face à d’autres situations. Au
moment où je me retournais, j’ai vu Frank ouvrir la porte et se diriger vers moi
d’un pas alerte. Il était rouge de colère alors qu’il s’approchait et se trouvait
désormais à quelques centimètres de moi.
«"Vous savez que les enfants n’ont pas le droit de grimper sur les tables de
pique-nique"», fulmina-t-il en serrant les dents. «"Je vous observais depuis
mon bureau et j’ai remarqué que vous n’avez rien fait pour les en empêcher.
Ils pourraient se blesser et cela me retomberait dessus. Si je vois encore un
enfant sur cette table, vous serez renvoyé."»
200
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
Sean commence
Quand j’ai vu le film Son Rise qui retrace l’histoire de Raun Kauffman et sa
victoire sur l’autisme, j’ai connu une brève période d’extase car je venais
d’apprendre que je n’étais pas quelqu’un d’intrinsèquement mauvais. J’ai
commencé à comprendre, d’un point de vue intellectuel et émotionnel, que
les problèmes auxquels je me trouvais confronté depuis toujours n’allaient
pas s’évaporer du jour au lendemain. En dépit de mes grandes espérances, je
devrais apprendre à me surpasser et prêter une attention toute particulière à
certains aspects pratiques pour parvenir à me frayer un chemin en ce monde
et être en bons termes avec les autres. J’allais devoir apprendre, entre autres
choses, à sourire aux gens et à les saluer, à creuser un peu pour parvenir à
discerner les intentions réelles des autres, à comprendre les motivations
d’autrui, à anticiper une action ainsi que les conséquences qui peuvent en
découler. Il me faudrait un certain temps avant de maîtriser la totalité du pro-
gramme et je commettrais vraisemblablement des erreurs. Mais il était une
règle non écrite que des millions de personnes avant moi avaient reconnue et
acceptée et qui pourtant n’avait aucun sens à mes yeux : il me fallait
201
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
202
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
capable et ne tolérait pas que je me dérobe sous prétexte que j’avais peur de
commettre des erreurs. Chaque fois que j’accomplissais ce genre de chose,
mon amour-propre s’en trouvait renforcé"; j’avais la preuve que je pouvais
gérer de nouvelles situations.
Ma mère savait quand elle devait me forcer et quand il valait mieux ne pas
insister et, dans la plupart des cas, elle ne me poussait pas à affronter des
situations qui exigeaient une trop forte interaction sociale. Certes, je devais
parler à l’employé de scierie, mais il s’agissait là d’une conversation assez
simple que l’on m’avait apprise et que j’étais par conséquent capable de tenir.
Mon séjour au ranch ne se résumait pas non plus à une activité purement
sociale"; j’avais diverses tâches à accomplir.
Je pense qu’aujourd’hui, les parents sont en grande partie responsables de
l’anxiété sociale de leurs enfants car ces derniers se trouvent confrontés
très tôt à des situations sociales d’envergure alors qu’ils ne sont pas prêts
et n’ont qu’une maîtrise limitée des habiletés sociales. Ils ne savent absolu-
ment pas de quoi ils sont capables et la notion d’estime de soi leur est
encore totalement étrangère. De nombreux parents sous-estiment la diffi-
culté et la complexité des situations sociales pour certains enfants porteurs
d’autisme. Ainsi, les données qui s’accumulent sur leur disque dur se rap-
portent principalement à ce qu’ils ne savent pas bien faire. Tout ceci va à
l’encontre de la réussite des enfants. S’ils ne gardent aucune trace de leurs
réussites, ils reproduiront sans cesse les mêmes erreurs puisqu’ils utilise-
ront les données présentes sur leur disque dur et n’auront pas la moindre
chance d’évoluer. Cela me fait penser à une mauvaise programmation dont
il est impossible de s’extirper. Ils ne disposent d’aucun modèle qui leur
indique ce qui est positif et efficace.
Au sein de la population autiste, ce problème est bien plus courant que
l’entourage – parents et enseignants compris – ne l’imagine. La banque de
données de ces enfants regorge principalement d’expériences malheu-
reuses, ce qui est à la fois déprimant et démotivant pour eux. Ils finissent
par abandonner tout effort d’acquérir un jour les habiletés indispensables à
un bon fonctionnement en société parce qu’ils ne voient tout simplement
pas comment ils peuvent s’en sortir, comment il leur est possible de faire
bouger ou d’améliorer les choses – et les adultes qui les entourent ne
changent pas leurs façons de faire dans l’optique de leur donner une chance
de réussite. C’est pourquoi j’insiste sur l’importance d’un enseignement pra-
tique et structuré : les personnes atteintes d’autisme ont besoin d’apprendre
comment elles doivent se comporter et ce qu’elles doivent dire en fonction
des situations. Il est indispensable de leur répéter les choses inlassablement
jusqu’à ce qu’elles disposent d’une quantité suffisante d’informations de
qualité sur leur disque dur et ainsi commettent de moins en moins d’erreurs.
L’idéal est qu’ils bénéficient de ce type de formation dès le plus jeune âge
car c’est là qu’elle s’avère la plus efficace. Enseignez-leur ce qu’ils doivent
faire plutôt que de concentrer vos efforts sur ce qu’ils ne doivent pas faire";
203
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Comme pour toutes les règles dont il est question dans cet ouvrage et les
expériences personnelles qui y sont relatées, notre objectif est que vous par-
veniez à mieux appréhender les individus atteints d’autisme, leur mode de
pensée et la manière dont cette façon de penser influe sur leur capacité à
vivre au quotidien dans la société. Nous souhaitons que les parents et les
enseignants puissent accompagner les enfants avec autisme vers la vie adulte
de sorte qu’ils soient autonomes, qu’ils exercent un emploi satisfaisant et
qu’ils soient en mesure de créer des liens avec d’autres personnes. Il y aura
des erreurs de parcours – c’est le lot de tous –, mais avec un peu de chance,
nous retiendrons tous cette règle non écrite des relations sociales stipulant
que : ce qui importe le plus n’est pas l’erreur en soi, mais la façon dont nous
réagissons au moment où nous prenons conscience de notre erreur. Sean
a appris que, dans bien des cas, il est préférable d’en rire car cela permet de
relativiser plus rapidement.
204
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
Sean se confie
Je souhaiterais apporter quelques précisions
quant au fait de rire de ses erreurs. Je ne
parle évidemment pas des situations pour
lesquelles il convient d’adopter une réac-
tion sérieuse. Imaginons que vous percu-
tiez quelqu’un sans faire exprès avec
Rire avec une personne
votre caddy dans un supermarché. Il ne est une chose, se moquer
serait pas très correct de vouloir dédra- d’elle en est une autre.
matiser l’incident par la plaisanterie. Dans
une telle situation, la meilleure chose à
faire serait de présenter des excuses et de
s’assurer que la personne va bien. Ce n’est
qu’à cet instant que vous pourriez en rire, en
fonction bien sûr de la réaction et de l’humeur de la
personne que vous avez bousculée.
Il est également important de faire la distinction entre le rire que je qualifie-
rais de «"gentil"» et le rire «"méchant"». Rire avec une personne (ou de ce
qu’elle dit avec un humour manifeste) est une chose, se moquer d’elle en est
une autre.
205
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Il est un autre cliché selon lequel le rire est contagieux. Il m’est déjà arrivé de
me retrouver dans des situations festives où l’humeur est généralement
joviale et où les gens s’amusent, rient et discutent, et de rire à mon tour alors
que personne n’avait dit quoi que ce soit de drôle. Je me laisse entraîner par
l’ambiance et je fais comme tout le monde. De même, il m’est arrivé de rire à
maintes occasions lorsque quelqu’un voulait faire de l’humour sans pour
autant y parvenir. Le rire a la particularité d’être communicatif.
Quand on rit des autres en revanche, c’est tout l’inverse qui se produit. C’est
blessant et totalement déplacé, comme le fait de rire à un enterrement ou
quand quelqu’un trébuche sous nos yeux. C’est d’ailleurs le cas pour toutes
les situations ou circonstances qui mettent une personne mal à l’aise ou qui
provoquent d’autres ressentis négatifs alors qu’il n’était pas dans son inten-
tion de faire rire. Rire des autres revient à se moquer d’eux et personne n’aime
être la risée des autres.
Mes parents m’ont expliqué toutes ces choses pendant des années. J’ai fini
par bien comprendre que tout le monde se moque éperdument des petites
erreurs sans conséquence"; nous en faisons tous, que nous soyons autistes ou
pas. Mais il est des personnes qui accordent une grande attention à la manière
dont on réagit une fois que l’on a pris conscience de nos erreurs. C’est cette
réaction qui a un réel impact sur les autres et dont ils se souviennent.
Sean s’exprime
La honte et la culpabilité qui ont découlé de mon expérience en tant qu’assis-
tant d’éducation en maternelle m’ont poursuivi pendant plus de quinze ans.
J’ai beaucoup discuté de cela avec ma mère et, suite à l’une de nos conversa-
tions, elle a eu une idée de génie.
- «"Et si tu te renseignais pour devenir mentor ? », m’a-t-elle suggéré un jour.
- «"Je ne sais pas"», lui ai-je répondu. «"Tu crois que je serais à la hauteur"?"»
D’abord réticent à cette idée, j’ai finalement décidé de m’y essayer. J’ai donc
complété les formulaires requis et suite à cela, on m’a confié un jeune garçon
206
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
de neuf ans qui avait perdu sa mère alors qu’il n’avait que quatre ans et dont
le père était absent. Durant les premiers mois, je n’étais pas très à l’aise en
compagnie de Ron parce que j’avais peur de mal faire ou de dire des choses
inappropriées. Je m’appliquais également à ne pas utiliser les mêmes
méthodes que celles dont je me servais quand j’étais assistant d’éducation.
Mais les vieilles habitudes ont la vie dure.
Chaque année, l’organisme local des mentors organisait une fête de Noël au
cours de laquelle chaque enfant recevait un cadeau. Une dispute a éclaté
entre Ron et un autre enfant et j’ai tenté d’intervenir comme médiateur. Mais
comme je ne parvenais pas à rétablir la paix, j’ai décidé de ne plus prêter
attention à la situation et j’ai fait mine de ne pas remarquer l’hostilité crois-
sante entre les deux garçons. Cette stratégie n’a pas remporté le succès
escompté et je n’ai eu d’autre choix que de crier après eux, chose que je fai-
sais souvent à l’époque où je travaillais avec des enfants quelques années
auparavant.
L’atmosphère était tendue dans la voiture quand j’ai raccompagné Ron chez
lui. Il n’était pas content de la manière dont j’avais géré la dispute et j’étais
furieux contre moi-même. L’agence exigeait que chaque mentor voie son
petit protégé au moins une fois par semaine, mais j’ai dit que j’étais en dépla-
cement les trois semaines qui ont suivi cet incident malencontreux. Je n’avais
pas le courage de me retrouver face à Ron car ma réaction pitoyable à la fête
de Noël m’avait convaincu que les choses n’avaient pas changé et que j’étais
toujours un raté.
Mais je ne pouvais pas «"être en déplacement"» toute ma vie. Je me suis dit
qu’il fallait absolument que je surmonte cet incident et j’ai appris, par la même
occasion, cette règle sociale non écrite : la fuite ne résout pas les problèmes.
J’ai téléphoné à Ron pour lui proposer d’aller faire du patin à roulettes, suite
à quoi on irait manger une glace quelque part afin de passer un peu de temps
tous les deux. On s’est vraiment bien amusé et nos rapports se sont nette-
ment améliorés grâce à cette initiative. Plus je me détendais et procédais aux
ajustements nécessaires, plus les liens d’amitié qui nous unissaient se conso-
lidaient. En 1998, j’ai été nommé meilleur mentor de l’année pour la région de
Youngstown. Étant donné que Ron a plus de seize ans maintenant, je ne suis
plus son mentor mais nous sommes restés bons amis.
Quand j’étais petit, je rêvais d’avoir un chien, en partie parce que je m’imagi-
nais qu’il me serait plus facile d’établir un contact avec un animal qu’avec une
personne. J’avais passé beaucoup de temps avec le chien de mes grands-
parents"; il m’obéissait au doigt et à l’œil et ne réagissait pas de façon négative
quand j’allais vers lui. J’avais à peine sept ans le jour où nous sommes allés
chez le dentiste et sommes revenus à la maison avec un chiot et non du fil
dentaire ou une nouvelle brosse à dents. J’étais aux anges. Au début, je trai-
tais Molly avec le plus grand soin, mais à mesure que je grandissais, je me
servais d’elle uniquement pour satisfaire mes compulsions. Je devais avoir dix
ou onze ans quand je me suis mis à la tourmenter comme je tourmentais
207
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
parfois les gens, et ce dans le but d’obtenir une réaction prévisible. Molly avait
un endroit favori où elle aimait se prélasser dans notre salle à manger. Elle se
couchait par terre et une partie de son corps était étendu sous une chaise.
Cela m’amusait beaucoup de m’approcher d’elle furtivement, de la pousser au
niveau du dos et de la regarder quitter précipitamment sa place pour trouver
refuge dans une autre pièce. Plus je le faisais et plus sa réaction était prévi-
sible, ce qui ne faisait qu’attiser mon désir de continuer.
Mes parents ont fini par s’apercevoir de mes agissements et m’ont prié de
cesser de tourmenter ce pauvre chien. La crainte de me faire prendre ne m’a
en rien dissuadé et j’ai continué. Même si, d’une certaine manière, je savais
que ce que je faisais était mal, mes compulsions étaient si fortes que je res-
sentais la nécessité de répondre à mon besoin d’être face à un résultat prévi-
sible et d’exercer un contrôle sur ledit résultat. Au fil du temps, mes parents,
de plus en plus furieux, m’ont défendu d’entrer en contact avec Molly.
Il s’est passé peu ou prou la même chose avec notre deuxième chien, McGill,
un Berger allemand. Il était adorable et très affectueux et je me suis tout de
suite senti attiré par lui, du moins au début. Mais le ciel s’est vite assombri au
moment où j’ai réalisé que mon chien bénéficiait d’un immense traitement de
faveur de la part de mes parents et de ma sœur, ce qui était loin d’être mon
cas. J’avais douze ans quand nous avons eu McGill et il a fait partie de la
famille pendant dix ans. Durant ces dix années, il a été l’objet de leur amour et
de leur affection alors que j’étais celui qu’on réprimandait, qu’on rejetait et
qu’on punissait constamment. C’est alors qu’il m’est apparu très clairement
que mes parents – et surtout ma mère – aimaient notre chien plus qu’ils ne
m’aimaient moi et c’est à ce moment-là que la jalousie et la colère se sont
progressivement emparées de moi.
En moins d’un an, j’ai fini par détester ce chien. Mon affection s’était transfor-
mée en colère et il m’arrivait même de le maltraiter de temps à autre. J’avais
accumulé une telle rancune envers McGill que chaque fois que je le trouvais
dans ma chambre, je criais après lui pour qu’il sorte. Parfois, j’allais même
jusqu’à le frapper si fort qu’il poussait un cri perçant. Malgré le traitement
cruel auquel je le soumettais, McGill recherchait toujours mon amour et mon
attention. Pour ma part, j’avais choisi de l’ignorer.
Peu de temps avant mon déménagement dans l’Ohio en 1984, il a commencé
à avoir de l’arthrite au niveau des pattes arrière et est mort peu après. Quand
il nous a quittés, j’avais bien avancé dans mon combat contre l’autisme. Ma
colère à son égard avait nettement diminué, mais la culpabilité que je ressen-
tais suite aux mauvais traitements que je lui avais fait endurer ne cessait de
croître. Cette culpabilité ne m’a pas quitté et un jour, huit ans après sa mort,
je suis tombé sur un album contenant plusieurs photos de lui et j’ai fondu en
larmes.
Après avoir séché mes larmes, je me suis aperçu qu’il me faudrait du temps
pour apaiser ce sentiment de culpabilité. D’une manière ou d’une autre, j’allais
devoir canaliser toutes ces émotions négatives. J’ai donc cherché dans l’an-
208
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
nuaire les numéros de téléphone de divers refuges pour animaux dans les
environs. Après plusieurs appels, j’en ai finalement trouvé un qui hébergeait
temporairement des chiens et des chats en attente d’adoption. Je savais que
le refuge en question cherchait des volontaires donc je me suis proposé.
Huit ans plus tard, je retire toujours autant de joie et de satisfaction dans
cette activité à laquelle je me livre une fois par semaine. Je m’occupe des
chiens en m’assurant qu’ils ont suffisamment de nourriture et d’eau et je
trouve même le temps de donner à chacun d’entre eux tout l’amour et toute
l’attention que j’aurais dû donner à McGill.
Une règle non écrite des relations sociales est qu’il faut savoir se pardon-
ner à soi-même. Le sentiment de culpabilité peut être dévastateur, sur-
tout s’il nous envahit des années durant. Il est parfois impossible de
réparer les erreurs du passé, mais dans bien des cas, nous pouvons panser
les blessures qu’elles ont engendrées en nous.
Bien sûr, je ne peux pas ramener notre Berger allemand à la vie, mais le fait de
donner de mon temps au refuge m’a permis de canaliser ma tristesse et mon
sentiment de culpabilité de manière constructive, ce qui m’a véritablement
apaisé. Je ressens encore une profonde tristesse quand je repense à la façon
dont je l’ai traité, mais cela me réconforte de savoir que, désormais, je serais
capable de m’occuper de lui correctement. Grâce à McGill, j’ai appris une règle
sociale tacite primordiale qui rejoint celle qu’on a exposée au début de ce
chapitre : l’erreur est humaine!; elle ne doit en aucun cas nous pourrir la vie.
209
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
210
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
212
Rè gle n o 4
4.
L’honnêteté et
la diplomatie sont deux
concepts différents
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
L
’une des caractéristiques communes à la quasi-totalité des enfants et
des adultes atteints d’autisme est la franchise absolue avec laquelle
ils répondent à une question qui leur est posée ou donnent leur avis
sans forcément y avoir été invités. Il n’y a pas un parent, un enseignant, un
orthophoniste, un ergothérapeute, un psychothérapeute ou un directeur
d’école qui ne soit en mesure de vous raconter une ou deux anecdotes à ce
propos. Dans certains cas, l’honnêteté de l’enfant déclenche un fou rire ou fait
simplement sourire, alors que dans d’autres, elle peut être involontairement
blessante.
Nous encourageons les enfants avec autisme à prendre part à des situations
sociales. Nous les récompensons pour leurs efforts de communication ver-
bale. La société attache une grande importance à l’honnêteté et, lorsque nous
transmettons nos valeurs à nos enfants, nous leur apprenons souvent que
«!l’honnêteté est la plus grande des vertus!» ou utilisons d’autres variantes de
cet axiome intemporel comme par exemple : «!il faut toujours dire la vérité!».
Mais derrière ces mots simples, il existe une foule de variantes et d’exceptions
qui confirment la règle, ce qui sème inévitablement le chaos dans la vie des
individus porteurs d’autisme.
Au cours de leur développement social, les neurotypiques apprennent tout
naturellement à faire la différence entre l’honnêteté et la diplomatie, ce qui
explique pourquoi on a tendance à négliger l’importance que revêt l’ensei-
gnement structuré de cette distinction dans les programmes de compé-
tences sociales destinés aux enfants et aux adultes atteints de troubles du
spectre autistique. On leur apprend à tenir compte du point de vue d’autrui
et à comprendre les émotions et le ressenti des autres au cours de l’interac-
tion sociale, mais on opère rarement une distinction suffisamment claire
entre ces deux concepts afin de permettre aux jeunes enfants avec autisme
de les assimiler.
