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Pourquoi jouer

avec les enfants


du quartier alors
que je voudrais
compter les grains
de sable ?

AUTISME :
DÉCODER LES MYSTÈRES
DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
TEMPLE GRANDIN ET SEAN BARRON

Pourquoi jouer
avec les enfants
du quartier alors
que je voudrais
compter les grains
de sable ?

AUTISME :
DÉCODER LES MYSTÈRES
DE LA VIE EN SOCIÉTÉ
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Françoise Forin-Mateos
© 2016 Dr. Temple Grandin & Sean Barron
Unwritten Rules of Social Relationships. Decoding Social Mysteries Through Autism's Unique Perspectives.
 
 
All rights reserved.
Permission for this edition was arranged through Future Horizons.
 
 
 
 
 
© Photo de Temple Grandin en couverture : Rosalie Winard

Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés


dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web! :
www.deboecksuperieur.com

© De Boeck Supérieur s.a., 2019


Rue du Bosquet 7, B-1348 Louvain-la-Neuve

Pour la traduction en langue française

Tous droits réservés pour tous pays.


Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie)
partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stockerdans une banque de données
ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

Dépôt légal!:
Bibliothèque Nationale, Paris!: février 2019
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles!: 2019/13647/018 ISBN 978-2-8073-2368-1
Ce livre est non seulement dédié
aux individus porteurs d’autisme qui s’efforcent,
jour après jour, de comprendre
qui ils sont et de quoi est fait le monde
dans lequel ils évoluent, mais aussi aux parents, professeurs
et professionnels de santé qui les aident dans ce sens.
Temple Grandin
 
 
*
 
 
Je dédie ce livre à Ron, Judy et Megan Barron,
ces êtres exceptionnels que sont mon père, ma mère et ma sœur.
Sean Barron
Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

PARTIE 1
DEUX PERSPECTIVES
SUR LA « PENSÉE SOCIALE »
C HAP ITRE 1   : Mon travail, c’est toute ma vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

C HAP ITRE 2 : Un regard différent sur la façon d’appréhender


autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

PARTIE 2
DEUX ESPRITS : DEUX PARCOURS

COMMENT LA PENSÉE AUTISTIQUE AFFECTE


LA COMPRÉHENSION SOCIALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

INTERLUDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137

PARTIE 3
LES DIX RÈGLES NON ÉCRITES DES RELATIONS
SOCIALES
R ÈGLE N o   1 : Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction
de la situation et des personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

R ÈGLE N o   2 : Tous les éléments n’ont pas la même importance


si l’on considère le tableau dans son ensemble . . . . . . . . . 169

R ÈGLE N o   3 : L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas


nous pourrir la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

R ÈGLE N o   4 : L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts


différents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

R ÈGLE N o   5 : La politesse est de mise en toutes circonstances . . . . . . . 235

R ÈGLE N o   6 : Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous
qu’il est notre ami . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

R ÈGLE N o   7 : Les gens ne se comportent pas de la même manière


en privé et en public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287

R ÈGLE N o   8 : Il faut apprendre à détecter quand on importune


les gens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307

R ÈGLE N o   9 : Il nous est difficile de nous intégrer, mais le tout


est de faire illusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 331

R ÈGLE N o   10 : Chacun est responsable de ses actes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355

Épilogue de Temple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391

Épilogue de Sean . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393

Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395

Références bibliographiques pour aller plus loin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397

8
Introduction

C
odes sociaux : Recommandations, normes, exigences, attentes, cou-
tumes et lois, écrites et non écrites, exprimées ou inexprimées qui
reflètent les attitudes, les valeurs, les préjugés et les peurs d’une
société, et déterminent les rôles que nous endossons et les mesures que
nous prenons, lors de nos interactions avec autrui, qu’il s’agisse d’individus ou
de groupes.

REMERCIEMENTS DES PREMIÈRE


ET DEUXIÈME ÉDITIONS

Nous tenons à remercier Veronica Zysk pour ses précieux conseils et le travail
acharné qu’elle a fourni afin que ce projet puisse aboutir. Nous remercions
également Wayne Gilpin, président de la maison d’édition Future Horizons Inc.
lors de la première édition de cet ouvrage, qui est à l’origine de ce livre. Nous
lui sommes reconnaissants d’avoir fait preuve de tant de clairvoyance et de
nous avoir permis d’intégrer la famille de Future Horizons Inc. Bien que
Wayne ne soit plus de ce monde, il nous tient à cœur de perpétuer son com-
bat  : permettre aux gens de mieux appréhender l’autisme et le Syndrome
d’Asperger, mais également les difficultés auxquelles sont confrontés les
individus qui en sont porteurs, ainsi que leurs victoires. Comme Wayne disait
souvent : « Gardez le sourire ! »

NOTE AUX LECTEURS

Trois personnes ont apporté leur contribution à la version finale du livre. Les
passages rédigés par Temple et Sean sont identifiés par leur nom au fil des
chapitres. C’est à Veronica Zysk que nous devons le reste du texte qu’elle a
créé en notre nom, avec notre aide. C’était un vrai travail d’équipe.
Nous croyons en l’utilisation d’un langage axé sur la personne plutôt que sur
la déficience, c’est pourquoi nous avons fait le choix d’intégrer ce style dans
le livre. Cependant, il est des passages où nous avons jugé qu’il était lourd ou

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

superflu de recourir à ce type de langage et le lecteur remarquera que nous


avons employé le terme «"autiste"». Loin de nous l’intention de nous montrer
irrespectueux.
Nous avons également décidé d’utiliser principalement le genre masculin plu-
tôt qu’«"il/elle"» ou encore «"lui/elle"». Le terme «"enseignant"» fait ici réfé-
rence à quiconque accompagne ou a une influence sur les personnes avec
autisme. Il ne se limite en aucun cas au système éducatif scolaire ou universi-
taire  ; professionnels et parents sont tous nos professeurs également. Les
idées présentées dans ce livre, sauf mention contraire, s’appliquent aussi bien
aux filles qu’aux garçons.
Pour finir, en raison de la structure du livre, plusieurs «"voix"» se mêlent dans
chacun des chapitres. Certes, les deux premiers chapitres sont rédigés à la
première personne étant donné que nous avons chacun écrit le nôtre, mais
pour ce qui est du reste de l’ouvrage, il fait état de nos réflexions et de nos
idées communes. C’est pour cette raison que nous avons opté pour la troi-
sième personne quand nous le jugions nécessaire.

NOTE AUX LECTEURS DE LA SECONDE ÉDITION

Le contenu et l’organisation de cette seconde édition restent globalement


inchangés, à deux exceptions près :
1) Temple et Sean ont ajouté certains éléments liés aux changements d’ordre
perceptif qu’ils ont vécus au cours de ces douze dernières années, depuis la
parution de la première édition en 20051. L’intégralité du nouveau contenu a
été incorporée au texte publié dans la première édition de cet ouvrage.
 
2) De l’avis de certains lecteurs, il aurait été judicieux que notre réviseur omette
toute répétition de faits évoqués auparavant dans le livre. Nous avons refusé
pour deux raisons : tout d’abord, nous partons du principe que tout le monde
ne lit pas nécessairement un livre d’un seul trait, du début à la fin. C’est d’ailleurs
rarement le cas. Ensuite, il peut s’avérer utile de répéter les choses afin que les
individus avec autisme, qui traitent l’information à leur manière, « entendent »
et comprennent tout ce qui, selon nous, revêt une importance réelle.
Lorsque notre éditeur, Wayne Gilpin, nous a soumis l’idée d’écrire ensemble
un livre sur les règles non écrites des interactions sociales, nous avons été
séduits malgré une certaine appréhension. «"Il est utile"», a-t-il affirmé, «"de
partager avec la communauté des autistes les années collectives de sagesse
de deux individus brillants et à l’aise au contact des autres, qui se sont battus
contre l’autisme et ont su dépasser les problèmes que cette condition génère.

1. 2014 pour l'édition francophone (De Boeck Supérieur) [N.d.E]

10
Introduction

Vous avez tous deux une connaissance et une expérience approfondies en


matière de fonctionnement social et nous sommes désireux de savoir com-
ment vous êtes parvenus à vous métamorphoser en êtres sociaux"».
D’un point de vue logique et intellectuel, nous étions tous les deux d’accord
avec les arguments de Wayne. Il est vrai que l’idée d’aider les neurotypiques à
mieux comprendre les personnes atteintes de troubles du spectre autistique,
en mettant particulièrement l’accent sur notre façon de penser et son impact
sur notre relation à l’autre, nous paraissait fabuleuse. Nous étions à même de
réfléchir aux leçons et autres expériences délicates qui avaient contribué à
notre compréhension du monde social. En outre, rédiger un tel livre était
d’autant plus tentant que c’était une façon pour nous d’enrichir le monde en
laissant derrière nous une trace de nos réflexions sur un sujet omniprésent
dans l’esprit des parents, des enseignants, des «"aidants"» et des personnes
porteuses d’autisme.
À l’époque où nous avons accepté d’écrire ce livre, nous étions à mille lieues
d’imaginer à quel point il serait le reflet de notre propre quête de compréhen-
sion sociale.
Même si la tâche qui nous incombait était on ne peut plus claire, il s’avérait
difficile de traduire des idées en actions. Plus nous réfléchissions au contenu
du livre et moins nous savions quelle direction emprunter. Il suffisait que nous
évoquions une règle non écrite pour qu’une multitude d’exceptions appa-
raissent sans tarder. Nous étions alors en proie à une anxiété et un décourage-
ment grandissants. En effet, le projet s’apparentait de plus en plus à une
gigantesque métaphore du parcours qui nous avait menés, de l’enfance à l’âge
adulte, à une bonne maîtrise des codes sociaux. Ces derniers, ainsi que l’expo-
sition au monde social, ne posent aucun problème au début par leur clarté et
leur simplicité  : enfants, on nous enseigne qu’il ne faut pas parler la bouche
pleine ou qu’il faut lever la main en classe avant de prendre la parole. Il s’agissait
de règles concrètes, qui définissaient la façon dont nous devions nous compor-
ter. Et il était relativement facile de savoir si nous les respections ou non. Telle
était également l’idée de départ de ce livre  : parler de certaines règles non
écrites apprises en cours de route. Cependant, Cependant, à mesure que l’on
s’immerge dans des situations sociales et que la quête de la compréhension
sociale s’intensifie, ces règles s’entremêlent et deviennent complexes. L’inter-
prétation de ce qu’il convient de faire ou de dire n’en est alors que plus subtile
et les règles deviennent vite équivoques. Plus nous échangions à propos du
livre, plus nous sombrions dans un royaume aux limites floues où les exceptions
étaient plus nombreuses que les règles. Chaque pas en avant entraînait un
amenuisement de notre faculté de comprendre.
Fort heureusement, un guide nous est apparu sous les traits de notre éditrice,
Veronica Zysk, et nous nous sommes tous deux vu remettre un flambeau qui
a illuminé notre chemin. De nombreuses discussions nous ont enfin permis de
structurer nos pensées et d’organiser les idées que nous souhaitions exprimer

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

dans notre œuvre. Il est vite devenu évident que le concept initial de notre
livre, à savoir évoquer la myriade de règles non écrites parfois mystérieuses
des interactions sociales, était d’une telle ampleur qu’aucun de nous ne savait
ni par où commencer ni comment achever le projet. Il s’agissait là d’une entre-
prise titanesque en termes de fonctionnement exécutif et il convient d’ad-
mettre que ce n’est pas le point fort de la majorité des personnes avec
autisme. Dès lors que notre éditrice a ébauché l’idée on ne peut plus logique
de décomposer le travail en petites étapes plus faciles à gérer, d’immenses
icebergs d’anxiété et de stress se sont mis à dégeler.
 
Mais surtout, alors que nous nous remémorions la manière dont notre prise de
conscience d’autrui s’était révélée au fil des ans, notre éditrice a commencé à
souligner plusieurs bulles de pensée communes remontées à la surface de
notre conscience. Pour notre cerveau jusqu’alors habitué à la quête du détail,
de plus vastes concepts ont peu à peu pris sens. Certains codes sociaux spé-
cifiques, plus insignifiants, sont soudain tombés sous l’égide de catégories plus
vastes qui décrivaient les comportements sociaux. Le caractère primordial de
l’ensemble de ces règles non écrites était à la fois intéressant et instructif pour
nous, en ce sens qu’elles étaient applicables quels que soient les situations et
les domaines, à la maison aussi bien qu’à l’école et au sein de la communauté,
dans toutes les tranches d’âge et dans toutes les cultures. Elles ont fini par se
fondre pour donner lieu aux dix règles non écrites que vous trouverez dans cet
ouvrage. La singularité de la pensée autistique consistant à capturer les détails
sans percevoir la globalité nous est apparue plus que jamais évidente lorsque
nous nous sommes mis à rédiger ce livre.
Dès les premiers mois, alors que nous étions en proie au découragement,
Sean a résumé de manière concise les difficultés que nous éprouvions à
recenser les règles non écrites des relations sociales  : «"Il y a d’un côté le
monde des neurotypiques et de l’autre, le monde de la personne porteuse
d’autisme. Notre vision et notre compréhension du monde n’ont rien à voir
avec votre processus de réflexion et pourtant on nous demande de nous
conformer à vos règles. Pour vous, la compréhension des situations sociales
est innée, ce qui n’est pas le cas pour nous. Lorsque vous me demandez de
recenser les codes sociaux non écrits qui nous aident à établir des relations
ou au contraire constituent un obstacle dans ce sens, c’est un peu comme si
vous souhaitiez que j’écrive un livre sur les codes non écrits des Français. Je
ne suis pas français"; je n’ai jamais baigné dans cette culture et je ne connais
pas leurs codes. La même logique s’impose ici."»
La vie sait pallier les manques et une fois le livre achevé, nous avons bouclé la
boucle et réalisé qu’effectivement nous avions tous deux une connaissance
plus riche et plus complète des règles non écrites des interactions sociales
que lorsque nous étions plus jeunes. Toutes les choses que nous avions à dire
allaient immanquablement apporter un éclairage nouveau sur la façon de tra-
vailler avec les personnes atteintes de troubles du spectre autistique. Mais

12
Introduction

notre plus grande découverte aura sans nul doute été la nette différence
entre les chemins qui nous ont menés l’un et l’autre à cette compréhension
des situations sociales.
Il est évident que nous avons chacun emprunté un
parcours différent vers la compréhension
sociale et que la vision que nous avons du Il existe
monde aujourd’hui est teintée par une pers- plusieurs chemins
pective sociale différente. Manifestement, permettant d’accéder
il existe plusieurs chemins permettant à la prise de conscience
d’accéder à la prise de conscience d’au- d’autrui, de rejoindre
trui, de rejoindre le monde"; il y a autant le monde ; il y a autant
de voyages possibles que de personnes de voyages possibles
porteuses d’autisme. Mais les informa- que de personnes
tions hors contexte n’ont que peu de porteuses d’autisme.
valeur, c’est pourquoi nous avons décidé de
commencer ce livre en racontant notre propre
histoire, à la fois pour préparer le terrain en vue
des remarques que nous ferions plus tard à propos des dix règles non écrites,
mais aussi pour illustrer les contextes bien distincts dans lesquels nous avons
grandi et la façon différente dont notre cerveau traite l’information et l’expé-
rience qui nous est propre.
Il serait utile que les parents et les enseignants désireux d’apprendre les
«"compétences sociales"» aux enfants avec autisme prennent connaissance
de notre expérience sociale respective car s’en inspirer peut être un bon point
de départ. En plus d’apporter des éclaircissements sur le mode de pensée et
d’apprentissage de l’enfant autiste, nous évoquons tout ce qui contribue de
manière innée à la qualité et à la nature de sa prise de conscience d’autrui. Si
l’on considère les enfants appartenant à une première catégorie, que nous
appellerons A, leur sentiment d’appartenance au monde, leur bonheur seront
sans doute systématiquement conditionnés par un fonctionnement analy-
tique et logique. Ils sont davantage axés sur des activités intellectuelles que
sur ce qui touche aux émotions. La plupart de ces enfants sont doués d’une
grande intelligence et peuvent facilement se plonger de manière obsession-
nelle dans des activités ou autres apprentissages sans plus prêter la moindre
attention au monde qui les entoure. Pour eux, véritables «"petits scienti-
fiques"» du continuum, données et chiffres, problèmes et schémas, repré-
sentent le rêve absolu. La conscience de soi et le sentiment d’appartenance à
une communauté sont étroitement liés à ce qu’ils font plutôt qu’à ce qu’ils
ressentent. Ils sont amis avec des personnes qui partagent les mêmes intérêts
qu’eux. Concentrons-nous à présent sur les enfants appartenant à une seconde
catégorie, que nous appellerons B. Contrairement aux premiers, ils ressentent
les émotions dès le début et sont capables de les exprimer, même si, dans un
premier temps, ils ne le font pas de manière appropriée. C’est à travers elles
qu’ils manifestent leurs besoins et leurs désirs. Grâce à leur soif de contact

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

socio-émotionnel, ils se font une idée du monde dans lequel ils évoluent et la
seule perte de synchronisation avec cet univers les affecte au plus haut point.
Ils sont animés par les émotions et sont très démonstratifs sur le plan affectif.
Ces enfants-là ont une réelle envie d’avoir des amis, des pairs avec lesquels ils
puissent développer des liens émotionnels forts. À leurs yeux, le lien social est
motivant en soi, mais il est très difficile pour eux de gérer la déferlante émo-
tionnelle qu’ils doivent affronter pour garder la tête hors de l’eau.
Temple a été diagnostiquée autiste sévère très tôt. Elle n’avait pas tout à fait
quatre ans lorsqu’elle a prononcé ses premiers mots et les colères étaient récur-
rentes chez elle en raison de ses problèmes sensoriels à la fois auditifs et tac-
tiles. Quand elle se retrouvait seule, son activité favorite consistait à examiner
les fibres du tapis ou encore à regarder les grains de sable qu’elle faisait glisser
entre ses doigts, inlassablement. Sa déficience était suffisamment grave pour
qu’elle soit placée en établissement, mais sa mère refusa un tel avenir pour sa
fille. Néanmoins, Temple était de nature curieuse et inventive. Elle était très
motivée pour partir à la découverte de son environnement. C’était un monde de
projets et de constructions en tous genres. Elle se voulait détective et avait
envie de comprendre le fonctionnement de «"la vie"». Elle avait une forte per-
ception du soi, très positive, qui s’était construite progressivement grâce à ce
qu’elle avait fait, mais aussi grâce aux nombreuses expériences auxquelles sa
mère l’avait exposée et au contexte dans lequel elle avait appris. Elle avait de
vraies relations amicales développées sur des intérêts communs. Ce n’est qu’à
l’adolescence qu’elle a commencé à ressentir un décalage par rapport aux
jeunes de son âge. À ce moment déjà, elle était dotée d’atouts majeurs tels
qu’une bonne confiance en soi et une pensée flexible"; elle savait aussi se mon-
trer créative et déterminée. Grâce à ces fondations solides, elle est parvenue à
tenir bon face aux séismes générés par les malentendus communicationnels qui
menaçaient à tout moment d’anéantir son monde. Mais c’est surtout ce que
faisait Temple qui la caractérisait. Comme nous le savons tous, Temple «"pense
en images"» et son cerveau fait preuve d’une grande logique pour traiter les
informations. Temple a une pensée visuelle et logique. Elle est aujourd’hui Pro-
fesseur des Universités et conceptrice de matériel d’élevage. En outre, c’est une
auteure accomplie et défend avec ferveur les droits des personnes avec autisme.
Le voyage de Sean, quant à lui, a été très vite marqué par un profond sentiment
d’isolement. La peur et l’état d’anxiété étaient chez lui fortement enracinés.
Toutes ces caractéristiques se manifestaient à travers un schéma de pensée
rigide, des conduites répétitives et des routines qu’il ne fallait surtout pas
contrarier. C’est en 1965, à l’âge de quatre ans, que Sean a été diagnostiqué
autiste. Les critères diagnostiques de l’époque ne le plaçaient pas, au même
titre que Temple, dans la catégorie «"autisme de haut niveau"» et, tout comme
Temple, il présentait un retard de langage et souffrait de troubles sensoriels. Il
avait trois ans lorsqu’il a dit ses premiers chiffres et ses premières lettres et il
a fallu attendre encore un an pour l’entendre prononcer d’autres mots. Aux
dires de sa mère, il récitait – liste des capitales, des fréquences radio – plus qu’il

14
Introduction

ne communiquait. Il n’établissait pas de contact visuel et avait beaucoup de mal


à filtrer des sons extérieurs aussi inoffensifs que la sonnette de la porte, si bien
qu’il donnait l’impression d’ignorer ses parents et les autres adultes autour de
lui alors qu’en réalité, tous les sons rivalisaient de génie pour attirer son atten-
tion. Chez lui, le seuil de tolérance à la douleur était très élevé, mais il y a des
sensations qu’il ne supportait pas, comme par exemple s’asseoir dans une bai-
gnoire, qu’on lui touche la tête, qu’on lui lave les cheveux ou encore qu’on les lui
peigne. Certains des troubles sensoriels dont il souffrait se sont prolongés dans
une certaine mesure jusqu’à ce qu’il ait une vingtaine d’années.
Comme vous le lirez, les émotions de Sean dictaient sa conduite. C’était
comme s’il habitait «"dans un monde imaginaire qu’il s’était créé"», dans un
brouillard d’autisme tellement dense que rien n’existait au-delà de ce brouil-
lard. C’était un garçon solitaire qui ne s’intéressait qu’aux choses qu’il connais-
sait déjà, mais qu’il aimait à s’entendre répéter. Ordre et sérénité n’étaient
concevables que dans un environnement immuable. En conséquence, des
règles étranges régissaient ses interactions quotidiennes. C’était un monde
horrible et effrayant sur lequel il n’avait aucun contrôle. S’il arrivait qu’une de
ses attitudes lui procure ne serait-ce qu’un moment de répit, elle devenait son
filin de sécurité. Il est intéressant de noter que les seules questions qu’il
posait avaient trait à l’heure («"À quelle heure est-ce qu’elle arrive"?"»).
Lorsqu’il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas ou ne savait pas faire
tout seul, jamais il ne faisait appel à qui que ce soit. Certaines de ses difficul-
tés ont persisté jusqu’à l’âge adulte et il aura fallu un certain temps avant qu’il
soit capable de demander de l’aide.
Même si Sean semblait indifférent à l’égard de ses parents et de son entou-
rage, il portait en lui le germe du contact affectif que l’on retrouve à des
degrés divers chez les personnes porteuses d’autisme. Avec le recul, nous
avons bien conscience qu’il était doté d’une grande capacité à développer des
liens émotionnels. En revanche, il était incapable de se mettre mentalement à
la place des autres, d’être flexible dans sa façon de penser. Il était dépourvu
de théorie de l’esprit, cette faculté à adopter le point de vue d’autrui. Chacune
de ses bévues sociales était un coup porté à une estime de soi déjà bien fra-
gile"; chaque malentendu apportait une preuve supplémentaire que quelque
chose ne fonctionnait pas correctement chez lui, qu’il n’était pas quelqu’un de
«"bien"». Il était centré sur lui-même, non pas par choix, mais à cause de son
autisme. Il était souvent trop difficile pour lui de gérer la peur et l’anxiété liées
à la vie de tous les jours. Il ne parvenait que rarement à contenir sa colère, ce
qui avait pour conséquence de le faire sombrer encore davantage dans les
affres du désespoir. Malgré tout cela, Sean mène aujourd’hui une existence
autonome et exerce le métier de journaliste. En outre, il a des relations
sociales et des centres d’intérêt très variés.
Alors que nous travaillions sur cet ouvrage, la perspective totalement diffé-
rente de Temple et de Sean régissait clairement nos schémas de pensée et
nos comportements. Temple avait une manière très analytique d’aborder la

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

vie et le livre par le biais de recherches, de discussions, d’évaluations, de réso-


lutions de"problèmes et d’atteinte d’objectifs. Sa contribution révèle des évè-
nements et des idées qui retracent l’acquisition des compétences inhérentes
à son bon fonctionnement social, mais aussi le déroulement logique et
méthodique de sa vie et l’évolution progressive de ses réflexions et perspec-
tives sur la prise de conscience d’autrui.
Par ailleurs, la vie de Sean est, au même titre que ses écrits, empreinte d’émo-
tions. On retrouve, dans chacun des chapitres, la peur et le désir qu’il a pu
éprouver, l’anxiété et le plaisir qu’il a pu ressentir, d’abord dans sa lutte contre
l’autisme puis une fois entré dans l’univers nébuleux des interactions sociales.
Nos différences sont à la fois subtiles et manifestes. Elles proviennent autant
de notre environnement et de notre éducation que de nos particularités phy-
siologiques respectives.

Les chercheurs en neurosciences ont découvert que les caractéristiques de l’autisme


se manifestent lorsque les connexions neuronales entre les différentes parties du
cerveau ne se mettent pas en place. Le cortex frontal est la région la plus affectée
alors que la partie postérieure du cerveau, là où les souvenirs sont stockés, ne subit
généralement aucun dommage. Ils ont également constaté une anomalie des régions
cérébrales impliquées dans le traitement de la reconnaissance visuelle des signaux
émotionnels. La variabilité des «"erreurs de câblage neuronal"» expliquerait pourquoi
les comportements et les sentiments peuvent être si différents d’une personne por-
teuse d’autisme à l’autre et pourquoi Sean et Temple sont ce qu’ils sont. J’ajouterai
que le caractère intrinsèque de chacun entre bien évidemment en jeu, comme c’est
d’ailleurs le cas pour tous les individus, qu’ils soient porteurs d’autisme ou pas.

Deux parcours très différents nous ont pourtant menés à la même destina-
tion : nous sommes devenus des adultes indépendants et exerçons un métier
gratifiant. Qui plus est, nos relations personnelles nous relient aux autres et
nous donnent un véritable sentiment d’appartenance.
Il convient de parler de continuum autistique et les personnes avec autisme
constituent une population diversifiée dotée de sa propre culture. Comme dans
toute culture, nous avons des normes sociales, des règles non écrites et un état
d’esprit bien à nous. Et pourtant, les personnes porteuses d’autisme n’ont
d’autre choix pour survivre que de baigner au quotidien dans une culture qui
n’est pas la leur et qui met l’accent, souvent avec acharnement, sur la confor-
mité plutôt que sur le respect de la diversité culturelle. Dans ces conditions, il
est extrêmement difficile pour nous d’évoluer normalement dans le monde qui
nous entoure sans nous laisser gagner par la dépression et l’anxiété.

16
Introduction

Nous nourrissons l’espoir qu’à travers cet ouvrage, tous les individus, qu’ils
soient neurotypiques (NT) ou porteurs d’autisme, puissent mieux se com-
prendre et se prennent davantage en considération les uns les autres. Pour ce
faire, le meilleur moyen est, selon nous, de vous faire savoir comment nous
envisageons les relations sociales, car c’est ainsi qu’il est possible de porter
un regard nouveau sur l’autre. Nous pourrions énumérer une foule de normes
sociales non écrites, présenter des centaines d’exemples marquants de com-
portements sociaux appris par nos soins de manière efficace et bien organi-
sée, mais nous doutons que cela laisse une trace indélébile chez les
neurotypiques qui doivent avant tout comprendre ce que c’est que d’être
«"dans notre tête"» et d’entendre les discussions que nous avons avec nous-
mêmes au sujet des gens que nous côtoyons et des situations que nous
vivons. Pour avoir des relations sociales de qualité, il faut être capable d’adop-
ter le point de vue de l’autre. La plupart du temps, il s’agit d’apprendre à la
personne avec autisme à adopter le point de vue du neurotypique. Au fil des
pages, nous avons voulu inverser la tendance en exposant au lecteur notre
manière d’appréhender les relations sociales. Nous espérons que ce livre
apportera les éclaircissements nécessaires à une meilleure compréhension
de chacune des deux cultures.
Cela fait des millions d’années que nous partageons cette planète et pour-
tant, notre prise de conscience d’autrui n’en est qu’à ses balbutiements. Nous
pourrions acquérir des compétences afin d’apprendre à vivre ensemble en
parfaite harmonie et dans le respect de l’autre. Si notre palette de couleurs
est suffisamment riche, nous pourrons alors dessiner un monde plus beau.
Nous avons tant à partager.
 
Si nous voulons enrichir notre civilisation
pour que des valeurs contradictoires puissent y coexister,
nous devons embrasser l’humanité dans toute sa diversité et produire un
tissu social moins arbitraire
dans lequel chacun aura sa place.
Margaret Mead
 
Temple Grandin & Sean Barron
Juillet 2005

17
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

MISE À JOUR DE L’INTRODUCTION


DANS LA SECONDE ÉDITION

Depuis la parution de la première édition de ce livre, nous avons observé une


évolution qu’il nous faut mentionner. Il s’agit de la comorbidité très nette
entre le Trouble Déficit de l’Attention/Hyperactivité (TDAH) et le Trouble du
Spectre de l’Autisme (TSA). Au cours des 10 dernières années, la façon dont
l’autisme et le Syndrome d’Asperger sont perçus par le corps médical et le
monde de l’enseignement a considérablement changé. À l’époque où Temple
et Sean sont nés, tout enfant en décalage avec ses pairs, présentant des
troubles sévères de la communication verbale et du comportement, était
diagnostiqué autiste. Ce n’est qu’en 1994, date de parution de la quatrième
édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV),
que les milieux professionnels ont reconnu officiellement le Syndrome d’As-
perger (SA), une forme d’autisme avec un potentiel intellectuel « plus élevé ».
Ainsi, le SA décrivait les enfants qui ne présentaient pas de troubles particu-
liers de la communication verbale – ils s’exprimaient d’ailleurs souvent très
bien - et qui se trouvaient en proie à des difficultés émotionnelles, sociales et
comportementales moins sévères. Toutefois, le diagnostic dépendait large-
ment des connaissances et de l’expérience du professionnel auquel un enfant
était confié. Le plus terrible était que, malgré des troubles sensoriels impor-
tants et une difficulté manifeste à interagir avec autrui, la condition autistique
des individus dont la communication verbale était normale ou quasi normale
n’était pas diagnostiquée avant l’âge de sept ans ou plus, âge auquel les pro-
blèmes relationnels avec les pairs neurotypiques et les troubles du dévelop-
pement passent difficilement inaperçus.
C’est à cette période que la confusion entre TSA et TDAH est apparue. Parents
et professionnels avaient un mal fou à distinguer les symptômes propres à
chacun des deux troubles. Les traits caractéristiques du syndrome d’Asperger
apparaissaient également chez des enfants ayant reçu auparavant le diagnos-
tic de TDAH. Les enfants présentant un TDAH recevaient un nouveau diagnos-
tic : celui du SA. Les chercheurs en prirent bonne note et les études se mirent
à fleurir quant au lien génétique éventuel entre les deux troubles (Lichtenstein,
P. et al. 2010 ; Reierson, A. 2008 ; Ronald, A. et al. 2008).
Puis en 2013, les critères de diagnostic de l’autisme/SA furent à nouveau
chamboulés avec la parution du DSM-V. Il n’était désormais plus question de
diagnostics distincts entre autisme, SA et TED-NS. Une condition les a rem-
placés  : le trouble du spectre de l’autisme (TSA). Il se caractérise par des
difficultés importantes dans deux domaines (la communication et les interac-
tions sociales ; les comportements, activités et intérêts restreints ou répéti-
tifs) et trois niveaux de sévérité pour chacun des domaines.
Des recherches récentes ont confirmé l’influence génétique dans la comorbi-
dité entre TSA et TDAH sans retard de langage (Antshel et al., 2016 ; Grzad-

18
Introduction

zinski, Dick, Lord, & Bishop, 2016 ; Grzadzinski et al., 2011 ; Reiersen, A., 2011).
Parents et professionnels constatent que les deux domaines requérant une
attention toute particulière dans les différentes prises en charge sont l’inte-
raction sociale et la dimension sensorielle du trouble en raison des difficultés
qu’elles génèrent pour les individus porteurs d’autisme. Nous encourageons
donc tout adulte concerné (TSA ou TDAH) à lire les informations exposées
dans cet ouvrage afin d’appréhender au mieux les différences de fonctionne-
ment de notre cerveau lorsqu’il s’agit pour nous de traiter les situations tant
sociales qu’émotionnelles auxquelles nous devons faire face chaque jour.

19
1 DEUX PERSPECTIVES
SUR LA « PENSÉE
SOCIALE »
Chap itre 1
Mon travail,
c’est toute ma vie
Temple Grandin
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Q
uand j’étais petite, j’avais beaucoup d’admiration pour Superman et
Lone Ranger. Ces séries télévisées avaient le mérite de différencier
clairement le bien du mal. Les gentils affrontaient les méchants et
gagnaient toujours à la fin. Je comprenais les messages qu’elles véhiculaient
parce que leurs valeurs étaient très claires. Pour apprendre ce qu’étaient le
bien et le mal, il a fallu que je vive des situations concrètes de ce qui était bien
et mal  : ne fais pas aux autres enfants ce que tu n’aimerais pas qu’ils te
fassent. Une règle que j’ai comprise est qu’«"on ne guérit pas le mal par le
mal"». Par exemple, à quoi bon casser le jouet d’un autre enfant sous prétexte
qu’il a cassé le nôtre ?
Le code de bonne conduite de Roy Rogers, alias le cowboy chantant, repré-
sentait un autre règlement qui me semblait logique. Les règles que Roy appli-
quait aux westerns s’avéraient être les règles des années 1950, lorsque j’étais
enfant.

Règles du club des cavaliers de Roy Rogers


• Soyez toujours propres et soignés.
• Soyez aimables et polis.
• Obéissez toujours à vos parents.
• Protégez les plus faibles et aidez-les.
• Soyez courageux, mais ne prenez jamais de risques.
• Travaillez dur et apprenez autant de choses que possible.
• Soyez gentils avec les animaux et prenez soin d’eux.
• Finissez votre assiette et ne gâchez pas la nourriture.
• Vénérez Dieu et allez régulièrement au catéchisme.
• Respectez à tout moment notre drapeau et notre pays.

Dans les années 1950, notre société était bien plus simple et mieux structu-
rée. À cette époque, il était d’usage de respecter les règles propres à notre
culture, ce qui n’est plus le cas de nos jours. À l’issue de mes conférences à
l’intention des parents et des professionnels en contact avec les personnes
autistes, on me demande souvent : «"Temple, comment en êtes-vous arrivée

24
Mon travail, c’est toute ma vie

là"? À quoi est due votre belle réussite professionnelle et comment êtes-
vous parvenue à vous faire des amis et à être complètement autonome dans
la vie"?"» Bien entendu, la réponse à ce type de questions n’est jamais simple
étant donné que la personne que je suis aujourd’hui n’a absolument rien à
voir avec celle que j’étais il y a quarante ans, dix ans ou même cinq ans. Ce
n’est pas comme si la compréhension des situations sociales avait cessé
d’être un mystère pour moi à un âge chronologique précis, rien qu’en
appuyant sur un bouton. Si ces mêmes parents m’avaient rencontrée à la fin
du lycée, ils auraient certainement eu une tout autre impression. Je vais
avoir soixante-dix ans"; autant dire que j’ai eu quelques années pour
apprendre de mes expériences"! On ne peut donc pas me comparer à un
enfant de cinq ou dix ans qui n’en est qu’à ses premiers pas en matière de
compréhension sociale.
Toutefois, après avoir rassemblé les données utiles à la rédaction de cet
ouvrage et après avoir évalué où en est ma compréhension des situations
sociales aujourd’hui par rapport à ce qu’elle était à différentes étapes de ma
vie, je dois dire qu’il y a effectivement des éléments qui ont contribué à ma
réussite :
• J’ai grandi dans les années 1950 et 1960.
• Ma vie de famille était structurée.
• J’étais inventive et de nature curieuse.
• Mes parents et professeurs avaient placé beaucoup d’espoir en moi.
• Les règles de conduite étaient clairement définies et je devais systémati-
quement assumer les conséquences de chacun de mes manquements.
• J’avais une bonne estime de moi et une forte motivation interne.

Certains de ces composants sont internes, d’autres externes. Certains


peuvent s’appliquer à d’autres enfants et adultes porteurs d’autisme alors
que d’autres ne représentent peut-être que les traits de personnalité qui sont
les miens depuis ma naissance.

MON ENFANCE DANS LES ANNÉES 1950 ET 1960

Avec le recul, je dirais que je suis le produit de mon propre environnement. La


structure sociale des années 1950 et 1960 était bien plus simple qu’elle ne
l’est aujourd’hui. La cellule familiale était solide, les gens faisaient plus volon-
tiers preuve de respect et nous savions précisément quel comportement
adopter dans telle ou telle situation. On apprenait aux enfants à bien se tenir
et à respecter les autres. Et puis on les encourageait à faire de bonnes actions
au sein de la communauté.

25
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Quand j’étais jeune, je souffrais de graves troubles du comportement. Je les


ai d’ailleurs décrits dans mes livres Emergence : Labeled Autistic et Penser en
images. Ma mère y fait également allusion dans son livre, A thorn in my pocket.
Malgré cela, ma mère n’a jamais accepté que ma condition serve d’excuse et
m’empêche de me comporter de manière appropriée en société. Déjà quand
j’avais six ans, lorsque nous dînions en famille, je devais bien me conduire et
me plier aux règles familiales. Pour n’en citer qu’une, je n’avais pas le droit de
mettre la pagaille dans la salle de séjour. À cette époque, tous les enfants
devaient être polis et dire «"s’il vous plaît"» et «"merci"», surtout les enfants
de la famille Grandin. Tout le monde partait du principe que j’allais, sans
l’ombre d’un doute, apprendre ces compétences sociales.
Ma mère exerçait une discipline rigoureuse qu’elle
mettait en application avec constance. Elle me
connaissait bien et était à même de décrypter
chacun de mes comportements. J’ai proba-
blement hérité d’elle certaines de mes capa-
cités d’analyse qui m’ont aidée tout au long
de ma vie. Elle savait faire la part des
Je suis le produit de mon
choses entre les accès de colère dus à la environnement.
fatigue, les situations de surcharge senso-
rielle (qui n’occasionnaient aucune suite
malencontreuse) et les moments où je n’en
faisais qu’à ma tête, où je «"faisais ma
Temple"». J’étais une enfant obstinée"; l’autisme
n’avait pas altéré mon aptitude naturelle on ne
peut plus neurotypique à tester les limites afin de voir
jusqu’où je pouvais aller impunément.
L’une des raisons pour lesquelles elle s’appliquait si fortement à faire évoluer
mon comportement était qu’elle voulait prouver à mon père, ainsi qu’à notre
médecin, qu’il n’était pas nécessaire de me placer en institution.

Dans les années 1950 et 1960, la connaissance de l’autisme n’était pas très approfondie et
la théorie de Bruno Bettelheim selon laquelle l’autisme était causé par des mères tant
indifférentes qu’insensibles représentait une menace considérable qui pesait sur nos têtes
tel un ciel bas et lourd. En son for intérieur, elle savait que j’étais capable d’apprendre, dans
la mesure où les connaissances que je devais assimiler me tenaient à cœur. Elle a tout fait
pour que je ne sois pas placée en institution et ça n’a pas été chose facile.

L’environnement dans lequel j’ai grandi était propice aux interactions sociales et
à la création de liens amicaux. En ce temps-là, nous ne nous livrions pas à des

26
Mon travail, c’est toute ma vie

activités solitaires des heures durant, ce qui s’avère être une très bonne chose
pour favoriser le développement d’un enfant autiste. Ainsi, plutôt que de passer
le plus clair de notre temps seuls à nous abreuver d’émissions télévisées, de
films en DVD ou de jeux vidéo, nous nous attachions à réaliser des choses telles
que des cerfs-volants ou des maquettes d’avions. Nous privilégiions les activités
de plein air et aimions jouer aux jeux de société et aux cartes. Ces activités m’ont
appris à attendre mon tour pour jouer puis à céder ma place. À l’âge de cinq ans,
je fabriquais déjà des choses avec du carton, toute seule dans ma chambre..

Les activités de plein air ont un effet de renforcement irréfutable. Elles


permettent de développer l’estime de soi et offrent autant d’occasions de
s’exercer à de multiples compétences, qu’elles portent sur le langage,
l’autorégulation sensorielle ou les processus permettant le contrôle du
comportement.

Il m’arrivait de m’occuper toute seule mais la plupart du temps, mes sœurs et


moi nous retrouvions autour d’activités partagées"; je jouais également avec
la nourrice ou d’autres enfants. C’était un cadre idéal favorable au développe-
ment de compétences sociales naissantes. Mon jeu préféré était le hockey sur
table"; je n’avais d’autre choix que d’apprendre à jouer avec un autre enfant. Et
parce que ma mère m’inculquait inlassablement les bonnes manières et me
tenait au fait des convenances sociales auxquelles je devais me plier, j’ai
acquis très tôt de bonnes habiletés nécessaires au jeu, comme par exemple
l’importance d’attendre son tour ou bien l’intégrité. Loin d’imposer mes
volontés, je m’appliquais à prendre en compte les désirs d’autrui.
Parfois, je me laissais aller à disserter pendant des heures sur l’un de mes
sujets de prédilection qui n’intéressait pas vraiment les autres enfants. Pour
vous donner un exemple, l’un de nos voisins avait un petit âne en plastique et
lorsqu’on lui tirait l’oreille, sa queue se soulevait et une cigarette sortait de
son derrière. Dans les années 1950, ce genre de chose était à la limite du gri-
vois, mais comme je n’avais jamais rien vu d’aussi drôle, j’en parlais à longueur
de temps, ce qui finissait par agacer les autres gamins. Alors ils me deman-
daient de me taire et c’était très bien comme ça. Ils me disaient purement et
simplement : «"Ça suffit maintenant"! On en a marre de t’entendre parler de
cet âne ridicule."» Cela m’a bien aidée. Les gens ne prenaient pas de gants à
l’époque. Enfants et adultes étaient directs si quelqu’un se montrait inconve-
nant dans sa manière d’agir. Il leur importait peu de fournir des explications et
de ménager la sensibilité d’autrui. On me disait très clairement que mon
comportement était inadéquat et si le message émanait de ma mère, j’avais à
coup sûr beaucoup à perdre. Les interactions étaient bien plus directes.

27
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

C’était aussi l’époque où chaque famille avait des contacts réguliers avec
d’autres familles. Quand j’étais à l’école primaire, nous n’étions que douze
dans ma classe. Nous jouions tous ensemble – ça se passait comme ça dans
les années 1950 et 1960. Tout le monde invitait tout le monde aux anniver-
saires – personne n’était exclu. Nous nous retrouvions tous pour jouer après
l’école. L’un de nos voisins avait un jeu de construction Meccano vraiment
chouette et un autre avait un billard. Ces activités me plaisaient tellement que
j’allais souvent jouer chez eux. Tous les jours, nous
étions amenés à fréquenter des gens et il était
donc essentiel de posséder un bon répertoire
d’habiletés sociales appropriées. S’il arrivait Je n’hésitais pas à
que mon comportement laisse à désirer me confronter aux
chez un voisin, la maman me rappelait situations sociales et
simplement à l’ordre – pas de quoi fouet- je n’avais pas peur de faire
ter un chat – comme le faisait ma mère : des erreurs, sans doute parce
c’est bien"; ça ne se fait pas. Toutes les qu’avec toutes les occasions
mères dispensaient la même éducation à
qui se sont présentées,
j’ai pu m’entraîner
leurs enfants et les tenaient pour respon-
à volonté.
sables de leurs actes. La société était bien
plus unie qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Réflexions de Temple (2017)


Nombre de nos aînés constituent une ressource précieuse
dans la communauté
Il existe un grand nombre de personnes parmi nous qui sont parfaitement
capables de travailler auprès d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes
présentant des troubles du spectre autistique. Ce type de diagnostic ne les
effraie pas et ne les empêche nullement de guider ces individus ou de leur
enseigner des choses. Un article publié par Eric B. London en 2014, intitulé :
« Diagnostic catégoriel : la grande faiblesse de la recherche sur l’autisme ? »
affirme que les limites entre autisme et neurotypicalité sont très floues.
« Les troubles du spectre autistique représentent l’extrémité de la réparti-
tion des traits dans la population, ce qui jette le doute sur la validité de
l’autisme en tant qu’entité distincte. » Les règles sociales doivent être ensei-
gnées aux enfants avec autisme. De mon temps, les règles sociales étaient
enseignées à tous les enfants de façon plus structurée. Cela permettait aux
enfants porteurs d’autisme léger de terminer leurs études et, plus tard, de
trouver un emploi. J’ai eu l’occasion d’échanger avec des parents et des
grands-parents qui, suite au diagnostic de leur enfant ou de leur petit-
enfant, ont découvert qu’ils étaient eux aussi porteurs de trouble du spectre
autistique.

28
Mon travail, c’est toute ma vie

Il arrive qu’un professeur fasse des miracles avec un étudiant catalogué


comme un autiste. Je me souviens de cette vieille nonne en fauteuil roulant
qui est parvenue à s’occuper d’un enfant à la fois catalogué comme un porteur
de trouble du spectre autistique et de trouble oppositionnel avec provocation.
Elle en a fait son assistant. Cela l’a rendu tellement fier qu’il a fait preuve d’un
comportement exemplaire.
Beaucoup de retraités avec des talents artistiques ou des compétences tech-
niques seraient partants pour enseigner leurs habiletés aux étudiants por-
teurs d’un TSA  ; il suffirait que quelqu’un se rapproche d’eux et discute de
cette idée. Ces relations pourraient s’établir via les réseaux sociaux, les
groupes confessionnels ou encore les associations. J’estime qu’un travail
manuel conviendrait à 25, voire 3 0% des individus avec TSA.
Aux États-Unis, nous manquons cruellement d’ouvriers qualifiés, principale-
ment dans les secteurs de la mécanique automobile et de la soudure. Pour
qu’un enfant s’intéresse à un métier particulier, le mieux est de le lui faire
connaître avant qu’il ne quitte le lycée avec son baccalauréat en poche. C’est
parce que l’on m’a fait découvrir l’univers des bovins à viande alors que j’étais
encore au lycée que je m’y suis intéressée. Les clubs 4-H, qui offrent des pro-
grammes d’apprentissage par l’expérience permettant aux jeunes d’entrer
dans le vif du sujet et d’acquérir directement de nouvelles compétences,
constituent une ressource fabuleuse si l’on souhaite apprendre à réparer des
petits moteurs. Il y a peut-être dans votre quartier un vieux mécanicien à la
retraite qui ne sait que faire de son temps et qui prendrait plaisir à vous trans-
mettre cette compétence. Une tondeuse à gazon cassée ne coûte absolu-
ment rien et il est très facile de transformer un garage en atelier de quartier.
Autre exemple : ne serait-il pas bénéfique pour des gamins qu’un technicien à
la retraite leur apprenne à réparer des téléphones cassés ou tout autre appa-
reil ? Non seulement cela les éloignerait des jeux vidéo, mais ils acquerraient
surtout des habiletés qui leur permettraient, par la suite, d’accéder à un
emploi bien rémunéré.

Je n’étais pas une enfant timide et je pense que cela m’a permis d’acquérir plus
facilement les habiletés sociales nécessaires pour être à l’aise avec les autres
et d’envisager ma vie sous un angle positif. Je me souviens être allée au Canada
avec ma famille quand j’étais petite. J’avais très envie de faire de la luge donc
j’ai demandé à des gamins que je ne connaissais pas s’ils voulaient bien me
prêter leur luge. Ma sœur était trop timide pour faire ça. À chaque fois que de
nouveaux voisins s’installaient, je passais les voir pour me présenter. Je n’hési-
tais pas à me confronter aux situations sociales et je n’avais pas peur de faire
des erreurs, sans doute parce qu’avec toutes les occasions qui se sont présen-
tées, j’ai pu m’entraîner à volonté. Si l’on ajoute à cela les efforts déployés par
ma mère pour m’inculquer les bonnes manières, je ne pouvais que réussir.

29
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Je me plaisais à confectionner des choses de bout en bout, ce qui était tout


à fait naturel pour moi en raison du type d’activité cognitive qui me caracté-
rise et qui relève de la pensée visuelle. Les jeux de filles n’avaient à mes yeux
aucun intérêt et je détestais jouer à la poupée. Tout ce que je voulais, c’était
construire des cabanes dans les arbres et créer des objets volants tels que
des avions ou encore des cerfs-volants. J’utilisais des foulards et des cintres
pour fabriquer des parachutes absolument géniaux. En effet, j’avais mis au
point un concept particulier qui évitait aux fils de s’emmêler une fois le para-
chute lancé en l’air. Cela lui permettait de se déployer comme il faut et de
voler un bon moment.
Mon frère Dick est né quand j’avais à peu près six ans. Pendant que lui et ma
mère étaient encore à la maternité, j’ai préparé une surprise pour fêter leur
retour à la maison. J’ai découpé un cheval dans du carton sur lequel j’ai collé
plein de papier crépon, puis j’y ai attaché un bout de ficelle. Dès que ma mère
est entrée dans la maison avec le petit frère dans les bras, j’ai fait glisser le
cheval par-dessus la balustrade et le papier crépon s’est déroulé, laissant appa-
raître de grosses boucles colorées. Voilà à quoi j’occupais mon esprit quand
j’avais six ans. Un jour, ma mère recevait des amis à dîner en bas, juste en des-
sous de ma chambre. J’ai pris l’une de mes robes et l’ai accrochée à un cintre.
J’ai ensuite disposé un sac en papier sur le cintre en guise de tête et j’y ai peint
des yeux. J’ai attaché le tout à une ficelle et j’ai fait descendre ma créature le
long du mur après l’avoir passée par la fenêtre. Tous les invités se sont mis à
hurler, comme si quelqu’un était tombé de la fenêtre. C’était très drôle.
Je n’étais pas capable de décoder l’expression émotionnelle des autres et de
différencier mes propres émotions, mais j’étais dotée d’une excellente intelli-
gence visuelle. Pour vous citer un exemple, un jour que nous jouions à cache-
cache, l’idée m’est venue de fabriquer un bonhomme à l’aide d’un manteau
rempli de feuilles et de le placer dans un arbre afin de détourner l’attention
de celui qui devait nous trouver. Nous parviendrions ainsi à quitter notre
cachette et à toucher l’endroit qui lui avait servi pour compter au départ,
gagnant ainsi la partie. C’était le genre de choses que je faisais à huit ans.
Quand j’étais en CE2, l’école a organisé une exposition canine. J’ai décidé de
me déguiser en chien et de demander à deux autres gamins de m’y amener.
J’ai donc confectionné mon costume et ce sont les jumeaux Reece qui m’ont
exposée. C’était vraiment amusant et ma petite mise en scène a remporté un
franc succès auprès des autres enfants. J’avais beaucoup d’imagination et ça
leur plaisait. Cela m’a permis de me faire des amis qui partageaient les mêmes
centres d’intérêt que moi.
Très sincèrement, je ne serais sans doute jamais devenue aussi créative et
je n’aurais certainement pas acquis l’esprit d’initiative et l’estime de soi qui
me caractérisent aujourd’hui si j’avais passé mon temps à regarder la télévi-
sion toute seule dans mon coin ou à jouer aux jeux vidéo à longueur de
journée, complètement coupée du monde. Les ordinateurs auraient eu le
même impact. D’ailleurs, je ne dispose d’un ordinateur que depuis très peu

30
Mon travail, c’est toute ma vie

de temps, en raison de l’effet presque hypnotique que ce type de machine


peut avoir sur moi. Je me surprends parfois à regarder un écran de veille
pendant des heures. Petite, cela ne m’aurait pas aidée à acquérir les compé-
tences qui me sont si indispensables aujourd’hui. Et puis ces activités
auraient toutes été solitaires, or comment apprendre les habiletés sociales
en restant tout seul"? Je n’ai pas grandi dans l’ère électronique que nous
connaissons actuellement et cela s’est avéré très positif dans la mesure où
j’ai été obligée d’entrer en contact avec d’autres enfants et adultes. Il était
essentiel aux yeux de ma mère que je pratique un grand nombre d’activités
variées dans le but de stimuler ma curiosité naturelle. Pour elle, il était hors
de question que je me coupe du monde. On me félicitait parfois lorsque je
faisais les choses correctement, mais il n’y avait là rien de systématique. À
l’époque, les compliments se méritaient et on n’en usait pas autant que
maintenant. Les gens – ma famille, ma nourrice, la maîtresse – m’encoura-
geaient à faire des choses que je n’avais aucune difficulté à accomplir. Tout
se passait très bien.

Réflexions de Temple (2017)


Depuis la parution de la première édition de ce livre, j’ai fait l’acquisition d’un ordi-
nateur et d’un iPhone 6. Je ne les utilise pas pour jouer aux jeux vidéo ou pour
me divertir d’une manière ou d’une autre. Je consulte les bulletins météo sur
Google grâce à mon téléphone, ainsi que les informations sur mes vols lorsque je
voyage. Quant à mon ordinateur de bureau, il me sert principalement à recher-
cher des informations et autres bases de données universitaires sur Internet. Dès
lors que l’on recherche des bases de données scientifiques, c’est une multitude
de documents scientifiques qui s’offre à nous. Cela m’est particulièrement utile
quand je rédige des publications aussi bien sur les animaux que sur l’autisme.
Pour utiliser ces bases de données, il suffit de taper le nom dans Google.
J’utilise principalement les bases de données suivantes :
• Google Scholar  : Publications universitaires et scientifiques sur tous
types de sujets.
• Science Direct : Publications universitaires sur tous types de sujets.
• Pub Med : Publications scientifiques médicales et vétérinaires.
• ResearchGate : Site similaire à Facebook pour les scientifiques.
• Google Patents  : Moteur de recherche de brevets pour toutes sortes
d’inventions.

Ma mère nous a clairement enseigné que nous étions responsables de nos


actes et que tout écart de conduite entraînait forcément des conséquences.
La vie familiale était structurée, au même titre que la journée de classe, ce qui
correspondait mieux au mode de pensée autistique.

31
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

J’étais dans une classe de douze élèves, ce qui ne se voit plus de nos jours. La maî-
tresse nous faisait lire à tour de rôle, suite à quoi nous faisions des maths pendant
une demi-heure. La demi-heure qui suivait était consacrée à l’écriture. L’atmos-
phère était sereine et les distractions sensorielles étaient infimes. Je crois que si je
devais aller à l’école aujourd’hui dans une classe de trente élèves avec tout le
tumulte que cela implique, ma survie dépendrait d’une assistante de vie scolaire.
Dans les années 1950 et 1960, il y avait un bon partenariat école-famille en
matière de discipline. Je peux vous dire que s’il m’arrivait de manquer au
règlement de l’école, ma mère en était informée et la conséquence était très
simple : j’étais privée de télévision le soir même – pas une semaine complète
car elle savait que je ne ferais plus l’effort d’être sage. Ce qui était certain en
tout cas, c’est qu’il n’y aurait pas de Sentinelles de l’air pour moi ce soir-là. Ma
mère ne me criait jamais dessus et ne se fâchait pas outre mesure. Je reve-
nais à la maison et elle me disait très calmement : «"Madame Dietch a appelé
et m’a dit pour l’école aujourd’hui. Il n’y aura pas de Sentinelles de l’air ce
soir."» C’était tout. On savait à quoi s’en tenir, point final.

Les enseignants me disent souvent que le problème principal auquel ils se trouvent
actuellement confrontés avec les enfants porteurs d’autisme est que la piètre qualité
des relations de l’école avec les familles ne permet pas toujours une application rigou-
reuse du règlement.

On considérait comme un «"privilège"» le fait de pouvoir faire certaines choses


et les privilèges se méritent. Il y avait les privilèges «"d’adultes"» et je savais que
pour en bénéficier, je devais avoir un comportement exemplaire. Un jour, ma
mère a organisé un dîner et m’a demandé d’apporter les amuse-bouches aux
invités. C’était un privilège réservé aux adultes. Je me souviens également d’une
fois où ma tante m’a prêté sa peinture à l’huile qui s’avérait être de grande qualité.
Je devais avoir huit ou neuf ans. J’utilisais cette peinture avec la plus grande
délicatesse car j’avais conscience qu’il s’agissait là encore d’un immense privilège
habituellement réservé aux adultes. Ma mère connaissait parfaitement mes
centres d’intérêt qu’elle savait utiliser pour me motiver à apprendre toujours plus.
Mais elle avait également connaissance, comme je l’ai écrit plus haut, de mon
intolérance au bruit et de mes autres problèmes sensoriels. Par exemple, s’il
m’arrivait d’avoir un accès de colère alors que nous étions au cirque, elle ne me
punissait pas car elle savait que je me sentais vite submergée par la «"cacopho-
nie"» ambiante. Pour autant, elle n’abandonnait pas et continuait à m’emmener au
cirque ou ailleurs afin que je m’habitue progressivement à tous ces endroits. La
plupart des choses que l’on faisait me plaisaient beaucoup et parce que ma mère
me connaissait si bien, je pouvais essayer de profiter de chaque instant tout en
sachant que si ça devenait trop difficile pour moi, elle me sortirait de cette situa-

32
Mon travail, c’est toute ma vie

tion inconfortable. Elle connaissait mes limites et savait jusqu’où elle pouvait me
pousser et pour tout cela, je lui tire mon chapeau.

Réflexions de Temple (2017)


Apprendre à gérer son argent
Quand ma sœur et moi avions respectivement 8 et 10 ans, ma mère nous don-
nait 50 cents d’argent de poche par semaine. Avec 50 cents dans les années
1950, on pouvait acheter l’équivalent de ce qui nous reviendrait à 5 dollars
aujourd’hui. Nous dépensions cet argent en bonbons, bandes dessinées et
autres jouets bon marché comme des cerfs-volants ou des avions miniatures.
Jamais ma mère ne m’a acheté de cerf-volant en papier à 10 cents ; je devais me
le payer moi-même avec mon argent de poche. Si j’avais envie d’un petit avion
à hélices à 69 cents, je devais économiser pendant deux semaines.
Chaque été, ma sœur et moi adorions aller à la fête foraine. Nous économi-
sions notre argent de poche pendant un mois entier afin de pouvoir nous
payer des tours de manèges ou des jeux de foire. Il nous fallait débourser 10
cents pour un jeu et même si nous perdions, nous repartions avec un collier
de fleurs en papier. Nous aimions beaucoup porter ces colliers aux couleurs
vives. Aucun magasin ne les vendait. C’était quelque chose de vraiment spé-
cial que l’on ne trouvait qu’à la foire.
J’ai appris à économiser grâce à l’argent de poche que je percevais chaque
semaine et aux « règles » établies par ma mère selon lesquelles ma sœur et
moi devions apprendre à gérer notre argent si nous voulions quelque chose.
Nombreux sont les parents qui, aujourd’hui, considèrent que c’est «  trop
demander » qu’un enfant porteur d’autisme soit déçu de ne pas avoir tout ce
qu’il veut. Ce n’est pourtant pas rendre service à ces enfants dans la mesure
où, en procédant ainsi, ils ne vont pas apprendre les habiletés de la vie quoti-
dienne dont ils auront besoin une fois adultes. J’ai eu l’occasion de rencontrer
des adolescents lycéens avec autisme en passe d’avoir leur diplôme et qui
sont incapables d’entrer dans un fast-food, de commander et de payer. Il est
selon moi essentiel d’apprendre à un enfant porteur de TSA comment gérer
son argent. Aujourd’hui par exemple, un enfant pourrait utiliser son argent de
poche pour regarder des films en streaming en toute légalité ou encore pour
acheter un équipement virtuel dans un jeu vidéo en ligne.

FAVORISER UNE BONNE ESTIME DE SOI

Je suis persuadée que si j’ai réussi à me construire en tant qu’adulte et à trou-


ver ma place dans ce monde, c’est essentiellement grâce à ma mère qui m’a
aidée à acquérir une bonne opinion de moi. Je ne suis pas en train de dire

33
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

qu’elle a fait quelque chose de particulier que les autres parents n’ont pas fait.
En fait, dans les années 1950 et 1960, les parents ne favorisaient pas de
manière consciente l’estime de soi de leurs enfants. Les enfants faisaient plus
de choses et c’est de là qu’émanait leur amour-propre. Mais je pense que ma
mère s’est rendu compte sans le vouloir que l’estime de soi reposait sur deux
aspects importants :
• L’estime de soi se construit progressivement grâce à des réalisations bien
concrètes. Par exemple, j’étais très satisfaite de moi après avoir pris le
temps de confectionner une magnifique broderie, à force de persévé-
rance et d’efforts.
• L’enfant autiste étant adepte de la pensée littérale et concrète, c’est donc
grâce à des réalisations concrètes et aux compliments qu’on lui faits que
sa confiance en soi se développe.
Dans son livre Raise Your Child’s Social IQ, Catha Cohen propose une liste des
caractéristiques que l’on retrouve chez les enfants ayant une bonne estime de
soi et de celles propres aux enfants qui ont une mauvaise estime de soi :

Les enfants dotés d’une bonne estime de soi


• Sont d’humeur égale
• Se fixent des objectifs réalistes et les atteignent
• Ont un bon esprit d’initiative et un caractère opiniâtre
• Acceptent le rejet et les critiques
• Savent dire «"non"» à leurs pairs
• Connaissent leurs forces et leurs faiblesses

Les enfants dotés d’une mauvaise estime de soi


• Rejettent souvent la responsabilité de leurs propres actions sur les autres
• Ont besoin d’être aimés de tous
• Se considèrent comme des ratés
• Sont critiques à l’égard des autres
• Se montrent souvent insatisfaits
• Assument difficilement la responsabilité de leurs actes
• Font des commentaires négatifs vis-à-vis d’eux-mêmes
• Abandonnent facilement

L’état d’esprit selon lequel il faut «"tout régler"» et qui semble si répandu de nos
jours n’était pas d’actualité durant mon enfance. Il est vrai que j’allais voir un

34
Mon travail, c’est toute ma vie

orthophoniste quand j’étais à l’école primaire et que j’étais suivie par un psy-
chiatre une fois par mois, mais jamais je n’ai eu le sentiment de présenter quelque
anomalie que ce soit nécessitant des réparations. La majeure partie des examens
médicaux auxquels j’ai dû me soumettre ont été réalisés quand j’étais toute
petite, trop petite pour ressortir avec l’impression que ma condition autistique
faisait de moi quelqu’un d’inférieur, d’une certaine manière. Aujourd’hui, les
enfants sont soumis à une batterie de tests drastiques et bénéficient d’une thé-
rapie adaptée sans cesse remaniée cinq jours par semaine et parfois plus. Le
message envoyé aux enfants est alors clair : leur caractère défectueux est non
seulement reconnu, mais inacceptable"; l’autisme est quelque chose de répréhen-
sible. Je pense que les enfants doués d’une grande intelligence sont ceux qui
souffrent le plus. Les professionnels impliqués dans la prise en charge diagnos-
tique des enfants avec autisme ainsi que les éducateurs spécialisés doivent tra-
vailler avec un large éventail d’individus, allant des enfants mutiques aux surdoués.

Les programmes de prise en charge trop axés sur la psychologie spécifique au handi-
cap sont un frein pour les enfants avec autisme ayant un QI supérieur à 140 car ils ne
sont pas adaptés à leurs aptitudes individuelles. Il m’est déjà arrivé de dire à quelques
parents d’enfants brillants porteurs du SA qu’il fut un temps où le diagnostic était très
doué et non pas handicapé.

Quand j’étais à l’école primaire, j’étais bien dans


ma peau. Je m’épanouissais grâce à mes créa-
tions et aux compliments qu’elles me
valaient de la part de ma famille et des
enseignants, mais aussi grâce à mes amis
et aux expériences nouvelles qui me per- La personnalité
mettaient d’assimiler toujours plus de d’un individu est étroitement
connaissances. Un jour, j’ai remporté un liée à son estime de soi.
trophée lors du carnaval d’hiver, ce qui
m’a remplie de joie. J’ai beaucoup aimé la
fois où ma mère m’a fait chanter dans une
chorale d’adultes alors que je n’étais qu’en
sixième. Même pendant les moments difficiles
que j’ai vécus au lycée, mes intérêts électifs m’ont
aidée à avancer. Je pouvais me réfugier dans mes passions dès que les inte-
ractions sociales devenaient trop difficiles et cela m’a permis de traverser
plus sereinement cette période délicate de ma vie.
La personnalité d’un individu est étroitement liée à son estime de soi et les
parents doivent absolument comprendre que certains enfants ont une attitude

35
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

plus positive et une plus grande détermination que d’autres, et ce dès la nais-
sance. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être autiste. J’ai eu la chance d’être l’un
de ces enfants et je dois dire que ça a beaucoup contribué à ma réussite. Cer-
tains enfants avec autisme de haut niveau au fait de leur condition se sentent
revigorés après avoir lu quelque chose à propos de personnages célèbres ayant
marqué l’histoire et atteints eux aussi d’un trouble du spectre autistique.
De nos jours, on tend à renforcer les bons comportements de l’enfant. On entre
alors dans une spirale où l’encouragement devient une nécessité, quelle que soit
l’action réalisée. Dernièrement, le Wall Street Journal a publié plusieurs articles
traitant de l’entrée des jeunes dans le monde du travail et insistant sur le fait que,
sans les félicitations constantes de leur employeur, ils sont incapables de faire
leur travail correctement. Il n’y a pas si longtemps, j’ai discuté avec une haute
fonctionnaire du gouvernement et lui ai posé quelques questions sur les sta-
giaires qu’elle accueillait durant l’été. Elle m’a répondu que si la moitié d’entre eux
étaient fantastiques, les autres étaient soit paresseux, soit systématiquement en
attente de renforcement pour la moindre de leurs actions. Parents et ensei-
gnants devraient se pencher sur la manière dont ils renforcent les bons compor-
tements chez les enfants. Car une fois le diplôme en poche, les paroles élogieuses
adressées à un individu pour le féliciter se font nettement plus rares. Un enfant
qui est constamment encouragé pour les efforts qu’il fournit dans le domaine
social peut s’attendre plus tard à un réveil incroyablement brutal, ce qui risquera
de constituer un frein à son désir d’implication sur le plan social. Il s’agit là d’un
cercle vicieux et il serait souhaitable que l’on commence à y prêter attention.
Ma mère et mes enseignants ne me couvraient pas d’éloges à chaque instant,
loin s’en faut. Et il en était de même pour les autres enfants. On nous compli-
mentait quand nous faisions quelque chose d’intéressant, ce qui paraissait
sensé et constituait un facteur essentiel de motivation. On ne nous félicitait
pas pour les choses du quotidien comme bien se tenir à table ou terminer son
assiette. On ne me complimentait pas non plus lorsque je mettais correcte-
ment ma robe du dimanche ou encore quand j’étais sage à l’église ou chez ma
tante Bella quand nous lui rendions visite. Je devais bien me conduire, un
point c’est tout. En revanche, ma mère m’a félicitée le jour où j’ai fabriqué un
magnifique cheval d’argile en CE2.

En raison de leur mode de pensée concret et littéral, il est difficile pour la


plupart des enfants avec autisme de cerner avec précision leurs compé-
tences et leurs ressources personnelles si les compliments ne sont pas
associés à quelque chose qu’ils sont en mesure de voir, de toucher ou de
sentir. Le fait d’encourager les enfants, surtout lorsqu’ils sont petits, à prati-
quer des activités aboutissant à des résultats palpables et visibles, que ce

36
Mon travail, c’est toute ma vie

soit par le biais du jeu ou dans le cadre de l’éducation formelle, les aide à
assimiler la relation directe entre leurs actions et leurs capacités et leur
donne le sentiment qu’ils maîtrisent et contrôlent leur univers. Il est impos-
sible de fabriquer des objets, de faire de la peinture ou de créer quelque
chose de concret sans avoir au préalable fait des choix, acquis des compé-
tences organisationnelles, compris que des éléments distincts constituent
un ensemble et saisi les notions de concepts et de catégories. Cela permet
de préparer le terrain pour l’acquisition de compétences plus approfondies
propres au monde abstrait des interactions sociales. Chaque nouvelle habi-
leté constitue une fondation sur laquelle vient se poser la suivante. Le tout
est de commencer par enseigner à l’enfant des concepts simples qui devien-
dront progressivement plus complexes.

LA MOTIVATION

Mon besoin d’explorer le monde dans lequel j’évolue


constitue un autre aspect de ma personnalité
qui a grandement contribué à ma réussite. Je
suis animée par le désir inné de bien faire et
de jouer un rôle déterminant lors de mon
La création a un effet
passage sur Terre. Le fait que ma mère
de renforcement
m’ait incitée très tôt à m’investir dans
considérable pour
différentes choses a été très bénéfique la pensée autistique
pour moi. Elle tenait à ce que mes sœurs à la fois logique
et moi pratiquions toutes sortes d’activi- et visuelle.
tés et nous essayions à diverses expé-
riences. Il y en avait certaines que j’appréciais
alors que d’autres me faisaient horreur et
pourtant, jamais elle n’a permis à l’autisme de me
couper du monde.
La seule activité qui me motivait vraiment était de fabriquer des objets. Je l’ai
déjà mentionné à plusieurs reprises, et ce délibérément car je ne crois pas que
beaucoup de neurotypiques comprennent à quel point une telle occupation
peut être amusante tout en répondant aux besoins innés des personnes
atteintes d’un trouble du spectre autistique. La création (sous toutes ses
formes, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, de châteaux de sable ou de couture) a un
effet de renforcement considérable pour la pensée autistique à la fois logique
et visuelle. En effet, le seul fait de créer est motivant en soi par l’aspect visuel
et concret de l’activité. On est témoin de chacune des étapes qui contribuent à
l’avancée du projet et il devient très vite clair que le travail donne lieu à une
récompense. Cela nous permet d’étancher notre soif de contrôle sur l’environ-

37
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

nement et nous donne non seulement l’occasion de faire nos propres choix,
mais également de constater de visu comment ces choix se concrétisent. Dans
bien des cas, nous sommes en mesure de détecter les erreurs et de les corriger.
Nous apprenons ainsi que l’erreur ne mène pas nécessairement au désastre.

Certains enfants ont du mal à intégrer l’idée qu’ils ont droit à l’erreur ou
encore que certaines erreurs sont plus graves que d’autres et cela les gêne
inévitablement dans leur fonctionnement, particulièrement en ce qui concerne
les situations sociales. Nous y reviendrons plus tard dans ce livre lorsque nous
aborderons les dix règles non écrites. Il est primordial de dispenser un ensei-
gnement concret des concepts sociaux un peu flous afin de les mettre à la
portée du mode de pensée autistique et de favoriser les interactions sociales.
Lorsque nous fabriquons des choses, nous acquérons inéluctablement les
compétences qui nous permettront, plus tard, de prendre les décisions diffi-
ciles auxquelles nous serons confrontés une fois lâchés dans l’arène sociale.
Tout commence – littéralement – avec un amas de blocs.

Par exemple, j’ai confectionné avec ma petite machine à coudre des costumes
pour la pièce de théâtre que nous devions interpréter en CE2. Je m’en sou-
viens très bien. Quand j’étais en CM1, l’école ne me passionnait pas vraiment,
mais qu’est-ce que j’aimais créer des parures pour la pièce de théâtre de
l’école"! Une fois au lycée, alors que j’avais beaucoup de mal à trouver ma
place, je prenais toujours autant de plaisir à fabriquer des affiches pour le
carnaval d’hiver car j’avais toujours de bons retours.
Malgré ma faible motivation pour le travail scolaire quand j’étais au lycée, ma
mère avait certaines attentes à mon égard qu’elle exprimait clairement. Il
était, par exemple, hors de question que je néglige mes devoirs. Elle s’asseyait
souvent à côté de moi afin d’évaluer le travail que j’avais à faire. Je n’avais pas
le droit de regarder la télévision tant que mes devoirs n’étaient pas faits. Je
ne peux pas affirmer avec certitude que ma mère m’inculquait les «"principes
de bonne conduite"» sciemment, mais elle avait le don de savoir ce qui était
susceptible de me motiver ou non.
J’ai connu les plus beaux moments de ma vie d’adulte à l’époque où je travail-
lais sur des projets de construction. Quel plaisir de voir un bâtiment s’édifier
à partir de rien, de suivre de près l’avancement des travaux et de pouvoir
contempler le produit fini"! Je me souviens d’une nuit où je suis tombée sur
un barrage routier alors que je me rendais à l’aéroport. Cela faisait presque
deux ans qu’une équipe de chantier s’affairait à la construction de plusieurs
bretelles permettant l’accès à l’aéroport depuis l’autoroute. Cette nuit-là, ils
allaient fermer l’autoroute à minuit afin d’installer une poutre en béton de

38
Mon travail, c’est toute ma vie

longue portée. Il y avait cinq grues géantes sur le chantier. Toutes ces lumières
vives me donnaient la chair de poule tant elles exaltaient ma passion pour la
construction. J’avais envie de rester là et de les regarder installer la poutre.
Cela aurait été à coup sûr le moment fort de ma journée.
Quand je pense à tous ces ingénieurs et autres mordus de l’informatique qui
attendent avec enthousiasme dans la salle de contrôle le lancement imminent de
la navette spatiale, je me dis qu’il doit bien y avoir un ou deux autistes dans le lot.
Je me souviens de la mission Mars Exploration Rover (MER) et des interviews
diffusées à la télévision. Les ingénieurs se réjouissaient tellement de ce projet
qu’on aurait dit des gamins de dix ans en train de parler de leur maquette d’avion.

Essayez de trouver ce qui motive votre enfant tant qu’il est jeune et exploi-
tez le filon.