214
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
215
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
La civilité peut apparaître comme une chose sans grande importance qui
passe souvent inaperçue lorsque les enfants ou les adultes en font
preuve, mais quand ce n’est pas le cas, ils se font remarquer. C’est pour-
quoi j’estime qu’il est primordial que les parents fassent bien la distinc-
tion entre les habiletés sociales et la capacité de l’enfant à faire le lien et
à s’attacher aux autres et qu’ils n’hésitent pas à inculquer ces compé-
tences sociales à leur enfant dès le plus jeune âge. Ils ouvrent ainsi la
porte à l’interaction sociale sans laquelle la capacité à établir des liens
affectifs est fort compromise.
Sean a lui aussi grandi dans un environnement familial où l’on valorisait l’hon-
nêteté, la politesse et le respect des sentiments d’autrui. Mais contrairement
à Temple, la propension de Sean à tout prendre au pied de la lettre ainsi que
sa volonté d’être toujours honnête ont donné lieu à des comportements qui
étaient, la plupart du temps, considérés comme impolis ou inadaptés.
Sean raconte
En tant qu’écrivain, j’ai horreur d’utiliser les clichés et je leur préfère leur
contraire. Ainsi, quand je dis que l’honnêteté n’est pas toujours la meilleure
option, non seulement j’apprécie tout particulièrement de mettre ce dicton
d’une banalité affligeante sens dessus dessous, mais je proclame également
la vérité selon laquelle être honnête dans toutes les situations peut revenir à
faire une montagne d’un rien.
Le plus souvent, le mieux est d’être honnête en tout temps. S’il nous arrive de
faire quelque chose de mal, autant reconnaître son erreur, présenter des
excuses et, si possible, apporter les corrections nécessaires. Mais il y a des
moments où un soupçon de diplomatie vaut bien mieux qu’une bonne dose
d’honnêteté.
Je me souviens de mon onzième anniversaire comme si c’était hier. La
réaction que j’ai eue au moment où j’ai ouvert l’un de mes cadeaux reste
ancrée dans mes souvenirs. À cette époque, j’aimais tout particulièrement
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4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
218
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
commettre ce méfait. Mais qu’importe la raison, ce que j’avais fait était inex-
cusable. Ainsi, quand mon père a eu vent de mon acte, j’ai non seulement été
contraint de parcourir les quatre kilomètres qui séparaient notre maison du
magasin à pied mais j’ai aussi dû présenter mes excuses à l’épicier. Je n’ai
jamais plus rien volé depuis. Cet incident ne laissait aucune place à la moindre
équivoque ; j’avais commis un acte répréhensible aux yeux de la société et me
montrer honnête était la seule manière de me racheter.
Mais la majorité de nos interactions dans la vie ne sont pas si claires et c’est
là que la diplomatie entre en jeu. Un autre élément clé m’a permis de mieux
comprendre les choses : je m’efforce sans cesse de développer ma capa-
cité d’écoute et j’ai conscience qu’il s’agit là de l’une de mes plus grandes
forces. Lorsque j’écoute attentivement les gens avec mon esprit, mon cœur
et mes oreilles (évitant ainsi le piège qui consiste à attendre que l’autre ait
terminé pour répondre), je me mets davantage à leur place et m’imprègne
mieux de leur ressenti, si bien qu’il m’est plus facile de faire preuve de tact
et d’empathie. En règle générale, lorsqu’une personne nous demande notre
opinion, traverse une passe difficile ou a simplement besoin d’aide et d’en-
couragements, elle n’a que faire de notre avis et de nos conseils, sachant
pertinemment comment s’y prendre. Tout ce qui lui importe est d’avoir la
certitude que l’on s’intéresse à elle et le recours à la diplomatie s’impose
dans pareil cas.
En cherchant bien, on peut toujours trouver une once de vérité ou de positi-
vité dans chaque situation ou presque, un élément qui justifie l’emploi de la
diplomatie. On peut par exemple imaginer une serveuse de restaurant dont la
journée s’est particulièrement mal passée : admettons qu’elle ait laissé tom-
ber un plateau sur lequel elle transportait des plats brûlants, servi un repas où
le poulet était trop cuit et froid, et fait attendre involontairement pendant
vingt minutes une famille de quatre personnes avant de trouver enfin le
temps de prendre leur commande. Un collègue avec autisme réalise que, mal-
gré cette mauvaise journée, la serveuse est plutôt gentille, agréable et appli-
quée. Étant donné que le tact va de pair avec l’empathie, la distinction entre
la diplomatie et l’honnêteté pourrait ressembler à cela :
HONNÊTETÉ
Collègue : « Tu n’étais pas dans un bon jour, dis donc. Toi qui fais si bien ton
travail d’habitude, t’as complètement foiré aujourd’hui ! »
DIPLOMATIE
Collègue : « Dis donc, c’est pas ta journée aujourd’hui on dirait ! Tu sais on a
tous nos passages à vide mais ça n’enlève rien au fait que pour moi, tu fais
bien ton boulot et tu es une bosseuse. »
219
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Ces deux exemples illustrant une interaction sociale simple disent essen-
tiellement la même chose mais montrent bien que les deux techniques
peuvent avoir des conséquences radicalement différentes.
Pour aider ses élèves porteurs de TSA à mieux faire la distinction entre l’hon-
nêteté et la diplomatie, Jennifer Schmidt, qui a mis en place la formation Peer
Spectrum, utilise des extraits de films dont Menteur, menteur, une comédie
de 1997 avec Jim Carrey. Grâce à ces extraits, elle leur apprend dans quelles
circonstances il peut être judicieux d’avoir recours à un petit mensonge sans
conséquence. Elle a bien conscience qu’aucun de ses élèves ne souhaite faire
de mal à quiconque intentionnellement, c’est pourquoi elle s’aide de ces
extraits pour leur faire remarquer qu’il n’y a parfois aucun mal à agir de la
sorte au nom de la politesse et du tact quand il s’agit de préserver les autres.
« Je vais même jusqu’à leur demander de dire à leurs parents que je leur ai
appris à mentir aujourd’hui en cours », ajoute-t-elle. « Bien évidemment, je me
veux ironique mais j’essaye aussi d’ouvrir le dialogue entre les élèves et leurs
parents. »
Les enfants avec autisme veulent exceller et faire les choses parfaitement, y
compris pour ce qui est de dire la vérité ou de faire respecter une règle ayant
trait à l’honnêteté. Dans certains cas, dire la vérité est tout simplement la
seule chose qu’ils sachent faire. Cette règle surgit de leur pensée dichoto-
mique sans leur laisser le moindre choix. L’enfant verbo-linguistique, plus à
même de tisser des liens et d’interagir avec les autres, endosse souvent le
rôle de «!policier de la vérité!» – s’efforçant de faire respecter ces règles de
manière absolue, sans tenir compte du contexte ou des sentiments d’autrui.
D’après eux, il s’agit là d’une qualité pour laquelle leur entourage devrait les
féliciter. Cependant, ils ne comprennent pas que le contexte social puisse
avoir un quelconque effet sur la règle et, par conséquent, les répercussions
sociales qui résultent de leur honnêteté absolue sont tout sauf positives.
Les enfants et les adultes atteints d’autisme savent-ils mentir!? Ont-ils les
compétences émotionnelles et mentales qui leur permettent de le faire!? Sur
ce point, les opinions divergent parmi les professionnels spécialistes de l’au-
tisme.
220
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
limitée de catégories sur leur disque dur, respecteront les règles en matière
de mensonge. Pour certains, la simple idée de ne pas dire la vérité peut être
très anxiogène et nous reviendrons sur ce point dans le passage suivant. Mais
à mesure qu’ils gagnent en autonomie et que leur pensée devient plus flexible,
l’habilité à mentir grandit elle aussi. Tony Attwood a d’ailleurs fait remarquer
que les enfants atteints d’autisme peuvent apprendre à mentir et qu’ils sont
très compétents en la matière une fois qu’ils maîtrisent les ficelles du men-
songe.
En ce qui me concerne, je sais faire la différence entre une vérité et un men-
songe et je peux mentir si j’en ai envie, mais pas spontanément. Le mensonge
requiert un séquençage plus complexe des pensées et je ne peux mentir que
si je planifie tout soigneusement à l’avance. Je m’enorgueillis de n’avoir jamais
dit de graves mensonges ou des mensonges qui fassent de la peine aux
autres, à moins bien sûr que la sécurité de quelqu’un ne soit en jeu. Je ne
mens jamais à des fins personnelles au détriment des autres!; la plupart du
temps, je le fais dans le but de contourner certaines règles bureaucratiques
vraiment stupides que notre société nous impose. Une fois, j’ai fait exprès de
manquer ma correspondance à l’aéroport parce que je voulais rendre visite à
quelqu’un. Certaines compagnies aériennes font payer 100 € si l’on souhaite
changer de vol, même s’il y a des places disponibles. Je trouve que ce sont là
de véritables inepties bureaucratiques. Je me suis donc rendue au comptoir
information de l’aéroport et j’ai expliqué à l’agent que je n’avais pas pu traver-
ser l’aéroport assez vite et que j’avais manqué ma correspondance. Il s’agis-
sait d’un mensonge, mais je m’y étais bien préparée.
Chaque fois que je mens, cela m’angoisse beaucoup!; le fait que j’avance en
âge et que j’aie de meilleures compétences en matière de raisonnement n’a
rien changé. Mais compte tenu du fait que j’ai appris à penser de manière plus
flexible et que je peux désormais hiérarchiser les actions de façon plus détail-
lée en fonction de leur importance et de leur valeur relatives, l’anxiété que je
ressentais par rapport à certaines choses n’est plus aussi forte qu’elle ne
l’était auparavant. Grâce à cette pensée catégorielle, je comprends mainte-
nant la notion de pieux mensonge selon laquelle il vaut parfois mieux occulter
la vérité plutôt qu’être parfaitement honnête.
Chez nombre d’enfants avec autisme, le fait de mentir peut générer un stress
énorme qui peut devenir paralysant, d’où l’importance pour les parents et les
enseignants de bien insister sur la différence entre le concept d’honnêteté/
mensonge et celui de courtoisie/diplomatie lorsque les enfants se trouvent
dans des situations mettant en scène d’autres personnes. Depuis plusieurs
années, Patricia Rakovic, orthophoniste dans l’état du Rhode Island, anime
des ateliers d’entraînement aux habiletés sociales pour des garçons atteints
d’autisme. Les élèves ont entre douze et quinze ans et le groupe accueille
également des garçons neurotypiques. Afin d’avoir suffisamment d’outils à
221
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
222
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
223
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
les élèves nous ont fait savoir qu’ils souhaitaient changer de sujet. Un garçon
atteint d’autisme a même insisté pour que le thème du mensonge ne soit
plus jamais abordé dans ce groupe.
C’est l’une des rares fois où nous avons été confrontés à ce type de réaction
pour le moins anxiogène et empreinte d’émotion de la part des étudiants
participant à nos ateliers d’entraînement aux habiletés sociales. Il est apparu
clairement que, pour les enfants et les adolescents atteints d’autisme, le
sujet portant sur l’honnêteté et le mensonge est très sensible et doit être
abordé avec délicatesse dans un environnement bienveillant où l’on aura
préalablement instauré un climat de confiance.
D’un point de vue social, il est plus «!facile!» de dire la vérité que de répondre
avec tact car ce dernier point implique qu’on soit capable de placer la réaction
en contexte, de se faire une opinion du point de vue d’autrui, de rechercher
des indices non verbaux à propos des motivations de la personne, etc. Ce
processus mental n’est pas chose facile pour un enfant avec autisme et,
même s’il parvient sans trop de difficultés à prendre en compte le point de
vue des autres, il lui faut un certain temps pour faire le tri et s’y retrouver afin
d’avoir une réaction en accord avec les exigences sociales. La plupart du
temps dans les interactions sociales, les réactions doivent être rapides donc
soit l’enfant dit la vérité, soit il garde le silence. À mesure que les enfants
grandissent et deviennent adultes, leur entourage interprète souvent mal leur
naïveté ou leur crédulité et les qualifie de stupides. Nombre d’adolescents et
d’adultes atteints d’autisme de haut niveau, même s’ils sont très intelligents,
fuient toute interaction sociale parce qu’ils sont incapables de comprendre
les motivations d’autrui ou de déchiffrer un environnement social bien trop
complexe. Ils savent pertinemment que les autres qualifient leurs comporte-
ments d’étranges, mais ne saisissent pas pourquoi et ignorent comment y
remédier. Plutôt que de mentir ou de prendre le risque de paraître encore
plus bizarres qu’ils ne le sont aux yeux des autres, ils préfèrent se taire. Cer-
tains oseront quitter leur zone de confort pour tenter de recueillir des infor-
mations qui les aident à analyser chaque situation sociale de manière plus
précise. Si leurs aptitudes à résoudre les problèmes sont suffisantes, le jeu
peut en valoir la chandelle, mais il est aussi possible que tout se retourne
contre eux.
Temple précise
Les interactions que j’ai eues très tôt dans le cadre de mon travail ont été
riches d’enseignements pour ce qui est du dilemme entre le principe d’honnê-
teté et le fait de dire les choses avec diplomatie. Deux exemples me viennent
à l’esprit. À long terme, ce qui s’est passé dans les deux cas m’a beaucoup
224
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
aidée car les gens me sont immédiatement tombés sur le dos en raison de
mon attitude. Ils n’ont pas fermé les yeux et laissé les choses se détériorer au
point que cela devienne invivable.
Au cours d’un des premiers projets sur lesquels j’ai été amenée à travailler, j’ai
fait l’erreur de critiquer une soudure en disant devant plusieurs personnes
qu’elle me faisait penser à des fientes de pigeons. Ce n’était pas très diplo-
mate de ma part, mais je n’avais pas encore compris que la plupart des règles
de politesse que ma mère m’avait enseignées quand j’étais petite étaient
également valables sur le lieu de travail. Même si le travail du soudeur n’était
pas particulièrement réussi, cela ne se faisait pas de le critiquer de la sorte.
Harley, l’ingénieur des services techniques, m’a immédiatement priée de le
suivre dans son bureau et m’a dit très franchement que ce que je venais de
faire n’était pas correct et qu’il fallait que j’aille à la cafétéria de ce pas afin de
présenter des excuses au soudeur en question. Il a utilisé une excellente
métaphore que j’ai tout de suite visualisée et comprise. Il a dit que je devais
absolument «!étouffer toutes ces petites tumeurs cancéreuses (à savoir, mon
comportement impoli) avant qu’elles ne se propagent!». J’ai très vite compris
que, même si mon commentaire était fidèle à la réalité, cela ne m’aidait pas à
me faire apprécier de mes collègues et ne facilitait pas mes interactions
sociales.
Quand je commets des bévues sociales de cet ordre, je ne veux pas aggraver
les choses en mentant. J’ai donc pour habitude de réfléchir à ce que je pour-
rais dire pour réparer mon erreur et je conserve ainsi mon intégrité. Je me
suis rendue à la cafétéria, non pas pour dire à Whitney que sa soudure était
formidable, mais pour lui présenter des excuses suite aux propos impolis et
déplacés que j’avais tenus. Nous avons très vite oublié cet incident parce que,
de toute façon, les gars qui travaillaient dans la construction n’étaient pas très
sociables dans les années 1970.
Plus tard, j’ai été à nouveau confrontée à ce problème de choix entre l’exi-
gence d’honnêteté et la diplomatie, mais cette fois, les conséquences ont
été plus graves. Des ingénieurs chevronnés avaient mis au point un projet
qui comportait certaines erreurs que j’étais la seule à remarquer. J’ai donc
rédigé un courrier que j’ai envoyé à leur patron, le président de chez Swift,
en énumérant avec beaucoup de détails les erreurs qu’ils avaient commises.
J’ai même qualifié ces ingénieurs de «!stupides!». Cette initiative n’a pas été
bien accueillie. Même si mes remarques étaient franches, j’ai appris que sur
le lieu de travail, l’une des règles tacites capitales est que ça ne se fait pas
de dire aux autres qu’ils sont stupides, même s’ils le sont vraiment, à
commencer par votre patron. Tout d’abord, ce ne sont pas des manières
recommandées par «!l’étiquette et le protocole des affaires!» – il existe
toute une batterie de règles non écrites spécifiques au monde du travail2.
2. Pour plus d’informations sur ce sujet, nous vous invitons à découvrir L’Asperger au travail de
Rudy Simone (Éd. De Boeck Supérieur, 2018) [N.d.E].
225
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
S’ils souhaitent conserver leur emploi, il est nécessaire que les individus
porteurs d’autisme s’approprient ces règles. Deuxièmement, les émotions
occupent une place de choix chez la plupart des neurotypiques, y compris
au travail. La jalousie et le besoin de tout contrôler jouent souvent un grand
rôle dans les choix qu’opèrent les adultes, ainsi que dans les choses qu’ils
disent, font ou ne font pas. La jalousie est un construit social difficile à
appréhender et il m’a fallu attendre d’avoir quarante ans pour commencer à
comprendre ce qui se passait et comment y faire face. Les adultes atteints
d’autisme qui font leur entrée sur le marché du travail devraient se conten-
ter d’accomplir les missions qui leur sont confiées et éviter de critiquer leur
patron ou leurs collègues tant qu’ils ne sont pas à même de cerner quelles
sont leurs motivations et de se faire une idée plus précise de la personnalité
de chacun. Cela prend du temps.
Dans ce deuxième exemple, mes remarques à propos du projet étaient fon-
dées d’un point de vue purement technique, mais d’un point de vue social, j’ai
eu tort d’agir comme je l’ai fait. L’honnêteté n’était vraiment pas le choix le
plus judicieux dans cette situation particulière et cela m’a coûté mon poste.
Cette expérience m’a aussi permis d’apprendre une autre règle primordiale
des interactions sociales, règle qui ne cesse de gagner en importance dans
notre ère technologique : faites très attention à ce que vous écrivez. Je
suis toujours cette règle aujourd’hui. Tout ce que vous écrivez ou envoyez
par e-mail peut très bien vous retomber dessus par la suite. Je ne mets
jamais rien sur papier, sauf si j’estime que ce que j’écris a une chance d’être
publié et diffusé dans le monde entier sans qu’il y ait la moindre répercus-
sion possible. Cela me permet d’éviter des bévues sociales que d’autres
Aspies font fréquemment. Je ne le fais pas, c’est tout.
226
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
227
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Malgré le vieil adage selon lequel «!les coups blessent, mais pas les mots!», j’ai
appris que les mots pouvaient faire mal. Quand les autres enfants me trai-
taient de tous les noms à l’école, cela n’avait rien d’agréable. Mais en grandis-
sant, j’ai appris une autre règle non écrite des relations sociales : les mots ont
aussi le pouvoir de guérir, il ne dépend que de moi de bien les choisir chaque
fois que je me trouve face à quelqu’un. Supposons que ma tante Bella s’ap-
proche de moi avec un horrible chapeau sur la tête. Je ne lui ferais pas de
compliments car cela manquerait d’honnêteté. Je serais bien incapable de
dire spontanément : «!Tante Bella, je trouve que tu as un beau chapeau!» si je
ne le pense pas. Je ne laisserais pas non plus échapper que son chapeau est
affreux et qu’il ne lui va pas du tout parce que je sais que ça lui ferait de la
peine. Mais admettons qu’elle me demande ce que je pense de son chapeau.
Je répondrais, par exemple, que la couleur est jolie, ou qu’il va bien avec son
ensemble, ou encore qu’il a de belles cerises rouges. Je trouverais quelque
chose de positif à dire mais en aucun cas je ne mentirais.