Réflexions de Temple (2017)


Visite du Jet Propulsion Laboratory (JPL) et du Mars Rover
En juillet 2015, j’ai eu la chance de visiter la NASA et de voir le Mars Rover, ce
véhicule permettant d’explorer la planète Mars. C’était très drôle. Je me suis
également bien amusée à repérer tous les Aspies qui travaillaient sur le projet
et qui ignoraient leur condition. Nous avons pénétré dans la salle de contrôle
où les ingénieurs étaient assis face à leur ordinateur, guidant la fusée à desti-
nation de Mars. Ce qui m’a frappée est le point d’honneur qu’ils mettaient à
afficher un style qui leur était propre. L’un des contrôleurs en chef avait
adopté la crête punk avec des mèches rouges alors qu’un autre ingénieur avait
des airs de vieil hippie avec ses longs cheveux gris. Ces individus étaient la
parfaite illustration du parcours parfois sinueux emprunté pour embrasser
telle ou telle carrière. L’ingénieur en question avait suivi des études d’art dra-
matique à l’université. Il s’était ensuite tourné vers l’informatique et les
sciences physiques. Quand j’ai visité le Fermilab, laboratoire spécialisé dans
la physique des particules des hautes énergies dans la banlieue de
Chicago, j’ai découvert que de nombreux scientifiques qui y travaillaient
avaient commencé à s’intéresser aux sciences physiques le jour où un
professeur de lycée était parvenu à susciter leur intérêt pour la matière.
Les ingénieurs ne manquent généralement pas d’humour. Sur le premier
Rover qui s’est posé sur Mars, on pouvait lire l’inscription JPL (Jet Propul-
sion Lab). Étant donné que la NASA finançait le projet, elle a souhaité que
son sigle apparaisse sur le second Rover, à la place de JPL. Les ingénieurs

39
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

se sont exécutés et ont retiré l’inscription JPL, mais les geeks se sont vengés
en inscrivant JPL en morse sur les roues. Pour déterminer la distance par-
courue par le Rover, les roues comportent des trous en morse permettant de
laisser une empreinte reconnaissable à chaque rotation sur la surface pous-
siéreuse de Mars. Regardez le Rover sur Google Images et vous reconnaîtrez
les points et les traits propres au morse après son passage.

Il n’est pas rare que les individus atteints d’un trouble du spectre autistique
soient extrêmement doués dans un domaine et vraiment mauvais dans un
autre. L’une des raisons pour lesquelles il est important de développer les
talents, qu’il s’agisse d’art, de mathématiques ou de musique, est qu’ils favo-
risent l’interaction sociale. Les autres enfants aimaient bien jouer avec moi
parce que je savais bricoler et de ce fait, ils passaient outre certains de mes
comportements. Certaines personnes avec autisme ont une carrière particu-
lièrement brillante grâce à des talents qu’ils ont su exploiter. Toutefois, le
talent à lui seul ne suffit pas et il est essentiel de développer les compétences
sociales. C’est de cela que dépend la réussite future. L’autre jour, j’ai entendu
l’histoire d’un collégien qui excellait en mathématiques. Il appréhendait chaque
point du programme avec une facilité déconcertante, à tel point que sa mère
était persuadée qu’il deviendrait magicien des maths. Malheureusement, alors
qu’elle ne manquait pas d’encourager assidûment l’intérêt de son fils pour les
mathématiques, elle négligeait totalement les habiletés indispensables à son
bon fonctionnement social. Ce garçon était incapable de tenir une conversa-
tion simple avec un camarade et ne parlait que de son centre d’intérêt. La
mère a répondu  : «"Il ne comprend tout simplement rien aux compétences
sociales. Ça ne l’intéresse pas. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais voilà, ça
ne l’intéresse pas. Il est tellement fort en maths"! Je ne veux pas l’enquiquiner
avec ces histoires d’habiletés sociales. Il s’en sortira grâce à ses talents."»
Eh bien ma réponse est «"peut-être"», et même s’il
finit par devenir un mathématicien de renom-
mée internationale, il n’en demeure pas moins
qu’il doit connaître la politesse, se compor-
ter convenablement en public, se montrer La maîtrise
respectueux et savoir se débrouiller dans des habiletés
la vie. Elle apporterait plus à son fils en se élémentaires telles
servant de son intérêt pour le motiver que les bonnes manières
dans l’acquisition des compétences et la politesse est
sociales élémentaires. Ce serait certaine- essentielle.
ment difficile au début, mais il s’agit là d’un
combat nécessaire auquel ses parents et ses
enseignants doivent prendre part. Sans une
solide connaissance des habiletés sociales, son

40
Mon travail, c’est toute ma vie

avenir est on ne peut plus incertain et il devra faire face à une succession
d’échecs professionnels en raison de son manque d’assurance dans les inte-
ractions au sein du groupe. Les personnes qui ont assisté à mes conférences
ou lu mes livres savent que je suis d’avis qu’il faut tirer le meilleur parti des
talents d’un enfant, mais j’estime aussi qu’il faut accorder tout autant d’im-
portance aux compétences sociales qu’il est de notre devoir de lui enseigner.
Le talent à lui seul ne suffit pas. Même s’il est préférable de ne jamais essayer
de forcer un Aspie à avoir une vie sociale trépidante, la maîtrise des habiletés
élémentaires telles que les bonnes manières et la politesse est essentielle.
Ceci dit, il y a aussi les parents qui, au même titre que les professionnels en
contact avec les personnes autistes, semblent avoir des œillères en matière
de fonctionnement social. Après chacune de mes présentations, des parents
viennent me voir, affligés : «"Il ne pourra jamais avoir de petite amie."» «"Il ne
se mariera jamais et n’aura pas d’enfants."» La majeure partie de ces parents
ont des enfants qui excellent dans une discipline scolaire, ce qui pourrait
mener à une carrière à la fois brillante et valorisante. Néanmoins, ils sont tel-
lement obnubilés par les relations sociales que pour eux, le fait d’avoir une vie
sociale devient une fin en soi. Seulement, à force de porter toute leur atten-
tion sur le développement social de l’enfant, ils finissent par ne plus accorder
d’importance à ses forces et au développement d’un potentiel de qualité en
vue de sa carrière professionnelle future. Il sera probablement toujours très
difficile pour certains de ces enfants de nouer des liens d’attachement, mais
pour autant, ils auront toutes les chances d’être heureux si leurs forces innées
sont encouragées et exploitées. Pour une grande partie de la population – et
je fais surtout allusion aux personnes sans autisme –, le fait d’être en couple,
de se marier ou même de fonder une famille revêt une importance toute par-
ticulière, mais honnêtement, il y a un certain nombre de neurotypiques qui
font le choix de ne pas se marier ou de ne pas avoir d’enfants, ou encore qui
décident de se marier, mais pour lesquels le mariage s’avère être une expé-
rience désastreuse. Je demande donc aux parents : «"Est-ce vraiment ce que
vous souhaitez pour votre enfant ou ce qu’il veut lui"?"» Plus loin dans ce
chapitre, je distinguerai le fonctionnement social de tout ce qui touche aux
émotions, puis j’en arriverai à la conclusion que pour certains individus por-
teurs d’autisme, l’accent est mis sur l’aspect social au détriment de l’aspect
émotionnel alors que pour d’autres, c’est l’inverse qui se produit. Cette idée
présente un grand intérêt et mérite d’être approfondie.
Pour trouver ce qui motive un enfant, ce qui fait que ça vaut la peine pour
lui d’accomplir le travail qui s’impose, il faut être un bon détective et déce-
ler précisément qui est votre enfant et ce sur quoi se porte tout naturelle-
ment son attention. Parfois, cela implique que parents et enseignants
mettent de côté leurs idées reçues sur ce qui est «"pertinent"» et «"bien"»
et qu’ils envisagent les choses en tenant compte des intérêts de l’enfant.
Les troubles sensoriels peuvent jouer un rôle important comme facteurs
de motivation, mais peuvent également lui faire obstacle. Pour vous

41
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

donner un exemple, j’ai lu quelque chose à propos d’une fille qui cassait
tout ce qu’elle avait entre les mains. Ses parents ont fini par comprendre
que ce qui lui plaisait, c’était le bruit que cela produisait. Ainsi, ils ont
transformé cette manière d’agir inappropriée en un facteur motivant qui
leur a permis de lui enseigner des comportements plus adéquats. Ils ont
conçu une boîte dans laquelle ils ont déposé toutes sortes d’objets qu’elle
avait le droit de casser, en guise de récompense, à chaque fois qu’elle
adoptait un comportement socialement acceptable. En plus de répondre à
ses besoins de stimulation sensorielle, cette habitude qu’elle avait était
utilisée de manière constructive. À mesure qu’elle apprenait des compor-
tements plus appropriés, le besoin qu’elle ressentait de casser toutes
sortes de choses s’estompait. Je pense qu’une meilleure alternative aurait
été de lui donner des cymbales à frapper l’une contre l’autre. Là encore,
elle aurait pris plaisir à entendre le son qu’elle aimait. Voilà où je veux en
venir : au lieu de lui répéter à maintes et maintes reprises que ce n’est pas
bien de tout casser – ce qui est évidemment mal dans bien des cas –, les
parents ont fait de cette manie une récompense très motivante dans le
seul but de l’aider à apprendre.

Le concept d’habiletés sociales est tellement abstrait aux yeux d’un


enfant atteint d’un trouble du spectre autistique qu’il lui est difficile de
relier une compétence particulière aux efforts qu’il doit déployer pour
l’acquérir. Ceci est d’autant plus vrai que l’enfant apprend tout par
cœur, ce qui exclut tout sens du contact social. Le fait d’associer ces
compétences absconses à une récompense concrète s’avère être une
stratégie utile et efficace dès les tout premiers stades de l’acquisition
des habiletés sociales et du développement de la prise de conscience
d’autrui.
En outre, il est des parents qui endossent leur costume de détective quand
l’enfant porteur d’autisme est encore petit afin de se mettre en quête de
tout ce qui peut le motiver. En utilisant ces facteurs de motivation de
manière constructive, ils lui offrent la possibilité, et ce à de multiples
reprises, de devenir autonome. Il est essentiel que l’enfant soit bien pré-
paré si l’on veut qu’il parvienne à «"garder le cap"» une fois qu’il se retrou-
vera en des eaux plus hostiles, dans le royaume moins concret de la prise
de conscience d’autrui. Cela lui permettra également d’affronter la période
de l’adolescence qui n’est facile pour personne. Pour faire court : manque
d’intérêt pour les situations sociales + faible motivation = développement
social moindre. Si l’on remplace «"faible"» par «"forte motivation"» dans
cette équation, le résultat ne sera plus le même.

42
Mon travail, c’est toute ma vie

Je me suis intéressée à l’art très tôt, alors que je n’étais qu’une enfant. Mes
parents me fournissaient toutes sortes de matériaux pour mes travaux
artistiques et ne manquaient pas de me féliciter pour chacune de mes
créations. Je me souviens d’une fois où j’ai peint une aquarelle représen-
tant un quai sur une plage. Ma mère l’a fait encadrer par un professionnel.
C’était très motivant et quelle belle reconnaissance que d’être félicitée par
les amis de ma mère qui avaient vu la peinture. Mais ensuite, je devais pas-
ser à table et bien me tenir. Je n’avais pas le droit de mettre la pagaille
dans le salon, auquel cas j’étais privée de télé le soir même. Jamais elle ne
m’a punie en me confisquant ce qui favorisait le développement de mes
talents, comme mes peintures ou ma machine à coudre. Les talents
peuvent être fragiles et je connais des histoires bien tristes où un enfant
finit par perdre son goût pour l’art ou les maths à force d’être trop souvent
privé de ses passions. Privez-le plutôt de quelque chose qui n’a rien à voir
avec ses talents ou son travail, comme par exemple un jeu vidéo violent ou
bien la télévision.
C’est au cours de l’enfance que commencent à se développer des qualités
telles que la motivation ou le sentiment d’estime de soi, qualités indispen-
sables à la réussite sociale et qui continueront à évoluer avec l’âge. Il n’est
jamais trop tôt pour favoriser leur essor chez votre enfant.

COLLÈGE ET LYCÉE : MES PIRES ANNÉES

C’est au collège que mes vrais problèmes ont commencé. Ce fut une période
terrible. Avec l’entrée dans la puberté puis dans l’adolescence, les gamins ne
s’intéressent plus du tout aux petits bateaux à voile, aux cerfs-volants, aux
courses de vélo ou même aux jeux de société. Seules les expériences socio-
affectives trouvent désormais grâce à leurs yeux. Quel désastre pour moi"! Je
savais me montrer polie et me comporter convenablement avec mes cama-
rades, et ce quelle que soit la situation –  autrement dit, j’avais de bonnes
habiletés sociales –, mais pour autant, la notion de lien social m’était complè-
tement étrangère alors qu’elle semble être le ciment qui unit les jeunes à
l’adolescence. Mon cercle d’amis se réduisait à mesure que celui de mes pairs
s’élargissait, simplement parce que les gens de mon âge n’avaient plus envie
de faire avec moi les activités qui me plaisaient. Je ne parvenais pas à com-
prendre pourquoi j’avais tant de mal à m’intégrer ni pourquoi les autres
enfants me posaient problème. Mon manque de lucidité ne me permettait pas
de voir à quel point j’étais différente, probablement parce qu’à mes yeux, les
choses que j’aimais faire revêtaient une importance autrement plus grande
que mon apparence.
Alors que je me passionnais pour les projets scientifiques de l’école, les gar-
çons et les filles de mon âge ne pensaient qu’à sortir ensemble et seuls les

43
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

stars de cinéma, les cheveux et le maquillage importaient. Les filles passaient


des heures à décortiquer les commentaires anodins des garçons et à se
demander s’ils s’intéressaient à elles. Je trouvais ces sujets de conversation
complètement idiots et sans intérêt.
Les liens que les adolescents nouent avec leurs pairs sont pour eux source
de réconfort. Cela constitue une étape normale de leur développement psy-
cho affectif dès lors qu’ils cherchent à asseoir leur identité propre. L’activité
consistant à différencier ceux qui correspondent à l’idée qu’ils se font de la
norme et les autres est désormais au cœur des préoccupations. Ceux qui
sont dans la norme ont la belle vie. Pour les autres, c’est le début des
moqueries et du harcèlement scolaire. Les adolescents porteurs d’autisme
peuvent vivre un véritable enfer. C’est pour cette raison que, d’après moi, il
est crucial de s’assurer que les habiletés essentielles au bon fonctionne-
ment social soient en place avant l’entrée au collège. C’est déjà suffisam-
ment compliqué pour eux de comprendre les normes sociales non écrites et
les émotions qui s’y rattachent sans avoir, en plus, à travailler sur leur
estime de soi et à gérer le stress et l’anxiété qui les accablent. C’est cent fois
pire quand, pour couronner le tout, ils n’ont aucune idée de ce que sont les
bonnes manières et lorsqu’ils ne connaissent pas les comportements appro-
priés à adopter en public.
Quand j’étais au collège, j’étais la risée de tous. Ceux qui se moquaient de
moi n’étaient pas du genre à s’intéresser à l’équitation, à l’électronique ou
aux maquettes de fusées, autrement dit à mes activités de prédilection. Il y
avait quand même des petits «"intellos"» qui avaient des goûts similaires aux
miens, si bien que nous devenions amis. Eux ne se moquaient pas de moi
étant donné que nous avions des points communs. C’étaient les gamins les
plus sociables qui m’embêtaient, ceux qui prenaient plaisir à traîner avec les
copains et à discuter de choses et d’autres. Cela n’avait rien à voir avec
l’intelligence car beaucoup de gamins sociables sont également très doués.
Nous n’avions tout simplement pas le même mode de développement. C’est
un peu comme si nous avions emprunté le même chemin du CP au CM2
(même si nous n’étions pas forcément dans le même groupe de marcheurs)
et comme si, une fois à l’adolescence, nous étions arrivés à un croisement.
Certains d’entre nous ont tourné à gauche – et je fais là allusion aux indivi-
dus dont l’intérêt se porte davantage sur les choses et les faits – alors que
la majorité des gamins ont tourné à droite et ont pris l’avenue des liens
sociaux.
Comme si cela ne suffisait pas, la transition entre l’école primaire et le col-
lège impliquait qu’il faille affronter un environnement hostile aux enfants
avec autisme. C’en était bien fini de la structure comportant un enseignant
et une classe principale, où le changement d’activité se faisait dans la disci-
pline, sous l’œil attentif d’un adulte. Il fallait dorénavant supporter le bruit et
la foule et ne pas se laisser submerger par cette multitude de corps, de voix
diverses et variées, de sons et d’odeurs. D’un point de vue sensoriel, tout

44
Mon travail, c’est toute ma vie

cela me submergeait et m’intimidait à bien des égards. Les moqueries


étaient d’une telle méchanceté que je me suis mise à faire n’importe quoi.
C’est là que mes problèmes de comportement sont apparus. Après avoir
lancé un livre à la figure d’une fille qui m’embêtait, j’ai été renvoyée de la
grande école privée pour filles (quatre cents élèves) où ma mère m’avait
inscrite. Elle m’a ensuite placée, loin de chez moi, dans un pensionnat qui
accueillait des enfants particulièrement doués et présentant des troubles
affectifs. Il ne faut pas perdre de vue que nous étions dans les années 1960
et qu’à cette époque, l’autisme était encore un mystère. Il n’existait pas alors
de formation spécifique pour les enseignants confrontés à ce type de public
et les choix étaient par conséquent très limités. Je passais encore le plus
clair de mon temps à tirer au flanc plutôt que de me consacrer à mes
études, jusqu’au jour où monsieur Carlock, mon professeur de sciences, a
trouvé le moyen de me redonner goût au travail. Il a su éveiller mon intérêt
pour les sciences et le métier de scientifique en se servant de mes obses-
sions. Dès ce moment, je me suis mise au travail car je voulais devenir une
vraie scientifique.
Lorsque j’étais en proie aux moqueries et au harcèlement, je trouvais refuge
auprès des camarades qui partageaient mes goûts pour certaines activités.
Heureusement, celle qui partageait ma chambre se passionnait pour les
chevaux tout comme moi et nous jouions beaucoup ensemble autour de ce
thème. Nous avions une vaste collection de petits chevaux en plastique et
nous fabriquions des brides avec des lacets et des mors avec du papier alu-
minium provenant des paquets de cigarettes, afin de les harnacher façon
western. Nous adorions nous livrer à ces activités et c’est sur nos intérêts
partagés que reposait notre amitié. J’avais donc des amis quand j’étais au
collège, mais la journée scolaire en soi, à savoir le moment des repas et les
changements de salles, était une véritable torture. Je ne savais pas vraiment
comment réagir aux moqueries des autres. Ils me traitaient de tous les
noms en raison de la façon dont je me comportais, comme par exemple «"le
magnétophone"»"; je n’y comprenais rien. Quand j’étais petite, ma mère et la
nourrice étaient là pour m’expliquer les choses clairement, mais à mesure
que je grandissais, elles me laissaient me débrouiller pour appréhender un
message ou une situation par moi-même. C’était très difficile car la com-
plexité des relations propres à l’adolescence me déconcertait. Les autres
pouvaient très bien être gentils un jour et abominables le lendemain. À un
moment, c’était la folie des échasses à l’école et les jeunes du collège les
fabriquaient à partir de chevrons. J’ai donc mis en pratique mon savoir-faire
dans le domaine de la construction pour fabriquer deux échasses vraiment
hautes. J’arrivais bien à m’en servir. Les autres trouvaient ça très cool et ils
ne m’ont plus embêtée tant que les échasses étaient à la mode. Une fois la
folie retombée, c’en était fini de ma popularité.
La vie au collège et au lycée est bien plus compliquée aujourd’hui qu’elle
ne l’était de mon temps. Les parents se trouvent confrontés à des

45
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

problèmes qui n’étaient pas très courants à l’époque comme par exemple
la cigarette, l’alcool, les rapports sexuels et la consommation de drogue.
En outre, les restrictions budgétaires ont eu pour effet d’éliminer des
matières telles que l’éducation manuelle et technique en atelier, le
théâtre ou la musique, réduisant ainsi les options qui plaisent aux jeunes
avec autisme. Que reste-t-il"? Un apprentissage scolaire théorique dans
un environnement social. Je pense vraiment que certains jeunes por-
teurs d’autisme se porteraient bien mieux si on les retirait de cet envi-
ronnement social où ils sont constamment mis sous pression et si on les
autorisait à poursuivre leurs études à distance ou dans un environne-
ment plus clément. Ils doivent déployer une énergie considérable pour
être à même de gérer le stress et l’anxiété qui s’accumulent jour après
jour dans un milieu comme celui-là, énergie qu’ils ne peuvent donc pas
utiliser de façon profitable en cours. Qui plus est, l’activité consistant à
nouer des liens avec des adolescents n’est pas une compétence qui nous
est utile dans notre vie d’adulte. Je ne dis pas qu’il faudrait retirer tous
les enfants atteints d’un trouble du spectre autistique du collège. En fait,
je pense que la situation est plus simple pour les enfants avec autisme de
«"bas niveau"». Leurs difficultés sont, en règle générale, plus flagrantes,
aussi bien aux yeux de l’école (qui fait en sorte qu’ils puissent bénéficier
d’une aide appropriée) qu’aux yeux des autres enfants (qui comprennent
vraiment les problèmes auxquels ils sont confrontés). Ainsi, ils ne
subissent que très peu de moqueries. Ce sont les autistes de haut niveau
qui rencontrent le plus de problèmes compte tenu de leur façon de parler
et de leur QI souvent élevé. Étant donné que leurs difficultés sont invi-
sibles, les enseignants sont moins enclins à leur apporter le soutien dont
ils ont pourtant besoin et pour leurs pairs, ils sont plus bizarres et intel-
los que stupides et ignorants. On ne les forme pas aux compétences
sociales indispensables et par conséquent, ils restent sur le carreau. De
plus en plus de parents d’enfants Asperger décident de leur dispenser un
enseignement à domicile jusqu’en fin de terminale ou encore, de les ins-
crire dans un établissement proposant des programmes d’études de
premier cycle universitaire alors qu’ils sont encore au lycée. De cette
façon, ils restent suffisamment motivés pour décrocher leur baccalau-
réat.
Un autre aspect qui me dérange particulièrement en ce qui concerne le
collège et le lycée ces temps-ci est que certains parents et établisse-
ments scolaires se concentrent exclusivement sur l’enseignement des
habiletés sociales sans vraiment tenir compte des besoins en termes
d’acquisition de compétences professionnelles. Je trouve tout à fait for-
midable que les établissements du second degré reconnaissent enfin les
difficultés sociales auxquelles sont confrontés les individus porteurs
d’autisme, mais l’approche, souvent fragmentaire, manque de clair-
voyance.

46
Mon travail, c’est toute ma vie

Il est certes essentiel d’apprendre aux jeunes les compétences indispen-


sables au bon fonctionnement social, mais je suis d’avis qu’une fois au col-
lège, il faudrait se concentrer davantage sur les habiletés sociales dont ils
auront besoin pour réussir dans la vie : jouer un rôle efficace au sein d’un
groupe d’étude, gérer le temps, bien réagir face à la jalousie des collègues
de travail, savoir se vendre lors d’un entretien d’embauche, les règles
tacites sur le lieu de travail, etc. Une fois au collège, il est déjà trop tard pour
apprendre à respecter l’espace personnel d’autrui, à prendre part à une
conversation ou à soigner son apparence. Ces habiletés devraient être
enseignées à un âge moins avancé de sorte qu’au collège, il soit possible
d’acquérir des compétences sociales plus complexes. Certaines des normes
sociales non écrites que nous aborderons par la suite peuvent être incul-
quées à l’enfant dès son plus jeune âge. Ensuite, des modifications de
forme devront y être apportées au cours de sa scolarité et jusqu’à l’âge
adulte. Ce n’est que grâce à une bonne connaissance de plusieurs de ces
règles non écrites et pourtant cruciales que l’enfant sera à même de mieux
comprendre les règles plus complexes et souvent moins flagrantes que l’on
retrouve sur le lieu de travail ou dans le cadre des relations personnelles.

LES ÉTUDES SUPÉRIEURES ET L’ENTRÉE


DANS LA VIE D’ADULTE

Pour tous ceux et celles d’entre nous, porteurs d’autisme ou neurotypiques,


qui vivent au contact des autres, le développement de la compréhension
sociale et la prise de conscience d’autrui ont tout d’un voyage interminable. Il
suffit de se rendre dans le rayon «"développement personnel"» d’une librairie
ou de tomber sur l’un des nombreux sites Internet exposant les conventions
sociales pour s’apercevoir à quel point le besoin d’être en phase avec la
société est au cœur des préoccupations de tous. Bien qu’il ne soit plus aussi
clairement défini qu’il ne l’était dans les années 1950 et 1960, le besoin d’ap-
partenance semble être inné"; le désir des individus de s’identifier à ceux qui
partagent les mêmes aspirations qu’eux leur permet d’avancer, les motive. Je
suis convaincue que les personnes avec autisme manifestent elles aussi ce
désir, à des degrés divers.
À l’heure où la vie est devenue tellement compliquée et où les valeurs sociales
aussi bien que les mœurs se sont assouplies, la quantité des exceptions
confirmant les normes sociales qui régissent notre existence est telle qu’il est
pratiquement impossible pour quiconque de les connaître toutes. Il serait

47
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

pertinent de rappeler régulièrement cette réalité aux individus avec autisme


afin de soulager l’anxiété du «"tout ou rien"» à laquelle ils se trouvent confron-
tés lors de leur apprentissage des codes sociaux non écrits. Ceci dit, les gens
que nous rencontrons attendent toujours un comportement social approprié
de notre part, même si nous n’avons probablement plus la moindre idée de ce
qui est approprié. Déroutant"? Oh que oui"! Est-ce là une excuse pour ne plus
déployer les efforts indispensables au bon fonctionnement social"? Certaine-
ment pas"! Cela veut simplement dire que l’apprentissage social est un travail
de longue haleine.
C’est à l’âge de 13  ans que j’ai eu ma première expérience professionnelle.
Mon premier emploi aux côtés d’une couturière consistait à faire les ourlets
des robes que l’on nous confiait et à reprendre des vêtements mal ajustés. Il
s’agissait de tâches visuelles que je savais gérer du début à la fin car ce que
j’avais à faire était clairement défini. Je ne ressentais aucune pression et
l’environnement de travail était calme. L’interaction sociale se limitait à de
petits bavardages et à des échanges de politesses que ma mère m’avait ensei-
gnés. À cette période de ma vie, tout cela correspondait parfaitement à mes
compétences et aptitudes et j’ai pu me familiariser tout doucement au monde
du travail. S’il m’arrivait de faire des erreurs, c’était sans grande incidence.
Plus tard, quand j’étais à l’université, j’ai travaillé comme stagiaire dans un
laboratoire de recherche pendant l’été et aussi dans une école pour enfants
avec autisme ou en proie à d’autres troubles du développement. Ces emplois
m’ont permis d’acquérir le sens des responsabilités et m’ont inculqué le goût
du travail bien fait.
Une fois mes études terminées, j’ai débuté
comme journaliste pour le magazine Arizona
Ranchman. J’y ai travaillé à temps partiel
pendant sept ans. Je n’ai eu aucune diffi-
culté à apprendre les ficelles du métier : je Il est nécessaire
prenais des notes au cours d’une réunion de commencer
ou d’une interview puis je rédigeais mon au bas de l’échelle
article. Je lisais les anciens numéros du et de faire ses preuves
magazine, notamment pour me faire une pour mieux atteindre
idée précise de la manière dont on écrit le sommet.
un article suffisamment intéressant pour
que le lecteur s’y arrête. Je n’étais pas beau-
coup payée mais cette expérience m’a permis
de me familiariser avec bon nombre de règles non
écrites qu’il est indispensable de connaître lorsque l’on travaille avec d’autres
personnes. J’ai commis beaucoup d’erreurs, mais les gens étaient véritable-
ment disposés à m’aider et à me guider pour la simple et bonne raison qu’ils
reconnaissaient mes talents.
Durant cette période, j’ai également travaillé pendant un an et demi pour une
entreprise de construction. Je concevais des équipements que je devais

48
Mon travail, c’est toute ma vie

ensuite promouvoir. J’étais chargée d’élaborer toutes les brochures et de


m’assurer que les articles vantant les équipements que l’entreprise proposait
paraissent dans les revues spécialisées. J’ai fini par faire mes preuves dans
ces deux domaines, mais au début, il fallait vraiment que l’on me pousse à
faire les choses. Je me souviens que mon patron me disait, «"Temple, prends
le téléphone, appelle ces magazines et demande-leur de publier l’article sur le
projet de la Snake River."» Évidemment, au début, j’avais peur d’appeler ces
magazines et de faire des erreurs, mais je savais me montrer créative et j’ai
appris très vite.
Je me rends compte aujourd’hui que j’ai compris très tôt à quel point cer-
taines personnes pouvaient ouvrir la voie à d’autres perspectives d’emploi. Et
que cette voie pouvait elle-même mener vers une autre voie et ainsi de suite.
Il semblerait que beaucoup de personnes porteuses d’autisme ne prennent
jamais conscience de cet état de fait. À leurs yeux, il n’y a qu’une seule voie, si
tant est qu’ils la repèrent. Je me suis également aperçue qu’il était nécessaire
de commencer au bas de l’échelle et de faire ses preuves pour mieux atteindre
le sommet. En somme, j’accomplissais toutes les tâches qui m’étaient confiées,
y compris celles qui ne me motivaient que moyennement. Le respect profes-
sionnel finit par s’installer et charge aux individus de faire leurs preuves pro-
fessionnellement parlant. J’ai vite appris que je ne parviendrais pas à
conserver un emploi très longtemps si je refusais d’accomplir un travail ou si
je me disputais avec mon patron ou mes collègues au sujet des tâches à
effectuer. En ce qui me concerne, garder mon emploi et faire de mon mieux
étaient deux facteurs de motivation importants.
Avec le temps, j’écrivais de très bons articles et j’avais su gagner le respect de
tous dans ce domaine. Chaque fois que j’assistais, en tant que journaliste, à
des réunions en rapport avec le bétail et les fermes d’élevage, je ne manquais
pas de me présenter aux éditeurs de différents magazines et de leur proposer
les articles que j’avais écrits à propos de mes recherches. J’ai vite compris le
jeu consistant à échanger un maximum de cartes de visite ainsi que les diffé-
rentes solutions qui s’offraient à moi pour me faire un nom dans ce secteur.
J’ai commencé par travailler en free-lance dans le domaine de la conception
et j’ai constitué un portfolio afin de présenter mon travail à d’éventuels
clients. Ainsi, je me suis peu à peu forgé une solide réputation dans ce secteur.
Je me suis fait connaître en concevant des équipements pour l’élevage indus-
triel des bovins et ma carrière a été couronnée de succès. Ce qui est certain,
c’est que rien de tout cela ne s’est fait en un jour.
Après avoir travaillé plusieurs années pour ce magazine, et ce avec succès, il
a été racheté et je me suis retrouvée avec un nouveau patron. Il me trouvait
bizarre et, alors qu’il était sur le point de me licencier, mon amie Susan, la
graphiste du magazine, et moi-même avons constitué un portfolio rassem-
blant mes divers articles. Non seulement le nouveau patron ne m’a pas ren-
voyée, mais il m’a même augmentée une fois qu’il a constaté la qualité de mon
travail.

49
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Je ne saurais trop insister sur l’importance de déceler un domaine dans


lequel l’enfant avec autisme est doué et de faire évoluer son talent afin de
lui donner les meilleures chances de réussir dans sa vie professionnelle
future, qu’il devienne rédacteur, graphiste publicitaire, ébéniste réalisant
des meubles sur mesure, mécanicien ou analyste programmeur. Ces
efforts lui permettront d’avoir une carrière enrichissante sur le plan intel-
lectuel. Ma vie serait sans intérêt si mon métier ne m’apportait pas une
vraie satisfaction intellectuelle. Ma carrière, c’est toute ma vie. Parfois, les
professionnels travaillant avec des individus porteurs d’autisme sont telle-
ment obnubilés par la vie sociale de la personne qu’ils ne pensent pas
forcément à lui inculquer les compétences indispensables afin qu’elle
puisse accéder plus facilement à un emploi qui lui apporte une réelle satis-
faction intellectuelle.

À chaque fois que je participe à une rencontre autour de l’autisme, je m’aper-


çois que parmi les individus présentant un trouble du spectre de l’autisme de
haut niveau, ceux qui ont le comportement social le plus adapté sont aussi
ceux qui exercent un travail gratifiant. Un emploi qui permet de mobiliser les
habiletés intellectuelles d’une personne a le mérite de favoriser l’estime de
soi. À l’inverse, les gens avec autisme les plus malheureux que j’ai rencontrés
n’étaient pas dotés de bonnes compétences professionnelles ou n’avaient
aucune passion à partager avec les autres. Compte tenu de tout le temps que
nous consacrons au travail dans notre vie d’adulte, il est tout à fait logique que
les personnes exerçant un emploi satisfaisant soient en général plus épa-
nouies et plus à même de faire face aux diverses situations qui peuvent se
présenter.
J’ai eu l’occasion de rencontrer de brillants informaticiens porteurs d’autisme.
Une analyste programmeur m’a confié qu’elle était heureuse parce que main-
tenant, elle était avec «"ses semblables"». Lors d’une autre rencontre, j’ai fait
la connaissance d’un père et de son fils. Le père avait enseigné la programma-
tion informatique à son fils alors qu’il n’était qu’en CM1 et aujourd’hui, ce
dernier travaille pour une société d’informatique. Cette profession convient
parfaitement aux individus atteints d’un trouble du spectre autistique compte
tenu de la manière dont leur cerveau fonctionne. Parents et enseignants
devraient exploiter cette habileté et favoriser son développement.
Il y a quelques années de cela, je me suis rendue au Japon afin d’y observer
les méthodes de prise en charge de l’autisme. J’ai rencontré un nombre consi-
dérable de personnes autistes de haut niveau. Toutes exerçaient un métier
intéressant. Il y avait un homme qui traduisait des documents techniques et
juridiques. Une autre personne était ergothérapeute et il y avait plusieurs

50
Mon travail, c’est toute ma vie

analystes programmeurs. Et puis il y avait cet homme dont le niveau n’était


pas si élevé et qui est devenu boulanger. J’ai remarqué que la tendance au
Japon était de favoriser le développement des compétences et tous ces gens
autistes de haut niveau ou atteints du syndrome d’Asperger ont été pris en
charge dans ce sens et continueront de l’être jusqu’à la fin de leurs jours.
Même s’il n’est pas simple pour les individus avec
autisme d’exploiter une habileté naturelle afin
d’en faire leur métier, l’effort à fournir s’avère
indispensable. Les éducateurs, ainsi que les
mentors qui les accompagnent sur leur Exploitez
lieu de travail, devraient les aider à gérer vos habiletés
les difficultés propres à l’aspect social qui afin de pouvoir les mettre
constituent un frein majeur au dévelop- à profit dans un métier
pement de leur activité professionnelle. reconnu et utile,
Néanmoins, à partir du moment où ils puis devenez un expert
parviennent à trouver leur place, ils doivent dans votre domaine.
être vigilants afin d’éviter toute promotion
qui les ferait passer d’un poste de technicien
dans lequel ils s’en sortent très bien à un poste
d’encadrement qu’ils ne pourraient pas assumer. Je
connais quelques histoires bien tristes concernant des personnes qui fournis-
saient un travail de grande qualité au poste qu’elles occupaient et qui ont été
promues. Il s’agissait de dessinateurs en architecture, de techniciens de labo-
ratoire, de journalistes sportifs ou encore d’analystes programmeurs. À partir
du moment où ils ont dû interagir avec les autres en tant que cadres, leurs
résultats ont pâti de la situation.
Les loisirs que l’on peut partager avec d’autres contribuent également beau-
coup au développement de l’estime de soi et peuvent même finir par engen-
drer des rentrées d’argent non négligeables. J’ai lu un article à propos d’une
femme qui se morfondait dans un travail sans aucune perspective d’avenir. Sa
vie a changé du tout au tout le jour où elle a découvert que d’autres per-
sonnes avaient la même passion qu’elle, à savoir élever des poulets. Grâce à
Internet, elle communique avec d’autres éleveurs de poulets. Même si elle
exerce toujours son emploi sans grand intérêt, elle est bien plus heureuse
maintenant qu’elle est allée au bout de sa passion.
Exploitez vos habiletés afin de pouvoir les mettre à profit dans un métier
reconnu et utile puis devenez un expert dans votre domaine. J’étais souvent la
seule femme à travailler sur un projet relatif au bétail"; je n’étais entourée que
d’hommes. Cela les intimidait toujours un peu au début, mais j’étais parvenue à
faire évoluer mes talents à un point tel qu’ils avaient un profond respect pour
mon savoir et mes compétences. Ils étaient disposés à fermer les yeux sur
certaines de mes petites manies qu’ils trouvaient pourtant étranges, pour la
simple et bonne raison que je faisais du bon travail. Et cela s’est répété dans
d’autres situations professionnelles. Il est essentiel de devenir un expert dans

51
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

son domaine, de surpasser les autres afin de compenser les difficultés difficile-
ment dissimulables qui peuvent apparaître à leur contact. Si l’on fournit un
meilleur travail que les autres membres de l’équipe, il y a de fortes chances que
nos petites maladresses sociales passent inaperçues aux yeux de notre patron.
Mais si l’on ne s’investit que moyennement dans notre travail, ces mêmes mala-
dresses peuvent suffire à nous faire renvoyer.
Les gens ont du respect pour le talent et il faut savoir que de solides compé-
tences permettent d’ouvrir de nombreuses portes et offrent de réelles
opportunités. Un mentor constitue une aide précieuse car en plus d’accompa-
gner le développement professionnel de l’individu porteur d’autisme, il l’aide
à renforcer ses compétences professionnelles.

On me demande souvent : «"Comment faire pour trouver un mentor"?"» En


fait, il est difficile de dire où l’on peut trouver un mentor. Il ou elle peut très
bien être dans la file d’attente en caisse au supermarché. C’est grâce à ma
rencontre avec la femme de son assureur lors d’une soirée que j’ai trouvé l’un
de mes premiers mentors dans l’industrie de la viande. Elle a engagé la conver-
sation avec moi après avoir remarqué ma chemise style western brodée à la
main. J’avais passé des heures à broder une tête de bœuf sur la chemise.
Essayez de mettre une annonce sur le panneau d’affichage du département
informatique d’un établissement d’enseignement supérieur près de chez
vous. Ou encore, si vous croisez une personne portant un badge avec le nom
d’une société informatique, pourquoi ne pas l’aborder et lui montrer le travail
réalisé par la personne avec autisme que vous voulez aider ?

Étant donné que l’incompétence sociale est le lot de la plupart des individus
atteints d’autisme, c’est leur travail et leurs talents qu’ils doivent vendre, et non
pas leur personnalité. À mes débuts dans la vie active, j’ai notamment travaillé
pour le magazine Arizona Farmer Ranchman. Après plusieurs années, j’ai eu un
nouveau patron, Jim. Il me trouvait bizarre et n’avait qu’une idée en tête  : se
débarrasser de moi. Susan, l’adorable graphiste du magazine, s’en est très vite
aperçue (alors que je n’avais personnellement rien vu venir) et m’a conseillé de
constituer un portfolio regroupant mes divers articles. Susan m’a aidée à
conserver mon emploi. Quand Jim a constaté la qualité de mon travail, il m’a
augmentée. C’est là que j’ai appris à vendre mon travail plutôt que de me vendre
moi-même. Lorsque je faisais voir à des clients potentiels les dessins et les pho-
tos de mes réalisations, ils étaient impressionnés. Aujourd’hui, il est très facile de
créer un portfolio sur ordinateur ou sur smartphone. Il est possible d’y intégrer
des photos de ses créations, des conceptions de sites web, des modèles de
programmation informatique, des photos de projets, etc. J’ai compris il y a bien

52
Mon travail, c’est toute ma vie

longtemps que l’on peut rencontrer à tout moment la bonne personne qui nous
permettra d’accéder à l’emploi. C’est pourquoi il est important d’avoir toujours à
disposition un portfolio à présenter sur son smartphone en s’assurant bien sûr
que l’accès au document soit direct. Mieux vaut en effet éviter de faire défiler les
photos d’un chat rongé par la folie avant de tomber sur la page adéquate. La
première impression donnée par un portfolio doit être positive.
En même temps que je m’évertuais à renforcer mes compétences profession-
nelles, je devais travailler sur mes problèmes sensoriels et intégrer les règles
non écrites inhérentes à toute relation, qu’elle soit privée ou professionnelle.
Certaines de ces difficultés seront abordées plus loin.
Le travail, ce n’est pas seulement un mode de vie ou un salaire. C’est l’élément
clé d’une vie satisfaisante et accomplie. Pour moi tout comme pour bon
nombre de mes pairs avec autisme, le travail fait, en quelque sorte, office de
ciment qui nous permet de tenir bon dans un monde déjà bien déroutant. Mon
travail représente tout pour moi et c’est quand je construis des choses que je
suis le plus heureuse. J’ai des amis qui partagent les mêmes centres d’intérêt
que moi"; ces relations me conviennent et enrichissent ma vie. Nous échan-
geons sur l’autisme, le bétail, les avancées intéressantes dans le monde de la
science ou encore les nouvelles connaissances sur le fonctionnement du cer-
veau. Nous parlons de nos relations sociales et réfléchissons ensemble aux
différentes façons de résoudre certains problèmes avec notre famille, nos
amis et nos collègues. Nous évoquons les ouvrages de développement per-
sonnel ou les rubriques du Wall Street Journal que nous avons lues et qui
apportent un éclairage utile sur les situations sociales, ce qui nous permet de
mieux les comprendre. Nous discutons de toutes sortes de sujets, mais nos
conversations ont toujours un but et empruntent un chemin logique. Nous ne
parlons jamais pour ne rien dire.

Réflexions de Temple (2017)


Conseils destinés aux adultes présentant des troubles du spectre
autistique s’ils viennent à perdre leur emploi
J’ai pu observer deux situations à l’origine d’un licenciement :
• Un jeune à qui l’on n’a jamais appris la discipline au travail est congédié en
raison de ses retards constants ou de son hygiène douteuse ou encore
parce qu’il ne termine pas les tâches qui lui incombent. Cet individu n’est
pas au fait des attentes sociales de base sur le lieu de travail. Ces choses-
là s’apprennent mais il faut qu’elles soient enseignées de manière concrète
de sorte qu’elles aient du sens.
• Une personne plus âgée perd son emploi pourtant stable à cause d’une
modification de la gestion directe dans l’entreprise, d’un changement de
l’équipe de direction, de la fermeture de la structure ou encore d’une
réduction des effectifs.

53
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Chacune de ces situations doit être traitée de manière adaptée. Il s’agit en


premier lieu de déterminer la raison pour laquelle la personne a été licenciée.
Le retard au travail est un motif de licenciement courant. Un gérant de cinéma
m’a un jour confié à quel point la culture cinématographique dont son placeur
porteur d’autisme faisait preuve dans son travail l’impressionnait. Seulement
voilà, il arrivait régulièrement avec une heure de retard ; il s’est donc vu remer-
cier. Pour moi, la ponctualité n’a jamais été un problème. Dans les années
1950, tous les gamins du quartier savaient qu’ils devaient être à l’heure pour
ne pas manquer le bus qui les amenait à l’école et qu’il valait mieux ne pas
arriver en retard à la cantine.
Il y a des gens qui agacent leurs collègues à force de leur chercher des poux
sous prétexte que ces derniers ne suivent pas à la lettre les règles de l’entre-
prise. Je connais deux personnes avec TSA travaillant sur un chantier de
construction qui ont été renvoyées parce qu’elles passaient leur temps à
signaler le moindre manquement aux consignes de sécurité. Il est nécessaire
d’avoir une définition sans équivoque des différences entre les consignes de
sécurité importantes ayant pour objectif d’empêcher la mort ou les
blessures graves et les règles purement bureaucratiques de moindre
importance.
Il est un autre problème inacceptable sur le lieu de travail  : la mauvaise
hygiène. Autant il n’y a aucun inconvénient à afficher un style excentrique,
autant négliger son hygiène n’est pas convenable. Il y a une scène dans le film
Temple Grandin, tourné par HBO et retraçant mon histoire, dans laquelle mon
patron pose brusquement un déodorant sur mon bureau en disant : « Tu pues,
sers toi de ça ! ». Cela m’est vraiment arrivé. Si à l’époque j’ai été très contra-
riée quand il a prononcé ces mots, je l’en remercie aujourd’hui car en me
conformant aux règles d’hygiène, je n’ai pas perdu mon emploi.
Selon moi, il est important que les individus porteurs de TSA qui vivent encore
chez leurs parents sachent d’où viennent la nourriture qu’ils ingèrent et le toit
qui les abrite. Selon toute vraisemblance, l’un des parents travaille, si ce n’est
les deux. Si un adulte vit encore chez ses parents, il doit absolument com-
prendre qu’il lui faut participer aux dépenses du foyer. Si nécessaire, il faut lui
montrer l’intégralité des factures en rapport avec la maison, la voiture et l’ali-
mentation et faire preuve d’exigence en lui faisant comprendre qu’en temps
utile, il serait bon qu’il travaille. Si, lors de la première tentative, il ne parvient
pas à conserver son emploi, pourquoi ne pas l’orienter vers un autre type de
travail qui lui conviendrait mieux ? J’ai fait la connaissance d’une femme qui
se faisait systématiquement renvoyer lorsqu’il s’agissait d’emplois conven-
tionnels jusqu’au jour où elle a découvert la soudure. Après une formation
pour en apprendre les rudiments, elle a trouvé un emploi par l’intermédiaire
d’un ami qui connais-sait quelqu’un dans une entreprise de construction et
depuis, elle s’épanouit dans son travail.

54
Mon travail, c’est toute ma vie

Il est très délicat pour une personne d’un certain âge de perdre son emploi
après des années de bons et loyaux services. Parfois, le fait d’avoir des
centres d’intérêt n’ayant aucun rapport avec l’activité professionnelle exercée
peut s’avérer fort utile pour retrouver un emploi plus adapté. Il pourrait être
pertinent de trouver un travail dans lequel il soit possible de réutiliser des
compétences déjà acquises grâce à une passion. Nombreux sont les
employeurs qui aiment embaucher des personnes plus âgées parce qu’en plus
de leur sens des responsabilités, ils savent qu’ils peuvent compter sur elles.
L’un de mes collègues d’un certain âge a été embauché par Home Depot, une
entreprise de distribution américaine pour l’équipement de la maison, après
s’être vu remercier par son ancien employeur. Ébéniste expérimenté, il sou-
haitait travailler au rayon outillage afin de conseiller les clients par rapport à
leur projet. Le patron l’a affecté au rayon plantes vertes car il le savait respon-
sable et se doutait qu’il en prendrait bien soin. Il craignait en effet qu’une
personne plus jeune ne pense pas systématiquement à les arroser. Il est plus
rassurant de confier à un employé plus âgé des plantes fragiles d’une valeur
importante qui ont besoin d’être arrosées et traitées avec soin. Bien que mon
collègue ne soit pas enchanté de travailler au rayon des plantes vertes, il a
malgré tout accepté. Il savait que cette situation était temporaire et que son
employeur accordait une grande importance à sa maturité et à la confiance
qu’il lui inspirait.

Il y a dans les relations amoureuses un degré de complexité que je ne suis


toujours pas en mesure de comprendre aujourd’hui et je fais donc le choix
délibéré de ne pas m’y engager. Mon mode de pensée et de fonctionnement
ne s’applique en aucun cas à l’ensemble des personnes atteintes d’un trouble
du spectre autistique, mais je pense qu’il concerne plus d’enfants et d’adultes
qu’on ne veut l’admettre. Je crois également qu’il s’agit là d’une façon d’être
qui n’est pas encore considérée d’un œil très favorable, surtout par ceux qui
voient le monde à travers le filtre de leurs émotions.
Certains individus porteurs d’autisme, dont je fais moi-même partie, ne dis-
posent pas des circuits physiques ou biochimiques permettant de ressentir
les émotions et malgré tous leurs efforts, c’est un pont qui ne verra jamais le
jour en raison de l’absence de matériaux de construction de base. Pour
d’autres personnes avec autisme, les matériaux de construction qui rendent
l’accès au ressenti émotionnel possible sont bien présents et il suffit de les
assembler pour former un ensemble structurel qui constituera le pont. Il
s’agit simplement de deux catégories différentes et il est tout à fait possible
pour chacun de ces individus, quelle que soit sa catégorie d’appartenance, de
mener une vie accomplie et heureuse. Je trouve bien dommage que beau-
coup de gens, qu’ils soient autistes ou non, considèrent encore l’une de ces
catégories comme inférieure ou ne proposant pas suffisamment d’options

55
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

par rapport à l’autre. Je ne suis pas d’accord. Cette affirmation montre bien
l’ignorance face à la façon peu commune dont certains cerveaux fonctionnent.
D’une certaine manière, le problème est plus d’ordre physiologique que psy-
chologique, comme nous le verrons dans la partie suivante.

COMMENT MON CERVEAU FONCTIONNE :


LES DONNÉES DE MON DISQUE DUR INTÉGRÉ

Parents, enseignants et individus porteurs d’autisme doivent absolument gar-


der à l’esprit que l’apprentissage se fait tout au long de la vie et cet axiome
s’applique tout particulièrement dans le domaine de la prise de conscience
d’autrui. L’enseignement des codes – évidents ou tacites – régissant les inte-
ractions sociales aux enfants est un projet à long terme qui se poursuit toute
leur vie durant. Ce n’est pas un sujet que l’on commence à aborder à partir
d’un certain âge et qu’on laisse ensuite de côté, une thérapie que l’on met en
place et qui prend fin à un moment donné. Même s’il existe des points de
repère permettant de juger, au fil des années, de l’efficacité de l’apprentis-
sage, il est impossible que la lecture, si approfondie soit-elle, d’un manuel
suffise à nous «"éduquer"» et aboutisse à la prise de conscience d’autrui.
Mon intellect (je suis devenu un très bon détective) ainsi que mon aptitude à
visualiser les données m’ont permis à eux seuls de bien fonctionner dans le
monde qui m’entoure et de nouer des liens. Il m’a fallu des années pour
apprendre par cœur comment me comporter dans telle ou telle situation. Je
suis capable d’effectuer une recherche rapide dans mes archives constituées
de toutes les images que j’ai mémorisées et, ainsi, de prendre une décision
rapidement. Je peux observer mon comportement de loin, et ce quelle que
soit la situation dans laquelle je me trouve, grâce à ma faculté de visualisation
mentale. J’appelle cela «"mon petit scientifique à l’entour"» et je prends note
de tous les détails pertinents qui constituent chaque situation à l’image du
scientifique qui consigne dans un calepin tout ce qu’il observe lors d’une
expérience. Puis, j’enregistre toutes ces données sur le «"disque dur intégré à
mon cerveau"» à des fins de consultation ultérieure. J’ai eu une chance
incroyable de pouvoir travailler pour le magazine Arizona Ranchman quand
j’étais plus jeune, car cela été pour moi une expérience fantastique. J’ai dû me
rendre dans une multitude d’endroits pour pouvoir rédiger des articles et j’ai
ainsi eu l’occasion de rencontrer beaucoup de personnes différentes. Mon
disque dur a été très sollicité, mais ce n’est pas là que tout a commencé.
Quand j’étais jeune, les décisions que je prenais lorsque je me trouvais dans
une situation sociale particulière étaient loin d’être toujours judicieuses dans
la mesure où elles reposaient sur des informations incomplètes. Ceci explique
en partie pourquoi un enfant réagit toujours de la même manière face aux
parents et aux enseignants, quelle que soit la situation  : il ne dispose que

56
Mon travail, c’est toute ma vie

d’une faible quantité d’images à associer à chaque situation. À mesure que


l’enfant accumule les expériences, le degré de précision augmente, ce qui lui
permet de réagir de manière plus appropriée compte tenu des données plus
nombreuses qu’il a désormais à sa disposition. Aujourd’hui, mes réactions
sont bien plus appropriées car mon disque dur contient toutes les informa-
tions que j’ai amassées grâce à mes expériences personnelles, aux ouvrages,
articles et autres journaux que j’ai lus, aux films que j’ai vus et à la télévision.
Mes nombreuses lectures m’ont vraiment beaucoup apporté. Je lis énormé-
ment et à longueur de temps. Je recueille ainsi toujours plus d’informations
qui alimentent mon disque dur et m’aident à affronter les situations sociales
et à être plus performante, aussi bien dans ma vie privée que dans ma vie
professionnelle. Je m’intéresse à tout, qu’il s’agisse de commerce, de science
ou d’articles traitant des relations et des interactions sociales.

La lecture n’était pourtant pas mon fort, jusqu’au jour où ma mère a jugé
indispensable de remédier à ce problème alors que j’étais en CE2. Elle a
utilisé la méthode syllabique et cela a donné de très bons résultats. Pour
d’autres enfants, la méthode globale s’avérera plus efficace. L’idéal est
donc d’utiliser la méthode la plus adaptée au mode d’apprentissage de
l’enfant. Une fois que j’ai su lire correctement, je me suis intéressée à une
multitude de choses tant j’avais d’informations désormais à ma disposi-
tion. Lorsque j’ai été évaluée en CM1, mon niveau de lecture correspondait
à celui d’un élève de sixième. J’avais du mal à organiser mes idées et il
m’est encore difficile aujourd’hui de suivre des intrigues complexes met-
tant en scène de nombreux personnages, ce qui explique pourquoi les
romans policiers ne me passionnent pas autant que les ouvrages pure-
ment factuels.

Les neurotypiques ne présentent aucune altération au niveau du sens social.


C’est en observant qu’ils apprennent alors que dans le cas des enfants et
adultes atteints d’un trouble du spectre autistique, l’apprentissage est fondé
sur l’expérience. Par exemple, au début des années 1990, je ne savais toujours
pas manier l’humour, si bien que mes présentations manquaient parfois de
dynamisme et de caractère. Les organisations de producteurs bovins me
demandaient souvent de donner des conférences étant donné que j’utilisais
des diapositives et des supports visuels de grande qualité. Seulement voilà, il
faut plus que de bonnes diapos pour faire une «"bonne"» présentation. L’élo-
cution joue, elle aussi, un rôle important. Il fallait donc en toute logique que je
perfectionne mes techniques de présentation. Pour ce faire, je me suis aidée
des fiches d’évaluation préalablement remplies par les membres de l’audi-

57
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

toire. J’ai également lu divers articles portant sur la prise de parole en public
et l’humour était souvent évoqué. Seulement voilà, j’avais une idée pour le
moins confuse de ce qui pouvait faire rire les gens. J’ai alors commencé à
intégrer des commentaires amusants lors de mes conférences. Si les gens
rigolaient, je les conservais. Sinon, je les supprimais et en essayais de nou-
veaux. À mesure que le temps passait, je comprenais de mieux en mieux
l’humour et j’ai même fini par créer dans mon cerveau un dossier comportant
toutes les images que je trouve amusantes. Cet exemple simple illustre par-
faitement la manière dont j’aborde la plupart des situations sociales. C’est
une approche scientifique fondée sur l’observation et l’analyse et menant à
diverses conclusions.
Je pense en images"; à soixante-dix ans, mon cerveau s’apparente à un énorme
ordinateur hébergeant des milliers d’images elles-mêmes réparties en plu-
sieurs catégories logiques, ce qui permet une récupération instantanée. Quand
j’étais plus jeune, je ne disposais pas d’autant d’images liées aux expériences
sociales, d’où mes difficultés à entrer en contact avec les autres. Mais à mesure
que ma banque d’images m’indiquant ce qui était à faire et à ne pas faire dans
le cadre des interactions sociales s’étoffait, il devenait plus facile pour moi de
créer des liens. Je peux ainsi comparer chaque nouvelle situation à d’autres
situations similaires préalablement enregistrées dans ma mémoire. Par
exemple, l’une de ces catégories a trait aux «"faits et gestes qui contribuent à
satisfaire le client"» et une autre rappelle les «"faits et gestes qui fâchent un
client"». Une sous-catégorie peut très bien porter sur «"la jalousie des collè-
gues de travail"» ou encore sur «"l’attitude à adopter face à l’erreur"». Je n’ai
ensuite plus qu’à parcourir la banque d’images de mes expériences passées
afin de sélectionner celle qui sera le mieux adaptée à la nouvelle situation.
Quand je me mets à penser, c’est un peu comme si je surfais sur Internet dans
mon cerveau ou comme si je regardais des diapositives à l’aide d’une vision-
neuse : les images défilent les unes après les autres. Il n’est pas toujours très
facile pour les gens de comprendre qu’aucun mot ni aucun sentiment n’inter-
vient dans ce processus. Il n’y a que des images. Je suis capable de décrire
mon système de pensée étape par étape, image par image. Lorsque je suis
amenée à décrypter une situation qui se présente, j’adopte une stratégie
dénuée de toute émotion qui se contente de répondre aux règles de la
logique. D’ailleurs je trouve que c’est une manière bien plus simple de
résoudre les problèmes. Quand nous faisons quelque chose, c’est surtout
notre intelligence fonctionnelle qui est mise à contribution au détriment de
notre intelligence socio-émotionnelle, même si cette approche analytique
s’applique aux deux domaines. Je vois beaucoup de neurotypiques qui, en
raison de leurs réactions émotionnelles incohérentes face aux situations, se
mettent dans un état de stress et d’anxiété dont ils pourraient se passer. Il
m’arrive souvent de faire part de mon point de vue à mes amis neurotypiques
et dans bien des cas, cela leur permet d’affronter les difficultés de la vie avec
plus de facilité.

58
Mon travail, c’est toute ma vie

Pour vous donner un exemple, la mère de l’un de mes amis lui a récemment
envoyé un email vraiment méchant et nous avons réfléchi ensemble à une
réponse appropriée. Il était question d’un problème familial dont l’issue lui
tenait à cœur. Mais pour autant, il n’avait aucune envie de se pourrir la vie à
cause de cette histoire et d’en arriver à d’interminables échanges de mails
pour le moins désagréables avec sa mère. J’ai commencé par lui faire
comprendre qu’il lui fallait examiner la situation sous l’angle de la logique et
qu’aucune émotion ne devait entrer en ligne de
compte. Je lui ai conseillé d’utiliser son cortex
et non ses amygdales. (J’accompagne systé-
matiquement cette phrase d’une petite
leçon sur les sciences du cerveau.) L’image
qui me venait à l’esprit était celle d’un Il est difficile
panier de crabes. Cette famille, c’est un de comprendre
peu comme un amas de crabes dans un les émotions étant
panier. L’un d’entre eux tente avec peine donné qu’elles n’ont rien
de sortir du seau, mais les autres le font de logique.
constamment replonger. Nous avons donc
discuté de tout cela et réfléchi aux actions
précises qui contribueraient à son enlisement
ainsi qu’à celles qui l’aideraient à s’extraire du
seau.
C’est essentiellement comme cela que je gère la plupart des situations aux-
quelles je me trouve confrontée : je m’affaire à trouver une solution au pro-
blème plutôt que de m’embourber dans des émotions variées que j’ai toujours
beaucoup de mal à m’expliquer et qui, souvent, entravent le processus. Il est
difficile de comprendre les émotions étant donné qu’elles n’ont rien de
logique. Ma palette d’émotions est simple. Tout ce que je ressens relève d’une
catégorie particulière sachant que je n’en ai que peu à ma disposition : le bon-
heur, la tristesse, la peur ou la colère. Je pense que cela s’explique en partie
par les propriétés physiques de mon cerveau. Compte tenu de la configura-
tion de leur cortex, les autres sont capables de ressentir les émotions com-
plexes résultant de la combinaison de plusieurs émotions simples. Tout cela
dépasse mon entendement. Un peu comme ces femmes battues qui sont
toujours amoureuses de leur bourreau. Je ne vois pas ce qui les retient, si ce
n’est le manque de moyens financiers. Je pense aussi que certaines per-
sonnes ont vraiment peur de toutes sortes de choses dans la vie, y compris
des choses qui ne se sont pas encore produites et qui n’arriveront probable-
ment pas. Je n’ai jamais eu peur comme ça. Tout ceci est complètement
incohérent pour moi.
En dépit des millions de personnes que j’ai été amenée à côtoyer dans ma vie,
il n’est pas rare qu’aujourd’hui encore mes expériences sur le plan social
jettent un nouvel éclairage sur ma manière d’appréhender les autres. Ce n’est
qu’après avoir lu le livre de Simon Baron-Cohen, Mind Blindness, paru en 1997,

59
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

que j’ai réalisé à quel point les yeux étaient un vecteur formidable pour
communiquer nos émotions. J’ai aussi appris un peu plus tard que, pour la
majorité des personnes neurotypiques, chaque information stockée en
mémoire avait une dimension affective. J’ai ainsi fini par comprendre pourquoi
les émotions déformaient la réalité chez un nombre aussi élevé d’individus.
Mon cerveau fonctionne d’une tout autre façon. J’éprouve des émotions qui
peuvent d’ailleurs être très fortes au moment où je les ressens, mais elles se
situent dans le présent. Lorsque ma mémoire stocke une information, elle
laisse de côté l’émotion qui y est associée. Je me souviens parfaitement d’un
jour où j’ai été licenciée. J’ai pleuré pendant deux jours, mais quand j’y
repense, je suis spectatrice et je regarde un film. Mon cerveau sépare systé-
matiquement les informations des émotions. Même quand je suis très contra-
riée, je suis capable de passer les faits en revue plusieurs fois de suite jusqu’à
ce que j’arrive à une conclusion logique, sans que les émotions ne déforment
la réalité et n’interfèrent avec la logique.
Ceci étant dit, certaines situations du quotidien me touchent beaucoup à
partir du moment où elles sont étroitement liées à ce que je suis, ce que je
fais. Le simple fait d’avoir dans la main l’un de mes DVD sur le transbordement
du bétail peut suffire à m’émouvoir jusqu’aux larmes. Ce DVD, c’est tout moi,
tout mon travail et toutes les informations dont je veux que les autres béné-
ficient. Aucun de mes DVD n’est protégé par un système anti-copie car je
souhaite que les gens partagent les informations qui y figurent et en fassent
bon usage. C’est un peu ma façon à moi de rester en vie une fois que j’aurai
quitté ce monde, afin que les générations futures puissent utiliser toutes les
connaissances que j’aurai accumulées. Il m’est toujours très difficile d’évoquer
ce sujet sans que ma gorge ne se noue car cela fait tellement partie de moi
que l’émotion suscitée est forte.
Aujourd’hui encore, il est des aspects du fonctionnement social qui restent un
mystère pour moi. J’évite autant que possible les situations qui peuvent
m’attirer des ennuis en raison de leur complexité sociale et j’ai même trouvé
des solutions pour compenser là où je ne suis pas très à l’aise. La capacité de
ma mémoire à court terme étant ce qu’elle est, elle ne me permet pas d’enre-
gistrer des suites d’évènements. J’ai désormais un comptable qui peut ainsi
me venir en aide. J’ai aussi beaucoup de mal à faire plusieurs choses à la fois.
Alors que je peux tout à fait consacrer cinq minutes à une tâche puis cinq
minutes à une autre pour ensuite revenir à la première et ainsi de suite, je ne
suis pas en mesure d’effectuer plusieurs tâches à la fois. Je suis obligée de
mettre par écrit toutes les choses auxquelles je ne peux pas associer d’image,
ce qui me permet de me constituer un aide-mémoire que je peux consulter à
mon gré. Comme c’est le cas pour beaucoup de gens, je serais bien incapable
de respecter mes engagements personnels et professionnels si je n’avais pas
un calendrier me permettant d’avoir une vue d’ensemble pour chaque mois.
Un grand nombre d’individus atteints d’autisme ont également des problèmes
physiologiques qui les empêchent de maintenir leur attention et, parce qu’ils

60
Mon travail, c’est toute ma vie

doivent naviguer continuellement entre la compréhension orale et visuelle, ils


ont plus de difficultés à suivre les interactions sociales qui, en plus d’être
complexes, ont la particularité d’évoluer rapidement. Le seul fait d’entrer en
interaction avec quelqu’un peut être éprouvant, à la fois physiquement et
mentalement, à cause de l’immense effort à fournir pour l’occasion.
Les troubles sensoriels ne doivent pas être négligés. Il est difficilement envi-
sageable pour la personne avec autisme d’entrer en contact avec quiconque,
que ce soit au travail ou au restaurant, si elle se sent submergée par le bruit
qui l’agresse. Pour certains, c’est un peu comme s’ils se trouvaient à l’intérieur
du haut-parleur lors d’un concert rock. En ce qui me concerne, les médica-
ments m’ont sauvée alors que j’avais à peine trente ans. Les antidépresseurs
qui m’ont été prescrits ont mis fin à mes attaques de panique récurrentes et
ont contribué à réduire mon hypersensibilité aux bruits. Pour aider les indivi-
dus atteints d’autisme, il existe d’autres interventions focalisées sur les sti-
mulations sensorielles comme les lunettes munies de filtres Irlen ou encore
l’entraînement à l’intégration auditive. Les régimes spécifiques sans caséine
ni gluten ainsi que les compléments alimentaires riches en Oméga 3 peuvent
constituer une aide précieuse. Parfois, un régime adapté associé à quelques
médicaments «"classiques"» et autres compléments alimentaires peut s’avé-
rer très efficace. J’ai pu observer que les personnes avec autisme les plus mal
en point étaient celles qui n’avaient aucun traitement contre l’anxiété, l’hyper-
sensibilité sensorielle ou la dépression.
L’acquisition des compétences sociales relève d’un travail de longue haleine qui
s’inscrit dans un processus d’amélioration continue. Il n’y a pas d’avancée spec-
taculaire et aucun programme visant à développer les habiletés sociales ne
peut à lui seul aider un enfant à mieux appréhender les autres. C’est un travail
d’équipe et l’équipe est amenée à changer à mesure que l’enfant grandit.
Cependant, la personne étant la constante, il est important que parents et
enseignants unissent leurs efforts afin de lui inculquer dès que possible trois
choses qui s’avèrent fondamentales dans l’esprit d’un enfant atteint d’autisme :
• L’apprentissage social a lieu tout au long de la vie et les occasions de
s’exercer ne manquent pas.
• Nos choix et nos comportements ont des conséquences.
• Chaque enfant est responsable de ses actes.

Si l’enfant n’intègre pas cela, il y a de fortes chances qu’une fois adulte, il se


sente désarmé, incapable de prendre son destin en main et d’exercer une
quelconque action sur son futur. La conséquence qui résulte de ce sentiment
d’impuissance est que la personne ne se donne plus la peine d’essayer (ou de
faire davantage d’efforts dans ce sens) d’entretenir la moindre relation avec
un autre être humain. J’ai pu observer cela chez beaucoup d’enfants pour
lesquels les habiletés sociales ne sont pas «"indispensables"», mais aussi chez
de nombreuses personnes de mon âge qui ont fini par renoncer en raison des
efforts à fournir. D’autres adultes atteints du syndrome d’Asperger rejettent

61
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

la faute sur le reste du monde et estiment qu’il incombe exclusivement aux


autres de favoriser leur intégration sociale. Il s’agit là de deux points de vue
extrêmes et nous sommes nombreux à nous situer à mi-chemin. Retenons
simplement que chacun de nous est responsable de ses actes. Il est possible
que nos habiletés sociales ne soient pas suffisamment développées et que les
comportements qui en découlent ne nous permettent pas de vivre de manière
indépendante, de trouver et de conserver un emploi ou d’apporter notre
contribution au monde. Dans ce cas, il ne tient qu’à nous d’acquérir de nou-
velles connaissances pour remédier à cet état de fait. Effectivement, il est
bien plus difficile pour nous de faire cet effort, ce qui explique pourquoi beau-
coup d’adultes Asperger abandonnent en cours de route. Chacun décide de
son degré d’engagement"; faites le choix de rester impliqués.
Certains de mes pairs attribuent ma réussite à des facteurs extérieurs, comme
le fait que j’ai eu une nourrice ou que j’ai étudié dans le privé. Ils semblent
oublier que j’ai travaillé très dur pour en arriver là. Les choses n’ont pas été
faciles, mais malgré tout, j’ai tenu bon. Cela m’a demandé un effort constant
quand j’étais plus jeune et aujourd’hui encore, il n’y a pas un jour sans que je
doive faire un travail sur moi-même afin de garder ma place dans la société.
Tout est fonction de l’estime de soi et des motivations de la personne, mais
aussi des occasions qui se présentent à elle pour lui permettre de poursuivre
son apprentissage. Ces opportunités sont partout, elles représentent la vie et
n’ont pas grand-chose à voir avec le revenu de la famille. Ce n’est pas en restant
assis devant son ordinateur à longueur de journée et en se coupant du monde
que l’on parvient à acquérir une bonne capacité d’analyse de la réalité qui nous
entoure et à apprendre les règles tacites des relations sociales. Pour les per-
sonnes porteuses d’autisme, l’élaboration des connaissances prend sa source
dans l’expérience. C’est en s’immergeant dans leur environnement qu’elles vont
avoir une véritable action sur leur formation, dans une perspective de transfor-
mation qui se manifeste par une production de connaissances.

COMPÉTENCES SOCIALES
ET CAPACITÉ À FAIRE LE LIEN

Les parents et les enseignants qui ont décidé de lire cet ouvrage dans l’espoir
de mieux comprendre les personnes avec autisme ou qui souhaitent les aider
à développer leurs habiletés sociales ainsi que leur compréhension des situa-
tions sociales doivent absolument faire la distinction entre les notions de
fonctionnement social et de ressenti émotionnel. La première est liée à
l’action alors que la seconde a trait à la façon de ressentir les choses. Si l’on
se penche sur les programmes de formation les plus courants mis en œuvre
dans les groupes d’entraînement aux habiletés sociales, force est de consta-
ter que ces deux notions, bien qu’elles n’aient rien en commun, sont perçues
comme identiques. Il semblerait même qu’il y ait un amalgame à chaque fois

62
Mon travail, c’est toute ma vie

qu’on aborde le sujet des «"habiletés sociales"». Tout cela est préjudiciable à
la population autiste et le seul fait de rendre les choses plus complexes
qu’elles ne le sont déjà n’aide en rien à y voir plus clair. Qui plus est, le risque
de confusion est fort lorsqu’il s’agit d’essayer de développer les compétences
sociales d’un enfant atteint d’autisme et de lui enseigner ce qui est sociale-
ment acceptable et comment s’y conformer.
Apprendre les compétences sociales, c’est un peu comme apprendre un texte
de théâtre. Quand j’étais petite, dans les années 1950, on accordait une
importance capitale aux bonnes manières et au savoir-vivre. Il n’était pas envi-
sageable qu’une personne ne sache pas comment se comporter de manière
appropriée. Ma mère et la nourrice m’ont tellement répété à quel point il était
important de savoir partager, d’attendre mon tour pour jouer puis de céder
ma place et d’inclure les autres enfants dans mes jeux que j’ai très vite intégré
ces habiletés sociales. Ma mère, ma sœur et moi allions souvent sur la colline
avec une luge et ma mère insistait pour que ma sœur et moi descendions à
tour de rôle. Si l’une d’entre nous s’avisait de tricher quand nous jouions à un
jeu de société, la correction ne se faisait pas attendre. La règle était on ne
peut plus claire et il était hors de question d’y déroger.
Parfois le dimanche soir, nous dînions chez ma grand-mère et c’était là encore
l’occasion pour moi de mettre en pratique toutes les habiletés sociales qui
m’étaient enseignées. J’avais à peine huit ans quand ma mère a commencé à
m’emmener dans de grands restaurants et je devais me comporter convena-
blement. Quel plaisir de pouvoir manger du homard et commander mon des-
sert préféré : un sorbet au citron vert et son coulis de framboise"! Tout cela
m’incitait à bien me tenir. J’ai appris qu’il fallait être poli et dire s’il vous plaît
ou merci. Pour ce faire, la méthode de ma mère consistait à utiliser des
exemples bien spécifiques et à nous réprimander sévèrement – et immédia-
tement  – en cas de manquement. Une fois, ma sœur et moi nous sommes
mises à rigoler au sujet de l’embonpoint de tante Bella et ma mère nous a
sermonnées sur-le-champ. Elle nous a très fermement fait comprendre que
ça ne se faisait pas de parler de quelqu’un de cette façon. Ces règles m’ont
été assénées et je les ai apprises sans aucune difficulté. Il n’y avait pas de
place pour les émotions qui étaient tenues à l’écart.
Avec l’âge, j’ai considérablement amélioré mon jeu d’actrice, mais pour moi,
cela s’apparente toujours à une performance théâtrale, à un algorithme infor-
matique. Aucune transformation tenant du miracle ne s’est produite et, à
mesure que je prenais de l’âge, j’ai dû me résoudre à accepter qu’il n’en serait
jamais autrement. Je me suis, par exemple, très souvent heurtée à la jalousie
de mes collègues de travail par rapport aux projets que l’on me confiait. Il m’a
fallu vingt longues années pour enfin comprendre comment réagir face à ce
type d’interaction pour le moins complexe : inviter la personne à prendre part
au projet et la faire participer à l’action. Ça marche à tous les coups. Certaines
parties du texte sont plus difficiles à apprendre que d’autres"; pour ce qui est
de celle-là, j’ai mis des années avant de la savoir sur le bout des doigts.

63
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

En ce qui concerne le ressenti émotionnel, il a trait à l’interaction affective qui


a lieu entre les gens. On parle de sens du lien, cette motivation intrinsèque qui
nous pousse à nous faire des amis, à nous identifier à des personnes qui nous
ressemblent, à nouer des relations, à nous marier et à vivre en communauté.
Qui dit ressenti émotionnel dit également démonstration d’affection, gestes
visibles laissant transparaître des sentiments et des émotions que l’on a en
soi et prise en compte du point de vue d’autrui. Or, il est souvent bien difficile
pour un individu porteur d’autisme de saisir chacune de ces caractéristiques.
Nous reviendrons plus en détail sur «"le mode de pensée autistique"» dans le
chapitre 3 qui apporte un éclairage sur certaines des raisons pour lesquelles
le ressenti émotionnel semble faire défaut au sein de cette population.
De nombreux parents me demandent : «"Est-ce que mon fils m’aime"? Est-ce
qu’il ressent cela pour moi"? Est-ce que je lui manquerai quand je serai
parti(e)"?"» J’ai toujours beaucoup de mal à leur donner une réponse honnête
tant il est vrai que pour certains enfants, l’absence d’un ordinateur serait plus
dure à accepter. Ma mère en parle dans son livre, A thorn in my pocket et
explique à quel point cette idée peut être terrible pour un parent. Il ne s’agit
en rien d’une indication de l’estime que l’enfant porte à ses parents car, la
plupart du temps, cela relève davantage de la biologie que de la création de
liens affectifs. Les scanners de mon cerveau montrent que certains circuits
émotionnels entre le cortex frontal et l’amygdale ne sont tout simplement
pas connectés"; ces circuits affectent mes émotions et sont liés à ma capacité
de ressentir de l’amour. J’éprouve de l’amour, mais pas de la même manière
que la plupart des personnes neurotypiques. Pour autant, mon amour a-t-il
moins de valeur que celui des autres"?

Émotions et circuit cérébral


La recherche sur le cerveau révèle des découvertes intéressantes quant au
rapport qui existe entre les émotions et les circuits cérébraux. En fait, c’est
plus physique qu’on ne le pense. Un article publié cette année dans le Journal
of neuropsychology décrivait une étude du cerveau réalisée sur dix-sept
jeunes gens, hommes et femmes confondus. Chacun d’entre eux était «"folle-
ment"» amoureux et n’en était qu’aux balbutiements de la relation. Les deux
principales prédictions de l’équipe pluridisciplinaire étaient exactes  : (1)  les
sentiments intenses et passionnés de l’amour qui s’installe sont associés à la
région sous-corticale du cerveau appartenant au circuit de récompense et
riche en dopamine"et (2) l’amour romantique agit comme un stimulus sur le
système de récompense qui l’associe à une sensation agréable.
Grâce à l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle (IRMf), les cher-
cheurs ont découvert l’existence dans le cerveau de systèmes neurophysiolo-
giques associés à l’amour et ont postulé que l’amour romantique pourrait bien
relever davantage de la motivation, de la récompense et de la volonté que des

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Mon travail, c’est toute ma vie

émotions et de la libido. L’un des chercheurs a déclaré, «"Il s’avère que la meil-
leure définition de l’amour romantique pourrait bien être la suivante  : une
motivation ou encore un état axé sur les résultats qui mène à diverses émo-
tions bien spécifiques comme l’euphorie ou l’anxiété."» Les chercheurs ont
également précisé que leurs découvertes s’appliquaient aux individus por-
teurs d’autisme.
«"Il est des personnes atteintes d’autisme qui sont incapables de nouer des
liens affectifs ou qui n’entendent rien à l’amour romantique. Il semblerait que
le développement atypique du système de récompense du mésencéphale et
des noyaux gris centraux ait un rôle déterminant dans l’autisme. C’est d’autant
plus cohérent que les noyaux gris centraux sont impliqués dans les pensées
récurrentes et les mouvements répétitifs que l’on retrouve chez les individus
avec autisme."»
Je faisais partie de ces gens-là. Adolescente, jamais je n’ai eu le béguin pour
une star de cinéma. Quand j’étais au lycée, je ne comprenais pas pourquoi les
autres filles se mettaient à hurler dès que les Beatles passaient à la télé.
Aujourd’hui encore, l’amour romantique ne fait pas partie de ma vie et figurez-
vous que je ne m’en porte pas plus mal.

Le continuum social
D’après mes observations au cours de ces vingt ou trente dernières années,
je suis en mesure de dire qu’il existe deux groupes d’enfants avec autisme,
probablement en raison du fonctionnement différent de leur cerveau, et une
multitude de gamins entre les deux. Cela ressemble davantage à un «"conti-
nuum social"». À une extrémité du continuum se trouvent les enfants très
intelligents atteints du SA, qui ne souffrent pas vraiment de problèmes sen-
soriels ou d’anxiété. Ces enfants n’ont pas de difficulté majeure à apprendre
leur texte pour s’intégrer dans la société et il est facile de leur enseigner les
habiletés indispensables à un bon fonctionnement social. Cependant, ils sont
nombreux à ne pas ressentir les émotions. J’ai lu que le Massachusetts Insti-
tute of Technology (MIT) – une école faisant une large place aux applications
technologiques et industrielles et traditionnellement réputée pour les élèves
ingénieurs hautement qualifiés qu’elle forme – proposait des cours de com-
pétences sociales compte tenu du fait que les étudiants ont besoin, en plus de
leurs cours purement universitaires, d’apprendre ce type d’habiletés. Intéres-
sant, non"? Il doit forcément y avoir beaucoup d’étudiants Asperger dans cette
école. Mais là où je veux en venir, c’est que les étudiants Asperger ne devraient
pas être les seuls à bénéficier d’une telle formation"; les étudiants neuroty-
piques mordus de technologie en auraient bien besoin eux aussi. Il est intéres-
sant de noter qu’il existe un lien entre l’autisme et l’ingénierie. Les recherches

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

de Simon Baron-Cohen ont indiqué que parmi les autistes, le nombre d’ingé-
nieurs était 2,5 fois plus élevé que chez leurs homologues neurotypiques. Cela
n’a rien d’étonnant, car il est peu probable que les individus vraiment sociables
consacrent leur temps à construire des ponts ou à concevoir des centrales
électriques.
Les difficultés des enfants Asperger particulièrement doués ne sont, la plu-
part du temps, pas prises en compte sous prétexte qu’ils sont premiers de la
classe. Il ne vient à l’esprit de personne qu’ils puissent avoir besoin d’aide pour
bien comprendre les interactions sociales. Les autres les trouvent bizarres,
comme déconnectés de la réalité et estiment qu’ils devraient «"redoubler
d’efforts"». Ainsi, ils ne bénéficient jamais de l’aide dont ils auraient pourtant
grand besoin pour réussir malgré leur niveau scolaire prometteur. Et puis il y
a les enfants autistes de haut niveau très intelligents. Cependant, ces gamins
sont confrontés à des troubles sensoriels bien plus importants ainsi qu’à une
anxiété et à des problèmes physiques suffisamment importants pour consti-
tuer un obstacle à leur bien-être. À l’heure actuelle, un grand nombre d’adultes
Asperger font partie de ce groupe. On n’a jamais pris leurs problèmes senso-
riels au sérieux quand ils étaient plus jeunes, ce qui ne les a pas incités à
s’intégrer socialement. Ils sont constamment en proie aux surcharges senso-
rielles qui surviennent si rapidement qu’il leur est impossible de travailler dans
un environnement où les téléphones sonnent à longueur de journée, où les
collègues parlent sans cesse, où le fax émet des sons stridents, sans oublier
l’odeur du café, des en-cas et des repas pris au bureau.
Dans le second groupe, on trouve les enfants atteints d’autisme classique qui
ont de grosses difficultés à acquérir un langage parlé et à le comprendre.
D’après ce que j’ai pu observer, je dirais que la plupart de ces enfants sont plus
à même d’établir des liens affectifs, mais le déferlement de sensations autour
d’eux provoque des parasites. Lorsque j’étais petite, il suffisait que je sois fati-
guée ou en état de surcharge sensorielle pour n’en faire qu’à ma tête. C’est
précisément ce qui se passe avec ce groupe d’enfants. Ils présentent des
troubles sensoriels sévères. Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi ils
n’apprennent pas à parler : ce peut être parce que ce qu’ils entendent se résume
à des bruits confus ou bien parce qu’ils ne parviennent pas à distinguer les sons
consonnes ou encore parce qu’en ce qui les concerne, les circuits cérébraux du
langage sont déconnectés. Mais ces enfants, en plus d’aimer les câlins, peuvent
tout à fait être capables d’établir un contact visuel et de ressentir des émotions
fortes en fonction de la façon dont les circuits sont branchés dans leur cerveau.
Il existe un programme efficace pour réguler le dysfonctionnement de l’intégra-
tion sensorielle, mêlant la méthode ABA qui vise l’émergence de réactions
appropriées chez les enfants, ainsi qu’un peu de Floortime dont l’ambition est
d’éveiller leur intérêt pour le monde extérieur. Parents et enseignants peuvent
travailler de concert en encourageant les enfants à témoigner leur affection, à

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Mon travail, c’est toute ma vie

serrer les autres dans leurs bras, à réguler leurs émotions, ce qui permettra de
rendre ce sentiment d’harmonie avec l’environnement toujours plus intense.
L’idée de ces deux catégories repose sur une hypothèse que j’ai formulée suite
à mes observations et aux nombreuses conversations que j’ai eues avec des
parents. Prenons l’exemple de Donna Williams, auteure de Quelqu’un, quelque
part et Si on me touche, je n’existe plus. Donna se situe en plein milieu du conti-
nuum. Elle présente des troubles sensoriels importants – très importants, bien
pires que les miens – et elle est davantage en mesure d’établir des liens affectifs
que moi. C’est une personne très sociable. Plus l’on s’approche d’une extrémité
du continuum autistique et plus les problèmes sensoriels que l’on rencontre
sont sévères. L’altération du sens de la réalité empire elle aussi alors que les
circuits neuronaux relatifs aux émotions sont plus normaux. À l’autre extrémité,
les individus sont dotés d’une grande intelligence, mais leur capacité à ressentir
les émotions est souvent faible, pour ne pas dire inexistante.

L’idéal est d’amorcer l’éducation sociale des personnes avec autisme dès que
possible, tant qu’elles sont encore jeunes et il est important que parents et
éducateurs fassent bien la distinction entre l’enseignement des habiletés
sociales et tout ce qui est de l’ordre de l’affectif. Ils doivent aussi réaliser que,
même si ces deux aspects revêtent la même importance, ils ne se déve-
loppent pas simultanément de manière naturelle. L’immersion dans la société
est primordiale, qu’elle se fasse de manière naturelle ou forcée. Au début, le
contact social se limitera exclusivement aux intérêts partagés. C’est déjà très
bien et il convient d’encourager les enfants dans ce sens. Le fait de rester
impliqué et d’apprendre les compétences indispensables à une bonne inté-
gration sociale constituent une belle motivation externe. Plus un enfant passe
de temps en compagnie d’autres enfants ou adultes dans un environnement
bénéfique et stimulant, plus ces expériences partagées le comblent et plus sa
motivation interne s’en trouve renforcée, le poussant à interagir. Tout cela est
propice au développement de liens affectifs.
La détermination des parents et des enseignants à faire évoluer l’enfant peut
être telle qu’ils en oublient parfois, ou tout du moins sous-estiment, l’impact
que les problèmes sensoriels ont sur son aptitude à assimiler les habiletés
sociales et à acquérir une meilleure capacité d’analyse de la réalité qui les
entoure. À partir du moment où le sensoriel et le social se chevauchent, l’ap-
prentissage social ne peut avoir lieu. C’est tout bonnement impossible étant
donné que les problèmes sensoriels interfèrent avec la capacité de l’enfant à
écouter et à apprendre. L’anxiété souvent importante qui résulte du dysfonc-
tionnement de l’intégration sensorielle laisse peu de place à l’acquisition des
savoirs. Les accès sont comme bloqués. Pour vous donner un exemple, la
plupart des restaurants étaient bien plus calmes dans les années 1950 que
maintenant. L’environnement y était supportable, ce qui me permettait de me

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

focaliser exclusivement sur ce que j’avais appris en matière de compétences


sociales et ainsi, de bien me tenir. Si j’étais enfant aujourd’hui, il me serait bien
plus difficile de centrer mon attention sur les habiletés sociales car mes pro-
blèmes sensoriels ne m’en laisseraient pas le loisir.

Toute personne souhaitant enseigner les compétences sociales –  même


les plus élémentaires – à un enfant avec autisme doit s’assurer que l’envi-
ronnement s’y prête d’un point de vue sensoriel et éliminer, si nécessaire,
tout ce qui pourrait constituer un frein à la concentration et, par là même,
à l’apprentissage de l’enfant.

Malheureusement, dans la majorité des cas, on n’accorde pas encore suffi-


samment d’importance au lien entre le social et le sensoriel en ce qui
concerne les enfants atteints d’autisme. Parents et enseignants restent per-
plexes, se demandant pourquoi l’enfant est incapable d’acquérir les habiletés
sociales fondamentales et ne s’y intéresse pas. Mais à quoi est-ce qu’ils s’at-
tendent en mettant l’enfant dans un environnement où il est en souffrance"?
Il voit les néons clignoter comme sur la piste de danse d’une discothèque et
pour ce qui est du bruit qu’ils produisent, c’est un peu comme si la roulette du
dentiste touchait un nerf.
Il arrive que le point de vue de l’adulte qui tente de transmettre les connais-
sances constitue un obstacle à l’acquisition des compétences sociales par
l’enfant, au même titre que le manque inné de sens social que l’enfant apporte
à l’interaction. Chaque être humain apporte à l’interaction communicative des
avis, des points de vue et des intérêts qui lui sont propres. Chacun d’entre nous
a sa définition de ce qui est «"important dans la vie"» et cette définition agit
comme un filtre à travers lequel nous voyons le monde. Certains lecteurs neu-
rotypiques seront peut-être surpris de découvrir que, dans bien des cas, les
personnes qui viennent en aide aux individus porteurs d’autisme remplissent
cette mission à travers le filtre du «"ressenti émotionnel"» et transmettent
toute l’importance qu’elles accordent à cette perspective au groupe d’enfants
ou d’adultes dont elles ont la charge et qui ne partagent pas forcément ce
point de vue. Il n’est pas facile pour ces personnes d’envisager le monde à tra-
vers l’approche particulière de leur enfant atteint d’autisme, une approche
logique et libérée de toute émotion. Mais il est plus difficile encore d’accepter
que certains aspects de l’autisme – surtout ceux qui touchent à la constitution
physique du cerveau – n’évolueront probablement jamais. Les parents vivent
comme un échec le fait que leur enfant ne soit jamais en mesure d’établir des
liens affectifs, à l’instar des personnes neurotypiques. Ils ont beaucoup de mal
à admettre qu’il puisse simplement y avoir «"une autre façon d’être"».

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Mon travail, c’est toute ma vie

Tout récemment, une enseignante évoquait son sentiment de frustration


concernant l’un de ses étudiants Asperger avec lequel elle ne parvenait pas à
entrer en contact. Elle m’a dit : «"C’est comme s’il n’arrivait pas à établir de
relation socio-affective avec moi."» Je lui ai répondu qu’il ne pouvait pas et ne
pourrait sans doute jamais et que si elle s’obstinait à vouloir instaurer une
telle relation dans le but de lui transmettre son savoir, elle ne parviendrait
probablement jamais à «"l’atteindre"». Je lui ai suggéré d’utiliser plutôt les
intérêts de l’étudiant pour les sciences, les mathématiques ou l’histoire afin
d’avoir un meilleur contact avec lui. Je lui ai également demandé de réfléchir
à la manière dont elle définirait le mot «"succès"» en ce qui concerne cet élève
en particulier : est-ce le fait qu’elle se sente appréciée ou bien qu’il réussisse
dans la matière qu’elle enseigne"?
Certains parents m’ont aussi confié  : «"Je n’ai pas l’impression que mon
enfant m’aime vraiment."» Ce que ces parents oublient, c’est que leur enfant
excelle dans un domaine bien précis ou qu’il poursuit une scolarité brillante";
il est promis à un bel avenir si tant est que ses centres d’intérêt soient bien
exploités. Et pourtant, les parents appliquent une énergie considérable à
encourager leur enfant à établir des liens affectifs, ce qui les entraîne, eux et
l’enfant, dans un cercle vicieux où tous les efforts s’avèrent vains. Je pense
que la majeure partie des enfants Asperger pourtant si brillants sont tout
bonnement incapables d’être «"à la hauteur"» des attentes de leurs parents
pour ce qui est du développement des liens sociaux. Tant que les parents ne
seront pas disposés à accepter leur enfant tel qu’il est – et non pas tel qu’ils
voudraient qu’il soit – l’enfant sera le grand perdant.
Vous allez sans doute dire que je ressasse toujours la même rengaine, mais je
suis d’avis que ces choses valent la peine d’être répétées. Dans l’ensemble, les
personnes Asperger qui sont heureuses sont celles qui exercent une profes-
sion satisfaisante à leurs yeux, en lien avec un domaine qui les passionne
véritablement. Je m’aperçois à quel point il est difficile pour un grand nombre
de parents de comprendre que c’est en s’adonnant à son travail ou à ses pas-
sions que leur enfant sera le plus heureux. En revanche, les liens affectifs, le
mariage ou les enfants ne feront pas forcément partie de ses priorités. Et
alors"? L’important n’est-il pas qu’il soit heureux"?
Depuis le début des années 2000, on attache une importance de plus en plus
grande aux habiletés sociales, mais rien n’est envisagé pour permettre l’acqui-
sition de ce type de compétences. Je suis récemment intervenue lors d’une
assemblée dans le Wisconsin et il y avait un grand nombre d’éducateurs parmi
les participants. J’ai pu constater que leur bibliothèque était très bien fournie
en ouvrages portant sur le trouble du spectre de l’autisme, seulement voilà, pas
un seul de ces livres ne donnait de pistes quant à la manière de venir en aide
aux étudiants afin qu’ils puissent faire leur entrée à l’université ou dans le
monde du travail sans trop de difficulté. J’ai pourtant écrit un livre à ce sujet
(Developing Talents) qui aurait sa place dans leur collection d’ouvrages. Je suis
certaine qu’ils connaissent l’importance particulière que revêt le travail – après

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AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

tout, chacun d’entre eux a un travail  –, mais je n’ai pas l’impression qu’ils
«"comprennent"» que les jeunes atteints d’autisme ont besoin d’une formation
et d’un entraînement intensifs dont ils devraient d’ailleurs bénéficier dès le
primaire et le secondaire pour avoir un maximum de chances de décrocher un
emploi une fois sortis de l’école et de mener une existence satisfaisante. À
treize ou quinze ans, il est déjà trop tard pour enseigner à un jeune les compé-
tences sociales élémentaires"; c’est là que les éducateurs devraient intervenir
en recherchant ce qui intéresse les étudiants et en les aidant à acquérir des
compétences telles que travailler en groupe, traiter une demande, accomplir
plusieurs tâches à la fois, donner la priorité à certains projets, respecter les
délais, etc. C’est comme s’il n’était plus de leur ressort de s’occuper des jeunes
une fois ces derniers majeurs. Ils ont tendance à oublier combien il est impor-
tant de les aider à renforcer leur estime de soi, leur motivation et leur esprit
critique afin de leur donner toutes les chances de réussir. Ces qualités font
partie intégrante de la plupart des dix règles sociales non écrites qui concernent
directement les étudiants.
À bien y réfléchir, pour ce qui est des chefs d’établissement, des conseillers
d’orientation et d’une majorité d’enseignants (exception faite de certains pro-
fesseurs de mathématiques et de sciences), l’affectif joue un grand rôle dans
le rapport à l’élève. Ils appartiennent au groupe des gens «"sociables"», ceux
qui ont pris à droite à la bifurcation sur la route que j’ai mentionnée aupara-
vant. Et pourtant, il s’agit là des personnes qui prennent les décisions quant
aux études et à la formation des élèves avec autisme alors que ces derniers
ont, pour beaucoup, besoin d’une approche totalement différente vis-à-vis de
leur apprentissage et de leur projet d’orientation. Combien de conseillers
d’orientation s’appuient, pour contribuer à la formation et au perfectionne-
ment des élèves, sur le Wall Street Journal, Forbes ou tout autre magazine ou
journal économique, afin qu’ils soient plus à même de comprendre le monde
des affaires"? D’après moi, Psychology Today occupe une place prépondé-
rante dans la liste des ouvrages qui leur sont proposés.
Ceci est dû en partie à la politique culturelle et à la structure sociale des Amé-
ricains. Je vous garantis qu’en Chine et au Japon, l’enseignement dispensé
aux élèves particulièrement brillants atteints du syndrome d’Asperger met
l’accent sur l’acquisition de compétences professionnelles afin qu’ils s’in-
sèrent sans grande difficulté dans le monde du travail plutôt que sur leur
capacité à établir des liens affectifs. Les compétences techniques sont autre-
ment plus valorisées là-bas qu’elles ne le sont aux États-Unis. J’ai remarqué
que les parents, par nature plus sociables, semblent avoir beaucoup de mal à
comprendre leur enfant Asperger. Les mères qui sont elles-mêmes ingénieurs
ou analystes programmeurs s’en sortent manifestement mieux avec eux, cer-
tainement parce que leur mode de pensée est plus en phase avec celui de leur
enfant. Elles sont généralement très logiques et aiment travailler en mode
projet"; elles savent parfaitement comment procéder avec les jeunes Asper-
ger qui ont les mêmes attributs qu’elles.

70
Mon travail, c’est toute ma vie

Je crois vraiment que l’apprentissage et l’utilisation des habiletés sociales


devraient être imposés à tous, enfants et adultes confondus, qu’ils soient ou
non porteurs d’autisme. Ces compétences, qui nous sont indispensables dans
chaque situation sociale de la vie quotidienne, constituent les mécanismes
indispensables à toute interaction. Parmi les dix règles non écrites exposées
plus loin dans cet ouvrage, vous vous apercevrez que certaines requièrent
l’utilisation de quelques-unes de ces habiletés sociales. Elles nous permettent
de nous fondre dans le paysage, de ne pas faire « tache » et de franchir avec
succès l’étape décisive de la première impression lors de l’interaction. Elles
nous aident à nous faire accepter dans un «"club social"». Sans elles, enfants
et adultes sont immédiatement rejetés, et ce à longueur de temps. S’instaure
alors une lutte de tous les instants pour pouvoir à nouveau faire partie du
groupe. Pour ceux d’entre eux qui ne parviennent pas à atteindre le niveau
requis, le combat n’en finit pas.
La capacité à faire le lien et à s’attacher à une autre personne est un élément
tout aussi central du processus de développement social de l’enfant, mais,
même s’il ne faut pas perdre de vue l’aptitude de l’enfant à établir des liens
affectifs, cela ne peut en aucun cas être une fin en soi.

Assurez-vous que l’enfant acquière les habiletés sociales et commencez à


l’entraîner à un futur emploi le plus tôt possible. Aidez-le à créer des liens
sans pour autant oublier qu’il ne sera peut-être jamais aussi à l’aise dans
cet exercice que vous le souhaiteriez et acceptez cet état de fait.

Ma mère m’a bien préparée à affronter le monde extérieur, mais jamais elle n’a
essayé de faire de moi un être social sous prétexte qu’il fallait que j’aille traî-
ner au lac avec des jeunes de mon âge ou que je participe à des soirées
pyjama entre filles. Les objectifs qu’elle s’était fixés avaient bien plus de
valeur à ses yeux : m’enseigner les compétences et encourager les talents qui
allaient me permettre d’accomplir avec succès ma scolarité, d’intégrer la fac,
de me réaliser dans ma vie professionnelle et de vivre de manière autonome.

LE MONDE D’AUJOURD’HUI

Il m’arrive de me demander comment je m’en tirerais si j’étais enfant dans la


société actuelle. Le monde n’est pas aussi structuré qu’il ne l’était dans les
années 1950 et 1960. À cette époque, la vie et les attentes de la société
étaient clairement définies, les gens se respectaient davantage les uns les

71
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

autres et le rythme de vie était bien plus lent et dépourvu de tous ces sti-
muli sensoriels. L’éducation que j’ai reçue ainsi que l’environnement dans
lequel j’ai grandi sont pour beaucoup dans ma réussite. Le contexte était
alors propice au développement de l’enfant atteint d’autisme et nombre
d’individus non diagnostiqués dont la condition autistique n’était pas aussi
sévère ont pu bénéficier d’une structure satisfaisante et acquérir suffisam-
ment d’habiletés sociales pour réussir leur parcours scolaire, trouver un
emploi et devenir des membres performants capables de jouer un rôle actif
dans la société. Aujourd’hui malheureusement, l’environnement a changé et
il incombe désormais aux parents et aux éducateurs de créer de manière
artificielle un nouvel environnement afin de répondre aux besoins des
enfants au développement social inhabituel et souffrant de problèmes sen-
soriels, de troubles du langage et d’anomalies de la perception caractéris-
tiques des troubles liés à l’autisme.
Bien que les mesures d’action positive et la politique d’adaptation scolaire
aient contribué à offrir des services dont les personnes en situation de han-
dicap avaient grand besoin, le revers de la médaille est qu’elles ont aussi
favorisé le développement d’une «"mentalité d’handicapé"» chez des indivi-
dus particulièrement brillants. Ils estiment pouvoir prétendre à certaines
aides et tiennent de plus en plus le monde entier pour responsable de leur
réussite ou de leur échec plutôt que d’assumer leurs actes ainsi que les
conséquences qui en résultent. Dans un monde parfait, chaque individu por-
teur d’autisme bénéficierait d’un soutien et d’un accompagnement adaptés
garants de leur réussite. Mais notre monde est loin d’être parfait et c’est à
nous que revient le choix d’y prendre une part active – et de faire tout ce qui
est en notre pouvoir pour survivre  – ou d’attendre des autres qu’ils sub-
viennent à nos besoins. Il s’agit évidemment d’une simplification excessive,
la situation étant en réalité bien plus complexe, mais la mauvaise estime de
soi, la faible motivation, la paresse et l’amertume qui caractérisent mes
pairs avec autisme sont autant de traits qui me chagrinent. À mon sens, les
individus porteurs d’autisme sont plus le produit de leur environnement que
leurs homologues neurotypiques. J’ai toujours dit que j’aurais pu apprendre
à devenir une grande criminelle de la même manière que j’ai appris à  être
quelqu’un de bien.
La structure de l’époque à laquelle j’ai grandi ainsi que celle du milieu fami-
lial dans lequel j’ai évolué m’ont inculqué le sens de l’effort et m’ont appris
à discerner le bien du mal et à manifester de l’intérêt pour les personnes
de mon entourage. Ces fondations m’ont permis de faire des choix judi-
cieux par moi-même à mesure que je grandissais et que je m’aventurais
hors de mon univers en tant qu’adulte autonome. Ma mère et celles de
mes amis, mais aussi les voisins et les enseignants, insistaient sans cesse
sur l’importance capitale que revêtaient les valeurs familiales. Même les
médias se faisaient l’écho de ces valeurs, contraste saisissant s’il en est
avec la situation actuelle. Dans les années 1950 et 1960, les programmes

72
Mon travail, c’est toute ma vie

télévisés diffusés aux heures de grande écoute étaient Roy Rogers et son
code de bonne conduite, Superman, Petit poucet l’espiègle (Leave It to
Beaver) et Lone Ranger. Même Star Trek proposait un code de bonne
conduite fondé sur la responsabilité individuelle et l’intérêt que l’on doit
porter à son prochain. J’aimais beaucoup Star Trek, la série d’origine,
parce que chaque épisode apportait une réponse à un dilemme moral qui
était abordé de façon extrêmement logique. Mon personnage préféré était
Mr Spock avec sa logique immuable. Où que j’aille, le message était clair et
cohérent  : certains comportements étaient considérés comme sociale-
ment acceptables, contrairement à d’autres. Aujourd’hui, les enfants
regardent dès leur plus jeune âge des émissions télévisées comme Koh-
Lanta où tous les moyens (mensonge, tricherie, etc.) sont bons pour rem-
porter la somme de 100 000 euros.
Le sentiment d’appartenance à la commu-
nauté, prépondérant dans les années
1950 et 1960, s’en est allé lui aussi. Les moments
Notre société est progressivement d’interaction directe
devenue individualiste et les gens sont indispensables pour
sont moins disposés à tendre la les enfants porteurs d’autisme
main à leur prochain et à lui venir afin de permettre aux habiletés
en aide. Ils accomplissent désor- sociales de s’ancrer solidement
mais peu d’actes charitables et dans leur cerveau. C’est en faisant
n’accordent plus la même impor- qu’ils apprennent, à travers
tance au travail rémunéré ou à l’idée l’expérience concrète, bien
de rendre au monde au moins autant plus qu’en regardant
qu’ils en ont reçu. Les familles se dis- ou en écoutant.
loquent et s’éparpillent sur tout le terri-
toire, mettant à mal chez l’enfant le
développement du sentiment d’appartenance à
un groupe dans sa plus simple expression. Même le dîner en famille est un
rituel qui se perd, noyé dans les exigences croissantes auxquelles nous
devons faire face. Comment voulez-vous que des enfants atteints d’autisme,
qui ont besoin d’acquérir plus d’expérience dans divers environnements pré-
sentant des stimuli sensoriels supportables, apprennent les habiletés sociales
indispensables à leur survie s’ils n’en ont plus la possibilité"?
Le noyau familial n’est plus cette première école où les enfants peuvent
apprendre ce qui est bon et ce qui est juste tant il est altéré par l’agitation et
le stress qui engendrent la confusion. Les enfants s’adonnent à des activités
solitaires des heures durant –  ils se plongent volontiers dans un film par
exemple  – plutôt que de discuter ou d’apprendre au contact des autres
enfants. Les moments d’interaction directe sont indispensables pour les
enfants porteurs d’autisme afin de permettre aux habiletés sociales de s’an-
crer solidement dans leur cerveau. C’est en faisant qu’ils apprennent, à tra-
vers l’expérience concrète, bien plus qu’en regardant ou en écoutant.

73
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Le goût du risque
J’entends tellement d’enseignants me dire que leurs étudiants atteints d’au-
tisme sont incapables de travailler en groupe en classe"; il s’agit d’une obser-
vation courante qui ne présage rien de bon pour ce qui est de la réussite
universitaire ou professionnelle. On me dit souvent aussi que les jeunes sont
paralysés par la peur. Quand j’étais toute petite, j’étais autiste sévère"; ce n’est
que plus tard que je suis devenue autiste de haut niveau. Les situations nou-
velles m’effrayaient, comme c’est le cas pour la plupart des enfants avec
autisme. Mais ma mère me mettait en présence de situations nouvelles"; elle
savait jusqu’où elle pouvait me pousser et elle me faisait faire des choses qui
étaient parfois pénibles. Par exemple, elle m’envoyait acheter du bois toute
seule ou insistait pour que j’aille rendre visite à ma tante Ann dans son ranch
alors qu’elle savait que j’avais une peur bleue d’y aller. Et puis une fois sur
place, j’adorais. J’ai appris à prendre des risques et à faire des erreurs et j’ai
vu de quoi j’étais capable. Étant jeune, ces compétences m’ont été très utiles
et même si elles suscitaient en moi une vive inquiétude, j’ai appris que je
devais parfois me forcer à faire des choses nouvelles qui me faisaient peur. Et
je m’y résignais.

Pour diverses raisons, qu’elles soient d’ordre culturel ou liées à l’ignorance la


plus totale, les adultes font trop facilement preuve d’indulgence envers les
individus atteints d’autisme et acceptent des comportements pourtant inop-
portuns. Ils sont moins exigeants avec eux, sans doute parce qu’ils ne les
croient pas capables d’agir autrement. De nos jours, le pourcentage d’adultes
avec autisme exerçant un emploi est faible. Lors d’une conférence sur le syn-
drome d’Asperger organisée au Japon, j’ai pu constater que tous les adultes
atteints du SA travaillaient. En plus, il s’agissait d’emplois tout à fait corrects.
Je travaille dans un abattoir et je vois beaucoup d’Aspies de mon âge qui n’ont
pas reçu de diagnostic et qui exercent un bon emploi comme par exemple
ingénieur d’assistance technique d’usine. Ils ont appris assez de codes sociaux
pour pouvoir s’en sortir. Ça me gêne terriblement de voir un jeune de seize
ans, pourtant semblable à cet ingénieur, sur la mauvaise pente simplement
parce qu’on ne lui a pas inculqué les bonnes manières quand il était enfant.
Le fait d’avoir des attentes trop faibles vis-à-vis des personnes avec autisme
constitue un danger pour elles. En plaçant la barre trop bas, nous plafonnons
leur potentiel de manière purement arbitraire, nous privant ainsi de l’opportu-
nité de savoir ce qu’elles sont réellement capables d’apprendre et de faire. Il
n’y a pas si longtemps, j’ai assisté à un spectacle organisé par des adolescents
porteurs d’autisme et j’ai été consternée par l’allure de ces acteurs en herbe :
jeans usés, vieux tee-shirts et cheveux en bataille. On aurait même dit que
certains ne s’étaient pas douchés depuis plusieurs jours. Comment voulez-
vous que ces adolescents sachent s’habiller convenablement pour se rendre

74
Mon travail, c’est toute ma vie

au travail ou à un entretien d’embauche si notre niveau d’exigence n’est pas


plus élevé dans des situations comme la production d’un spectacle par
exemple"?
J’ai vite fait de prendre à part d’autres Aspies à
l’apparence négligée lors de certaines manifes-
tations afin de leur suggérer de prendre soin
d’eux et ainsi de maîtriser l’image qu’ils véhi-
culent. Les problèmes sensoriels ont,
certes, un impact sur le degré d’attention Le fait d’avoir
que nous portons à notre image, mais il des attentes trop faibles
existe tellement d’autres options main- vis-à-vis des personnes
tenant – qu’il s’agisse de tissus plus doux avec autisme constitue
pour les vêtements ou de produits de un danger pour elles.
soin sans parfum pour les cheveux ou le
corps  – que nous n’avons plus la moindre
excuse pour ne pas soigner notre apparence
en public. Bien qu’il soit tout à fait acceptable
d’adopter un style vestimentaire qui nous corresponde,
il est inadmissible de ne pas se laver, de sentir mauvais ou d’être débraillé.
C’est aussi simple que ça. J’étais très en colère le jour où mon patron est
entré dans mon bureau et a posé un spray déodorant sur ma table de travail
en me disant que si je ne m’en servais pas, je risquais de perdre mon travail.
Et pourtant aujourd’hui, je l’en remercie. Nous sommes de plus en plus dispo-
sés à trouver des excuses aux comportements socialement inacceptables des
gens atteints d’autisme. Ils ont beau être sales ou peu coopératifs, il y aura
toujours des gens qui, au nom de «"l’acceptation de la différence"», estime-
ront qu’il faut les laisser faire comme ils l’entendent. Si vous voulez mon avis,
c’est du grand n’importe quoi. Il faut qu’ils obtiennent les services dont ils ont
besoin, mais nos attentes à leur égard doivent rester élevées et il est essen-
tiel que nous croyions en leurs capacités et en leurs chances de réussite.
Il semblerait que, pour certains, ma propre expérience permette d’informer le
grand public sur les réalités de ce trouble du développement qu’est l’autisme
et que, pour d’autres, elle représente un véritable espoir quant à l’avenir de
leur enfant. Même si les individus porteurs d’autisme ont beaucoup de points
communs, chacun d’entre eux a une personnalité qui lui est propre et qui
contribue tout autant à son développement que les caractéristiques de l’au-
tisme qui sont les siennes. En racontant mon histoire, je nourris l’espoir que
les lecteurs prennent conscience des facteurs qui ont contribué à ma maîtrise
des habiletés sociales, qu’il s’agisse de mon éducation, de la période au cours
de laquelle j’ai grandi ou des différentes étapes de ma construction person-
nelle qui m’ont permis de devenir l’adulte que je suis aujourd’hui.
S’il y a un point sur lequel je souhaite insister, c’est que les personnes avec
autisme sont la somme des parties qui les composent. Nous ne sommes pas
constitués de pièces que l’on assemble et il est par conséquent impossible de

75
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

retirer individuellement une pièce défectueuse dans le but de la «"réparer"».


Nous ne sommes pas des assemblages de Lego que l’on peut démonter puis
remonter différemment afin de faire disparaître l’autisme. Notre condition
autistique est intimement liée à notre nature profonde"; elle y est profondé-
ment intégrée, jusque dans nos cellules. C’est un peu comme une couleur
ou un arôme qui s’insinuerait dans l’intériorité de notre être en pleine
construction.
J’ai remarqué que nombre de professionnels élaboraient leur traitement à
partir de ce point de vue cloisonné. Il a besoin d’une rééducation orthopho-
nique pour ses troubles du langage oral et d’une thérapie ABA pour ses pro-
blèmes comportementaux. Il faut aussi l’inscrire à un atelier de compétences
sociales pour qu’il apprenne à jouer avec les autres enfants. Ils partent du
principe inexprimé que ces cours et ces interventions finiront par former un
tout et que, sans effort, comme par miracle, les choses deviendront subite-
ment claires pour l’enfant. Ceci vaut en particulier dans le contexte des habi-
letés sociales et de la façon d’appréhender autrui. Il est nécessaire de
répondre aux besoins spécifiques d’un enfant et c’est un élément qu’il faut
prendre en considération. Mais je pense que si nous ne concentrons nos
efforts que sur chaque partie distincte sans tenir compte de l’étroite relation
entre ces mêmes parties et le tout, l’aide que nous sommes susceptibles
d’apporter aux personnes avec autisme afin que leur rapport au monde ait
davantage de sens sera moins efficace. Même si nous sommes, en tant qu’in-
dividus, des entités bien distinctes, notre objectif est de travailler de concert
avec les gens qui nous entourent.
Les parents d’enfants atteints d’autisme ont toujours eu à cœur de créer un
environnement propice à l’apprentissage et au développement de leur enfant.
Il nous incombe effectivement de nous assurer que l’environnement que nous
créons pour nos enfants s’apparente à ce que nous souhaitons qu’ils soient.
Car ce que nous voyons conditionne ce que nous devenons. Apprenons à voir
le monde, ainsi que nos enfants, sous un angle différent.

Réflexions de Temple (2017)


Autisme et vieillissement
Au cours de ma carrière en tant que conceptrice d’équipements pour l’élevage
industriel des bovins, je pense avoir travaillé avec au minimum six personnes
qui étaient, sans le savoir, porteuses d’autisme. Il s’agissait de concepteurs, de
professionnels œuvrant dans le bâtiment, de métalliers ou encore d’ingé-
nieurs méthodes et process. Nous prenions un plaisir fou à nous creuser la
tête pour construire toutes sortes de choses. Notre vie sociale se résumait à
cela. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, que sont-ils tous devenus ? Deux d’entre
eux dirigent leur propre entreprise, un troisième est toujours ingénieur dans
la même entreprise alors qu’un quatrième est passé de la construction au

76
Mon travail, c’est toute ma vie

consulting. J’ai perdu toute trace des deux autres. Je sais que l’un d’eux a été
licencié après avoir été muté dans une nouvelle ville sous les ordres d’un nou-
veau patron alors qu’il travaillait dans l’entreprise depuis de nombreuses
années mais je n’ai aucune idée de ce qu’il est advenu du sixième. Nous
sommes tous de la même génération et proches de la retraite.
Mais il est des gens plus âgés avec autisme qui éprouvent de réelles difficul-
tés. Certains d’entre eux ont d’ailleurs critiqué le fait que j’insiste sur les
aspects positifs de l’autisme tout en écartant les points négatifs. L’une des
raisons pour lesquelles j’agis de la sorte est que je souhaite avant tout encou-
rager les étudiants porteurs de TSA ou en proie à toute autre difficulté d’ap-
prentissage à se donner les moyens de réussir. Juste avant de rédiger ce
paragraphe, j’ai discuté avec une collégienne qui préparait un exposé sur
l’autisme. Elle s’inquiétait de savoir comment l’autisme était perçu dans notre
société et je lui ai répondu qu’un grand nombre de scientifiques et de musi-
ciens en étaient sans nul doute porteurs. Il était hors de question que je dise
des choses négatives sur l’autisme à une gamine de treize ou quatorze ans. Je
me dois de rester positive.
 
Procurer un sentiment d’accomplissement personnel aux personnes
d’un certain âge avec autisme
J’ai discuté avec des gens présentant des troubles du spectre autistique n’ayant
plus nulle part où habiter à la mort de leurs parents. En plus de la grande déprime
occasionnée, le regard qu’ils portaient sur la vie était des plus négatifs. D’autres
m’ont confié que, malgré leur niveau d’études, ils n’étaient pas parvenus à trouver
un emploi en rapport avec leur domaine d’études. Quand je leur ai suggéré de
s’engager comme bénévoles ou de prendre part à un dispositif d’accompagne-
ment à destination des étudiants, les raisons n’ont pas manqué pour expliquer
que cette démarche leur était impossible. Pour n’en citer qu’une, certains d’entre
eux m’ont dit avoir trouvé du soutien auprès de groupes de parole en ligne. Trou-
ver quelqu’un à qui parler est, certes, important, mais il ne faut pas négliger les
contacts avec des personnes qui ont une vision plus positive du monde.
Il est des individus plus âgés porteurs d’autisme qui sont partis à la retraite
après avoir exercé un métier intéressant et qui se sont dirigés vers une
seconde carrière épanouissante. L’un d’eux est ainsi devenu conseiller auprès
d’étudiants après avoir exercé le métier d’ingénieur. Il a pris cette décision
suite au diagnostic d’autisme qui est tombé alors qu’il avait déjà un certain
âge. Il m’a confié à quel point ce diagnostic l’avait soulagé. Dans mon livre
Different Not Less, je raconte l’histoire de personnes d’âge mûr ayant exercé
une activité professionnelle épanouissante et qui ont reçu un diagnostic tardif
de l’autisme. Le diagnostic leur a permis de réfléchir aux problèmes qu’ils
avaient pu rencontrer au sein de leur couple ou dans leurs relations aux autres
et de les voir sous un nouveau jour.

77
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

L’un d’entre eux m’a avoué qu’il ne se serait probablement pas investi autant
dans son travail si le diagnostic était tombé plus tôt dans sa vie. Au moment
où il a commencé à travailler, l’autisme dont il était porteur ne pouvait en
aucun cas lui servir d’excuse. Plus tard, une fois la carrière lancée, le diagnos-
tic permet de mieux comprendre les autres.
Je pense que le meilleur soutien que l’on puisse apporter à une personne qui
a une vision négative de sa condition autistique est de l’aider à trouver un sens
à sa vie. C’est pour moi indispensable. Mon sentiment d’utilité est à son
paroxysme lorsque je mène à bien un projet ou que l’un de mes étudiants
réussit sa vie professionnelle. Le Dr Jim Ball, analyste comportemental
reconnu à l’échelle nationale et réputé pour son travail auprès des individus
porteurs de TSA, m’a parlé du cas d’un monsieur âgé avec autisme qui ne
parlait pas. Il a aidé cette personne qui était en maison de retraite à mener une
vie plus agréable en lui apprenant à faire du café et en l’aidant à trouver un
emploi où il devait faire le café dans une supérette. Le simple fait d’exécuter
des tâches appréciées de tous a suffi à donner un sens à sa vie. Une fois à la
retraite, il a continué à faire le café et à le servir aux pensionnaires de la mai-
son de retraite où il avait été placé. Certes, cet homme ne pourrait jamais
vivre de manière autonome, mais il avait désormais une raison d’être et son
café était apprécié de tous.
 
Les enfants porteurs de TSA doivent absolument sortir de leur zone
de confort
Pour permettre aux enfants avec autisme d’acquérir les habiletés qui
feront d’eux des adultes épanouis, il est essentiel qu’ils s’ouvrent. Depuis la
première parution de cet ouvrage, j’ai pu observer à quel point il est de
plus en plus important de leur proposer des activités éducatives propices
au développement cognitif. Il peut s’agir par exemple de scoutisme ou de
karaté, de robotique ou d’un club où l’on peut fabriquer toutes sortes de
choses grâce à une imprimante 3D, de théâtre ou encore de musique. Pour
vous donner une comparaison en image, jamais on ne les pousserait d’em-
blée dans le grand bain, l’idéal étant qu’ils s’y hasardent progressivement.
Pour grandir, ces enfants doivent évoluer à plusieurs niveaux : leur mode
de pensée, la façon qu’ils ont d’interpréter le monde qui les entoure, leur
manière d’appréhender les situations nouvelles, leur résistance au change-
ment, etc.
Au cours de ces cinq dernières années, j’ai constaté que les parents surproté-
geaient toujours plus leurs enfants. On ne donne pas à ces enfants, pourtant
parfaitement capables, les moyens d’acquérir les habiletés de la vie quoti-
dienne qui leur permettraient par exemple d’établir un budget pour les
courses ou même de cuisiner. Il n’y a pas si longtemps, j’ai rencontré un collé-
gien très intelligent qui n’avait aucune difficulté à s’exprimer mais qui n’était

78
Mon travail, c’est toute ma vie

jamais allé faire une course seul ou n’avait jamais payé en caisse. Lorsque j’ai
expliqué à sa mère combien il était important qu’il acquière ces compétences,
elle a fondu en larmes tout en m’expliquant qu’elle ne parvenait pas à lâcher
prise. Trop de fois j’ai vu des parents protéger leur enfant au point de ne rien
leur laisser faire.
Les changements apportés au DSM-5 paru en 2013 ont occasionné de nom-
breux problèmes. Selon les recommandations des versions précédentes, un
enfant était qualifié d’autiste uniquement s’il avait un retard de langage
manifeste. Pour que le diagnostic du syndrome d’Asperger soit posé, il fallait
constater chez l’enfant une maladresse sociale sans retard de langage, ainsi
qu’une intelligence normale voire supérieure à la normale. Dans l’édition de
2013, le diagnostic d’Asperger a été supprimé, ce qui a eu pour effet de
créer un vaste continuum autistique dans lequel on pouvait aussi bien trou-
ver un enfant expert en informatique qu’un autre incapable de s’habiller
seul. Parents et enseignants se prêtent volontiers à la généralisation à
outrance, passant ainsi à côté des différences pourtant flagrantes entre
chacun des individus porteurs de TSA. D’après les discussions que j’ai eues
avec nombre de parents et d’enseignants, je suis en mesure de dire que 50
à 60 % des enfants ayant reçu un diagnostic d’autisme maîtrisent le langage
oral à l’âge de six ans. Ils sont généralement capables d’accomplir une tâche
de même niveau que leurs camarades du même âge dans au moins une des
matières enseignées à l’école. La hausse du nombre des enfants porteurs
d’autisme au cours des cinq dernières années est en partie due à la qualité
croissante d’un dépistage de plus en plus précoce. Lors de mes études
secondaires et universitaires, j’ai côtoyé des étudiants extrêmement mala-
droits dans leurs interactions sociales que l’on classerait sans doute
aujourd’hui dans la catégorie des individus présentant des troubles du
spectre autistique. Tous mes amis correspondant à ce profil ont réussi leur
vie professionnelle sans jamais perdre leur emploi. Beaucoup de parents
m’ont confié qu’après avoir reçu le diagnostic de leur enfant, ils se sont aper-
çus qu’eux-mêmes étaient en proie à une forme plus légère d’autisme. Ils
s’étaient tous bien insérés professionnellement parce qu’on leur avait appris
les habiletés sociales et professionnelles, mais aussi celles de la vie quoti-
dienne. Les autres diagnostics qui ne sont pas sans rappeler l’autisme ou le
syndrome d’Asperger sont les troubles spécifiques du langage, le TDAH et
les problèmes de traitement sensoriel.
 
Apprentissage des compétences professionnelles
Les enfants porteurs de TSA doivent à tout prix acquérir des compétences
liées à la vie de tous les jours et au monde du travail. Il est bien plus simple
d’accéder à la vie active une fois le diplôme en poche si les compétences indis-
pensables à une bonne intégration professionnelle ont été assimilées en

79
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

amont. Mais il n’est jamais trop tard pour apprendre et un adulte sans emploi
pourra mettre fin en douceur à son addiction aux jeux vidéo ou à toute autre
activité créant l’isolement.
Pour familiariser les enfants au monde du travail, on pourrait leur attribuer
diverses tâches ménagères et, une fois au collège, ils pourraient commencer
à effectuer des tâches régulières en dehors de la maison, comme promener
le chien du voisin ou faire du bénévolat. À 16 ans, âge minimum légal pour
travailler, ils devraient chercher un petit boulot. Un poste en contact avec le
public dans une entreprise quelconque constitue un bon point de départ. Il est
nécessaire qu’ils se familiarisent avec les nombreuses habiletés sociales
consistant à aborder un client, discuter avec lui, lui proposer son aide et
répondre à ses attentes. Quand j’étais au lycée, j’ai fait pas mal de petits bou-
lots. J’ai, entre autres, travaillé pour une couturière et nettoyé le box des
chevaux dans une écurie. Je me suis également essayée à la menuiserie et j’ai
aidé ma tante Ann au ranch. Lorsqu’elle avait des invités, elle me demandait
de faire le service à la table des enfants. Toutes ces activités m’ont enseigné
la discipline et le sens des responsabilités, deux valeurs primordiales dans le
monde du travail. J’étais fière de mon travail et l’estime que j’avais de moi-
même était au beau fixe car j’étais parvenue à m’occuper de l’écurie et à net-
toyer l’ensemble des boxes chaque jour.
J’ai donné des conférences dans plusieurs entreprises de haute technologie
comme Google, Microsoft, SAS ou encore la NASA. Ces endroits regorgent
d’individus porteurs de TSA. À l’Université d’État du Colorado où j’enseigne,
les nouveaux étudiants de première année lisent Penser en images. Environ
75  % des étudiants qui obtiennent leur diplôme avec mention ont suivi des
études en rapport avec les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathé-
matiques, comme l’informatique, et il est fort probable que la plupart d’entre
eux présentent un TSA. Certains de ces jeunes se retrouvent à la fac, mais ce
n’est pas le cas pour tout le monde. Pour vous donner un exemple, j’ai un jour
parlé avec des étudiants ayant obtenu leur diplôme avec mention et le lende-
main, je me suis retrouvée face à face avec un jeune dont le niveau d’intelli-
gence était similaire à celui de mes étudiants. Seulement voilà, ce jeune était
surprotégé et n’était pas en mesure d’acquérir la moindre habileté. Le fait de
surprotéger les enfants confrontés à des difficultés dans leur relation aux
autres et dans la manière dont ils traitent l’information constitue un handicap
en soi. Ils sont souvent bien plus compétents qu’on ne le pense, à condition
bien sûr qu’ils aient accès à un enseignement efficace.
 
Il faut absolument limiter l’usage des jeux vidéo
Depuis que j’ai contribué à l’écriture de ce livre il y a dix ans, j’ai pu observer
des problèmes croissants liés à l’utilisation excessive des jeux vidéo. Il est très
compliqué pour un enfant ou un adulte qui passe des heures et des heures à

80
Mon travail, c’est toute ma vie

jouer chaque jour d’acquérir des compétences sociales ou des habiletés


nécessaires à la vie quotidienne. Quand j’étais petite dans les années 1950, je
n’avais droit qu’à une heure de télévision par jour en semaine et deux heures
le samedi et le dimanche. Il faudrait appliquer cette règle aux jeux vidéo.
Quand leur utilisation n’est soumise à aucun contrôle, j’entends des mères se
plaindre qu’elles ne parviennent pas à faire sortir leur enfant de 18 ans de sa
chambre. Lorsque la personne dépendante aux jeux vidéo est plus âgée, il
convient de la sevrer en douceur et de remplacer progressivement les jeux
vidéo par d’autres activités comme la programmation informatique ou la
réparation de voitures.
Dans notre livre intitulé The loving push, Debra Moore et moi-même évoquons
les problèmes liés à l’addiction aux jeux vidéo chez les jeunes avec TSA. Les
résultats de diverses études scientifiques sont alarmants : l’obsession de cer-
tains individus porteurs de TSA est si forte qu’ils en viennent à rejeter toute
autre activité. Plutôt que de chercher un emploi dans le secteur de la techno-
logie, trop d’individus intelligents et bourrés de talent s’adonnent aux jeux
vidéo et vivent des aides sociales. On pensera sans doute que je suis vieux jeu
lorsque je m’élève contre ces habitudes mais je persiste à dire que si ces
joueurs de jeux vidéo exerçaient une activité professionnelle à la hauteur de
leurs compétences, je serais moins critique à leur égard.

81
C hap itre 2
Un regard différent
sur la façon
d’appréhender autrui
Sean Barron
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

L
e 2 juin 1975, j’étais très en colère. J’avais l’estomac lourd, comme si
j’avais avalé un haltère. Durant la majeure partie de mon enfance et de
mon adolescence, je n’ai eu d’autre choix que d’apprendre à me fami-
liariser avec ce ressenti et à gérer au mieux la situation. Je me souviens de ce
jour comme si c’était hier : j’étais en salle de permanence et j’affichais un air
particulièrement renfrogné, fusillant du regard chaque personne qui avait le
malheur de poser les yeux sur moi.
Mon intention n’était pas de tuer qui que ce soit, mais l’attitude de l’un de mes
professeurs à mon égard m’indignait à un point tel que si j’en avais eu la pos-
sibilité, j’aurais aimé me laisser aller à une certaine forme de destruction dans
le but avoué de calmer ma colère envers cette personne.
Durant cette séance, c’était Mademoiselle Jillian (c’est ainsi que je l’appelle-
rai) qui surveillait la salle de permanence du collège de Boardman Glenwood
dans l’Ohio et je la fixais intentionnellement de mon regard le plus menaçant
– je tenais à ce qu’elle s’en aperçoive – sans pour autant la regarder droit dans
les yeux. Elle s’est dirigée lentement vers moi et m’a dit : «"Sean, on dirait que
tu en veux à la Terre entière"».
Je n’ai pas répondu et me suis contenté de garder la même expression sur
mon visage tout en m’interdisant de croiser son regard. J’espérais ainsi qu’elle
recevrait mon message. Mais elle a préféré abandonner et s’est éloignée de
moi, ce qui n’a fait qu’accroître ma rage. J’en suis arrivé à la conclusion qu’elle
se fichait pas mal de moi sinon, elle aurait essayé de connaître les raisons de
mon courroux. Puisqu’elle était l’objet de ma colère, c’était à elle qu’incombait
la responsabilité de contribuer à améliorer la situation. C’est en tout cas ce
que je pensais à l’époque.
J’étais en cinquième et la fin de l’année scolaire approchait. Mademoiselle
Jillian était alors mon professeur de sciences. C’était une jeune femme pleine
d’énergie qui avait à peine trente ans. Elle avait les cheveux foncés mi-longs
et arborait toujours un large sourire. C’était sa première année dans ce col-
lège. Cette enseignante sarcastique parlait d’une voix forte et retentissante
qui gagnait en puissance chaque fois qu’elle perdait son calme, ce qui se pro-
duisait généralement lorsqu’elle devait rivaliser avec les voix de quelques
élèves perturbateurs. Cette situation était devenue monnaie courante pour
elle compte tenu du mal qu’elle avait à tenir sa classe. Pourtant, cela n’avait
aucune répercussion sur l’admiration que je lui vouais"; j’ai eu le béguin pour
elle quasiment toute l’année scolaire. Pas un jour ne passait sans que je me

84
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

rende à l’école empli d’un enthousiasme débordant qui atteignait son


paroxysme à l’approche de la fin des cours. J’attendais avec impatience que
retentisse la dernière sonnerie de la journée et là, alors que les autres élèves
se précipitaient dans les couloirs pour ne pas manquer leur car, je me ruais
dans ces mêmes couloirs en direction de la salle 114 où nous nous retrouve-
rions seuls elle et moi. Malheureusement, l’exaltation et l’euphorie faisaient
vite place au ressentiment lorsqu’en arrivant devant la porte, je la voyais dis-
cuter avec un ou deux autres élèves. Quelle audace, vouloir me séparer de
Mademoiselle Jillian, me disais-je. Mais ce qui était plus troublant encore,
c’était cette impression à la fois floue et grandissante que si elle tenait vrai-
ment à moi, elle ne permettrait pas que d’autres élèves que moi entrent dans
la salle à ce moment précis où nous étions censés être seuls.
Il n’était pas chose aisée de nourrir des sentiments d’une telle intensité et de
devoir les garder pour soi. J’ignore ce qui était le plus difficile à vivre : le fait
que je doive m’efforcer de dissimuler ce que je ressentais afin que personne
ne s’en aperçoive pas ou le fait d’avancer dans la vie tout en sachant perti-
nemment que mes sentiments n’étaient pas réciproques, sans pour autant
comprendre pourquoi. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que je passais
le plus clair de mon temps, pendant les week-ends et les vacances, à me
lamenter sur mon triste sort, déprimé à l’idée d’être séparé d’elle aussi long-
temps. Chacune de ces périodes était éprouvante et oppressante car il ne
m’était pas possible de canaliser l’anxiété palpable qui survenait alors ou de
lutter contre l’état dépressif, tout aussi évident, qui s’emparait de moi, sans
devoir affronter d’autres problèmes.
Mon univers s’est effondré en cette belle journée de juin – ce qui arrivait fré-
quemment, c’est pourquoi j’imagine que grâce à moi, l’expression «"porter le
poids du monde sur ses épaules"» a atteint de nouveaux sommets. J’ai appris
que Mademoiselle Jillian allait se marier pendant l’été. Je savais, sans com-
prendre les raisons précises, que ça ne se faisait pas d’aimer une femme qui
était sur le point d’épouser quelqu’un d’autre. À un certain point, j’ai réalisé
qu’elle ne s’intéresserait jamais à moi. J’étais indigné par ce mariage que je
vivais comme un affront personnel. Lorsqu’elle a annoncé qu’elle allait convo-
ler en justes noces avec un autre homme, j’ai vécu cet instant comme un rejet
catégorique : je venais d’être balayé d’un revers de main.
Sans tarder, j’ai mis au point un plan afin de blesser à mon tour celle qui
m’avait fait tant de mal. J’avais décidé «"d’effacer"» mes sentiments pour elle
(même si je ne savais pas comment faire pour ne plus avoir le béguin pour
quelqu’un, comme ça, du jour au lendemain) et je me suis mis à l’ignorer de
toutes mes forces, allant même jusqu’à nier son existence. J’avais la ferme
intention de poursuivre ma stratégie si elle revenait sous le nom de Madame
Robinson à la rentrée. Ce n’est pas que je voulais cesser tout contact avec elle
ou tout faire pour qu’elle ne me voie plus. Bien au contraire, et c’est là le côté
pervers de la chose, je n’attendais qu’une chose : la croiser afin d’avoir autant
d’occasions que possible de lui rendre la monnaie de sa pièce. Il fallait que

85
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

j’exprime cette colère implacable qui m’animait et, à ce stade, il n’y avait
aucune alternative. Je n’étais pas capable de mettre des mots sur mes émo-
tions pour le moins complexes et encore moins d’en parler à mes parents ou
à d’autres personnes, ce qui aurait pu les aider à cerner les causes profondes
de ma colère, de ma peur et de mon isolement. De plus, en reconnaissant
avoir de tels sentiments, je serais forcé de révéler mon secret si soigneuse-
ment gardé. J’étais sûr qu’il me faudrait affronter l’opprobre et subir l’humi-
liation, ce qui, à mon humble avis, n’en valait pas la peine.
Je me souviens sans la moindre hésitation du moment précis où cela s’est
passé parce que cet épisode a marqué un grand tournant dans ma vie. Nous
sommes nombreux à traverser une période décisive dans notre vie, mais elle
ne revêt pas nécessairement une importance particulière sur le moment. La
plupart du temps, je ne me souviens pas d’un évènement donné ou d’un
contexte particulier ayant généré colère, peur, incertitude ou toute autre
émotion négative, d’une part parce que ce sont là des sentiments que je
n’éprouve plus très souvent, mais également parce que j’ai fini par apprendre,
après maintes années, comment désamorcer ce type de situation. Mais en
juin 1975, je n’avais pas le recul nécessaire et, suite à l’annonce faite à la classe,
les rêves dans lesquels j’avais mis une telle énergie émotionnelle volaient en
éclats sous mes yeux ébahis.

AU COMMENCEMENT

Une dizaine d’années avant que je ne me retrouve assis, bougon, dans cette
salle de permanence, mes parents étaient dans le cabinet d’un médecin, à
soixante kilomètres de là, et s’entendaient dire que leur fils de trois ans était
atteint d’autisme. Maman et papa n’avaient jamais entendu parler de cette
condition auparavant et le fait que le médecin d’Akron, petite bourgade de
l’Ohio, ne les rassure pas le moins du monde et soit incapable de faire
preuve de compassion ou même d’empathie n’arrangeait pas les choses. Il
considérait cette condition et donc le diagnostic qu’il venait d’établir comme
quelque chose de dramatique et ne manqua pas d’annoncer à mes parents
abasourdis que je finirais probablement, si ce n’est inévitablement, dans une
institution spécialisée. Il leur confia que l’autisme était une condition sans le
moindre espoir d’amélioration à laquelle même un retard mental aurait été
préférable.
Fort heureusement, mes parents refusèrent de croire que cette sinistre prédic-
tion puisse être vraie. Maman et Papa firent le serment de relever chacun des
défis liés à ma condition et d’utiliser tous les moyens possibles afin de mettre
un terme à mes comportements répétitifs tant étranges qu’inhabituels et de
trouver des solutions face à mon absence de réactions et à ma morosité
constante. Quand j’y repense, je reste persuadé que, sans leur grande détermi-
nation, je ne serais pas, à l’heure qu’il est, assis à mon bureau en train d’écrire

86
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

ce livre. Je ne serais pas non plus en mesure de leur dire, sans toute la richesse
de mes expériences vécues, à quel point je leur suis reconnaissant.
Ma condition autistique m’a procuré une immense tristesse et, pour faire court,
je dirais qu’elle m’a privé de mon enfance. Je suis né avec une peur envahis-
sante qui ne me quittait pas, si bien que lorsque j’étais enfant, tous les moyens
étaient bons pour atténuer cette sensation de panique persistante, voire me
débarrasser à jamais de cette peur chronique. Pour ce faire, je réfléchissais à
diverses façons de voir le monde et de le comprendre, de sorte qu’il m’appa-
raisse plus logique et moins éprouvant et qu’en même temps, il me procure un
certain réconfort, me permette de garder mon calme et m’apporte l’équilibre et
la sécurité dont j’avais grand besoin et qui me faisaient si cruellement défaut.
Ainsi, je sélectionnais des objets que je manipulais et les gens devenaient invi-
sibles à mes yeux"; je me focalisais sur des gestes que je n’avais de cesse de
répéter"; je posais inlassablement les mêmes questions"; je présentais des mou-
vements stéréotypés et établissais des règles arbitraires"; ma pensée était
rigide"; je portais mon attention, et ce de manière excessive, sur un objet ou un
évènement, laissant de côté tout le reste. Ces subterfuges, et bien d’autres
encore, m’ont apporté la sérénité dont j’avais besoin et m’ont permis de me
sentir en sécurité tout en m’évitant de devoir affronter mes peurs.
Mais à mesure que je grandissais, il devenait évident que je n’irais pas bien loin
si je m’obstinais à utiliser ces méthodes. Lorsque j’ai commencé à aller à
l’école, j’ai pu, grâce à un cadre de référence bien précis, me comparer aux
autres enfants et j’ai vite compris que non seulement j’étais différent de mes
pairs, et ce de façon négative, mais également que j’étais la cible parfaite pour
leurs moqueries. Ceux qui ne me menaient pas la vie dure prenaient soin de
m’éviter comme si j’avais la lèpre.
En dépit de tous les problèmes que générait ma condition, qu’ils affectent ma
communication orale, ma compréhension du monde, mes relations aux autres,
mon point de vue ou mon équilibre psychique, j’ai réussi à obtenir des résul-
tats corrects tout au long de ma scolarité. J’avais entre 10 et 12 de moyenne
générale, ce qui peut s’expliquer en partie par le fait que je palliais mes
lacunes dans certains domaines, chose que j’ai continué à faire plus tard dans
le but de parvenir à m’extraire de ma coquille.
J’avais plusieurs cordes à mon arc grâce auxquelles je me sentais plus fort
face à mes bourreaux. J’étais par exemple capable d’apprendre des dates par
cœur, d’élaborer des problèmes de maths que je résolvais ensuite et de poin-
ter un télescope en direction du ciel puis d’annoncer que j’avais vu les anneaux
de Saturne (convaincu qu’aucune autre personne au collège de Boardman ne
pouvait se targuer d’une telle chose).
Pourtant, rien de tout cela ne m’a aidé à apprendre quoi que ce soit sur les
relations avec les autres.
Il aura fallu un déménagement en Californie, à près de 4000 kilomètres de là,
quand j’avais seize ans, ainsi que des années de tests, de déboires, de vic-

87
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

toires, de progrès, de douleur, de chagrin, de travail acharné, de détermina-


tion et d’entraînement pour qu’enfin je parvienne à prendre le dessus sur ma
condition autistique.
Je suis convaincu que les bases de mon émergence ont été jetées en
1965  –  l’année où j’ai reçu le diagnostic et où mes parents se sont entendu
dire que je finirais dans une institution – au moment précis où mon père et
ma mère ont refusé d’accepter l’horrible prédiction du médecin. Dès lors ils
se sont employés avec détermination à entrer en contact avec moi dans l’uni-
vers brumeux et confus qui était le mien et ainsi réussir l’impossible. À mes
yeux, le mérite d’avoir su créer les conditions favorables à mon éclosion
revient autant à ma famille qu’à moi.

LA PEUR, ENCORE ET TOUJOURS

Dès mon plus jeune âge, j’ai toujours voulu


occuper à tout prix une place de choix dans le À
cœur des autres, même si ce souhait était chaque fois que
peu compatible avec la forte crainte qui je franchissais la porte
m’envahissait sans cesse. L’impasse dans de l’école, j’étais pris
laquelle je me trouvais en matière de d’une hantise qui ne me
fonctionnement social a donné lieu, au fil lâchait pas en raison de ma
des années, à une série d’évènements
peur de l’inconnu, mais aussi
parce que l’environnement y
sans fin. Je n’avais pas tout à fait cinq ans
était différent et l’école
quand tout a commencé.
constituait un défi
Lorsque je suis entré à l’école maternelle, j’ai monumental.
été saisi d’une peur intense qui n’avait rien à
voir avec l’angoisse de séparation classique. À
chaque fois que je franchissais la porte de l’école, j’étais pris d’une hantise qui
ne me lâchait pas en raison de ma peur de l’inconnu, mais aussi parce que
l’environnement y était différent et l’école constituait un défi monumental.
Cette peur rendait impossible toute intégration et m’empêchait de suivre la
majeure partie des activités en salle de classe.
Je me souviens d’une assistante d’enseignement qui intervenait dans la
classe de maternelle de Madame Kreidler. Elle nous a fait travailler sur un
projet artistique qui ne ressemblait en rien à ce que j’avais pu faire aupara-
vant. Il fallait, entre autres choses, se servir d’une paire de ciseaux peu tran-
chants pour découper tout ce qu’on avait dessiné sur notre feuille de papier.
Je n’avais encore jamais utilisé de ciseaux de ma vie et l’idée de devoir me
livrer à cet exercice suffisait à me donner la nausée. J’ignorais comment je
devais les tenir ou les manier et je ne savais pas non plus découper. L’assis-
tante a dû me trouver têtu et a certainement cru que je bravais son autorité
car, voyant que je n’arrivais pas à découper ce que j’avais dessiné, elle s’est

88
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

mise à crier après moi. Je me rappelle aussi le silence des autres gamins au
moment où elle a clairement exprimé son dédain.
Je pense que déjà en maternelle, les autres enfants se rendaient compte que
j’étais différent, qu’il se dégageait de moi quelque chose d’étrange sans pour
autant être capables de décrire précisément de quoi il s’agissait. Étant donné
que j’étais dans une classe à faible effectif, ma réputation a été vite faite et la
vision qu’ils avaient de moi n’était plus tout à fait positive.
Mon incapacité à utiliser correctement une paire de ciseaux et les consé-
quences fâcheuses de cet épisode n’étaient plus qu’un lointain souvenir et il
est plus que probable que mes camarades de classe, ainsi que la dame qui
m’avait réprimandé, n’y pensaient déjà plus le lendemain. Le problème que j’ai
mis du temps à résoudre et qui m’a tourmenté bien plus que mon manque de
talent pour le découpage était comment je devais m’y prendre pour devenir
leur ami.
Durant les cinq premières années de ma vie, je passais le plus clair de mon
temps dans une bulle que j’avais créée. J’adoptais des comportements répé-
titifs, stéréotypés et souvent destructeurs aussi bien qu’inadaptés dans le but
d’apaiser la peur que je ressentais continuellement et de trouver une certaine
sécurité. Il ne s’agissait pas de phobies situationnelles dont tous les enfants
souffrent un jour ou l’autre. C’était plutôt quelque chose de constant, de
tenace et de persistant qui pesait sur moi et m’enveloppait, tel un nuage de
pollution. Je privilégiais une vision tunnellaire du monde afin de traiter au
mieux les informations qui me parvenaient. Ainsi, pour comprendre l’environ-
nement dans lequel j’évoluais, je me contentais de prendre en compte de
petites bribes d’information. C’était bien plus simple pour moi de fixer mon
attention sur une seule et unique fibre du tapis, même si cela m’empêchait de
voir tout ce qui se passait autour de moi, simplement parce que grâce à cette
activité, je me sentais moins submergé par mon environnement.
Le problème de cette approche pour laquelle j’avais opté petit était que je
passais à côté de certaines expériences indispensables au développement
des habiletés sociales dont j’avais tant besoin. J’étais tellement accaparé par
les détails que je ne voyais pas la situation dans son ensemble, qui était pour-
tant censée fournir un contexte à ces mêmes détails. La vie suivait son cours
et il en allait de même pour mon mode de fonctionnement. J’étais comme un
bon soldat qui obéissait aux ordres sans jamais poser de questions, de la
maternelle jusqu’en fin de primaire.
À mesure que je grandissais, il devenait évident que mes lacunes ne se limi-
taient pas à l’incapacité de découper des formes dans un morceau de papier.
J’ai commencé à me rendre compte que je n’avais aucune idée de la manière
dont il fallait s’y prendre pour entrer en contact avec les autres enfants. Je ne
savais pas comment dire bonjour. Je préférais qu’on me laisse tranquille à
l’école et mes camarades de classe s’apercevaient sans doute de mon
comportement empreint de réserve. Après tout, j’avais passé la majeure

89
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

partie de mes premières années à m’adonner à une multitude d’activités soli-


taires et à me focaliser exclusivement sur des choses telles que le hublot
d’une machine à laver en marche pour regarder le linge tourner ou encore une
toupie. J’aimais aussi suivre des yeux les fils des téléphones afin de voir
jusqu’où ils allaient et je lançais des objets dans l’arbre du jardin tout en étu-
diant avec attention la trajectoire qu’ils empruntaient. Je ne voyais vraiment
pas l’intérêt de jouer avec les enfants du quartier qui avaient à peu près mon
âge et il n’y avait donc aucune chance pour que j’arrive à l’école, transformé
comme par magie en un être capable de nouer des liens avec des enfants que
je n’avais jamais vus auparavant. J’ai vite réalisé qu’un gouffre virtuel compa-
rable au Grand Canyon me séparait des autres.
Mes années de CP et de CE1 sont ponctuées de souvenirs que la plupart des
enfants préféreraient oublier. Durant ces deux années, je n’étais pas un enfant
facile et je posais de gros problèmes de discipline. La salle de classe était plus
spacieuse, les journées d’école étaient plus longues et il y avait beaucoup plus
d’enfants qui s’agitaient dans tous les sens. Tous les ingrédients étaient donc
réunis pour que je me retrouve très vite en état de surcharge. Il ne se passait
pas un jour sans que la peur et l’anxiété ne s’emparent de moi, comme si
j’étais un tigre en cage exposé à la vue de tous dans un zoo.
J’ignorais tout de la notion de contexte. De plus, c’était la fin des années 1960
et le début des années 1970 et à ce moment-là, on ne savait pas encore
grand-chose de l’autisme. La conformité et le respect des règles étaient au
centre des préoccupations, particulièrement dans la classe de CE1 de Made-
moiselle Johnson. Il n’était pas question de prendre la parole sans y être auto-
risé"; il fallait suivre les consignes à la lettre"; tout se faisait de manière
ordonnée. Certes elle savait tenir sa classe et ses attentes étaient loin d’être
excessives, mais j’ignorais comment me plier aux règles qu’elle avait instau-
rées. Quant au confort résultant du caractère prévisible des choses, il n’était
pas encore entré en vigueur.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que j’aie été l’objet, à maintes reprises, de
sévères réprimandes de la part de mes enseignantes de CP et CE1. Toutes
deux pensaient certainement que je mettais volontairement leur patience à
rude épreuve et ni l’une ni l’autre ne faisait la distinction entre un écart de
conduite intentionnel et mon incapacité à suivre les consignes. Et comme si
cela ne suffisait pas, j’avais également beaucoup de mal à me concentrer sur
mon travail et c’était vraiment insupportable de devoir rester assis aussi long-
temps.
La solution à mon problème, un taille-crayon à manivelle, était fixée au mur
du fond de la salle. Tout au long de l’année scolaire 1969-70, j’avais dans ma
trousse des crayons de papier à la mine exagérément pointue étant donné
que je passais le plus clair de mon temps à me servir du fameux taille-crayon.
Ce comportement, perçu comme une violation des règles de vie de classe,
exaspérait Mademoiselle Johnson au plus haut point. Pourtant, de mon point
de vue certes limité socialement parlant, mais tout à fait pertinent à mes

90
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

yeux, le fait de me lever pour tailler des crayons dont la mine était déjà bien
pointue me permettait de me dégourdir les jambes et de relâcher mon atten-
tion pendant quelques minutes. C’était également pour moi l’occasion de
trouver un certain réconfort en actionnant la manivelle dont le mouvement de
rotation répétitif et lent me fascinait. J’ai toujours le bulletin scolaire que
Mademoiselle Johnson nous avait remis en cours d’année et sur lequel elle
avait écrit : «"Il a besoin d’une surveillance constante."»