Comment savoir quand il est de bon ton d’être totalement honnête et quand
ce n’est pas recommandé!? C’est là qu’il est utile de savoir créer de nouvelles
catégories, plus pointues. Dans l’absolu, le chapeau de tante Bella n’a pas
grande importance, si bien que je ne suis pas tenue de répondre en toute
honnêteté. De même, je n’émettrais un commentaire que si l’on m’y invitait.
Mais si son chapeau était fait de matériaux toxiques susceptibles de la rendre
malade, je le lui dirais franchement parce que sa santé serait en jeu. Son cha-
peau gagnerait en importance en raison des matériaux qui le constituent.
Il m’est arrivé d’avoir des clients avec un grain de beauté sur le visage ou sur le
corps qui ressemblait à un mélanome et qui, par l’aspect, pouvait fort bien être
cancéreux. Étant donné que je n’avais aucune envie qu’ils meurent, je leur fai-
sais part de mes craintes : «!Je sais que cela peut paraître impoli, mais je n’aime
pas l’aspect de votre grain de beauté sur le visage. L’avez-vous fait examiner par
un dermatologue!?!» Ma façon de faire en soi n’a rien d’impoli – je ne le leur fais
pas remarquer en pleine réunion. Je préfère les prendre à part dans le couloir
après la réunion et en discuter avec eux. Il est possible que mon attitude les
choque, mais je suis prête à courir ce risque si j’estime qu’il s’agit peut-être là
d’un problème de santé grave qui requiert l’attention toute particulière d’un
spécialiste. Quand la vie de quelqu’un est en danger, il ne faut pas hésiter à aller
au-delà des convenances. J’ai établi une hiérarchie pour ce type de décision.
La majeure partie des situations auxquelles je me trouve confrontée au quo-
tidien se situent quelque part au milieu!; elles ne sont ni à une extrémité, ni à
l’autre de la catégorie «!honnêteté!». Ainsi, l’une des règles que j’ai moi-même
établies lorsque je dois répondre à des questions pour lesquelles il faut déter-
miner la dose de diplomatie et d’honnêteté à employer est la suivante : «!Les
228
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
Grâce à mon expérience, j’ai appris une ou deux autres règles non écrites :
ne jamais commencer une conversation ou une présentation avec des
observations négatives ou controversées, et aussi peu de personnes
apprécient les remarques négatives les concernant ou au sujet de leur
travail. Il est important de mettre les gens à l’aise si l’on veut qu’ils soient
réceptifs à tout sujet prêtant à controverse ou susceptible de les agacer.
J’ai un jour donné une conférence sur le stress ressenti par le bétail lors
d’une assemblée sur l’ingénierie en agriculture. J’ai commencé ma présen-
tation en montrant la photo d’un homme qui tabassait un bœuf – c’est
complètement tombé à plat. Ainsi, la fois suivante, j’ai commencé par don-
ner des informations non polémiques et j’ai présenté cette même image à
la fin. Les gens ont bien mieux réagi à la présentation.
229
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Pour clore ce chapitre, nous allons évoquer un point de vue qui fait indirecte-
ment référence à l’honnêteté et à la diplomatie. Il s’agit plus d’une «!règle
sous-jacente!» qui, nous l’espérons, trouvera sa place dans l’enseignement
dispensé par les parents et les professeurs au même titre que la règle no 4.
Alors que l’honnêteté renvoie à ce que l’on doit dire et la diplomatie, au
moment où il faut dire les choses, il incombe à chaque enfant et à chaque
adulte d’apprendre que les commentaires spontanés ne sont pas toujours
appréciés, comme l’explique Temple dans le passage suivant. Soucieux de
voir nos enfants s’intégrer dans la société, nous les encourageons à parler et
nous utilisons la méthode du renforcement positif chaque fois qu’ils répondent.
Ils prennent ainsi l’habitude de faire part de leur opinion sans qu’on la leur
demande – et nous nous réjouissons de leur participation à la vie sociale. Mais
il est des situations qui ne doivent pas faire l’objet d’un commentaire. Voici
une règle tacite qu’il convient de respecter dans certains contextes où les
relations sociales, qu’elles soient personnelles ou professionnelles, sont de
mise : il est parfois préférable de garder le silence plutôt que d’exprimer
une opinion spontanée.
230
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
mais ancrée dans leur mode de pensée. Mais au fil du temps, personne n’a
songé à leur faire part de la différence entre honnêteté et diplomatie ou encore
à modérer la règle en question en leur apprenant à peser leurs mots avant de
se hasarder à émettre le moindre commentaire. Ainsi, ils s’expriment, qu’ils y
soient invités ou non, et même quand ce qu’ils ont à dire n’intéresse personne.
Je discute souvent avec des adultes Aspies qui suivent encore, sans que cela
leur pose question, la règle selon laquelle l’honnêteté s’impose de manière
absolue quelles que soient les circonstances. J’ai connu une jeune fille por-
teuse d’autisme qui était on ne peut plus honnête avec ses collègues de
travail au sujet de leur poids ou de leur apparence. Quand nous évoquions le
sujet, elle me répondait qu’il n’y avait rien de tel que l’honnêteté. Bien que
son attitude soit devenue un problème sur son lieu de travail, elle ne com-
prenait pas en quoi cette règle la desservait dans la vie. Voici ce que je dis
aux personnes qui me tiennent ce genre de discours sur l’honnêteté : vos
collègues se passeraient bien de votre opinion sur des questions aussi per-
sonnelles!; gardez-la pour vous. On vous a embauché pour accomplir des
missions bien précises et émettre des avis sur des sujets liés au travail et
non à la coiffure ou au style vestimentaire des collègues.
231
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Toute vérité n’est pas bonne à dire. En règle générale, il est plus pertinent
d’agir avec tact que d’être totalement honnête en toutes circonstances
– comme on veut l’inculquer aux enfants. Il ne faut pas hésiter à avoir recours
à l’apprentissage par cœur si cela peut aider l’enfant à prendre enfin en
compte les sentiments des autres et à se comporter de manière à faciliter
l’interaction sociale plutôt que se mettre les gens à dos. Peu importe com-
ment les compétences sont enseignées, il doit s’agir avant tout d’un appren-
tissage par essais et erreurs où l’on tire des enseignements des erreurs
commises. Le tout est de faire bon usage des informations que chaque situa-
tion est à même de nous fournir et de tenter une approche différente si
quelque chose ne convient pas. Et souvenez-vous du vieil adage : «!Il est pré-
férable de garder le silence si l’on n’a rien de gentil à dire.!»
232
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
• repas que tante Marie nous a concocté!?!», peut être très équivoque.
Alors qu’un enfant se demandera s’il doit obéir (autrement dit,
répondre à la question), un autre se trouvera face à un dilemme de
taille : dois-je dire la vérité ou mentir!? Un troisième enfant ayant
accès à la théorie de l’esprit comprendra que dans ce cas précis, la
diplomatie est de mise. Dire que vous pensiez qu’il s’agissait là d’une
question innocente à laquelle il était facile de répondre!!
• Il n’existe pas de frontière clairement établie entre des sujets tels que
l’honnêteté, la diplomatie et les pieux mensonges, socialement
approuvés!; ce sont nos valeurs morales ainsi que notre éthique qui
orientent nos opinions et même au sein d’un même groupe social,
l’idée que l’on se fait de ce qui est «!bien!» et de ce qui est «!mal!»
peut différer à bien des égards. Par conséquent, nombre d’adultes
adoptent des mesures strictes d’allure autistique chaque fois que le
comportement de leurs enfants laisse à désirer. Il est bien plus simple
de leur donner une règle à suivre, de prendre le raccourci et d’affirmer
qu’il faut toujours dire la vérité plutôt que de s’engager sur le chemin
de l’apprentissage tout au long de la vie et d’avoir pour responsabilité
d’expliquer les tenants et les aboutissants des relations sociales, à
savoir quand, pourquoi et avec qui se comporter de telle façon. Soyez
honnête avec vous-même si vous vous reconnaissez dans cette des-
cription et quittez ce raccourci dès que possible. Les interactions de
l’individu au sein d’un groupe social sont complexes et il n’existe géné-
ralement pas de réponses toutes faites. En faisant ce qui s’impose et
en analysant en permanence chaque situation avec l’enfant, vous
renforcerez l’idée que, loin de s’acquérir par l’opération du Saint
Esprit, la compréhension sociale requiert un apprentissage continu,
et il en va de même pour tout un chacun. Il aura ainsi toutes les
chances de trouver le chemin de la réussite sociale.
233
Règ le
5.
n o
5
La politesse est
de mise en toutes
circonstances
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
S
elon une règle non écrite de notre culture sociale, la politesse et les
bonnes manières facilitent l’accès aux interactions sociales, qu’il
s’agisse d’interactions personnelles ou professionnelles et qu’elles
aient lieu entre deux personnes ou au sein d’un groupe d’individus. Avant
même de prononcer la moindre parole, il est important de se comporter poli-
ment et de façon adéquate car cela montre aux autres que l’on a saisi les
limites du «!comportement de groupe!»!; cela permet ainsi de mettre toutes
les chances de son côté et de se faire accepter. Grâce aux bonnes manières,
il est plus aisé d’établir des relations!; elles favorisent également le maintien
de liens durables. Bien qu’elles varient d’une culture à l’autre et en fonction du
groupe social, qu’elles revêtent un aspect plus ou moins formel et qu’elles
puissent changer du jour au lendemain, il n’en demeure pas moins que leur
absence est systématiquement remarquée.
Dans un chapitre précédent, Temple a décrit les quatre catégories de règles
sociales qu’elle avait élaborées et l’une d’entre elles était intitulée : « règles de
courtoisie ». Comme elle le fait remarquer, ces règles peuvent, certes, varier
d’une culture à l’autre, mais elles ont toutes la même fonction. Leur raison
d’être est de permettre à chacun de se sentir à l’aise en compagnie des autres
et de faire preuve de respect envers son prochain. En outre, elles définissent
quels sont les comportements socialement acceptables au sein d’un groupe.
Un concept inhérent aux bonnes manières est la capacité non seulement à
comprendre qu’il existe des différences entre les individus en ce qui concerne
les idées, la façon de ressentir les choses et les actions, mais aussi à accepter
que des règles soient nécessaires pour que les gens puissent vivre ensemble
dans une société civilisée. C’est là que les choses se compliquent pour les
enfants et les adultes porteurs d’autisme. La plupart d’entre eux ont telle-
ment de mal à prendre en compte le point de vue d’autrui qu’ils ne s’aper-
çoivent pas de leur manque de politesse. Cependant, comme le recommande
fortement Temple dans le passage suivant, la condition autistique ne peut
être invoquée pour justifier un comportement irrévérencieux. Elle souligne
également le fait que la règle no 5 a davantage vocation à modifier les com-
portements qu’à expliquer la dimension affective des relations sociales.
Même si ces deux aspects sont importants, il est impératif de privilégier la
maîtrise des habiletés sociales et de les enseigner très tôt aux enfants grâce
à des techniques centrées sur la modification de comportements probléma-
tiques ou à des programmes de thérapie fondés sur des stratégies socio-
affectives, si tant est que le niveau de fonctionnement de l’enfant le permette.
236
5. La politesse est de mise en toutes circonstances
Sans ces compétences, les enfants ne sont pas en mesure d’échanger avec les
autres, laissant ainsi échapper l’occasion d’apprendre à tenir compte du point
de vue d’autrui et à établir des liens affectifs.
237
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
De nos jours, les enfants et les adultes neurotypiques peinent, eux aussi, à
analyser et à donner un sens à leur culture sociale. Ils ont beaucoup de mal à
comprendre ce qu’il convient de faire ou de dire. Il suffit de se promener dans
le rayon savoir-vivre d’une grande librairie pour s’apercevoir qu’il existe une
quantité impressionnante d’ouvrages spécialement conçus pour les enfants,
les adolescents et les adultes en mal de bonnes manières. D’ailleurs, certains
d’entre eux valent le détour. On peut également trouver toutes sortes de sites
Internet spécialisés dans les règles de bienséance. En raison du nombre crois-
sant de jeunes adultes dotés d’une grande intelligence, mais dont les bonnes
manières et les habiletés sociales laissent à désirer, les plus grandes entre-
prises américaines proposent des cours de savoir-vivre dont l’objectif est de
préparer les gens à occuper des postes à haute responsabilité. Aujourd’hui, la
notion de comportement «!adapté!» dépend énormément du contexte, mais
les différences d’un contexte à l’autre sont tellement subtiles qu’il n’est facile
pour personne de s’y retrouver. Pour les enfants atteints d’autisme, il s’agit
d’un terrain miné. En effet, par leur nature, le contexte social leur pose réelle-
ment problème et, comme si cela ne suffisait pas, ils ont un mode de pensée
binaire d’une grande rigidité.
Parce que les attentes de la société ne sont plus clairement définies, je
pense que certains parents ont peur d’aborder le sujet des bonnes manières
avec leur enfant porteur d’autisme. C’est un thème qui ne fait plus intervenir
de règles strictes étant donné qu’un nombre croissant d’exceptions les
confirment. Par exemple, quand j’étais à l’école, nous devions adhérer à un
code vestimentaire bien précis!; aujourd’hui, les élèves peuvent s’habiller
comme bon leur semble. D’un côté, c’est une bonne chose : cela ouvre la
voie à l’expression personnelle. Mais le simple fait de devoir choisir chaque
jour quels vêtements porter pour aller à l’école n’est pas sans générer une
anxiété supplémentaire. Comme s’il n’était pas déjà suffisamment compli-
qué pour les individus avec autisme de se familiariser aux habiletés sociales
élémentaires que sont les bases de la politesse!! Les structures sociales,
moins formelles qu’elles ne l’étaient auparavant, apportent des nuances qui
ont pour effet d’augmenter le stress de la vie quotidienne chez ces enfants
et ces adultes.
238
5. La politesse est de mise en toutes circonstances
Je suis d’avis qu’il faut commencer par apprendre les bonnes manières et
la politesse aux enfants avant de tenter de leur faire comprendre toute la
dimension émotionnelle servant de toile de fond à la sociabilité. Pourtant,
trop de programmes ont encore pour ambition de s’atteler aux deux à la
fois. C’est extrêmement déroutant pour certains enfants qui, de ce fait,
n’en retirent absolument rien. Il y a des enfants pour lesquels les habiletés
sociales doivent être enseignées de manière très structurée, de sorte
qu’en matière d’interaction avec les autres enfants et les adultes, ils
sachent parfaitement quels comportements ils peuvent adopter et quels
comportements sont à bannir. Plus leur mode de pensée est rigide, plus les
cours qui leur sont dispensés doivent être structurés. Les enfants qui,
manifestement, créent facilement des liens, tireront eux aussi profit d’un
style d’enseignement plus structuré en ce qui concerne les habiletés
sociales. À partir du moment où la théorie de l’esprit commence à se déve-
lopper chez les enfants, ils sont alors en mesure de prendre en compte
d’autres points de vue que le leur. Ce n’est qu’à cette condition que le
pourquoi de la leçon peut leur être expliqué et qu’il devient possible d’ex-
plorer puis de commenter les divers aspects émotionnels de l’interaction.
La bonne maîtrise des compétences sociales doit être une priorité, loin
devant la capacité à faire le lien.
239
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Dès le plus jeune âge, on devrait enseigner les règles de courtoisie aux
enfants, dans la mesure où leurs capacités physiques et mentales le per-
mettent. Je pense par exemple à la façon de se tenir à table : il faut dire s’il
vous plaît et merci ; il ne faut pas parler la bouche pleine ni mettre ses coudes
sur la table, etc. Il y a aussi les bonnes manières et le savoir-vivre propres aux
interactions à l’école : il convient de s’adresser à l’enseignant avec respect, de
lever la main si l’on souhaite prendre la parole et d’attendre d’être interrogé!;
ça ne se fait pas de bousculer les autres quand on est en rang dans le couloir,
de s’approcher de quelqu’un par derrière et de le pousser, de se moquer de
ses camarades lorsqu’ils se trompent et d’interrompre les autres enfants. Il
existe toutes sortes d’habiletés sociales en fonction de la situation!; elles sont
d’ailleurs trop nombreuses pour qu’on les aborde et il n’est pas question d’en
faire la liste dans le présent chapitre.
Les bonnes manières et les règles de savoir-vivre m’ont été enseignées alors
que je n’étais qu’une enfant, non pas dans le but de m’aider à me faire des
amis, mais bien parce qu’il s’agissait là de comportements qu’il me fallait
absolument maîtriser. Peut-être que de nos jours il est exagéré d’apprendre à
un enfant à disposer ses couverts dans l’assiette parallèlement, pointes de la
fourchette vers l’assiette, en fin de repas, mais si j’ai un conseil à donner aux
parents, c’est qu’il vaut mieux en faire trop que pas assez. Je commencerais
par enseigner aux enfants les bonnes manières un peu «!vieux jeu!» par la
répétition. La plupart de ces manières d’agir ont su résister à l’épreuve du
temps et s’appliquent, de façon générale, à tous les groupes sociaux, et ce
quel que soit le contexte. Chaque fois que les enfants commettent des
erreurs, contentez-vous de corriger leur comportement le plus objective-
ment possible, sans faire intervenir la moindre émotion, en leur montrant ou
en leur expliquant le comportement adéquat. Un jour, ma mère m’a demandé
de fermer la bouche quand je mangeais. À mes yeux, il n’y avait aucune raison
logique pour que je m’exécute, jusqu’à ce qu’elle finisse par me dire à quel
point ça la dégoûtait de voir de la nourriture mastiquée car cette image lui
rappelait l’intérieur d’un camion-poubelle. Elle a ajouté que lorsqu’elle voyait
tous ces «!détritus!» dans ma bouche, son aversion était similaire à mon
écœurement face à mes camarades de classe qui ingurgitaient des aliments
mélangés les uns aux autres. Les explications concrètes et imagées de ce type
me parlaient. Suite à cela, j’ai bien pris soin de fermer ma bouche toutes les
fois qu’elle était pleine.
Ma mère attachait une importance toute particulière aux bonnes manières
élémentaires et elle tenait à ce que je me tienne bien, malgré ma condition
autistique. Il s’agissait, selon elle, d’une question de comportement qui n’avait
strictement rien à voir avec la capacité à établir des liens affectifs. Pour ce qui
était des bonnes manières, elle faisait la distinction entre les bons et les mau-
vais comportements et elle parlait de politesse ou d’inconvenance pour tout
ce qui avait trait à la conversation ou aux remarques faites oralement. Ceci dit,
elle savait reconnaître les moments où mon autisme influait sur ma capacité
240
5. La politesse est de mise en toutes circonstances
241
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
ne parvient pas à leur enseigner les compétences sociales dont ils ont besoin
pour réussir. C’est sans doute culturel, mais je pense que nous insistons trop
sur la dimension affective, sur la capacité à faire le lien, au détriment des
habiletés sociales.
Quand l’enseignement des bonnes manières et du
savoir-vivre était considéré comme une priorité
dans notre société, nous n’étions pas conscients
de l’impact que tout cela pouvait avoir sur la Ce sont les habiletés
capacité de l’enfant à grandir, à devenir sociales, et non
indépendant et à réussir dans la vie!; tout la réussite scolaire,
le monde assimilait ces compétences qui vont permettre
sans se poser de questions. Mais mainte- de déterminer si les enfants
nant qu’elles ne sont plus d’actualité, force avec autisme pourront vivre
est de constater que pour les individus qui de façon autonome
ne les maîtrisent pas, l’avenir n’est pas très une fois adultes.
prometteur. Ce sont les habiletés sociales, et
non la réussite scolaire, qui vont permettre de
déterminer si les enfants avec autisme pourront
vivre de façon autonome une fois adultes.