TRISTESSE ET DÉSARROI

Outre mes peurs qui ne m’accordaient aucun


répit, j’étais en proie à une profonde tristesse.
Il était rare que je sourie et je ne riais presque
jamais, sauf quand je faisais quelque chose J’ai fini par
qui alimentait mon besoin de stimulation. comprendre que
Compte tenu de ces émotions négatives, la maison et l’école étaient
je supportais difficilement de voir les deux endroits bien distincts
autres élèves s’amuser. et que des comportements
Denise, une fille de ma classe, était tout
acceptables dans l’un ne
l’étaient pas forcément
le contraire de moi. Elle était pleine de vie
dans l’autre.
et respirait le bonheur alors que j’étais mal-
heureux comme les pierres. Chacun de ses
éclats de rire au beau milieu d’un cours alimen-
tait mon ressentiment à son égard. J’ai donc trouvé
un moyen de la punir. Lorsque la professeure de maths corrigeait nos devoirs,
elle retirait des points à chaque problème que nous ne réussissions pas à
résoudre et elle mettait une croix dans la marge pour nous le signaler. J’ai
décidé d’employer sa méthode  : chaque fois que Denise riait, je faisais une
croix sur un morceau de papier et je les additionnais à la fin de la journée. Je
n’avais rien trouvé de mieux pour lui faire payer son audace car après tout,
comment pouvait-elle oser exprimer des sentiments que je ne pensais pas
être en mesure d’éprouver ?
Je me trouvais pris au piège dans mon univers sombre et lugubre et à cause
de mon comportement étrange, ma réputation était faite et allait me pour-
suivre pendant des années. Les autres élèves remarquaient immanquable-
ment à quel point j’étais bizarre. Je communiquais rarement avec les autres
et le peu de fois où je jouais pendant la récréation, je faisais tout pour les
convaincre de participer à un jeu de mon propre cru qui tournait autour de me
obsessions et dont j’avais moi-même fixé les règles. J’étais devenu la risée de
toute l’école et ce traitement allait se poursuivre au collège puis au lycée
puisque je me retrouvais avec les mêmes élèves. Seuls les moyens qu’ils utili-
saient pour me faire souffrir allaient évoluer avec l’âge.

91
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Pour une raison que j’ignore, j’ai eu un déclic quand je suis entré en CM1. J’ai
fini par comprendre que la maison et l’école étaient deux endroits bien dis-
tincts et que des comportements acceptables dans l’un ne l’étaient pas forcé-
ment dans l’autre. À ce moment-là, j’ai enfin compris ce à quoi je devais
m’attendre quand j’allais à l’école et le fait que je doive rester dans la même
pièce la journée entière, du lundi au vendredi, n’était plus si incohérent à mes
yeux. Cette découverte m’a permis d’adopter un comportement plus adapté
en CM1 et de ne plus perturber la classe. Je m’appliquais tout particulière-
ment à ne pas céder à mes compulsions et autres envies constantes. Je par-
venais à suivre les instructions sans trop de difficulté et je me débrouillais
plutôt bien en maths, en français ainsi que dans les autres matières. Mais sur
le plan social, il n’y avait aucune évolution.
Je me sentais désormais plus à l’aise en classe
qu’à la maison. J’avais fini par m’adapter et
l’organisation de la journée d’école me
convenait parfaitement. Comme beaucoup
d’enfants atteints d’autisme, je m’en sor- Comme beaucoup
tais bien mieux dans un environnement d’enfants atteints d’autisme,
très structuré. Lorsque j’étais en pri- je m’en sortais bien mieux
maire, j’avais le même enseignant tout au dans un environnement
long de l’année. De plus, les cours, qu’il très structuré.
s’agisse d’arithmétique, de lecture ou de
toute autre matière, avaient lieu à la même
heure chaque jour et il en allait de même
pour le repas et les récréations. Même le
contenu des cours était extrêmement structuré et
concret, comme les manuels de lecture dans lesquels nous devions lire une
histoire puis répondre à des questions sur une feuille plastifiée à droite du
passage. Je me débrouillais bien et, étant donné que le programme était le
même chaque jour, je parvenais à suivre sans trop de mal la plupart des
leçons, du début à la fin.
À la maison, les choses n’étaient pas si simples. Mes parents avaient beau-
coup de mal à me cerner et, malgré tous leurs efforts, ils ne réussissaient pas
vraiment à mettre un terme à mes obsessions, à mes comportements répéti-
tifs dignes d’un robot, à mes colères et aux règles purement arbitraires que
j’avais moi-même instaurées. Ils essayaient de me faire communiquer, mais je
n’utilisais le langage que sur un mode stéréotypé et répétitif et je me sentais
triste la plupart du temps. Quelques années auparavant, nous avions emmé-
nagé dans une maison plus spacieuse située dans un quartier où les enfants
de mon âge ne manquaient pas, mais malgré cela, je n’avais aucune envie de
passer du temps avec eux. Étant donné que je n’avais pas encore acquis suf-
fisamment d’habiletés sociales, il m’arrivait souvent de jouer avec eux unique-
ment parce que j’y avais été contraint alors que je n’aspirais qu’à une chose :
me retrouver seul dans ma chambre.

92
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

Pendant ce temps, alors que mes prouesses scolaires n’étaient plus à démon-
trer, mes savoir-faire sociaux peinaient à se manifester. Avant même l’entrée
en CM1, des liens s’étaient tissés entre les enfants de ma classe. Je me retrou-
vais exclu et plus je grandissais, plus les autres me trouvaient bizarre. Je
parlais tout seul et satisfaisais souvent à mon besoin de stimulation en saisis-
sant une mèche de cheveux sur le devant et en me l’entortillant fermement
autour de l’index. Parfois aussi, j’émettais un bourdonnement étrange. Au
printemps et en automne, lorsque je jouais dehors, je ne trouvais rien de
mieux à faire que d’aller embêter les abeilles"; je leur donnais des coups et les
écrasais avec le pied tout en faisant de drôles de bruits. À la cantine, je dissé-
quais mes sandwichs puis je mangeais chaque ingrédient un par un. Du point
de vue de l’apparence, le moins qu’on puisse dire était que je me démarquais.
Il m’arrivait d’être décoiffé, avec des petites mèches toutes raides qui ressor-
taient après que je les aie enroulées autour de mon doigt (je vous laisse le
soin d’imaginer Alfalfa dans Les Petites Canailles : maladroit, trop grand et en
proie à de gros problèmes de coordination). Ma chemise était souvent mal
boutonnée et je ressortais régulièrement des toilettes avec la fermeture
éclair du pantalon ouverte. Je détestais les pantalons qui me serraient trop à
la taille, ce qui fait que je portais surtout des pantalons qui auraient été par-
faits avec une ceinture. Seulement voilà, je ne supportais pas les ceintures et
il n’était pas rare que je me rende à l’école avec un pantalon trop ample.
Inutile de retourner le problème dans tous les sens : je n’avais pas la moindre
chance d’être apprécié de mes pairs compte tenu de mon comportement et
de mon apparence qui, bien au contraire, les poussaient à me tenir de plus en
plus à l’écart et faisaient de moi la cible rêvée. Tout cela ne faisait qu’accroître
mon sentiment d’anxiété et de confusion et m’incitait à me replier sur moi-
même et à m’isoler encore davantage. J’avais l’impression d’être un accident
de la nature.

LES RÈGLES ET LA PENSÉE RIGIDE

De l’école primaire au collège, j’étais perdu dans ce labyrinthe sans issue. Avec
les années, ma réputation se confirmait et je continuais de m’égarer dans cet
immense labyrinthe. À chaque fois que je changeais d’école, mes bourreaux
potentiels paraissaient de plus en plus nombreux et dès lors que je suis entré
en sixième, tout le monde semblait être au courant que j’étais la personne à
prendre pour cible et à persécuter sans relâche. Certes j’avais des notes cor-
rectes à l’école chaque année et je savais que je pouvais «"tenir le coup"», mais
ce blindage émotionnel ne suffisait pas à me protéger des attaques de mes
pairs. Même si je me savais capable de suivre les cours et d’obéir au règlement
de l’école, d’effectuer mon travail et de réviser en vue des devoirs surveillés,
je faisais toujours preuve d’une telle maladresse dans mes interactions
sociales que c’en était douloureux.

93
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Il m’arrivait de me moquer de certains gamins de diverses manières, ce qui


n’arrangeait en rien la situation périlleuse dans laquelle je me trouvais déjà.
Loin de moi l’idée de leur faire volontairement du mal, ce qui était manifeste-
ment le cas alors que tout ce qui m’importait était de satisfaire à mon insa-
tiable besoin de prédictibilité. Je voulais simplement constater par moi-même,
inlassablement, que si je m’approchais furtivement d’un enfant en particulier
et lui tapotais l’oreille ou si je répétais la même phrase à chaque fois que je
voyais une certaine personne, la réaction de chacun serait la même à chaque
fois. Si la réaction variait ou si la personne avait décidé de m’ignorer, cela ne
faisait qu’ajouter au besoin que j’avais de persister dans ce sens tant que je
n’avais pas ce que je voulais.
Évidemment, rien de tout cela ne justifiait mon comportement et n’encoura-
geait les autres enfants à être amis avec moi. Bien au contraire, le fossé social
qui me séparait des élèves de ma classe se creusait toujours plus et mes
«"ennemis"» avaient la confirmation que le traitement qu’ils m’infligeaient
était fondé – comme s’ils avaient besoin d’une validation.
Comme pour l’école maternelle, mes premiers pas au collège n’ont pas été
faciles. J’ai commencé la sixième en novembre 1972, deux mois après tout le
monde. Je venais tout juste de quitter Beechbrook, près de Cleveland, un
centre thérapeutique résidentiel pour les enfants atteints de troubles sévères
dans lequel j’avais séjourné en semaine pendant neuf mois. Mes parents m’y
avaient placé car ils ne savaient plus quoi faire face à mon comportement
aussi aberrant que destructeur et intolérant. L’intérêt était que j’allais bénéfi-
cier d’une aide individuelle et que cela ferait le plus grand bien à notre famille.
De plus, mes parents avaient vraiment besoin de repos. J’étais paralysé par la
peur à l’idée de faire ma rentrée en sixième si tard. Non seulement mon
besoin de routine était contrarié (la rentrée scolaire a toujours lieu le mer-
credi après la fête du Travail, début septembre), mais en plus les autres élèves
de ma classe voudraient savoir pourquoi j’avais été absent si longtemps.
Désormais, il y aurait une heure de vie de classe avant de commencer la jour-
née et une salle de cours propre à chaque matière. J’allais certainement me
retrouver en cours avec des élèves de mon ancienne école qui me poseraient
forcément des questions.
Je ne pouvais pas dire que j’avais déménagé ou que j’avais attrapé un rhume
ou une grippe qui m’avait contraint de rester à la maison pendant deux mois.
L’aspect le plus redoutable de cette transition de novembre entre Beech-
brook et le collège de Boardman Glenwood allait être d’inventer une histoire
plausible qui me permette de protéger mon secret. Si quelqu’un finissait par
découvrir que j’avais été placé dans une école pour enfants atteints d’un
trouble mental, j’étais sûr que je serais la risée du collège ou qu’on m’en chas-
serait.
Heureusement, le problème n’a pas été aussi insurmontable que je l’avais envi-
sagé et seulement quelques personnes m’ont demandé où j’étais passé. Je
répondais de manière assez évasive que j’avais été malade ou alors, je chan-

94
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

geais simplement de sujet. J’ignore si c’est parce que je refusais de répondre ou


parce que notre attention était soudainement détournée du sujet, toujours
est-il que la question a très vite cessé d’être au centre des préoccupations. Je
n’ai donc pas tardé à retrouver mon statut d’élève malheureux, mais fermement
résolu à bien travailler et j’avais encore des kilomètres à parcourir pour me
rapprocher, socialement parlant, de mes camarades.
Je mourais d’envie de me faire des amis, d’être
entouré de personnes qui m’aiment et qui
m’admirent, d’être comme tout le monde.
Pourtant, quoi que je fasse, je me distin-
guais sans cesse des autres. Un matin, je
suis allé dans la chambre de Meg, ma Les règles
sœur. J’ai pris un effaceur que j’ai jeté en que j’avais établies
l’air puis j’ai essayé de taper dedans avec n’étaient pas en phase
mon pied. Mais au lieu de toucher la cible, avec la réalité.
mon pied a violemment heurté l’une des
colonnes de son lit. J’avais une belle frac-
ture et j’ai dû porter un plâtre pendant quatre
semaines. Je n’arrivais pas à croire que j’allais
devoir me rendre à l’école avec une jambe plâtrée,
ce qui me différencierait encore plus de mes camarades. Or, phénomène sur-
prenant, beaucoup d’enfants se sont montrés très gentils"; ils ont tenu à
signer mon plâtre et m’ont souhaité un prompt rétablissement. Au bout de
quatre semaines, on a retiré mon plâtre et deux jours plus tard, alors que je
pénétrais dans l’école, j’ai sauté en l’air et manqué la marche, me cassant ainsi
l’autre pied. J’avais tellement peur que les autres élèves du collège se
moquent de moi parce que je m’étais cassé les deux pieds que j’ai préféré ne
rien dire à personne de toute la journée et souffrir en silence. Mais la douleur
devenait de plus en plus insupportable, à tel point que je ne pouvais quasi-
ment plus marcher. Je suis allé trouver ma professeure de français en der-
nière heure de cours et lui ai discrètement demandé si je pouvais aller à
l’infirmerie. «"Tu vois ta place là-bas"? Va t’asseoir"!"», m’a-t-elle répondu.
J’étais stupéfait. Ce n’est qu’une fois rentré à la maison que je m’en suis
aperçu : c’était Pied Cassé II, le retour. Le lendemain, la professeure m’a pré-
senté ses excuses par rapport à son comportement de la veille et les autres
élèves ont, une fois de plus, signé mon plâtre avec beaucoup de compassion
et une bonne dose d’humour.
Au moins, l’épisode des plâtres n’aura duré qu’un temps et mes camarades de
classe ont vite fait d’oublier ma maladresse. Mais j’ai adopté des comporte-
ments dont les autres se sont souvenus longtemps. La salle de classe dans
laquelle nous étions en dernière heure se trouvait en face du parking situé
derrière l’école, ce qui était un immense avantage pour moi, mais ne manquait
pas de représenter une certaine menace pour ma concentration, m’empêchant
se suivre correctement l’ultime cours de la journée. Cette position privilégiée

95
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

était absolument géniale dans la mesure où elle m’offrait une vue dégagée sur
les cars scolaires qui venaient se garer là, l’un à la suite de l’autre, à ce moment
précis de la journée. Les premiers cars arrivaient environ quinze à vingt
minutes avant la sonnerie et, la plupart du temps, le dernier car entrait en
scène une fois que tous les autres étaient partis.
Cette situation a coïncidé avec ma fixation croissante sur les cars scolaires,
qui répondait parfaitement à mon besoin d’immuabilité et de prédictibilité. La
majeure partie des cars arrivaient peu ou prou à la même heure et dans le
même ordre chaque jour. J’adorais étudier leur mode de stationnement, cal-
culer les espaces et voir les lignes entre chaque car. J’observais tout ce qui se
passait à l’extérieur de la salle de classe et j’étais particulièrement attentif à
l’arrivée du car qui allait me ramener à la maison. Tous les après-midi, sur le
chemin du retour, je prenais peu à peu conscience de l’itinéraire des autres
cars que je me représentais mentalement et je savais où tel car était censé se
trouver chaque jour à un moment précis.
En accord avec mon mode de pensée, et c’était courant à cet âge, j’avais créé
une règle qui régissait mon obsession pour les cars scolaires : je voulais que
le car que je prenais pour rentrer chez moi soit parmi les derniers, si ce n’est
le dernier, à se garer. De cette façon, je pouvais contempler à loisir la façon
dont il se garait une fois que tous les autres étaient partis. Qui plus est, quand
le car avait du retard, j’arrivais plus tard chez moi, ce qui laissait moins de
temps à mes parents pour crier après moi et me punir parce qu’ils ne vou-
laient pas que je me livre aux rituels que je m’imposais une fois rentré à la
maison. L’école était un espace structuré, ce qui n’était pas le cas à la maison.
Mes façons d’agir, qui leur apparaissaient si déplacées, me permettaient pour-
tant d’essayer de comprendre au quotidien l’environnement déstructuré et
chaotique dans lequel j’évoluais et sur lequel je n’avais que peu de contrôle.
Mais la plupart du temps, les règles que j’avais établies n’étaient pas en phase
avec la réalité. Mon car était presque toujours l’un des premiers, et non le
dernier, à entrer en scène et ma journée d’école finissait ainsi sur une note
très négative. À bien y réfléchir, j’étais furieux chaque matin avant d’aller à
l’école car aucun des membres de ma famille ne prenait son petit-déjeuner
dans l’ordre qui était prévu. J’étais également très en colère en fin d’après-
midi lorsque le chauffeur qui se trouvait au volant de mon car enfreignait
toutes les règles en arrivant bien trop tôt à mon goût. Je savais pertinemment
que je ne pouvais pas contrôler l’heure d’arrivée des cars scolaires. Il m’était
également impossible de convaincre le chauffeur de mon car de modifier ses
horaires pour me faire plaisir. Étant donné que mon car arrivait systématique-
ment dans les premiers, je n’ai rien trouvé de mieux que d’être, chaque après-
midi, le dernier élève à monter à bord.
À cet âge-là, les moments les plus éprouvants pour moi étaient les inter-
classes ainsi que les vingt-cinq minutes passées à la cantine. Je n’étais pas du
tout à l’aise dans cette grande pièce carrée, pas plus que dans les couloirs de
l’école, en raison de la forte concentration d’élèves. Le bruit et l’agitation

96
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

mettaient tous mes sens à l’épreuve. Me retrouver avec trente camarades


dans un espace clos était une chose, avoir dix fois plus d’élèves autour de moi
dans un large couloir ou dans une pièce qui résonne en était une autre et ces
situations me submergeaient car je me sentais nu et exposé aux regards de
tous, même si en réalité personne ne faisait attention à moi.
La meilleure solution que j’avais trouvée pour me soustraire à l’épreuve de la
cantine était de ne pas manger. J’avais faim, mais c’était le prix à payer pour
éviter de me trouver dans la même pièce et à la même table que des élèves
qui, j’en étais persuadé, me détestaient et ne voulaient pas entendre parler de
moi. Mais je profitais de cette demi-heure pour aller et venir dans les couloirs
du collège, suivant un tracé bien défini que j’avais imaginé. Après avoir conçu
mon itinéraire, je faisais plusieurs essais, suite à quoi je l’affinais et le peaufi-
nais pour que cela m’occupe pendant toute la durée du repas. Cette activité
me permettait non seulement de me retrouver seul, loin de mes bourreaux,
mais aussi de me laisser aller à certains de mes comportements compulsifs.
En plus de ma routine lors de la pause déjeuner, j’avais tracé un tout autre
chemin que je parcourais dès que la dernière sonnerie de la journée retentis-
sait. Le temps que je mettais à effectuer ce trajet avait été scrupuleusement
étudié afin que je sois le dernier à monter dans le car, sans pour autant ris-
quer de le manquer. Je n’ai eu aucune difficulté à organiser ou à chronomé-
trer mon parcours, mais le vrai défi était de le suivre sans que personne ne me
remarque de sorte que le fait que j’arrive dans le bus après tout le monde soit
considéré comme quelque chose de purement fortuit. J’ai réussi à me livrer à
mon petit rituel du midi pendant près d’un an, jusqu’au jour où un professeur
a compris mon manège et a menacé de m’envoyer dans le bureau du principal
si je n’allais pas à la cantine comme tout le monde. Mais ces menaces ne m’ont
pas empêché de continuer à emprunter mon itinéraire stratégique en fin
d’après-midi.

UN NOUVEAU MODE DE PENSÉE

Plus je grandissais, plus il devenait évident que quelque chose n’allait pas chez
moi, même si je ne faisais toujours pas le rapprochement avec l’autisme mal-
gré les discussions que j’avais eues avec mes parents à ce sujet. Je ne parve-
nais pas à assimiler cette idée et mettais tous mes problèmes sur le compte
du «"syndrome de la mauvaise graine"». J’étais convaincu que, pour une raison
que j’ignorais, j’étais fondamentalement mauvais, et ce depuis ma naissance.
J’ai cru cela pendant des années et mon mode de pensée binaire et concret
ainsi que mon interprétation littérale du sens des mots et ma façon bien par-
ticulière de communiquer avec le monde extérieur ne faisaient que confirmer
cette croyance. Les autres passaient leur temps à me réprimander, à crier
après moi, à me taquiner, à m’infliger toutes sortes de souffrances, à m’igno-
rer et à me rejeter. Je ne connaissais que ce que j’étais amené à constater : un

97
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

manque d’attention constant de la part des autres. La déduction était simple :


Sean était quelqu’un de mauvais.
Une fois adolescent, la perception que j’avais de moi-même a commencé à
changer. J’ai compris que j’avais un sérieux problème et j’ai voulu le résoudre.
J’ai ainsi dû revoir certaines de mes priorités internes. Je voulais me faire des
amis et me surpasser, d’une manière ou d’une autre. Mais, alors que ce désir
positif d’un point de vue social grandissait, il en allait de même pour la force
et l’emprise de mes compulsions. En fait, elles faisaient désormais partie de
moi et ma vie en dépendait autant que l’air que je respirais.
Fidèle à moi-même, mon comportement étrange contribuait à faire fuir les
autres plus qu’il ne les poussait vers moi et de nouveaux intérêts apparais-
saient. En cinquième et quatrième, les crayons de papier m’obsédaient (rien à
voir avec mon besoin pour le moins inhabituel de les tailler à longueur de
temps quelques années auparavant) et il fallait que je les manipule constam-
ment. Il n’était d’ailleurs pas rare que j’en apporte plusieurs en classe. Je tra-
çais sur ma table des lignes inclinées comparables aux places de parking
réservées aux cars scolaires et, à chaque fois que mon moral faiblissait, je
saisissais trois crayons ou parfois plus que je faisais passer lentement entre
les lignes tout en émettant des sons graves au fond de ma gorge, censés imi-
ter le moteur d’un car.
Quand je ne m’en servais pas pour écrire ou encore pour imiter des cars que
je conduisais, j’utilisais les crayons pour vérifier que nous étions toujours
soumis à l’action de la pesanteur. Heureusement, cela se vérifiait à chacun
de mes essais. Je posais le stylo ou le crayon de papier sur ma table et sui-
vais des yeux sa descente puis j’étudiais comment il atterrissait. À chaque
fois que je me livrais à cet exercice, j’avais envie de recommencer. Si j’étais
satisfait à la fois de la manière dont il tombait et de l’endroit où il finissait sa
course, j’essayais à nouveau en faisant tout pour que le crayon atterrisse de
la même façon et à peu près au même endroit. Étant donné que je voulais
que les gens m’apprécient, je m’affairais à satisfaire cette compulsion sans
pour autant me faire remarquer de manière négative. L’exercice était donc
périlleux.
À maintes reprises, je tendais le bâton pour me faire battre. Les autres
élèves ont commencé à remarquer mon petit rituel du crayon qui tombait
et ont vite compris qu’il n’y avait là rien d’involontaire. Je me souviens d’un
jour où Mademoiselle Owens nous avait laissés quelque temps tous seuls
dans la classe pour une raison quelconque. Il n’y avait pas un bruit. C’est
pourtant le moment que j’ai choisi pour laisser tomber mon crayon sur la
table et tous les élèves ont éclaté de rire. Pour ma part, j’ai rougi. Peu de
temps après, ma professeure de français de quatrième a eu vent de ce qui
se passait. Un jour, elle nous a demandé de faire une rédaction où il nous
fallait imaginer un personnage à propos duquel nous devions écrire un
récit. J’étais à un moment de ma vie où j’aspirais à faire preuve d’humour
et j’étais convaincu qu’une rédaction de qualité me permettrait de laisser

98
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

mon chagrin et mon isolement derrière moi. J’ignorais comment m’y


prendre pour inventer une histoire ou créer des personnages. J’en ai donc
imaginé un qui, selon moi, allait à la fois répondre aux exigences du devoir,
intégrer mes obsessions de manière positive et surtout, révéler mon sens
de l’humour, quel qu’il soit.
J’ai donc mélangé ces trois éléments et cette subtile alchimie a donné nais-
sance à un personnage que j’ai décidé d’appeler Comte Chutecrayon. La pre-
mière partie du nom faisait référence au célèbre vampire et, dans un élan
d’originalité et de créativité – c’était tout du moins ce que je pensais – je suis
parvenu, pour compléter ce nom, à trouver quelque chose qui rappelle l’ob-
session qui me dévorait. Pour ce qui était de l’histoire, je me suis contenté de
transposer la réalité tout en créant un personnage fictif pour faire passer mes
propres compulsions qui, paradoxalement, s’avéraient être effrayantes et
bizarres. Au final, ce devoir m’a fait plonger, de manière fortuite et désa-
gréable, dans un univers un brin sarcastique alors que je voulais simplement
être drôle. Mademoiselle Owens nous a rendu nos rédactions quelques jours
plus tard. Elle avait écrit «"Hilarant"» sur ma copie. J’ai eu 6/20 et mon
amour-propre déjà fragile en a pris un coup.
Une fois en classe de troisième, il n’était pas rare là encore que j’interprète de
façon erronée les intentions de mes camarades. Il y avait deux filles qui sem-
blaient m’apprécier. Elles me disaient bonjour et affichaient un large sourire
chaque fois qu’elles me voyaient. Malheureusement, leur comportement était
en contradiction avec mes expériences passées qui m’avaient conditionné.
J’ai donc interprété la façon dont elles se conduisaient avec moi de manière
négative et suis parti du principe que leurs intentions étaient malveillantes.
Personne n’aime Sean Barron, me disais-je à moi-même. Il y a forcément un
piège.
À peu près au même moment, un élève très gentil qui ne m’avait jamais fait de
mal m’a téléphoné un soir – évènement sans précédent – afin de me deman-
der si je savais comment faire un certain devoir à la maison portant sur l’his-
toire américaine. Mais au lieu de l’aider et de me montrer sympathique, j’ai eu
la même réaction qu’avec les deux filles qui manifestaient de l’intérêt pour
moi. Je lui ai dit : «"Laisse-moi tranquille sinon j’appelle la police."» Aucun de
ces trois élèves n’a insisté.
En fin de troisième, mes problèmes se sont amplifiés, au même titre que la
colère et le mécontentement vis-à-vis de mon existence. Mes parents pas-
saient toujours autant de temps à me corriger, à crier après moi, à m’empê-
cher de faire certaines choses, à me réprimander et à me punir alors que ma
sœur, Meg, attirait leur attention de façon positive. Traduction : Meg est sage,
Sean est méchant"; maman et papa aiment Meg, Maman et Papa détestent
Sean. En dépit de ce que mes parents me répétaient très souvent –  qu’ils
supportaient difficilement la manière dont je me comportais, mais m’aimaient
malgré tout  –, ce concept était trop abstrait pour que je puisse en saisir le
sens. Il était très difficile pour moi de comprendre que l’attention négative

99
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

qu’ils me portaient découlait justement de leur amour pour moi. C’était par
amour et non en raison d’un sentiment de haine qu’ils me reprenaient
constamment.
Mais il y avait quelque chose de bien plus frustrant et exaspérant pour moi :
j’étais incapable de reconnaître les moments où je bénéficiais d’une opinion
favorable auprès d’eux et d’y répondre convenablement. Lorsque j’étais
enfant puis adolescent, mes parents sont venus vers moi à maintes reprises
en me suppliant de leur dire ce que je ressentais ou ce à quoi je pensais.
C’était surtout le cas chaque fois que je rentrais de l’école contrarié, en colère
ou au bord de l’effondrement émotionnel. Tous les efforts qu’ils déployaient
pour me réconforter ne suffisaient pas et jamais ils n’obtenaient de réponse
de ma part. Je parviens seulement maintenant à imaginer le degré de frustra-
tion, de colère et de tristesse que mon attitude a dû occasionner chez eux. Ma
mère avait beau me prendre par les épaules, me regarder droit dans les yeux
et m’implorer de lui dire ce qu’elle pouvait faire pour m’aider, je ne répondais
pas.
Plusieurs raisons me poussaient à agir avec elle de manière si peu sociable.
À cause de ma compréhension littérale des choses, je n’étais pas capable de
me représenter de façon précise ce qui s’était passé. J’avais conscience que
les autres me maltraitaient, me brutalisaient, me ridiculisaient, me frap-
paient, me giflaient, me donnaient des coups de poing et me faisaient tré-
bucher. Mais pour autant, je ne savais pas comment faire pour mettre un
terme à ces agissements ni comment en parler à quelqu’un qui pourrait
m’aider.
Il y avait une autre raison pour laquelle je gardais le silence et je n’arrivais
pas à regarder ma mère dans les yeux : la douleur trop récente résultant de
ces tristes expériences m’empêchait de les relater à quiconque, ce qui aurait
eu pour effet d’accroître ma souffrance. Manquant de clairvoyance, je
croyais que mes parents en arriveraient à la conclusion que j’avais ma part
de responsabilité dans ce qui se passait à l’école. Car après tout, ils me répri-
mandaient sans cesse à la maison pour des choses que je faisais et qu’ils
estimaient déplacées alors pourquoi en serait-il autrement vis-à-vis de
l’école"?
En outre, le fait de parler des méfaits on ne peut plus cruels des autres
gamins revenait à affronter une réalité que je préférais nier. Je savais que
j’étais incapable de trouver mes mots pour décrire la situation, c’est pourquoi
la seule issue possible à mes yeux était d’opter pour la solution de facilité, à
savoir le déni et la dissimulation. Pourquoi s’évertuer à parler d’une journée
où tout est allé de travers quand on n’a pas les capacités suffisantes"? Cela
n’aurait fait qu’aggraver mon état. Une dernière raison, certes subtile, mais
essentielle, qui puisse expliquer mon manque de réactivité était directement
liée à l’image que j’avais de moi. Mon estime de soi était au plus bas et il me
faudrait probablement fournir un effort herculéen pour venir à bout de l’injus-
tice dont j’étais victime. Il s’agissait d’évènements complexes et liés les uns

100
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

aux autres qui partaient dans toutes les directions, sans point de départ ni
d’arrivée précis.

UNE NOUVELLE PERSPECTIVE

Ce qui m’a le plus aidé à mieux comprendre les


états émotionnels d’autrui et les interactions
sociales a été ce que j’appelle la «"thérapie
par le dialogue"». Nous avons déménagé
J’ai commencé
en Californie lorsque j’avais seize ans et, à me tourner
une fois que j’ai pris mes marques dans vers l’extérieur ;
mon nouveau lycée, j’ai passé un nombre tout à coup,
incalculable de soirées dans notre salon mon univers comptait
californien –  parfois jusqu’à 1 heure ou plus que ma petite
2  heures du matin  – avec l’un ou l’autre personne.
de mes parents et parfois les deux. Il
n’était pas rare qu’ils passent plusieurs
heures à essayer, de toutes les manières pos-
sibles et imaginables, de m’expliquer en quoi
consistaient les relations humaines. À seize ans, je ne comprenais toujours
pas pourquoi, par exemple, cela ne se faisait pas d’«"accaparer"» les gens qui
s’intéressaient véritablement à moi et qui, visiblement, m’aimaient bien.
Pourquoi n’était-il pas acceptable de passer autant de temps que je le sou-
haitais avec des gens bien plus vieux que moi qui avaient une famille et
d’autres obligations"?
Durant nos conversations au petit matin, mes parents ne manquaient pas de
souligner à quel point mes attentes trop ambitieuses vis-à-vis des autres
pouvaient s’avérer destructrices. Je souhaitais vraiment que les gens avec
lesquels nous passions le plus de temps à l’époque (tous ou presque évo-
luaient dans le milieu de la musique étant donné que mes parents travaillaient
avec la chanteuse Maureen McGovern) se comportent avec moi comme avec
mes parents. Je voulais faire partie intégrante de leur vie. C’est pourquoi
lorsqu’ils ne se montraient pas à la hauteur de mes attentes, cela me blessait
profondément"; j’étais furieux et allais jusqu’à nier leur existence. Je m’enfer-
mais dans ma chambre et refusais catégoriquement d’avoir affaire à eux. À
mes yeux, ils avaient eux aussi leur part de responsabilité dans mon état et je
devais cela à ma pensée dichotomique ainsi qu’à mon manque de recul, prin-
cipales caractéristiques de ma condition autistique.
À dix-sept ans, je me rendais compte que je m’en sortais bien mieux qu’avant
notre déménagement en Californie. Mais il y avait encore beaucoup de
colère et d’amertume en moi et il fallait absolument que je remédie à cela si
je voulais me défaire de cette charge émotionnelle trop intense. J’avais plus

101
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

que jamais la ferme intention de devenir quelqu’un et d’accomplir quelque


chose d’exceptionnel. Cette année-là, j’ai regardé un téléfilm intitulé «"Son
Rise : a miracle"» retraçant l’histoire vraie de Raun Kauffman et sa victoire
sur l’autisme. J’ai ensuite discuté pendant des heures avec ma mère. C’est
là que j’ai pris conscience que j’étais atteint d’autisme. J’ai eu une véritable
révélation. Pour la première fois de ma vie, je comprenais qu’il m’était pos-
sible de prendre mon destin en main et de faire ce qui me tenait vraiment à
cœur.
J’ai commencé à me tourner vers l’extérieur"; tout à coup, mon univers comp-
tait plus que ma petite personne.
Au fil du temps, je suis tout doucement sorti de
ma coquille. Chacune de mes petites réalisa-
tions me semblait immense et me donnait
l’impression de faire trois mètres de haut
(dans ce cas précis, ça ne me dérangeait
Mes parents étaient
pas d’être grand). J’ai peu à peu perdu
convaincus que plus
l’habitude d’ignorer les gens qui, de
on parlerait ensemble,
mon point de vue, ne s’intéressaient
plus les connexions
pas suffisamment à moi. Je m’efforçais auraient de chances
de discuter avec eux et d’être le plus de se faire.
agréable possible. J’ai eu le plaisir de
constater, sans grande surprise, qu’ils
étaient eux aussi très sympathiques avec
moi. J’ai également commencé à soigner mon
apparence, m’assurant par exemple que j’avais bou-
tonné correctement ma chemise ou que mes cheveux étaient bien coiffés
et ne partaient pas dans tous les sens, ce qui me valait systématiquement
des remarques négatives. J’étais de plus en plus attentif à ce qui se passait
autour de moi et j’ai fini par me lancer, certes timidement au début, et à
poser de vraies questions aux gens, des questions qui n’avaient plus rien à
voir avec mes intérêts spécifiques. Avec le temps, alors que la majeure
partie de mes tentatives étaient couronnées de succès, mon envie de
m’ouvrir aux autres s’est accrue. Tout ce que j’apprenais me procurait une
sensation de bien-être.
C’est en terminale que, pour la première fois, je me suis fait des amis, des
filles pour être plus précis. Elles me demandaient de me joindre à elles pour
le déjeuner, me proposaient de venir avec elles après les cours et m’invitaient
à des fêtes qu’elles organisaient. Deux années auparavant, j’avais l’impression
d’être un extraterrestre alors que maintenant, les autres commençaient à
m’accepter. J’étais fou de joie.
Vers la fin des années 1970, mes parents ont bien vu que je faisais des
progrès et n’ont pas hésité à sacrifier des heures de sommeil pour tenter
d’entrer en contact avec moi et de m’aider à assimiler les notions fonda-
mentales des relations humaines. Mon père m’a confié plus tard qu’à

102
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

cette époque, il considérait mon cerveau comme une architecture élec-


trique complexe. Le câblage était en place et fonctionnait"; il s’agissait
simplement de raccorder les circuits. Mes parents étaient convaincus
que plus on parlerait ensemble, plus les connexions auraient de chances
de se faire.
Petit à petit, à force de patience – le mérite revient tout particulièrement à
mes parents – je parvenais enfin à porter un jugement critique. Je commen-
çais à poser des questions pour comprendre les choses de manière plus
approfondie et ainsi bousculer mes connaissances. J’étais à même de détec-
ter les arrière-pensées éventuelles chez les gens. Je compare souvent le
développement de l’esprit critique et du bon sens à une série d’exercices
permettant de faire travailler certains muscles qui ne sont pas souvent solli-
cités. Pendant des années j’ai écouté, assimilé, regardé et posé un nombre
incalculable de questions, ce qui m’a permis de venir à bout de ma naïveté et
de mieux connaître la nature humaine. Ce travail a pris du temps et cela n’a
pas toujours été une partie de plaisir, mais mes parents ont toujours été là
pour me guider et m’apporter le soutien dont j’avais besoin. Ils n’ont pas
baissé les bras une seule fois et, par conséquent, je n’ai moi-même jamais
renoncé.
Une fois que j’ai eu mon bac, l’heure était au bilan et je dois dire que mes sen-
timents étaient mitigés. L’école avait toujours été pour moi synonyme de
moqueries et de souffrance, mais quel bonheur cette année de terminale"! Je
commençais seulement à m’intégrer et voilà que c’était fini. D’un autre côté,
j’en étais sorti vainqueur. Jamais je n’aurais cru, quand j’étais en seconde, que
j’irais jusque-là, mais je l’ai décroché ce diplôme"! Tout le monde m’a félicité et
on a fait une grande fête à la maison.
J’ai toujours pensé que je serais incapable de poursuivre mes études dans le
supérieur, mais maintenant que j’avais le bac, je me suis dit que j’avais toutes
les cartes en main pour continuer et réussir. En Californie, il y avait des éta-
blissements de premier cycle universitaire gratuits qui proposaient une for-
mation étalée sur deux ans. J’ai donc décidé de m’inscrire au Los Angeles
Valley College, l’établissement le plus proche de chez moi, et j’ai choisi de
suivre les cours de psychologie, de géométrie et de français car c’étaient là
des matières qui me passionnaient.
Pendant l’été, j’appréhendais tellement ma rentrée dans cet établissement
que mes parents m’ont poussé à suivre un cours au sein du campus. Il était
destiné aux individus en situation de handicap afin qu’ils apprennent à
prendre des notes, à reconnaître les phrases-clés durant les cours magistraux
et à acquérir de bonnes habitudes qui leur permettent de répondre aux exi-
gences de leur cursus. J’ai suivi ce cours au mois d’août. Il m’a vraiment mis
en confiance et dès le début du semestre, je me sentais incroyablement
détendu. J’étais ravi de constater qu’au final, les cours étaient plus faciles à
suivre que je ne pensais. À la fin du premier semestre, j’avais une moyenne
générale de 12/20.

103
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

UN NOUVEAU JOUR SE LÈVE

Je suis retourné dans l’Ohio en 1984 où j’ai exercé pas mal de «"petits bou-
lots"» payés au SMIC, comme agent d’entretien dans un magasin de donuts,
plongeur dans un fast food ou encore souris dans une pizzeria (j’étais
déguisé et je devais m’assurer que les jeux vidéo fonctionnaient). Au bout
de quelques années, j’ai ressenti le besoin de faire quelque chose pour aider
les autres. C’est pourquoi, quand un ami m’a parlé d’une maison de retraite
qui recrutait près de chez moi, j’ai posé ma candidature pour le poste d’auxi-
liaire de rééducation fonctionnelle et j’ai été engagé. À mes yeux, c’était mon
premier vrai emploi. J’avais beaucoup de respect et d’affection pour les
personnes âgées, en partie grâce à la relation privilégiée que j’entretenais
avec ma grand-mère.
Le livre que j’ai écrit avec ma mère au sujet de
ma lutte contre l’autisme, intitulé Moi, l’enfant
autiste, a été publié en 1992. Le franc succès
qu’il a remporté m’a donné envie de deve- Je vois enfin l’autisme
nir écrivain et c’est à ce moment-là que qui m’affligeait sous
j’ai envisagé l’éventualité de reprendre son vrai visage : c’était
mes études dans le but d’obtenir un une tout autre façon d’entrer
diplôme de journalisme. J’avais horreur en relation avec un monde
du changement auquel j’avais toujours auquel je devais essayer
opposé une résistance farouche et, qui de donner un sens.
plus est, j’aimais beaucoup mon métier,
mais malgré cela, j’ai fini par démissionner
après douze ans de bons et loyaux services dans
cette maison de retraite et je me suis à nouveau ins-
crit à l’université (Youngstown State University). Pour moi, le métier de jour-
naliste était complètement à l’opposé de la condition autistique. Cela
supposait de se tourner vers l’extérieur, de prendre l’autre en considération,
de faire preuve d’objectivité, d’avoir suffisamment de recul et de regarder
chaque situation sous plusieurs angles.
Après deux semestres de cours, j’ai postulé à un stage au sein de notre jour-
nal local et j’ai été pris. Même si je n’avais jamais utilisé d’ordinateur aupara-
vant et faisais tout mon possible pour m’en tenir éloigné, j’avais désormais un
emploi qui m’obligeait à travailler avec cet outil. Plutôt que de dissimuler mon
ignorance, j’ai demandé de l’aide et je l’ai obtenue. J’étais secrétaire de rédac-
tion et les autres employés travaillaient avec moi, m’enseignaient les bases de
l’informatique et se montraient extrêmement encourageants. Ce travail était,
certes, nouveau pour moi, mais mes collègues ont tout fait pour que je me
sente accepté et apprécié. Pour la première fois de ma vie, j’avais conscience
de faire partie d’un groupe. J’ai pris davantage confiance en moi lorsque j’ai
appris que mon stage était prolongé d’un semestre et au bout d’un an, j’ai

104
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

commencé à travailler comme pigiste pour ce même journal, emploi que


j’exerce encore aujourd’hui.

Mieux vaut être seul que mal accompagné


Quand j’avais vingt ans et encore à trente ans, j’estimais qu’avoir quelqu’un dans
ma vie – même si ce quelqu’un s’avérait destructeur, manipulateur et nuisible –
était mieux que de n’avoir aucun ami, avant tout parce que j’avais passé des
années à me sentir isolé, seul et rejeté de tous. À l’approche de la quarantaine,
j’ai décidé de ne plus m’encombrer de personnes qui se plaisaient à me rabais-
ser. Il est vrai que je me sentais à la fois utile et précieux chaque fois que je
venais en aide à quelque âme tourmentée – et cela m’arrivait très souvent au
cours des années où je m’employais ardemment à terrasser l’autisme –, mais je
n’en sortais jamais indemne. Je sais maintenant que je ne suis pas obligé de lier
connaissance avec quelqu’un si je n’en ai pas envie. Je sais que j’en suis capable,
mais je sais aussi que je suis libre de le faire quand bon me semble.

À mesure que l’éventail de mes expériences s’élargissait, il m’était plus facile


de laisser le passé derrière moi. Plus je vivais de situations, plus j’étais à même
de les considérer avec recul et de reléguer au second plan celles qui étaient
absolument sans importance. Plus je créais de liens avec les autres, qu’il
s’agisse de membres de ma famille, d’amis, de collègues ou même de parfaits
inconnus, plus j’appréciais chacun des individus qui faisaient partie de ma vie.
Il y a environ un an, j’avais prévu d’aller dîner un soir avec un ami. Toutefois,
nous ne parvenions pas à nous mettre d’accord sur un restaurant. Après
maintes hésitations, j’ai fini par dire : «"Tu n’as qu’à choisir après tout"; ça m’ira
très bien. J’ai envie de passer un bon moment avec toi et l’endroit m’importe
peu."» Ceci est un exemple de mon nouveau fonctionnement en matière de
vie sociale et relationnelle. À partir du moment où j’apprécie la compagnie de
quelqu’un, j’éprouve désormais un immense plaisir à faire des choses simples
et j’en retire une grande satisfaction.
Il m’arrive souvent de repenser à ces années de combat permanent et, curieu-
sement, je suis heureux d’être passé par là. Si je n’avais pas été confronté à
l’autisme, ma vie n’aurait probablement pas été aussi riche et constructive.
Quant au livre que j’ai écrit conjointement avec ma mère, il n’aurait pas vu le
jour et jamais je n’aurais eu l’occasion d’effectuer tous ces voyages aux États-
Unis ou en Europe. Et surtout, je n’aurais pas eu l’occasion de rencontrer tous
ces gens merveilleux qui ont un lien de parenté ou qui travaillent avec des
individus porteurs d’autisme. Certains d’entre eux sont d’ailleurs devenus des
amis. Même si je ne voudrais pour rien au monde revenir à ma condition anté-
rieure, la vision que j’en ai a considérablement évolué. Je n’ai plus cette
approche manichéenne de mes comportements passés que je ne considère
plus comme «"bien"» ou «"mal"». Je vois enfin l’autisme qui m’affligeait sous

105
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

son vrai visage  : c’était une tout autre façon d’entrer en relation avec un
monde auquel je devais essayer de donner un sens.
Établir et entretenir des relations saines avec autrui n’est pas chose facile
pour la plupart d’entre nous. Pour s’en apercevoir, il suffit d’aller au restaurant
et d’observer tous ces couples installés à une table qui ne se regardent pas
vraiment. Ils restent assis sans bouger en attendant leur plat et se sourient à
peine lorsque leurs regards se croisent. Ils parlent plus au serveur qu’à leur
conjoint. Loin de moi l’intention de juger, mais je me demande souvent à quoi
peut ressembler leur vie privée.
Au fil des ans, j’ai eu l’occasion de discuter avec des amis des gros problèmes
relationnels qu’ils ont rencontrés, qu’il s’agisse d’un compagnon alcoolique et
violent, d’une relation maritale à sens unique, de problèmes financiers et de
leurs conséquences sur la vie de couple, etc. S’il y a une chose que j’ai retenue
au sujet des relations et qui va à l’encontre de ce que je pensais avant de
vaincre l’autisme, c’est qu’il n’existe aucune règle absolue qui garantisse un
succès total dans ce domaine.
Il existe cependant des «"règles non écrites"» primordiales que j’ai relevées
sur le parcours alors que je m’ouvrais peu à peu au monde et que j’étais davan-
tage en phase avec la société. Ce cadre général régit désormais la manière
dont je me comporte avec les autres et ma façon d’appréhender autrui. Il me
permet également d’ouvrir une multitude de portes, ce qui contribue à mon
bien-être depuis plusieurs années.
L’autisme a été une expérience particulière pour moi, souvent très doulou-
reuse. Il m’a fallu du temps pour me sentir à l’aise avec les autres et avoir
suffisamment confiance en moi pour affronter les situations qui se présen-
taient. Il n’y a pas eu de révélation soudaine faisant subitement de moi un être
social. Mon état actuel est l’aboutissement d’un processus dont les diffé-
rentes étapes se sont succédé, chacune selon son propre rythme.
J’ai beaucoup changé depuis que j’ai déclaré la guerre à l’autisme. J’apprécie
davantage les choses que je prenais auparavant pour argent comptant. Les
idées et les concepts contribuent à mon épanouissement et je me sens
désormais très à l’aise dans le domaine de l’abstraction. Il est intéressant de
noter que plus je me détache de ma condition autistique, moins je suis
capable de mémoriser des informations. Maintenant, j’ai beaucoup de mal
avec les chiffres, les dates et les listes, mais si c’est le prix à payer pour pou-
voir me débrouiller dans la vie et bien m’entendre avec les autres, je suis tout
à fait disposé à consentir à ce renoncement.
Heureusement, j’ai enfin réussi à nouer des liens. J’ai d’excellents rapports
avec ma famille, des amis exceptionnels, un travail qui me comble puisque je
suis journaliste et une femme avec laquelle je suis en couple depuis 2003.
Toutes les personnes qui font partie de ma vie m’apportent énormément.
Je n’ai jamais été aussi heureux de toute ma vie. Je me sens profondément
relié au monde et il ne se passe pas un jour sans que je remercie le ciel.

106
Un regard différent sur la façon d’appréhender autrui

Récemment, j’ai entendu une chanson de Patti LaBelle, «"New Day"», à la


radio. J’ai trouvé les paroles exaltantes et très personnelles :

«!It’s a new day, open my eyes and the path is clearer,


New day, pushing ahead till my goal gets nearer,
New day, spread my wings I’m doing things my way,
It’s a new day.!»

«!Un nouveau jour se lève, j’ouvre les yeux et le chemin est dégagé
Un nouveau jour, j’avance pour me rapprocher du but,
Un nouveau jour, je déploie mes ailes, je fais comme bon me semble,
Un nouveau jour se lève!»

107
2 DEUX ESPRITS :
DEUX PARCOURS.
COMMENT LA PENSÉE
AUTISTIQUE AFFECTE
LA COMPRÉHENSION
SOCIALE
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

L
a phrase tristement célèbre de René Descartes, «!Je pense, donc je
suis!», décrit avec justesse la manière dont l’individu porteur d’au-
tisme perçoit son propre monde. Son esprit n’est qu’absolu, schémas
de pensée à la fois rigides et répétitifs où chaque détail devient un point focal
sur lequel se porte une attention excessive et où l’égocentrisme prévaut sur
l’exploration. La façon dont une personne pense, que ce soit sur le plan phy-
siologique, affectif ou cognitif, a un impact sur sa capacité à saisir le sens de
son vécu, à comprendre ses comportements et leurs conséquences et à évo-
luer au sein de la société. Ceci est particulièrement flagrant dans le domaine
de la «!pensée sociale!» et des comportements sociaux.
Avant même de commencer à enseigner les règles non écrites des relations
sociales à un enfant ou à un adulte, il s’agit, pour les personnes qui ne sont pas
atteintes de troubles du spectre autistique, de se familiariser avec le cerveau
autiste ainsi qu’avec les pensées et les points de vue des enfants et adultes
porteurs d’autisme. Dans le passage suivant, Sean et Temple décrivent le
fonctionnement de leur cerveau. Ils dépeignent deux façons bien distinctes
de penser et de percevoir les choses – ce sont là deux individus qui, malgré
leur condition autistique, sont parvenus, de manière sensiblement différente,
à entrer en relation avec le monde qui les entoure et à le comprendre. Ils ont
cette capacité à décrire leurs pensées jusque dans le moindre détail, ce qui
est une chance pour les parents et les enseignants qui peuvent ainsi se repré-
senter avec précision le fonctionnement du cerveau autiste. La description de
Sean et Temple permet également au cerveau neurotypique de sortir de sa
zone de confort pour découvrir un mode de pensée différent. En un sens, cela
nous pousse à «!sortir de notre cerveau!» dans le but de comprendre parfai-
tement le mode de pensée autistique qui régit leurs gestes, leurs réactions,
leurs pensées et leurs sentiments.

Sean s’exprime le premier


Je me souviens du grand téléviseur qui se trouvait en haut, dans la chambre
de mes parents  : il était vraiment capricieux et pas très stable. C’était un
poste de télévision en noir et blanc de la marque Zenith qui avait tout d’une
relique du passé – même si j’ignorais à quoi pouvait ressembler un téléviseur
dernier cri dans les années 1970. Je ne me souviens plus très bien quand ils

110
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

l’ont acheté, mais ce que je n’ai pas n’oublié, c’est que c’était un vieil appareil
imprévisible. Chaque fois que je l’allumais, je ne savais jamais à quoi ressem-
blerait l’image dont la qualité semblait dépendre de facteurs particuliers qui
restaient un mystère pour moi.
Il arrivait que l’image soit plutôt nette lorsque j’allumais la télévision, mais la
plupart du temps, je recevais plus de stimuli qu’un téléspectateur doté d’un
minimum de discernement devrait voir et entendre : un joyeux mélange entre
le programme que j’avais l’intention de regarder et le son d’une émission dif-
fusée sur une chaîne concurrente. Pour vous donner un exemple, parfois,
alors que j’allumais la télévision pour regarder un épisode de «!Bonanza!»,
j’entendais le son saccadé d’un autre film dans lequel John Wayne s’élançait
au galop en direction du soleil couchant. C’est curieux, mais il fallait que je me
place à un mètre environ du téléviseur et que je tape fort du pied sur le sol
pour tenter de régler le problème et espérer avoir un son qui corresponde à
l’image que j’avais sous les yeux. Au fil du temps, une relation inverse s’est
établie entre la fréquence des coups de pied au sol et l’harmonie entre l’image
et le son. Au crépuscule de sa vie, le téléviseur nous privait de plus en plus
souvent de l’image et seul le son nous parvenait.
Je me souviens comme si c’était hier de la frustration grandissante que je
ressentais alors et, plus de vingt ans plus tard, je fais le parallèle entre le com-
portement du poste de télévision et le mien à cette période de ma vie. Nous
étions tous deux inconstants, décevants et imprévisibles. Aux yeux des
autres, nous étions totalement inconsistants.

LES TROIS R : RÈGLES, RÉPÉTITIONS ET RIGIDITÉ

Mon interaction avec le monde et les autres était dépourvue de nuances. En


raison de ma condition et de la coquille dans laquelle je m’enfermais, je me
sentais beaucoup plus à l’aise lorsque j’intégrais l’environnement à petites
doses plutôt que quand il s’imposait à moi dans son ensemble et que je devais
tout faire pour le comprendre, ce qui à l’époque était de l’ordre de l’insurmon-
table. Être porteur d’autisme, c’était vivre au quotidien sous le nuage mena-
çant de ces peurs incessantes qui m’accompagnaient depuis toujours, sans
raison particulière ni espoir de répit. Seule la vision étroite que j’avais de tout
ce qui m’entourait, qu’il s’agisse de personnes ou de choses, m’apportait une
sensation de confort et de sécurité. J’avais ce besoin permanent d’exercer un
certain contrôle sur mon univers et, pour ce faire, je manipulais des objets,
j’allumais et j’éteignais la lumière à maintes reprises, je me concentrais sur des
détails sans tenir compte de ce qui se passait autour et j’avais recours aux
stéréotypies propres à l’autisme. En même temps, cette approche m’a aidé à
affronter de manière plus efficace la peur intense que je ressentais. En me
concentrant pleinement sur autre chose, ma vie est devenue plus supportable.

111
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

CAUSES-EFFETS : QUAND LA RÉPÉTITION


PERMET DE MAÎTRISER SA PEUR

J’ignore combien il y a de moyens de surmonter


une peur si immense qu’elle reste là, mena-
çante, tel un nuage d’orage au-dessus de nos
têtes. J’ai personnellement opté pour trois
solutions qui étaient logiques à mes yeux,
et ce pour tous les aspects de ma vie : la
Je voulais que tout
soit prévisible et c’est là
répétition, la répétition et la répétition. Je
que mon besoin
voulais que tout soit prévisible et c’est là
de répétition se faisait
que mon besoin de répétition se faisait le le plus sentir.
plus sentir. Enfant, j’avais des comporte-
ments très particuliers. Par exemple, je
jetais tout un tas de choses dans le conduit
de chauffage, je lançais des objets dans l’arbre
du jardin afin d’observer leur trajectoire lorsqu’ils
retombaient sur le sol et j’étais subjugué par le mouvement de la toupie. Mais
selon moi, c’était la fréquence à laquelle je me livrais à ces rituels dont je ne
pouvais me passer, plus que leur caractère étrange, qui faisait toute la diffé-
rence entre l’autisme et d’autres comportements moins «!déviants!». Un autre
facteur intervenait que j’appelais «!l’effet de fonte!». En d’autres termes, les
sentiments de joie, de confort, de sécurité ou même de contrôle que me pro-
curaient mes conduites répétitives étaient d’une fugacité contrariante et sem-
blaient s’évaporer aussi vite qu’ils apparaissaient. Ils cédaient immédiatement
leur place à la peur, encore et toujours. Le parcours sur lequel je me trouvais
avait des allures de boucle dont je ne parvenais pas à m’extraire.
Jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, j’allais souvent nager l’été, avec mes parents,
dans la piscine de nos amis. La profondeur du bassin variait entre un et deux
mètres. J’avais un rituel auquel j’étais extrêmement fidèle et qui consistait à
«!tester!» la profondeur de la piscine là où j’avais pied à chaque fois que j’al-
lais me baigner. Ensuite, je passais la majeure partie du temps dans cette
partie du bassin tant l’idée d’avoir la tête sous l’eau me terrifiait. J’étais per-
suadé que l’eau allait m’engloutir c’est pourquoi je passais le plus clair de mon
temps à me cramponner avec obstination au rebord de la piscine.
Peu de temps après, mes grands-parents nous ont offert un abonnement à un
club de natation tout près de chez nous, ce qui m’a permis de vaincre ma peur
et d’oser aller sous l’eau. Après cela, je prenais un réel plaisir à m’aventurer
dans des endroits où je n’avais pas pied et où la profondeur pouvait aller
jusqu’à trois mètres cinquante. Mais cela n’a rien changé à mon besoin de
prédictibilité.
Malgré l’assurance toute nouvelle que rien ne pourrait m’arriver une fois sous
l’eau, je ressentais toujours le besoin de tester la profondeur du bassin afin

112
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

d’avoir la certitude que certaines conditions restaient inchangées dès que


j’entrais dans la piscine. Il n’était pas rare que nous passions plusieurs heures au
club durant les belles journées d’été et, pendant ce temps, je mesurais la pro-
fondeur de la piscine en me laissant couler jusqu’au fond puis en remontant
brusquement à la surface. Parfois, je me dirigeais vers le fond la tête la première
afin de me rendre compte de ce que représentaient deux mètres. De plus, il
fallait absolument que je sache que deux mètres correspondaient toujours à la
même profondeur et que la sensation était la même dans chaque partie de la
piscine qui mesurait deux mètres. Lorsque j’avais la confirmation que les don-
nées restaient inchangées, je partageais ma joie avec les autres nageurs en
annonçant à qui voulait l’entendre : «!Un mètre cinquante!! Deux mètres!!!»

C’est là que réside une partie de l’expérience autistique en jeu. Je m’aperçois que ma
condition ne se résumait pas nécessairement à ce que je faisais, à ce qui m’intéressait
lorsque j’étais enfant ou adolescent voire à mes fixations. Beaucoup d’enfants prennent
plaisir à faire des découvertes du même acabit que celles que je faisais au club de
natation. Les jeux de cette nature peuvent s’avérer très salutaires. De même, nombre
d’enfants ont des rituels qui leur permettent de comprendre leur environnement et
leur vie tout en les aidant à les organiser selon un plan bien précis. Nous aimons tous
que les choses soient prévisibles et structurées et il est difficile d’imaginer le chaos qui
s’ensuivrait si tel n’était pas le cas. La répétition en soi n’est pas non plus forcément un
signe précurseur de l’autisme.
D’après ma propre expérience, ce qui contribue à distinguer les individus atteints d’au-
tisme de leurs homologues neurotypiques est l’ajout de certains facteurs plus extrêmes
à ce mélange, ainsi qu’une incapacité à traiter l’information qui leur parvient. En ce qui
me concerne, je devais acquérir ce que j’appelle des «!îlots de connaissances!». Autre-
ment dit, j’apprenais tout au coup par coup et j’avais beaucoup de mal à prendre en
compte les repères ou les informations dans une situation particulière et à les relier à
une autre situation, même similaire. Par exemple, je faisais une fixation sur les comp-
teurs de vitesse. Quand je me promenais dans la rue avec ma mère, je regardais le comp-
teur de chacune des voitures garées dans le quartier pour observer la position de
l’aiguille. Mais quand une voiture s’engageait dans notre petite rue tranquille, je lâchais la
main de ma mère et me précipitais sur la route pour regarder l’aiguille du compteur
bouger à travers la vitre. Ma mère avait beau me gronder et me punir, je ne me souvenais
jamais de ces effets négatifs et dès qu’une voiture passait dans notre rue, je recommen-
çais. Mes conduites répétitives avaient le mérite d’apaiser, l’espace d’un instant, la peur
qui n’avait de cesse de m’envahir. Pas un seul instant je ne m’imaginais qu’en me précipi-
tant ainsi sur la route, j’avais toutes les chances de me faire renverser par une voiture. La
nécessité de surmonter ma peur éclipsait tout le reste.

113
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

LE MODE DE PENSÉE BINAIRE


ET SES CONSÉQUENCES

Je devais avoir douze ou treize ans et je me souviens avoir passé l’après-midi


dans ma chambre pendant que mes parents étaient en bas en train de faire
visiter la maison à une amie de la famille. Je construisais un gros avion Mec-
cano que j’avais hâte de lui montrer. Après avoir passé plus d’une heure à
suivre assidûment les instructions et le schéma, je suis enfin venu à bout de
ce projet compliqué et j’ai demandé à cette amie de venir dans ma chambre
car je voulais qu’elle voie ce que j’avais réussi à faire. Seulement voilà, au
moment où je lui ai montré l’avion, je me suis aperçu que j’avais oublié de
mettre une petite tige bleue. Fou de rage, j’ai détruit l’appareil devant elle puis
j’ai lancé les pièces partout dans la chambre. L’idée d’insérer la pièce man-
quante pour résoudre le problème ne m’est même pas venue à l’esprit et
pourtant, cela n’aurait pris qu’une fraction de seconde. Quoi qu’il en soit, elle
n’aurait probablement jamais remarqué qu’il manquait un élément, mais tout
cela m’échappait totalement. Tout ce qui m’importait, c’était que mon avion
soit la réplique exacte de celui qui était représenté sur le modèle. Si tel n’était
pas le cas, je m’y étais mal pris et j’avais échoué, point final.
De même, l’idée que la plupart des objets, qu’il s’agisse de jouets ou de toute
autre chose, puissent être utilisés de différentes manières et qu’il soit permis
d’improviser ne m’a jamais traversé l’esprit. Quand j’avais quatre ou cinq ans,
j’utilisais des objets tels que les pièces de Meccano de façon perfide et des-
tructrice. Je les disposais sur le sol dans le placard de la chambre puis je
fermais la porte et j’imaginais que le placard se mettait à tourner comme le
tambour d’une machine à laver. Cette activité m’apportait un certain récon-
fort dans ce monde effrayant grâce au contrôle que j’exerçais sur les jouets
qui étaient sur le sol et qui «!tournaient!» parce que je l’avais décidé. En fait,
la plupart du temps, je détournais les objets de leur fonction initiale. Au fil des
années, j’ai cassé tellement de jouets, de jeux et d’objets en tout genre qu’il
devait y en avoir pour plusieurs centaines d’euros, mais à mes yeux, mes
conduites étaient rarement destructrices et déplacées.
Tout ceci sert de référence pour ce qui est du déroulement des cinq premières
années de ma vie, cinq années qui, globalement, ont été dénuées de contacts
sociaux avec les autres enfants. À mon insu, ces scénarios faisaient office
d’engrais pour enrichir un sol déjà fertile où de nouveaux problèmes et autres
défis n’allaient pas tarder à germer, pourrir et revêtir un aspect terrifiant.
C’était tellement plus simple pour moi de gérer et de comprendre des objets
comme les Meccano que de contrôler les gens. Ils ne semblaient pas adopter
une ligne de conduite particulière et prévisible car ils faisaient rarement les
mêmes choses au même moment et de la même manière. Étant donné qu’il
m’était impossible d’exercer un quelconque contrôle sur les autres, j’ai opté
pour une solution de remplacement : j’ai mis au point une série de règles non

114
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

écrites totalement arbitraires et conformes à mon mode de pensée binaire


qu’ils se devaient de respecter. Si, pour une raison ou pour une autre, ils man-
quaient au règlement – un règlement dont ils ignoraient tout – c’était comme
si le ciel nous tombait sur la tête.
Avec l’âge, j’ai commencé à utiliser un langage plus recherché et j’ai donc pu, par
le biais des conversations, exercer un certain contrôle. Pour ce faire, je ressen-
tais le besoin de poser aux autres des questions récurrentes en rapport avec
mes fixations. Par exemple, je leur demandais  : «!Quel interrupteur permet
d’allumer cette lumière!?!»  ; «!Quelle est la capitale du Wyoming!?!»  ; «!Êtes-
vous déjà allé en Alaska!?!» ; «!En Alabama!?!» De cette manière, je parcourais
systématiquement les cinquante états des États-Unis. Si j’apprenais que
quelqu’un s’était rendu dans une autre ville, je ne manquais pas de lui demander
quelle était la fréquence radio à cet endroit précis et où cette fréquence se
situait sur le cadran du poste de radio. Je posais des dizaines d’autres questions
semblables à celles-ci et ce qui est intéressant, c’est que je ne posais jamais de
questions ouvertes. Je contrôlais les échanges et j’étais plus attiré par le rythme
des discussions et leur issue prévisible que par leur contenu. Mes pensées, ainsi
que mon langage expressif, se trouvaient dans une boîte en noir et blanc que
j’avais confectionnée afin de m’isoler de la peur du monde extérieur, aussi vaste
qu’imprévisible. Mes conduites étaient dans la boîte elles aussi.
Rien de tout cela ne m’aidait à comprendre le monde extérieur déjà si dérou-
tant, mais à choisir, je préférais ressentir un minimum de bien-être plutôt
qu’être en proie à l’inconfort et à l’insécurité. Je ne supportais pas d’être
constamment interrompu par mes parents ou mes enseignants lorsque je
ressentais la nécessité de faire quelque chose, mais ce que je détestais par-
dessus tout, c’était qu’on crie après moi et qu’on me punisse. Il s’agissait d’une
spirale sans fin car j’étais totalement incapable d’associer la punition au com-
portement tant ces situations me dépassaient. Mon être tout entier était
absorbé par les comportements que j’étais forcé d’adopter en raison d’un
besoin impérieux qui me poussait à agir. Le reste m’importait peu.

Les individus porteurs d’autisme appréhendent le monde avec un état d’esprit


bien particulier que les neurotypiques ont d’ailleurs souvent beaucoup de mal à
comprendre. Même si les lecteurs se retrouvent dans le mode de pensée de
Sean, le fait que sa pensée ait exercé un tel contrôle sur sa capacité à s’ouvrir
aux autres et à s’adapter au milieu dans lequel il évoluait est particulièrement
instructif. La peur était omniprésente chez lui!; ce qui le consumait, c’était cette
nécessité absolue de contrôler son environnement au moyen d’actes répétitifs.
Il n’aspirait qu’à une chose : atteindre un état de quiétude, même infime.
Bien que la perspective soit totalement différente, le témoignage de Temple
est tout aussi instructif. Le passage suivant expose sa manière de concevoir
les choses et la façon dont ses pensées influent sur sa capacité à entrer en
contact avec les autres.

115
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Temple prend la parole


Avec l’âge, ce qui me frappe de plus en plus est que mon mode de pensée n’a
absolument rien à voir avec celui des autres. Le manque de logique dont les
gens font preuve dans leur raisonnement me surprend encore aujourd’hui et
je n’en reviens pas de constater à quel point les émotions et les relations qu’ils
entretiennent les uns avec les autres dirigent et déforment leur réflexion. En
fait, plus les individus sont sociables, moins ils abordent une situation donnée
de façon logique.
En 2001, j’ai rédigé un article pour le magazine Autism Asperger’s Digest dans
lequel j’ai écrit que, selon moi, le génie était une aberration, un écart par rap-
port à la norme. Si on éliminait tous les gènes et autres facteurs impliqués
dans l’autisme, le monde ne serait peuplé que d’individus extrêmement
sociables qui peineraient à réaliser de grandes choses. Les personnes vrai-
ment sociables ne sont pas suffisamment motivées par l’envie d’«!élaborer
des projets!» pour consacrer leur temps libre à la création artistique, à la
musique ou aux chefs d’œuvre d’ingénierie qui exigent que l’on accorde une
attention particulière aux détails. Ils n’ont pas cet état d’esprit alors que les
individus avec autisme excellent très souvent dans ces domaines.
J’en reviens à mon idée comme quoi les enfants atteints d’autisme se répar-
tissent approximativement en deux groupes en termes de capacités socio-
émotionnelles  : ceux qui me ressemblent, à savoir les enfants porteurs
d’autisme de très haut niveau qui sont dans l’ensemble plus logiques et moins
guidés par leurs émotions, et les autres (qu’ils soient porteurs d’autisme de
haut niveau ou qu’ils aient une compréhension limitée du langage verbal et
présentent des troubles de comportement) qui souffrent, certes, de pro-
blèmes sensoriels, mais qui peuvent compenser sur le plan émotionnel. C’est
pourquoi il est indispensable de s’atteler aux problèmes sensoriels que ren-
contre cette population et je ne démordrai pas de cette idée. À partir du
moment où que la perception de l’enfant est faussée, il n’est pas possible de
découvrir son potentiel réel et on le juge incapable de faire quoi que ce soit
alors qu’en réalité, il s’emploie à lutter contre le monde envahissant dans
lequel il évolue.

Le corps et l’esprit des individus avec autisme


fonctionnent différemment
Les chercheurs font de plus en plus état du rôle de la biologie sur notre
comportement et de l’impact qu’ont nos sens sur notre capacité à comprendre
le monde. Et pourtant, nombre de professionnels dans tout le pays adoptent
encore une attitude négative ou passive face aux problèmes de traitement sen-
soriel et beaucoup refusent catégoriquement de croire qu’ils ont un quel-
conque impact sur le comportement. Nous voici devant un cas intéressant de
«!pensée rigide!»!! Les gens ne semblent pas comprendre que les problèmes

116
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

sensoriels sont bien réels et qu’ils ont une incidence considérable sur notre
vie. Il y a pourtant des milliers d’autistes Asperger dits verbaux qui en
témoignent sans relâche alors pourquoi les gens n’écoutent-ils pas!? Je pense
que leur cerveau est tellement rigide dans sa façon de penser et de percevoir
les choses qu’ils sont purement et simplement incapables de concevoir qu’il
puisse exister un autre mode de pensée. La pensée rigide n’est pas unique-
ment le lot des individus atteints d’autisme car il semblerait qu’elle soit solide-
ment ancrée en chacun de nous. Mais les personnes neurotypiques estiment
qu’il n’y a aucun mal à être rigide tant que leurs idées sont partagées par un
nombre suffisant de personnes. Si Galilée ou Albert Einstein avaient tenu ce
raisonnement, nous n’en serions pas là aujourd’hui. S’il n’existait qu’un mode de
pensée unique, il n’y aurait ni progrès, ni inventions, ni découvertes.
Lorsqu’on pense en images alors que le reste du monde communique verba-
lement, il est quasiment impossible pour un penseur verbo-linguistique d’ima-
giner notre point de vue. En revanche, il est selon moi plus facile pour les
penseurs visuels d’apprendre à penser en mots. Avec l’âge, je comprends
mieux de quoi il retourne.
On retrouve ce clivage entre mode de pensée visuel et verbal dans l’élevage
industriel des bovins. Les individus qui comprennent le mieux ce que je dis au
sujet des animaux sont les formateurs les plus intuitifs, or il se trouve qu’ils
sont souvent confrontés à un trouble de l’apprentissage comme la dyslexie.
Pour ce qui est des autres, à savoir les penseurs verbo-linguistiques, l’optique
comportementaliste prime dans leur rapport à l’animal et le conditionnement
opérant est au centre de leurs préoccupations au détriment de tout le reste,
comme par exemple les différences génétiques qui existent chez les animaux
et qu’ils semblent nier.
D’après moi, l’une des raisons pour lesquelles la méthode ABA a gagné en
popularité est qu’elle plaît aux penseurs verbo-linguistiques. C’est sans doute
pour cela qu’ils n’apprécient pas outre mesure les méthodes qui s’appuient
sur le principe selon lequel notre intelligence se développe à partir de nos
émotions qui sont elles-mêmes dues, au tout début, aux stimulations senso-
rielles. Je pense, par exemple, à l’approche DIR (Developmental Individual-
difference Relationship-based)/Floortime, mise au point par Stanley
Greenspan, qui prend en compte les différences individuelles et la relation
interpersonnelle ou encore au programme RDI (Relationship Development
Intervention), développé par Steven Gutstein, qui permet d’apprendre à l’en-
fant à s’insérer au mieux dans des systèmes de plus en plus dynamiques
changeant de manière imprévue et aléatoire.

L’apprentissage ne se limite pas au conditionnement opérant, qu’il s’agisse


de bovins ou d’êtres humains. Il est primordial d’aller plus loin et de s’attar-
der sur les mécanismes physiques et biomédicaux/biochimiques spécifiques

117
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

à chaque individu avec autisme, d’évaluer ses problèmes sensoriels et de


déterminer s’il pense de façon logique ou émotionnelle. Il sera ensuite pos-
sible de mettre au point des programmes tenant compte de tous ces fac-
teurs afin d’être à même de lui faire acquérir les habiletés sociales
indispensables et une capacité d’analyse qui lui permettra de mieux appré-
hender autrui. Malheureusement, la plupart des méthodes ayant pour objec-
tif de transmettre les compétences sociales ou appliquant à l’autisme les
principes comportementalistes se contentent d’éliminer les mauvais com-
portements et partent du principe que le conditionnement favorise la com-
préhension sociale. Voilà ce que proposent, à l’heure actuelle, la majeure
partie des méthodes destinées aux individus porteurs d’autisme  : une
approche morcelée et compartimentée.
À partir du moment où il existe une raison physiologique au fait qu’un enfant
a du mal à appréhender les autres – altérations du «!câblage!» du cerveau –
parents et professionnels auront beau essayer de lui faire acquérir des com-
pétences de quelque manière que ce soit, le succès ne sera pas forcément au
rendez-vous compte tenu de cette déficience physique. Si ses systèmes sen-
soriels se détraquent à longueur de temps ou si son niveau de stress et
d’anxiété ne lui accorde aucun répit, toute tentative visant à consolider et à
enrichir ses acquis en matière de comportements adaptés et de sociabilité
sera vaine. L’utilisation de méthodes d’enseignement qui ne conviennent pas
au sujet est tout aussi inefficace. Ainsi, il est totalement inutile de recourir au
raisonnement émotionnel pour parvenir à maintenir l’attention d’un enfant
doté d’un mode de pensée logique, et vice versa. Tant que l’on ne prendra pas
l’enfant dans sa globalité pour ce qui est de la transmission des enseigne-
ments – qu’il s’agisse du langage, des habiletés sociales ou encore des com-
pétences de jeux  –, on nuira à l’enfant ou à l’adulte. L’enfant doit faire des
efforts considérables, mais on le met d’emblée en situation d’échec. Autre-
ment dit, l’idéal serait de comprendre les divers modes de pensée des indivi-
dus atteints d’autisme.
Les personnes avec autisme présentent une résistance au changement qui
est directement liée à leur besoin de routine, d’immuabilité et de contrôle sur
l’environnement. Ils n’ont pas su construire de mécanisme efficace leur per-
mettant d’exercer un contrôle socialement acceptable sur eux-mêmes ou sur
une situation donnée, ce qui explique pourquoi le moindre changement,
source d’anxiété et de peur, les affecte. C’était vrai pour moi et je sais que ça
l’est également pour beaucoup d’autres individus porteurs d’autisme.
Certaines personnes atteintes d’autisme ont un mode de pensée très rigide
et s’appuient sur le principe du tout ou rien pour analyser un comportement
donné. Lorsqu’on nous demande de modifier un comportement, nous com-
prenons que nous devons y mettre un terme alors que c’est rarement le cas.
Ce qu’il faut que nous fassions en réalité, c’est modifier la conduite et déter-
miner à quel moment et à quel endroit elle est ou non appropriée. Par
exemple, je peux très bien m’habiller n’importe comment à la maison à partir

118
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

du moment où je suis seule (j’ai appris que c’était un trait également propre
aux neurotypiques). Il s’agit de trouver le juste milieu entre notre nature pro-
fonde et les règles tacites imposées par la société et c’est dans cette direc-
tion que nos efforts doivent s’orienter.

Réflexions de Temple (2017)


Depuis la parution de la première édition de ce livre, j’ai entendu parler du
modèle de Denver pour jeunes enfants mieux connu sous le nom de Early
Start Denver Model (ESDM), un programme d’intervention développemental,
comportemental et relationnel destiné aux enfants avec autisme. Conçu par
deux psychologues réputées dans le domaine de l’autisme, Sally Rogers et
Geraldine Dawson, ce programme a pour objectif d’amener l’enfant à s’enga-
ger dans l’interaction pour apprendre de manière volontaire et enthousiaste
avec l’adulte qui s’occupe de lui. Il emprunte également certaines stratégies à
l’ABA, une méthode basée sur l’analyse appliquée des comportements.
L’ESDM a été élaboré spécifiquement pour l’intervention auprès d’enfants
atteints d’autisme âgés de 12 à 48 mois. L’avantage est qu’il peut être utilisé
aussi bien par des équipes thérapeutiques travaillant avec de petits groupes
que par des parents ou des professionnels dans le cadre de séances de théra-
pie en milieu clinique ou à domicile. Le programme ABA est typiquement
perçu comme une méthode que l’on enseigne «  à table  » et qui fait la part
belle à l’acquisition des habiletés sociales alors que l’ESDM, sans pour autant
les délaisser, met nettement l’accent sur les relations interpersonnelles, l’en-
gagement partagé, l’attention conjointe, les activités, le langage et la commu-
nication, tout ceci dans un contexte où la relation à l’autre prime. Les auteurs
ont écrit un livre où elles décrivent très précisément le modèle qu’elles ont
élaboré. Il s’agit de Early Start Denver Model for Young Children with Autism:
Promoting Language, Learning and Engagement (2009).

NOTRE MODE DE PENSÉE A DES RÉPERCUSSIONS


SUR LA MANIÈRE DONT NOUS NOUS COMPORTONS

Les différentes formes de «!sociabilité!» mentionnées par Temple résident, à


des degrés divers, en chacun de nous. Ce sont les outils grâce auxquels nous
parvenons à savoir ce qui est socialement acceptable et à nous y conformer.
Ils nous permettent également d’être reliés aux autres socialement parlant et
d’acquérir les compétences sociales essentielles telles que les bonnes
manières et le savoir-vivre. Ces habiletés se situent sur un continuum et évo-
luent tout au long de la vie à mesure que nous franchissons les étapes du

119
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

développement socio-émotionnel. Nous nous sommes tous, un jour ou


l’autre, trouvés en présence de quelqu’un qui était dénué d’empathie suite à
un évènement malheureux dans la vie d’une autre personne et semblait inca-
pable de «!compatir!», quelqu’un qui, tel un poisson hors de l’eau, n’avait pas
l’air à l’aise en présence des autres. Nous avons tous nos forces et nos fai-
blesses!; les compétences sont là, même en ce qui concerne les individus
atteints d’autisme. Malgré la manière apparemment innée dont se déve-
loppent les habiletés sociales et la capacité à faire le lien et à s’attacher aux
autres chez les neurotypiques, cela peut également s’apprendre.
Les personnes avec autisme ont tendance à tout prendre au pied de la lettre et
cela a un impact considérable sur leur aptitude à assimiler les règles non écrites
des relations sociales ou n’importe quel aspect des comportements sociaux.
Sean a mentionné plus haut à quel point sa pensée dichotomique lui était nui-
sible. À présent, il fait état d’une autre situation qui explique comment le mode
de pensée autistique interprète la relation comportement-conséquence.

Sean s’exprime
Je ne comprenais vraiment pas pourquoi il fallait faire des devoirs à la mai-
son. Après tout, ce qui avait trait à l’école devait y rester, point. Un soir,
j’étais en train de regarder La Nouvelle Équipe quand mon père est arrivé et
a éteint la télévision alors que l’épisode n’était pas encore terminé. Il m’a dit
d’un ton sévère qu’il était hors de question que je regarde la télévision tant
que mes devoirs n’étaient pas faits et qu’il veillerait à ce qu’il en soit ainsi
tous les soirs. À mes yeux, il s’agissait là d’une punition pure et simple dans
la mesure où il m’empêchait de faire ce qui me plaisait pour des raisons qui
m’échappaient. Même quand j’étais au CP, j’adorais regarder la télévision
compte tenu de la stimulation visuelle et de la prédictibilité qu’elle offrait.
C’était bien trop abstrait pour moi de suivre les règles établies par mon
père. C’était comme s’il me punissait et m’empêchait de me livrer à mes
intérêts afin que je concentre mon attention sur quelque chose qui, pour
moi, n’avait aucun sens.

Temple nous fait part de son point de vue


Ma mère avait établi des règles très strictes selon lesquelles je ne pouvais pas
«!faire l’idiote!» n’importe où. Par exemple, j’avais le droit de casser tout un tas
d’objets dans ma chambre, mais si je m’avisais d’en faire autant dans la salle de
séjour, je m’exposais à de sérieux problèmes. D’après mes souvenirs, cela ne
s’est produit que deux fois et dans les deux cas, d’après ma façon de voir les
choses – j’avais un mode de pensée très littéral quand j’étais petite – je n’avais
pas vraiment désobéi. Tout d’abord, il y a eu cette fois où je faisais des allers-
retours dans l’escalier de l’entrée tout en appuyant un crayon de papier contre
le mur. C’était l’«!entrée!» et non pas la «!salle de séjour!». Lorsque ma mère

120
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

recevait des invités et que je leur présentais le plateau de petits fours, pas une
fois je me suis mal comportée. En revanche, au-dessus du lieu de réception, je
n’avais pas toujours une conduite exemplaire. Je faisais bien la distinction entre
ces deux endroits. Ma chambre étant située au-dessus du lieu de réception, j’ai
donc décidé de faire peur aux invités en accrochant une robe à un cintre et en
le faisant glisser le long de la façade depuis la fenêtre de ma chambre. Les gens
qui ont vu la robe ont hurlé, mais je l’ai très vite remontée si bien qu’ils n’ont pas
compris ce qui s’était passé. J’étais au-dessus de la salle de réception et non
pas dedans. Bien sûr, ma condition autistique n’expliquait qu’en partie ce com-
portement!; j’étais totalement immature et je me plaisais à tester les limites
afin de voir jusqu’où je pouvais aller sans me faire disputer.

L’accès au sens ne se fait pas par les mêmes voies pour les individus atteints
d’autisme, qui vont du particulier au général, que pour les neurotypiques, qui,
eux, vont du général au particulier. Cela génère donc de gros problèmes de com-
préhension chez les enfants avec autisme. Leur univers tout entier est fait de
détails – des milliers de bribes d’informations qui ne sont pas nécessairement
reliées les unes aux autres, du moins au début, étant donné que leur mode de
pensée n’est pas encore tout à fait à l’aise avec la notion de concept – surtout
en ce qui concerne les enfants en bas âge. En outre, ces petits morceaux d’infor-
mations revêtent tous la même importance dans l’esprit d’un enfant porteur
d’autisme. Il a encore du chemin à parcourir avant d’être capable d’attribuer sans
se tromper plusieurs niveaux de signification à une information donnée.
Imaginez ce à quoi pourrait ressembler votre vie si, dès le plus jeune âge, pour
chaque expérience, chaque interaction de base – que ce soit avec les membres
de votre famille, à l’épicerie, avec le chien dans le jardin – tous les détails étaient
stockés dans votre cerveau sous forme de bribes d’informations bien distinctes
sans que vous ayez la moindre idée de ce qui les relie les unes aux autres. Pas de
concepts, pas de catégories, pas de généralisation, juste des détails. Vous vous
retrouveriez vite submergé et le monde serait invivable!! À ce stade, vous trou-
veriez tout à fait normal d’avoir besoin de tout couper, de vous déconnecter et
de vous réfugier dans le silence le plus total afin de fuir cette masse de détails
sans rapport les uns avec les autres qui bombardent littéralement vos sens.
Vous comprendriez aussi que l’accès de colère est inévitable quand tout devient
ingérable compte tenu de l’abondance d’images à traiter à chaque instant.

Temple nous donne son point de vue


J’ai trouvé le moyen de classer tous ces détails dans des catégories, puis de
former des sous-catégories. En organisant les informations de cette façon,
j’ai réussi à mieux comprendre le monde. Quand j’étais petite, je distinguais
les chiens des chats grâce à leur taille, jusqu’au jour où l’un de nos voisins a
fait l’acquisition d’un chien de petite taille. J’ai alors compris que je ne pouvais

121
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

plus utiliser ce critère pour faire la différence entre ces deux catégories d’ani-
maux. J’ai donc cherché une caractéristique physique propre aux chiens qui
n’existait pas chez les chats : j’ai constaté que, quelle que soit leur taille, tous
les chiens avaient la même truffe. Quelqu’un d’autre aurait très bien pu utili-
ser une catégorie sonore : les chiens aboient, les chats miaulent.

Les neurotypiques ont un mode de pensée radicalement opposé. Dès leur plus
jeune âge, ils comprennent avec précision et sans effort les grandes catégories
ainsi que les concepts dans lesquels ces millions de détails trouvent leur place.
Nul besoin de mener une enquête approfondie dans leur tête en scannant les
centaines voire les milliers de bribes d’informations dans le but de trouver
toutes les images correspondant à un animal à quatre pattes (et Dieu sait s’il y
en a!!), d’une taille bien précise (il y en a encore beaucoup), avec des oreilles et
une queue (toujours une grande quantité), qui aboie (l’éventail se réduit) et qui
a une truffe d’une certaine forme pour «!apprendre!» le concept de «!chien!».
Pour eux, le concept de «!chien!» est une généralité qui a une signification, et
ce depuis leur premier contact avec l’animal en question. Le cerveau crée auto-
matiquement une image accompagnée de la légende «!chien!» et l’encode dans
une région spécifique. Suite à cela, à chaque fois que l’enfant voit un chien, les
informations détectées par l’œil sont acheminées par les voies nerveuses
jusqu’à cette fameuse région du cerveau où s’opère le traitement des données
qui sont mises en relation avec les informations déjà stockées. Les enfants
neurotypiques n’ont pas besoin de réfléchir chaque fois qu’ils voient un chien
de couleur ou de race différente. Il n’est pas nécessaire pour eux de relever
chaque détail individuel du nouvel animal qu’ils ont sous les yeux, en se deman-
dant : «!Est-ce que cet animal est un chien!? Est-ce qu’il répond aux critères du
chien!?!» Ils savent que c’est un chien, un point c’est tout.
Si l’on met en pratique ce mode de pensée propre à l’autisme dans l’univers
nébuleux des interactions sociales, avouez qu’il y a de quoi être désorienté!!
Chaque interaction sociale, même brève et sans importance, contient une
multitude d’indices plus ou moins évidents permettant de comprendre la
situation dans son contexte et d’y réagir de façon adéquate. Les concepts et
autres catégories propres aux interactions sociales n’ont pas de caractéris-
tiques clairement définies comme c’est le cas pour les objets, les endroits ou
encore les matières scolaires les plus logiques comme les maths ou les
sciences physiques. Néanmoins, pour les penseurs visuels, ils correspondent
à des images concrètes.

Temple ajoute
Lorsqu’on tente de déterminer quelles sont les caractéristiques du «!chien!»
dans le but de comprendre le concept général, cela n’a rien à voir avec le fait
d’essayer d’expliquer ou d’enseigner les concepts d’«!amitié!» ou de

122
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

«!compassion.!» Quand je prononce le mot «!amitié!», je vois des images sur


lesquelles je passe de très bons moments avec une autre personne. Chaque
image est bien spécifique, comme celle où je construis des enclos pour le bétail
avec mon ami Jim ou celle où je vais au cinéma avec Mark. Quand je pense à la
«!compassion!», je vois des images de Mère Teresa prodiguant des soins aux
pauvres ou des médecins et des infirmières faisant de leur mieux pour sauver
la vie des personnes touchées par l’ouragan Katrina. Mon expérience m’a per-
mis de constituer une banque d’images impressionnante dans laquelle je peux
puiser pour étoffer mes dossiers «!amitié!» et «!compassion!».

Notre environnement social regorge d’idées intangibles qu’il est impossible


de diviser en plusieurs éléments uniques, plus faciles à catégoriser. L’environ-
nement social est fluide, en constante évolution!; il reste le même tout en
présentant des différences subtiles. C’est probablement l’une des raisons
pour lesquelles les enfants et les adultes atteints d’un trouble du spectre
autistique s’en sortent très bien dans les matières où la relation entre les faits
est logique et directe alors qu’ils éprouvent des difficultés dans les domaines
qui requièrent extrapolation, interprétation ou adaptation. Les voies ner-
veuses facilitant le passage d’une catégorie à l’autre ou mettant en exergue le
lien possible entre chaque région du cerveau ne se sont pas développées, ou
pas suffisamment, dans le cerveau autiste. Tout se passe comme s’il y avait
des millions de pages contenant des informations sur divers sujets, mais sans
index ni renvois.
Combinez ce scénario à la pensée visuelle, plutôt que verbale, et vous vous
apercevrez que les risques de malentendu augmentent de manière exponen-
tielle.

Temple se livre
Avant mes quarante ans, j’avais l’impression désagréable que je n’étais pas
capable de bien penser, que je n’avais pas suffisamment de données sur mon
disque dur pour être en mesure de vraiment comprendre un large éventail de
thèmes et de situations sociales et d’y réfléchir de façon intelligente. J’avais
une pensée rigide et je m’appuyais sur des symboles. Comme je l’ai longue-
ment évoqué dans mon livre, Penser en images, il y avait, dans mon lycée, une
petite porte au grenier qui donnait sur le toit. Il m’arrivait souvent de franchir
cette porte – littéralement, mais aussi mentalement – pour me préparer à la
vie après le bac. C’était une transition si abstraite que la seule façon pour moi
de l’envisager était de visualiser cette porte et de la franchir. À seize ans, je
n’avais pas encore vécu suffisamment de choses pour pouvoir piocher des
images dans ma mémoire. Maintenant, je n’utilise plus de symboles de portes
car j’ai pu, au cours de ces soixante-dix dernières années, stocker sur l’im-
mense Internet situé dans ma tête un nombre considérable d’images. Grâce à

123
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

ces images, je sais comment me comporter quelle que soit la situation. Je


relie chaque situation nouvelle à une expérience passée.
En fait, mon cerveau fonctionne comme Google Images et, pour les per-
sonnes dans mon cas, la possibilité de réagir de manière adaptée dépend du
nombre d’images emmagasinées sur le disque dur. Il m’est impossible de
résoudre un problème si je ne dispose pas des informations adéquates sur
mon disque dur. C’est pour cette raison que les expériences personnelles
sont d’un si grand secours pour aider les enfants à comprendre leur environ-
nement social. C’est comme ça : quand j’étais jeune, j’avais une cinquantaine
d’images sur mon disque dur. Pour chaque nouvelle situation qui se présen-
tait, j’accédais à mon disque dur et les seules ressources que j’avais à dispo-
sition étaient ces cinquante images. Ensuite, une image apparaissait. Au
début, ce n’était pas bien grave si elle n’avait aucun rapport avec la situation
ou le sujet en question. S’il y avait un rapport, cela fonctionnait à merveille
et ma réaction était la bonne ou elle était en tout cas très proche de ce qui
était attendu en fonction de la précision des informations que l’image me
donnait. S’il n’y avait aucun rapport, soit je ne réagissais pas correctement,
soit ma compréhension logique et sociale était erronée. Quand j’étais jeune,
mon disque dur ne contenait que peu d’images et mes réactions étaient, la
plupart du temps, inappropriées. Malgré cela, j’ai eu la chance d’avoir une
mère qui n’hésitait pas à me mettre en situation d’interaction dès que l’oc-
casion se présentait – dans la mesure où je n’étais pas fatiguée ou en état
de surcharge sensorielle  – et ces expériences ont eu le mérite d’apporter
des données supplémentaires sur mon disque dur. Grâce à ma vie bien
structurée, j’ai pu facilement assimiler un grand nombre de situations qui se
produisaient régulièrement et de manière inchangée. Que je sois chez moi,
chez un voisin ou à l’anniversaire d’un camarade de classe, aucune mère ne
permettait que je parle la bouche pleine. Cela m’a vraiment aidée à acquérir
plus rapidement les habiletés sociales indispensables pour être à l’aise au
sein de la société.
Je me souviens que, lorsque j’étais au lycée, mon père me faisait lire le Wall
Street Journal et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser aux relations com-
merciales ainsi qu’aux préoccupations des employés et aux PDG qui s’atti-
raient des ennuis pour telle ou telle raison. Je me disais que, décidément, si je
continuais à lire tous ces articles sur le monde de l’entreprise, je finirais par
vraiment bien comprendre les relations d’affaire et autres relations profes-
sionnelles et par apprendre certaines des règles non écrites qui s’appliquent
à la vie professionnelle. C’est effectivement ce qui s’est passé, mais il aura
fallu que je lise ce journal pendant cinq ans avant de juger que je détenais
suffisamment d’informations sur mon disque dur où tout devenait plus clair.
Mes lectures et mes expériences personnelles m’ont permis d’enrichir mon
savoir stocké sur disque dur. Il y a des individus avec autisme qui sont capables
de comprendre une situation alors qu’ils n’ont eu qu’une expérience préalable.
D’autres, en revanche, ont besoin d’en acquérir davantage. Je me suis fait

124
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

licencier une fois et il ne m’en a pas fallu plus pour apprendre que ma priorité
absolue était de conserver mon emploi et que je devais tout faire pour y par-
venir. J’ai discuté récemment avec une dame au sujet d’un adulte qui s’était
déjà fait renvoyer une trentaine de fois parce qu’il disait aux clients qu’ils
étaient gros ou laids – commentaires certes factuels, mais socialement inac-
ceptables. Il continue à agir de la sorte et ne comprend toujours pas le carac-
tère inapproprié de son comportement. Manifestement, le câblage du cerveau
n’est pas le même pour lui que pour moi et personne n’est là pour lui prodiguer
l’enseignement structuré dont il a besoin afin de faire la différence entre hon-
nêteté et diplomatie (l’une de nos dix règles non écrites). Je suppose qu’il en
est ainsi sur l’ensemble du continuum – le câblage du cerveau est légèrement
différent et pourtant, l’impact de ce câblage défectueux est immense.

Je trouve que les garçons porteurs d’autisme ont généralement plus de mal
que les filles à se soumettre à l’autorité et que leur mode de pensée est plus
rigide. La première fois que j’ai eu une contravention, je me suis montrée très
polie  : «!Oui Monsieur, très bien Monsieur, je vous donne mon permis de
conduire tout de suite, Monsieur!» – rien qui ressemblait à un comportement
d’opposition. Dans l’ensemble, les filles sont plus flexibles dans leur façon de
penser, qu’elles soient atteintes d’autisme ou non. Cela explique en partie
pourquoi, selon moi, elles ont plus de facilités à travailler en groupe, ce qui
leur donne davantage d’occasions d’être en contact avec les autres.

Les individus avec autisme qui pensent en images ne traitent pas les données
de la même manière que les penseurs verbo-linguistiques. Notre pensée est
principalement associative, c’est-à-dire que nous associons des éléments qui,
aux yeux des autres, n’ont aucun rapport les uns avec les autres. D’après la
plupart des neurotypiques, notre pensée est linéaire alors qu’en fait, elle ne
l’est absolument pas. Elle est associative. C’est un peu comme pour le moteur
de recherche Google : on entre un mot clé et tout ce qui s’y rapporte de près
ou de loin apparaît sur l’écran à partir du moment où le mot clé fait partie du
décor. Par exemple, si j’ai un problème à résoudre, mon cerveau est obligé de
passer au crible une multitude de petits détails que mon moteur de recherche
me fournit. C’est comme si quelqu’un vous donnait un énorme sac contenant
toutes les pièces d’un puzzle sans l’image pour vous aider à les assembler.
Une fois que j’ai réussi à reconstituer presque un quart du puzzle, je sais à peu
près à quoi va ressembler l’image. Je sais en tout cas s’il s’agit d’un cheval,
d’une maison ou bien d’une moto. Chaque bribe d’information apporte un
indice et a donc une valeur réelle. À la manière de Sherlock Holmes, je m’ar-
rête sur chaque détail, aussi minuscule soit-il, afin de juger de sa pertinence.
Mais cela implique que j’analyse avec minutie tous les autres détails dans le
but de trouver ceux qui vont constituer les pièces du puzzle. Ce processus

125
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

consiste à relever les détails qui vont m’être utiles. Peut-être cela aidera-t-il à
comprendre pourquoi les individus atteints d’autisme mettent plus de temps
à réagir. Notre cerveau a un immense travail à accomplir avant que nous puis-
sions déterminer ce que nous devons dire ou faire.

Trois systèmes de pensée


D’après mes observations, il existe trois systèmes de pensée sur le continuum
autistique. Dans la plupart des cas, le cerveau des individus atteints d’autisme
se spécialise : ils seront performants dans certains domaines, mais inefficaces
dans d’autres. Nous trouverons donc :
• Le penseur visuel. Il pense en images. Il est souvent mauvais en algèbre,
mais bon en dessin.
• Le penseur musicien ou mathématicien. Il conçoit des schémas. Il est
fort aux échecs, est un ingénieur hors pair et voit instantanément la rela-
tion qui existe entre les nombres, ce dont je suis incapable.
• Le penseur verbal. Il n’est pas bon en dessin, mais est capable de mémo-
riser une grande quantité de faits et de traduire des langues étrangères.
Chez certains individus, on pourra trouver une combinaison de ces trois sys-
tèmes de pensée. Il y a également des différences quant au ressenti des émo-
tions. Simon Baron-Cohen évoque deux dimensions comportementales qu’il a
appelées «!systématisation!» et «!empathisation!». Mon score est particuliè-
rement élevé sur l’échelle de la systématisation!; mon intellect régente mes
pensées.
Je pense que parmi la population autiste, il y a des penseurs visuels et des
penseurs verbaux. Ces derniers ont également une pensée associative et font
preuve de logique, mais ils traitent l’information différemment, de manière
plus rigide. Il m’est déjà arrivé de rencontrer des Aspies qui excellent en
mathématiques et qui pourtant sont inaptes à concevoir des schémas envisa-
gés dans un contexte donné. Ils essaient de transformer tout ce qu’ils ren-
contrent, y compris les relations sociales, en démonstrations mathématiques.
Les choses ne sont pas si simples!; l’environnement social ne fonctionne pas
de cette façon. Tout cela génère parfois un tel stress et une telle frustration
que leur capacité à être sociables et à travailler dans un environnement social
s’en trouve altérée. Ils préfèrent alors se retirer plutôt que de chercher une
solution, principalement parce qu’ils sont convaincus qu’ils n’ont pas d’autre
choix. Il est indispensable que quelqu’un leur montre qu’il existe d’autres
façons d’envisager les choses et de se comporter.

Nancy Minshew (du Centre d’Excellence de Recherche sur l’Autisme à l’uni-


versité de Pittsburgh, États-Unis) mène des travaux de recherche sur les
processus cognitifs en œuvre chez les personnes avec autisme. L’un de ses

126
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

participants –  un penseur verbo-linguistique plutôt intelligent  – a eu une


mauvaise réaction à un médicament et a refusé d’en essayer un autre. Le Dr
Minshew a passé plus d’une demi-heure à lui expliquer les différences entre
les deux médicaments et pourquoi la prise de ce médicament pourrait s’avé-
rer un bon choix et contribuerait à faire avancer la recherche, etc. Savez-vous
comment elle est finalement parvenue à le convaincre de le prendre!? Elle lui
a simplement dit : «!Les pilules roses vous ont rendu malade!; celles-là sont
bleues.!» Il a répondu  : «!D’accord, je vais essayer.!» Les individus porteurs
d’autisme ont beau avoir un QI élevé, il est parfois nécessaire de communi-
quer avec eux de façon extrêmement simple.
Quand j’étais petite, j’ai appris les habiletés sociales à travers des exemples
clairs et concrets. Cela ne se faisait pas de voler un camion de pompier car
c’était du vol. À chaque fois que ma sœur Izzy et moi nous comportions
mal, ma mère nous corrigeait immédiatement. Lorsqu’il nous arrivait de
faire des commentaires inconvenants à propos de personnes bien en chair
ou de la taille des seins de tante Bella, ma mère nous interrompait sur-le-
champ et nous déconseillait fortement de continuer en insistant bien sur
le fait que ce n’était pas bien de parler comme ça des gens. Elle n’en disait
pas plus. Si elle avait essayé d’en appeler à ma logique ou de m’expliquer
en quoi nos commentaires pouvaient blesser les gens, je ne pense pas que
cela ait eu un quelconque effet sur moi. Tous ces mots auraient sans nul
doute interféré avec la leçon et m’auraient embrouillée. Ça n’aurait pas
voulu dire grand-chose pour mon cerveau qui pense en images. C’est plus
l’expérience en soi et le fait d’être capable de la classer dans la catégorie
des comportements «!déplacés!» qui m’a vraiment permis de retenir la
leçon.
À mesure que je déposais chacune de mes expériences sur mon disque dur,
je créais des catégories avec un degré de précision toujours plus important.
Mes catégories devenaient de plus en plus petites compte tenu de la quantité
croissante d’informations que j’y apportais. Tout cela s’apparente à un orga-
nigramme de programmation informatique : il y a une certaine logique dans
son organisation. Les catégories les plus larges se trouvent au sommet de
l’organigramme et, en dessous, figurent des catégories de plus en plus
petites. La seule différence est que mon cerveau n’est pas tenu de repasser
par toutes les parties du schéma pour être à même de réfléchir. Ma pensée
associative me permet de me rendre dans n’importe quelle partie de l’organi-
gramme ou dans n’importe quel autre organigramme.
En parlant avec des parents, des professionnels et d’autres personnes
atteintes d’autisme, je réalise à quel point il peut être difficile pour les pen-
seurs verbaux de comprendre comment le cerveau d’un penseur visuel
traite l’information qui lui parvient. Il est possible pour un penseur verbal de
disposer de bonnes compétences en matière de visualisation et certains
d’entre eux sont même capables de visualiser des scènes du passé ou de
s’imaginer en train de marcher dans leur maison. Il est cependant des pen-

127
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

seurs verbaux qui n’ont pas cette capacité. Ils ne peuvent pas se représenter
mentalement ne serait-ce que leur propre voiture. Il est extrêmement diffi-
cile pour ces penseurs verbo-linguistiques qui n’ont pas accès à la visualisa-
tion de comprendre le cerveau autiste, surtout celui de quelqu’un de visuel
qui pense en images. Tout cela leur est totalement étranger et n’a absolu-
ment aucun sens.
Et pourtant, pour enseigner aux individus avec autisme qui sont visuels, il
serait souhaitable que ces parents et professionnels neurotypiques com-
prennent mieux leur façon de penser!; sans cela, les programmes de remédia-
tion ne peuvent être adaptés à leur mode d’apprentissage. Peut-être qu’un
exemple bien précis de la façon dont mon cerveau fonctionne pourrait leur
être utile. Imaginons que quelqu’un me demande lors d’une conférence  :
«!Temple, quelle est la taille optimale d’un abreuvoir destiné aux animaux!?!»
Voici ce qui se passe dans ma tête, image par image :
Pour commencer, je visualise différents abreuvoirs  : des grands, comme
ceux que j’ai aperçus en Arizona, et des moins grands, que j’ai pu voir lors
de mes déplacements ou dans des livres. Ce qui me permet d’affirmer que
la taille optimale dépend des cas. Si l’éleveur n’a pas la possibilité de rem-
plir l’abreuvoir régulièrement, mieux vaut en prévoir un gros afin d’être sûr
que les animaux ne manquent pas d’eau. Mais ceux-là sont difficiles à net-
toyer. Il faut également s’assurer qu’il y a suffisamment d’abreuvoirs en
fonction du nombre d’animaux et au moment où je dis cela, je me repré-
sente mentalement des abreuvoirs que l’on trouve dans les parcs d’en-
graissement de bovins et des abreuvoirs d’écurie. Il y a aussi des situations
dans lesquelles l’animal ne boira pas à l’abreuvoir. Je ne suis même pas
sûre que la personne ait parlé de bovins donc là, je vois des abreuvoirs
pour porcs. Et puis je vois des sucettes!; je vois un petit abreuvoir biberon
pour rongeur. J’extrais tellement d’informations à partir d’une question
anodine comme celle-là!! Ce serait donc bien de modifier la question, ce
qui permettrait de réduire les possibilités. Pourquoi ne pas me demander
mon avis sur les abreuvoirs employés dans les parcs d’engraissement de
bovins dans le Colorado!? À présent, je vois quelque chose de bien plus
précis et toutes les images d’abreuvoirs biberons pour rongeurs et d’abreu-
voirs pour porcs disparaissent. Dans le Colorado, en hiver, l’eau qui est à
l’extérieur gèle. Ainsi, un abreuvoir à circulation permanente ou antigel
avec système de chauffage s’avère indispensable. Je vois également un
abreuvoir en fibre de verre qui empêche l’eau de geler. Une autre image
apparaît : plusieurs abreuvoirs sont disposés les uns à côté des autres dans
un enclos!; il faut effectivement savoir qu’un bœuf peut décider de se pla-
cer près de l’abreuvoir, empêchant ainsi un autre animal de boire et ça, ce
n’est pas bien. Les images ne cessent de défiler et toutes ont un lien avec
les abreuvoirs.
Si vous m’aviez demandé de vous parler de ces abreuvoirs pour bovins
quand j’étais à l’école primaire, la seule image qui serait apparue dans ma

128
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

tête aurait été celle de la gamelle d’eau de mes chiens. Cela n’aurait pas
été spécialement adapté, mais c’est tout ce qui se serait trouvé sur mon
disque dur à l’époque. Mon cerveau se serait alors concentré sur autre
chose afin de pouvoir répondre. Et parce que j’étais déjà particulièrement
ingénieuse petite, je suis sûre que j’aurais été en mesure d’apporter une
réponse des plus cohérentes. J’aurais pu me dire par exemple que les
bovins sont bien plus gros que les chevaux ou qu’un chien. Ils boivent donc
une plus grande quantité d’eau et par conséquent, l’abreuvoir doit être
plus gros. Et c’est à ce moment précis qu’entrerait en scène ma capacité à
résoudre les problèmes et à mener l’enquête. J’aperçois une image de
l’Encyclopédie Universalis. J’aurais consulté l’encyclopédie pour essayer
de connaître la quantité d’eau dont les bovins ont besoin. Voici comment
mon cerveau fonctionne.

Le scénario de Temple expliquant comment son cerveau fonctionne peut


paraître assez insolite aux yeux d’une personne qui pense principalement
avec des mots. Il illustre avec précision l’étendue du traitement qui va per-
mettre à un individu doté de ce mode de pensée d’apporter une réponse. Cela
permet d’expliquer pourquoi il arrive qu’il n’y ait aucune réponse à une ques-
tion particulière à partir du moment où la quantité d’informations pertinentes
présentes sur le disque dur est insuffisante ou pourquoi les réponses sont
parfois saugrenues (en raison, là encore, du manque d’informations).
Et l’émotion, dans tout cela!? Vous pourriez être surpris. Prenez le temps de
réfléchir et de faire remonter vos meilleurs souvenirs. Je suis convaincue que
les émotions que vous avez pu ressentir foisonnent dans votre mémoire et
apportent cette petite touche, cette petite saveur qui s’associe à l’évènement
dans votre conscience. La mémoire, ce n’est pas juste une image dans la tête,
même si l’intensité de l’émotion n’est pas aussi forte que ce qu’on a pu ressen-
tir à l’origine. Le proverbe selon lequel «!le temps guérit toutes les blessures!»
a gardé le cap grâce à son caractère exact : le temps atténue effectivement
l’impact de la douleur et de la souffrance pour la plupart d’entre nous. Il est
intéressant de noter que les sentiments de joie ne perdent pas en intensité au
moment où nous nous les remémorons. Peut-être que notre volonté de nous
souvenir ou d’oublier exerce un contrôle partiel sur le degré d’intensité que
nous mobilisons au moment où nous stockons nos émotions dans notre bloc
mémoire.
Dès son plus jeune âge, la façon de penser et de réagir de Sean reposait sur
les émotions. Elles étaient insufflées dans son squelette social et éclip-
saient son aptitude à se comporter de manière socialement acceptable. Il ne
fait aucun doute qu’au cœur même de chacune des rencontres de Sean, il y
avait un océan d’émotions – un torrent incontrôlable pour commencer, puis
une tempête qu’il a apprivoisée au fil du temps. Néanmoins, le terrain était

129
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

propice au développement de la capacité à faire le lien, à s’attacher aux


autres.
Il y a un vrai contraste avec la façon dont Temple décrit son état émotionnel :
Au moment où je suis en train de penser et où toutes les images défilent dans
ma tête, j’exerce un contrôle sur le moteur de recherche, ce qui me permet de
m’arrêter et de me concentrer sur une image en particulier ou bien de conti-
nuer comme bon me semble. Certains Aspies me disent qu’ils ne peuvent
exercer ce contrôle. Ils disent que les images viennent toutes seules et qu’ils
n’ont pas le pouvoir de les arrêter. En ce qui me concerne, les images qui
apparaissent sont toutes en rapport avec la recherche que j’effectue. Par
exemple, si je tape «!mal!» dans le Google de mon cerveau, toutes les images
que je vois ont trait au mal, qu’il s’agisse d’Hitler ou d’un avion qu’on a orienté
délibérément en direction des tours du World Trade Center un certain 11 sep-
tembre. Le concept du «!bien!», par opposition au mal, viendrait immédiate-
ment à l’esprit d’un neurotypique. Cela coulerait de source et lui permettrait
d’établir une comparaison et d’exposer les différences très rapidement. Ce
n’est pas forcément facile pour un individu porteur d’autisme d’adopter ce
type de raisonnement. Il me faudrait introduire un autre mot clé, «!bien!»,
pour voir apparaître d’autres images.
Il n’y a pas de réaction émotionnelle au cours des recherches – aucune émo-
tion n’est associée aux images qui sont dans ma tête. Je ne vis mes émotions
qu’au moment présent et elles peuvent s’avérer extrêmement intenses. À
titre d’exemple, si quelqu’un n’est pas très correct vis-à-vis de moi, je ressens
une certaine tristesse ou même de la colère au moment où l’incident se pro-
duit, voire durant les quelques jours qui suivent, en fonction de l’intensité de
l’émotion. Puis l’émotion finit par se dissiper et le souvenir est stocké sur mon
disque dur sous forme d’image. Quand le souvenir rejaillit par la suite, l’émo-
tion n’est plus là, comme si j’avais sous les yeux un simple cliché de la situa-
tion. C’est désormais la logique qui motive les rapports que j’entretiens avec
les gens qui m’ont fait du mal ou qui m’ont mise en colère. Il est particulière-
ment difficile pour la plupart des gens de comprendre comment mon cerveau
peut fonctionner de la sorte étant donné que, les concernant, émotions et
souvenirs sont intrinsèquement liés.
Ce sont les émotions qui me permettent de sauvegarder sur mon disque dur
ce que je vois ou ce que je vis. Je me souviens d’un jour où l’avion dans
lequel je me trouvais a dû effectuer un atterrissage d’urgence. Je vous prie
de croire que ça m’a marquée!! D’un autre côté, je ne me souviens pas de
toutes les chambres d’hôtel où j’ai séjourné parce que je me moque pas mal
des chambres d’hôtel. Ceci étant dit, je me rappelle bien les chambres
bizarres ou vraiment moches, ou encore celles que je trouvais très jolies. Je
n’ai aucun souvenir concernant les chambres du Best Western. La «!sauve-
garde!» n’est pas automatique. Quand on fait fonctionner un ordinateur,
c’est un peu la même chose. Si l’on rédige un document de dix pages et

130
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

qu’on éteint l’ordinateur sans l’avoir sauvegardé, il aura disparu une fois
qu’on rallumera l’ordinateur. À partir du moment où il y a une réaction émo-
tionnelle intense ou un vif intérêt, la situation est stockée dans la mémoire.
Sans réaction émotionnelle, tout se passe comme s’il n’était rien arrivé. J’ai
déjà eu l’occasion d’effectuer quelques tests sur moi. Un jour où je me ren-
dais au travail, j’ai bien regardé les maisons qui se trouvaient sur mon che-
min. La fois suivante, c’était comme si je ne les avais jamais vues, tout
simplement parce qu’elles ne présentent aucun intérêt à mes yeux. En
revanche, je me souviens parfaitement du Super U et du Casino parce que
c’est là que je fais mes courses!; ces magasins ont un sens. Je me demande
parfois si ceci peut expliquer, du moins en partie, pourquoi les enfants avec
autisme ont tant besoin de s’entendre répéter les choses pour pouvoir les
apprendre. Si une expérience n’a pas grand intérêt pour eux et s’il n’y a
aucune émotion qui s’y rattache (renforcement significatif ou motivation
intrinsèque), elle ne sera pas sauvegardée sur le disque dur. Tout cela
explique également pourquoi ces mêmes enfants assimilent tout ce qui a
trait à leurs intérêts spécifiques avec une telle facilité. La moindre petite
information digne d’intérêt est sauvegardée. Il est indispensable que parents
et enseignants intègrent le concept selon lequel les informations ne sont
pas automatiquement stockées dans la mémoire des enfants atteints d’au-
tisme. Reste à comprendre ce qui appuie sur le bouton Enregistrer.

Malgré une sensibilisation croissante aux caractéristiques des troubles du


spectre autistique, on en sait vraiment peu sur la complexité du cerveau
autiste. Les adultes avec autisme de haut niveau s’expriment de plus en plus
dans le but de révéler leur expérience personnelle!; la question est de savoir
si les parents et les enseignants sont prêts à écouter – mais à écouter vrai-
ment – sans jugement ni idées préconçues.
Les neurotypiques devraient être conscients qu’ils abordent la tâche consis-
tant à faire acquérir aux individus porteurs d’autisme une meilleure capacité
d’analyse de la réalité qui les entoure avec un certain a priori et une sorte de
«!système logique défectueux!». Le terme de biais acteur-observateur uti-
lisé en psychologie sociale fait référence à l’explication qu’un observateur
donne du comportement d’un autre individu en fonction de ce qu’il signifie
à ses yeux, sans se demander si ce comportement n’a pas une signification
tout autre du point de vue de l’acteur. Il se concentre sur le comportement
qu’il s’attend à trouver et ne remarque pas celui qui lui est étranger. Dans la
communauté des autistes, parents, enseignants, thérapeutes et aidants
voient le monde à travers le filtre de la compréhension sociale. Pour eux,
l’ensemble des codes sociaux ont un sens et c’est par le biais de l’observa-
tion qu’ils les apprennent. L’assimilation des nuances propres à la communi-
cation verbale, le langage du corps et les expressions du visage sont autant
de choses qu’ils acquièrent sans effort et pour lesquelles ils n’ont besoin

131
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

d’aucune leçon. Lorsqu’ils dispensent un enseignement aux individus avec


autisme, ils le font à partir d’un cadre qui repose sur ces compétences
sociales innées et ne tiennent absolument pas compte du fonctionnement
atypique de ces personnes.
Nous sommes tout à fait d’accord qu’un enseignement s’avère indispensable
car sans cela, les individus atteints d’autisme ne peuvent optimiser leur
potentiel, mais l’enseignement doit prendre en compte le mode de pensée
des personnes avec autisme et être centré sur les besoins de l’enfant dans sa
globalité et pas uniquement sur l’acquisition des habiletés sociales ou le
développement des liens émotionnels. Si l’on apprend à un enfant les compé-
tences sociales favorisant son intégration, si l’on traite ses problèmes senso-
riels suffisamment bien pour qu’il soit capable de faire le lien et de s’attacher
aux autres et si on l’encourage à se lancer dans le monde, il sera moins stressé
et aura de meilleures chances de trouver sa place.
Les perspectives qui sont mises en avant par Temple et Sean illustrent deux
modes de pensée sensiblement différents. Et pourtant, il est une constante
qui ressort : apprendre à des personnes avec autisme en faisant en sorte de
relier leur mode de pensée et leur comportement les aide à comprendre ces
mêmes comportements dans le contexte des attentes sociales du monde
dans lequel elles évoluent. Peter Dobson (2001) a été un pionnier du courant
de pensée qui constitue la base de toutes les approches cognitivo-
comportementales et selon lequel les programmes cognitifs doivent avoir
trois principes fondamentaux communs :
• La pensée affecte les comportements.
• L’activité cognitive peut être observée et modifiée.
• Les transformations des schémas de pensée (cognition) d’un individu
peuvent aboutir au changement de comportement escompté.

Temple y est favorable


Quand j’avais une vingtaine d’années, ma tante Ann avait recours à la thérapie
cognitive pour m’aider et je trouvais cette approche très efficace. Chaque fois
que j’étais déprimée ou que je me plaignais, elle me faisait comprendre de
manière objective que j’avais toutes les raisons d’être heureuse. Elle me
disait  : «!Tu as une belle voiture toute neuve alors que la mienne est toute
pourrie.!» Elle me donnait aussi des exemples de choses positives qui allaient
bien dans ma vie. Le seul fait de comparer les images des deux voitures dans
ma tête suffisait à me remonter le moral. Cela m’aidait à comprendre concrè-
tement que certaines de mes pensées étaient totalement illogiques et
n’étaient pas fondées. Les émotions peuvent avoir cet effet!; elles embrouillent
la pensée.

132
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

Il est intéressant de noter que les dix règles non écrites essentielles dont
nous allons parler plus loin dans ce livre sont le reflet de ces trois principes.

Et Temple de poursuivre
Étant donné que nous comprenons de mieux en mieux comment fonc-
tionne le cerveau, il n’est pas impossible qu’un jour ou l’autre, nous décou-
vrions que dans chaque être humain résident des compétences savantes,
mais que l’utilisation du langage constitue un frein à notre capacité à accé-
der à ces régions du cerveau. Une recherche menée par Bruce Miller
montre que chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, les dom-
mages subis par le cortex frontal et les aires du langage permettent de
révéler des talents artistiques et musicaux. Ces avancées scientifiques
serviront peut-être à favoriser la reconnaissance des personnes qui
peuvent apporter une contribution significative à la société malgré leur
manque d’habiletés sociales.
Les parents et les enseignants qui s’occupent des individus atteints d’au-
tisme doivent comprendre qu’il est impossible de métamorphoser
quelqu’un qui n’est pas social en un être social. Il faut bien faire la distinc-
tion entre habiletés sociales –  qui devraient être enseignées à tous  – et
capacité à établir des liens affectifs, et reconnaître que tous les individus
porteurs d’autisme ne sont pas nécessairement des êtres sociaux, même
si telle était la volonté des autres à notre égard. Même si certains d’entre
nous sont amenés à devenir des acteurs hors pair, ce ne sera jamais qu’un
rôle qu’ils apprennent par cœur dans le but de l’interpréter avec toujours
plus de finesse à mesure que les années passent. Notre bonheur va
dépendre de ce que nous faisons et non des liens affectifs que nous
tissons.
Pour d’autres, la capacité à faire le lien et à s’atta-
cher est une graine certes ensevelie sous un
monceau de problèmes sensoriels et de
besoins physiques non satisfaits, mais qui
peut se transformer en un bonheur d’une
tout autre nature. Pour moi, l’essentiel Notre bonheur va
est d’apprendre aux personnes por- dépendre de ce que
teuses d’autisme à s’adapter à leur nous faisons et non
environnement social tout en conser- des liens affectifs
vant leur identité, y compris leur que nous tissons.
autisme. L’autisme ne présente pas que
des aspects négatifs!; il s’agit de miser sur
les forces de ces individus et de leur
apprendre à compenser leurs faiblesses. Ce
n’est qu’à cette condition qu’ils pourront être heu-
reux et se réaliser.

133
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Réflexions de Temple (2017)


Je souhaiterais insister sur l’importance des problèmes occasionnés par une
hypersensibilité sensorielle. Je connais des personnes avec autisme tellement
sensibles au bruit qu’elles ne supportent pas de dîner au restaurant en raison
du brouhaha constant. Comment parvenir à être sociable dans un environne-
ment où le bruit s’avère insoutenable ? En ce qui me concerne, même si je suis
capable de supporter un environnement bruyant, il m’est devenu très difficile
de suivre une conversation dans un tel contexte. Depuis la première parution
de cet ouvrage, j’ai subi une perte de l’audition dans une oreille, si bien que j’ai
plus de mal à suivre les conversations lorsque je me trouve dans un environ-
nement bruyant. Je suis d’ailleurs souvent obligée de demander à ce que les
gens me parlent dans la bonne oreille. Si je veux bien entendre ce que l’on me
dit, je suis obligée de tourner l’oreille saine en direction de la personne qui me
parle, ce qui m’empêche de la regarder. Je vais avoir 70 ans et il m’est pénible
de prendre de l’âge. Je suis un peu comme une vieille voiture à laquelle il fau-
drait changer tout un tas de pièces pour qu’elle fonctionne correctement. J’ai
encore toute ma tête, mais mon corps ne s’en sort pas aussi bien.
On me demande constamment quelle est ma priorité absolue dans la
recherche sur l’autisme. J’aimerais vraiment que les chercheurs mettent au
point des traitements contre l’hypersensibilité sensorielle. Chez le jeune
enfant, les sons bruyants sont mieux supportés s’il peut les atténuer avec un
casque audio ou des écouteurs par exemple. L’enfant peut garder les écou-
teurs sur lui en permanence et ainsi les utiliser quand le besoin s’en fait sentir.
Il est préférable de ne pas les porter continuellement pour éviter que la sen-
sibilité au bruit n’empire. Si votre enfant a du mal à supporter le bruit au
supermarché, laissez-le évaluer le temps qu’il peut y passer sans encombre.
 
Les enfants surprotégés
Depuis la parution de la première édition de cet ouvrage, les problèmes des
enfants que les parents et les professionnels surprotègent vont croissant. On
ne leur enseigne pas les habiletés sociales élémentaires comme serrer la main
à quelqu’un. Trop de parents sont persuadés que, compte tenu de la condition
autistique du pauvre petit Tommy, on ne va tout de même pas lui compliquer
la vie davantage en le poussant à commander son hamburger. Et pourtant,
c’est une tâche que le petit Tommy doit apprendre à effectuer tout seul. Plus
tard, il peut même apprendre à payer lui-même. J’ai aussi en tête le cas d’un
enfant de quinze ans s’exprimant tout à fait normalement qui vivait isolé du
monde. Sa mère était ravie qu’il fasse des montages vidéo pour la paroisse et
lorsque j’ai suggéré qu’il s’adonne à cette activité dans un local de l’église, elle
n’a pas apprécié. Elle m’a avoué qu’il lui était très difficile de lâcher prise.
Quand j’avais sept ans, j’allais faire les courses toute seule et à l’âge de quinze
ans, je nettoyais les boxes des chevaux tous les jours. On ne mène pas un

134
Deux esprits : deux parcours. Comment la pensée autistique affecte la compréhension sociale

enfant vers l’indépendance du jour au lendemain et il est essentiel que les


parents intègrent l’enseignement des habiletés de la vie quotidienne à leur vie
de famille en revoyant progressivement leurs exigences à la hausse.
 
Quelques suggestions pour enseigner les compétences de base
À l’âge de sept ou huit ans, un enfant peut faire le service lorsque ses parents
reçoivent du monde à manger. On peut lui demander d’accueillir les invités et
de leur serrer la main. Il peut aussi placer les gens à l’église ou les orienter lors
d’une manifestation au sein de la communauté. Là encore, pourquoi ne pas lui
suggérer d’accueillir les gens en leur serrant la main  ? S’il s’agit d’un ado-
lescent ou d’un jeune adulte d’une vingtaine d’années qui n’a jamais été habi-
tué à faire ce genre de choses, il faut le familiariser avec ces compétences
sans perdre de temps. Il est d’autres habiletés qu’il convient de maîtriser,
comme commander un plat au restaurant ou faire des courses. J’ai pour ma
part aussi dû apprendre à ne pas répéter sans cesse les mêmes propos. J’ai
établi une règle : ne jamais rabâcher la même histoire plus de deux fois. Il n’est
JAMAIS trop tard pour acquérir de nouvelles habiletés.

135
INTERLUDE
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Q
ue diriez-vous de faire une petite pause, un peu comme l’entracte
qui sépare les différents actes d’une représentation théâtrale ou qui
permet de se détendre quelques minutes au cours d’une soirée
films!? Nous allons ainsi pouvoir nous lever, nous étirer – je fais ici allusion à
la détente cérébrale – et prendre le temps d’asseoir les idées aussi bien que
les divers points de vue échangés plus tôt afin qu’ils s’enracinent, condition
indispensable à une meilleure compréhension du sujet.
À ce stade, certains d’entre vous pourraient fort bien être surpris, ravis ou
consternés par ce qu’ils ont lu jusque-là. C’est tout à fait compréhensible et très
franchement, c’est précisément ce que nous avons ressenti en réalisant ce livre.
Sean s’est montré surpris de la façon de penser de Temple et il avait parfois du
mal à imaginer quel effet cela faisait de penser en images. Temple, quant à elle,
trouvait que le mode de pensée de Sean, animé par les émotions, n’avait abso-
lument rien à voir avec son propre fonctionnement mental. Elle a trouvé des
preuves supplémentaires concernant sa théorie opposant penseurs visuels et
verbo-linguistiques qu’elle présente tout au long de cet ouvrage.
La valeur réelle de ce livre réside dans la vision approfondie et très person-
nelle que nous offrent Temple et Sean. Un nombre croissant d’ouvrages por-
tant sur les habiletés sociales et la manière d’appréhender autrui sont centrés
sur les mécanismes du processus!; ils sont tous précieux autant qu’utiles dans
la mesure où il est indispensable d’avoir un comportement social approprié
pour mener une vie heureuse et être indépendant. Cependant, avec cet
ouvrage, les auteurs vont plus loin, là où très peu d’autres auteurs se sont
aventurés, si ce n’est aucun. Il étudie en profondeur l’esprit de deux individus
et nous livre leurs réflexions et leur mode de pensée. Il ouvre des portes et
nous aide à comprendre comment la pensée autistique affecte le comporte-
ment social et en quoi l’acquisition d’une meilleure capacité d’analyse de la
réalité qui les entoure peut être, pour les personnes atteintes d’autisme, un
combat de tous les instants. Il jette les bases qui permettront d’apprécier le
caractère primordial des dix règles non écrites des relations sociales que vous
allez découvrir dans les chapitres suivants. Si l’on ne comprend pas la façon
dont les individus porteurs d’autisme perçoivent le monde qui les entoure, les
règles ne seront ni plus ni moins qu’une liste de dix réflexions sans grand
intérêt et presque trop simplistes pour être d’une quelconque pertinence.
Mais si l’on se met à «!penser comme une personne avec autisme!», ces règles
vont nous permettre de les aider à s’intégrer dans leur environnement social.
Prêts pour l’embarquement!?

138
INTERLUDE

Sean et Temple ne savaient pas – ou en tout cas, ils ne soupçonnaient pas –
qu’en se lançant dans ce périple, ils auraient une telle révélation et appren-
draient autant de choses sur le fonctionnement des individus atteints
d’autisme. À la fin de cette aventure, tous deux étaient d’accord pour dire
que la connaissance du cerveau autiste n’en était encore qu’à ses balbutie-
ments.

Révélation no 1 :
L’enfant ou l’adulte qui pense en images voit le monde à travers un filtre tel-
lement différent qu’il est difficile, voire impossible parfois, pour certaines
personnes de comprendre. Il est indispensable que les parents et les profes-
sionnels qui sont en contact avec ce segment de la population autiste
trouvent des approches pédagogiques qui leur permettent de dispenser un
enseignement en phase avec le mode de pensée de ces individus. Il faut éga-
lement qu’ils prennent conscience de l’impact que cette façon de penser peut
avoir sur le comportement et la capacité à faire le lien et à s’attacher aux
autres.
 
Révélation no 2 :
Il y a un jugement de valeur chez les neurotypiques comme quoi la capacité à
établir des liens affectifs est une condition préalable au bonheur et à la réus-
site. Les auteurs de ce livre souhaitent attirer notre attention sur le fait que
ce jugement pourrait bien empêcher certains enfants avec autisme d’être
heureux et de trouver leur place au sein de la société une fois adultes.
 
Révélation no 3 :
La réussite sociale de la personne atteinte d’autisme dépend de certaines
caractéristiques essentielles que nous appellerons les «!quatre pierres angu-
laires de la manière d’appréhender autrui!» :
 
1. Compréhension du point de vue des autres  : il s’agit de la capacité à se
mettre à la place d’un autre individu, à comprendre que les autres peuvent
avoir des opinions, des émotions et des réactions différentes des nôtres. À un
niveau plus élémentaire, cela consiste à reconnaître que d’autres personnes
existent et qu’elles peuvent nous apporter des informations pour nous aider
à mieux comprendre le monde.
2. Pensée flexible : c’est l’aptitude à accepter l’inconstance et à être ouvert
aux changements et à l’environnement!; c’est aussi la capacité de l’esprit à
remarquer puis à traiter des alternatives concrètes et directement
observables.

139
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

3. Bonne estime de soi  : cela concerne une attitude gagnante que l’on
acquiert après avoir vécu plusieurs expériences fructueuses et qui constitue
le fondement de la prise de risque chez l’enfant ou l’adulte. L’estime de soi
repose sur des réussites successives qui, au départ, sont anodines et concrètes
et qui finissent par devenir moins tangibles et plus complexes. En revanche,
les louanges excessives pour des comportements conformes aux attentes et
en aucun cas extraordinaires n’aident en rien à sa construction.
4. Motivation : il est ici question d’un réel intérêt pour partir à la découverte
du monde et réaliser des objectifs internes aussi bien qu’externes, quels que
soient les obstacles et les retards. Souvent, le fait de se servir des intérêts
restreints d’un enfant et de les étendre à d’autres activités représente un
facteur de motivation non négligeable. Si l’enfant aime les trains, apprenez-lui
à lire, à compter et à écrire grâce à des livres, des exemples ou des activités
portant sur les trains. Jouez à des jeux dont le thème central est le train pour
favoriser l’interaction sociale.

À partir de la compréhension sociale que nous acquérons au cours de notre


vie, nous sommes en mesure de dire que la compréhension du point de vue
des autres, à savoir le fait de regarder au-delà de soi-même et d’entrer dans
l’univers intérieur d’autrui, est l’aspect le plus important du fonctionnement qui
détermine le degré de réussite sociale qu’un enfant ou un adulte porteur
d’autisme doit atteindre. Ce faisant, nous apprenons que ce que nous faisons
affecte les autres, de manière positive ou négative. Cela nous permet d’envi-
sager nos pensées par rapport aux informations que nous traitons au sujet
d’une situation sociale donnée et ainsi de mettre au point une réaction qui
puisse contribuer à l’expérience sociale et non lui nuire.
Dans son livre Inside Out : What Makes the Person with Social Cognitive Defi-
cits Tick?, Michelle Garcia Winner brosse un tableau des caractéristiques de
la compréhension du point de vue des autres. Ces caractéristiques ren-
seignent sur le degré des liens qui unissent les «!quatre pierres angulaires de
la manière d’appréhender autrui!» et sur la manière dont chacune s’associe
aux autres pour poser les fondations d’une compréhension claire. Cette
bonne compréhension va permettre à l’enfant ou à l’adulte d’accepter diffé-
rents points de vue et d’y réagir, d’être capable de faire le lien et de s’attacher
aux autres et de réaliser à quel point l’apprentissage des habiletés sociales est
crucial.
1. Reconnaître la présence attentionnée d’une autre personne.
2. Reconnaître l’individualité d’une autre personne.
3. Reconnaître qu’une autre personne a ses propres émotions.
4. Reconnaître qu’une autre personne a des désirs et des motivations qui lui
sont propres et réagir en conséquence.

140
INTERLUDE

5. Reconnaître qu’une autre personne a sa propre personnalité.


6. Avoir le désir profond d’en savoir davantage sur les intérêts et l’histoire
personnelle d’autrui.
7. Se souvenir d’une personne et utiliser ce que l’on sait d’elle pour faciliter et
entretenir des relations interpersonnelles et pour se constituer une base
solide permettant de mieux comprendre ses actions éventuelles.
8. Savoir trouver les mots qui permettent de se renseigner sur les intérêts
d’autrui.
9. Comprendre les conventions sociales propres à des environnements bien
spécifiques.
10. Comprendre les conventions sociales qui concernent des contextes
sociaux particuliers.
11. Rester attentif aux états internes changeants de la personne avec laquelle
on communique en la regardant dans les yeux.
La compréhension du point de vue des autres est étroitement liée à la pensée
flexible!; elle permet d’avoir des interactions sociales fructueuses qui, à leur
tour, favorisent une bonne estime de soi. Elle peut également constituer une
source de motivation, surtout chez les enfants qui sont des adultes en deve-
nir et pour lesquels la nature et la qualité de l’interaction sociale sont ame-
nées à évoluer. L’ouvrage de Michelle Garcia Winner, ainsi que les livres utiles
pour les parents et les professionnels qui aident la population autiste à mieux
comprendre le point de vue d’autrui, sont mentionnés dans les références
bibliographiques à la fin de ce livre.

LES RÈGLES NON ÉCRITES


DES RELATIONS SOCIALES

Il existe probablement des milliards de codes sociaux non écrits –  pensée


sidérante pour tous, image inconcevable pour une personne en proie à une
déficience plus ou moins importante en matière de compréhension sociale.
Cela vous semble exagéré!? Vous ne pensez pas qu’il y en ait autant!? Réflé-
chissez bien : les codes sociaux régissent des situations qui sont vécues en
solo, à deux ou en groupe, qu’il soit petit, grand ou gigantesque. Les règles
diffèrent en fonction des similarités et des différences de culture ou de sous-
culture des individus au sein du groupe. Les codes sociaux non écrits ne
seront pas les mêmes chez les Japonais, très réservés, que chez les per-
sonnes originaires des pays scandinaves qui elles, sont plus ouvertes. Au-delà
de ça, les groupes d’âge, la différence entre le contexte privé et le contexte
public, l’environnement personnel par opposition à l’environnement profes-
sionnel, tous ces éléments ont des nuances sociales différentes qui ne
manquent pas de nous déconcerter et de nous embrouiller. De toute évi-

141
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

dence, favoriser l’acquisition d’une meilleure capacité d’analyse de la réalité


qui nous entoure ainsi que d’une capacité à créer des liens s’apparente à un
voyage en train sans destination finale. À chaque arrêt, tout au long du
voyage, il y a des gens qui descendent et d’autres qui montent. C’est l’occa-
sion d’affiner les compétences déjà acquises, d’en apprendre de nouvelles et
d’étirer nos muscles sociaux dans de nouvelles directions.
En évoquant un large éventail de règles sociales non écrites, nous avons
découvert que certaines d’entre elles semblaient avoir des caractères
communs alors que d’autres avaient manifestement un rôle clé et étaient en
quelque sorte le point central autour duquel les autres règles sociales gravi-
taient. Plus nous en parlions, plus elles avaient de sens!; de nouvelles signifi-
cations se présentaient. D’une certaine manière, elles nous aidaient à
restructurer certaines de nos réflexions à propos des règles non écrites qui,
l’une après l’autre, ouvraient de nouvelles portes, nous aidant ainsi à mieux
comprendre les choses. Ces règles essentielles constituent la base sur
laquelle repose la seconde moitié de cet ouvrage.

Les dix règles que nous avons sélectionnées devraient, selon nous, être ensei-
gnées aux enfants et aux adultes avec autisme. Elles se développeront au fil
du temps avec l’enfant à mesure que sa compréhension sociale se renforcera.
Ces règles s’appliquent à tous les âges et aux divers aspects du fonctionne-
ment, que l’on soit seul ou en groupe. Ce sont, en quelque sorte, les «!Règles
d’Or!» de la compréhension sociale, les principes directeurs qui régissent ce
que nous faisons en tant qu’êtres sociaux.
La manière dont elles sont enseignées varie en fonction des enfants, des ado-
lescents ou des adultes et dépend de leur mode de pensée prédominant
(visuel/verbal). Elle repose également sur l’étude minutieuse et complète des
difficultés propres à chaque individu, qu’elles soient d’ordre intellectuel ou
physique. Comme nous l’avons déjà mentionné auparavant, la capacité à
appréhender autrui ne peut émerger et grandir que si le contexte s’y prête et
permet d’encourager ce développement et non de lui nuire. Il faut apporter à
chaque enfant un mélange différent de nutriments si l’on souhaite le voir
mûrir. Portez une attention particulière aux problèmes sensoriels, favorisez
une bonne estime de soi, efforcez-vous de mettre l’accent sur la compréhen-
sion du point de vue d’autrui et découvrez ce qui motive et stimule l’enfant. La
capacité à appréhender les autres ne pourra que croître dans un tel environ-
nement.

142
3 LES DIX RÈGLES
NON ÉCRITES DES
RELATIONS SOCIALES
 
 
Règle 1   Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et
des personnes
Règle 2   Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère
le tableau dans son ensemble
Règle 3   L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie
Règle 4   L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents
Règle 5   La politesse est de mise en toutes circonstances
Règle 6   Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est
notre ami
Règle 7   Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en
public
Règle 8   Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens
Règle 9   Il nous est difficile de nous intégrer, mais le tout est de faire
illusion
Règle 10   Chacun est responsable de ses actes
Règ le n o 1
1.

Aucune règle n’est


absolue. Chacune est
fonction de la situation
et des personnes

« Toujours » et « jamais » sont deux mots


qu’il faut toujours se rappeler de ne jamais employer.
Wendell Johnson
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

L
e dictionnaire Webster définit le mot «"règle"» comme étant une
«"prescription, de l’ordre de la pensée ou de l’action, qui guide
quelqu’un dans un cas donné"», une «"généralisation habituellement
valide"», un «"critère de jugement"» ou encore un «"principe régulateur."» Ce
qui est inhérent à chacune de ces définitions est que les règles ont des réper-
cussions sur le comportement, qu’il s’agisse de l’état interne (la manière dont
on se perçoit et dont on perçoit les autres) ou du comportement externe (nos
actions et nos échanges verbaux). Le caractère absolu et immuable des
règles n’apparaît pas dans ces définitions"; en effet, des mots tels que
«"guide"» ou «"habituellement"» semblent indiquer le contraire.
Il existe beaucoup de règles écrites et/ou qui se propagent par le biais de la
conversation. «"On ne met pas les coudes sur la table quand on mange"», ou
encore «"Ça ne se fait pas de fixer les gens du regard"» : depuis des généra-
tions, pères, mères, tantes et grands-parents ne cessent de répéter ces
phrases aux enfants. Cependant, la majorité des règles sociales sont des
recommandations non écrites – et dans bien des cas inexprimées – passant
par un haussement de sourcils ou un regard sévère qui envoie clairement un
message non verbal. Tout ceci est probablement clair pour tout le monde
sauf pour les enfants atteints d’autisme dont le réseau neuronal n’est pas en
mesure de traiter ce type d’information. Bien souvent, ils n’ont même pas
conscience de l’existence de cette communication non verbale.
Les neurotypiques ont un sens inné de ces règles
et commencent à les apprendre dès le plus
jeune âge, principalement par observation.
Les premières règles sont celles qui Certains individus
régissent l’interaction au sein même de la porteurs d’autisme se
famille. En cherchant à élargir son cercle raccrochent désespérément
social et à affiner ses habiletés sociales aux règles parce qu’elles sont
par tâtonnement, l’enfant tout-venant synonymes de prédictibilité
réalise –  vers l’âge de quatre ans  – que et leur permettent d’exercer
les règles varient selon le contexte et que un certain contrôle sur
les retombées ne sont pas nécessairement
leur environnement. 
les mêmes.
Pour les enfants et adultes atteints de troubles
du spectre autistique qui ont une compréhension
littérale de l’énoncé, les règles sociales représentent un code de conduite

146
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

gravé dans la pierre, des commandements d’interaction sociale qui


contrôlent les actions dans une situation donnée. La pensée binaire qui
caractérise les individus porteurs d’autisme restreint leur capacité à
concevoir que les autres – avec un cerveau qui leur est propre – puissent
interpréter les règles différemment ou que certaines règles aient plus
d’importance que d’autres et qu’on puisse enfreindre des règles «"secon-
daires"» sans que cela n’entraîne la moindre répercussion. Aux yeux d’une
personne avec autisme, une règle, c’est un peu comme une chanson gravée
sur un CD : quel que soit le moment ou l’endroit où on l’écoute, les paroles
et la musique ne changent pas. Ils entendent la même chanson en boucle
dans leur tête.
Certains individus porteurs d’autisme se raccrochent désespérément aux
règles parce qu’elles sont synonymes de prédictibilité et leur permettent
d’exercer un certain contrôle sur leur environnement. Dans le passage suivant,
Temple souligne que la plupart des enfants sont rigides en ce qui concerne les
règles étant donné qu’ils ont une vision étroite et inflexible des choses. Ils
manquent de confiance en eux et ne se jugent pas capables de réagir de
manière adéquate dans des interactions sociales inconstantes. Ils peuvent
craindre la panique que le changement génère en eux. C’est seulement
lorsque leurs compétences se développent qu’ils peuvent accepter que les
règles changent selon le contexte et en fonction des individus.

Temple nous fait part de son sentiment


De manière générale, les individus atteints d’autisme sont capables d’ap-
prendre les règles, surtout celles qui relèvent des habiletés sociales. Il est
possible d’enseigner à la plupart des enfants de faire la queue et de dire «"s’il
vous plaît"» ou «"merci"»"; presque tous les adultes peuvent apprendre à tenir
une conversation de base pour prévenir qu’ils seront en retard au travail ou à
un rendez-vous (habiletés sociales opérationnelles). Mais quand il s’agit de se
montrer flexible quant à la mise en pratique des règles en fonction des per-
sonnes et des situations, les enfants et les adultes avec autisme se heurtent
à de grosses difficultés. Il leur est par ailleurs difficile de comprendre que le
contexte (la situation et les gens qui s’y trouvent) a un impact sur leur façon
de réfléchir et d’interpréter les différentes règles. C’est la pensée flexible en
soi qui pose problème, pas l’apprentissage des règles. Même si les deux
doivent être enseignés – ce qui devrait être le cas dès le plus jeune âge –, c’est
grâce à la pensée flexible que l’enfant sera en mesure d’aller de l’avant et
atteindra un niveau de compréhension sociale plus élevé. Effectivement, on
accorde une attention particulière aux compétences sociales, probablement
parce qu’elles sont plus faciles à enseigner. Bien que cela soit tout à fait com-
préhensible, la pratique n’est guère efficace à partir du moment où l’objectif
est de faire acquérir à un enfant ou un adulte une meilleure capacité d’analyse
de la réalité qui l’entoure.

147
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

La rigidité de comportement et de pensée est l’une des principales caractéristiques


des individus atteints d’autisme/du syndrome d’Asperger. Ils ont beaucoup de mal à
comprendre le concept selon lequel une règle peut s’appliquer à une situation précise
et pas à une autre ou qu’il est parfois acceptable d’enfreindre le règlement. J’ai
entendu parler d’un cas où un garçon porteur d’autisme, qui s’était gravement blessé,
était resté à l’arrêt de bus plutôt que d’aller chercher de l’aide. On lui avait dit qu’il ne
fallait surtout pas qu’il s’éloigne de l’arrêt de bus s’il ne voulait pas manquer son bus";
il ne pouvait donc pas enfreindre la règle. La plupart des gens savent qu’il est plus
important d’aller chercher de l’aide quand on se blesse que de manquer le bus. Mais
aussi simple que cela puisse paraître, il s’agit là d’un processus cognitif complexe qui
nécessite une interprétation poussée des situations sociales. Pour le cerveau autiste,
la règle revêt un caractère absolu.

L’utilisation des métaphores visuelles, telles que le mélange de différentes


couleurs de peinture, est un bon moyen de favoriser la flexibilité de la pensée.
Afin de m’aider à comprendre des situations complexes, par exemple un ami
qui n’est pas toujours gentil, j’imagine que je mélange de la peinture blanche
avec de la peinture noire. Si l’ami en question se comporte bien la majeure
partie du temps, j’obtiens un gris très clair alors que s’il n’a vraiment rien d’un
ami, le mélange donne un gris très foncé.

Enseigner la flexibilité
On peut aussi enseigner la flexibilité en montrant à la personne avec autisme que
les catégories peuvent varier. Les objets peuvent être triés par couleur, fonction
ou matière. Afin de mettre cette idée à l’épreuve, j’ai rassemblé pas mal d’objets
de couleur noire, rouge et jaune et les ai posés sur le sol de mon bureau. Il y avait
une agrafeuse, un rouleau de ruban adhésif, une balle, des DVD, une boîte à outils,
un chapeau et des stylos. En fonction de la situation, chacun de ces objets pouvait
être utilisé pour travailler ou bien pour jouer. Demandez à un enfant de vous
donner des exemples concrets d’utilisation d’une agrafeuse dans deux cadres
bien spécifiques : le travail et le jeu. Par exemple, agrafer des documents entre
dans la catégorie «"travail"»"; se servir de l’agrafeuse pour assembler les diffé-
rentes parties d’un cerf-volant est de l’ordre du jeu. Il peut s’agir de situations
toutes simples que l’on retrouve au quotidien et qui apprennent à l’enfant à pen-
ser et à communiquer de manière flexible. Elles constituent une bonne base pour
le mode de pensée flexible dont l’enfant a besoin à mesure qu’il grandit, côtoie de
nouvelles personnes et se retrouve face à des situations sociales totalement
différentes de celles qu’il a connues jusque-là.

148
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

Il est vraiment nécessaire d’apprendre aux enfants qu’il est des règles qui
s’appliquent en tous lieux et qui ne doivent pas être enfreintes. Pour qu’un
enfant porteur d’autisme intègre le fait qu’il ne doit pas traverser la rue en
courant, il faut que cette règle lui soit enseignée dans plusieurs endroits dif-
férents. Elle doit être généralisée et il faut, entre autres, s’assurer que l’enfant
comprenne qu’il ne doit pas enfreindre cette règle. Cependant, il arrive que le
respect absolu des règles soit préjudiciable. Les enfants ont également
besoin d’apprendre que certaines règles peuvent changer selon les circons-
tances. En cas d’urgence par exemple, on peut contrevenir aux règles.
Parents, enseignants et thérapeutes peuvent jouer un rôle majeur en faisant
acquérir un schéma de pensée flexible aux enfants avec autisme/SA et en le
renforçant constamment. L’astuce est de le faire de manière à ce que leur
mode de pensée visuel soit pris en compte. La logique verbale n’atteindra pas
un grand nombre d’enfants  : plus leur pensée devient flexible, plus ils com-
prennent que les règles peuvent changer en fonction des situations ou des
personnes concernées. Les deux sont liés : toute règle est absolue aux yeux
d’un enfant à la pensée rigide. Tant que la pensée n’est pas flexible, parents et
enseignants doivent veiller à utiliser les règles avec prudence via des pro-
grammes axés sur la dimension comportementale et sociale. Il s’agit d’utiliser
sans cesse des expressions telles que «"Dans cette situation particulière…"» et
«"Dans un autre contexte…"» afin d’expliquer comment les règles sont appli-
quées. Il ne faut vraiment pas hésiter à souligner l’importance du contexte et
des gens qui y évoluent pour pousser l’enfant à se demander si telle règle
s’applique ou non à tel moment, à tel endroit ou avec telles personnes.
 