Ce qui est tragique pour les enfants porteurs d’autisme, c’est que notre
société ne leur donne pas la possibilité d’acquérir une bonne maîtrise des
habiletés sociales. En tant que parents et professeurs, nous disposons des
outils et du savoir-faire nécessaires pour les leur inculquer et avec suffisam-
ment de pratique et de renforcement, il n’y a aucune raison pour que les
individus atteints d’autisme ne parviennent pas à les assimiler. Dans une
société où tout va très vite, où l’on attend tellement des jeunes en termes de
scolarité et d’études et où la capacité de concentration a véritablement
fondu, il est de plus en plus difficile pour ces enfants de se retrouver dans un
environnement propice à l’apprentissage, avec des programmes structurés,
axés sur le soutien aux comportements positifs et qui tiennent compte des
problèmes sensoriels. Combien de parents considèrent les repas en famille
comme une priorité!? Ne serait-ce qu’une fois par jour!? Ou au moins le week-
end!? Dans ma famille, nous avions l’habitude de manger tous ensemble trois
fois par jour, ce qui m’a fourni de nombreuses occasions d’interagir correcte-
ment avec les miens. Les bonnes manières à table étaient de rigueur et je me
devais de prendre part aux discussions de manière appropriée. J’ai pu ainsi
m’entraîner à affronter nombre de situations où l’interaction sociale était de
mise, ce qui m’a énormément servi dans divers contextes où il me fallait être
en contact avec les autres. De nos jours, les enfants n’ont plus cette possibi-
lité car certaines habitudes inhérentes à la vie de famille, comme les repas
pris tous ensemble, ne constituent plus une priorité. C’est trop facile d’incri-
miner l’école et de clamer qu’elle ne fait pas son travail et je m’aperçois qu’il
y a aujourd’hui beaucoup de familles monoparentales pour lesquelles il est
difficile de joindre les deux bouts. Mais si l’on veut que les enfants porteurs
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5. La politesse est de mise en toutes circonstances
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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5. La politesse est de mise en toutes circonstances
alors qu’elle prononçait des mots inaudibles tout en sanglotant. Mais très vite,
cette même colère s’est à nouveau intensifiée au moment où je me suis pré-
cipité en haut de l’escalier pour retourner dans ma chambre. J’ai claqué la
porte tellement fort que les murs ont tremblé.
Après ce séisme de faible amplitude, je me suis jeté sur mon lit et j’ai enfoui
mon visage dans les draps. Puis je me suis mis à pleurer. J’avais envie de mettre
fin à mes jours pour ne plus jamais voir ma mère dans cet état de désespoir
intense. Plusieurs couches de colère étaient venues s’ajouter à celle qui avait
suivi la violation de l’une de mes règles sacrées. J’étais un vaurien et je m’en
voulais d’avoir fait pleurer ma propre mère. À aucun moment je n’ai eu l’inten-
tion de la blesser au cours de cet épisode fâcheux. Le fait est que j’étais totale-
ment absorbé par ce que je voulais et par le mal (c’est en tout cas ainsi que je
voyais les choses) qu’on m’avait fait. À cette époque, je ne comprenais toujours
pas en quoi mon comportement et mes réactions pouvaient avoir un quel-
conque impact sur les autres, ni comment mettre un terme à l’escalade quand
je sentais la colère monter. Et Dieu sait si la colère noire, tout comme la dépres-
sion, a le don de s’auto-alimenter de façon sournoise. Les raisons qui avaient
provoqué cette colère me rongeaient tellement qu’elles ont fini par l’attiser. La
situation a empiré et je n’avais plus les idées claires!; je ne savais pas non plus
comment recoller les morceaux. Je suis resté dans ma chambre, coupé du reste
du monde, jusqu’au retour de mon père. C’était l’heure du dîner. Maman nous a
servi un pain de viande, accompagné d’une large portion de tension.
Et nous ne sommes pas allés au parc ce jour-là.
245
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Le pardon
Nous ne devrions pas nous laisser dévorer par notre colère et il est impératif
de savoir maîtriser ses émotions. Présenter ses excuses revêt une importance
capitale, non seulement compte tenu du pouvoir de guérison que ce compor-
tement implique, mais aussi parce que cela permet :
• De nous rendre plus plaisants aux yeux des autres. Il s’agit d’une règle non
écrite : si vous faites quelque chose de mal ou si vous causez du chagrin
à quelqu’un, la meilleure façon d’arranger les choses rapidement est de
demander pardon. Gardez cependant à l’esprit que si l’autre personne
refuse de vous pardonner (en supposant bien évidemment que vous
soyez sincère au moment où vous présentez vos excuses), c’est son pro-
blème et non plus le vôtre. Vous n’êtes maître que de vous-même et ne
pouvez en aucun cas être tenu pour responsable de la réaction d’autrui.
• D’atténuer les tensions. Dans l’exemple du parc, j’aurais pu dire à ma mère :
«!Ça me met hors de moi que nous ne partions pas à 16 h 30…!», puis lui
demander pardon à un moment ou à un autre au cours de notre discussion
houleuse. Si j’étais parvenu à retrouver mon calme suffisamment vite – disons
au bout de cinq minutes – pour pouvoir passer à autre chose et prendre le
recul nécessaire pour analyser la situation, j’aurais pu lui dire à quel point
j’étais désolé de m’être comporté de la sorte. Il aurait certes fallu un certain
temps pour faire retomber la tension et être à même de tourner la page,
mais cela aurait eu l’avantage de dissiper le malaise avant la tombée de la
nuit. Le malaise ne retombera pas forcément plus vite si l’on présente des
excuses au plus fort du conflit, mais cela aura le mérite de ne pas l’amplifier.
• De prendre des mesures constructives et correctives afin de réparer le
tort qu’on a causé.
246
5. La politesse est de mise en toutes circonstances
Sean poursuit
Les bonnes manières peuvent faire toute la différence : grâce à elles, les rela-
tions ont toutes les chances de se consolider suite à cette première impres-
sion déterminante alors que sans elles, il ne peut y avoir de progrès en termes
d’interaction (interaction qui risque fort de tomber immédiatement dans les
oubliettes). N’entendant rien à cette règle, le second scénario était malheu-
reusement récurrent à l’époque où j’ai commencé à m’intéresser aux filles.
Un an après le bac, j’ai rencontré une femme à la fac de Van Nuys, en Califor-
nie. Je me fiais uniquement à l’attirance physique que je ressentais et cette
dernière était suffisamment forte pour que je parvienne à surmonter ma peur
au moment d’aborder les filles. Je l’ai invitée à sortir, mais vu qu’elle ne me
connaissait pas si bien que ça, Lisa a accepté en précisant qu’elle tenait à ce
qu’on se voit en «!amis!».
Je me suis mis à bégayer quand je l’ai appelée le lendemain car j’avais oublié
de préciser que je n’avais pas mon permis et qu’il fallait qu’elle vienne me
chercher. Malgré cela, elle a accepté et nous sommes allés dîner. Il y avait un
décalage évident entre les mets, qui étaient on ne peut plus raffinés, et notre
conversation, qui n’avait rien de plaisant, mes bonnes manières laissant clai-
rement à désirer. J’ai très vite vu que son enthousiasme diminuait à mesure
que la soirée avançait.
Je me souviens très bien avoir omis de me regarder dans la glace avant qu’elle
ne passe me prendre, si bien que je suis sorti de chez moi sans même m’être
assuré que j’étais présentable. Mon souvenir le plus marquant concernant ma
tenue ce soir-là est que je suis sorti avec des chaussures trouées.
247
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Mais le pire, c’est que j’ai passé le plus clair de la soirée à pontifier en faisant
étalage de mes connaissances sans même me soucier de savoir si ça l’intéres-
sait. Il ne m’est pas non plus venu à l’esprit d’amener la conversation sur ses
intérêts à elle. Au lieu de cela, j’évoquais des musiciens de jazz obscurs, les
morceaux qu’ils jouaient, le groupe auquel ils appartenaient et le nombre
d’années passées au sein de ce groupe. J’avais recours à une variété de ques-
tions hypothétiques du type «!Que se passerait-il si…!?!», les mêmes que je
posais, enfant. Je lui demandais souvent : «!Est-ce que tu as déjà entendu
parler de…!?!», tout en sachant pertinemment qu’il y avait peu de chances
qu’elle connaisse la personne en question.
Lisa a fait montre d’une grande politesse tout au long du dîner, même si elle
semblait se lasser de cette conversation. Après m’avoir raccompagné chez
moi, elle m’a dit : «!À la prochaine, en cours!». C’était la dernière fois que je la
voyais à l’extérieur de la salle de cours, et même pendant les cours, elle gar-
dait visiblement ses distances.
Je sais que cette soirée ne s’est pas déroulée comme je l’avais espéré parce
que j’avais violé la règle non écrite qui insiste sur l’importance d’être acces-
sible. Je lui ai posé toutes ces questions à propos des musiciens de jazz car
non seulement cela contribuait à la validation de mon amour-propre, mais
aussi parce que cela me procurait un sentiment de toute-puissance, en ce
sens que j’étais le seul à détenir les informations. Mais en agissant ainsi, je n’ai
absolument pas tenu compte des réactions tout à fait légitimes que mon
attitude pourrait entraîner chez elle, comme l’ennui ou le ressentiment. J’ai
compris que ma quête de grandeur et de toute-puissance m’avait coûté très
cher.
Les bonnes manières ne se limitent pas aux traditionnels «!s’il vous plaît!» et
«!merci!». De même, il ne suffit pas de regarder les gens dans les yeux quand
ils nous parlent ou de vérifier si notre chemise est correctement rentrée dans
le pantalon pour être un exemple de savoir-vivre. Faire preuve de bonnes
manières, c’est aussi tenir compte de l’autre durant une conversation.
Autrement dit, il est essentiel de faire abnégation de soi et de concentrer
toute son attention sur l’autre personne.
J’aurais pu adopter cette attitude à tout moment lors de mon tête-à-tête
avec Lisa – en faisant preuve d’humour, pourquoi pas!! J’aurais pu dire
quelque chose comme : «!Bon, je me suis assez étalé et tu sais désormais tout
de l’histoire de Sean Barron. Si on se concentrait maintenant sur la vie de
Lisa!?!» L’approche directe fonctionne bien aussi : «!Bon, assez parlé de moi!!
J’aimerais bien te connaître un peu mieux.!»
Quelle que soit la méthode employée, l’issue aurait probablement été meil-
leure et Lisa aurait peut-être accepté de sortir avec moi. Il est donc primordial
d’adopter de bonnes manières et de faire une bonne première impression, ces
deux concepts étant aussi indissociables qu’un bon repas et une discussion
de qualité.
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5. La politesse est de mise en toutes circonstances
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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5. La politesse est de mise en toutes circonstances
Concrètement, il ne fallait pas que je fasse part de mon opinion, que je critique
mes collègues ou que je parle d’eux à d’autres collègues. Mais surtout, je ne
devais en aucun cas rapporter au patron les faits et gestes des collègues.
J’en suis arrivée au point où je devais simplement accepter – même si je suis
sceptique aujourd’hui – le fait que certains individus ne savaient pas se
conduire et que les autres toléraient ces manquements!; de nos jours, on ne
parle même plus de tolérance car ces comportements inappropriés sont
considérés comme «!normaux!». Si j’analyse la situation d’un point de vue
logique, et en particulier la façon dont elle évolue, je trouve tout cela absurde
et absolument pas en adéquation avec mon mode de pensée. C’est pourtant
une réalité à laquelle je me suis heurtée à maintes reprises. Je n’avais d’autre
choix que de m’en accommoder et j’y suis parvenue tant que les gens qui ne
se comportaient pas de façon appropriée n’étaient pas mes supérieurs hiérar-
chiques. Dans ce cas, si le problème s’aggravait et qu’aucune solution n’était
envisageable, je prenais la décision d’abandonner le projet sur lequel je tra-
vaillais. C’est une règle non écrite des relations sociales sur le lieu de travail,
mais pas seulement : il y a des fois où, dans une relation sociale, un conflit
ne peut se résoudre à l’amiable!; il est alors grand temps de mettre un
terme à la relation et passer à autre chose. C’est particulièrement vrai pour
ce qui est des personnes qui ne se conduisent pas convenablement.
Une fois que les enfants avec autisme deviennent des adultes avec autisme,
leur entourage tolère nettement moins la façon impolie dont ils se com-
portent avec les autres, leurs mauvaises manières ou leur manque de savoir-
vivre. C’est là qu’une autre règle non écrite entre en jeu : nous devrions tous
être capables, une fois adultes, de nous comporter de manière appro-
priée. Les «!laissez-passer!» ne sont plus en vigueur et il n’est plus accep-
table de faire preuve d’impolitesse envers les autres. La formule selon
laquelle «!un passe, deux casse!» est la réaction la plus fréquente de la part
des autres adultes, ce qui revient à dire que les chances de bien faire sont
limitées. C’est pour cette raison qu’il est primordial de faire acquérir aux
enfants porteurs d’autisme les bonnes manières fondamentales ainsi que les
règles de savoir-vivre, et ce à grand renfort de répétitions : les occasions de
s’entraîner et de commettre des erreurs sont nettement plus nombreuses
durant l’enfance qu’à l’âge adulte. Si l’on se montre impoli à l’école primaire,
peut-être que notre copain refusera de jouer avec nous cette après-midi-là
alors qu’une fois dans la vie active, ce type de comportement peut fort bien
nous coûter notre emploi. Les conséquences sont bien plus graves.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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5. La politesse est de mise en toutes circonstances
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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Règ l e6. n o 6
Ce n’est pas
parce que quelqu’un
est gentil avec nous
qu’il est notre ami
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
P
our vous, qu’est-ce qu’un «!ami!»!? Si vous posez cette question à une
centaine de personnes, vous obtiendrez très certainement une cen-
taine de réponses différentes. Les différences culturelles, religieuses,
économiques et politiques, mais aussi celles liées à l’âge et au sexe des indi-
vidus auront une influence sur les réponses qu’ils apporteront. Certains
d’entre eux demanderont des précisions : vous voulez dire un vieil ami ou un
nouvel ami!? Une connaissance, un copain, un ami rencontré sur le lieu de
travail ou un petit ami!? Un ami avec lequel on fait du sport ou un ami auquel
on confie nos plus grands secrets!? Certes, la définition du mot «!ami!» varie
d’une personne à l’autre, mais notre dénominateur commun est ce désir
d’avoir des amis et d’être l’ami de quelqu’un. Et il en va de même pour les
individus atteints d’autisme.
La différence est qu’ils sont incapables de discerner de manière intuitive si tel
individu est un ami ou pas, de s’y retrouver parmi les indices divers et
variés – aussi bien internes qu’externes – et de savoir si un sourire est un
témoignage sincère d’amitié ou un masque social dissimulant de vrais senti-
ments, de réelles intentions. Ami ou ennemi!? Les limites ne sont pas forcé-
ment très claires pour les individus porteurs d’autisme.
258
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
J’ai mis du temps à comprendre qui était mon ami et qui ne l’était pas et même
à la fac, j’avais beaucoup de mal à m’y retrouver. Une fois que j’ai quitté l’école
primaire, les choses se sont compliquées. Je parvenais sans trop de mal à saisir
que quelqu’un ne m’aimait pas à partir du moment où les propos et les compor-
tements de cette personne étaient sans ambiguïté. Grâce à ma mère, j’avais
acquis certains des codes sociaux non écrits indispensables aux adolescents : il
ne faut pas rapporter!; si quelqu’un vous confie un secret, il est préférable de
ne pas le répéter aux autres (à moins que ce secret ne représente une menace
quelconque pour la vie ou le bien-être de la personne en question)!; ce n’est pas
parce qu’on vous taquine que l’intention est forcément mauvaise – certaines
personnes vous titillent gentiment parce qu’elles vous apprécient. J’avais
constamment ces règles en tête et, étant donné que j’avais également acquis
les habiletés sociales qu’il faut connaître pour bien s’entendre avec les autres,
comme attendre son tour, jouer au sein d’un groupe, respecter les sentiments
d’autrui, je ne m’en suis pas trop mal tirée au collège. Et puis je savais à peu près
tenir une conversation, ce qui m’a permis d’intégrer certains groupes sociaux.
Quand j’étais adolescente et même plus tard d’ailleurs, ce qui me déroutait le
plus au sujet de la règle no 6 était de comprendre les questions très com-
plexes d’ordre socio-affectif, comme la jalousie, ou d’admettre que les autres
jeunes de mon âge pouvaient avoir des intentions secrètes ou faire semblant
de s’intéresser à quelqu’un par pure méchanceté. Je l’ai appris à mes dépens
dès le début de ma première année de fac. J’ai fait la connaissance d’une fille
que j’appellerai Lee. Tout portait à croire qu’elle était vraiment mon amie : elle
passait beaucoup de temps avec moi, discutait avec moi et me posait tout un
tas de questions me concernant. Ces comportements indiquaient, tout du
259
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
moins en surface, une amitié naissante. Au bout d’une semaine environ, je lui
ai fait part de ma condition autistique. Je lui ai parlé, entre autres choses, de
la machine à serrer et des symboles visuels représentant des portes que j’uti-
lisais dans ma tête. Peu de temps après, j’ai découvert qu’elle avait tout
raconté aux autres étudiants et ces derniers se moquaient de moi. J’étais
bouleversée!; je me sentais trahie.
Suite à ce premier épisode fâcheux, je me suis fait encore avoir deux fois avant
de réaliser qu’il fallait que je revoie ma stratégie. J’ai donc pris la décision de ne
parler des aspects personnels de ma vie qu’à un nombre restreint d’amis
proches auxquels je pouvais accorder toute ma confiance les yeux fermés.
Comme je l’ai déjà mentionné dans le premier chapitre, je ressens l’émotion
associée à un évènement, mais ensuite, je sauvegarde ledit évènement sur mon
disque dur sous forme d’image, mais sans l’émotion, ce qui donne quelque
chose de bien plus logique.
Ces situations m’ont en tout cas permis d’apprendre deux règles non écrites
très importantes au sujet de l’amitié :
1) quelqu’un qui se comporte en ami n’est pas forcément notre ami ;
2) la confiance est quelque chose qui se gagne.
Je continuais à me montrer agréable envers les autres étudiants et à discuter
avec eux, mais j’ai appris à n’aborder que des sujets de conversation qui ne
représentaient aucun danger, tels que les révisions en vue des examens, les
devoirs à la maison ou les manifestations au sein de l’école. Je les considérais
comme de simples connaissances et très peu d’entre eux sont devenus mes
amis.
Suite à toutes ces situations vécues en première année de fac, la nouvelle
concernant le caractère «!bizarre!» de ma personnalité s’est vite répandue et
il m’a fallu endurer bon nombre de moqueries. Il suffisait que je traverse le
parking ou que j’entre dans le restaurant universitaire pour que les autres
étudiants se mettent à me traiter de tous les noms. Ce n’est qu’une fois que
je me suis retrouvée en troisième année de fac et que je me suis proposée
pour peindre les décors du spectacle organisé par l’atelier théâtre universi-
taire que les étudiants de ma promotion ont réalisé que j’avais du talent et
qu’ils ont cessé de se moquer de moi. L’une des règles non écrites qui est
ressortie de tout cela est que : les gens respectent le talent et aiment être
en compagnie de personnes qui ont un don, quel qu’il soit.