La flexibilité de la pensée est une compétence très importante qui est sou-
vent omise –  au détriment de l’enfant  – en tant qu’habileté qui peut être
enseignée dans la cadre d’un projet éducatif individualisé (PEI). Elle a un
impact certain sur l’enfant quel que soit l’environnement dans lequel il se
trouve, aujourd’hui ou dans le futur : l’école, la maison, les relations, l’emploi,
les loisirs. Au moment où ils mettent en place le projet éducatif de l’enfant,
parents et enseignants ne doivent pas négliger cet aspect qui s’avère essen-
tiel pour bien comprendre les conventions et les règles sociales.

À quel point la pensée flexible est-elle importante"? Sean se souvient combien


il lui était difficile, compte tenu de sa pensée rigide, d’intégrer les règles que
ses parents et ses professeurs voulaient qu’il apprenne. Son interprétation
sans nuances des règles l’empêchait de comprendre qu’elles sont fonction du
contexte et que ce qu’il est acceptable de dire ou de faire dans une situation
donnée (à la maison, par exemple) ne l’est pas nécessairement dans une autre

149
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

(à l’école, par exemple). Pour Sean comme pour la majorité des individus
atteints d’autisme, une règle était une règle, point.

Sean prend la parole


J’ai très peu de souvenirs de l’époque où j’étais au CP et en CE1, si ce n’est que
je posais problème. Je me rappelle bien m’être très vite senti submergé par la
taille de la classe et tous les élèves qui gravitaient autour de moi"; nous étions
environ vingt-cinq alors que j’étais habitué à une classe de dix élèves. Le fait
de devoir passer sept heures dans la même salle de classe avec autant d’en-
fants a augmenté mon niveau d’anxiété. J’avais sans cesse l’impression désa-
gréable que tous les regards se posaient sur moi. Sachant qu’il m’en fallait peu
pour me sentir mal à l’aise, tous les ingrédients étaient réunis pour me mener
tout droit au désastre.
Il m’a fallu plusieurs années pour me sentir bien à l’école et au cours des deux
premières années, j’ai eu beaucoup de mal à gérer les transitions, même
simples et routinières, et à m’adapter. J’habitais à moins d’un kilomètre de
l’école, ce qui signifie que je me rendais à l’école et que je revenais à la maison
à pied. Je m’y suis très vite habitué et il ne me fallait pas plus de dix à quinze
minutes pour parcourir cette distance le long du champ qui bordait le chemin.
Les problèmes ont commencé le jour où les cours ont débuté à 8 heures du
matin.
J’ai posé beaucoup de problèmes à mes enseignants à cette époque car je
n’avais aucune notion de contexte. Je connaissais certaines règles, mais
n’avais pas la moindre idée de ce que signifiaient les autres règles, surtout
celles qui régissaient les comportements tacites en lien avec l’école, par
exemple comment se conduire durant le déjeuner ou la récréation. Je ne
comprenais pas la «"règle"» non écrite selon laquelle certaines conduites
sont acceptables à la maison, mais totalement déplacées à l’école. Pour
reprendre une expression d’Isaac Asimov, il en a résulté une «"collision entre
un objet fixe et une force irrésistible."» En d’autres termes, ces deux états ne
peuvent coexister car ils sont contradictoires. Il n’était pas possible de se
conformer aux règles imposées par l’école tout en continuant à adopter des
comportements qui n’y étaient pas tolérés. Malgré cela, je m’obstinais car
mon point de vue était encore très centré sur ma personne et, à l’époque, je
ne comprenais toujours pas les nuances des interactions sociales.

L’état d’esprit de Sean allait prévaloir encore quelques années et les incidences
allaient s’étendre rapidement au-delà de ce qu’il pensait de lui-même et de sa
capacité à ajouter un peu de saveur à la perception qu’il avait des personnes qui
l’entouraient. Sa pensée rigide l’empêchait de comprendre que les règles
n’étaient en rien des codes de conduite absolus et que, bien souvent, les consé-
quences étaient fonction des règles que l’on transgressait, mais aussi de l’au-

150
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

teur, de la fréquence et de l’impact de ces violations sur les autres individus


concernés. En plus de mettre en lumière à quel point les adultes appliquent les
règles de manière erratique, cela rend compte de l’entrave à la compréhension
sociale qui en résulte pour les enfants atteints d’autisme.

Et Sean de poursuivre
Quand j’étais en troisième, je me souviens d’un jour où je suis entré dans les
toilettes des garçons. Il y avait comme un banc de brume dans l’air. J’étais
consterné. Le «"banc de brume"» n’avait rien à voir avec le brouillard"; il résul-
tait de la décision de plusieurs élèves selon laquelle les toilettes étaient l’en-
droit idéal pour s’en griller une entre deux heures de cours. Se tenaient
devant moi trois ou quatre garçons qui fumaient à la hâte par peur d’être pris
ou d’arriver en retard en classe. J’avais envie de crier après eux pour deux
raisons : j’avais depuis toujours une sainte horreur des cigarettes et je savais
que cela nuisait à leur santé. Y avait-il quelque chose qu’ils ne comprenaient
pas dans les messages d’avertissement très clairement inscrits sur les
paquets de cigarettes"?
Il n’était pas envisageable que je les affronte parce que j’avais quelques notions
d’arithmétique. J’étais seul contre tous. Dans ces conditions, je m’exposais vrai-
semblablement à divers types de sévices physiques qui ne m’appâtaient pas.
J’ai donc jugé bon de ne pas m’en mêler, convaincu qu’un jour ou l’autre ils
n’échapperaient pas au châtiment qui s’imposait pour cet acte abominable.
Quelques jours plus tard, alors que je me rendais à nouveau aux toilettes, je
me suis retrouvé nez à nez avec les mêmes élèves qui se livraient à la même
activité. Mais cette fois, un professeur est entré à son tour, interrompant ainsi
leur pause cigarette. J’exultais intérieurement en me disant qu’ils l’avaient
bien cherché et qu’ils méritaient qu’on les punisse. Mais à mon grand désarroi,
le professeur s’est contenté de les réprimander et les a priés d’éteindre leur
cigarette et d’aller en cours. Les coupables ont quitté les toilettes, certains
affichant un petit sourire satisfait, et le professeur ne s’est pas attardé outre
mesure. Je me suis à mon tour dirigé vers la salle de classe, soucieux de ne
pas paraître trop curieux.
Suite à cela, j’ai décidé de prendre ledit professeur en grippe, estimant qu’il
n’avait pas été suffisamment sévère avec ces élèves qu’il s’était contenté de
sermonner sans leur infliger la moindre punition. Il me semblait évident que
quelque chose d’aussi important que la consommation de tabac chez les
mineurs et ses conséquences graves sur la santé méritait des sanctions plus
sévères. À quoi bon imposer une telle règle si les élèves qui la bafouaient
pouvaient s’en tirer aussi facilement"? Quel genre de professeur ferme les
yeux sur une telle frasque et permet aux étudiants d’enfreindre les règles ?
Mon mépris envers le professeur en question n’a fait que s’accentuer durant
les semaines qui ont suivi car j’ai été à nouveau témoin de plusieurs scènes où
il surprenait les mêmes élèves en train de fumer et à chaque fois, il ne faisait

151
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

preuve d’aucune autorité pour infliger des punitions bien plus strictes, comme
le renvoi par exemple. Je savais pertinemment que fumer dans l’enceinte de
l’école était sanctionné par une exclusion de trois à dix jours. Pourquoi ne
suivait-il pas le règlement à la lettre"?
À cette époque, j’avais très peu d’amis et je ne
savais pas comment m’en faire ni comment les
garder. Une fois au lycée, je me suis très vite
senti plus à l’aise avec les professeurs et les
Selon moi,
personnels administratifs qu’avec les
il n’y avait pas
jeunes de mon âge. Après tout, c’étaient
d’autre point de vue
les autres élèves et non pas les adultes
que le mien ; je ne concevais
qui faisaient de ma vie un véritable enfer pas que les autres
et qui confirmaient ce que je savais déjà, puissent penser
à savoir que j’étais quelqu’un d’exécrable. différemment.
C’est pourquoi il était cohérent pour moi
d’endosser le rôle d’adulte et de dénoncer les
élèves fautifs auprès d’une autorité supérieure à
celle que ce professeur représentait. Il y avait trois
principaux adjoints dans mon collège. Deux d’entre eux étaient chargés de trai-
ter les problèmes de discipline liés aux garçons et le troisième s’occupait des
problèmes relatifs aux filles. Peu de temps après l’incident des toilettes, j’ai
aperçu l’un des principaux adjoints dans le couloir à l’heure du repas. Je lui ai
dit toute la vérité sur les terribles agissements qui avaient lieu chaque jour dans
les toilettes du rez-de-chaussée. Le règlement étant bafoué, j’estimais qu’il
était de mon devoir de lui faire part de ce qui se passait. Il était interdit de
fumer donc nous ne devions pas fumer et aucune entorse à cette règle ne
devait être tolérée. S’il n’était pas dans les intentions du professeur de la faire
respecter, il m’appartenait d’apporter ma contribution. Et puis de toute façon,
je me disais que les fumeurs me seraient reconnaissants car grâce à moi, ils
allaient échapper à une myriade de soucis de santé plus tard.
Après avoir informé Mr Sampson, le plus gentil des deux principaux adjoints,
de ma «"trouvaille"», j’avais le sentiment d’être plus fort. Non seulement je
faisais respecter une règle édictée par l’école, ce qui à mes yeux était un trait
positif, mais en plus j’accomplissais une bonne action vis-à-vis de ces élèves.
Je me disais que je faisais d’une pierre deux coups.
Mais une ou deux semaines plus tard, l’un des garçons m’a clairement fait
comprendre qu’il ne voyait pas du tout les choses comme moi. Je l’ai reconnu
alors qu’il se dirigeait vers moi, manifestement peu soucieux de ma présence.
Tout à coup, il a fait un écart et est venu droit sur moi. Il m’a attrapé par la
chemise et m’a menacé : «"Tu ferais mieux d’arrêter de parler à Mr Sampson.
Je sais que c’est toi qui nous as dénoncés."»
Même si j’ai été secoué sur le coup, c’est la confusion que j’ai ressentie suite
à cet accrochage bien plus que les plis sur ma chemise qui a mis le plus de

152
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

temps à s’estomper. Je ne parvenais pas à concilier ma façon d’appréhender


la situation – le désir de bien faire – et sa réaction violente. Ne savait-il pas
que fumer nuisait à son bien-être"? Et puis après tout, les règles étaient faites
pour être respectées. Selon moi, il n’y avait pas d’autre point de vue que le
mien"; je ne concevais pas que les autres puissent penser différemment.
Quelques années plus tard, je me suis rendu compte à quel point ma condi-
tion autistique et mon mode de pensée rigide m’avaient empêché de discer-
ner les nuances dans ce contexte particulier et de comprendre que même si
une règle était une règle, il était possible d’en enfreindre certaines alors que
d’autres devaient à tout prix être respectées. De plus, je n’étais pas conscient
de cette règle non écrite élémentaire selon laquelle les personnes sont des
individus, chacun avec ses propres idées, son propre point de vue, ses
forces et ses faiblesses. Toutes les généralisations et autres règles censées
être les mêmes pour tout le monde et toujours respectées par tous ne
tenaient pas compte de l’individu impliqué dans l’interaction. Certes, les ado-
lescents qui fumaient dans les toilettes enfreignaient clairement le règlement
de l’école. Oui, ces élèves qui inhalaient des substances cancérigènes endom-
mageaient leurs poumons. Et oui, c’est en toute honnêteté que j’ai fait
quelque chose de bien pour les autres. Mais ce que je ne comprenais pas, c’est
que ce n’était pas à moi d’endosser ce rôle – même si mes intentions étaient
nobles – et qu’il était logique que je m’attire les foudres de mes pairs.
Ce n’est que beaucoup plus tard, alors que je m’extirpais de l’emprise de l’au-
tisme, que je me suis aperçu que seules quelques règles avaient un caractère
absolu et devaient être respectées, quelle que soit la situation. Il est des situa-
tions qui requièrent à tout moment un respect rigoureux des règles. Par
exemple, cela ne se fait pas pour les personnes qui travaillent au contact de
l’argent (comme les guichetiers ou les convoyeurs de fonds) de se servir dans
la caisse. Le fait de penser que «"La société peut se permettre de perdre
quelques euros"» ne peut justifier un tel acte. De même, les personnes qui
violent la loi devraient toujours agir de façon honnête, à savoir se rendre et
assumer les conséquences de leurs méfaits. Dans de telles situations, mieux
vaut être honnête, ce qui permet aussi de s’en sortir plus vite.

Temple abordait les situations sociales d’un point de vue plus logique qu’émo-
tionnel, contrairement à Sean. Une fois au collège, elle avait mis au point un
système de règles qui faisaient office de guide et l’aidaient à adopter le com-
portement adéquat dans chacune de ses interactions sociales. Plus elle sau-
vegardait de données sur son disque dur – à travers ses expériences et ses
tâtonnements – et plus son système de règles devenait précis. Je juge utile
d’insister sur le fait que c’est la logique, et non les émotions, qui gouverne la
pensée de Temple en matière de règles sociales et que pour elle, il est indis-
pensable d’avoir un mode de pensée flexible afin d’être capable de comprendre

153
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

les règles qui varient en fonction de l’environnement et des personnes avec


lesquelles on se trouve.

Temple précise
Les enfants et les adultes atteints d’autisme ont généralement une pensée
concrète et littérale. Nous avons beaucoup de mal à saisir et à intégrer à notre vie
de tous les jours les concepts que la logique, à elle seule, ne permet pas de com-
prendre, ou qui impliquent des émotions ou des relations sociales. Quand j’étais
au collège, j’avais énormément de mal à appréhender les «"règles sociales"». Il
n’était pas simple d’identifier les similitudes des actes et des réactions entre
individus car ils étaient souvent inconsistants d’une personne à l’autre et en fonc-
tion du contexte. Avec le temps, j’ai remarqué que certaines règles pouvaient être
enfreintes sans grande conséquence alors que la violation d’autres règles était,
elle, lourde de conséquences. Le fait que les jeunes de mon âge semblent
connaître les règles auxquelles ils pouvaient déroger et celles qu’ils ne devaient
en aucun cas transgresser me rendait perplexe. Ils étaient naturellement pourvus
de cette pensée flexible qui me faisait si cruellement défaut.
Je savais cependant qu’il me fallait apprendre ces règles si je voulais être
capable de me débrouiller dans les situations sociales. Et si je devais les
apprendre, il fallait qu’elles aient un sens à mes yeux et qu’elles soient
adaptées à mon propre mode de pensée et à ma perception du monde
extérieur. Tel un scientifique, je me suis mise à observer les interactions
sociales et je me suis aperçue qu’il était possible de regrouper les règles au
sein d’un format organisationnel très clair  : en catégories principales et
secondaires. Une fois en terminale, j’avais mis au point un système consistant
à catégoriser les règles sociales. Il contenait quatre catégories et toutes les
règles –  sans exception  – trouvaient leur place dans l’une ou l’autre de ces
catégories. J’utilise encore ce système aujourd’hui.
• Conduites à proscrire. J’en suis arrivée à la conclusion que pour conser-
ver une société civilisée, les comportements particulièrement destruc-
teurs ou pouvant porter atteinte à la santé physique, tels que le meurtre,
l’incendie criminel, le viol, le parjure, le vol, le pillage et le fait de blesser
les autres, devaient être interdits. L’interdiction de tels méfaits est uni-
verselle et mise en œuvre par toutes les cultures, faute de quoi la société
civilisée s’effondrerait. Il faut apprendre aux enfants que cela ne se fait
pas de tricher – et je fais ici allusion à la triche sous toutes ses formes,
pas seulement aux examens. En apprenant à respecter les règles, un
enfant ne commettra pas de graves délits une fois adulte.
• Les règles de courtoisie. Toute société civilisée a des règles de courtoisie,
comme dire «"s’il vous plaît"» ou «"merci"», ne pas passer devant les gens au
cinéma ou à l’aéroport au moment d’embarquer et ne pas cracher sur les
autres. Ces règles sont importantes car elles contribuent au bien-être des
personnes qui nous entourent, nous aident à faire preuve de respect envers

154
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

notre prochain et permettent de prévenir la colère qui peut facilement


dégénérer. Je n’aime pas voir quelqu’un qui se tient mal pendant les repas
donc je fais de mon mieux pour adopter de bonnes manières à table. Cela
me gêne que quelqu’un passe devant moi quand je fais la queue, c’est pour-
quoi je ne le fais jamais aux autres. Les règles de courtoisie diffèrent selon
les cultures, mais elles ont toutes la même fonction. Voici les principales
règles de courtoisie que l’on retrouve dans la majorité des pays  : faire la
queue et attendre son tour, adopter de bonnes manières à table, être propre
et soigné, laisser sa place à une personne âgée dans le bus ou encore lever
le doigt en classe et attendre que le professeur nous donne la parole.
• Illégal, mais pas mal pour autant. Les règles de cette catégorie varient énor-
mément d’une culture à l’autre, parmi les sous-ensembles d’une société et au
sein même de la cellule familiale. La façon dont un individu considère ces
règles est influencée par ses valeurs morales et ses croyances personnelles.
Selon les circonstances, il est parfois possible de les enfreindre. Mais atten-
tion : les transgressions ne sont pas sans conséquence et si certaines de ces
conséquences ne sont pas très importantes, d’autres en revanche sont
fâcheuses et peuvent comprendre des répercussions d’ordre juridique ou
des amendes. Nous trouverons dans cette catégorie les petits excès de
vitesse ou le stationnement illicite. Néanmoins, il est bien pire d’occuper une
place de stationnement réservée aux personnes à mobilité réduite car dans
ce cas, il y a violation d’une règle de courtoisie. Brûler un feu rouge n’entre
pas dans cette catégorie, mais dans la première – conduites à proscrire – car
en agissant de la sorte, on peut blesser voire tuer quelqu’un.

C’est en recherchant la raison pour laquelle la règle a été établie que j’identifie
les comportements appartenant à cette catégorie. Prenons par exemple les
excès de vitesse sur autoroute. La règle limitant la vitesse a été instaurée
pour prévenir les accidents de la route. Je peux donc la contourner en roulant
un peu plus vite dans la mesure où je ne fais rien de suffisamment risqué pour
causer un accident. Si je poursuis mon raisonnement, je ne brûlerai pas de feu
rouge parce que dans ce cas, le risque de causer un accident est très élevé. Je
juge également les situations au moyen d’une échelle de probabilité ou grâce
aux pourcentages, tous deux très logiques et visuels pour moi. Si je reprends
l’exemple précédent, les chances de provoquer un accident sur l’autoroute en
dépassant légèrement la vitesse autorisée d’une dizaine de kilomètres/heure
sont d’environ 0,01  %. En revanche, si je brûle un feu rouge, il y a de fortes
chances que je cause un accident, à savoir 10 à 20 %, si ce n’est plus. Je risque
là encore de violer une règle présente dans la première catégorie : causer des
dégâts matériels et tuer ou blesser des gens sont des conduites à proscrire.
Une règle que je recommande souvent aux gens d’enfreindre est celle de la
limite d’âge pour entrer dans un établissement proposant des programmes
d’études de premier cycle universitaire. Je conseille aux parents d’y inscrire leur
enfant afin qu’il échappe aux moqueries de ses camarades de lycée ou dans le

155
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

but de favoriser l’expression de ses talents et de développer ses compétences


dans un domaine précis en vue de préparer son avenir professionnel. Néan-
moins, il est important que les parents insistent sur le fait que c’est un privilège
d’adulte et que l’enfant se doit de respecter toutes les règles de courtoisie.
• Péchés du système. Il s’agit ici de règles qu’il ne faut jamais transgres-
ser – bien qu’elles puissent parfois paraître illogiques –, parce que la sanc-
tion est tellement sévère que ses répercussions peuvent bouleverser la vie.
Là encore, les péchés du système varient en fonction des pays et des
cultures. Aux États-Unis, les deux péchés du système les plus importants
sont les débordements sexuels et les infractions liées à la drogue. Une
transgression sexuelle minime qui ferait figurer votre nom sur le registre
des délinquants sexuels n’aura pas forcément de conséquence dans un
autre pays. Aux États-Unis, si l’on est surpris en train de fumer un joint, on
encourt une peine de plusieurs années d’emprisonnement alors que dans
un autre pays, il faudra simplement payer une amende. J’ai fait le choix
d’accepter les péchés du système, de ne pas les contester, dans le seul but
d’éviter moult situations complexes d’un point de vue social que seuls des
efforts considérables me permettraient de comprendre. C’est d’ailleurs
l’une des raisons pour lesquelles j’ai opté pour le célibat. La plupart de mes
contacts sociaux sont issus de mon univers professionnel et il serait bien
trop compliqué pour moi, socialement parlant, de sortir avec un collègue
de travail.

Lorsque j’étais enfant, les conduites qui entraient dans les catégories
« Conduites à proscrire » ou bien « Règles de courtoisie » m’étaient constam-
ment rappelées, jour après jour, mois après mois, par ma mère, la nourrice et
les voisins. Ces catégories ont très vite pris forme dans ma tête grâce aux nom-
breux exemples qui avaient lieu chaque jour et que je pouvais sauvegarder sur
mon disque dur. Ce qui est intéressant au sujet des règles de courtoisie est
qu’elles se sont enracinées en moi dès mon plus jeune âge, si bien que je ne les
ai jamais vraiment considérées comme des règles"; c’était comme ça qu’il fallait
agir, un point c’est tout. Au début, quand j’ai commencé à mettre au point mon
système de règles, je n’avais que trois catégories – les règles de courtoisie n’en
faisaient pas partie. Mais avec les années, une catégorie comportant les com-
portements courtois à adopter en tant qu’adulte s’imposait, comportements
que j’apprenais à mesure que je prenais part à de nouvelles situations sociales.
La catégorie «"Péchés du système"» a fait son apparition quand j’étais interne
au lycée. C’est là que j’ai endossé mon costume de détective social. À chaque
fois que je me trouvais face à une situation qui me semblait incohérente,
comme cette fois où ma camarade de chambre s’est roulée par terre dans un
état d’excitation impressionnant après avoir vu les Beatles à la télé, je me
disais  : «"phénomène sociologique intéressant."» C’est ce que j’appelais les
PSI. Ensuite, j’essayais de comprendre la raison de son comportement. J’étais
plus dans l’investigation que dans l’émotion.

156
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

À l’époque, il y avait deux péchés du système  : les relations sexuelles et les


cigarettes. Je me disais qu’à partir du moment où les professeurs savaient
qu’ils pouvaient me faire confiance, autrement dit que je n’allais pas me cacher
dans les buissons pour coucher avec un garçon ou fumer, ils accepteraient que
je fasse des choses qu’ils ne permettraient pas aux autres de faire, comme aller
toute seule sur la colline pour faire voler mon cerf-volant. J’observais égale-
ment ce qui arrivait aux autres lorsqu’ils enfreignaient les règles et j’ai com-
mencé à établir une liste dans ma tête de tout ce qui pouvait leur attirer des
ennuis. Puis, par tâtonnements, j’ai mis mon système à l’épreuve afin de voir ce
que je pouvais faire sans être punie et j’ai appris qu’à partir du moment où je ne
commettais pas de péchés du système, je pouvais faire certaines choses illé-
gales, mais pas mauvaises pour autant, sans être punie. Je testais le système à
longueur de temps afin de pouvoir ajouter des données sur mon disque dur et
de parvenir à comprendre ce qui faisait que les règles étaient appliquées ou
non. Il s’agissait d’un puzzle on ne peut plus logique à mes yeux – je faisais cer-
taines choses, juste pour voir si l’on m’autorisait à les faire.
À l’université, je me demandais si, à partir d’une clé ordinaire, je pouvais fabri-
quer un passe-partout qui me donne accès à tous les bâtiments situés sur le
campus. J’ai donc commandé un livre sur la serrurerie par la poste et j’ai réalisé
un magnifique passe-partout qui me permettait d’ouvrir toutes les portes du
campus. J’ai fabriqué un autre passe-partout à partir d’une canette de Budwei-
ser vide. J’étais sacrément ingénieuse en ce temps-là et je passais le plus clair
de mon temps à repousser mes limites pour voir si je parvenais à atteindre
l’objectif que je m’étais fixé. Mais je n’ai jamais rien fait de mal ou d’illégal avec
ces passe-partout. Un dimanche, il m’est arrivé d’insérer la clé que j’avais fabri-
quée dans la serrure de la porte du doyen de la faculté. J’ai fait tourner la clé afin
de voir si elle fonctionnait, mais à aucun moment je n’ai ouvert la porte. Tout ce
qui m’importait était de voir si elle permettait au cylindre de tourner – et ce fut
le cas. Cette curiosité faisait partie intégrante de ma personnalité"; gravir les
montagnes qui se trouvent sur mon chemin. J’avais la chance d’avoir ce trait de
caractère qui m’a également aidée à devenir un excellent détective social.
Avec les années, j’ai été confrontée à un nombre croissant de situations sociales
et ma pensée a gagné en flexibilité, ce qui m’a permis de créer des sous-catégo-
ries à l’intérieur de chacune des quatre catégories principales. Par exemple, dans
la première catégorie, celle des conduites à proscrire, j’ai mis «"tuer des gens"»,
mais aussi «"fracasser l’ordinateur de quelqu’un"». Évidemment, le meurtre est
bien plus condamnable que les dommages matériels et entraîne une tout autre
sanction. Aujourd’hui, mes catégories ont différents sous-niveaux établis en
fonction de la gravité ou du degré d’importance des faits.
J’étais très angoissée durant toutes ces années parce qu’aucun des phénomènes
sociaux n’avait de sens à mes yeux et j’avais beaucoup de mal à en comprendre les
tenants et les aboutissants. J’ai longtemps cru que mes angoisses étaient liées à
mon incapacité à apprendre quoi que ce soit sur le sens de la vie. Ce n’est qu’à
l’entame de la trentaine que j’ai compris qu’un processus biochimique défectueux

157
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

était à l’origine de mes angoisses et qu’un traitement médicamenteux était suffi-


sant pour en venir à bout. Si j’avais su cela plus tôt, la vie aurait été vraiment plus
simple car j’aurais pu me débarrasser de cette anxiété qui me consumait rien
qu’en avalant un comprimé chaque matin. Cela aurait permis la mise en place d’un
environnement interne bien plus propice à la compréhension sociale.
J’ai eu de nombreuses années de pratique, connu des milliers, peut-être des
millions, de situations sociales variées et encore aujourd’hui, lorsque je consulte
mes catégories afin d’y trouver de l’aide lorsque je me trouve face à une situa-
tion particulière, c’est comme si je tenais un rôle dans une pièce de théâtre. Ce
sont les règles sociales et c’est comme ça que je les joue sur scène – ainsi, à ma
façon, je me retire un peu de l’interaction. J’ai appris comment me comporter
lors des interactions de face-à-face avant les réunions de travail et je sais
désormais tenir une conversation informelle avec les partenaires commerciaux
autour d’une tasse de café. Je me dis : «"Bon, je dois me montrer aimable main-
tenant. Il faut que j’aille serrer la main de toutes les personnes présentes dans
la salle de conférence et que je sois polie."» Il s’agit d’un comportement acquis
et j’ai eu beaucoup à apprendre pour être qui je suis aujourd’hui.

À vrai dire, tous les individus porteurs d’autisme ne sont pas désireux de four-
nir le moindre effort pour acquérir les compétences sociales leur permettant
d’être à l’aise au sein de la société. Que fautil faire"? Les forcer"? Je ne pense
pas. Certains adultes ne sont pas suffisamment réceptifs pour être à même de
comprendre les situations sociales. D’autres le sont, mais malgré bon nombre
d’efforts de leur part pour apprendre à s’intégrer, leurs échecs répétés leur font
perdre toute motivation, les poussant à abandonner. Ainsi, la colère et le retrait
social prennent le dessus. D’autres enfin –  ils sont peu nombreux  – ont une
tendance à l’opposition. Ce n’est pas tant leur condition autistique qui est la
cause de leur déficience, mais plutôt leur personnalité intrinsèque. Il est des
personnes avec autisme qui doivent non seulement apprendre, mais également
accepter le fait que certains comportements ne sont pas tolérés, un point c’est
tout. Ces comportements peuvent avoir des conséquences fâcheuses qui
auront des répercussions inévitables sur leur vie et leur capacité à vivre de
manière autonome. Par exemple, si l’on commet un péché du système au travail,
on ne peut qu’être renvoyé, même si notre travail est apprécié. Les individus
atteints d’autisme doivent absolument accepter cette idée s’ils souhaitent
conserver leur emploi – il s’agit là de l’une des règles en vigueur sur le lieu de
travail qui s’applique à tout le monde, y compris aux personnes avec autisme. Et
pourtant, il y a des adultes qui font sans cesse les mêmes erreurs et qui
rejettent la responsabilité sur les autres sans jamais se remettre en question.
Je déclare le manque de pensée flexible et de mise en perspective coupables";
ils ne voient la situation que de leur propre point de vue. Et cela met à mal
toutes leurs chances de réussite. C’est la raison pour laquelle il est indispen-
sable d’apprendre à ces personnes à adopter un état d’esprit plus souple.

158
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

Contrairement aux individus porteurs d’autisme, la plupart des personnes


neurotypiques n’ont pas besoin de réfléchir à la façon de gérer les situations
sociales du quotidien, de faire une pause afin de décider si une règle s’ap-
plique dans telle ou telle situation. Une bonne analogie pour vous aider à
mieux comprendre l’ampleur de l’effort à fournir est d’imaginer que vous
deviez vous rendre à un colloque à l’étranger. Vous ne connaissez que
quelques-unes des règles sociales propres à la culture du pays"; vous avez
bien conscience que vos compétences en matière de traduction sont loin
d’être parfaites et il vous faut sans cesse faire attention à ce que vous dites
afin de ne blesser personne et de ne pas vous ridiculiser. Le sentiment d’an-
xiété prédomine à longueur de temps. Vous désirez fortement vous intégrer
au groupe, interagir, mais le simple fait d’être présenté à quelqu’un vous per-
turbe. À présent, prenez ce sentiment et multipliez-le par plus de cent inte-
ractions par jour, fois 24  heures par jour, fois 7 jours par semaine, fois 52
semaines par an et ce, année après année. C’est à cela que ressemble la vie
d’un individu qui éprouve des difficultés dans le domaine de l’interaction
sociale : même les interactions les plus simples aux yeux d’un neurotypique
peuvent nécessiter un effort considérable de notre part pour faire croire aux
autres qu’on est à l’aise.

Je pense qu’à partir du moment où un enfant ou un jeune adulte est capable


de mettre en pratique les compétences sociales qu’il a acquises, les ensei-
gnants considèrent que les comportements sont devenus «"naturels"»,
qu’un sens inné s’est soudainement révélé, alors que ce n’est pas forcément
le cas. Pour nombre d’adultes atteints de troubles du spectre autistique, les
comportements sociaux adéquats doivent être utilisés, faute de quoi ils sont
vite oubliés. Ainsi, une pratique régulière, voire quotidienne, est nécessaire.
Pour la plupart d’entre nous, cela ne devient pas une «"seconde nature"» ne
nécessitant aucun effort. Les mêmes habiletés requièrent un effort de tous
les instants pour pouvoir être utilisées convenablement.

La méthode consistant à classer les règles sociales par catégories a bien


fonctionné en ce qui me concerne. Cependant, chaque personne avec autisme
doit organiser ces règles en fonction de sa propre logique, car si les catégo-
ries n’ont aucun sens à ses yeux, cela ne fonctionnera pas de manière durable.

L’une des règles non écrites des relations sociales que les enfants ont le plus
de mal à comprendre est que presque toutes les règles ont leurs exceptions.

159
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Certaines règles sont suffisamment concrètes et spécifiques pour que


parents ou enseignants soient en mesure d’attirer leur attention sur les
exceptions. Mais dans la majorité des cas, cet exercice est à la fois épuisant et
peu judicieux. Dans l’intérêt de l’enfant, il serait bien plus pertinent de consa-
crer tout ce temps à l’enseignement de la pensée flexible et d’y appliquer tous
ses efforts. La Méthodologie de la pensée sociale, élaborée par Michelle Gar-
cia Winner, contient du matériel pédagogique qui permet d’enseigner à l’en-
fant en fonction de son âge ou de son stade de développement à prendre du
recul et à adopter un mode de pensée moins rigide. Bien que les enfants
atteints d’autisme aient très souvent une mémoire encyclopédique surpre-
nante et mettent en place des bases de données à la fois logiques et structu-
rées de règles, de dispositions et d’exceptions qui confirment la règle, le fait
de les aider à évoluer d’un mode de pensée littéral et binaire à un état d’esprit
qui leur permette de traiter l’information de manière flexible aura pour consé-
quence, à long terme, d’améliorer la manière dont ils appréhendent autrui.

Une dernière chose à destination des parents et des enseignants : soyez


flexible dans votre propre façon de penser"; prenez conscience du nombre
de fois où vous dérogez vousmême aux règles que vous voudriez que votre
enfant porteur d’autisme suive scrupuleusement"; modelez le type de
réponses flexibles que vous souhaitez enseigner à l’enfant.

Les modes de pensée rigide ne sont pas uniquement le fait des individus avec
autisme. Parents et enseignants peuvent vite être absorbés par leurs propres
points de vue en ce qui concerne les programmes et les plans de cours desti-
nés aux enfants atteints d’autisme. Par conséquent, ils ne décèlent pas les
signes pourtant évidents d’incompréhension et de malentendus de la part de
cette population. Bien souvent, ce sont les paroles et les actions des adultes
qui sont à l’origine de la frustration, de l’anxiété et des comportements inadé-
quats des enfants. Ainsi, méfiez-vous lorsque vous utilisez des règles au sein
d’un groupe de compétences sociales ou dans le cadre d’une formation favo-
risant les comportements pro-sociaux. Si vous vous apercevez qu’un enfant
comprend une règle, mais que ses actions vont à l’encontre de cette règle,
recherchez des raisons liées au contexte. Il est possible qu’il fasse exacte-
ment ce que vous lui demandez de faire ou qu’il suive la règle de façon litté-
rale comme vous la lui avez présentée.

160
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

Dans son livre Incorporating Social Goals in the Classroom,


Rebecca A. Moyes nous donne ce charmant exemple
de la compréhension littérale que les enfants avec
autisme ont des règles.

Rebecca écrit
«"Une mère raconte qu’elle a essayé à maintes reprises de faire comprendre
à son fils qu’il ne fallait pas salir la maison en utilisant la règle suivante :
“Essuie-toi les pieds sur le paillasson avant d’entrer.” Et malgré cela, jour après
jour, il entrait d’un pas lourd dans la maison, laissant systématiquement
des traces de boue sur son passage. Cela l’exaspérait. Elle avait beau demander
constamment à son fils de faire attention, prendre des mesures de plus en plus
strictes qui n’étaient pas sans conséquence et mettre son fils au coin, rien n’y
faisait. Jusqu’au jour où elle a réalisé que la cause du problème, c’était elle et
non pas lui. Un jour de pluie, elle se trouvait à la porte au moment où son fils
est arrivé. Elle l’a regardé alors qu’il se baissait pour essuyer,
avec un empressement particulier et une grande rigueur, le dessus
de chacune de ses chaussures avant d’entrer dans la maison. Elle s’est alors
aperçue qu’il avait bel et bien suivi les directives qui lui avaient été données,
mais qu’il les avait interprétées à sa manière. À partir du moment où elle lui a
expliqué qu’elle voulait qu’il essuie la saleté en dessous de ses chaussures,
le problème a été réglé"!"»
Jennifer McIlwee Myers, une femme atteinte d’autisme de haut niveau
dotée de bonnes qualités relationnelles et qui a le don de s’exprimer
clairement et sans ambages sur la condition autistique, nous fait part
de ses commentaires à propos des règles et des infractions aux règles.

Jennifer prend la parole


«"Pour moi, les pires règles sociales tacites étaient celles
qui contrevenaient directement aux règles qui m’avaient
été enseignées auparavant. Pour vous donner un exemple, il y avait
des professeurs qui faisaient clairement savoir aux élèves qu’il était interdit
de parler en classe et pourtant, la réalité était tout autre. Il existait
des règles étranges et fort complexes qui permettaient à ceux qui
chuchotaient ou se faisaient passer des mots discrètement de s’en tirer
sans être punis du moment que cela ne dérangeait pas les autres.
Les règles tacites qui me rendaient particulièrement folle étaient celles
qui avaient trait aux vêtements de sport. Chaque année, on nous distribuait
un papier stipulant que toutes les filles devaient porter un tee-shirt
de couleur résistant et sans inscription ni logo d’aucune sorte ainsi
qu’un short à taille élastiquée sans poches, sans fermoir, sans boutons

161
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

ni fermeture Éclair. Et chaque année, presque toutes les autres filles


portaient des tee-shirts avec des logos et des shorts avec des poches.
En fait, la véritable règle était la suivante : vous pouvez porter n’importe
quel tee-shirt et n’importe quel short en cours d’éducation physique
et sportive (EPS) pourvu qu’ils soient décents et ne gênent pas
les activités physiques.
Non seulement cela me faisait bondir de voir que, semaine après semaine,
toutes les autres filles enfreignaient impunément les règles, mais j’avais
également beaucoup moins d’estime envers le corps enseignant.
Pourquoi faire confiance à un professeur ou même le croire alors qu’il était
trop bête pour ne pas comprendre les règles qu’il avait lui-même instaurées
ou qu’il ne se rendait pas compte des entorses au règlement pourtant
flagrantes"? Pour moi, c’était là une preuve supplémentaire que
les enseignants n’étaient pas de mon côté et qu’ils n’étaient pas dignes
de confiance."»
Jennifer nous parle également des règles qui, en plus d’avoir le pouvoir
de renforcer l’estime de soi, aident les enfants à persévérer en dépit
des obstacles auxquels ils se heurtent et qui peuvent paraître insurmontables.
 
«"La règle tacite la plus importante que ma mère a pris le temps
de m’apprendre m’a permis de sortir indemne de la période critique
de l’enfance. Cela a littéralement préservé ma santé mentale.
Ma mère m’expliquait souvent que les compétences requises chez
un enfant n’avaient strictement rien à voir avec celles que l’on pouvait
s’attendre à trouver chez un adulte. Elle me disait que je ne disposais
simplement pas des traits qui me permettaient d’exceller en tant
qu’enfant, principalement en matière de relation aux autres,
mais que j’avais beaucoup de caractéristiques très prisées chez les adultes.
Elle me faisait remarquer que la plupart des enfants qui étaient appréciés
des autres et qui semblaient avoir tout pour eux allaient indéniablement
saper tous les espoirs qu’ils nourrissaient pour l’âge adulte d’ici la fin
du lycée (ou à la fac tout au plus) en raison d’une consommation excessive
d’alcool ou de drogue, d’une quête de minceur extrême pour être dans
le coup, mais qui n’allait pas être sans conséquence pour leur corps
maltraité et de la pratique du sport à outrance pour atteindre les sommets
de la gloire, aboutissant à des dommages corporels souvent irréversibles.
Pour d’autres, ils allaient vite s’apercevoir que tous les traits et toutes
les compétences qu’ils avaient pris soin d’affûter au lycée ne leur seraient
d’aucune aide à l’âge adulte. Elle me disait aussi que quand ces personnes
allaient se retrouver à quarante ans, totalement désœuvrées,
se remémorant devant un verre ces années de perfection, j’aurais pour
ma part une vie digne de ce nom.

162
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

En somme, ma mère adorait me rappeler que l’enfance est un stade


temporaire. Mes deux parents s’accordaient à dire que l’enfance est
une période essentiellement stressante et que la plupart des traits qui sont
prisés chez les enfants n’ont pas grand-chose à voir avec la réussite
ou l’autonomie à l’âge adulte. S’ils n’avaient pas tous deux insisté
sur l’importance cruciale de ce petit secret, je n’aurais pas misé gros
sur ma survie au collège et au lycée."»

Nous donnons la parole à Sean qui va mettre un point final à la règle non
écrite no 1 « Aucune règle n’est absolue ». Ce dernier passage montre bien que
la réussite peut être au rendez-vous. Les individus atteints d’autisme peuvent
apprendre à penser de manière flexible et comprendre pourquoi les règles
existent et à quoi elles servent. Si l’on fait très attention à la façon dont on
leur enseigne les règles sociales, sans omettre évidemment d’insister sur les
exceptions qui les confirment, il est possible de développer chez eux la capa-
cité d’analyse de la réalité et la compréhension sociale.

Sean prend la parole


Albert Einstein a fait un jour l’observation apparemment inoffensive que tout
est relatif. Bien sûr, parmi les choses qu’il avait en tête figuraient les lois
scientifiques déterminant la création de la matière ainsi que d’autres idées
similaires. Cependant, sa constatation va au-delà des principes scientifiques
et s’applique à presque tous les domaines de la vie – quelque chose que je n’ai
pu comprendre qu’une fois libéré de l’emprise de l’autisme. Cela s’applique à
la matière –  il faut alors établir une distinction entre vérité «"absolue"» et
vérité «"relative"» – ou, dans certains cas, à quelque chose d’aussi simple que
le fait de manger une salade.
Un soir, alors que je devais avoir dix-sept ans, mes parents et moi étions chez
des amis qui travaillaient avec eux dans le milieu de la musique. Ils étaient
heureux de nous faire visiter leur grande maison dont le jardin surplombait le
bassin de Los Angeles et de nous inviter à dîner. Alors que tout le monde
discutait, je restais devant une large baie vitrée, fasciné par la vue. J’étais
encore en train d’admirer le paysage quand nos hôtes, pour le moins char-
mants, nous ont priés de passer à table pour le dîner.
L’odeur de la nourriture était de plus en plus forte à mesure qu’ils apportaient
les plats dans la salle à manger. Avant de servir le plat de résistance, nos amis
nous ont apporté des boissons, des salades composées et une grande variété
d’amuse-bouches. Cela faisait des années que je n’avais pas ingurgité de
légumes et de fruits frais, mon régime alimentaire étant principalement
constitué de féculents et de glucides. Ce soir-là cependant, je m’étais juré que

163
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

je goûterais au moins à la salade qui ne contenait pas de laitue iceberg, mais


de la laitue biologique ainsi que des concombres, quelques tranches de
tomates et des morceaux de chou. J’ai attendu qu’ils repartent à la cuisine
pour en prendre une grosse bouchée, mais je me suis vite aperçu que j’avais
un mal fou à l’avaler.
En revenant à la salle à manger, notre hôtesse m’a demandé : «"Alors"? Ça te
plaît"?"»
«"Pas du tout"!"», ai-je répondu tout naturellement. «"Les salades composées,
c’est pas mon truc."»
Pendant une fraction de seconde, suite à mes propos, il y a eu un silence très
gênant alors que Papa et Maman me regardaient d’un œil sévère. Plus tard dans
la soirée, la salade, même si elle ne m’avait pas apporté toute la vitamine A dont
elle regorgeait, continuait d’alimenter la conversation entre mes parents et moi.
«"Sean, on ne dit pas des choses pareilles aux gens"», m’a expliqué ma mère.
Mes parents ont essayé de me faire comprendre que même si la salade n’était
pas à notre goût, cela ne se faisait pas de le dire sans ménagement à des per-
sonnes qui l’avaient elles-mêmes préparée avec tant de bienveillance et de
gentillesse. Nous étions encore en train de discuter des effets que pouvaient
avoir de telles paroles sur les gens au moment où nous nous sommes garés
dans l’allée de notre maison, trente minutes plus tard.
Quand je suis allé me coucher cette nuit-là, j’étais toujours incapable de
m’expliquer pourquoi j’avais été réprimandé pour avoir été honnête au cours
du dîner alors qu’on m’avait toujours appris à dire la vérité. Cette contradic-
tion n’avait aucun sens. Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que de
telles situations sociales n’étaient ni des contradictions, ni des règles abso-
lues, mais que toute règle était relative et dépendait de facteurs tels que le
moment, l’endroit et les personnes.
La plupart des enfants, qu’ils soient porteurs
d’autisme ou non, intègrent très tôt certaines
règles absolues comme l’idée selon laquelle il
ne faut jamais mentir. Mais avec l’entrée
dans l’adolescence puis dans l’âge adulte,
la nature immuable des règles s’assouplit La seule règle
et devient plus malléable à partir du qui soit absolue dans la vie,
moment où les enfants acquièrent une c’est qu’il y a peu de vérités
vision plus large de la vie. Ils apprennent absolues.
que pour chaque rencontre interviennent
de nombreux éléments englobant divers
points de vue, idées et émotions et que les
actions appropriées dépendent souvent de fac-
teurs qui vont bien au-delà de la question en soi. À
mesure que les enfants gagnent en maturité sociale, ils s’aperçoivent, par
exemple, que si la vérité peut faire de la peine à autrui, mieux vaut ne pas

164
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

suivre à la lettre la règle stipulant qu’il ne faut jamais mentir. Ma condition


autistique m’a longtemps empêché – jusqu’à mes vingt ans – d’effectuer sys-
tématiquement les ajustements nécessaires.
En tenant compte de cela, je comprends tout à fait pourquoi l’ambiance a
changé du tout au tout lorsque j’ai annoncé à nos hôtes à quel point je détes-
tais la salade qu’ils avaient préparée. J’étais bien trop direct en ce temps-là";
elle voulait savoir si la salade était à mon goût et je lui ai dit la vérité. Dans
cette situation particulière comme dans bien d’autres d’ailleurs, l’autisme me
privait de la logique la plus élémentaire. Comment diable nos hôtes pou-
vaient-ils savoir que je ne mangeais pas de salades étant donné que je n’avais
jamais dîné chez eux auparavant"? Chaque fois que je répondais aux gens de
la sorte, je pouvais certes m’enorgueillir d’avoir été honnête, mais il ne me
restait que peu d’amis. Or, il est bien plus amusant de passer du temps avec
ses amis que d’avoir la vérité absolue pour seule compagnie.
Même si j’ai toujours une préférence pour la salade nature, la recette de mon
succès pour ce qui est de dire la vérité n’est autre que la règle non écrite que
j’ai apprise à mes dépens  : mieux vaut déformer légèrement la vérité que
faire beaucoup de peine à quelqu’un. J’ai mis du temps à apprendre – mais
l’important, c’est que j’y sois parvenu – que la seule règle qui soit absolue dans
la vie, c’est qu’il y a peu de vérités absolues. Dans la large palette des relations
sociales, c’est vraiment la seule règle dont je ne puisse pas me passer.

Réflexions de Sean (2017)


Lors d’une conférence sur l’autisme à laquelle j’ai récemment pris part, j’ai
raconté à mon auditoire une mésaventure qui m’est arrivée il y a quelques
années lorsque le shérif du comté m’a forcé à m’arrêter pour excès de vitesse.
Je lui ai expliqué à quel point j’étais pressé et il s’est montré fort sympathique
et poli, insistant tout de même sur le fait que je roulais à 70 km/h alors que je
me trouvais dans une zone limitée à 40 km/h. Je n’avais plus d’arguments à
lui opposer. Pire, je savais, et c’était flagrant, que j’avais enfreint la loi. J’ai
ressenti un terrible malaise suite à mon infraction, même si j’assumais l’en-
tière responsabilité de mes actes. Au moment où le shérif s’apprêtait à rega-
gner sa voiture de patrouille afin de vérifier sur l’ordinateur, selon la procédure
de routine, si un quelconque mandat avait été émis me concernant, je pronon-
çai ces paroles  : «  Je sais que je roulais trop vite et je ne cherche aucune
excuse. Je suis dans mon tort et je vous prie de bien vouloir m’excuser d’avoir
agi ainsi. » Alors qu’il revenait vers ma voiture, je me livrais à des exercices de
respiration profonde pour me détendre, certain qu’il allait me verbaliser, me
mettre sévèrement en garde et pourquoi pas, me délivrer une assignation en
justice. Mais à ma grande surprise, j’ai reçu un avertissement avant sanction
au lieu d’une contravention et le shérif m’a sermonné sans agressivité, me
conseillant de ralentir si je venais à passer à nouveau par là.

165
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Comment avais-je pu échapper à l’inévitable, d’autant que j’avais dépassé la


limitation de vitesse autorisée de 30 km/h ? Avais-je des contacts influents
dans cette partie du comté qui m’avaient sorti de cette mauvais passe ? En
tant qu’ami d’un ami, avais-je gagné la faveur du shérif ? Était-ce parce que
j’étais tellement connu au sein de la communauté qu’il s’était senti obligé de
fermer les yeux ? La réponse à chacune de ces questions pouvait se résumer
à un non retentissant. Alors pourquoi la chance m’avait-elle souri ce jour-là ?
La réponse était à l’intérieur.
J’ai agi selon l’idée que les lois et les règles sociales qui régissent la vie des
hommes en société s’adaptent en fonction de la situation et de l’individu. En
d’autres termes, les interactions entre deux individus dans toute situation
d’infraction où la véracité, la force et la longévité d’une règle sont mises à rude
épreuve sont déterminantes quant à l’issue du problème. Ce principe se véri-
fie souvent, même dans les cas les plus scandaleux. Pour vous donner un
exemple, deux hommes jugés pour une affaire semblable avec des preuves
similaires seront condamnés pour meurtre mais avec une sentence différente
qui se fondera sur des impondérables, tels que la manifestation ou non de
remords et la volonté d’assumer ses actes. Le juge fera davantage preuve de
clémence envers un accusé qui affiche une profonde tristesse que face à un
individu qui ne manifeste ni empathie, ni remords.
J’en reviens à ce qui s’est passé suite à mon excès de vitesse. Quand j’étais plus
jeune, bien avant que j’apprenne à conduire, je passais le plus clair de mon
temps à nier ou masquer mes erreurs et à détourner l’attention des autres afin
qu’ils ne s’aperçoivent de rien. J’agissais ainsi principalement parce que j’étais
persuadé que ma valeur en tant que personne était directement liée à la façon
dont j’agissais. Si j’échouais quelque part, cela faisait de moi un raté. Point final.
Aucune négociation n’était envisageable avec ma logique interne ou le raison-
nement que je menais et jamais je ne tenais compte de la difficulté de la tâche.
Et plus je campais sur mes positions, plus le problème prenait de l’ampleur.
Maintenant que j’ai planté le décor, vous comprendrez aisément que si je
m’étais montré hostile envers le shérif, j’aurais très certainement écopé d’une
belle amende et d’une assignation à comparaître.
Je pense que ma mésaventure constitue un bon support pour enseigner deux
ou trois petites choses aux individus porteurs de TSA : les panneaux présents
sur l’autoroute, qu’ils indiquent la distance restant à parcourir ou la conduite
à tenir au volant sont autant d’outils qui facilitent les longs trajets. Dans le
même esprit, les règles peuvent être comparées à des poteaux indicateurs
permettant de naviguer plus facilement sur le long fleuve qu’est la vie. Pour
dire les choses autrement, on peut apprendre aux personnes avec autisme
qu’il y a une complémentarité réelle entre une pensée flexible associée à une
rigidité moindre dans l’interprétation des faits et des règles qui paraissent
inflexibles.

166
1. Aucune règle n’est absolue. Chacune est fonction de la situation et des personnes

Il est par conséquent essentiel de leur faire comprendre que les lois et les
règles dictées par la société comportent deux aspects : la lettre et l’esprit. La
lettre, c’est le sens littéral ou apparent. Elle explique la conduite à tenir et les
conséquences en cas de non-respect des attentes. L’esprit, c’est ce qui gui-
dera le juriste dans l’interprétation des textes, ce qui implique des variations
quant à l’application de la règle et aux sanctions suite à son infraction. L’un ne
va pas sans l’autre.

Principaux points à retenir


• Les règles sociales évoluent avec le temps"; une règle datant du début
des années 1960 serait probablement trop stricte pour notre société
actuelle.
• L’idéal, si vous enseignez à des enfants avec autisme, est d’utiliser un
autre terme que «"règle"», comme «"précepte"», qui a une connota-
tion moins absolue.
• Évitez d’utiliser les adverbes «"toujours"» ou «"jamais"» lorsque vous
exposez ces règles.
• Les règles sociales sont le reflet de l’attitude, des valeurs, des préju-
gés et des peurs d’une société. Les enseignants devraient tout parti-
culièrement tenir compte de l’environnement culturel de l’enfant et
des parents et voir si cela a un impact sur son comportement social à
l’école.
• Les règles sociales sont à la fois une source de confort et une
contrainte"; elles peuvent aider à structurer la pensée d’un enfant et
contribuer à réduire son niveau d’anxiété lorsqu’il ne sait pas ce qu’il
doit faire dans une situation donnée. Il est donc essentiel de les utili-
ser à bon escient.
• Un comportement social acceptable chez un enfant ne le sera pas
nécessairement chez un adolescent ou un adulte, c’est pourquoi il
faut enseigner les règles sociales de telle sorte qu’elles soient appli-
cables à toutes les situations et demeurent «"valides"» quand l’enfant
grandit. C’est très déroutant pour un enfant d’apprendre un compor-
tement social acceptable à cinq ans puis de découvrir, cinq ans plus
tard, que ce même comportement est devenu inadapté compte tenu
de son âge et qu’il doit le désapprendre. Mieux vaut donc anticiper
avant d’établir quelque règle que ce soit.
• Lorsque vous inculquez des règles formelles, gardez bien à l’esprit
que les individus atteints d’autisme ont une interprétation littérale du

167
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

• sens des mots. Il y a des élèves porteurs d’autisme qui ne parviennent


pas à comprendre que les règles dont ils n’ont pas été informés soient
en vigueur elles aussi, ou que les règles qu’ils ont apprises s’ap-
pliquent ailleurs que dans la salle de classe. «"Ne pas frapper, mordre,
pousser ou bousculer les autres enfants."» Mais lorsqu’on fait sciem-
ment trébucher un enfant où qu’on lance des objets sur lui, ces com-
portements sont-ils acceptables"? Car après tout, cela ne figure pas
sur la liste"! Veillez à bien leur expliquer qu’il existe d’autres règles que
celles qui leur sont présentées pour définir les comportements
appropriés et ceux qui ne le sont pas. Vérifiez qu’ils ont bien intégré
le fait que toutes les règles qui sont sur la liste ne s’appliquent pas
nécessairement à toutes les situations scolaires. Par exemple, la règle
consistant à ne pas lever la main sur ses camarades est également
valable en cours d’art plastique et de musique, mais celle stipulant
qu’il faut garder ses chaussures et ses chaussettes en tout temps
peut fort bien ne pas être adaptée aux cours d’EPS, car il y a forcé-
ment un moment où les élèves doivent chausser leurs baskets.
• Prenez l’habitude de répéter régulièrement une sorte de «"mantra
social"» afin d’aider l’enfant dans son apprentissage de la pensée
flexible. Le fait de dire quelque chose comme «"Il y a toujours une
exception qui confirme la règle"» peut pousser l’enfant à voir la situa-
tion sous un autre angle.
• Application incohérente des règles et conséquences  : entre les
membres d’une même famille, entre l’école et la maison, entre les
différents professeurs de l’école. Alors que l’oncle Joe pense certai-
nement être d’une grande aide en disant  : «"Allez, ça va pour cette
fois"», lorsque quelqu’un n’agit pas comme il le devrait, une réaction
de ce type peut être très déstabilisante pour un enfant ou même un
adulte porteur d’autisme. Cette situation sera assurément plus source
de frustration et d’anxiété que d’apprentissage. Inconsciemment, les
enseignants ont sans doute leurs propres «"règles cachées"» qui
contribuent à perturber l’enfant avec autisme, surtout lorsque ces
règles vont à l’encontre des règles «"formelles"» qui lui sont énoncées
en début d’année. «"À partir du moment où la sonnerie retentit, vous
devez être assis à votre table"» est une règle courante imposée par
les enseignants. Cependant, beaucoup d’entre eux ferment les yeux
sur les quelques entorses pourtant régulières. C’est un terrain pro-
pice à l’installation du doute. Ce qui est appliqué de manière constante
renforce l’apprentissage alors que le manque de cohérence crée un
environnement qui entrave l’acquisition des comportements sociaux
adaptés.

168
Règl e n o 2
2.

Tous les éléments


n’ont pas la même
importance si l’on
considère le tableau
dans son ensemble
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

C
essez toute activité l’espace d’un instant et imaginez ce à quoi res-
semblerait votre vie si vous voyiez ou ressentiez les choses en
blanc ou noir, sans nuances de gris. Ce n’est pas si simple à com-
prendre car aucune des expériences vécues dans l’univers extérieur à
l’autisme ne se limite à deux tons, mais faites malgré tout un petit effort.
Vous vous réveillez un matin et vous apercevez que votre adorable chiot
âgé de quatre mois a déchiqueté vos livres de cuisine préférés ainsi que
toutes les recettes qui ont fait leurs preuves et que vous ne partageriez
même pas avec votre sœur. Votre réaction est sans équivoque : soit vous
ne réagissez pas, soit vous vous emportez. En allant au travail, vous voulez
retirer de l’argent, mais le distributeur de billets est vide"; vous réalisez
que vous avez laissé votre sandwich chez vous sur la table de la cuisine";
vous avez également oublié de prendre votre parapluie et il se met à pleu-
voir donc vous devez parcourir à pied, sous une pluie battante, les
quelques mètres qui vous séparent du bureau une fois que vous avez garé
la voiture. Dans chacun de ces exemples, il n’y a pas de «"si"» ou de
«"mais"» pour égayer la perception que vous avez de l’expérience en ques-
tion. Vos émotions passent d’un extrême à l’autre sans crier gare selon le
principe du tout ou rien. Soit vous ressentez les choses au plus haut degré,
soit vous ne ressentez absolument rien"; il y a une perte totale des nuances.
À aucun moment vous ne vous dites  : «"Ca n’a pas d’importance"» ou
encore «"Ce n’est pas bien grave, j’irai me chercher un sandwich au snack-
bar en face"» afin de relativiser. Même vos pensées sont catégoriques.
Vous finirez probablement par vous jeter la pierre et vous juger seul res-
ponsable  : «"Comment est-ce que je peux être assez bête pour oublier
mon parapluie"?"» Vous ne vous contentez pas de le penser, vous en êtes
persuadé. À présent, rejouez ce scénario des centaines de fois avec, à
chaque fois, cette même réaction confuse face aux évènements et posez-
vous la question : «"Qu’est-ce que je ressens"?"» À vrai dire, il est probable-
ment impossible pour vous d’imaginer comment vous vous sentiriez après
avoir passé une journée entière à penser de cette façon tant ce mode de
pensée vous est étranger. Bienvenue dans l’univers des individus avec
autisme prisonniers de la pensée dichotomique"!
Sean se souvient parfaitement du temps où, constamment, il faisait d’un rien
une montagne.

170
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

Sean se rappelle
Je me souviens de toutes ces fois où j’étais stressé ou en colère. Ces senti-
ments étaient souvent liés à des évènements, des endroits ou même des
situations censés générer des émotions tout autres.
Il nous arrivait souvent de nous arrêter en chemin pour prendre une glace ou
un milkshake après la piscine. Je commandais toujours la même chose, à
savoir une glace au chocolat servie dans une coupelle ou alors un milkshake
au chocolat. Tout se passait bien jusqu’à ce qu’on m’apporte mon milkshake.
Une règle sacrée avait été violée  : les gobelets devaient être remplis à ras
bord.
Au lieu de ça, je recevais mon milkshake dans un gobelet aux deux-tiers
duquel figurait une ligne qui indiquait quelle devait être la dose maximale à
servir. Pour moi, il manquait 30 % de produit, ce qui donnait lieu à 100 % de
furie. Car c’est vraiment ce que je ressentais : pas de déception, pas d’agace-
ment, pas même de légère colère"; j’étais fou de rage. En guise de réaction, je
passais mon temps à remuer le milkshake et faisais semblant de le boire his-
toire de gagner du temps jusqu’à ce qu’on arrive à la maison où je pouvais
enfin m’en débarrasser. Ou alors, je refusais catégoriquement d’y toucher et
vidais le gobelet à la première occasion.
Cela me mettait hors de moi qu’on me serve une boisson dans un gobelet
qu’on ne remplissait que partiellement"; dans ma tête, un verre devait être
rempli à ras bord sinon, à quoi bon fabriquer d’aussi gros gobelets"? Je conti-
nuais de ruminer ma colère, même après m’être débarrassé de la boisson une
fois de retour à la maison. Je me souviens d’avoir plusieurs fois déchiré ou
piétiné le gobelet jusqu’à ce que ma colère s’apaise.

Le milkshake est un exemple parmi tant d’autres qui montre bien à quel
point la pensée dichotomique dominait dans le fonctionnement de mon
cerveau autiste. J’élaborais des règles qui m’aidaient à exercer un certain
contrôle sur le fouillis inextricable de stimuli qui constituait mon univers.
Elles faisaient office de gardiens aux portes de l’expérience, faisant de leur
mieux pour tenir la peur et l’angoisse éloignées. Ces règles étaient pour moi
tout à fait raisonnables"; tout le monde devait s’y plier. Le fait que personne
d’autre que moi ne les connaisse n’avait aucune importance à cette époque.
Pour cela, il aurait fallu que je sois en mesure de comprendre le point de vue
différent des autres. Or, mon mode de pensée était d’une telle évidence
pour moi que j’étais persuadé qu’il était le même pour tous. Il suffisait que
le reste du monde ne se conforme pas aux règles, que les gens fassent des
choses aussi incroyables que prendre un gobelet et ne le remplir qu’à 60 %
de sa capacité, me privant ainsi d’une boisson que j’attendais pourtant avec
une grande impatience, pour que ma colère et mon stress atteignent leur
paroxysme.

171
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Les règles que j’imaginais et que je voulais que les autres respectent avaient toutes
la même importance. Pour quelle raison"? Simplement parce que chaque fois
qu’une personne suivait l’une de mes règles, j’avais un sentiment de contrôle et de
sécurité, quelle que soit la règle ou la situation. Ce qui m’importait, ce n’était pas tant
la règle en soi, mais le fait qu’elle soit appliquée ou pas. Je n’étais pas en mesure
d’envisager les règles hors contexte ni de les comparer à autre chose. C’est pour-
quoi lorsque mes parents me faisaient, par exemple, remarquer à quel point ma
réaction était disproportionnée et malsaine par rapport à quelque chose d’aussi
insignifiant qu’un gobelet à moitié vide, leur argument n’était pas convaincant et
leur tentative de me faire entendre raison s’avérait vaine. Dans l’ensemble, j’avais
un mode de pensée binaire et une interprétation littérale du sens des mots, ce qui
m’empêchait totalement de distinguer la moindre nuance entre les extrêmes.
Il m’aura fallu des années pour apprendre qu’en matière d’interactions sociales et
de contacts sociaux, il y avait une règle non écrite qui était connue de tous sauf de
moi : les choses n’ont pas toutes le même poids et il me fallait donc les comparer
afin d’évaluer le degré d’importance de chacune d’entre elles. Quand j’y repense,
je m’aperçois que cette compétence a évolué proportionnellement à l’avancée de
mon combat contre l’autisme. À vingt ans, j’ai travaillé très dur pour porter mon
regard au-delà de mon propre besoin de confort. J’ai pu ainsi reconnaître que les
autres ne pensaient pas comme moi et apprendre à comprendre le point de vue
d’autrui. Alors que ma pensée s’ouvrait progressivement au monde, mon aptitude
à analyser la nature hiérarchique de l’univers se développait.
Mais cela n’a pas été chose facile. Je compare souvent cette période à un
coma suite auquel il faut réapprendre à marcher, à parler et à vivre. Seule-
ment, dans mon cas, il s’agissait en quelque sorte d’un coma émotionnel.
J’avais de moins en moins de difficultés, mais il fallait que je me force à lutter
contre tout ce qui me procurait un certain confort afin d’apprendre à mieux
me tirer de chaque situation avec habileté. Plus je détournais mon attention
de ma propre personne et plus mon mode de pensée, mes réactions et ma
manière d’entrer en relation avec le monde gagnaient en souplesse.

Il existe deux présupposés au cœur de la règle no  2 qui, par son essence
même, reconnaît que notre monde, en plus d’être doté d’une structure hiérar-
chique, est fait de «"nuances de gris"» :
1. Classer la myriade de détails qui qualifient nos expériences par catégories.
2. Comprendre que toutes les catégories n’ont pas le même niveau d’importance.
Le raisonnement catégorique n’est pas le point fort des individus porteurs
d’autisme, mais il peut leur être enseigné dès le plus jeune âge. La bonne nou-
velle, c’est que ce type de raisonnement peut facilement être illustré chaque
jour de façon concrète et dans de nombreuses situations. Il est possible de se
servir des intérêts spécifiques de l’enfant pour maintenir son attention et
rendre les leçons à la fois motivantes et amusantes.

172
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

Temple ajoute
Quand j’étais petite, un rien me contrariait. J’avais un mode de pensée rigide
et binaire, sans la moindre nuance de gris. J’avais la chance d’évoluer dans un
milieu structuré où ma mère et la nourrice restaient constantes dans leurs
attentes vis-à-vis de moi et dans les conséquences que pouvaient engendrer
mes comportements. Cette importance accordée à l’immuabilité était apai-
sante, dans une certaine mesure, car elle me permettait d’éprouver un senti-
ment d’ordre et de contrôle. Mais malgré cela, l’angoisse persistait.
Je m’irritais pour des choses que les autres enfants ne remarquaient même
pas. Une nuit, il a plu tellement fort qu’il y a eu une fuite d’eau au niveau du
toit, laissant une petite tache au plafond de ma chambre. Cela me terrifiait car
je craignais que le plafond ne s’effondre. Les images qui m’apparaissaient
alors étaient celles d’un chaos total où tous les meubles qui se trouvaient à
l’étage me tombaient dessus.
Quand je suis entrée au collège, j’avais toujours des crises d’angoisse impres-
sionnantes pour des choses pourtant insignifiantes"; mes réactions étaient
disproportionnées par rapport à ce qui se passait. Un jour, j’ai appris qu’il allait
y avoir un changement d’emploi du temps au collège. Jusque-là, les cours
finissaient à quinze heures et ensuite, nous faisions du sport. Ils voulaient
programmer les cours d’EPS plus tôt dans la journée et nous faire quitter plus
tard. Tout cela était très angoissant pour moi. Quand j’y repense aujourd’hui,
je trouve ma réaction ridicule, mais à l’époque, c’était loin d’être simple parce
que mon mode de pensée était encore très littéral et rigide. En outre, j’avais
très peu de données sur mon disque dur, si bien que mon cerveau n’était pas
encore en mesure de faire une analyse comparative des choses. C’est un peu
comme un ordinateur qui s’arrête sur une image : il ne réalise pas que d’autres
images présentes sur le disque dur pourraient avoir un lien avec elle.
Il existe trois niveaux élémentaires de pensée
conceptuelle  : 1)  l’apprentissage des règles,
2) l’identification des catégories"et 3) l’inven-
tion de nouvelles catégories. Il est possible
de tester sa capacité à établir des catégo-
Il faut tout miser
ries en disposant sur une table des objets
sur la répétition,
habituels tels que des crayons, des blocs- que ce soit dans le cadre
notes, des gobelets, des limes à ongles, de leçons structurées ou
des trombones, des serviettes de table, dans la vie quotidienne.
des bouteilles, des CDs et ainsi de suite.
Un adulte avec autisme peut facilement
identifier tous les crayons ou toutes les bou-
teilles. Il peut tout aussi facilement répartir les
objets par catégories simples, comme tous les
objets verts ou en métal. En général, la pensée conceptuelle ne pose aucun
problème à ce niveau élémentaire. En effet, la majorité des programmes à

173
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

destination des individus porteurs d’autisme permettent aux enfants de s’y


familiariser dès le plus jeune âge. L’enseignement des couleurs, des formes, du
cri des animaux, etc., constitue une aide précieuse pour acquérir cette compé-
tence. À l’heure actuelle, il y a un grand choix de très bons DVD que les parents
peuvent utiliser à la maison. En règle générale, il n’est pas compliqué d’ap-
prendre à un enfant à identifier des catégories.
Mais à partir du moment où il faut inventer de nouvelles catégories, l’individu
atteint d’autisme éprouve de grandes difficultés car c’est là que commence la
conceptualisation. Par exemple, une bonne partie des objets de la liste men-
tionnée plus haut pourraient être classés en fonction de l’utilisation qui en est
faite (fournitures de bureau, etc.) ou de la forme (rond/pas rond). Pour moi,
il est évident qu’un gobelet, une bouteille et un crayon sont tous ronds. La
plupart des personnes estimeraient qu’un CD dans sa boîte en plastique car-
rée n’est pas rond et pourtant, je pourrais très bien décider de le placer dans
la catégorie des objets ronds compte tenu de la forme du CD qui se trouve à
l’intérieur. Comme pour un grand nombre d’individus porteurs d’autisme, mes
compétences en matière de pensée associative sont solides. Nous faisons
des associations qui, aux yeux d’un neurotypique doté de son propre système
de pensée, n’ont aucun sens.

Une façon simple d’enseigner la conceptualisation aux enfants est de jouer


avec eux à des jeux où ils doivent établir des catégories. Par exemple, on
peut utiliser un gobelet pour boire, mais on peut aussi y mettre des
crayons ou des trombones. Un bloc-notes permet de prendre des notes ou
de dessiner, mais il peut aussi, de manière plus abstraite, faire office de
presse-papiers ou de sous-verre. Il est nécessaire de répéter régulière-
ment ce type d’activité car il faut du temps pour qu’une personne avec
autisme apprenne à penser différemment. Ceci étant dit, vous finirez par
obtenir des résultats à force de persévérance. Il faut tout miser sur la répé-
tition, que ce soit dans le cadre de leçons structurées ou dans la vie quoti-
dienne. Les occasions permettant de s’entraîner à la classification par
catégories sont multiples pour les adultes. Il suffit de regarder autour de
soi. Prenez le supermarché, par exemple. Voilà une situation de la vie quo-
tidienne parfaite pour enseigner cette compétence"! Pour commencer, il
peut s’avérer très utile de verbaliser ce que l’adulte voit. «"Je vois une
tomate rouge, un radis rouge, un oignon rouge. Ils sont tous rouges. Ce
sont des légumes, ils sont tous ronds et ils peuvent tous être mangés."» Il
faut commencer par un objet concret, quelque chose que l’on peut voir. Le
jeune enfant est ainsi en mesure de le regarder, de le toucher, d’être en
contact avec lui grâce à plusieurs de ses sens. Même s’il ne peut pas encore
reconnaître les diverses catégories de manière indépendante, le simple fait

174
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

de les évoquer confirme qu’elles existent. J’adorais le jeu de société «"Indix"»


car en y jouant, j’apprenais à former de nouvelles catégories. Un joueur
pense à un objet, disons une fourchette, et l’autre joueur doit deviner de
quel objet il s’agit en posant un maximum de vingt questions. En général, la
première question que l’on pose est la suivante  : «"Est-ce un animal, une
plante ou un minéral"?"» Les parents peuvent guider un enfant dont le mode
de pensée est rigide en lui suggérant les questions lors des premières par-
ties. Avec un peu d’entraînement (et cela permet d’apprendre tout en s’amu-
sant), les catégories se formeront d’elles-mêmes dans sa tête.

La première étape qui va favoriser le développement la pensée flexible est


d’aider les enfants à assimiler les divers moyens de catégoriser les objets.
En outre, il est primordial de les habituer au changement, et ce dès leur plus
jeune âge. Même si le quotidien de l’enfant atteint d’autisme doit être struc-
turé, il est possible, voire essentiel, de modifier le programme. Quand j’étais
petite, ma nourrice nous faisait faire, à ma sœur et à moi, diverses activités.
Cette grande variété avait le mérite de prévenir l’installation de comporte-
ments rigides. Je me suis habituée au changement dans ma vie de tous les
jours et j’ai pu constater que je m’en sortais très bien lorsque mes habitudes
étaient bouleversées. Sans cela, mon mode de pensée rigide l’aurait emporté.
C’est une règle non écrite des relations sociales et de la vie en général  : le
changement est inéluctable.
Ma mère nous a aussi inculqué l’art du compromis de manière extrêmement
concrète. Parfois, nous faisions ce que ma sœur Izzy voulait faire et quelque-
fois, c’était moi qui choisissais. Ma mère ne tolérait aucun accès de colère pour
ce genre de choses, à moins bien sûr que je ne sois très fatiguée ou en état de
surcharge sensorielle. Il n’était pas acceptable que je fasse des pieds et des
mains ou que je me conduise mal simplement parce que je voulais faire autre
chose. D’un point de vue conceptuel, il est ici question d’enseigner le compro-
mis et de permettre à l’enfant de se faire une idée de ce qui est juste et de ce
qui ne l’est pas. Cela n’est pas forcément aussi compliqué que certains parents
et professionnels s’accordent à le penser. Prenez deux enfants et donnez-leur
chacun un verre, puis versez beaucoup plus de jus de fruit à l’un qu’à l’autre. Les
enfants sont capables de comprendre"; ils savent ce que ça fait. La fois suivante,
donnez plus de jus de fruit à celui qui avait été lésé. À force de répéter des
choses aussi simples que celles-là, elles deviennent plus claires aux yeux des
enfants porteurs d’autisme. Ce processus de répétition s’avère essentiel. On
m’a répété maintes et maintes fois que parfois, il fallait que je fasse ce que les
autres voulaient faire, que ce n’était pas toujours à moi de prendre les déci-
sions. C’est l’un des codes sociaux non écrits auxquels nous devons nous plier.
J’ai fini par comprendre"; j’ai appris à faire des compromis.