Avec les années, j’ai appris une autre règle non écrite concernant l’amitié : les
vrais amis sont ceux qui partagent des intérêts, des idées et des principes
qu’ils jugent sensés!; il y a forcément un lien qui nous rattache à eux. Le fait
d’avoir le même âge, d’être du même sexe, d’être dans la même classe et de
pratiquer la même activité que quelqu’un ne fait pas pour autant de cet indi-
vidu notre ami. Voici d’autres règles que j’ai apprises à la fac et quand j’ai
commencé à travailler :
• L’amitié ne naît pas du jour au lendemain.
260
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
• Ce n’est pas parce que quelqu’un n’est pas d’accord avec nous qu’il n’est
plus notre ami – il
• est des aspects sur lesquels nos amis peuvent avoir un point de vue dif-
férent du nôtre.
• Un ami se soucie véritablement de nos émotions et des pensées qui nous
animent.
• Les amis se soutiennent en cas de coup dur.
• On n’a que peu d’amis proches.
Il a fallu un certain temps avant que je n’intègre ce dernier point et c’est, selon
moi, l’une des règles les plus importantes à assimiler.
Ce n’est qu’à partir de l’entrée au collège que l’une des règles non écrites
des relations sociales entre en jeu et prend tout son sens : les gens dissi-
mulent souvent leurs sentiments réels. Les jeunes enfants sont honnêtes,
tant dans leurs propos que dans leurs actions. Le monde tourne autour
d’eux et ils ne voient pas pourquoi ils cacheraient aux autres ce qu’ils
pensent ou ce qu’ils ressentent. À mesure que les enfants grandissent et
qu’ils prennent conscience de l’existence de différentes perspectives
propres à chaque individu, ils apprennent très vite qu’il peut être très utile
de taire ce que l’on ressent vraiment afin de satisfaire ses propres désirs et
d’alimenter ses besoins. Ils s’aperçoivent également qu’il est parfois plus
prudent d’agir de la sorte et que de nombreuses raisons peuvent pousser un
individu à dissimuler ses véritables sentiments : ne pas vouloir faire de peine
à quelqu’un, avoir des doutes concernant ses propres sentiments, refuser
de dire ou de faire quelque chose qui aille à l’encontre de ses croyances ou
de ses principes. Il arrive parfois qu’une personne cache son véritable res-
senti parce qu’il n’est pas socialement acceptable de l’exprimer dans un
contexte particulier. Imaginez que votre patron fasse une remarque à votre
sujet en pleine réunion d’affaires. Vous enragez intérieurement tout en
sachant pertinemment que si vous dites quoi que ce soit, vous risquez d’être
renvoyé. Voici un autre exemple : vous ressentez une profonde tristesse
suite à la disparition récente d’un ami alors que vous assistez à un mariage
– un évènement très joyeux pour les mariés et une occasion totalement
inappropriée pour verser des larmes en public.
Ces deux exemples illustrent parfaitement une règle non écrite des relations
sociales étroitement liée à la précédente : les enfants et les adultes peuvent
ressentir une émotion particulière et avoir une réaction contraire à leur
ressenti. Pour certains individus porteurs d’autisme qui ont un mode de pen-
sée littéral, cela s’apparente au mensonge. À leurs yeux, toute personne agis-
sant ainsi est fausse.
261
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Temple ajoute
Il est très facile de profiter des enfants atteints d’autisme car ils ne remarquent
pas qu’on leur ment, même s’il s’agit de mensonges flagrants. Ils croient litté-
ralement tout ce qu’ils entendent et tout ce qu’ils voient, même les choses les
plus incohérentes. Dans leur mode de pensée binaire, les gens qui se com-
portent gentiment sont gentils. Un point c’est tout. Quand ces enfants avec
autisme se retrouvent dans des situations où les autres enfants leur disent
des choses gentilles puis, suite à cela, leur font du mal, tout ceci est tellement
illogique et déroutant pour eux que ce type de situation ne s’inscrit jamais
dans leur cerveau tant elle n’a pas de sens. Ainsi, les mêmes règles n’en
finissent jamais de régir leur pensée et ils continuent à interpréter les com-
portements sociaux des autres enfants tels qu’ils les voient. Mais cette carac-
téristique fait souvent d’eux de vrais rapporteurs, ce qui ne les aide en rien
étant donné qu’ils s’aliènent davantage leurs pairs. Quand j’étais petite, ma
mère m’a appris qu’il était important d’être beau joueur et que ce n’était pas
bien de rapporter, si bien que je n’ai jamais adopté ce type de comportement
en primaire. En outre, quand les autres ont commencé à se moquer de moi,
j’avais une bonne estime de soi, ce qui signifie que j’étais suffisamment forte
pour affronter la méchanceté de mes camarades. Je ne croyais pas tout ce
qu’ils racontaient à mon sujet!; il était plus question pour moi d’ignorer leurs
remarques que d’être aux prises avec des croyances négatives envers moi-
même. Évidemment, ces remarques me dérangeaient!; je n’étais pas immuni-
sée contre de telles méchancetés. Mais j’avais un esprit logique et je pensais
en images, ce qui m’a permis de bien séparer les images des émotions et de
traverser sans trop de heurts ces années terribles sur le plan relationnel.
262
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
Sean, quant à lui, a été très affecté par l’intimidation et les moqueries de ses
camarades, d’un point de vue émotionnel. Compte tenu de sa faible estime de
soi, associée à une pensée rigide gouvernée par toute une myriade de règles,
il lui était pratiquement impossible de traiter mentalement chaque situation,
ce qui l’empêchait de demander de l’aide.
Sean raconte
Je serais richissime si l’on m’avait donné un dollar chaque fois que mes parents,
au cours de mon enfance et de mon adolescence, étaient venus me dire :
«!Nous voulons t’aider, mais il faut d’abord que tu nous dises ce qui ne va pas!»,
ou quelque chose de similaire. C’était d’autant plus vrai lorsque je rentrais de
l’école visiblement contrarié, en colère ou sur le point de craquer parce qu’il
s’était passé quelque chose. Mes parents ont sans doute ressenti une frustra-
tion immense et été eux aussi parfois à deux doigts de craquer car, malgré tous
les efforts qu’ils déployaient pour tenter de m’apaiser, jamais je ne m’épanchais.
Ma mère avait beau redoubler d’efforts en se plaçant à ma hauteur, les mains
sur mes épaules, le visage à quelques centimètres du mien, me priant de lui
fournir les quelques indications qui lui permettraient de me venir en aide, rien
n’y faisait. N’importe quelle réponse, qu’il s’agisse d’un mot, d’une phrase brève,
d’un «!oui!» ou même d’un simple hochement de tête, aurait suffi, mais au lieu
de cela, je bougeais constamment la tête en quête d’un objet sur lequel poser
les yeux afin de ne jamais croiser le regard de ma mère.
Les raisons pour lesquelles je réagissais de manière aussi asociale avec elle
étaient multiples, mais ce n’était certainement pas pour la défier ou me mon-
trer récalcitrant. J’agissais surtout ainsi parce que j’étais incapable d’organiser
mes pensées de façon chronologique et suffisamment pertinente pour décrire
ce qu’il m’était arrivé. Je ne savais même pas comment mettre des mots sur ce
que je ressentais. Ma pensée rigide et ma compréhension littérale des choses
ne me permettaient pas de lui raconter les évènements qui avaient marqué ma
journée ou de brosser un tableau précis de ce qui s’était passé. Je savais que je
ne méritais pas d’être victime d’intimidation et qu’il n’était pas juste qu’on se
moque de moi, qu’on me frappe, qu’on me gifle, qu’on me donne des coups de
poing, qu’on me fasse trébucher ou qu’on me tourmente, mais j’étais malgré
tout à des années-lumière de penser qu’il était possible de mettre un terme à
tout cela, ne serait-ce qu’en me confiant à une personne qui puisse m’aider.
Il y avait une autre raison pour laquelle je fuyais le regard de ma mère : la douleur
intense provoquée par ce qu’on m’avait fait subir au cours de la journée était
encore si présente que la seule évocation de ces faits abominables avait pour
effet de me heurter de plein fouet, tel un raz-de-marée. En outre, en raison du
défaut de théorie de l’esprit qui me caractérisait, je pensais que mes parents en
arriveraient forcément à la conclusion que j’étais en partie responsable de ce qui
se passait. Car après tout, ils me disputaient constamment à la maison pour des
comportements qu’ils jugeaient inacceptables. Pourquoi en serait-il autrement
263
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
La plupart des individus atteints d’autisme veulent faire plaisir à leur entou-
rage, qu’il s’agisse de leurs parents, de leurs professeurs, de leurs amis, de leur
conjoint, de leurs collègues ou de leur supérieur. Cette volonté réelle peut se
manifester de diverses manières qui sont plus ou moins appropriées d’un
point de vue social. Tout dépend du niveau de fonctionnement cognitif de ces
individus, de leur mode de pensée ainsi que du répertoire d’expériences qu’ils
ont vécues et grâce auxquelles ils sont en mesure d’élaborer certaines
conclusions. Ils peuvent facilement être amenés à raconter un mensonge,
pensant que c’est ce que la personne veut entendre. Cela peut être catastro-
phique si des adolescents ou des adultes avec autisme se retrouvent impli-
qués, à leur insu, dans une action illégale et sont interrogés par des policiers
qui ne connaissent rien à l’autisme. Il est déjà arrivé que des adultes porteurs
d’autisme avouent un crime qu’ils n’avaient pas commis, simplement parce
qu’ils pensaient que c’était là ce que le policier voulait entendre.
Pour être en mesure de comprendre que les individus ont des intentions
secrètes et qu’ils peuvent exprimer une émotion tout en en dissimulant une
autre, il faut non seulement être capable de prendre en compte le point de
vue d’autrui, mais aussi être doté d’une théorie de l’esprit qui soit suffisam-
ment développée. Pour un enfant qui n’est pas tout à fait, voire absolument
pas capable de tenir compte du point de vue des autres, il y a fort à parier que
ce concept soit incohérent compte tenu de son mode de pensée. Et tant qu’il
ne le comprendra pas, il ne pourra l’enregistrer dans son cerveau. Prenez le
temps de réfléchir à cette phrase puis comparez ce mode de pensée à la
façon dont votre propre cerveau fonctionne. La capacité à prendre en compte
le point de vue d’autrui s’explique par le fait que, même lorsque certaines
idées ou certaines situations ne s’appliquent pas directement à vous ou à
votre vie, ces pensées, idées ou aspects propres à une situation particulière
dont vous avez pu être témoin s’inscrivent quelque part dans votre cerveau.
Sans même que vous ayez à faire quoi que ce soit de particulier, tous ces
264
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
détails sont instantanément gravés sur votre disque dur. Votre cerveau les
met de côté «!pour plus tard!», en attendant le jour où ils pourront s’avérer
utiles quand il s’agira de déchiffrer une situation sociale ou d’apporter une
explication logique à un évènement inhabituel. Vous n’avez rien à faire!; votre
cerveau se met en pilotage automatique.
Mais sans cette capacité à décrypter ce que l’autre pense et ressent, toutes
ces pensées s’évaporent!; à aucun moment elles ne sont stockées dans le
cerveau de l’enfant ou de l’adulte avec autisme. Il se trouve démuni face à une
situation sociale pour laquelle ces connaissances bien spécifiques auraient
été pertinentes. Moins un enfant est à même de prendre en compte le point
de vue d’autrui, moins il stocke d’informations. Plus il en est capable, plus il
enregistre de détails par rapport à une situation définie. Est-ce que vous par-
venez mieux à saisir, suite à ces explications, en quoi il est difficile pour un
individu atteint d’autisme de comprendre le monde et pourquoi la répétition
excessive et un entraînement constant sont indispensables au développe-
ment de cette capacité!? À moins qu’une idée ou une situation ne soit parti-
culièrement évocatrice, elle n’est pas enregistrée et même si elle l’est, seuls
10 % des détails seront sauvegardés au premier passage. La fois suivante, il y
en aura un peu plus. Dans certains cas, les données sont sauvegardées, mais
ce sont les fonctions de recherche qui posent problème. Elles sélectionnent
les mauvaises informations ou établissent des associations d’informations
pour le moins atypiques compte tenu de la faible quantité d’expériences dis-
ponibles sur le disque dur. Par conséquent, l’enfant fournit des efforts évi-
dents pour interagir, mais ses comportements ne sont pas forcément en
phase avec la situation.
Pour ce qui est des individus qui éprouvent encore de la difficulté à prendre
en compte le point de vue d’autrui, il sera sans doute nécessaire de leur
apprendre davantage d’actions non spontanées se rapportant à la règle no 6
lors du développement de cette capacité. Établissez des lignes directrices
concernant le comportement à adopter afin de permettre aux enfants d’ana-
lyser des situations potentiellement dangereuses. Une approche davantage
axée sur la répétition fonctionnera certainement mieux chez les enfants qui
pensent en images et qui ont un mode de pensée logique. Tirez profit de
cette capacité d’analyse et d’investigation pour leur enseigner à trouver une
solution face à une situation sociale complexe. Optez pour un apprentissage
qui soit plus de l’ordre de «!l’expérience sociale!» ou qui permette de résoudre
un «!puzzle social!» et n’hésitez pas à les motiver et à les récompenser (si
besoin est) pour maintenir leur intérêt.
En ce qui concerne la sécurité des individus, privilégiez un discours simple et
sans ambiguïté lorsque vous évoquez les situations potentiellement dange-
reuses. Les enfants et les jeunes adultes porteurs d’autisme ne seront pas
forcément en mesure d’identifier une situation dangereuse, même si vous en
avez déjà discuté avec eux auparavant. Ils ne sont pas très compétents en
matière de généralisation, si bien que si les conditions ne sont pas exactement
265
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
les mêmes, ils ne relèvent pas les indices indiquant un danger potentiel ou
signalant que quelqu’un essaie de profiter d’eux. Certains d’entre eux ont une
pensée dichotomique ainsi que des règles de conduite, souvent peu réalistes,
qui leur sont propres. Ces caractéristiques mettent malheureusement à mal
les efforts pourtant soutenus des parents et des enseignants dans leur tenta-
tive de leur faire ressentir combien il importe d’être prudent.
266
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
moindre hésitation. C’était une situation très risquée : il avait bu et s’est tar-
gué d’avoir récemment violé une femme. Heureusement, j’ai eu la présence
d’esprit de ne pas lui donner mon adresse, si bien qu’il ne m’a pas déposé
devant chez moi et je m’en suis sorti sans encombre. J’avais accepté de mon-
ter dans la voiture de cet homme et je m’étais mis en danger parce que je
m’étais contenté de me fier à son apparence. À dix-huit ans, je n’étais pas en
mesure d’évaluer la situation et de faire preuve de suffisamment de bon sens
pour me concentrer sur les détails et calculer le «!quotient de sécurité!» ou
pour suivre mon instinct.
Compte tenu de ma condition autistique, mon cerveau fonctionnait différem-
ment et ne me permettait pas de penser de cette façon. C’est une chance
qu’on n’ait jamais profité davantage de moi durant toutes ces années et que
je n’aie pas été victime d’un crime plus grave en raison de ma crédulité et de
ma confiance aveugle en les autres.
Mes parents ont dû s’attaquer à nombre de problèmes me concernant, mais
l’un des plus cruciaux aura sans nul doute été mon extrême naïveté. Des mois
durant, nous avons passé des heures à en discuter jusqu’au petit matin. Ils
essayaient par exemple de me faire comprendre que diverses raisons pou-
vaient pousser une personne à mentir. Maman et Papa craignaient que les
gens ne me mentent pour profiter de moi ou m’extorquer de l’argent. Mais
pour autant, ils ne souhaitaient pas que je fasse systématiquement preuve
d’une méfiance exagérée. Ils préféraient que j’intègre cette règle non écrite
des relations sociales : avant d’accorder sa confiance, il convient de consi-
dérer les mots et le comportement d’autrui en fonction du contexte. Même
s’il était plus facile pour moi de me contenter de ce qui se trouvait en surface,
j’ai dû me rendre à l’évidence que la vie n’était pas si simple. Il m’a également
fallu apprendre une autre règle non écrite liée à la précédente : il ne faut pas
automatiquement partir du principe que les gens mentent par pure
méchanceté ou avec l’intention de nuire. J’ai appris que les gens pouvaient
mentir pour éviter de faire de la peine. La démarche qui m’a permis d’intégrer
ce concept a été lente, pénible et lourde. Les paroles de la chanson «!Smiling
Faces!», chantée par le groupe de R&B des années 1970, The Indisputable
Truth, expliquent mon cheminement :
«!Smiling faces, smiling faces sometimes, they don’t tell the truth.
Smiling faces, smiling faces tell lies, and I got proof.!»
«!Les visages souriants, les visages souriants,
ne disent pas toujours la vérité.
Les visages souriants, les visages souriants mentent
et j’en ai la preuve.!»
267
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Comme à son habitude, c’est de manière analytique que Temple est parvenue,
pour sa part, à percer le mystère des intentions secrètes et à évaluer les
intentions d’autrui, grâce à son mode de pensée logique et à sa faculté de
penser en images. Qu’il s’agisse de savoir si le mécanicien essaye de l’escro-
quer, si un collègue tente de saboter le projet sur lequel elle travaille ou si un
«!ami!» dont elle vient tout juste de faire la connaissance est vraiment un ami,
tout se résume pour elle à un algorithme.
Temple s’explique
Il semblerait que les neurotypiques sachent instinctivement quand quelqu’un
ment ou dissimule la vérité. Certains d’entre eux sont mieux armés que
d’autres pour détecter la supercherie, mais ils en sont malgré tout capables,
ce qui n’est absolument pas le cas des individus avec autisme. En ce qui me
concerne, compte tenu de ma faculté de penser en images et de réfléchir de
façon logique, le processus me permettant de savoir si quelqu’un me ment ou
pas s’apparente en tout point à un algorithme informatique. Je dispose, dans
ma tête, de diverses variables que je passe en revue. Je coche toutes celles
qui conviennent et je peux ainsi savoir quelle est la probabilité qu’une per-
sonne dise la vérité. Je raisonne de la même façon qu’un processeur pro-
grammé pour résoudre un problème défini. Tout comme ledit processeur, j’ai
pour objectif d’évaluer le meilleur moyen menant à la réussite, que cela
concerne mes étudiants ou les projets qui me sont confiés. Ce que les neuro-
typiques appellent «!intuition!» se manifeste chez moi par un processus men-
tal basé sur la logique et sur les images. Ce n’est pas de l’ordre du ressenti!;
c’est une recherche sur Internet qui a lieu dans ma tête.
Tout d’abord, je procède à une analyse objective des différentes variables, la
plus importante étant de savoir s’il y a conflit d’intérêts. Je pars du principe
que si tel est le cas, les gens ne me donneront pas d’informations précises et
recourront au mensonge à des degrés divers. Il est même fort probable qu’ils
aient des intentions secrètes et qu’ils fassent de leur mieux pour ne pas les
exposer. Car qui dit conflit d’intérêts dit aussi jalousie donc je prends cela en
compte. La jalousie se manifeste souvent chez ceux qui considèrent que
j’empiète sur leur territoire. C’était d’ailleurs souvent le cas de l’ingénieur
d’assistance technique d’usine concernant les projets sur lesquels je travail-
lais en usine!; il avait le sentiment que je faisais le travail à sa place. J’évalue le
degré de jalousie de la personne, ce qui apporte une donnée supplémentaire
à mon calcul de probabilité visant à juger de la véracité de l’information qui
m’est fournie. En fonction de la situation, je prends le temps de rassembler, à
tête reposée, toutes les informations indispensables qui vont me permettre
de prendre la meilleure décision possible. Par exemple, pour savoir si je peux
faire confiance ou non au garagiste, je peux me renseigner auprès de ses
autres clients ou jeter un coup d’œil dans son atelier, en quête d’une licence
et d’un quelconque prix qui aurait pu lui être attribué, ou encore chercher s’il
est affilié à la Chambre de Commerce et d’Industrie. En me basant sur des
268
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
Suite à cet incident, j’ai mis au point, pour mon usage personnel, quelques
règles liées au travail, dont certaines font généralement partie de l’en-
semble des règles cachées. Supposons que je sois embauchée par l’ingé-
nieur d’assistance technique d’une usine de conditionnement de viande
qui m’avait consultée. L’une de mes règles est la suivante : à moins que le
projet ne soit sur le point d’échouer, il ne faut jamais prendre de déci-
sion sans avoir consulté au préalable la personne qui vous a engagé. Il
s’agit là de respecter la voie hiérarchique, règle sociale non écrite s’appli-
quant à n’importe quel contexte professionnel. Si un problème survient,
parlez-en à votre employeur et tentez de trouver une solution au pro-
blème. Une autre règle est que, si un collègue se montre jaloux, faites-le
participer au projet. J’ai pu constater qu’en associant une personne
jalouse au projet, en la complimentant sur ses compétences et en lui fai-
sant sentir que son aide était précieuse, le sentiment de jalousie ne se
manifestait plus avec autant de force.
269
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
270
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
déceler si quelqu’un était sincère, ne l’était pas ou avait une idée derrière la
tête étant donné que je n’avais pas assez d’informations sur mon disque dur.
Il n’y avait rien à rechercher, rien que je puisse considérer comme une mesure
objective. Aujourd’hui, même si j’en arrive aux mêmes conclusions qu’une
personne faisant preuve d’intuition, mes méthodes n’ont rien à voir avec les
siennes. Elles fonctionnent très bien et je pense même qu’elles sont parfois
plus simples d’utilisation car l’approche analytique n’est pas directement liée
aux émotions et à la confusion mentale qui les accompagne souvent.
Temple et Sean ont tous deux appris à évaluer les motivations ainsi que les
intentions d’autrui, mais de manière différente : Temple, par son esprit
logique et l’analyse sociale qu’elle a effectuée et Sean, grâce au recul qu’il est
parvenu à prendre sur le plan émotionnel dès lors qu’il a été capable d’harmo-
niser ses sentiments avec ceux des autres. Les progrès ont tardé à se faire
sentir pour ces deux individus qui ont pourtant réussi dans la vie, mais leurs
efforts ont fini par être profitables. Ce n’est qu’une fois adultes qu’ils ont
réussi à franchir les étapes décisives vers une meilleure conscience de soi et
des autres.
Sean nous confie qu’alors qu’il était plus à même d’analyser la réalité qui
l’entourait, il a pris conscience d’une réalité : même les «!professionnels!» du
social, qu’il s’agisse de psychologues ou de psychothérapeutes, n’avaient pas
toutes les réponses concernant l’interprétation des intentions et des motiva-
tions d’autrui.
271
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
de mieux gérer les conflits. J’en avais plus qu’assez de laisser la peur, l’intimi-
dation et le manque d’assurance dicter leur loi et faire en sorte que je ne
trouve les mots justes ou la réaction appropriée dans des situations délicates
ou déroutantes que bien après. C’était particulièrement vrai quand je me fai-
sais manipuler par les autres. Je suis allé à la librairie et je me suis dirigé vers
le rayon «!développement personnel!». Et c’est là que j’ai trouvé le livre écrit
par Manuel J. Smith en 1975 : «!When I Say No, I Feel Guilty!» (Quand je dis
non, je me sens coupable). L’ouvrage regorge de techniques pour apprendre à
s’affirmer afin d’en finir avec la manipulation et de réagir convenablement
face aux critiques.
J’étais persuadé qu’avec ce livre, je progresserais très vite. Une fois ma lec-
ture terminée, je disposais d’une formule et il ne me restait plus qu’à l’appli-
quer pour changer du tout au tout et devenir, du jour au lendemain, un expert
en affirmation de soi. Jamais je ne lisais deux fois le même livre car de mon
point de vue, cela prouverait que j’étais stupide et demeuré. Mais j’ai pourtant
relu des parties entières de ce livre-là parce que j’étais déterminé à en adop-
ter les principes et à les mettre en pratique aussi vite que possible dans la vie
de tous les jours.
Après plusieurs mois de tentatives plus ou moins fructueuses, j’ai lu dans le
journal qu’un séminaire sur l’affirmation de soi allait avoir lieu non loin d’où je
vivais. Je m’y suis immédiatement inscrit et j’ai donc pris part au séminaire.
Seulement voilà, je ne parvenais pas à maîtriser les techniques qui nous
étaient enseignées par les professionnels, ce qui a eu pour conséquence de
m’exaspérer davantage et, plutôt que de gagner en assurance, je me suis senti
coupable et plus autiste que jamais.
Comme je l’ai, hélas, découvert, il y a une différence de taille entre lire un livre
ou assister à une conférence et être capable de mettre en pratique ce qu’on
y apprend. Je continuais à me faire manipuler, mais j’avais si peu confiance en
moi que je me rendais vraiment compte de ce qui se passait bien trop tard.
Plus important encore, je ne prenais pas en considération cette règle sociale
non écrite pourtant essentielle : il n’y a pas une personne, un livre ou un
séminaire qui puisse apporter «"toutes les réponses"» dont nous avons
besoin pour comprendre qui nous sommes ou saisir le sens des relations
sociales.
Heureusement, depuis cette expérience, j’ai cessé de croire que les psycholo-
gues et autres thérapeutes, ainsi que les ouvrages axés sur le développement
personnel – et sur la psychologie en général – pouvaient m’apporter des
réponses absolues et des règles concrètes sur la manière de se comporter
auxquelles il me suffisait d’obéir pour espérer réussir. J’ai appris à me servir
des informations puisées dans les livres et des conseils qui m’étaient prodi-
gués et je les considère désormais comme un guide, tout en sachant perti-
nemment que certaines suggestions n’auront pas l’effet escompté me
concernant. J’ai intégré une autre règle non écrite grâce à ces expériences :
272
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
les gens aiment donner des conseils aux autres alors que, bien souvent, ils
ne les suivent pas eux-mêmes. Je ne suis pas obligé de suivre aveuglément
les conseils donnés par les autres!; je peux tout à fait utiliser ce qui me
convient sans tenir compte du reste.
273
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
274
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
années, j’ai continué à croire que quand les choses tournaient mal, j’étais le seul
responsable. Même si je n’en avais pas conscience à l’époque, l’un des effets
secondaires de ma pensée rigide était mon incapacité à me fier à mon intuition.
En raison de cette méfiance – provenant de ma conviction selon laquelle, quoi
qu’il arrive, tout était forcément ma faute –, je me suis retrouvé coincé bien
trop longtemps dans des relations amoureuses et amicales guère enviables.
Au début des années 1990, alors que je pensais que les relations sociales
n’avaient plus de secret pour moi, je me suis retrouvé dans une situation à
laquelle je n’étais absolument pas préparé. Le bon sens que j’avais si dure-
ment acquis, ainsi que mon scepticisme de bon aloi, m’ont tout bonnement
abandonné.
À l’époque, je travaillais dans une maison de retraite dans l’Ohio. Un matin,
alors que je prenais une pause dans la salle dédiée au personnel, Suzanne,
l’une de mes collègues, est venue s’asseoir en face de moi. Nous ne nous
connaissions que très peu étant donné qu’elle faisait partie de l’équipe de
direction. Mais ce jour-là, nous nous sommes parlé. À mon grand étonnement,
je me suis aperçu qu’elle avait clairement envie de sortir avec moi, ce qui me
procurait un plaisir extrême. J’étais toujours aussi terrifié à l’idée d’inviter une
femme à sortir (je sortais tout juste d’une histoire qui avait duré quatre ans
et je n’étais pas encore tout à fait remis). De plus, c’était la première fois
qu’une femme m’abordait. «!Bien sûr que j’allais sortir avec elle!», me disais-
je, fou de joie. J’aurais été fou de refuser.
Notre premier rendez-vous a eu lieu le jour d’Halloween, sans doute à bon
escient. Le matin, nous avons pris notre petit-déjeuner ensemble et j’ai très
vite remarqué à quel point Suzanne semblait m’apprécier. J’ai aussi appris que
c’était une grande fumeuse et je détestais les cigarettes. Mais l’important,
c’était qu’elle s’intéresse à moi et qu’elle veuille sortir avec moi parce que je
comptais pour elle.
Mais j’ai vite compris que Suzanne ne montrait pas son vrai visage. Elle me
disait sans cesse qu’elle allait «!droit au but!», qu’elle était ouverte et honnête
et qu’elle relatait les choses telles qu’elles étaient, sans rien déformer. Pour-
tant, elle a attendu un mois avant de m’avouer qu’elle avait un enfant. Elle m’a
également fait promettre de ne parler à personne de notre relation là où nous
travaillions. Et puis il y a eu la question relative à son âge. Suzanne prétendait
avoir trente-deux ans (j’en avais trente à l’époque), mais quelques semaines
plus tard, elle m’a dit en avoir trente-cinq. Étonnamment, son âge ne cessait
d’augmenter, mais lorsque je le lui ai fait remarquer, elle s’est contentée de
me répondre : «!J’ai seulement quelques années de plus que toi, mais quoi
qu’il en soit, l’âge n’a aucune importance.!»
275
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
S’il arrivait à Suzanne de ne pas être du même avis que moi ou de se fâcher
pour quelque chose que j’avais pu dire ou faire, elle répondait de façon indi-
recte, détournée, ce qui avait le don de m’embrouiller. Et puis un jour, elle s’est
mise à critiquer quasiment tout ce que je pouvais dire ou faire.
Un mois après notre premier rendez-vous, elle m’a confié que son mari, qu’elle
avait quitté et qui vivait en Caroline du Nord, avait usé de violence envers elle,
tant sur le plan physique que psychologique. Elle a ajouté qu’en raison d’un inci-
dent auquel elle avait été mêlée, elle ne pouvait en aucun cas retourner en Caro-
line du Nord. Je lui ai demandé des explications, mais elle a refusé d’en dire plus.
Quelques mois plus tard, notre relation a évolué très vite, bien trop vite à mon
goût. Elle ne cessait de me répéter qu’il ne fallait pas que je parle de notre
histoire à mes parents. J’étais de plus en plus mal à l’aise car je me rendais
compte que quand nous étions tous les deux, il y avait moins de jours avec
que de jours sans. J’étais capable de prédire comment les choses allaient se
passer, mais pour autant, je ne savais absolument pas quelle réaction adopter
et je n’étais plus très sûr de la nature de mes sentiments à son égard.
Puis ma famille a remarqué que j’adoptais à nouveau des comportements
propres à l’autisme. En proie à une tension nerveuse permanente, j’étais à
cran et je me sentais perdu la plupart du temps, si bien que mes bonnes
vieilles habitudes ont repris leurs droits et certaines de mes qualités qui
avaient eu tant de mal à s’installer se sont mises en état d’hibernation. Aux
dires de mes parents, j’avais constamment le regard fixe et apeuré et je mar-
chais difficilement, avec raideur. Je souriais rarement!; c’était comme si j’avais
perdu le sens de l’humour et la capacité à saisir l’humour des autres. J’affir-
mais des choses que je n’avais pas évoquées depuis que j’avais entamé mon
combat face à l’autisme et je ne supportais pas d’avoir tort ou de commettre
des erreurs. J’étais complètement dépassé. Mais pour ce qui était de l’accep-
ter, c’était une tout autre histoire.
Un soir, cinq mois environ après le début de notre histoire, Suzanne a décidé que
le moment était opportun pour m’expliquer pourquoi elle ne pouvait pas rentrer
en Caroline du Nord. En contrepartie, je devais promettre de n’en parler à per-
sonne, que ce soit à ma famille, à mes amis ou à n’importe quelle autre personne.
Suzanne m’a dit qu’un soir, elle et son mari s’étaient violemment disputés. Elle
a fondu en larmes et a ajouté que suite à cela, il l’avait violée. Après l’agres-
sion, elle a ouvert le réfrigérateur, a bu quatre bières et a pris le volant pour
s’éloigner de lui. Elle était ivre et roulait très vite. Sa voiture a percuté un mur
en béton et elle a été condamnée pour conduite en état d’ébriété. Elle a
engagé un avocat qui lui a recommandé de quitter la Caroline du Nord et de
ne jamais y remettre les pieds. C’est ainsi que Suzanne et sa fille se sont ins-
tallées chez ses parents en Pennsylvanie.
Dès qu’elle a eu fini de me raconter cette histoire sordide, j’ai fait de mon
mieux pour lui manifester mon soutien et faire preuve de bienveillance. Même
si j’étais flatté qu’elle se soit confiée à moi, j’avais malgré tout conscience des
276
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
277
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Pendant le vol, ma mère a insisté sur le fait que, pour diverses raisons, les
relations n’étaient faciles pour personne.
«!Mais ce qui est sûr!», a-t-elle ajouté, «!c’est que si tu te sens mieux et plus
heureux quand tu n’es pas en compagnie de Suzanne, c’est que votre relation
ne fonctionne pas.!»
Comme il fallait s’y attendre, ma mère et moi avons passé un très agréable
séjour en Europe et à aucun moment Suzanne ne m’a manqué. Je n’ai même
pas pensé à elle une seule fois. Au contraire, j’étais envahi par un sentiment
de grande liberté. Je m’amusais, souriais et riais sans aucune difficulté. Bref,
je suis revenu à la vie et j’ai réussi à me détendre totalement. C’étaient là des
signes révélateurs d’un couple en plein naufrage.
Durant les mois qui ont suivi, mes parents ont tout fait pour me convaincre
que Suzanne n’était pas la bonne personne pour moi, qu’elle me rendait mal-
heureux et que, quelque effort que je fasse, cette relation était vouée à
l’échec. En l’épousant, j’allais gâcher ma vie et, comme le disait mon père,
«!finir par oublier les quelques bons moments passés avec elle.!»
Je savais que mes parents avaient raison, mais, même si j’en étais tout à fait
conscient, j’avais beaucoup de mal à l’accepter. Il en allait d’ailleurs de même
pour d’autres aspects de ma vie. Au cours des derniers mois de notre relation,
j’étais déchiré. Je refusais d’entendre ce que mes parents me disaient car
leurs propos confirmaient qu’une fois de plus, j’avais fait le mauvais choix
alors que j’en étais encore à un stade où j’essayais tant bien que mal de me
relever et d’avancer malgré toutes les erreurs que j’avais pu commettre par le
passé. Et puis en même temps, je réfléchissais à un moyen de rompre avec
Suzanne le plus délicatement possible afin que nous restions en bons termes.
Je n’avais encore jamais quitté une femme auparavant. Heureusement, mon
bon sens et ma capacité de raisonnement ont fini par refaire surface et en
juin 1993, j’ai appelé Suzanne pour lui dire qu’il était temps que nous mettions
un terme à notre relation. Je lui ai également demandé de me rendre la bague.
Elle m’a reproché de ne pas avoir eu le courage de lui annoncer la nouvelle en
personne – ce en quoi elle avait tout à fait raison, mais elle me faisait vraiment
trop peur – et a ajouté que de toute façon, elle souhaitait rompre avec moi et
qu’elle avait prévu de me le faire savoir dans le courant de la semaine. Quant
à la bague, Suzanne jugeait ma requête abominable. Quelle ordure j’étais
d’oser lui demander une chose pareille!!
Même s’il m’a été difficile de mettre fin à une relation de huit mois avec la
seule personne qui ait jamais fait le premier pas avec moi, je dois avouer que
mon sentiment de culpabilité était moindre et mon soulagement, immense.
Bien évidemment, il n’est pas nécessaire d’être atteint d’autisme pour
connaître les expériences plus ou moins plaisantes ainsi que les peines inhé-
rentes au maintien d’une relation amoureuse. Les individus qui ont vécu des
histoires d’amour ont appris cette règle non écrite : il est très douloureux de
rompre avec quelqu’un qu’on a aimé. Mais en ce qui me concerne, mon
278
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
amour-propre on ne peut plus fragile et mon besoin récurrent de voir les gens
comme ils souhaitaient que je les voie m’empêchaient d’y voir clair et de
savoir ce que je pouvais maîtriser et ce qui échappait à mon contrôle – ce qui
était ma faute et ce qui ne l’était pas. Cette expérience m’a appris une règle
extrêmement importante en termes de relations sociales : il vaut mieux être
seul que mal accompagné. Cette révélation a marqué une étape importante
dans ma vie.
279
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
j’étais pour que je me sente redevable envers elle. Je me fie désormais davan-
tage à l’opinion et au jugement de ma famille et des gens en qui j’ai confiance.
J’ai appris une règle non écrite des relations sociales : mieux vaut accorder du
crédit à l’avis de ses amis et de sa famille plutôt qu’à celui d’un individu que
l’on connaît à peine. Aujourd’hui par exemple, si je venais à rencontrer une
personne susceptible de devenir mon ami ou ma petite amie, j’aurais bien
moins peur de la présenter à ma famille et à mes autres amis afin qu’ils me
fassent part de leur point de vue. Si leur réaction s’avérait favorable, je passe-
rais alors plus de temps avec cette personne et m’appliquerais à renforcer
notre amitié. En revanche, si leurs commentaires étaient négatifs, je ne cher-
cherais pas à la revoir. C’est désormais ce que je fais et, depuis, je ne suis
entouré que d’individus qui, loin de profiter de moi, m’apportent énormément.
Il est une autre règle tacite des relations sociales dont j’ai fait l’amère décou-
verte : réfléchissez-y à deux fois avant de prêter de l’argent à quelqu’un. À
l’époque où je me livrais à un combat sans merci contre l’autisme, j’avais
désespérément besoin d’avoir des amis. Si quelqu’un s’était présenté à ma
porte en affirmant que sa voiture était en panne et qu’il avait besoin de 100 €,
je lui aurais donné l’argent sans poser de questions. Aujourd’hui, je me méfie
des gens qui ont pour habitude d’emprunter de l’argent et j’ai beaucoup de
mal à en prêter sans discernement. Je pense que la règle générale qu’il
convient d’observer est que, moins on connaît la personne, moins on devrait
lui prêter d’argent. Bien sûr, on peut aussi choisir de ne pas en prêter du tout.
Néanmoins, cette question peut très vite devenir un sujet de discorde, même
entre des amis de longue date. J’ai failli gâcher une amitié de près de quinze
ans avec une femme nommée Helen à cause d’un problème d’argent. Elle m’a
demandé si j’acceptais de lui prêter 1 000 € afin de pouvoir inscrire ses trois
enfants dans une école juive. J’ai mis l’intégralité de la somme à sa disposition
et cela m’a procuré une sensation extraordinaire. Le fait qu’elle s’adresse à
moi pour me demander un si grand service m’a conforté dans l’idée que je
comptais beaucoup pour elle. Mais la joie a cédé la place à un sentiment de
trahison au moment où je lui ai demandé de me rembourser.
Les versements réguliers d’Helen n’excédaient jamais 20 €, si bien qu’il a fallu
des années avant que je ne récupère tout l’argent. Chacun des chèques qu’elle
me faisait parvenir était accompagné d’une note on ne peut plus imperson-
nelle précisant le montant du chèque ainsi que la somme qu’elle me devait
encore. J’avais le sentiment que ces petits messages avaient pour but de me
blesser, mais au moins, j’ai fini par récupérer tout mon argent. Cela m’a égale-
ment permis d’adopter une attitude plus saine et de comprendre une autre
règle non écrite liée principalement aux questions d’argent, mais aussi à tout
autre service qui peut nous être demandé : il est facile de laisser des senti-
ments tels que la compassion ou le désir de se sentir utile influencer notre
jugement.