175
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

La métaphore que j’aime utiliser et qui me paraît logique est à nouveau celle
du mélange de différentes couleurs de peinture. Il y a un pot de peinture noire
et un pot de peinture blanche"; ces couleurs sont diamétralement opposées.
Trouver un compromis, c’est mélanger les deux. Pour que le compromis aille
dans mon sens, il contiendrait plus de peinture noire que de peinture blanche
dans le pot, ce qui donnerait un gris très foncé. S’il allait dans le sens contraire
(celui de ma sœur, par exemple), le gris serait très clair. Selon mon mode de
pensée basé sur la logique, je préférerais mettre 80 % de peinture noire dans
le pot que pas de peinture noire du tout, donc je fais un effort pour aboutir à
un compromis. J’ai appris, par mon expérience dans le monde des adultes,
que le compromis est parfois la seule option possible dans nos rapports avec
les autres. Quand j’étais enfant, c’était simplement un comportement normal
qu’il me fallait adopter.
J’ai toujours été douée pour résoudre les pro-
blèmes, même quand j’étais enfant, et je suis
sûre que cela m’a aidée à être moins rigide
dans ma façon de penser. Tous les projets Les parents
sur lesquels j’ai travaillé m’ont permis de ne devraient jamais
renforcer ces compétences. Tout ce que sous-estimer l’importance
je faisais, qu’il s’agisse d’une maison en du jeu chez le jeune enfant,
carton ou encore d’un fort que je bâtis- surtout si un ou
sais avec de la neige, contribuait à conso- deux autres enfants
lider mon mode de pensée systémique et sont impliqués.
m’aidait à établir un lien entre les détails et
la situation dans son ensemble. J’ai appris
qu’avant de poser le toit, il fallait ériger les murs.
Cela peut paraître un peu simpliste, mais c’est un
bon début pour comprendre qu’il est important d’accorder la priorité à cer-
taines actions plutôt qu’à d’autres et qu’une action peut avoir plus de valeur
qu’une autre. Sans s’en rendre compte, l’enfant apprend à établir des priori-
tés, à penser d’une façon telle que l’impact ne pourra être que positif pour ce
qui est de ses émotions et de sa relation aux autres. De son point de vue, il
apprend les aspects techniques liés à la construction d’une maison. Les
parents ne devraient jamais sous-estimer l’importance du jeu chez le jeune
enfant, surtout si un ou deux autres enfants sont impliqués. Le jeu donne lieu
à une interaction sociale fondamentale qui permet de préparer le terrain pour
le développement ultérieur d’habiletés sociales et cognitives plus poussées.
J’ai pu constater que certains adultes Aspies qui ont une pensée toujours très
rigide éprouvent beaucoup de difficultés au contact des autres. C’est comme si
leur cerveau ne disposait que d’une grosse catégorie, une ou deux boîtes où vont
se loger leurs expériences. Ils n’ont pas appris à subdiviser en catégories plus
petites chacune des données auxquelles ils ont accès, si bien qu’ils se méprennent
régulièrement sur la signification véritable du ressenti ou des intentions d’autrui.
C’est la fameuse pensée dichotomique à laquelle nous avons déjà fait allusion.

176
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

Sans compter qu’en plus de cela, ils n’ont pas suffisamment d’expérience et
d’informations sur leur disque dur pour être à même de subdiviser de manière
cohérente les catégories déjà existantes. En tant qu’adultes, ils sont en proie à
une telle confusion qu’ils se mettent en quête de l’ultime clé qui va les libérer et
les aider à donner un sens à leur vie. Le problème, c’est qu’elle n’existe pas. Ainsi,
la confusion continue de régner en maître. Ils manquent considérablement d’in-
dulgence envers eux-mêmes et sont dévorés par le stress et l’angoisse.
Je tiens à insister sur le fait que le développement de la pensée flexible
requiert un entraînement soutenu. Ce n’est pas en n’y consacrant que trente
minutes deux fois par semaine que vous obtiendrez des résultats. Plus on
donne d’exemples à l’enfant et plus sa pensée peut gagner en flexibilité. Plus
la pensée est flexible et plus il est facile pour la personne avec autisme d’ap-
prendre à former de nouvelles catégories et de nouveaux concepts.
Tout cela est indispensable pour mieux comprendre les relations sociales.
Une fois que l’enfant a acquis des compétences lui permettant de penser de
façon plus flexible avec des objets concrets, parents et enseignants peuvent
s’atteler à l’emmener en des territoires de plus en plus abstraits afin que sa
pensée conceptuelle soit à même de catégoriser des sentiments, des émo-
tions, des expressions du visage, etc. Tout cela contribue au développement
d’une « prise de conscience sociale » et d’une capacité de « résolution des
problèmes sociale ».

Que de détails"! Le cerveau type «"petit professeur"» des enfants porteurs


d’autisme accumule une telle quantité de détails"! Chaque situation, chaque
rencontre est décomposée en une multitude d’éléments minuscules d’égale
importance. Que font-ils de toutes ces données"? La catégorisation garantit
une structure logique dans leur cerveau. Si vous utilisez un ordinateur au
quotidien, il vous suffit d’imaginer tous les fichiers que vous accumulez sur
votre disque dur au cours d’une année et que vous regroupez dans un seul
dossier. Chaque fois que vous avez besoin d’une information, il vous faut pas-
ser des milliers de fichiers sauvegardés en revue pour trouver celui que vous
cherchez. D’année en année, ajoutez à cela des milliers de fichiers supplémen-
taires – que vous aurez peut-être pris soin de regrouper dans quelques dos-
siers bien spécifiques dans un souci d’organisation. Pour autant, cela
représente toujours une quantité astronomique de données, toutes d’égale
importance à vos yeux. Est-ce qu’à présent vous mesurez mieux à quel point
il est essentiel d’enseigner aux jeunes enfants à établir des catégories et
d’encourager la pensée flexible"? Est-ce que vous commencez également à
mieux comprendre les autres comportements que vous observez chez les
enfants avec autisme, comme leur temps de réaction (il y a tellement d’infor-
mations à parcourir avant de pouvoir apporter une réponse) ou le fait qu’ils
se déconnectent par moments (trop d’informations à traiter en tout temps)"?
Êtes-vous désormais plus à même de comprendre la valeur des valeurs"?

177
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

La bonne nouvelle, c’est que vous pouvez trouver de l’aide pour enseigner aux
individus atteints d’autisme la deuxième partie de la Règle no 2, à savoir qu’ils
peuvent attribuer divers degrés d’importance aux différentes catégories
d’informations qu’ils ont sauvegardées dans leur cerveau. Le processus est le
même que lorsqu’on leur apprend à établir des catégories : il faut commencer
par le concret pour ensuite se diriger progressivement vers des domaines
plus conceptuels comme, par exemple, celui des émotions. Les enfants por-
teurs d’autisme sont particulièrement sensibles aux représentations visuelles
telles que les graphiques, les cercles, les échelles numériques et les thermo-
mètres. Prenez par exemple une échelle allant de 1 à 5. Lorsque vous vous
trouvez assis dans un bus en marche, peut-être que cette situation revêt une
grande importance pour vous, auquel cas vous optez pour le «"5"» alors que
vous allez pencher pour le «"1"» si vous êtes assis chez vous en train de regar-
der un film. Dans le même esprit, si vous parlez longuement de votre intérêt
spécifique à vos parents, il est fort possible que cela soit important à leurs
yeux donc on va se situer au niveau «"5"»"; on descendra au niveau «"3"» si
vous avez en face de vous votre enseignant ou la baby-sitter et pour ce qui
est de vos camarades de classe, cela atteindra probablement le niveau «"1"».
Des livres comme Navigating the Social World, de Jeanette McAfee et The
Incredible 5-Point Scale, de Kari Dunn Buron et Mitzi Curtis, proposent d’ex-
cellents outils concrets et visuels qui peuvent être utilisés pour apprendre aux
enfants avec autisme à bien discerner le degré d’importance qu’ils accordent
à chacune de leurs pensées, chacune de leurs actions et surtout, chacune de
leurs émotions.
Relations et émotions vont de pair avec les individus très sociables, mais,
comme l’a déjà souligné Temple, cela ne se vérifie pas forcément dans le cas
des personnes avec autisme, surtout lorsqu’elles pensent en images. Néan-
moins, pour qu’un individu porteur d’autisme parvienne à assimiler les règles
plus ou moins précises des relations sociales, il lui faut comprendre la nature
catégorielle des émotions : il existe une grande variété d’émotions qui peuvent
être exprimées à des degrés divers. Cela fait appel à un processus mental d’un
niveau plus avancé qui requiert, en plus de la pensée flexible, une certaine
faculté à adopter le point de vue d’autrui, à admettre que toutes les per-
sonnes ne partagent pas les mêmes valeurs en fonction des normes person-
nelles, familiales, culturelles et sociales qui sont les leurs. Le manque de
perspective et d’expériences prive l’enfant d’un cadre de référence sans
lequel il ne peut comprendre les émotions.
Pour les neurotypiques, le domaine des émotions est un joli tableau riche en
détail et en couleurs qu’ils portent en eux. Pour un enfant atteint d’autisme,
la toile sera brute, sans la moindre trace de peinture. Les enfants avec
autisme ont du mal à reconnaître, à exprimer et à contrôler leurs propres
émotions. Certains individus manifestent peu d’émotions. On parle alors
d’affect plat. Quand Temple évoque ses émotions, elle affirme n’en avoir que
très peu. Les réponses émotionnelles des enfants atteints d’autisme peuvent

178
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

paraître complexes et variées aux yeux d’un observateur non averti. C’est on
ne peut plus logique"; chez un neurotypique, les émotions se manifestent à
des degrés divers et selon un large éventail de nuances sans qu’il ait à fournir
un quelconque effort. Ainsi, parents et enseignants partent du principe qu’il
en est de même pour l’enfant avec autisme. Mais cette hypothèse n’est pas
correcte, même en ce qui concerne les adolescents et les jeunes adultes pour
qui la compréhension des émotions est souvent basique.

Sean nous apporte quelques explications


L’autisme a le don d’affecter notre habileté à évaluer la personnalité d’autrui,
ce qui fait qu’il est plus difficile pour nous de juger des intentions des autres
que de résoudre un Rubik’s Cube les yeux fermés. À moins que, chez une per-
sonne, les expressions du visage soient flagrantes ou bien qu’elle exprime
avec force un sentiment comme la colère, j’avais de grandes difficultés à
décrypter les sentiments d’autrui. Même quand j’étais adolescent, je ne savais
pas qu’un individu pouvait ressentir plusieurs émotions à la fois, ce qui était
manifestement toujours le cas. Je ne parvenais pas à m’imaginer qu’une seule
et même personne puisse éprouver simultanément des sentiments contra-
dictoires tels que la tristesse et la joie. Ce n’était absolument pas logique pour
moi. Soit on était en colère, soit on ne l’était pas. On pouvait être triste ou
heureux, désorienté ou déterminé à un moment donné, mais pas les deux en
même temps.

L’expression, et plus particulièrement le contrôle des émotions, peut s’avérer


extrêmement difficile pour les enfants atteints d’autisme. Leurs émotions
peuvent être très fortes ou inexistantes. Compte tenu de l’aspect instable de
leurs émotions, certains enfants hésitent à prendre part à des situations dans
lesquelles elles pourraient jaillir sans crier gare ou au cours desquelles des
évènements imprévisibles pourraient survenir et ainsi leur faire perdre le
contrôle. Si l’on ajoute à cela les débordements émotionnels disproportion-
nés que nous avons décrits plus haut, autant dire que les émotions font figure
de monstre effroyable aux yeux de tous ces enfants avec autisme qui sont
incapables de les contrôler.

Temple prend la parole


J’ai un mal fou à moduler mes émotions selon les situations. Que je sois en
colère ou que je sois triste, que je pleure ou que je rie, l’émotion en question
est soit en mode «"marche"», soit en mode «"arrêt"». Il y a quelque temps de
cela, je regardais un film à bord d’un avion. Dans une scène, il y avait un
énorme serpent sous la table joliment décorée d’une salle des fêtes. Je riais
tellement fort que tous les passagers se retournaient pour me regarder. À

179
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

présent, j’arrive à me contrôler, mais au début, soit je n’éprouvais aucune


émotion, soit celle-ci se manifestait à pleine puissance. Il arrivait que cela
m’attire des ennuis car mes émotions n’étaient pas toujours adaptées à la
situation, comme cette fois où ma mère m’a grondée parce que je m’étais
moquée ouvertement d’une personne corpulente.
Mon expérience personnelle m’a appris qu’il me fallait absolument contrôler
mes émotions et mes crises, surtout les crises de colère, mon principal pro-
blème. Je le dois à mon raisonnement logique, à ma volonté de résoudre le
dilemme social. Une fois que j’ai explosé, je passe très vite à autre chose et les
émotions disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. Cependant, j’ai fini par
m’apercevoir que les retombées étaient bien réelles. Notre comportement a
des répercussions  : voici une autre règle non écrite qu’il faut connaître. À
l’école, quand les autres enfants me menaient la vie dure, il m’arrivait de leur
donner des coups. Une fois, j’ai lancé un livre sur une fille qui m’embêtait et je
me suis fait renvoyer de l’école à cause de ça. Quand j’avais des accès de colère
au collège et au lycée, j’étais privée d’équitation une semaine entière. J’adorais
faire du cheval, si bien qu’une de mes principales motivations était de conserver
ce privilège. J’ai donc fait de mon mieux pour trouver un moyen de ne plus me
mettre en colère et c’est comme ça que je suis passée de la colère aux larmes.
Quand je suis entrée dans le monde du travail, je savais que si je ne parvenais
pas à maîtriser ma colère, je ne serais jamais capable de conserver un emploi.
Si j’avais eu un accès de colère chez Swift, premier producteur mondial de
viande bovine, j’aurais pu dire adieu à ma carrière. Chaque fois que je sentais
la colère monter en moi, je me rendais seule dans l’enclos destiné au bétail
pour pleurer un bon coup et évacuer.
Je n’avais rien trouvé de mieux pour maîtriser ma colère que de la remplacer par
une autre émotion"; étant donné qu’il est impossible de se débarrasser d’une
émotion, la seule chose à faire est de réfléchir à une réaction différente –  en
l’occurrence ici, une réaction qui n’entraînerait pas mon renvoi de l’usine. Mais
dans certaines situations, il n’était pas question de pleurer. Je me souviens d’un
jour où je travaillais sur un projet relatif aux bovins. L’équipement que j’utilisais a
commencé à montrer des signes de faiblesse et le directeur de l’usine s’en est
pris à moi et s’est mis à me hurler dessus. Il m’a fallu trouver une solution qui
permette à ma colère de se dissiper sur-le-champ et qui m’aide à envisager la
situation sous un autre angle. Si j’avais essayé de le comprendre pour tenter de
résoudre ce problème, cela aurait été totalement dénué de sens. Ainsi, afin de ne
pas me fâcher, je me suis imaginé que j’étais face à un gamin de deux ans qui
piquait une colère. Cela a marché. Je ne me suis pas mise en colère. Mais parfois,
mon petit stratagème était tellement efficace que je devais me retenir pour ne
pas éclater de rire. Je savais que ça l’exaspérerait tout autant.
Étant donné qu’il est toujours aussi difficile pour moi de décrypter les situations
complexes à forte charge émotionnelle, j’ai appris qu’il était préférable que je
m’y soustraie. Quand j’adoptais les pleurs comme alternative à la colère, j’avais
de belles crises de larmes. Là encore, c’était tout ou rien. Il n’était pas rare que

180
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

je me rende physiquement malade à force de pleurer. À présent, je suis très


attentive aux signes annonciateurs et au moindre doute, soit je quitte les lieux,
soit je m’extrais de cette situation dommageable. C’est ce que j’appelle un «"psy-
chodrame"» et je fais tout mon possible pour éviter d’y être confrontée. Bien sûr,
il est des situations que je ne peux éviter, mais je suis désormais capable de les
affronter. Si un directeur d’usine se met en colère sous prétexte qu’il me juge
responsable du mauvais fonctionnement d’une machine, je le laisse tempêter
puis j’en appelle à son bon sens. Une fois qu’il a retrouvé son calme, je l’invite à
me suivre dans la salle de conférence et je lui explique que je n’ai pas endom-
magé la machine, que le démarrage s’annonce plutôt bien et qu’il n’est pas rai-
sonnable d’espérer une production optimale dès les cinq premières minutes. Les
neurotypiques ont une fâcheuse tendance à faire la part belle au psychodrame
dans leurs interactions sociales et professionnelles. Ils laissent leurs émotions
prendre le dessus sur leur intellect, ce qui engendre un certain nombre de pro-
blèmes que la logique et le bon sens suffiraient à empêcher. Parce qu’ils sont
capables de séparer les émotions de la réflexion, les Aspies dotés d’une grande
intelligence savent généralement rester calmes et concentrés dans des situa-
tions où les personnes plus sociables perdent très vite leur sang-froid. Il s’agit là
d’une vraie qualité, si tant est qu’elle soit utilisée convenablement.

Sean et Temple ont déjà éprouvé des émotions intenses, mais ils ne les ont
absolument pas ressenties de la même manière"; les effets résiduels étaient
également différents pour chacun d’entre eux. Alors que Temple explosait et
que les émotions qui accompagnaient cette réaction ne tardaient pas à dispa-
raître progressivement de sa mémoire, les effondrements émotionnels de
Sean duraient des heures, des jours voire des années.

Sean prend la parole


Quand j’étais en CP, CE1 et CE2, je faisais une fixation sur les cars scolaires et,
en fin de journée, je les regardais se garer en file indienne sur le parking der-
rière l’école. J’observais ceux qui arrivaient en avance ou en retard et j’adorais
étudier leur mode de stationnement. Je n’ai d’ailleurs pas tardé à inventer un
jeu de cartes que j’ai appelé «"Cars scolaires"». Le jeu consistait à déplacer les
cartes d’un bout à l’autre du tapis rectangulaire qui se trouvait dans ma
chambre et qui faisait office de parking, tout en simulant le mouvement des
cars scolaires entre le moment où ils arrivaient et le moment où ils partaient.
Je prenais une vingtaine de cartes –  cela correspondait au nombre de cars
scolaires qui stationnaient sur le parking  – que je positionnais ensuite avec
exactitude sur le tapis en adoptant le même mode de stationnement que les
cars scolaires. Au bout d’une dizaine de minutes, je faisais en sorte que la
plupart des cartes «"quittent"» le tapis avant qu’une ou deux autres «"n’ar-
rivent"» – comme c’était le cas sur le parking de l’école.

181
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Plus tard, j’ai apporté une amélioration à mon jeu. Au lieu de me servir d’un
simple jeu de cartes pour représenter les cars scolaires, j’ai décidé, dans la
mesure du possible, d’utiliser des personnes – à savoir moi-même, mes parents
et ma sœur, Meg. Chaque matin, avant que Meg et moi ne partions pour l’école
et que mes parents ne se rendent au travail, nous nous retrouvions autour de
la table de la cuisine pour le petit-déjeuner. J’ai fini par voir, dans ce petit ren-
dez-vous quotidien, un autre moyen de satisfaire l’insatiable obsession que je
nourrissais pour les cars scolaires. J’ai «"attribué"» un siège à chacun et leur ai
demandé de descendre à une certaine heure et dans un ordre bien défini. Je
serais le premier, puis ce serait au tour de mes parents et enfin, de ma sœur. Je
me souviens de plusieurs matins où, alors que j’étais déjà dans la cuisine à l’affût
du moindre mouvement à l’étage, j’ai eu de grosses frayeurs en croyant
entendre Meg se lever avant que ce ne soit son tour de descendre. Parfois,
j’engloutissais mon petit-déjeuner et faisais mon possible pour tout terminer et
quitter la table avant qu’elle n’entre dans la cuisine, à la manière des cars sco-
laires qui quittaient le parking de l’école avant que d’autres n’arrivent.
Tout se passait bien chaque matin, à moins que quelqu’un n’enfreigne la règle
sacrée que j’avais instaurée, auquel cas – et c’est arrivé plus d’une fois – j’étais
décontenancé et ma matinée était gâchée. Si Meg descendait plus tôt que
prévu et, pour couronner le tout, ne s’asseyait pas à la place que je lui avais
attribuée, j’étais d’une humeur massacrante et, une fois à l’école, il me fallait un
certain temps pour retrouver mon calme. Les membres de ma famille savaient
à quel point ma colère était exagérée lorsqu’on dérogeait à cette règle, mais ils
ignoraient comment m’apaiser. Pour ma part, je n’étais pas capable d’expliquer
pourquoi une telle transgression me mettait dans une colère noire. À l’époque,
je ne faisais pas encore le lien entre mon besoin de contrôler la situation (et les
personnes impliquées) et mon sentiment d’impuissance face au monde qui
m’entourait. À ce moment-là, la fin justifiait les moyens. J’avais un fonctionne-
ment on ne peut plus simple basé sur le principe de l’action et de la réaction. Il
suffisait que chacun entre dans la cuisine et se plie à mes exigences pour que
je me sente investi d’un pouvoir manifeste. Mais si la règle était bafouée, c’est
impuissant et furieux que je quittais la maison.

Mais avec le temps, alors que Temple recherchait des moyens toujours plus
ingénieux pour maîtriser sa colère et ses émotions, Sean prenait petit à petit
les commandes, choisissant davantage la direction qu’il souhaitait faire
prendre à sa vie et à ses émotions. Cela n’a pas été chose facile et les réper-
cussions sur ses parents et son estime de soi se sont avérées tenaces.

Et Sean de poursuivre
En raison de ma pensée dichotomique, j’étais enclin aux erreurs de jugement et
je ne prenais pas toujours les meilleures décisions, me situant toujours dans l’un

182
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

ou l’autre des deux extrêmes : déni complet de mes actions ou immense colère
totalement disproportionnée par rapport à l’évènement qui l’avait provoquée.
Étant donné que ma condition autistique m’empêchait de mesurer l’importance
de bien des choses, ma colère était démesurée, et ce quelle que soit la gravité de
la situation (dans 99,9 % des cas, elle n’avait rien de dramatique). Chacune de
mes erreurs avait le don de me convaincre que j’étais «"mauvais"» ou «"stupide"».
Et pour compenser cette «"faille"», plutôt que de m’efforcer d’être parfait, je
m’assignais une tâche impossible qui consistait à attendre passivement d’être un
jour doué de toutes les perfections. Voyant que je n’y parvenais pas, ce qui bien
sûr était inévitable, je me sentais plus mal encore. C’était un cercle vicieux.

Que j’aie recours au mensonge ou que je me laisse aller à la colère la plus


intense, le résultat était le même : je transformais une situation sans gravité
en quelque chose de plus sérieux et suite à cela, je gardais, au même titre que
les autres, un ressentiment tenace.

Non seulement je réagissais ainsi quand j’étais adolescent, mais également


une fois adulte.
Une fois, alors que j’avais environ vingt-cinq ans, ma mère m’a rendu visite et nous
sommes allés faire quelques courses. Nous étions en voiture et j’ai utilisé le mot
«"grégaire"» de façon incorrecte au cours de la conversation. Ce mot signifie
«"sociable"» ou «"qui apprécie la compagnie des autres"», mais il se trouve que je
l’ai utilisé dans un autre contexte et ma mère me l’a fait remarquer.
«"Sean, je ne pense pas que ce soit le mot approprié."»
«"Je suis vraiment débile. Tu es sûre que personne ne m’a fait tomber quand
j’étais bébé et que mon cerveau n’a pas été privé d’oxygène"?"»
«"Oh arrête"! Là tu as vraiment l’air bête,"» m’a-t-elle dit, et je sentais monter
la colère dans sa voix.
«"J’ai l’air bête parce que je le suis."»
À ce moment-là, ma mère, dont le courroux allait croissant, m’a dit : «"Arrête
un peu de t’apitoyer sur ton sort."»
Plusieurs échanges houleux ont suivi, tous plus chargés d’émotion les uns que
les autres, et la frustration s’est intensifiée de part et d’autre. Nous bouillions
tous deux intérieurement au moment où nous sommes arrivés à la maison et
nous n’aspirions alors qu’à une chose : nous isoler chacun de notre côté.
Aurait-il pu en être autrement"? Aurais-je pu apporter de meilleures réponses
à la remarque de ma mère par rapport à cette erreur insignifiante"? À ces
deux questions, je réponds par un oui catégorique.
Pour ne pas en arriver là, j’aurais pu, entre autres choses :
• Rire. Car rire de mes maladresses ou des mots que j’utilise à mauvais
escient fonctionne à merveille. Il y a une part de vérité dans l’adage

183
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

selon lequel le rire est le meilleur des remèdes. En effet, il libère des
endorphines dans notre cerveau qui, par leurs effets très positifs sur
notre état mental, nous font un bien fou. Elles nous apportent une sen-
sation de bien-être immédiat, ainsi qu’à notre entourage, d’ailleurs. Mais
surtout, le rire a le pouvoir de désamorcer les situations les plus incon-
fortables. Si j’avais mis mon ego de côté ou plaisanté au moment où ma
mère m’a fait remarquer mon erreur, nous aurions beaucoup ri, je ne me
serais pas senti aussi mal et nous serions très vite passés à autre chose.
Mais à cette époque, ma condition ne me permettait pas d’envisager
d’autres possibilités et finalement, la mauvaise humeur s’est installée
dans la voiture, pesante et persistante, à cause de mon obstination liée
à l’étroitesse de mon esprit plus qu’à l’utilisation erronée du mot «"gré-
gaire"».
• Faire preuve de modération et adopter une position de neutralité. Si
l’on prend à nouveau l’exemple de la voiture, j’aurais simplement pu dire
quelque chose comme : «"Ah, d’accord"! Je ne m’étais pas rendu compte
que ce mot n’était pas approprié."» Il n’y aurait pas eu de grandes effu-
sions entre elle et moi pour autant, mais au moins, ce ne serait pas allé
plus loin. Toute saute d’humeur aurait été étouffée dans l’œuf.
• «!Encaisser!» sans rien dire. Il aurait été préférable que j’opine de la
tête ou encore que je ne relève pas les propos de ma mère plutôt que
d’avoir à subir cette ambiance morose doublée de maux de ventre.
Cette approche n’aurait certes pas désamorcé la situation aussi rapide-
ment que les deux autres, mais elle aurait eu le mérite d’éviter qu’elle ne
s’envenime.

Réflexions de Sean (2017)


Je dois admettre qu’il s’agit là de l’une des règles les plus épineuses à com-
prendre, à assimiler et à appliquer pour les individus présentant un TSA, car la
notion selon laquelle tout ne revêt pas la même importance peut tout à fait
être en décalage avec leur mode de pensée généralement littéral et concret.
L’incohérence implicite suggérée par ladite règle dans l’esprit de nombreuses
personnes avec autisme peut également aller à l’encontre de leur souci d’éga-
lité et d’équilibre, ainsi que du besoin qu’ont certains de tout faire par ordre
chronologique. Un élève porteur d’autisme peut très bien raisonner ainsi  :
« Je dois toujours finir mes devoirs pour la première heure de cours avant de
m’atteler à ceux de l’heure suivante car la première heure vient avant la
seconde. » Seulement voilà : que faire si le travail demandé pour la deuxième
heure de cours doit être fait pour le lendemain et si l’élève dispose de plu-
sieurs jours pour faire le travail donné pour la première heure de cours ? Une
telle situation suffirait à coup sûr à perturber l’ordre chronologique si cher à
l’élève et l’obligerait à reconsidérer ses inébranlables priorités.

184
2. Tous les éléments n’ont pas la même importance si l’on considère le tableau dans son ensemble

Ce concept peut d’ailleurs être tout aussi complexe pour les neurotypiques et
les institutions. J’ai récemment été le témoin de ce qu’il peut advenir lorsque
les médias, dont je fais partie, tentent, de manière plus ou moins intention-
nelle, de masquer les différences entre deux camps qui s’affrontent, dans un
souci de neutralité du journalisme.
Au cours de la dernière campagne présidentielle pour le moins clivante de
2016 où se sont affrontés Hillary Clinton et Donald Trump, les principaux
médias faisaient continuellement état du dossier controversé du serveur et
de l’adresse privés utilisés par Hillary Clinton alors secrétaire d’état, juxtapo-
sant cette affaire à une vidéo de Trump se vantant d’avoir abusé sexuellement
de plusieurs femmes.
Dans le cas d’Hillary Clinton, les enquêtes menées par le FBI ont démontré
qu’elle avait manqué de jugeote et fait preuve de négligence dans l’utilisation
de son serveur qui comportait des informations sensibles et classées secrètes.
Rien de tout cela ne s’apparentait à un acte criminel. Dans le cas de Trump,
nous avons la preuve irréfutable de ses transgressions.
Selon moi, dans un effort malencontreux pour être équitable envers les deux
camps qui s’affrontaient, les principaux médias ont traité chacune des situa-
tions à l’identique au fil de leurs reportages, ce qui a eu comme effet de créer
une sorte de flou dans l’esprit des gens. Ainsi, le manque de jugeote d’Hillary
Clinton au sujet de son serveur avait pris autant d’ampleur et d’importance
que les antécédents peu glorieux de Trump. Je suis d’avis que l’impartialité ne
devrait pas être le seul facteur déterminant lorsqu’il s’agit de se faire une
opinion la plus sensée possible.
L’égalité dépend davantage de la légitimité que l’inverse. Faut-il accorder la
même couverture médiatique et le même intérêt à quelqu’un qui vole un tee-
shirt au supermarché et à un individu qui se livre à une terrible fusillade, tuant
dix personnes ? La réponse est non.
On comprendra mieux combien il est important d’apprendre à tous les jeunes,
et pas seulement à ceux présentant un TSA, à établir des priorités  ; si l’on
examine telle ou telle question dans une perspective d’ensemble, il devient
clair que tous les évènements ne revêtent pas la même importance.

Pour comprendre les règles non écrites des relations sociales, il faut être en
mesure de mélanger le blanc et le noir afin d’obtenir des nuances de gris et
s’intéresser un tant soit peu aux autres couleurs vives dont notre monde est
fait. Pas étonnant qu’une palette aussi réduite d’émotions, qui peuvent se
manifester quand bon leur semble selon le principe du tout ou rien et inhiber
plus que favoriser les relations personnelles, ne soit pas très stimulante pour
un individu atteint d’autisme. Quel intérêt y a-t-il à fournir tant d’efforts pour

185
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

acquérir des compétences sociales et apprendre à établir des liens affectifs


si, suite à cela, on se sent plus mal encore"?
Tous les éléments n’ont pas la même importance dans un contexte global :
cette affirmation peut paraître d’une simplicité sans égal pour un neuroty-
pique tant elle fait partie intégrante de son mode de pensée, et l’idée même
qu’il soit nécessaire de la verbaliser ou même de l’enseigner peut être une
révélation en soit. Il est essentiel d’apprendre aux enfants et aux adultes à
reconnaître et inventer des catégories, à les associer les unes aux autres, à
comprendre les différentes valeurs qui existent au sein de chaque catégorie
et entre elles si l’on veut qu’ils soient plus à même d’analyser la réalité qui les
entoure. La hiérarchie offre une structure intrinsèque et une motivation
réelle : grâce à cela, il leur est possible de mesurer leurs progrès pour ensuite
trouver la motivation indispensable à la réussite dans le domaine des rela-
tions sociales.

Principaux points à retenir


• Bien que les parents et les professionnels puissent trouver cela
incongru, toutes – mais vraiment toutes – les situations sont vécues
avec la même intensité émotionnelle par la plupart des enfants avec
autisme. Chaque fois que vous travaillez avec un enfant, pensez-y.
• Encouragez vivement les enfants à former des catégories, et ce dès
leur plus jeune âge.
• Utilisez autant de représentations visuelles que possible lorsque
votre cours porte sur les catégories et les émotions. Les tableaux
présentant les émotions existantes aident les enfants à mieux les
connaître et à les distinguer les unes des autres. Échelles, thermo-
mètres, couleurs ou autres systèmes de numérotation permettent
aux enfants de comprendre de manière concrète les degrés d’inten-
sité de chaque émotion.
• N’hésitez pas à exprimer vos pensées à voix haute au cours de la jour-
née afin d’aider les enfants à comprendre que tout le monde a des
émotions différentes et ne les ressent pas de la même façon. «"Mary
est un peu tendue aujourd’hui à l’idée de rencontrer son nouveau
professeur."» «"Papa est déçu qu’il ait plu hier"; il se réjouissait vrai-
ment à l’idée de jouer au golf avec ses amis."»
• Apprenez à reconnaître les signes annonciateurs de surcharge ou
d’accès de colère, car ils existent bel et bien.

186
Règle n o 3
3.

L’erreur est humaine


et ne doit en aucun cas
nous pourrir la vie
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Sean nous apporte des explications


Je n’avais que douze ans, mais il n’était pas nécessaire que je me livre à une
introspection profonde pour me rendre compte que mon passé était truffé de
failles, parmi lesquelles figuraient (1) mon comportement, (2) mon incapacité à
me faire des amis et (3) tout ce que je faisais. J’étais un raté et je ne voyais pas
les choses autrement. Ainsi, avec tout ce qui se passait au fond de mon être, la
dernière chose que j’avais envie d’entendre était que, pour atteindre le but que
je m’étais fixé, il était inévitable que je fasse des erreurs. J’avais horreur de me
tromper parce que je me considérais moi-même comme une erreur.

Dans le passage ci-dessus, Sean décrit la faible estime que nombre d’enfants
avec autisme en mesure d’établir des liens affectifs ont d’eux-mêmes ainsi
que l’impact que peut avoir l’erreur sur leur amour-propre. Il est important de
garder à l’esprit que pour les individus dont les émotions sont liées de
manière si complexe au fonctionnement général, le mode de pensée binaire
est bien plus ancré. Leurs aptitudes sont pour eux abjectes ou admirables et
leurs erreurs s’apparentent systématiquement à un échec total. Contraire-
ment aux enfants neurotypiques, ils sont incapables de comprendre qu’il y a
des erreurs plus ou moins graves en fonction de la situation. Ils sont très
exigeants envers eux-mêmes et se veulent parfaits, mais, comme le souligne
Sean dans le passage suivant, cette perfection est dénuée du bénéfice que
l’on retire en apprenant par la pratique.

Sean poursuit
Vers l’âge de douze ans, j’avais pris l’habitude d’écouter de la musique clas-
sique à la radio pendant la nuit, ce qui m’a permis de me faire une idée précise
de ce qu’un virtuose était capable de produire. Je m’imaginais ce que les
autres personnes qui écoutaient ce style de musique pensaient des musiciens
dont le talent était si grand et je me disais : «"Pourquoi ne deviendrais-je pas
moi-même un grand musicien"?"» C’est alors que j’ai décidé d’apprendre le
piano. J’ai fait part de mon désir à mes parents qui ont trouvé un professeur
en la personne de Madame Simon, une amie de ma grand-mère et chaque
semaine, durant deux ans, elle m’a dispensé des cours de piano. Je me sou-
viens très bien des partitions de piano «"Arc-en-ciel"» avec des codes couleur

188
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

sur lesquelles je devais travailler lors de mes premières leçons. C’était pour
moi une insulte que de me forcer à utiliser ces partitions basiques, faites de
gammes chromatiques et autres exercices d’échauffement sans intérêt, alors
que tout ce à quoi j’aspirais était jouer de la «"vraie musique"». J’en voulais
aux pianistes professionnels qui avaient la chance de se produire devant un
public alors que j’étais contraint de faire des choses mille fois plus faciles. À
mon grand désarroi, je voyais mon projet contrarié par une réalité bien amère
alors qu’exceller dans un domaine et susciter l’admiration des autres était ce
qui me tenait le plus à cœur. C’est alors qu’une nouvelle idée s’est imposée
dans ma tête, et ce pendant de longues années : s’ils sont capables de jouer
si bien sans effort, pourquoi ne le serais-je pas"? La règle sous-jacente selon
laquelle c’est en forgeant qu’on devient forgeron m’échappait.
Le jour où je suis passé d’une méthode pour débutants à une méthode légè-
rement plus compliquée, j’ai éprouvé un certain sentiment de réussite. Je
savais que je m’améliorais, mais malgré cela, mon ressentiment ne cessait de
croître et gâchait le plaisir que me procuraient mes progrès. De plus, ce que
je considérais comme une injustice flagrante – faire mes exercices de piano
alors que d’autres avaient la chance de pouvoir jouer – assombrissait chacun
des cours que je prenais, ainsi que les six jours entre chaque cours.
Par conséquent, le piano ne résonnait plus aussi souvent dans la maison. Au
début, je consacrais environ une demi-heure par jour à mes exercices de
piano puis, peu à peu, je n’y passais plus que trente minutes quelques jours
par semaine et cela a fini par se réduire à dix minutes une fois par semaine. Il
n’était pas rare qu’une semaine entière s’écoule sans que je me mette une
seule fois au piano.
Chez nous, les harmonies du piano avaient cédé la place à des discussions de
ce type :
- MAMAN : Sean, tu as fait tes exercices de piano aujourd’hui"?
- MOI : (Avec une sensation de picotement qui commençait à m’envahir) Oui.
- MAMAN : Quand ça"? Je ne t’ai pas entendu"!
- MOI : Pourtant, je les ai faits.
- MAMAN : Sean, descends tout de suite et mets-toi au piano"! Tu n’as aucune
chance de progresser si tu ne travailles pas à la maison les exercices que ton
professeur te donne pendant les leçons pour lesquelles nous payons.
-  MOI  : Pourquoi faut-il que je m’exerce tout le temps"? À chaque fois que
j’entends un pianiste professionnel, il joue à la perfection. S’ils sont capables
de jouer aussi bien, alors je devrais l’être moi aussi.
-  MAMAN  : Mais il leur a fallu des années de pratique"! Ils ne se sont pas
contentés de s’installer devant leur piano et de se mettre à jouer. Le seul
moyen de progresser est de travailler tous les jours. Tu ne peux pas espérer
t’améliorer en ne faisant tes exercices qu’une fois par semaine.
- MOI : Ce n’est pas vrai. Ce que je veux, c’est jouer, pas m’exercer.

189
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

J’avais appris avec difficulté que si je voulais un jour me tailler une place de
choix dans le monde de la musique et utiliser mes talents de pianiste pour
enflammer les foules, il fallait que je m’attelle à travailler de manière rigou-
reuse les gammes, les exercices et les morceaux à peine connus que mon
professeur me donnait. Je savais désormais qu’avant de pouvoir jouer correc-
tement toutes les notes distinctes qui constituent l’accord, j’allais faire beau-
coup de fausses notes. Je devais m’y résoudre.
C’était là le nœud du problème : les fausses notes. Chaque fois que je faisais
mes exercices de piano, je commettais des erreurs. Chacune de mes fausses
notes produisait un son qui, en plus d’être désagréable, me rappelait qu’une
fois encore, j’avais échoué. Après deux ans, j’ai fini par abandonner le piano.
Au début des années 1980, alors que ma mauvaise expérience avec le piano
n’était plus qu’un lointain souvenir – c’est du moins ce que je pensais –, mon
intérêt s’est tourné vers le jazz. J’étais alors plus sûr de moi et animé par la
volonté de jouer un jour dans un groupe de jazz New Orléans. Je m’imaginais
en train de jouer dans des groupes qui avaient eu beaucoup de succès des
années auparavant. En 1982, j’ai donc commencé à prendre des cours de trom-
pette en me jurant que je ne commettrais pas les mêmes erreurs – hormis les
fausses notes – qu’il y a huit ans. J’avais gagné en maturité et mon comporte-
ment envers moi-même avait changé. Je n’étais plus la même personne qu’à
douze ans et ma vie n’en était que plus facile. Tout d’abord, je partais du prin-
cipe qu’il serait plus facile d’apprendre à jouer de la trompette compte tenu du
fait qu’il n’y a que trois pistons en jeu et non pas quatre-vingt-huit touches. Qui
plus est, j’ignorais que les trois pistons produisaient toujours la même combi-
naison de notes"; je pensais que je pourrais simplement composer de nouvelles
choses tout en jouant. Ainsi, me disais-je, cela me permettrait de jouer d’un
instrument et donc de me remettre à la musique en espérant percer.
La principale différence résidait dans le fait que, grâce à la musique, j’allais
désormais voir les choses de manière plus positive, à l’intérieur comme à
l’extérieur. Je me contenterais de devenir suffisamment bon pour pouvoir
jouer dans un groupe de jazz local plutôt que de tout faire pour être mondia-
lement reconnu. Il me faudrait acquérir de bonnes bases musicales en appre-
nant, entre autres, toutes les gammes et, le moment venu, je n’aurais plus qu’à
demander à mon professeur, Mr Miller  : «"Comment est-ce qu’on impro-
vise"?"» Je lui ai posé cette question au bout d’un ou deux mois de cours,
pensant que j’avais atteint le niveau requis.
Mais les vieux démons ont du mal à lâcher prise et il est difficile de les chasser.
Après plusieurs semaines de cours, je me suis trouvé confronté à des pro-
blèmes que je n’avais pas envisagés et, malgré l’opinion plus avantageuse que
j’avais de moi-même, l’impact fut étrangement le même qu’à l’époque où je
jouais du piano. Je faisais toujours des fausses notes, mais d’autres faiblesses
sont apparues. Pour vous donner un exemple, j’étais souvent incapable de ter-
miner les exercices et les morceaux pourtant faciles que mon professeur me
donnait car mon embouchure me lâchait. J’avais manifestement pris la mau-

190
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

vaise habitude de placer l’embouchure de manière incorrecte"; j’exerçais sur


mes lèvres une trop forte pression, ce qui avait pour conséquence de couper la
circulation sanguine et d’accélérer la production d’acide lactique, un terme que
j’en suis venu à détester. Je me souviens du jour où j’ai interprété «"When the
Saints go marching in"» en solo lors du récital de 1982 donné par Mr Miller. Vers
la fin du morceau, je n’ai pas réussi à atteindre le contre-ré à cause de l’engour-
dissement de mes lèvres. En revanche, j’ai bien perçu les applaudissements
polis mais peu enthousiastes du public.
Comme cela avait été le cas quelques années auparavant, je travaillais de moins
en moins, mais mon désir de jouer comme Dizzy Gillepsie (et d’être tout aussi
admiré) sans avoir à m’exercer restait intact. Un soir, j’ai décidé que j’allais «"m’ac-
crocher"» et, si besoin, faire comme si je n’avais aucune limite physique et ainsi
continuer à jouer même si j’en arrivais à un point où il n’y avait plus que de l’air qui
sortait de mon instrument. Évidemment, c’est ce qui s’est passé. À mesure que
l’acide se répandait dans mes lèvres et que mon estomac en sécrétait, la colère
montait. Puis j’ai joué un mi bémol alors que j’aurais dû produire un mi dièse. La
fureur s’est alors emparée de moi et j’ai jeté ma trompette par terre, pliant légè-
rement le pavillon, si bien qu’il était devenu impossible d’en jouer.
Quelques années plus tard et sans aucune proposition pour jouer dans un
groupe de jazz New Orléans, j’ai mis fin une bonne fois pour toutes à mon
activité. Ces expériences – et d’autres quelque peu similaires lorsque je me
suis essayé à différents sports, y compris au tennis – m’ont conduit à consta-
ter un lien criant entre mes échecs et les situations de compétition en géné-
ral. De telles situations ont eu sur moi un effet dévastateur, et ce pendant des
années. Cela me touche d’ailleurs encore aujourd’hui, dans une certaine
mesure. Il m’arrive de faire du volley ou du softball, mais je reste très vigilant
quant au comportement et à la stratégie des équipes dans lesquelles je joue.
Si je m’aperçois que les choses s’accélèrent et que le plaisir est mis de côté
au profit de la victoire à tout prix, je prends mes jambes à mon cou.

Je sais à présent que j’envisageais la réussite comme quelque chose de


linéaire. Moins je faisais de fausses notes et plus je me considérais comme
quelqu’un de bien. Cependant, je tombais toujours dans le piège destructeur
consistant à me lancer dans une nouvelle aventure avec des attentes bien
trop élevées. Je m’exposais inévitablement à la déconvenue et en ressortais
meurtri car je n’étais évidemment pas à la hauteur. Mon unique objectif était
de me faire un nom, de conquérir le cœur du public et de me sentir admiré car
j’étais convaincu que la notoriété suffirait à effacer toute une vie pleine
d’épreuves, de douleur et d’autisme. Je préférais grandement les acclama-
tions aux critiques et la bienveillance aux réprimandes.

191
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Dès le plus jeune âge, les enfants sont en mesure de comprendre que l’erreur
est humaine et que la perfection n’existe pas. Les jeunes enfants ne cessent
de hiérarchiser un nombre croissant de situations par tâtonnements et
finissent ainsi par comprendre que les erreurs surviennent pour diverses rai-
sons dont certaines échappent totalement à notre contrôle et que la société
impose que nos réponses soient adaptées à chaque situation.
Comparez à présent le mode de pensée de Sean à celui de Temple"; vous
constaterez une différence frappante quant à la manière dont ils compre-
naient leurs propres faiblesses. On ne peut sous-estimer les incidences à long
terme.

Temple prend la parole


D’aussi loin que je me souvienne, je n’étais pas
une enfant guidée par une quête constante de
perfection car j’aurais été en proie à bien des
accès de colère. Je sais que c’est le cas de
certains enfants avec autisme, mais cela
ne correspondait pas du tout à mon C’est à travers
mode de pensée. Ma mère nous faisait mes réalisations
faire une telle quantité d’activités en tous que mon estime de soi
genres –  et nombre d’entre elles impli-
s’est développée.
quaient d’autres membres de la famille ou
bien d’autres enfants  – que ce n’était pas
bien grave si l’on se trompait. Dès qu’une
erreur se produisait, on poursuivait l’activité
malgré tout. Je ne prenais pas ça pour moi, sans
doute parce que mon esprit logique et le fait que je pense en images empê-
chaient que les émotions ne se mêlent à la majeure partie des expériences.
Pour moi, le problème venait de ma façon de penser, de résoudre les pro-
blèmes. Je ne me sentais pas systématiquement incompétente dès que je
commettais une erreur parce que ce n’était pas lié à mon identité. De mon
point de vue, toutes ces expériences contribuaient à alimenter mon disque
dur, de sorte que lorsque je me trompais, je pouvais revenir sur mes erreurs
et apprendre à ne pas les refaire.
Ces expériences ont aussi permis de renforcer mon estime de soi de manière
plus naturelle et plus positive que toutes les techniques artificielles de ren-
forcement positif utilisées de nos jours par bon nombre de programmes
structurés. Ma mère et la nourrice me complimentaient pour mes réalisations
et ma motivation à fabriquer des choses était telle que je recevais régulière-
ment des louanges. C’est à travers mes réalisations que mon estime de soi
s’est développée. Quand je réalisais une belle œuvre d’art, on me félicitait. Un
soir, je me souviens avoir chanté en solo devant des adultes lors d’un concert
de Noël. Je devais avoir neuf ans et j’ai chanté «"America the beautiful"». Les

192
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

gens ont vraiment apprécié et m’ont applaudie, ce qui a renforcé mon estime
de soi. Bien sûr, quand mon comportement laissait à désirer, ma mère et la
nourrice ne manquaient pas de me réprimander, mais la plupart du temps,
elles me couvraient d’éloges. Je n’ai pas le souvenir de m’être un jour dit que
je n’étais pas quelqu’un de bien simplement parce que je faisais des erreurs.
Je recevais suffisamment de compliments pour compenser mes failles.

Quand je commettais des erreurs, ma mère m’apprenait toujours comment


faire les choses convenablement. Aujourd’hui, on appelle cela le programme
de Soutien au Comportement Positif (SCP). Cela fonctionne très bien avec
les individus porteurs d’autisme. Elle portait tout particulièrement son
attention sur les bonnes manières à table. Plutôt que de me gronder lorsque
je ne mettais pas correctement mon couteau et ma fourchette dans l’as-
siette, elle me disait simplement  : «"Temple, dispose tes couverts comme
s’ils étaient deux aiguilles qui marquaient quatre heures sur une horloge"».
Elle répétait toujours la même chose, de manière constante, et cela m’a bien
plus aidée à apprendre ce que j’étais censée faire que si elle avait insisté
continuellement sur les erreurs que je commettais.

J’étais très jeune quand j’ai commencé à travailler pour un magazine et je dois
dire que mon environnement professionnel m’a permis d’apprendre davan-
tage. J’ai eu l’occasion, à maintes reprises, de prendre part à des réunions et
de côtoyer toutes sortes de personnes, ce qui m’a permis d’assimiler de
bonnes compétences sociales. La plupart des adultes confrontés à des diffi-
cultés semblables aux miennes n’ont pas la chance de pouvoir acquérir ce
type d’expérience. Ceci peut s’expliquer par le peu d’intérêt qu’ils portent aux
habiletés sociales ou encore par la peur qu’ils ressentent à l’idée de se
confronter à de telles situations, ce qui les conduit à se couper du monde. Or,
pour être à l’aise au sein de la société, il convient d’avoir suffisamment d’infor-
mations sur son disque dur de sorte que, lorsqu’on surfe sur l’internet de
notre cerveau, il soit possible de résoudre un problème et d’apporter une
solution adaptée. Il faut accumuler un nombre considérable de données pour
espérer pouvoir mieux comprendre les relations sociales.
Évidemment, j’ai fait des erreurs quand j’occupais cet emploi, mais je n’ai pas
été renvoyée pour autant tant elles étaient insignifiantes. Même si j’avais par-
fois du mal à contrôler mes émotions, j’avais un schéma de pensée suffisam-
ment flexible pour pouvoir faire la différence entre les erreurs sans gravité et
celles qui étaient plus importantes. Mais j’ai surtout réussi à conserver mon
emploi grâce aux compétences sociales essentielles que j’avais acquises et
sans lesquelles je ne m’en serais pas sortie. Cela permet de démontrer une

193
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

règle non écrite des relations sociales : les gens gardent en mémoire «!l’his-
toire sociale!» de chacun!; lorsque nous faisons une erreur, ils mettent en
balance nos qualités et nos défauts afin de prendre la meilleure décision
possible. Je savais être polie et faire la conversation. J’avais de bonnes
manières et j’étais capable de suivre des directives. Tout cela représentait un
atout majeur. Ainsi, on tolérait mes erreurs parce que mes compétences
sociales et professionnelles étaient convenables. De plus, ils voyaient bien
que j’étais assez intelligente pour apprendre très vite les diverses facettes du
métier et que je refaisais rarement la même erreur.
À l’époque, j’étais en proie à une anxiété tenace, ce qui avait une incidence
certaine sur ma façon d’agir. Les raisons de mon anxiété étaient purement
physiologiques et elle n’était nullement provoquée par mes erreurs ou une
quelconque quête de perfection. Je comprenais, grâce à ma pensée flexible,
que personne n’était à l’abri d’une erreur.
Pourtant, il m’arrivait d’être confrontée à ce que j’appelle le «"syndrome du per-
fectionnisme"». Ce qui est intéressant, c’est que j’ai failli démissionner au début
de ma carrière – je concevais alors des enclos à bétail – simplement parce qu’un
client avait injustement critiqué mon travail. Cet enclos était très bien pensé et si
cela devait se reproduire aujourd’hui, je le classerais dans la catégorie des «"cré-
tins"» (car c’est sans aucun doute une catégorie fermement enracinée dans mon
cerveau). Mais à ce moment-là, je voulais que mon travail soit parfait, surtout
quand je travaillais sur des projets de cette envergure. Étant donné que le client
n’était pas complètement satisfait, je me disais que j’allais devoir arrêter de
concevoir des enclos à bétail. Heureusement que mon ami Jim Uhl, un entrepre-
neur qui construisait des enclos, m’a persuadée de poursuivre ma carrière.
Jim a joué un rôle important dans ma vie, car il m’a aidée à comprendre le
concept consistant à réaliser un travail en visant un niveau de qualité bien
spécifique, sachant que les normes de performance peuvent aller de «"bas"»
à «"élevé"». Il y a des métiers qui exigent un niveau de qualité plus élevé que
d’autres. Lorsqu’on construit un pont, les normes de sécurité sont bien plus
rigoureuses que celles auxquelles devra répondre une table basse. On m’a
expliqué ce concept de manière concrète, ce qui m’a permis de le com-
prendre. Aujourd’hui, j’aborde l’erreur en utilisant le même schéma de pensée.
Quand je rédige un article, je tolère qu’il comporte quelques erreurs de gram-
maire car, si je passais mon temps à corriger les fautes, l’article ne verrait
jamais le jour. Cependant, s’il y a plus d’erreurs qu’il n’en faut, le projet finit
inévitablement par tomber dans la catégorie réservée au «"travail bâclé"».
Il s’agit là d’une règle sociale non écrite  : il y a une différence entre les
erreurs involontaires et le travail peu soigné. C’est par l’expérience que j’ai
dû apprendre à faire cette distinction car, alors que je manifestais le désir de
réaliser parfaitement certains projets, d’autres me tenaient moins à cœur et
je les négligeais. J’étais atteinte du syndrome du perfectionnisme unique-
ment lorsque je travaillais sur des projets qui étaient d’une réelle importance
à mes yeux. Dans le cas contraire, il était inexistant. Selon les circonstances,

194
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

ce trait n’est pas le bienvenu quand on entre dans la vie active. Quand j’avais
douze ans, on m’a un jour demandé de laver une voiture et j’ai bâclé le travail";
c’est juste que je m’en moquais pas mal. Quand je travaillais pour une entre-
prise de construction, je devais photocopier des documents publicitaires et je
ne me suis pas du tout appliquée. C’était là quelque chose que je n’avais pas
du tout envie de faire.

Que l’on vise la perfection ou que l’on veuille expédier un travail sans appli-
cation ni soin, aucune de ces options pour le moins extrêmes n’est à envi-
sager et à mesure que la façon dont j’appréhendais les autres évoluait, j’ai
appris ces deux règles sociales non écrites :
• Il fallait que je donne le meilleur de moi-même chaque fois qu’on me
demandait d’accomplir une tâche au travail, même si je jugeais la mis-
sion qui m’était confiée insignifiante.
• Quant aux tâches qui me tenaient à cœur, j’ai dû apprendre qu’il n’est
pas toujours possible d’atteindre la perfection.

Ces passages illustrent parfaitement le fait que la règle no  3 –  L’erreur est
humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie – sera perçue différem-
ment selon les individus porteurs d’autisme en fonction de la façon dont ils
pensent et traitent les informations. Ceux d’entre eux qui ont une pensée plus
logique verront l’erreur comme une incapacité à résoudre les problèmes alors
que pour les penseurs verbaux, davantage en mesure d’établir des liens affec-
tifs, l’erreur renseignera sur leur valeur personnelle.

Temple nous fournit des informations supplémentaires


Il est des enfants qui veulent que le monde dans lequel ils vivent soit parfait
et qui ont besoin d’évoluer selon un plan rigoureux qu’ils gardent à l’esprit en
tout temps. Ces enfants-là ont beaucoup de mal à accepter que quelqu’un,
qu’il s’agisse d’eux-mêmes ou des autres, puisse commettre des erreurs,
quelles qu’elles soient. À mon sens, ces enfants et ces adultes sont en mesure
de créer des liens car ils sont incapables de séparer leurs actions de leurs
émotions. Tout est lié et si l’on ajoute à cela la difficulté que la majeure partie
d’entre eux éprouvent à prendre en compte le point de vue d’autrui, ils
pensent tout naturellement que toutes les erreurs qu’ils font, toutes les
bévues sociales dont ils sont victimes, s’expliquent par leurs propres manque-
ments, par quelque chose qu’ils ont ou n’ont pas fait.

195
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Parents et enseignants doivent comprendre qu’ils sont friands de perfection, ce


qui explique pourquoi ils sont très exigeants envers eux-mêmes et envers les
autres. Et chaque jour, à longueur de journée, ils se trouvent confrontés à des
personnes qui ne sont pas à la hauteur des règles peu réalistes qu’ils ont établies
dans leur tête. La confusion est si profonde et si épuisante qu’il n’y a rien d’éton-
nant à ce que ces gamins s’infligent une grande dose de stress et d’anxiété. C’est
la raison pour laquelle il est tellement important que les parents et les ensei-
gnants leur répètent constamment la règle no 3 : l’erreur est humaine et ne doit
en aucun cas nous pourrir la vie. Utilisez des pictogrammes, inscrivez-la sur leur
cahier, ajoutez-la à la liste des devoirs que vous leur donnez. Il est primordial que
cette règle leur soit ressassée de sorte qu’ils l’apprennent d’un point de vue intel-
lectuel avant même qu’elle ne leur parle sur le plan émotionnel.

La règle no 3 est constituée de deux éléments qu’il convient d’apprendre en


deux étapes.
1. Les enfants doivent absolument comprendre que tout le monde commet
des erreurs et qu’elles peuvent être tolérées, à des degrés divers, en fonction
de leur importance. Il leur est ensuite possible d’apprendre à voir les choses
sous un autre angle et à faire la part des choses entre les erreurs qui sont
lourdes de conséquences et celles qui ont une plus faible incidence. L’appren-
tissage machinal peut être efficace.
2. La seconde partie, «"cela ne doit en aucun cas nous pourrir la vie"», peut
poser plus de problèmes dans la mesure où elle implique que les individus
atteints d’autisme soient non seulement capables de prendre conscience de
leurs émotions et de les comprendre, mais également de prendre en compte
le point de vue d’autrui. De plus, il est essentiel qu’ils reconnaissent l’existence
de divers degrés d’émotion, et c’est là un autre aspect des habiletés sociales
qu’il serait bon de leur enseigner en parallèle.

Les enfants dont le disque dur regorge d’expériences sociales négatives se


trouvent dans une impasse"; ils ressassent continuellement les mêmes pen-
sées négatives. Il suffit parfois de remanier leur environnement de manière à
ce qu’il soit bien plus simple sur le plan social. Cela permet de renverser la
situation – comme si l’on reformatait un disque dur pour effacer les données
en rapport à la vie sociale et que l’on introduisait de nouvelles expériences
positives – et de les aider à retrouver un certain «"équilibre social"». Il est plus
facile d’intervenir quand les enfants sont en primaire car à cette période, ils
sont encore malléables et leurs pairs sont encore soucieux de leur venir en
aide. Car à moins que les parents n’éduquent eux-mêmes leur enfant à la mai-
son, il devient plus difficile de créer un environnement plus simple d’un point
de vue social une fois que les enfants pénètrent dans la redoutable arène
qu’est le collège, surtout lorsqu’il s’agit d’une grande structure. C’est la raison
pour laquelle beaucoup d’enfants avec autisme régressent ou perdent pied

196
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

quand ils entrent au collège. Les compétences sociales s’y développent rapi-
dement et les enfants atteints d’autisme n’arrivent pas à suivre. Le fossé en
matière de compétences sociales ne cesse de se creuser entre l’enfant por-
teur d’autisme et ses pairs neurotypiques, et seuls les parents et les ensei-
gnants peuvent rompre le cercle infernal et les aider à reprendre le contrôle.
Il n’est pas étonnant que la dépression soit monnaie courante à cet âge.
Mon travail, c’est toute ma vie. Quand j’étais plus jeune, c’était grâce aux pro-
jets sur lesquels je travaillais et non pas grâce aux gens que je côtoyais que
j’avais le sentiment d’être aux commandes et que je me sentais bien dans ma
peau. Même si la période de l’adolescence s’est avérée très difficile pour moi
en raison de la grande anxiété que je ressentais à tout moment et des nom-
breuses moqueries émanant de mes camarades, je me raccrochais à mes
projets – et à l’amour propre qu’ils me procuraient – afin de tenir le coup et
de garder l’équilibre pour ne pas être en décalage total.
Je peux par conséquent affirmer que, même s’il est important de tout faire
pour permettre aux enfants d’améliorer leur capacité à faire le lien et à s’atta-
cher aux autres et de leur enseigner les habiletés sociales, il convient égale-
ment de leur donner un certain sentiment de stabilité et de devoir accompli
sans quoi, à long terme, il y a fort à parier qu’ils perdront plus qu’ils ne gagne-
ront en termes de sociabilité. Pensez également à encourager leurs talents. Ces
compétences font office de gouvernail et les aident à parcourir les mers agi-
tées des relations sociales tout en épargnant leur amour-propre malgré toutes
les bévues sociales qu’ils sont amenés à commettre durant leur adolescence.

Les années collège peuvent être une période particulièrement critique pour
les élèves atteints d’autisme tant ils prennent leurs erreurs à cœur. Les méca-
nismes de défense font office de gilet de sauvetage et leur permettent de
parer au sentiment d’échec qui les accable en permanence.

Sean nous fait part de son sentiment


J’utilisais fréquemment le déni pour dissimuler les erreurs que j’avais com-
mises, ce qui était certes pratique, mais plutôt malsain. Étant donné que je
n’avais aucune perspective, j’avais tendance à faire une affaire personnelle de
la plupart des choses désagréables qui m’arrivaient. J’étais responsable de
toutes les erreurs en raison de la nature défectueuse de ma personnalité. Je
niais souvent les faits en disant des choses comme : «"C’est comme ça que je
voulais faire"!"», «"Je l’ai fait exprès"» ou encore «"Je plaisantais"», et ainsi de
suite. Cette méthode n’était pas très concluante dans la mesure où elle
accroissait l’importance de ce qui aurait dû n’être qu’une faute insignifiante.
Quand j’avais vingt ans et même bien après, mes parents faisaient tout pour
que je comprenne combien il était important que je reconnaisse mes erreurs

197
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

et que je cesse de prendre au sérieux les situations négatives qui me ren-


daient furieux. Il arrivait que je réagisse avec une colère qui était totalement
disproportionnée par rapport à l’évènement qui l’avait générée. Par exemple,
si Maman me montrait une autre façon de m’y prendre, c’était un peu comme
si elle me disait  : «"Tu te trompes tout le temps"» et j’explosais de colère,
incapable de voir que lorsqu’une personne ne fait pas les choses comme
nous, cela ne signifie pas forcément qu’elle porte un jugement sur notre
manière de procéder.
Dans une certaine mesure, la colère que je res-
sentais à vingt ans était due à ce que je consi-
dérais comme un problème mathématique
d’une facilité déconcertante. Je prenais
progressivement conscience du monde
qui existait en dehors de ma bulle et,
conséquence fâcheuse de cette prise de L’apprentissage est
conscience grandissante, je réalisais sou- le lot de tous.
dain l’impact que mon comportement
aberrant pouvait avoir sur autrui. Alors
que j’étais de plus en plus sensible au
monde qui m’entourait, j’intériorisais désor-
mais colère, ressentiment et culpabilité. J’étais
soudain en proie à une véritable phobie, celle de
commettre des erreurs, pour la simple et bonne raison que j’avais déjà fait
suffisamment de fautes dans ma vie. Il me fallait compenser mes piètres per-
formances passées en étant le plus parfait possible et chacune de mes
erreurs apportait la preuve irréfutable que j’étais défectueux, ce dont j’étais
convaincu en mon for intérieur.
À l’approche de la trentaine, j’avais encore du mal à faire la différence entre
les situations qui me posaient problème parce que j’étais atteint d’autisme et
celles qui étaient difficiles pour tout un chacun. «"L’erreur fait partie de l’ap-
prentissage et c’est valable pour tout le monde"», me disait ma mère. C’était
une règle non écrite que tout le monde, mis à part moi, semblait comprendre.
Je ne réalisais toujours pas que l’apprentissage est le lot de tous, que tout le
monde commet beaucoup d’erreurs au début et se perfectionne avec le
temps. À cette époque de mon existence, j’étais prêt à vivre dans la «"vraie"»
vie. Pourtant, j’avais l’impression de marcher dans un couloir sinueux et inter-
minable semé d’embûches. J’aspirais à un chemin droit, sans le moindre
détour, avec une lumière au bout qui guiderait chacun de mes pas. Cette
fixation m’empêchait souvent d’apprendre quoi que ce soit car je ne pouvais
assimiler aucune information quand j’étais en colère ou quand je me fermais
comme une huître. Par conséquent bien sûr, je faisais encore plus de fautes.
Je me devais toujours d’obéir aux règles inébranlables que j’avais moi-même
créées et qui, en plus d’être illogiques, n’étaient nullement en adéquation avec
les objectifs que je m’étais fixés. Si je m’apercevais que j’avais des lacunes

198
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

alors que j’étais censé connaître quelque chose, il fallait que je m’améliore.
J’étais très exigeant vis-à-vis de moi-même. Pourtant, le mécanisme de la
compréhension m’était toujours aussi peu familier : comment parvenir à maî-
triser un sujet à propos duquel j’ignorais tout et que j’estimais devoir
connaître"? Il y avait des choses que tout le monde semblait savoir spontané-
ment, et il était très important pour moi de les savoir aussi. À chaque change-
ment, je voulais obtenir des résultats immédiats plutôt que devoir me battre
une fois de plus. Je savais que tout le monde faisait des erreurs, mais il m’a
fallu des années pour accepter que je n’étais en rien une exception et que
j’avais aussi le droit de me tromper.

Il est intéressant de noter que pour les enfants, adolescents et adultes por-
teurs d’autisme qui sont particulièrement aptes à créer des liens, les capaci-
tés intellectuelles peuvent être tellement obscurcies par le chaos émotionnel
qui règne en eux que toutes les interactions sociales – même les plus élémen-
taires comme le fait de demander de l’aide à quelqu’un – doivent être ensei-
gnées de manière formelle et requièrent un renforcement constant.

Sean poursuit
J’ai exercé mon premier emploi rémunéré à 19 ans. Je me suis tout simple-
ment rendu à l’agence de placement de la fac de Los Angeles Valley et, après
avoir parcouru rapidement les petites fiches indiquant les différentes offres
d’emploi dans la vallée de San Fernando, j’ai opté, sur un coup de tête, pour la
première fiche sur laquelle mon regard s’était posé. Elle décrivait un poste
d’assistant d’éducation dans une école maternelle privée non loin de Nor-
thridge. J’ai discuté avec Frank, le directeur de l’agence, un jeune homme à la
voix très douce.
«"Est-ce que vous suivez actuellement des cours portant sur le développe-
ment de l’enfant"?"», m’a-t-il demandé.
«"Non, mais j’ai l’intention de choisir l’UE intitulée “Introduction au développe-
ment de l’enfant” au prochain semestre"», lui ai-je répondu.
«"Très bien. Dans ce cas, revenez cet après-midi après les cours pour un
entretien"», m’a-t-il dit.
Après avoir complété un formulaire de candidature, j’ai passé un entretien
d’une demi-heure suite à quoi il m’a embauché. J’étais à la fois surpris et flatté
d’être engagé sur-le-champ. Frank, avec son visage innocent, était décidé-
ment très correct. La seule condition était que je m’engage à suivre un cours
consacré au développement de l’enfant.
Je touchais le salaire minimum de 3  € de l’heure et je devais travailler trois
heures par jour comme assistant d’éducation avec des enfants âgés de deux à
cinq ans. Il n’a pas fallu longtemps pour que le travail à mi-temps se transforme

199
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

en cauchemar à plein temps. Il est vite devenu évident que Frank ne m’appré-
ciait pas et que je faisais l’objet de critiques particulières. Il a fait tout ce qui
était en son pouvoir pour me pourrir la vie. Je sentais bien que ce n’était pas
normal, que ce n’était pas comme ça que les choses devaient se passer.
Cela faisait quelques jours que j’occupais ce poste quand on m’a informé que
quelqu’un s’était plaint parce que j’étais allé aux toilettes, laissant l’enseignant
seul avec tous les enfants. Le lendemain, Frank m’a adressé une légère répri-
mande devant la classe tout entière et deux enseignants. Mais cette semonce
n’avait rien de terrible comparé à ce qui allait arriver.
Très vite, on m’a confié la lourde tâche de m’occuper des enfants que les
parents n’avaient pas encore récupérés une fois tous les enseignants partis.
Je restais seul en leur compagnie une heure chaque jour. Il m’incombait
même de m’occuper des enfants de deux et trois ans et de changer leur
couche en cas d’accident alors que je n’y connaissais absolument rien. J’étais
responsable de ces enfants et s’il arrivait quoi que ce soit, ce serait ma faute
et j’en subirais les conséquences.
Deux mois plus tard environ, le directeur a exigé que je travaille à plein temps
en insistant bien sur le fait que si je refusais, je serais congédié. Qui disait travail
à plein temps disait également pause déjeuner d’une heure. La plupart du
temps, j’allais me sustenter dans un restaurant qui se trouvait à quelques pas
de mon lieu de travail (je n’avais pas encore passé mon permis) et je passais
devant le bureau de Frank chaque fois que je sortais. Très souvent, je remar-
quais qu’il me dévisageait depuis son bureau situé près de la fenêtre. Son
regard fixe me déconcertait à un point tel que cela me rendait physiquement
malade et que j’étais incapable de finir mon repas. Un jour, il est allé plus loin.
C’était un après-midi chaud et quelque peu brumeux et les enfants s’amu-
saient dans la cour de récréation. Deux ou trois enseignants étaient en arrêt
maladie et il n’y avait personne pour les remplacer. Nous n’étions donc que
deux pour surveiller trente-cinq enfants et je m’étais placé à une extrémité de
la cour afin d’avoir une vue d’ensemble la plus large possible. Je ne savais plus
où donner de la tête tant j’avais de choses à gérer, entre les querelles et
autres bagarres qui avaient lieu de part et d’autre de la cour, et je me doutais
bien que, derrière mon dos, quelques élèves s’affairaient à grimper sur une
table de pique-nique. Je savais que c’était interdit et qu’ils risquaient de tom-
ber, mais je devais en même temps faire face à d’autres situations. Au
moment où je me retournais, j’ai vu Frank ouvrir la porte et se diriger vers moi
d’un pas alerte. Il était rouge de colère alors qu’il s’approchait et se trouvait
désormais à quelques centimètres de moi.
«"Vous savez que les enfants n’ont pas le droit de grimper sur les tables de
pique-nique"», fulmina-t-il en serrant les dents. «"Je vous observais depuis
mon bureau et j’ai remarqué que vous n’avez rien fait pour les en empêcher.
Ils pourraient se blesser et cela me retomberait dessus. Si je vois encore un
enfant sur cette table, vous serez renvoyé."»

200
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

Et sans même me laisser le temps de répondre, il tourna les talons et marcha


d’un bon pas en direction de son bureau.
Quelle humiliation"! J’étais terriblement gêné. Après avoir fixé le sol quelques
secondes, j’ai pris mon courage à deux mains et me suis remis au travail. J’ai
remarqué que plusieurs enfants avaient interrompu leur activité et avaient
toujours les yeux rivés sur moi. Étant donné qu’il me fallait encore travailler
quelques heures avant de pouvoir rentrer chez moi, j’ai recouvré mes esprits
et affiché un sourire.
Pas une seule fois durant cet épisode et d’autres du même acabit je n’ai pensé
à appliquer l’une des règles fondamentales des relations de travail : si l’on ne
sait pas quoi faire dans une situation particulière ou si l’on ne parvient pas
à y faire face, il faut demander une formation ou des conseils. Je n’avais pas
encore la présence d’esprit de demander de l’aide. L’idée que je n’avais pas
droit à l’erreur était si profondément ancrée dans ma tête que le simple fait
d’admettre que j’avais besoin d’aide revenait à reconnaître que je n’étais pas
parfait.

Il est vital pour un individu avec autisme d’être capable de reconnaître et


d’accepter ses propres erreurs et celles des autres. Cela permet non seule-
ment d’atténuer le stress, mais aussi d’ouvrir la porte au changement, à l’ac-
quisition d’autres habiletés telles que la prise de risque. Dans les passages
suivants, Sean, puis Temple, nous parlent de toutes les possibilités qui
s’offrent aux personnes atteintes d’autisme à partir du moment où elles sont
à même d’évaluer leurs points faibles de manière raisonnable.

Sean commence
Quand j’ai vu le film Son Rise qui retrace l’histoire de Raun Kauffman et sa
victoire sur l’autisme, j’ai connu une brève période d’extase car je venais
d’apprendre que je n’étais pas quelqu’un d’intrinsèquement mauvais. J’ai
commencé à comprendre, d’un point de vue intellectuel et émotionnel, que
les problèmes auxquels je me trouvais confronté depuis toujours n’allaient
pas s’évaporer du jour au lendemain. En dépit de mes grandes espérances, je
devrais apprendre à me surpasser et prêter une attention toute particulière à
certains aspects pratiques pour parvenir à me frayer un chemin en ce monde
et être en bons termes avec les autres. J’allais devoir apprendre, entre autres
choses, à sourire aux gens et à les saluer, à creuser un peu pour parvenir à
discerner les intentions réelles des autres, à comprendre les motivations
d’autrui, à anticiper une action ainsi que les conséquences qui peuvent en
découler. Il me faudrait un certain temps avant de maîtriser la totalité du pro-
gramme et je commettrais vraisemblablement des erreurs. Mais il était une
règle non écrite que des millions de personnes avant moi avaient reconnue et
acceptée et qui pourtant n’avait aucun sens à mes yeux  : il me fallait

201
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

apprendre à faire ce qui était socialement acceptable, même si cela signi-


fiait que j’allais faire des erreurs, prendre de gros risques et me mettre
dans des situations très inconfortables.