Tout récemment, alors que j’effectuais quelques achats dans un grand maga-
sin, mon regard s’est posé sur les gens qui montaient et descendaient deux
280
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
281
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
282
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
284
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami
• Il est indispensable que l’enfant avec autisme soit conscient des dan-
gers que représentent les inconnus et sache réagir de façon adé-
quate. Utilisez des images pour l’aider à mieux comprendre.
• Si vous souhaitez, en tant que parent, enseignant ou individu avec
autisme, en savoir plus sur les moyens concrets et efficaces permet-
tant de mettre un terme aux tentatives d’intimidation, vous trouverez
des informations très utiles dans l’article «!How to Stop Bullies!»
(Quelques conseils pour contrer les tyrans et faire cesser les tenta-
tives d’intimidation), écrit par Dan Grover. Dans son article clairement
en faveur des Aspies, Dan évoque les mesures élémentaires en
matière de prévention, les divers points qui caractérisent un tyran
ainsi que sa «!personnalité!» type, les différentes étapes du harcèle-
ment (d’abord oral puis physique) et le moment à partir duquel le
personnel de l’école et/ou les parents doivent intervenir et de quelle
manière. Toute la valeur de cet article réside dans le fait que son
auteur est passé par là et sait parfaitement ce que les individus vic-
times d’intimidation endurent. Il s’agit d’un article rédigé par un Aspie
pour les Aspies et Dan donne des conseils concrets aux personnes
confrontées à cette situation.
285
Règl e7. n o 7
Les gens ne se
comportent pas
de la même manière
en privé et en public
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
N
e nous leurrons pas. Si chacun se comportait à sa guise à tout
moment, et ce quel que soit l’endroit, nous vivrions dans un
monde chaotique. Nous ne disposerions pas de structures de base
nous permettant d’accéder aux éléments indispensables à notre survie,
comme de quoi nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. La dynamique de
groupe exige un ensemble de règles qui régissent nos comportements afin
que le groupe puisse fonctionner. Qu’il soit de taille conséquente – une
communauté – ou limité à une interaction entre deux individus, tout ce que
nous disons ou faisons en présence des autres est soumis à des règles bien
précises.
La règle no 7 s’inscrit dans la continuité du chapitre précédent et est par
conséquent liée à plusieurs des idées qui y ont été présentées, à savoir, que
le comportement des gens n’est pas toujours en adéquation avec ce qu’ils
pensent ou ce qu’ils ressentent"; qu’il est tout à fait possible de ressentir
plusieurs émotions dans une situation donnée"; qu’il est souvent difficile
d’expliquer un comportement avec justesse. Elle rappelle aussi d’autres
règles déjà évoquées : se montrer poli et adopter de bonnes manières quelle
que soit la situation sociale dans laquelle on se trouve, comprendre la diffé-
rence entre honnêteté et diplomatie et garder pour soi tout commentaire
spontané.
À première vue, cette règle peut paraître tellement élémentaire, tellement
simple que les lecteurs vont probablement se demander pourquoi elle figure
dans notre liste des règles cruciales à enseigner aux enfants atteints d’au-
tisme. Effectivement, elle coule certainement de source pour les neuroty-
piques, mais pour ce qui est des enfants ou des adultes avec autisme, la
réalité est tout autre. Pour quelle raison"? Pour rappel, voici les caractéris-
tiques liées à l’autisme qui vont influer sur la capacité d’un enfant porteur
d’autisme à comprendre cette règle :
• Interprétation littérale de ce qu’il voit : puisque cette personne semble
heureuse, elle l’est forcément. Aucune référence contextuelle.
• Interprétation littérale de ce qu’il entend : cette personne a dit qu’elle
était heureuse, ce qui signifie qu’elle l’est.
• Pensée dichotomique et rigide : son cerveau ne fait référence qu’à une
situation donnée, un peu comme le moteur de recherche Google : si on
tape le mot «"heureux"», on n’aura aucune information sur le terme
«"triste"» ou quelque autre état qui s’en approche.
288
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
Temple se compare souvent à une actrice interprétant un rôle dans une pièce
de théâtre et cette analogie illustre plutôt bien la règle no 7 : les gens modi-
fient leur comportement de manière à s’adapter au lieu dans lequel ils se
trouvent. Quand Temple se retrouve seule chez elle, elle comprend qu’elle
n’est plus obligée de tenir un rôle – elle est libre de faire pratiquement ce
qu’elle veut dans les limites de son espace personnel. Elle est seule"; l’espace
est «"privé"». Mais dès qu’elle sort de chez elle ou qu’elle reçoit des gens, elle
doit à nouveau endosser un rôle car son espace est devenu «"public"».
289
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Ma seule mise en garde est de veiller à ne pas utiliser les «"règles"» de manière
trop systématique lorsqu’on veut leur enseigner la différence entre ce qui
peut être fait en privé et ce qui est acceptable en public. Seuls quelques com-
portements se rapportent vraiment toujours à la «"sphère privée"» – tout
dépend du type de relation que l’on a avec les autres membres du groupe. Les
adultes sont souvent tentés d’employer une méthode d’enseignement qui
s’appuie sur deux colonnes et qui catalogue un comportement comme étant
soit approprié en public, soit uniquement réservé à la sphère privée. Mais
cette technique n’est pas sans accentuer le mode de pensée binaire alors que
l’objectif est ici de promouvoir une pensée plus flexible et d’inciter les enfants
à accorder une plus grande attention au contexte. Ne sous-estimez surtout
pas l’importance que revêt la prise en compte du contexte au même titre que
l’utilisation des catégories, même chez les plus jeunes. Gardez les règles abso-
lues pour les quelques situations où ils pourraient se mettre en danger.
290
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
L’idée selon laquelle chaque individu a un rôle à jouer dans la grande pièce
qu’est la vie me paraît extrêmement logique. Je joue mon rôle : d’une scène à
l’autre, je l’interprète différemment. Parfois, j’apprécie énormément le rôle que
j’endosse alors qu’à d’autres moments, je me contente de le jouer, qu’il me
plaise ou non. Il en va de même pour les autres individus. Je trouve cette méta-
phore tout à fait pertinente pour ce qui est des comportements que l’on a en
public ou à l’abri des regards. Dans certaines situations, on se retrouve en com-
pagnie d’individus qu’on ne supporte pas, mais pour autant, on doit se montrer
courtois les uns envers les autres. La règle que je m’impose est de faire de mon
mieux pour me montrer toujours aimable, quelle que soit l’interaction sociale. Il
s’agit là de mon «"comportement en public"». Quand je me retrouve chez moi,
je peux fulminer contre n’importe qui autant que je le désire, traiter les autres
de tous les noms, m’agiter dans tous les sens ou encore me mettre en colère et
taper du pied. Il s’agit là d’un «"comportement privé"». Si je me comportais
comme cela en public, cela engendrerait des effets négatifs pour moi. Quand je
donne un cours ou une conférence, je m’habille de manière adéquate d’un point
de vue social. C’est mon «"image publique"». Cependant, une tenue socialement
acceptable peut très bien ne pas être purement conventionnelle"; une personne
peut être différente sans pour autant être en marge de la société. Par exemple,
quand je donne cours, je porte mes chemises western fantaisie. Cette tenue n’a
rien de conventionnel, mais elle reste acceptable. Quand je suis chez moi, je
m’habille avec des vieux vêtements usés qui n’ont rien d’élégant et je néglige
ma toilette le temps d’une journée si je ne sors pas. C’est mon «"comportement
privé"» – il n’affecte personne d’autre que moi. Voici la règle que j’ai créée pour
mon propre usage : lorsqu’on se trouve en compagnie d’un petit groupe de
personnes qui, de surcroît, s’avèrent être des amis proches, on peut se per-
mettre de se laisser aller à des discussions et des actions qui n’ont leur place
qu’en privé, ce qui n’est pas possible quand le cercle est plus large et qu’on
n’est pas étroitement lié avec les individus qui le constituent.
291
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Sean poursuit
Une fois adulte, mon souhait le plus cher était d’avoir une petite amie et j’étais
bien décidé à rencontrer quelqu’un. Alors que j’essayais de prendre mes rela-
tions sociales en main, je me rendais compte à quel point tout ceci était hors
d’atteinte. Plus je tentais de trouver ma place et d’obtenir des réponses
claires et plus les choses semblaient m’échapper. Les règles sociales non
écrites étaient partout, inscrites à l’encre invisible"; si seulement j’avais un
remède miracle pour les faire apparaître"!
Un jour, je suis revenu du centre commercial avec un visage rempli de tris-
tesse. Ma mère, qui était venue passer quelques jours chez moi, a tout de
suite remarqué que j’étais tendu et contrarié. Elle m’a demandé ce qui n’allait
pas et je lui ai répondu qu’au centre commercial, presque tout le monde était
en couple et se tenait la main.
«"Tout le monde est amoureux sauf moi"», ai-je dit avec colère.
«"Tu ne peux pas dire ça, Sean"», a répondu ma mère, calmement. «"Tu ne sais
pas ce qui se passe vraiment"».
«"Mais si, c’est vrai. Je les vois se tenir la main. J’ai sous les yeux la preuve
formelle que tous ces gens sont heureux en couple"», ai-je rétorqué. «"Je ne
crois que ce que je vois."»
«"Sean, tu ne sais pas ce qui se passe entre eux. Les gens se comportent
différemment en public"», a-t-elle ajouté.
Ma mère et moi avons beaucoup parlé de ma propension à tirer des conclusions
hâtives à propos des relations, simplement parce que je ne grattais jamais la sur-
face pour aller plus en profondeur. Mes hypothèses étaient par conséquent sys-
tématiquement erronées car je ne tenais compte que des informations que j’avais
sous les yeux. La façon dont les gens se comportaient dans les endroits publics
ne reflétait pas toujours ce qui se passait entre eux à la maison. J’entendais par-
faitement le message que ma mère souhaitait me faire passer, mais les résidus de
ma condition autistique, ainsi que ma pensée rigide, étaient encore tenaces. Plu-
tôt que de reconnaître la complexité émotionnelle inhérente aux relations
sociales, je continuais à me focaliser sur les apparences que laissait transparaître
chaque situation sociale et à tirer des conclusions dépourvues de nuances.
292
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
Temple poursuit
Mon père était un homme extrêmement imprévisible en matière d’émotions.
Je le craignais parce qu’il explosait pour des choses qui me semblaient insi-
gnifiantes, comme la taille des huîtres qu’on lui servait au restaurant. J’avais
constamment l’impression d’être à proximité d’un flacon de nitroglycérine"; je
ne savais jamais quand il allait exploser. Même s’il se mettait en colère sans
raison manifeste, il s’en tenait aux mots. L’éducation qu’il avait reçue faisait
qu’il ne lançait pas d’objets ni ne frappait personne. D’un côté, j’essayais de
comprendre quels comportements étaient acceptables ou non en public,
mais d’un autre côté, il m’embrouillait les idées par sa façon de se conduire
devant d’autres personnes qui, m’avait-on enseigné, était pourtant à proscrire
absolument. J’avais un mode de pensée assez rigide à cet âge, si bien que
lorsque j’étais en proie à ce type de conflit, cela me déroutait tellement que
mon cerveau se déconnectait, tout simplement.
Pour certains parents et enseignants, le fait de dire aux enfants que le com-
portement des gens n’est pas toujours logique peut être déconcertant. Pour-
tant, ne s’agit-il pas là d’une règle non écrite des relations sociales"? Les gens
ne sont pas toujours constants, tant dans leurs propos que dans leurs
actions, alors qu’ils sont soi-disant plus compétents en la matière. Les
enfants seront désorientés si les comportements que vous leur enseignez et
que vous souhaitez qu’ils adoptent ne vont pas de soi chez les autres. À mon
avis, même si l’on n’est pas sûr qu’il comprenne, mieux vaut dire à un enfant
avec autisme que les gens ne sont pas toujours logiques dans leur façon de
se comporter ou que leurs émotions peuvent les pousser à commettre des
erreurs. En insistant sur le manque de constance chez les autres, on prépa-
rera le terrain pour une meilleure prise en compte du point de vue d’autrui.
293
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Temple va plus loin, expliquant plus en détail le rôle endossé par les émotions
lorsqu’il s’agit de déchiffrer les comportements qu’il convient d’adopter en
public. Elle apporte ainsi des éclaircissements quant à la façon presque
inconsciente qu’ont les neurotypiques de faire preuve d’indulgence vis-à-vis
des changements d’humeur des autres et d’être capables de ne pas prendre
au pied de la lettre chacun de leurs comportements.
294
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
actif. La question est de savoir s’ils disposent des deux cerveaux et, si tel est
le cas, comment activer les deux canaux de sorte qu’ils fonctionnent main
dans la main et permettent aux individus atteints d’autisme de mieux com-
prendre le monde.
Ainsi, quand il y a confusion à propos d’un comportement qui est adopté en
public alors qu’il est censé rester à l’abri des regards, la personne atteinte
d’autisme se focalisera uniquement sur l’aspect contradictoire de la chose.
La conformité est tout ce que son cerveau réclame, mais les informations
qui lui sont fournies ne le satisfont pas. La réponse est semblable à celle
d’un ordinateur en proie à un bug : données indésirables et redémarrage de
l’ordinateur.
Les enfants ont besoin qu’on leur apprenne que les gens – qu’il s’agisse de
leurs parents, des membres de leur famille, de leurs enseignants, de la cais-
sière du supermarché ou du prêtre à l’église – peuvent être d’humeur chan-
geante d’une journée à l’autre ou en fonction des expériences vécues et que
leur humeur est souvent illogique et imprévisible. Les gens ne se
comportent pas de la même manière en public et dans le privé"; ils doivent
se plier à certaines règles de conduite à partir du moment où ils se trouvent
en compagnie d’autres personnes, même s’ils ne s’y soumettent pas systé-
matiquement.
Les individus porteurs d’autisme ont néanmoins tendance à s’en vouloir chaque fois
qu’une rencontre se passe mal, ce qui a des effets négatifs sur l’estime de soi. Ils ne
comprennent pas que parfois, l’interaction échoue à cause de l’autre personne. C’est
ce qu’on appelle le «"bagage émotionnel"» – les perceptions à la fois positives et néga-
tives de chacun qui influencent toute action, quelle que soit la situation sociale. Dans
toute relation sociale, les gens apportent avec eux leur bagage émotionnel : voici une
règle non écrite acceptée de tous, mais qui est rarement exprimée de façon précise
aux enfants avec autisme.
Il est très utile que les parents et les enseignants attirent l’attention des
enfants sur les réactions illogiques, totalement émotionnelles, que peuvent
avoir les autres. Il convient également de leur expliquer que ce type de
comportement peut parasiter une interaction sociale. Ce n’est pas toujours
à cause de la personne avec autisme que les situations sociales tournent
court"; il arrive en effet que l’autre personne soit responsable. Mais on se
focalise tellement sur l’enseignement des comportements adéquats et des
295
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Non seulement les gens ne respectent pas toujours les règles que leur impose
la société pour ce qui est des comportements à adopter en public et de ceux
qui sont censés rester à l’abri des regards, mais en plus, il est rare qu’ils expri-
ment franchement en quoi ces règles consistent et qu’ils expliquent claire-
ment leurs actions ou celles des autres. La langue écrite et la langue parlée
apportent des nuances au langage social qui dispose déjà d’une hiérarchie qui
lui est propre. Les mots choisis par les auteurs n’ont aucun sens aux yeux des
individus atteints d’autisme qui ont une compréhension littérale du langage.
Des discours officiels de nos dirigeants aux discussions décontractées en
argot entre deux amis, c’est le contexte qui définit le caractère formel du lan-
gage que nous utilisons en public. Les gens tiennent souvent un certain dis-
cours lorsqu’ils se trouvent en compagnie des autres puis changent d’avis et
se comportent tout autrement une fois seuls. Un exemple qui parlera à tout
le monde est celui de l’employé qui, en présence de son patron, se propose
spontanément pour venir en aide à ses collègues de travail, puis qui se dit
«"trop occupé"» au moment où un collègue lui demande de l’aider. Il est vrai
que les gens ne disent pas les mêmes choses quand ils sont en public et
quand ils se retrouvent tout seuls. La confusion peut être très grande, comme
l’expliquent Sean – dans les deux passages suivants – et Temple, pour clore le
chapitre.
296
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
qui circulaient me concernant allaient vite arriver aux oreilles d’un grand
nombre de collégiens et que ces derniers allaient inévitablement s’attacher à
relayer la rumeur.
Peu de temps après la rentrée, un nouveau problème propre au collège et
auquel je ne m’attendais absolument pas a fait son apparition : les attentes en
termes de résultats scolaires. Comme il fallait s’y attendre, je me suis rendu
compte dès la première leçon de français que le contenu du cours était à des
années-lumière des cours de français du primaire auxquels je m’étais assez
bien habitué. Avant, en français, on apprenait les rudiments de la langue
comme par exemple les différentes parties de la phrase, l’utilisation correcte
des verbes, le gérondif et aussi à quel moment aller à la ligne. En d’autres
termes, le français était pour moi une matière très concrète et mes résultats
étaient plutôt bons.
Et puis en classe de troisième, j’ai été confronté à un défi de taille à la fois
redoutable et insurmontable : apprendre à penser de façon abstraite, à inter-
préter le sens et déceler les intentions, à comparer et analyser divers points
de vue. Nous devions lire des nouvelles et en faire la critique en nous concen-
trant sur l’évolution du personnage, sur le point de vue, le ton et l’atmosphère
de l’ouvrage, mais aussi sur le message que l’auteur souhaitait faire passer. S’il
y avait un genre littéraire que je ne parvenais pas à comprendre, c’était bien la
nouvelle car elle regorgeait de figures indirectes et abstraites telles que les
métaphores et de nombre de subtilités qui faisaient entendre les choses sans
les dire expressément. J’aurais suivi des cours de grec à la place, le résultat
aurait été le même"; rien de tout cela n’avait de sens à mes yeux.
J’ai très vite ressenti une immense frustration et un sentiment d’échec plus
présent que jamais. Quant à mon amour-propre déjà peu convaincant, il se
désagrégeait peu à peu. Avant, même si j’étais incapable de me faire des amis,
je m’en sortais plutôt bien sur le plan scolaire. J’avais des notes oscillant entre
10 et 12. Que j’éprouve de la difficulté ou pas, je n’avais jamais eu de moyennes
catastrophiques mettant en péril mon passage dans la classe supérieure. Ces
problèmes que je rencontrais soudain en français portaient à croire que
l’échec était sur le point d’atteindre de nouveaux sommets.
Mon père voyait bien à quel point ce cours m’angoissait et il faisait tout ce
qu’il pouvait pour me faciliter les choses. «"Mais, bon sang, pourquoi les gens
ne parlent-ils pas sans équivoque"?"», lui ai-je demandé un soir avec colère et
d’un ton sarcastique. Au fil des années, il m’avait toujours encouragé à m’ex-
primer sans détour afin que nous puissions aller à l’essentiel et résoudre les
problèmes de façon plus efficace.
Mais je ne comprenais toujours pas. Pourquoi nos actes et nos propos dépen-
daient-ils de la relation sociale ou du contexte social dans lequel nous nous
trouvions"? Ces frontières sociales, véritables barrières, nous dictent nos
paroles et nos conduites, que nous soyons à l’intérieur ou à l’extérieur de
l’enceinte. Il allait s’écouler plusieurs années durant lesquelles j’allais m’en
297
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Il faut toute une vie pour apprendre les règles des relations sociales. On peut
très bien se trouver «"dans l’enceinte"» et être malgré tout en proie à la confu-
sion la plus totale, ou faire des erreurs. Sean nous fait part d’un cas où une
mauvaise décision l’a projeté à «"l’extérieur"».
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7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
300
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
Là encore, je pense qu’il est essentiel, par le biais des interactions sociales
ou de toute autre occasion, d’enseigner et de renforcer le concept selon
lequel ce que donnent à voir deux personnes qui, par exemple, se tiennent la
main au cinéma, n’est pas forcément représentatif de la vraie nature de leur
relation une fois à la maison. J’ai déjà eu l’occasion de le dire et je le répèterai
encore s’il le faut : mieux vaut être seul que mal accompagné.
301
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Il est utile que les adultes se rendent compte que certains individus atteints
d’autisme n’auront probablement jamais accès à une compréhension intuitive
du langage social ou même des comportements sociaux. Il y a peu de chances
qu’ils adoptent un jour une approche des comportements appropriés ou non
en public qui soit fondée sur le bon sens. Si l’enfant est en mesure d’établir
des liens affectifs, cela deviendra sans doute une seconde nature pour lui
avec un peu d’entraînement car par sa nature, ses émotions sont étroitement
liées à ses pensées et à ses sentiments. Mais pour celui dont le mode de pen-
sée est semblable au mien, tout se résumera à un casse-tête logique dont il
pourra venir à bout sans avoir à établir de lien émotionnel direct. Cela ne veut
pas dire que nous ne ressentions pas d’émotions. C’est seulement qu’elles ne
sont pas directement liées à l’interaction et demeurent un élément distinct.
Pour nous, le fait de savoir faire la distinction entre les comportements à
adopter et à proscrire en public ou de comprendre que les comportements
des gens ne sont pas toujours en phase avec leurs émotions est une immense
expérience sociale qui va nous permettre d’ajouter des informations sur
notre disque dur et de mieux nous en sortir. Ce n’est pas une mauvaise chose";
il s’agit juste d’une approche différente pour aborder les relations sociales et
comprendre comment réussir à les gérer. Les personnes très sociables n’ac-
cordent pas – et ce de manière instinctive – autant d’importance à ce mode
de fonctionnement et avec un peu de chance et une meilleure connaissance
de notre mode de pensée, ces jugements disparaîtront.
304
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public
305
Règl e8. n o 8
Il faut apprendre
à détecter quand
on importune les gens
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Q
uand nous nous trouvons en compagnie d’autres personnes, il
arrive très souvent que nous disions ou fassions quelque chose qui
met l’une d’elles mal à l’aise. Alors que George nous fait savoir à
quel point il a aimé ce film, nous répliquons le plus naturellement du monde
que vraiment, nous n’avons jamais rien vu d’aussi épouvantable. Et puis il y a
notre amie Lucie à qui nous n’en finissons pas de raconter les derniers rebon-
dissements de Plus belle la vie alors qu’elle est loin de se passionner pour les
séries télévisées. Mais certaines maladresses sociales sont un peu plus
lourdes de conséquences : au cours d’un entretien d’embauche, nous tentons,
pendant cinq bonnes minutes, de convaincre notre employeur potentiel, qui
s’avère être un homme, que les femmes sont plus à même de diriger une
entreprise. Ou encore, alors que nous sommes au beau milieu d’une réunion,
nous nous élevons contre la suggestion d’un collègue à grand renfort de
termes peu élogieux.
Les neurotypiques préfèrent en rire, considérant que les personnes qui se
comportent ainsi ne savent pas vraiment ce qu’elles disent, un peu comme
ceux qui «"mettent les pieds dans le plat"» par inadvertance et disent des
choses qui agacent la personne partageant leur vie. Cependant, les neuroty-
piques ont un sixième sens quand ça leur arrive. En plus d’analyser le faux pas,
ils se font une opinion quant à son importance au regard de l’interaction
sociale dans son ensemble. Ceux qui sont un peu moins «"dans le brouillard"»
savent aussi reconnaître les signes non verbaux permettant de comprendre
que quelque chose est allé de travers dans l’interaction sociale. Le langage du
corps, un changement dans le timbre de la voix ou encore un silence de mort
suffisent à indiquer que nous sommes allés trop loin et qu’il est dans notre
intérêt d’arranger les choses au plus vite.
L’enfant ou l’adulte porteur d’autisme qui a beaucoup de mal à prendre en
compte le point de vue d’autrui et dont le mode de pensée est rigide n’a pas
accès à l’univers de la communication non verbale. Très souvent, les per-
sonnes de son entourage se montrent conciliantes vis-à-vis de ses gaffes
– il est tellement évident qu’il fournit des efforts pour entrer en relation
avec les autres. Mais pour ce qui est de tous ces enfants qui «"semblent"»
normaux, mais qui sont pourtant en proie à des difficultés liées aux troubles
du spectre de l’autisme, comme la difficulté à tenir compte du point de vue
d’autrui ou la pensée rigide (nous faisons ici allusion aux enfants, adoles-
cents et adultes atteints d’autisme de haut niveau), les gens réagissent dif-
féremment. Ils ne tardent pas à se faire une opinion négative quand ces
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8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
individus «"dérapent"» et, qui plus est, ils peinent à comprendre à quel point
la condition autistique peut altérer la capacité à traiter l’information sociale
et à y réagir de manière adéquate. Et quand les individus atteints d’autisme
font des choses qui les dérangent, cette impression négative reste ancrée
dans leur tête et n’est pas sans les influencer s’ils ont à nouveau l’occasion
de se rencontrer.
Il s’agit là d’une règle non écrite des relations sociales : la plupart des gens
s’empressent de nous faire savoir que notre comportement n’est pas des
plus appropriés, mais pour ce qui est de nous féliciter quand nous nous
conduisons de façon irréprochable, la ferveur n’est plus la même. Plusieurs
raisons psychologiques peuvent expliquer cela, comme la jalousie, une faible
estime de soi ou le fait qu’on ne leur ait appris que ce mode d’interaction.
Même si notre attitude s’avère parfaite dans 95 % des cas, les gens se focali-
seront sur les cinq choses que nous n’avons pas faites correctement – et avec
un enthousiasme particulier s’ils sont directement concernés. Ceci est vrai
pour les relations personnelles, mais aussi professionnelles et même si tout
le monde n’agit pas de la sorte, c’est malgré tout un comportement très
répandu.
Nous avons choisi d’intégrer la règle no 8 – Il faut apprendre à détecter quand
on importune les gens – pour deux raisons :
• Pour attirer l’attention sur ce trait généralisé, mais loin d’être positif d’un
vaste ensemble du genre humain selon lequel on n’a pas droit à l’erreur.
• Pour attirer l’attention sur le fait que plus on vieillit, moins on nous couvre
d’éloges pour nos comportements appropriés.
Notre vie est inconsciemment régie par la règle sociale selon laquelle il faut
agir correctement. Cela donne plus ou moins le ton quant à la façon dont nous
devons nous comporter avec les autres, aux mots que nous décidons d’utili-
ser ou de garder pour nous, aux décisions que nous prenons pour nous, mais
aussi pour notre famille. Apprendre ce en quoi «"bien faire"» consiste fait
partie intégrante de notre vie et nous devons accepter qu’il s’agisse d’un pro-
cessus et non d’une fin en soi.
Enfants, nous recevons beaucoup de compliments pour nos efforts, que ce
soit sous forme de remarques positives, de nouveaux jouets, de sorties dans
des endroits qu’on affectionne tout particulièrement, de glaces, de gâteaux
ou de toute autre «"récompense"». Ce sont nos parents, nos grands-parents,
les autres membres de notre famille, nos enseignants et nos voisins qui nous
offrent ces récompenses. Mais à mesure que nous grandissons, elles se font
de plus en plus rares. Dès l’enseignement secondaire, nous devons faire face
à une autre de ces règles non écrites qui régissent les relations que nous
entretenons avec autrui : les adolescents et les adultes sont censés «!en
savoir plus sur telle ou telle question!», ce qui revient à dire qu’une fois que
nous ne sommes plus enfants, les adultes s’attendent à ce que nous ayons
appris les règles sociales qui gouvernent la dynamique de groupe. Le fait de
309
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
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8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
tel ou tel sujet : «"Temple, ça suffit"! Change de sujet à présent."» Mes amis
me disaient par exemple : «"Temple, arrête de parler de ces affiches ridi-
cules"!"» Mes camarades de classe étaient très directs eux aussi, mais
beaucoup moins sympathiques dans leurs propos. Ils me traitaient de tous
les noms. Quand j’étais en CE2 et en CM1, je parlais énormément et posais
beaucoup de questions – bien trop de questions – sur à peu près tout et
n’importe quoi, pas nécessairement sur un sujet qui me tenait à cœur. Cela
m’a valu le surnom de «"Moulin à paroles"» et tout le monde s’en donnait à
cœur joie. Je demandais constamment aux autres enfants quel était leur
jeu préféré. C’était un outil dont je me servais pour amorcer la discussion.
Mais parce que ma pensée était encore loin d’être flexible, il y avait peu de
données sur mon disque dur si bien que je posais sans cesse les mêmes
questions. Cela exaspérait tout le monde sauf moi et mon grand-père.
C’était un ingénieur discret et timide qui appréciait mes questions. Je lui
demandais pourquoi le ciel était bleu ou à quoi étaient dues les marées et
il prenait toujours le temps de m’expliquer, patiemment. Il aimait discuter
de choses factuelles.
Les jeunes enfants ont une tendance naturelle à poser des questions. Mais
pour nombre d’enfants atteints d’un trouble du spectre autistique, il s’agit
d’une envie irrépressible, d’un besoin physique obsessionnel compulsif. Il
est bon de leur faire vivre diverses expériences de sorte qu’ils puissent
parler de différentes choses et insupportent moins leurs pairs. Une autre
idée est d’établir des règles quant aux sujets évoqués. Dans ce cas, la
logique de l’individu autiste axée sur les règles représentera un précieux
allié. Il peut être utile d’instaurer la règle selon laquelle «"une histoire ne
peut être racontée qu’une fois ou deux à la même personne"», mais souve-
nez-vous que pour les enfants qui n’ont que peu d’informations à leur
disposition, cette règle peut générer une anxiété considérable. S’il leur est
impossible de parler de leur sujet de prédilection, que leur reste-t-il"? Vous
devez vous assurer que l’enfant peut s’exprimer sur un nombre suffisant
de sujets avant d’établir cette règle.
Au collège et au lycée, mes auxiliaires de vie scolaire étaient eux aussi très
directs avec moi chaque fois que je m’éternisais sur un sujet de conversation.
Le jour où je n’en finissais plus de parler de la baraque de foire que j’avais vue
à la fête foraine, le directeur m’a dit : «"Temple, tu ennuies les autres à mourir.
C’est bien de parler de la baraque de foire une fois ou deux, mais au bout de
dix ou quinze fois, personne n’a plus envie de t’écouter."» J’avais vraiment
besoin d’entendre cela, surtout de manière si directe.
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8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
Il y a une nuance subtile concernant les deux règles que je viens d’évoquer
sur le fait de monopoliser la conversation avec un sujet qui nous tient parti-
culièrement à cœur. C’est d’ailleurs une règle sociale à elle toute seule : il n’y
a rien de gênant à ce que les membres d’un groupe parlent longuement
d’un sujet en particulier à partir du moment où le sujet en question inté-
resse la majorité des personnes prenant part à la conversation. C’est une
pratique courante dans toute interaction sociale normale. Les adolescentes
passent le plus clair de leur temps à discuter de coiffure et de maquillage ou
à parler des garçons de leur classe. Les garçons, quant à eux, et ce quel que
soit leur âge, ne parlent que de sport. Dans une conversation à deux, chacun
doit s’assurer de l’intérêt de l’autre pour ses propos. Mais à partir du
moment où trois personnes ou plus y participent, il n’est pas indispensable
que tout le monde porte le même intérêt au sujet évoqué pour que la dis-
cussion se poursuive. Je me souviens d’un soir où je dînais avec des délé-
gués pharmaceutiques. Ils ont parlé de sport pendant trois heures, mais leur
conversation était vide car à aucun moment ils n’ont analysé le match ou
discuté des joueurs ou de la stratégie adoptée par l’entraîneur. J’étais assise
là, telle une sociologue en train d’étudier leur comportement étant donné
qu’à mes yeux, la discussion n’avait absolument aucun intérêt. Cela m’a vrai-
ment exaspérée mais étant donné qu’ils prenaient tous plaisir à échanger
sur le sujet, mon avis importait peu. L’axiome selon lequel «!la majorité
l’emporte!» se vérifie dans la plupart des interactions sociales, surtout
en matière de conversation.
313
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
par changer de sujet et parler de mes recherches après avoir fait quelques
observations sur l’activité professionnelle.
La plupart des individus porteurs d’autisme aiment que les autres sachent à
quel point ils sont intelligents. Et puis ils ont une telle envie d’entrer en inte-
raction avec autrui que d’après eux, s’ils étalent leurs connaissances, cela
plaira aux autres et facilitera l’interaction. Mais il n’en est rien. D’ailleurs,
lorsqu’une personne n’en finit pas de parler, on dit d’elle qu’elle est atteinte de
«"diarrhée verbale"». Il s’agit là d’une métaphore certes écœurante, mais qu’il
est bon de garder à l’esprit (surtout pour les penseurs visuels). Cela montre
bien ce que les gens ressentent quand vous parlez sans discontinuer d’un
sujet qui n’intéresse personne d’autre que vous.
Comme pour les autres habiletés, il faut un certain temps pour maîtriser l’art
de la communication lors d’une conversation sociale. C’est un processus gra-
duel qui se développe avec l’âge ainsi qu’avec notre capacité d’analyse de la
réalité qui nous entoure. Il est nécessaire d’endosser en tout temps l’uniforme
de détective social afin de faire le point sur la situation, de prêter attention à
ce que les autres disent – ou ne disent pas – et d’observer ce qui, dans vos
comportements, exaspère les gens. Charge à vous ensuite d’en tirer des
leçons.
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8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
J’en ai commis des erreurs dans ma vie et lorsque je m’aperçois que j’ai fait
ou dit quelque chose d’inapproprié, je présente immédiatement mes excuses.
Quand j’en arrive à exaspérer quelqu’un, il m’appartient d’essayer de régler la
situation. Voici une autre règle non écrite des relations sociales : si l’on sou-
haite que les choses s’arrangent au plus vite, mieux vaut présenter des
excuses immédiatement après avoir commis un impair que tenter d’étouf-
fer l’affaire ou nier qu’on a dérapé. Il est plus judicieux d’admettre son
erreur, de demander pardon et de tourner la page, surtout lorsque l’erreur
qu’on a commise concerne le savoir-vivre et les bonnes manières. Habituelle-
ment, les gens sont assez indulgents car tout le monde peut être amené à
faire ce genre d’erreur.
En ce qui me concerne, il m’a fallu des années d’entraînement avant de me
sentir à l’aise dans mes interactions avec autrui et d’être en mesure de tenir
une conversation sans insupporter mes interlocuteurs par mes propos et mes
comportements. J’ai encore beaucoup à apprendre et il en va de même pour
d’autres Aspies que je connais. Très récemment, j’ai croisé l’une de mes amies
qui se trouve être à la tête d’un groupe d’électronique. Elle m’a expliqué
qu’elle en apprend tous les jours sur la relation à l’autre et les divers signes
permettant de voir quand elle irrite la personne qui se trouve en face d’elle ou
quand, au contraire, cette dernière se montre vivement intéressée par ses
propos. Certains adultes porteurs d’autisme sont en quête d’une solution
miracle qui leur permette de comprendre tout cela, mais il n’en existe aucune.
C’est dans l’apprentissage permanent que réside la clé.
Comme l’a mentionné Temple, les individus avec autisme sont souvent dési-
reux de partager avec les autres leurs connaissances et leurs compétences
sur un sujet bien spécifique. Pour certains, il s’agit d’une contrainte physique
ou d’une forte motivation interne. D’autres ne connaissent que ce moyen pour
engager la conversation. Quant aux enfants et aux jeunes adultes atteints
d’autisme et capables d’établir des liens affectifs, ce comportement favorise
l’estime de soi et permet de recevoir quelques compliments au milieu de
cette négativité constante que nous nous infligeons ou que les autres nous
font ressentir.
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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
316
8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
autres que moi avaient déjà observé les anneaux de Saturne avec un téles-
cope"? Qu’il s’agisse des étoiles du jazz ou bien des corps célestes, j’en parlais
autour de moi car je voulais impressionner les autres et avoir enfin l’impres-
sion d’être quelqu’un.
À l’époque, j’étais tellement occupé à essayer de combler le vide existentiel
face auquel je me trouvais que je passais à côté des indices du désintérêt de
mon auditoire pour mes propos et de cette règle non écrite : les gens n’ap-
précient pas qu’on les mette dans une situation inconfortable sans qu’ils y
consentent. Je ne me rendais pas compte que mes paroles ou mes actes
exaspéraient les autres. Tant qu’ils semblaient m’écouter ou qu’ils me regar-
daient de temps à autre, je partais du principe qu’ils étaient intéressés"! Je
sais maintenant que dans des situations sociales comme celle que j’ai décrite
plus haut, les gens faisaient simplement preuve de politesse. En énumérant
des noms de musiciens pour le moins obscurs au restaurant, je ne leur ai pas
laissé d’autre choix que celui de m’écouter"; tout autre comportement de leur
part aurait été impoli et socialement inacceptable.
J’ai mis quelques années à comprendre une règle tacite que les neuroty-
piques apprennent pendant la petite enfance : tout le monde ne s’intéresse
pas aux mêmes sujets!; ce qui fascine un individu peut s’avérer d’un ennui
mortel pour quelqu’un d’autre. Les personnes assises à notre table au res-
taurant ne savaient rien de l’histoire des musiciens de jazz dont je leur parlais
non pas parce qu’il leur était impossible de la connaître, mais, pour faire court,
parce qu’ils s’en moquaient éperdument. Il en allait de même pour les fré-
quences radio dont je parlais sans cesse à qui voulait bien m’écouter, ainsi que
pour les codes postaux et autres informations que j’avais apprises par cœur
et qui étaient au centre de mes discussions. Il ne s’agissait pas d’un manque
d’intelligence de leur part, mais bien d’un manque d’intérêt.
Pour qu’une interaction sociale fonctionne, il est essentiel de savoir détecter
si nos interlocuteurs en ont par-dessus la tête de nous écouter parler. On a
beau se préparer et bien s’entraîner, si l’on n’est pas au fait de tout ce qui peut
détruire une relation quelle qu’elle soit, on se retrouvera comme une baleine
échouée sur le rivage, incapable de regagner l’océan. S’il est dans votre inten-
tion d’attirer les autres plutôt que de les rebuter, voici quelques conseils qui
vont vous permettre de mieux communiquer avec autrui. Il faut, d’après moi :
• Avoir plusieurs centres d’intérêt. Plus vous en aurez et plus il vous sera
facile de trouver des gens avec lesquels vous aurez des points communs.
J’ai bien peur que peu d’adolescents (ou de personnes de moins de
quatre-vingt-quinze ans) se passionnent pour la biographie de Freddie
Keppard et en parlent avec emphase.
• Poser des questions. Car s’il y a une chose que les gens aiment faire, c’est
parler d’eux d