Temple fait écho à certaines des réflexions de Sean


L’un des éléments clés permettant de vivre au sein de la société est de privi-
légier les contacts avec le monde extérieur pour acquérir de l’expérience. Cela
signifie qu’il ne faut pas avoir peur de prendre des risques et de se tromper.
C’est quelque chose qu’il convient d’accepter. Il faut absolument se faire vio-
lence, même si cela peut provoquer une certaine angoisse. Il y a une quinzaine
d’années, je me rappelle avoir parlé à un jeune homme atteint d’autisme. Il
passait le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre à lire toutes
sortes de magazines. Il était persuadé qu’il pourrait y puiser suffisamment
d’informations pour que ses activités cognitives soient les mêmes que si elles
étaient motivées et conditionnées par une insertion sociale particulière. Il ne
comprenait pas à quel point il était important qu’il sorte de son isolement,
qu’il parte à la découverte du monde extérieur et qu’en aucun cas une pile de
livres ne pouvait remplacer l’interaction en face à face.
C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Il ne faut pas hésiter à sortir dans
le monde et à expérimenter, quitte à faire des erreurs. On pourrait voir là
une règle non écrite des relations sociales spécialement destinées aux indivi-
dus porteurs d’autisme. Or, je ne suis pas convaincue qu’elle soit suffisam-
ment expliquée aux enfants avec autisme dans la mesure où les neurotypiques
peuvent apprendre par observation, grâce à leurs lectures ou encore de l’ex-
périence des autres. La plupart des personnes atteintes d’autisme en sont
incapables.
Quand j’étais petite, il m’était très difficile de faire face à des situations nou-
velles en raison de l’angoisse qu’elles généraient chez moi, mais ma mère me
poussait à faire toutes sortes de choses. Un été, elle a dû insister pour que
j’aille en vacances chez ma tante Ann dans son ranch. Je n’avais aucune envie
d’y aller, mais ma mère m’a dit que si je ne m’y plaisais pas, je pourrais toujours
rentrer au bout de deux semaines. Finalement, j’y ai passé tout l’été. J’étais
inquiète car je ne savais pas ce qui allait se passer – mais tous les enfants sont
inquiets, dans une certaine mesure, lorsqu’ils sont confrontés à des situations
nouvelles. C’est une réaction tout à fait normale et naturelle qui n’est pas
nécessairement liée à l’autisme.
Quelque temps plus tard, ma mère avait décidé de réaménager la cuisine et je
l’aidais dans cette tâche. Elle voulait que je me rende toute seule à la scierie,
mais je n’avais pas du tout envie de le faire. Elle m’a forcée à y aller. Elle a dit :
«"Pleure tant que tu voudras"! Tu vas aller à la scierie et acheter tout ce dont
nous avons besoin."» Cela peut paraître dur, mais elle savait de quoi j’étais

202
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

capable et ne tolérait pas que je me dérobe sous prétexte que j’avais peur de
commettre des erreurs. Chaque fois que j’accomplissais ce genre de chose,
mon amour-propre s’en trouvait renforcé"; j’avais la preuve que je pouvais
gérer de nouvelles situations.
Ma mère savait quand elle devait me forcer et quand il valait mieux ne pas
insister et, dans la plupart des cas, elle ne me poussait pas à affronter des
situations qui exigeaient une trop forte interaction sociale. Certes, je devais
parler à l’employé de scierie, mais il s’agissait là d’une conversation assez
simple que l’on m’avait apprise et que j’étais par conséquent capable de tenir.
Mon séjour au ranch ne se résumait pas non plus à une activité purement
sociale"; j’avais diverses tâches à accomplir.
Je pense qu’aujourd’hui, les parents sont en grande partie responsables de
l’anxiété sociale de leurs enfants car ces derniers se trouvent confrontés
très tôt à des situations sociales d’envergure alors qu’ils ne sont pas prêts
et n’ont qu’une maîtrise limitée des habiletés sociales. Ils ne savent absolu-
ment pas de quoi ils sont capables et la notion d’estime de soi leur est
encore totalement étrangère. De nombreux parents sous-estiment la diffi-
culté et la complexité des situations sociales pour certains enfants porteurs
d’autisme. Ainsi, les données qui s’accumulent sur leur disque dur se rap-
portent principalement à ce qu’ils ne savent pas bien faire. Tout ceci va à
l’encontre de la réussite des enfants. S’ils ne gardent aucune trace de leurs
réussites, ils reproduiront sans cesse les mêmes erreurs puisqu’ils utilise-
ront les données présentes sur leur disque dur et n’auront pas la moindre
chance d’évoluer. Cela me fait penser à une mauvaise programmation dont
il est impossible de s’extirper. Ils ne disposent d’aucun modèle qui leur
indique ce qui est positif et efficace.
Au sein de la population autiste, ce problème est bien plus courant que
l’entourage – parents et enseignants compris – ne l’imagine. La banque de
données de ces enfants regorge principalement d’expériences malheu-
reuses, ce qui est à la fois déprimant et démotivant pour eux. Ils finissent
par abandonner tout effort d’acquérir un jour les habiletés indispensables à
un bon fonctionnement en société parce qu’ils ne voient tout simplement
pas comment ils peuvent s’en sortir, comment il leur est possible de faire
bouger ou d’améliorer les choses –  et les adultes qui les entourent ne
changent pas leurs façons de faire dans l’optique de leur donner une chance
de réussite. C’est pourquoi j’insiste sur l’importance d’un enseignement pra-
tique et structuré : les personnes atteintes d’autisme ont besoin d’apprendre
comment elles doivent se comporter et ce qu’elles doivent dire en fonction
des situations. Il est indispensable de leur répéter les choses inlassablement
jusqu’à ce qu’elles disposent d’une quantité suffisante d’informations de
qualité sur leur disque dur et ainsi commettent de moins en moins d’erreurs.
L’idéal est qu’ils bénéficient de ce type de formation dès le plus jeune âge
car c’est là qu’elle s’avère la plus efficace. Enseignez-leur ce qu’ils doivent
faire plutôt que de concentrer vos efforts sur ce qu’ils ne doivent pas faire";

203
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

peut-être que si les parents et les adultes en général s’imposaient toujours


cette règle, les enfants trouveraient la motivation nécessaire pour acquérir
les compétences sociales qui leur font tant défaut. Encore une fois, il n’est
pas dans mes intentions de mettre à mal les efforts des adultes, mais sim-
plement de faire remarquer que je rencontre encore trop d’adultes qui
n’entendent rien au mode de pensée des individus porteurs d’autisme et qui
en sont encore à utiliser un système fondé sur la punition lorsqu’ils tra-
vaillent avec ce type de public. Tant que cette erreur ne sera pas corrigée,
les enfants, les adolescents et les adultes atteints d’autisme continueront à
souffrir.

Si l’acquisition de compétences et l’estime de soi ne constituent pas une


priorité, il n’y a aucune chance que les personnes avec autisme se sentent
à l’aise lors de l’apprentissage des codes sociaux. Très vite, les enfants se
laissent envahir par la peur et l’angoisse à l’idée de s’aventurer hors de leur
univers et finissent par s’opposer à la moindre interaction sociale. Souve-
nez-vous que pour beaucoup d’enfants porteurs d’autisme, la moindre
erreur prend vite des proportions démesurées. Ainsi, ils se sentiront très
mal suite à une erreur, même minime. Commencez par favoriser une
bonne estime de soi dans un environnement positif et salutaire. Ces fon-
dations vont leur permettre par la suite de traverser les moments difficiles
où les règles des relations sociales deviennent bien plus compliquées à
déchiffrer et à comprendre.

Comme pour toutes les règles dont il est question dans cet ouvrage et les
expériences personnelles qui y sont relatées, notre objectif est que vous par-
veniez à mieux appréhender les individus atteints d’autisme, leur mode de
pensée et la manière dont cette façon de penser influe sur leur capacité à
vivre au quotidien dans la société. Nous souhaitons que les parents et les
enseignants puissent accompagner les enfants avec autisme vers la vie adulte
de sorte qu’ils soient autonomes, qu’ils exercent un emploi satisfaisant et
qu’ils soient en mesure de créer des liens avec d’autres personnes. Il y aura
des erreurs de parcours – c’est le lot de tous –, mais avec un peu de chance,
nous retiendrons tous cette règle non écrite des relations sociales stipulant
que : ce qui importe le plus n’est pas l’erreur en soi, mais la façon dont nous
réagissons au moment où nous prenons conscience de notre erreur. Sean
a appris que, dans bien des cas, il est préférable d’en rire car cela permet de
relativiser plus rapidement.

204
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

Sean se confie
Je souhaiterais apporter quelques précisions
quant au fait de rire de ses erreurs. Je ne
parle évidemment pas des situations pour
lesquelles il convient d’adopter une réac-
tion sérieuse. Imaginons que vous percu-
tiez quelqu’un sans faire exprès avec
Rire avec une personne
votre caddy dans un supermarché. Il ne est une chose, se moquer
serait pas très correct de vouloir dédra- d’elle en est une autre.
matiser l’incident par la plaisanterie. Dans
une telle situation, la meilleure chose à
faire serait de présenter des excuses et de
s’assurer que la personne va bien. Ce n’est
qu’à cet instant que vous pourriez en rire, en
fonction bien sûr de la réaction et de l’humeur de la
personne que vous avez bousculée.
Il est également important de faire la distinction entre le rire que je qualifie-
rais de «"gentil"» et le rire «"méchant"». Rire avec une personne (ou de ce
qu’elle dit avec un humour manifeste) est une chose, se moquer d’elle en est
une autre.

En règle générale, une petite dose d’humour suffirait à dédramatiser la


plupart des erreurs courantes que l’on commet et des situations incon-
fortables auxquelles nous devons faire face au quotidien, pour peu qu’on
soit disposé à se détendre un peu. En outre, une personne qui n’hésite
pas à se prendre elle-même en dérision est plus plaisante aux yeux des
autres qu’une personne suffisante ou très négative. J’ai beaucoup de mal
avec les gens qui se mettent facilement en colère, qui sont constamment
d’humeur maussade ou qui se vexent pour un rien. Ces gens-là se
plaignent sans cesse, mais ne font rien pour que les choses bougent. Ce
n’est pas que je ne me soucie pas d’eux"; c’est juste qu’en leur présence,
je me vide de mon énergie et cela m’affecte tout autant qu’eux. Il n’y a pas
que le rire qui soit contagieux. C’est aussi le cas de la tonalité négative
des émotions et des sentiments. On a beau déployer tous les efforts
possibles pour tenter de dissimuler notre humeur exécrable, les autres la
ressentent forcément, même s’ils ne disent rien. Je pense donc que la
meilleure attitude à adopter est de tout faire pour y remédier sur-le-
champ voire de prendre les mesures qui s’imposent pour éviter qu’elle ne
s’installe.

205
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Il est un autre cliché selon lequel le rire est contagieux. Il m’est déjà arrivé de
me retrouver dans des situations festives où l’humeur est généralement
joviale et où les gens s’amusent, rient et discutent, et de rire à mon tour alors
que personne n’avait dit quoi que ce soit de drôle. Je me laisse entraîner par
l’ambiance et je fais comme tout le monde. De même, il m’est arrivé de rire à
maintes occasions lorsque quelqu’un voulait faire de l’humour sans pour
autant y parvenir. Le rire a la particularité d’être communicatif.
Quand on rit des autres en revanche, c’est tout l’inverse qui se produit. C’est
blessant et totalement déplacé, comme le fait de rire à un enterrement ou
quand quelqu’un trébuche sous nos yeux. C’est d’ailleurs le cas pour toutes
les situations ou circonstances qui mettent une personne mal à l’aise ou qui
provoquent d’autres ressentis négatifs alors qu’il n’était pas dans son inten-
tion de faire rire. Rire des autres revient à se moquer d’eux et personne n’aime
être la risée des autres.
Mes parents m’ont expliqué toutes ces choses pendant des années. J’ai fini
par bien comprendre que tout le monde se moque éperdument des petites
erreurs sans conséquence"; nous en faisons tous, que nous soyons autistes ou
pas. Mais il est des personnes qui accordent une grande attention à la manière
dont on réagit une fois que l’on a pris conscience de nos erreurs. C’est cette
réaction qui a un réel impact sur les autres et dont ils se souviennent.

En guise de conclusion, Sean tenait également à souligner à quel point il est


important d’accepter les erreurs que l’on a faites dans le passé, de se pardon-
ner pour ces erreurs et de trouver le moyen d’aller de l’avant. Nombre d’indi-
vidus avec autisme restent en proie à la culpabilité et au remords toute leur
vie durant pour des erreurs commises il y a bien longtemps. Les plus doués
d’entre eux, capables de se souvenir des détails de plusieurs centaines de
thèmes, gardent également toutes leurs erreurs en mémoire, même les plus
insignifiantes. Mais, comme vous pourrez le constater grâce à ces derniers
passages de Sean, la culpabilité ne concerne pas uniquement les erreurs que
l’on commet avec les gens.

Sean s’exprime
La honte et la culpabilité qui ont découlé de mon expérience en tant qu’assis-
tant d’éducation en maternelle m’ont poursuivi pendant plus de quinze ans.
J’ai beaucoup discuté de cela avec ma mère et, suite à l’une de nos conversa-
tions, elle a eu une idée de génie.
- «"Et si tu te renseignais pour devenir mentor ? », m’a-t-elle suggéré un jour.
- «"Je ne sais pas"», lui ai-je répondu. «"Tu crois que je serais à la hauteur"?"»
D’abord réticent à cette idée, j’ai finalement décidé de m’y essayer. J’ai donc
complété les formulaires requis et suite à cela, on m’a confié un jeune garçon

206
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

de neuf ans qui avait perdu sa mère alors qu’il n’avait que quatre ans et dont
le père était absent. Durant les premiers mois, je n’étais pas très à l’aise en
compagnie de Ron parce que j’avais peur de mal faire ou de dire des choses
inappropriées. Je m’appliquais également à ne pas utiliser les mêmes
méthodes que celles dont je me servais quand j’étais assistant d’éducation.
Mais les vieilles habitudes ont la vie dure.
Chaque année, l’organisme local des mentors organisait une fête de Noël au
cours de laquelle chaque enfant recevait un cadeau. Une dispute a éclaté
entre Ron et un autre enfant et j’ai tenté d’intervenir comme médiateur. Mais
comme je ne parvenais pas à rétablir la paix, j’ai décidé de ne plus prêter
attention à la situation et j’ai fait mine de ne pas remarquer l’hostilité crois-
sante entre les deux garçons. Cette stratégie n’a pas remporté le succès
escompté et je n’ai eu d’autre choix que de crier après eux, chose que je fai-
sais souvent à l’époque où je travaillais avec des enfants quelques années
auparavant.
L’atmosphère était tendue dans la voiture quand j’ai raccompagné Ron chez
lui. Il n’était pas content de la manière dont j’avais géré la dispute et j’étais
furieux contre moi-même. L’agence exigeait que chaque mentor voie son
petit protégé au moins une fois par semaine, mais j’ai dit que j’étais en dépla-
cement les trois semaines qui ont suivi cet incident malencontreux. Je n’avais
pas le courage de me retrouver face à Ron car ma réaction pitoyable à la fête
de Noël m’avait convaincu que les choses n’avaient pas changé et que j’étais
toujours un raté.
Mais je ne pouvais pas «"être en déplacement"» toute ma vie. Je me suis dit
qu’il fallait absolument que je surmonte cet incident et j’ai appris, par la même
occasion, cette règle sociale non écrite : la fuite ne résout pas les problèmes.
J’ai téléphoné à Ron pour lui proposer d’aller faire du patin à roulettes, suite
à quoi on irait manger une glace quelque part afin de passer un peu de temps
tous les deux. On s’est vraiment bien amusé et nos rapports se sont nette-
ment améliorés grâce à cette initiative. Plus je me détendais et procédais aux
ajustements nécessaires, plus les liens d’amitié qui nous unissaient se conso-
lidaient. En 1998, j’ai été nommé meilleur mentor de l’année pour la région de
Youngstown. Étant donné que Ron a plus de seize ans maintenant, je ne suis
plus son mentor mais nous sommes restés bons amis.
Quand j’étais petit, je rêvais d’avoir un chien, en partie parce que je m’imagi-
nais qu’il me serait plus facile d’établir un contact avec un animal qu’avec une
personne. J’avais passé beaucoup de temps avec le chien de mes grands-
parents"; il m’obéissait au doigt et à l’œil et ne réagissait pas de façon négative
quand j’allais vers lui. J’avais à peine sept ans le jour où nous sommes allés
chez le dentiste et sommes revenus à la maison avec un chiot et non du fil
dentaire ou une nouvelle brosse à dents. J’étais aux anges. Au début, je trai-
tais Molly avec le plus grand soin, mais à mesure que je grandissais, je me
servais d’elle uniquement pour satisfaire mes compulsions. Je devais avoir dix
ou onze ans quand je me suis mis à la tourmenter comme je tourmentais

207
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

parfois les gens, et ce dans le but d’obtenir une réaction prévisible. Molly avait
un endroit favori où elle aimait se prélasser dans notre salle à manger. Elle se
couchait par terre et une partie de son corps était étendu sous une chaise.
Cela m’amusait beaucoup de m’approcher d’elle furtivement, de la pousser au
niveau du dos et de la regarder quitter précipitamment sa place pour trouver
refuge dans une autre pièce. Plus je le faisais et plus sa réaction était prévi-
sible, ce qui ne faisait qu’attiser mon désir de continuer.
Mes parents ont fini par s’apercevoir de mes agissements et m’ont prié de
cesser de tourmenter ce pauvre chien. La crainte de me faire prendre ne m’a
en rien dissuadé et j’ai continué. Même si, d’une certaine manière, je savais
que ce que je faisais était mal, mes compulsions étaient si fortes que je res-
sentais la nécessité de répondre à mon besoin d’être face à un résultat prévi-
sible et d’exercer un contrôle sur ledit résultat. Au fil du temps, mes parents,
de plus en plus furieux, m’ont défendu d’entrer en contact avec Molly.
Il s’est passé peu ou prou la même chose avec notre deuxième chien, McGill,
un Berger allemand. Il était adorable et très affectueux et je me suis tout de
suite senti attiré par lui, du moins au début. Mais le ciel s’est vite assombri au
moment où j’ai réalisé que mon chien bénéficiait d’un immense traitement de
faveur de la part de mes parents et de ma sœur, ce qui était loin d’être mon
cas. J’avais douze ans quand nous avons eu McGill et il a fait partie de la
famille pendant dix ans. Durant ces dix années, il a été l’objet de leur amour et
de leur affection alors que j’étais celui qu’on réprimandait, qu’on rejetait et
qu’on punissait constamment. C’est alors qu’il m’est apparu très clairement
que mes parents – et surtout ma mère – aimaient notre chien plus qu’ils ne
m’aimaient moi et c’est à ce moment-là que la jalousie et la colère se sont
progressivement emparées de moi.
En moins d’un an, j’ai fini par détester ce chien. Mon affection s’était transfor-
mée en colère et il m’arrivait même de le maltraiter de temps à autre. J’avais
accumulé une telle rancune envers McGill que chaque fois que je le trouvais
dans ma chambre, je criais après lui pour qu’il sorte. Parfois, j’allais même
jusqu’à le frapper si fort qu’il poussait un cri perçant. Malgré le traitement
cruel auquel je le soumettais, McGill recherchait toujours mon amour et mon
attention. Pour ma part, j’avais choisi de l’ignorer.
Peu de temps avant mon déménagement dans l’Ohio en 1984, il a commencé
à avoir de l’arthrite au niveau des pattes arrière et est mort peu après. Quand
il nous a quittés, j’avais bien avancé dans mon combat contre l’autisme. Ma
colère à son égard avait nettement diminué, mais la culpabilité que je ressen-
tais suite aux mauvais traitements que je lui avais fait endurer ne cessait de
croître. Cette culpabilité ne m’a pas quitté et un jour, huit ans après sa mort,
je suis tombé sur un album contenant plusieurs photos de lui et j’ai fondu en
larmes.
Après avoir séché mes larmes, je me suis aperçu qu’il me faudrait du temps
pour apaiser ce sentiment de culpabilité. D’une manière ou d’une autre, j’allais
devoir canaliser toutes ces émotions négatives. J’ai donc cherché dans l’an-

208
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

nuaire les numéros de téléphone de divers refuges pour animaux dans les
environs. Après plusieurs appels, j’en ai finalement trouvé un qui hébergeait
temporairement des chiens et des chats en attente d’adoption. Je savais que
le refuge en question cherchait des volontaires donc je me suis proposé.
Huit ans plus tard, je retire toujours autant de joie et de satisfaction dans
cette activité à laquelle je me livre une fois par semaine. Je m’occupe des
chiens en m’assurant qu’ils ont suffisamment de nourriture et d’eau et je
trouve même le temps de donner à chacun d’entre eux tout l’amour et toute
l’attention que j’aurais dû donner à McGill.

Une règle non écrite des relations sociales est qu’il faut savoir se pardon-
ner à soi-même. Le sentiment de culpabilité peut être dévastateur, sur-
tout s’il nous envahit des années durant. Il est parfois impossible de
réparer les erreurs du passé, mais dans bien des cas, nous pouvons panser
les blessures qu’elles ont engendrées en nous.

Bien sûr, je ne peux pas ramener notre Berger allemand à la vie, mais le fait de
donner de mon temps au refuge m’a permis de canaliser ma tristesse et mon
sentiment de culpabilité de manière constructive, ce qui m’a véritablement
apaisé. Je ressens encore une profonde tristesse quand je repense à la façon
dont je l’ai traité, mais cela me réconforte de savoir que, désormais, je serais
capable de m’occuper de lui correctement. Grâce à McGill, j’ai appris une règle
sociale tacite primordiale qui rejoint celle qu’on a exposée au début de ce
chapitre : l’erreur est humaine!; elle ne doit en aucun cas nous pourrir la vie.

Réflexions de Sean (2017)


On dit souvent que lorsqu’une célébrité a des démêlés avec la justice, qu’il
s’agisse d’un chef d’entreprise, d’un athlète de renom ou de toute autre per-
sonnalité éminente et riche, c’est sa tentative d’étouffer l’affaire plus que le
méfait commis qui lui attire des ennuis. De nombreux exemples permettent
d’ailleurs d’accréditer cette thèse et de ce schéma naît un corollaire servant à
étayer notre troisième règle : il est tout aussi normal et inévitable de faire
des erreurs que de respirer et de manger, donc la seule chose qui importe
est d’être capable d’en assumer les conséquences.
Enfant, et même bien plus tard encore, j’avais une peur récurrente  : celle
d’être un jour submergé par mes erreurs, peu importe leur degré de gravité et
leur portée. L’estime que j’avais de moi était si fragile, si instable que chacune

209
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

de mes erreurs, combinée à l’ensemble des défauts qui me caractérisaient et


dont j’étais tristement conscient, venait renforcer dans ma tête l’idée que je
n’avais que peu de valeur et que mes failles étaient bien réelles. Vous com-
prendrez donc que la moindre de mes erreurs, comme un mauvais raisonne-
ment lors d’un devoir de maths, était pour moi comparable à l’incapacité d’un
ouvrier à garder la cadence devant une chaîne de montage de voitures, entraî-
nant ainsi l’arrêt momentané de la production. C’est pourquoi je m’appliquais
presque toujours à nier mes erreurs ou à les dissimuler, ce qui, comme me le
faisaient remarquer mes parents, avait pour unique conséquence d’aggraver
les choses. Paradoxalement, je provoquais souvent la catastrophe que j’avais
si vaillamment essayé d’éviter.
Aujourd’hui, bien que je redoute toujours de commettre des erreurs, mon
appréhension s’est peu à peu estompée, à tel point que je suis parvenu à
m’extirper de l’emprise de l’autisme à l’âge adulte. À certains égards, je dirais
que le métier de journaliste est idéal pour moi, et ce pour deux raisons : pre-
mièrement, parce que je suis constamment en interaction avec toutes sortes
de personnes dans des contextes divers et variés, il me faut maintenir mes
habiletés sociales à jour et y apporter des ajustements constants. Deuxième-
ment, je ne couvre jamais deux évènements identiques et n’écris jamais deux
articles qui se ressemblent, c’est pourquoi le risque d’erreur (plus ou moins
flagrante) est toujours conséquent. Je ne suis jamais à l’abri d’une erreur por-
tant sur un fait, une date, une somme d’argent, un nom de famille ou même
un récit. Et pourtant, la profession me rend plus fort car à chaque fois que l’un
de mes articles paraît dans le journal sans qu’aucun changement ou presque
n’y ait été apporté, cela me conforte dans l’idée que j’ai bien fait mon travail.
Je ne suis évidemment pas en train de dire qu’au cours de mes seize années
de carrière, je n’ai jamais fait la moindre erreur car comme tout le monde, je
suis loin d’être parfait. Ce qui est sûr, c’est que ma réaction est autrement plus
saine désormais lorsque je commets une bévue.
Il y a quelques années de cela, j’ai couvert une cérémonie solennelle qui ren-
dait hommage aux policiers tués en service au cours des cent dernières
années. Il me semblait important que les lecteurs retiennent le nom de ces
policiers, c’est pourquoi j’ai pris l’initiative d’ajouter à mon article une image
comportant l’ensemble des noms et le service dans lequel chacun avait
exercé.
Aussitôt après la parution de mon article, j’ai reçu un courriel de mon rédac-
teur en chef stipulant qu’un policier présent à la cérémonie l’avait contacté
pour signaler une erreur que j’avais commise au sujet du service dans lequel
l’un des policiers tués avait exercé. À cette annonce, je suis monté en pres-
sion, mon pouls s’est accéléré et la panique s’est emparée de moi. Je dois
avouer que, l’espace d’un instant, j’ai failli céder à la tentation de dissimuler
mon erreur ou pire, de rejeter la faute sur quelqu’un d’autre.

210
3. L’erreur est humaine et ne doit en aucun cas nous pourrir la vie

Après avoir lu courriel de ce monsieur, mon sentiment de culpabilité ne s’est


pas estompé car je craignais d’avoir manqué de respect à ses yeux au défunt
officier de police. Lorsque j’ai recouvré mes esprits, je lui ai téléphoné et ai
reconnu mon erreur. Je lui ai assuré qu’il s’agissait d’une erreur involontaire et
l’ai remercié de m’en avoir averti afin que je puisse apporter les corrections
nécessaires. Il a beaucoup apprécié mon geste.
Il va sans dire que cette approche a permis d’atténuer les effets de la situation.
Le lendemain, un démenti est également paru dans le journal. Le problème a
donc été résolu de la meilleure façon qui soit, ne laissant aucune place au déni
et à l’attitude défensive dont j’avais si souvent fait preuve auparavant.
Selon Jennifer Schmidt, « les notions de justesse et d’erreur n’ont rien à voir
avec celles de bien et de mal car elles nous apprennent quelque chose.
Chaque fois que nous y sommes confrontés, elles nous aident à devenir meil-
leurs. C’est en tout cas ce que j’explique à mes élèves qui ont besoin de com-
prendre le pourquoi des choses ». Cette éducatrice au lycée de Beavercreek
dans l’Ohio a mis en place une formation, Peer Spectrum, aidant au dévelop-
pement des habiletés sociales pour les élèves avec autisme.
J’ai également appris une autre réalité, même si je n’en ai pas encore totalement
assimilé la subtilité. Parfois, on a beau faire tout ce qui est en notre pouvoir pour
réparer une erreur, ce n’est pas forcément suffisant aux yeux de la personne
blessée. Je sais pertinemment que je pourrais me retrouver un jour dans une
situation où, malgré tous mes efforts, la personne me garderait rancune. Aussi
difficile que cela puisse être de l’accepter et de réaliser à quel point cette situa-
tion m’affligerait, j’ai fini par comprendre que je ne pouvais contrôler personne
d’autre que moi. Si, malgré tous les efforts mis en œuvre pour me racheter
quelqu’un continue de m’en vouloir, c’est son problème, pas le mien. Je ne peux
forcer personne à faire quoi que ce soit. C’est avec l’âge que j’ai fini par com-
prendre cette leçon de vie qu’il serait, selon moi, judicieux d’enseigner à un
moment propice de l’apprentissage pour le bien de nos amis porteurs d’autisme.
En somme, aussi rafraîchissante que l’idée puisse paraître, il est malheureuse-
ment très rare qu’une personne ayant commis une erreur l’admette sans faux-
semblant, sans autoglorification et sans volonté de produire des
comportements en réponse aux attentes d’autrui. En effet, admettre ses
erreurs n’est pas forcément plaisant. Cela s’apparente pour moi à la douleur
ressentie lorsque l’aiguille pénètre dans les veines au moment de la piqûre ou
au goût écœurant d’un médicament lors de son ingestion, deux choses géné-
ralement désagréables. Ceci étant dit, il est plus facile de subir un désagré-
ment de courte durée si l’on sait qu’il faut en passer par là pour accéder au
bien être durable ; reconnaitre ses erreurs, c’est gagner en sérénité.

211
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Principaux points à retenir


• Nous sommes nombreux à vouloir tendre vers la perfection, mais
pour ce qui est de l’enfant ou de l’adulte porteur d’autisme, la néces-
sité absolue d’être parfait entrave son bon fonctionnement social.
• Chaque comportement a une fonction bien précise"; les erreurs répé-
tées peuvent provenir d’une mauvaise compréhension de la requête
ou du comportement adéquat. Il convient donc de s’assurer que tout
est bien compris.
• Adoptez une attitude positive et proactive lorsque vous enseignez :
montrez à l’enfant ce qu’il doit faire, expliquez-lui quel est le compor-
tement le plus approprié en fonction de la situation.
• Veillez à ce que les retombées soient significatives et correspondent
à l’intensité de l’erreur commise.
• Aidez l’enfant à faire la différence entre les erreurs que l’on commet
lorsqu’on ne donne pas le meilleur de soi-même et celles qui sur-
viennent quand on ne fournit aucun effort. La réaction des gens varie
selon ces deux cas de figure.
• Lorsqu’ils se trouvent confrontés à des situations nouvelles ou diffé-
rentes de celles auxquelles ils sont habitués, les individus atteints
d’autisme ont besoin d’un peu plus de temps pour procéder au traite-
ment de cette expérience. Vous pouvez leur faciliter la tâche en leur
indiquant les détails importants qui vont les aider à se repérer.
• Séparez la personne du comportement : aidez l’enfant porteur d’au-
tisme à comprendre que l’erreur concerne ce qu’il dit ou ce qu’il fait
mais en aucun cas qui il est.
• L’indécision récurrente découlant d’une crainte réelle de se tromper
explique pourquoi les personnes avec autisme tournent souvent en
rond et n’avancent guère.
• Soyez à l’écoute de vos propres comportements et observez com-
ment vous réagissez lorsque vous commettez des erreurs. Les enfants
imitent ce qu’ils voient"!

212
Rè gle n o 4
4.

L’honnêteté et
la diplomatie sont deux
concepts différents
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

L
’une des caractéristiques communes à la quasi-totalité des enfants et
des adultes atteints d’autisme est la franchise absolue avec laquelle
ils répondent à une question qui leur est posée ou donnent leur avis
sans forcément y avoir été invités. Il n’y a pas un parent, un enseignant, un
orthophoniste, un ergothérapeute, un psychothérapeute ou un directeur
d’école qui ne soit en mesure de vous raconter une ou deux anecdotes à ce
propos. Dans certains cas, l’honnêteté de l’enfant déclenche un fou rire ou fait
simplement sourire, alors que dans d’autres, elle peut être involontairement
blessante.
Nous encourageons les enfants avec autisme à prendre part à des situations
sociales. Nous les récompensons pour leurs efforts de communication ver-
bale. La société attache une grande importance à l’honnêteté et, lorsque nous
transmettons nos valeurs à nos enfants, nous leur apprenons souvent que
«!l’honnêteté est la plus grande des vertus!» ou utilisons d’autres variantes de
cet axiome intemporel comme par exemple : «!il faut toujours dire la vérité!».
Mais derrière ces mots simples, il existe une foule de variantes et d’exceptions
qui confirment la règle, ce qui sème inévitablement le chaos dans la vie des
individus porteurs d’autisme.
Au cours de leur développement social, les neurotypiques apprennent tout
naturellement à faire la différence entre l’honnêteté et la diplomatie, ce qui
explique pourquoi on a tendance à négliger l’importance que revêt l’ensei-
gnement structuré de cette distinction dans les programmes de compé-
tences sociales destinés aux enfants et aux adultes atteints de troubles du
spectre autistique. On leur apprend à tenir compte du point de vue d’autrui
et à comprendre les émotions et le ressenti des autres au cours de l’interac-
tion sociale, mais on opère rarement une distinction suffisamment claire
entre ces deux concepts afin de permettre aux jeunes enfants avec autisme
de les assimiler.

Temple prend la parole


Nous étions très jeunes, ma sœur Izzy et moi, quand ma mère a commencé à
nous enseigner les différentes habiletés indispensables au bon fonctionne-
ment en société. Parmi ces «!règles de politesse!», comme je les ai appelées
plus tard, il y avait celle selon laquelle il me fallait admettre que les autres
personnes avaient, elles aussi, des idées et des ressentis qui leur étaient
propres et qui pouvaient être différents des miens. Ces règles de politesse

214
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

n’étaient pas négociables!; il s’agissait du comportement conforme aux


attentes de la société et je devais m’y plier, au même titre que les autres
enfants qui ont grandi dans les années 50 et 60. Il importait peu que je com-
prenne pourquoi je devais me conduire de la sorte. L’essentiel était que je me
soumette à ces règles.
Quand j’étais petite, je mettais systématiquement des mots sur tout ce qui se
trouvait en face de moi. Par exemple, je pouvais très bien aborder une per-
sonne que je ne connaissais pas et lui demander pourquoi elle avait une
grosse verrue sur le nez ou montrer du doigt une femme corpulente et me
mettre à rire. Je faisais toutes sortes de commentaires désobligeants, ce qui
me valait souvent des ennuis. Ces comportements étaient qualifiés de
«!déplacés!» par ma mère et elle me faisait clairement comprendre que ce
n’était ni poli, ni gentil d’agir ainsi. La politesse n’avait absolument rien à voir
avec l’honnêteté.
Ma mère me répétait sans cesse qu’il n’était pas correct de fixer du regard une
personne handicapée, de se moquer des dames replètes, de faire remarquer
que quelqu’un a une grosse verrue sur le visage, et bien d’autres choses du
même acabit. Elle attachait une telle importance à tout cela que je n’ai guère
eu de mal à distinguer les conduites appropriées de celles qui ne l’étaient pas.
En outre, elle nous emmenait partout où elle allait, si bien que j’ai pu m’exercer
en maintes occasions. C’est par tâtonnement que j’ai appris les règles de poli-
tesse!; chaque fois que je me montrais impolie, il y avait des retombées qui ne
me plaisaient pas. Cela n’avait rien à voir avec l’apprentissage des bonnes
manières à table car ma mère se contentait de corriger mes erreurs et de
m’expliquer quel était le comportement le plus adapté. En revanche, les situa-
tions impliquant d’autres personnes, avec tous les ressentis et autres émo-
tions que cela suppose, n’étaient pas sans conséquence – des conséquences
plus lourdes.
Être honnête, c’était ne pas mentir ou duper. C’était aussi ne pas taire une
bêtise que l’on avait faite, comme le jour où j’ai volé un camion de pompier
à l’anniversaire d’un petit voisin. C’est à ce moment-là que le concept
d’honnêteté a fait son apparition dans notre maison. Mon petit frère devait
avoir dix ans quand il a volé une ampoule électrique à la quincaillerie. Ma
mère est retournée dans le magasin avec lui et a informé le propriétaire
que son fils avait quelque chose à lui dire. Elle a ensuite poussé mon frère
dans le bureau avant de fermer la porte. Elle l’a laissé seul avec le proprié-
taire du magasin afin qu’il lui explique qu’il avait volé une ampoule. Voilà ce
qui arrivait.
Dans l’éducation que j’ai reçue, la catégorie «!impolitesse!» englobait, entre
autres choses, les remarques désobligeantes que l’on pouvait faire à propos
de l’apparence des gens. Quant au vol et au mensonge, ils appartenaient tous
deux à la catégorie «!honnêteté!». J’ai ainsi pu intégrer très vite que l’honnê-
teté et la diplomatie étaient deux notions différentes. Je pense que cela m’a
permis d’apprendre les règles de politesse plus facilement étant donné que

215
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

les comportements qu’on attendait de moi étaient très clairement définis et


donc faciles à assimiler, contrairement aux concepts très compliqués que
sont l’honnêteté et le mensonge. En outre, les règles de politesse m’ont aidée
à me faire accepter par les autres enfants et à bien me conduire en société,
quel que soit le contexte.

La civilité peut apparaître comme une chose sans grande importance qui
passe souvent inaperçue lorsque les enfants ou les adultes en font
preuve, mais quand ce n’est pas le cas, ils se font remarquer. C’est pour-
quoi j’estime qu’il est primordial que les parents fassent bien la distinc-
tion entre les habiletés sociales et la capacité de l’enfant à faire le lien et
à s’attacher aux autres et qu’ils n’hésitent pas à inculquer ces compé-
tences sociales à leur enfant dès le plus jeune âge. Ils ouvrent ainsi la
porte à l’interaction sociale sans laquelle la capacité à établir des liens
affectifs est fort compromise.

Sean a lui aussi grandi dans un environnement familial où l’on valorisait l’hon-
nêteté, la politesse et le respect des sentiments d’autrui. Mais contrairement
à Temple, la propension de Sean à tout prendre au pied de la lettre ainsi que
sa volonté d’être toujours honnête ont donné lieu à des comportements qui
étaient, la plupart du temps, considérés comme impolis ou inadaptés.

Sean raconte
En tant qu’écrivain, j’ai horreur d’utiliser les clichés et je leur préfère leur
contraire. Ainsi, quand je dis que l’honnêteté n’est pas toujours la meilleure
option, non seulement j’apprécie tout particulièrement de mettre ce dicton
d’une banalité affligeante sens dessus dessous, mais je proclame également
la vérité selon laquelle être honnête dans toutes les situations peut revenir à
faire une montagne d’un rien.
Le plus souvent, le mieux est d’être honnête en tout temps. S’il nous arrive de
faire quelque chose de mal, autant reconnaître son erreur, présenter des
excuses et, si possible, apporter les corrections nécessaires. Mais il y a des
moments où un soupçon de diplomatie vaut bien mieux qu’une bonne dose
d’honnêteté.
Je me souviens de mon onzième anniversaire comme si c’était hier. La
réaction que j’ai eue au moment où j’ai ouvert l’un de mes cadeaux reste
ancrée dans mes souvenirs. À cette époque, j’aimais tout particulièrement

216
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

les jeux de société et j’avais pour habitude de secouer le cadeau avant


même de retirer le papier d’emballage, simplement pour me faire une idée
de ce qui pouvait bien se trouver à l’intérieur. Je prenais grand plaisir à
entendre ce petit cliquetis familier qui indiquait la présence d’un jeu dans
la boîte.
Ce jour-là, j’ai secoué un paquet rectangulaire et j’ai entendu le bruit tant
attendu. Je me suis empressé de l’ouvrir sous les yeux de ma famille et de
quelques amis –  dont celui qui me l’avait offert. L’enthousiasme a très vite
cédé la place à la colère au moment où j’ai découvert ce qu’il y avait dedans. Il
s’agissait d’un jeu de Monopoly.
Je savais que les magasins de jouets proposaient
un choix considérable de jeux de société et je
ne parvenais pas à comprendre pourquoi
cette personne avait jeté son dévolu sur
quelque chose que j’avais déjà. La colère L’honnêteté la plus
et la déception avaient remplacé la joie et exemplaire et la plus
l’enthousiasme que j’avais pu ressentir irraisonnée peut faire
juste avant. beaucoup de peine
si elle est dénuée
«!Je l’ai déjà celui-là,!» ai-je dit en balan- de tout tact.
çant le jeu sur la table.
Maman et Papa m’ont entraîné dans la cui-
sine, hors de portée de voix de nos invités,
sous prétexte qu’ils avaient besoin d’aide. Très
fâchés, ils m’ont expliqué que cela ne se faisait pas de réagir de la sorte alors
que c’était très gentil de la part de cet ami d’avoir voulu me faire plaisir.
De retour dans le salon, je lui ai demandé pardon, mais l’ambiance n’était plus
la même. L’ami en question m’a dit d’un air penaud que ce n’était pas grave et
tout doucement, la bonne humeur est revenue. Ceci dit, nous n’aurions jamais
dû sombrer dans la morosité, ce qui ne se serait pas produit si j’avais fait
preuve de tact.
Dans mon mode de pensée autistique un peu compliqué, ma réaction par
rapport au choix de mon ami a été très franche car, non seulement j’avais déjà
un jeu de Monopoly dans ma chambre, mais en plus, j’étais très en colère et
déçu de ne pas avoir eu un autre jeu dont j’avais vraiment envie. Je me devais
de réagir au moment où j’ai ouvert le cadeau et l’expression de mes émotions
ainsi que les faits que j’ai fournis au sujet du jeu étaient on ne peut plus hon-
nêtes. Mais cet incident montre aussi que l’honnêteté la plus exemplaire et la
plus irraisonnée peut faire beaucoup de peine si elle est dénuée de tout tact.
J’étais incapable de prendre en compte le ressenti des autres et si l’on ajoute
à cela mon mode de pensée binaire et littéral, il devient alors évident que je
n’étais pas en mesure de comprendre en quoi ma réaction totalement inap-
propriée pouvait être blessante.

217
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Réflexions de Sean (2017)


Je me souviens de nos virées familiales en direction de la Floride comme si
c’était hier. Tous les ans, nous allions rendre visite à ma grand-mère paternelle
et à son mari. C’étaient les années 1970 et j’étais en pleine adolescence. Ils
avaient tout un groupe d’amis en compagnie desquels nous aimions dîner et
sortir. Je les appréciais tous beaucoup mais j’avais une préférence toute par-
ticulière pour un couple d’entre eux qui était très gentil avec moi et ne sem-
blait pas faire grand cas de mon comportement souvent étrange. Mais
quelque chose les concernant me préoccupait beaucoup  : ils fumaient tous
deux énormément, et plus particulièrement la femme qui, en plus, fumait ces
horribles cigarettes Lucky Strike sans filtre qui affichaient un taux de nicotine
et de goudron très élevé. Je me souviens aussi de la légère réprimande de
mes parents lorsque j’ai fait part sans ambages à Mme B. de ma préoccupa-
tion : « J’aimerais tellement que vous ne fumiez pas ! Cela vous éviterait de
mourir des suites d’un cancer du poumon. » Avec la grâce qui la caractérisait,
Mme B. a gentiment reconnu qu’effectivement, fumer n’était pas bon pour elle
et elle a manifestement été touchée par mon inquiétude à son égard.
Nous n’avons plus revu Mr et Mme B. et pendant longtemps, mes parents ont
blâmé mon attitude. J’étais persuadé qu’ils m’en voulaient parce que j’étais
allé trop loin en exprimant mon inquiétude de la sorte et que cela ne se faisait
pas. Mais j’ai fini par comprendre que là n’était pas le problème ; ce que l’on
me reprochait, c’était la manière dont je m’y étais pris, l’honnêteté désar-
mante dont j’avais fait preuve au détriment du tact. Dans ces cas-là, mieux
valait ne rien dire.
Maintenant que je suis adulte, je saisis bien la nuance entre l’honnêteté et la
diplomatie dans les relations aux autres mais à l’époque, comme nombre
d’individus avec autisme, je peinais à comprendre que les deux concepts
n’étaient pas incompatibles ; ils s’entrecroisent dans de nombreux domaines
mais pas systématiquement. Le cas de Mme B. et de sa fâcheuse manie de
fumer n’est qu’un exemple parmi tant d’autres mais chacune de ces situations
souvent embarrassantes m’a aidé à assimiler la différence entre les deux
concepts.
Je suis désormais capable de déterminer de manière infaillible quand l’honnê-
teté s’impose et quand le tact est de mise, à savoir la plupart du temps.
On peut faire preuve d’honnêteté dans les situations qui, à coup sûr,
auraient des conséquences fâcheuses pour la personne si rien n’était mis
en œuvre pour contrer l’objet nuisible.
Quand j’avais à peu près onze ans, j’ai volé un petit paquet de levure d’une
valeur de 15 centimes chez l’épicier du coin. Pour une raison que j’ignore, je
faisais une fixation sur ce type d’article et c’est cette fixation plus qu’une
intention malveillante ou un quelconque défi à relever qui m’avait poussé à

218
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

commettre ce méfait. Mais qu’importe la raison, ce que j’avais fait était inex-
cusable. Ainsi, quand mon père a eu vent de mon acte, j’ai non seulement été
contraint de parcourir les quatre kilomètres qui séparaient notre maison du
magasin à pied mais j’ai aussi dû présenter mes excuses à l’épicier. Je n’ai
jamais plus rien volé depuis. Cet incident ne laissait aucune place à la moindre
équivoque ; j’avais commis un acte répréhensible aux yeux de la société et me
montrer honnête était la seule manière de me racheter.
Mais la majorité de nos interactions dans la vie ne sont pas si claires et c’est
là que la diplomatie entre en jeu. Un autre élément clé m’a permis de mieux
comprendre les choses : je m’efforce sans cesse de développer ma capa-
cité d’écoute et j’ai conscience qu’il s’agit là de l’une de mes plus grandes
forces. Lorsque j’écoute attentivement les gens avec mon esprit, mon cœur
et mes oreilles (évitant ainsi le piège qui consiste à attendre que l’autre ait
terminé pour répondre), je me mets davantage à leur place et m’imprègne
mieux de leur ressenti, si bien qu’il m’est plus facile de faire preuve de tact
et d’empathie. En règle générale, lorsqu’une personne nous demande notre
opinion, traverse une passe difficile ou a simplement besoin d’aide et d’en-
couragements, elle n’a que faire de notre avis et de nos conseils, sachant
pertinemment comment s’y prendre. Tout ce qui lui importe est d’avoir la
certitude que l’on s’intéresse à elle et le recours à la diplomatie s’impose
dans pareil cas.
En cherchant bien, on peut toujours trouver une once de vérité ou de positi-
vité dans chaque situation ou presque, un élément qui justifie l’emploi de la
diplomatie. On peut par exemple imaginer une serveuse de restaurant dont la
journée s’est particulièrement mal passée : admettons qu’elle ait laissé tom-
ber un plateau sur lequel elle transportait des plats brûlants, servi un repas où
le poulet était trop cuit et froid, et fait attendre involontairement pendant
vingt minutes une famille de quatre personnes avant de trouver enfin le
temps de prendre leur commande. Un collègue avec autisme réalise que, mal-
gré cette mauvaise journée, la serveuse est plutôt gentille, agréable et appli-
quée. Étant donné que le tact va de pair avec l’empathie, la distinction entre
la diplomatie et l’honnêteté pourrait ressembler à cela :
 
HONNÊTETÉ
Collègue : « Tu n’étais pas dans un bon jour, dis donc. Toi qui fais si bien ton
travail d’habitude, t’as complètement foiré aujourd’hui ! »
 
DIPLOMATIE
Collègue : « Dis donc, c’est pas ta journée aujourd’hui on dirait ! Tu sais on a
tous nos passages à vide mais ça n’enlève rien au fait que pour moi, tu fais
bien ton boulot et tu es une bosseuse. »

219
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Ces deux exemples illustrant une interaction sociale simple disent essen-
tiellement la même chose mais montrent bien que les deux techniques
peuvent avoir des conséquences radicalement différentes.
Pour aider ses élèves porteurs de TSA à mieux faire la distinction entre l’hon-
nêteté et la diplomatie, Jennifer Schmidt, qui a mis en place la formation Peer
Spectrum, utilise des extraits de films dont Menteur, menteur, une comédie
de 1997 avec Jim Carrey. Grâce à ces extraits, elle leur apprend dans quelles
circonstances il peut être judicieux d’avoir recours à un petit mensonge sans
conséquence. Elle a bien conscience qu’aucun de ses élèves ne souhaite faire
de mal à quiconque intentionnellement, c’est pourquoi elle s’aide de ces
extraits pour leur faire remarquer qu’il n’y a parfois aucun mal à agir de la
sorte au nom de la politesse et du tact quand il s’agit de préserver les autres.
« Je vais même jusqu’à leur demander de dire à leurs parents que je leur ai
appris à mentir aujourd’hui en cours », ajoute-t-elle. « Bien évidemment, je me
veux ironique mais j’essaye aussi d’ouvrir le dialogue entre les élèves et leurs
parents. »

Les enfants avec autisme veulent exceller et faire les choses parfaitement, y
compris pour ce qui est de dire la vérité ou de faire respecter une règle ayant
trait à l’honnêteté. Dans certains cas, dire la vérité est tout simplement la
seule chose qu’ils sachent faire. Cette règle surgit de leur pensée dichoto-
mique sans leur laisser le moindre choix. L’enfant verbo-linguistique, plus à
même de tisser des liens et d’interagir avec les autres, endosse souvent le
rôle de «!policier de la vérité!» – s’efforçant de faire respecter ces règles de
manière absolue, sans tenir compte du contexte ou des sentiments d’autrui.
D’après eux, il s’agit là d’une qualité pour laquelle leur entourage devrait les
féliciter. Cependant, ils ne comprennent pas que le contexte social puisse
avoir un quelconque effet sur la règle et, par conséquent, les répercussions
sociales qui résultent de leur honnêteté absolue sont tout sauf positives.
Les enfants et les adultes atteints d’autisme savent-ils mentir!? Ont-ils les
compétences émotionnelles et mentales qui leur permettent de le faire!? Sur
ce point, les opinions divergent parmi les professionnels spécialistes de l’au-
tisme.

Temple nous fait part de son avis


J’entends souvent dire que les individus avec autisme sont incapables de
mentir. C’est effectivement le cas pour certains enfants!; tout dépend de leur
fonctionnement interne. Les penseurs dichotomiques, qui ont du mal à
prendre en compte le point de vue d’autrui et qui disposent d’une quantité

220
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

limitée de catégories sur leur disque dur, respecteront les règles en matière
de mensonge. Pour certains, la simple idée de ne pas dire la vérité peut être
très anxiogène et nous reviendrons sur ce point dans le passage suivant. Mais
à mesure qu’ils gagnent en autonomie et que leur pensée devient plus flexible,
l’habilité à mentir grandit elle aussi. Tony Attwood a d’ailleurs fait remarquer
que les enfants atteints d’autisme peuvent apprendre à mentir et qu’ils sont
très compétents en la matière une fois qu’ils maîtrisent les ficelles du men-
songe.
En ce qui me concerne, je sais faire la différence entre une vérité et un men-
songe et je peux mentir si j’en ai envie, mais pas spontanément. Le mensonge
requiert un séquençage plus complexe des pensées et je ne peux mentir que
si je planifie tout soigneusement à l’avance. Je m’enorgueillis de n’avoir jamais
dit de graves mensonges ou des mensonges qui fassent de la peine aux
autres, à moins bien sûr que la sécurité de quelqu’un ne soit en jeu. Je ne
mens jamais à des fins personnelles au détriment des autres!; la plupart du
temps, je le fais dans le but de contourner certaines règles bureaucratiques
vraiment stupides que notre société nous impose. Une fois, j’ai fait exprès de
manquer ma correspondance à l’aéroport parce que je voulais rendre visite à
quelqu’un. Certaines compagnies aériennes font payer 100 € si l’on souhaite
changer de vol, même s’il y a des places disponibles. Je trouve que ce sont là
de véritables inepties bureaucratiques. Je me suis donc rendue au comptoir
information de l’aéroport et j’ai expliqué à l’agent que je n’avais pas pu traver-
ser l’aéroport assez vite et que j’avais manqué ma correspondance. Il s’agis-
sait d’un mensonge, mais je m’y étais bien préparée.
Chaque fois que je mens, cela m’angoisse beaucoup!; le fait que j’avance en
âge et que j’aie de meilleures compétences en matière de raisonnement n’a
rien changé. Mais compte tenu du fait que j’ai appris à penser de manière plus
flexible et que je peux désormais hiérarchiser les actions de façon plus détail-
lée en fonction de leur importance et de leur valeur relatives, l’anxiété que je
ressentais par rapport à certaines choses n’est plus aussi forte qu’elle ne
l’était auparavant. Grâce à cette pensée catégorielle, je comprends mainte-
nant la notion de pieux mensonge selon laquelle il vaut parfois mieux occulter
la vérité plutôt qu’être parfaitement honnête.

Chez nombre d’enfants avec autisme, le fait de mentir peut générer un stress
énorme qui peut devenir paralysant, d’où l’importance pour les parents et les
enseignants de bien insister sur la différence entre le concept d’honnêteté/
mensonge et celui de courtoisie/diplomatie lorsque les enfants se trouvent
dans des situations mettant en scène d’autres personnes. Depuis plusieurs
années, Patricia Rakovic, orthophoniste dans l’état du Rhode Island, anime
des ateliers d’entraînement aux habiletés sociales pour des garçons atteints
d’autisme. Les élèves ont entre douze et quinze ans et le groupe accueille
également des garçons neurotypiques. Afin d’avoir suffisamment d’outils à

221
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

disposition pour l’élaboration de ce chapitre, nous lui avons demandé de


mettre ses étudiants à contribution et de faire en sorte qu’ils s’expriment sur
le thème de l’honnêteté. À titre expérimental, elle a divisé le groupe en deux
avec, d’un côté, les élèves atteints d’autisme et de l’autre, les neurotypiques.
Elle a ensuite demandé à chacun des deux groupes leur opinion à propos de
l’honnêteté, du fait de dire la vérité, des pieux mensonges, etc. Les réactions
différentes d’un groupe à l’autre montrent bien les disparités qui existent
entre les individus atteints d’autisme et leurs homologues neurotypiques en
matière d’honnêteté.

Patricia nous explique


Ouah!! Je n’avais pas la moindre idée de ce qui allait
se passer au moment où j’ai abordé le sujet
de l’honnêteté et du mensonge avec chacun de ces groupes. Le groupe
des garçons neurotypiques s’est immédiatement exprimé une fois le sujet
lancé. Ils ont très vite dressé la liste des personnes auxquelles ils mentiraient
ainsi que celle des choses à propos desquelles ils dissimuleraient la vérité.
La discussion a même pris des allures de jeu de rôle improvisé dès lors
qu’ils ont commencé à expliquer ce qui pourrait se produire dans telle ou telle
situation. Ils mentent principalement à leurs parents, à leurs enseignants et
à d’autres adultes lorsqu’ils commettent un méfait. Ils ont évoqué les petits
mensonges, précisant quand et face à qui ils y auraient recours. Ils ont aussi
dit qu’il ne fallait pas mentir pour des choses importantes, comme savoir que
quelqu’un qu’on connaît se drogue et n’en parler à personne. Ils en sont venus
à évoquer leurs amis et, point intéressant, ont affirmé qu’ils leur mentiraient
sur à peu près tout et n’importe quoi – ils trouvaient cela très drôle. Ils se sont
vraiment pris au jeu et ont tout particulièrement aimé décrire les signes
montrant qu’une personne ment, comme le timbre de la voix, le contact visuel,
la posture, la vitesse d’élocution, etc.
Pour ce qui est de l’autre groupe, celui des garçons atteints du SA,
la réaction a été tout autre, comme vous pourrez le constater. La plupart
d’entre eux étaient catégoriques : ils n’avaient jamais dit de mensonges.
Ils s’étaient fixé des règles qu’ils considéraient comme absolues : «!Il ne faut
mentir à personne!» ou «!Il faut toujours dire la vérité!». Ils n’avaient établi
aucune hiérarchie de l’honnêteté.
Ils ont éprouvé des difficultés à saisir le sens du concept de «!pieux
mensonge!» et, à plusieurs reprises, alors que nous étions en train de le leur
expliquer, ils nous ont dit qu’ils ne comprenaient pas. J’ai lancé l’idée d’un jeu
de rôle – chose que nous faisons souvent lors de nos ateliers de
compétences sociales – et leur ai posé la question suivante : «!Est-ce que
vous me trouvez grosse!?!», ainsi que d’autres questions du même ordre.
Même pendant le jeu de rôle, ils étaient réticents à mentir. Les publicités

222
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

qu’ils voyaient à la télévision et dont ils s’inspiraient les aidaient à participer


à certains de ces jeux de rôle, mais seuls quelques élèves étaient capables
de réagir de manière adéquate. Cependant, ils parvenaient encore
difficilement à accepter l’idée que quelqu’un puisse mentir ou encore que
le mensonge soit socialement acceptable en fonction de la situation.
Ils n’étaient manifestement pas non plus en mesure de comprendre ou
de déceler même le plus évident des mensonges au sein de leur groupe
de pairs. Nous avons un élève dans le groupe qui est particulièrement
brillant quand il s’agit d’inventer des histoires, et c’est un euphémisme.
Il suffit qu’un des élèves dise qu’il a suivi une course automobile à la télé
pour que ce garçon réponde qu’il a lui-même fabriqué une voiture de course
et qu’il a participé à une course. Sa voiture a explosé, mais il a malgré tout
remporté la course. Si les jeunes discutent de la soirée dansante organisée
par l’école à laquelle ils sont allés, le garçon dira qu’il faisait partie de
l’orchestre (alors qu’il n’y en avait pas). Ses camarades de classe savent tout
de suite reconnaître s’il invente des histoires et ne manquent d’ailleurs pas
de le critiquer par rapport à ses mensonges flagrants. Les élèves atteints
d’autisme, quant à eux, n’ont pas l’air de s’apercevoir qu’il ment, même
quand un membre du personnel remet en cause ses propos. Par exemple,
alors que nous étions en train de parler de la fameuse soirée dansante
organisée par l’école, je leur ai demandé s’il y avait un orchestre et, bien
qu’ils m’aient répondu que non, ils ne saisissaient toujours pas que l’autre
garçon mentait en affirmant qu’il faisait partie de l’orchestre.
Les élèves atteints d’autisme étaient visiblement tendus au cours de cette
discussion sur l’honnêteté et le mensonge, mais dès qu’il a été question
du mensonge aux parents, il est apparu qu’ils ne voyaient clairement aucun
inconvénient à leur mentir quand ces derniers leur demandaient ce qui
se passait entre eux et leurs frères et sœurs («!Non Maman, c’est pas moi!!!»).
Le plus surprenant pour ceux d’entre nous qui animent ce groupe d’habiletés
sociales a été le stress émotionnel qu’ont ressenti les garçons Asperger
au moment de la discussion portant sur l’honnêteté et le mensonge.
L’un d’entre eux a raconté qu’un jour, il avait menti en disant qu’il allait jouer
dehors alors qu’en réalité, il voulait retrouver son chat qui avait disparu.
Son visage s’est soudainement décomposé et il est devenu tout pâle sous mes
yeux. Je me suis dit que le chat s’était probablement fait écraser mais en réalité,
le profond malaise qui le frappait était dû au fait d’avoir menti. Il a ensuite fondu
en larmes en repensant à l’incident et à son mensonge. Un autre garçon a
raconté que, quand il était au CP (souvenez-vous que ces garçons sont
désormais des adolescents), les élèves recevaient un autocollant à chaque fois
qu’ils lisaient un livre. Il détestait lire, mais affirmait avoir lu tel ou tel livre alors
que ce n’était pas vrai. À peine avait-il prononcé ces mots qu’il a baissé la tête
et s’est mis à gémir. La discussion n’a pas tardé à s’essouffler car

223
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

les élèves nous ont fait savoir qu’ils souhaitaient changer de sujet. Un garçon
atteint d’autisme a même insisté pour que le thème du mensonge ne soit
plus jamais abordé dans ce groupe.
C’est l’une des rares fois où nous avons été confrontés à ce type de réaction
pour le moins anxiogène et empreinte d’émotion de la part des étudiants
participant à nos ateliers d’entraînement aux habiletés sociales. Il est apparu
clairement que, pour les enfants et les adolescents atteints d’autisme, le
sujet portant sur l’honnêteté et le mensonge est très sensible et doit être
abordé avec délicatesse dans un environnement bienveillant où l’on aura
préalablement instauré un climat de confiance.

D’un point de vue social, il est plus «!facile!» de dire la vérité que de répondre
avec tact car ce dernier point implique qu’on soit capable de placer la réaction
en contexte, de se faire une opinion du point de vue d’autrui, de rechercher
des indices non verbaux à propos des motivations de la personne, etc. Ce
processus mental n’est pas chose facile pour un enfant avec autisme et,
même s’il parvient sans trop de difficultés à prendre en compte le point de
vue des autres, il lui faut un certain temps pour faire le tri et s’y retrouver afin
d’avoir une réaction en accord avec les exigences sociales. La plupart du
temps dans les interactions sociales, les réactions doivent être rapides donc
soit l’enfant dit la vérité, soit il garde le silence. À mesure que les enfants
grandissent et deviennent adultes, leur entourage interprète souvent mal leur
naïveté ou leur crédulité et les qualifie de stupides. Nombre d’adolescents et
d’adultes atteints d’autisme de haut niveau, même s’ils sont très intelligents,
fuient toute interaction sociale parce qu’ils sont incapables de comprendre
les motivations d’autrui ou de déchiffrer un environnement social bien trop
complexe. Ils savent pertinemment que les autres qualifient leurs comporte-
ments d’étranges, mais ne saisissent pas pourquoi et ignorent comment y
remédier. Plutôt que de mentir ou de prendre le risque de paraître encore
plus bizarres qu’ils ne le sont aux yeux des autres, ils préfèrent se taire. Cer-
tains oseront quitter leur zone de confort pour tenter de recueillir des infor-
mations qui les aident à analyser chaque situation sociale de manière plus
précise. Si leurs aptitudes à résoudre les problèmes sont suffisantes, le jeu
peut en valoir la chandelle, mais il est aussi possible que tout se retourne
contre eux.

Temple précise
Les interactions que j’ai eues très tôt dans le cadre de mon travail ont été
riches d’enseignements pour ce qui est du dilemme entre le principe d’honnê-
teté et le fait de dire les choses avec diplomatie. Deux exemples me viennent
à l’esprit. À long terme, ce qui s’est passé dans les deux cas m’a beaucoup

224
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

aidée car les gens me sont immédiatement tombés sur le dos en raison de
mon attitude. Ils n’ont pas fermé les yeux et laissé les choses se détériorer au
point que cela devienne invivable.
Au cours d’un des premiers projets sur lesquels j’ai été amenée à travailler, j’ai
fait l’erreur de critiquer une soudure en disant devant plusieurs personnes
qu’elle me faisait penser à des fientes de pigeons. Ce n’était pas très diplo-
mate de ma part, mais je n’avais pas encore compris que la plupart des règles
de politesse que ma mère m’avait enseignées quand j’étais petite étaient
également valables sur le lieu de travail. Même si le travail du soudeur n’était
pas particulièrement réussi, cela ne se faisait pas de le critiquer de la sorte.
Harley, l’ingénieur des services techniques, m’a immédiatement priée de le
suivre dans son bureau et m’a dit très franchement que ce que je venais de
faire n’était pas correct et qu’il fallait que j’aille à la cafétéria de ce pas afin de
présenter des excuses au soudeur en question. Il a utilisé une excellente
métaphore que j’ai tout de suite visualisée et comprise. Il a dit que je devais
absolument «!étouffer toutes ces petites tumeurs cancéreuses (à savoir, mon
comportement impoli) avant qu’elles ne se propagent!». J’ai très vite compris
que, même si mon commentaire était fidèle à la réalité, cela ne m’aidait pas à
me faire apprécier de mes collègues et ne facilitait pas mes interactions
sociales.
Quand je commets des bévues sociales de cet ordre, je ne veux pas aggraver
les choses en mentant. J’ai donc pour habitude de réfléchir à ce que je pour-
rais dire pour réparer mon erreur et je conserve ainsi mon intégrité. Je me
suis rendue à la cafétéria, non pas pour dire à Whitney que sa soudure était
formidable, mais pour lui présenter des excuses suite aux propos impolis et
déplacés que j’avais tenus. Nous avons très vite oublié cet incident parce que,
de toute façon, les gars qui travaillaient dans la construction n’étaient pas très
sociables dans les années 1970.
Plus tard, j’ai été à nouveau confrontée à ce problème de choix entre l’exi-
gence d’honnêteté et la diplomatie, mais cette fois, les conséquences ont
été plus graves. Des ingénieurs chevronnés avaient mis au point un projet
qui comportait certaines erreurs que j’étais la seule à remarquer. J’ai donc
rédigé un courrier que j’ai envoyé à leur patron, le président de chez Swift,
en énumérant avec beaucoup de détails les erreurs qu’ils avaient commises.
J’ai même qualifié ces ingénieurs de «!stupides!». Cette initiative n’a pas été
bien accueillie. Même si mes remarques étaient franches, j’ai appris que sur
le lieu de travail, l’une des règles tacites capitales est que ça ne se fait pas
de dire aux autres qu’ils sont stupides, même s’ils le sont vraiment, à
commencer par votre patron. Tout d’abord, ce ne sont pas des manières
recommandées par «!l’étiquette et le protocole des affaires!» –  il existe
toute une batterie de règles non écrites spécifiques au monde du travail2.

2. Pour plus d’informations sur ce sujet, nous vous invitons à découvrir L’Asperger au travail de
Rudy Simone (Éd. De Boeck Supérieur, 2018) [N.d.E].

225
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

S’ils souhaitent conserver leur emploi, il est nécessaire que les individus
porteurs d’autisme s’approprient ces règles. Deuxièmement, les émotions
occupent une place de choix chez la plupart des neurotypiques, y compris
au travail. La jalousie et le besoin de tout contrôler jouent souvent un grand
rôle dans les choix qu’opèrent les adultes, ainsi que dans les choses qu’ils
disent, font ou ne font pas. La jalousie est un construit social difficile à
appréhender et il m’a fallu attendre d’avoir quarante ans pour commencer à
comprendre ce qui se passait et comment y faire face. Les adultes atteints
d’autisme qui font leur entrée sur le marché du travail devraient se conten-
ter d’accomplir les missions qui leur sont confiées et éviter de critiquer leur
patron ou leurs collègues tant qu’ils ne sont pas à même de cerner quelles
sont leurs motivations et de se faire une idée plus précise de la personnalité
de chacun. Cela prend du temps.
Dans ce deuxième exemple, mes remarques à propos du projet étaient fon-
dées d’un point de vue purement technique, mais d’un point de vue social, j’ai
eu tort d’agir comme je l’ai fait. L’honnêteté n’était vraiment pas le choix le
plus judicieux dans cette situation particulière et cela m’a coûté mon poste.

Cette expérience m’a aussi permis d’apprendre une autre règle primordiale
des interactions sociales, règle qui ne cesse de gagner en importance dans
notre ère technologique : faites très attention à ce que vous écrivez. Je
suis toujours cette règle aujourd’hui. Tout ce que vous écrivez ou envoyez
par e-mail peut très bien vous retomber dessus par la suite. Je ne mets
jamais rien sur papier, sauf si j’estime que ce que j’écris a une chance d’être
publié et diffusé dans le monde entier sans qu’il y ait la moindre répercus-
sion possible. Cela me permet d’éviter des bévues sociales que d’autres
Aspies font fréquemment. Je ne le fais pas, c’est tout.

SAVOIR QUAND IL EST POSSIBLE DE DIRE


CE QU’ON PENSE VRAIMENT

Une bonne façon de savoir quand l’honnêteté totale s’impose et quand la


diplomatie est de rigueur est de détecter quelles sont les motivations ou
les intentions réelles de notre interlocuteur avant même de lui répondre.
La plupart du temps, il s’agit donc, en plus de rechercher des indices,
d’obtenir des informations supplémentaires afin d’être en mesure d’inter-
préter correctement la situation. Ce n’est que lorsque j’ai commencé à
travailler, une fois adulte, et que j’ai été exposée à différents types d’indi-
vidus dans des contextes professionnels divers que j’ai pu accumuler

226
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

suffisamment de données sur mon disque dur pour pouvoir analyser et


déceler les motivations et les intentions des autres. C’est compliqué car il
y a beaucoup de nuances, que ce soit au niveau linguistique ou dans la
communication non verbale. Je me suis familiarisée progressivement avec
le langage du corps et les indices fournis par les expressions faciales, le
timbre de la voix et les gestes. Il était essentiel, pour que je les comprenne,
que toutes ces données s’intègrent à mon mode de pensée logique, ce qui
constituait un véritable algorithme.
Admettons que je travaille avec un client et qu’il me confie le réaménagement
des enclos à bétail de son usine. Il est difficile pour moi de savoir dans quelle
mesure je peux être honnête au sujet du travail à accomplir. Je commencerais
par me demander : «!Est-ce qu’il a vraiment envie de m’entendre dire que son
usine est pourrie ou dois-je faire preuve d’un peu plus de tact!?!» J’ai appris
que, dans la majorité des cas, la diplomatie était plus efficace que le franc-
parler, c’est pourquoi je pars désormais systématiquement du principe qu’il
faut en passer par là. Ainsi, je poserais toutes sortes de questions au direc-
teur d’usine  : quel type de réaménagement a-t-il en tête!? Est-ce qu’il sou-
haite juste quelques améliorations çà et là, comme de petites réparations ou
l’installation de nouveaux portails!? Préfère-t-il une intervention chirurgicale
mineure, à savoir l’arrachage de quelques enclos ou la modification d’une ou
deux choses ou est-il plus en faveur d’une intervention chirurgicale majeure
qui consisterait à démolir certaines parties et à les reconstruire de zéro!?
Grâce à mon expérience et à une multitude d’analyses sociales auxquelles j’ai
procédé, j’ai appris que les personnes qui vous sollicitent uniquement pour
que vous apportiez quelques améliorations à leur installation n’ont pas la
moindre envie de s’entendre dire qu’ils sont à la tête d’une épave. En revanche,
ceux qui réclament une intervention chirurgicale majeure reconnaissent la
dégradation des lieux, ce qui me met davantage à l’aise pour discuter franche-
ment avec eux de l’état de leur enclos à bétail.
Je pose des questions aux gens et j’écoute leurs réponses!; non seulement
cela me permet de me faire une idée quant à l’aspect purement mécanique du
projet, mais cette façon de faire m’aide également à cerner si le client est
plutôt logique ou affectif dans sa manière de traiter avec moi. J’ai élaboré ce
processus quand j’ai commencé à travailler comme consultante –  un peu
comme Sherlock Holmes qui rassemble des indices pour pouvoir recoller les
morceaux et résoudre le crime. J’assimile l’interaction sociale à une énigme
qu’il me faut résoudre!; j’ai appris à recueillir des informations, ce qui m’aide à
agir mieux et à m’adapter plus facilement. Il est par exemple bien plus simple
de comprendre des choses aussi concrètes qu’un projet de construction que
les problèmes relatifs aux individus, mais la démarche que j’utilise est quasi-
ment la même, quelle que soit la situation dans laquelle je me trouve. Voici
une règle non écrite de l’interaction sociale qui semble, la plupart du temps,
pertinente : à partir du moment où l’on a affaire avec des gens, mieux vaut
privilégier la diplomatie qu’être trop honnête.

227
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

COMMENT FAIRE DES CRITIQUES


ET DES SUGGESTIONS QUI SOIENT CONSTRUCTIVES

Malgré le vieil adage selon lequel «!les coups blessent, mais pas les mots!», j’ai
appris que les mots pouvaient faire mal. Quand les autres enfants me trai-
taient de tous les noms à l’école, cela n’avait rien d’agréable. Mais en grandis-
sant, j’ai appris une autre règle non écrite des relations sociales : les mots ont
aussi le pouvoir de guérir, il ne dépend que de moi de bien les choisir chaque
fois que je me trouve face à quelqu’un. Supposons que ma tante Bella s’ap-
proche de moi avec un horrible chapeau sur la tête. Je ne lui ferais pas de
compliments car cela manquerait d’honnêteté. Je serais bien incapable de
dire spontanément : «!Tante Bella, je trouve que tu as un beau chapeau!» si je
ne le pense pas. Je ne laisserais pas non plus échapper que son chapeau est
affreux et qu’il ne lui va pas du tout parce que je sais que ça lui ferait de la
peine. Mais admettons qu’elle me demande ce que je pense de son chapeau.
Je répondrais, par exemple, que la couleur est jolie, ou qu’il va bien avec son
ensemble, ou encore qu’il a de belles cerises rouges. Je trouverais quelque
chose de positif à dire mais en aucun cas je ne mentirais.
Comment savoir quand il est de bon ton d’être totalement honnête et quand
ce n’est pas recommandé!? C’est là qu’il est utile de savoir créer de nouvelles
catégories, plus pointues. Dans l’absolu, le chapeau de tante Bella n’a pas
grande importance, si bien que je ne suis pas tenue de répondre en toute
honnêteté. De même, je n’émettrais un commentaire que si l’on m’y invitait.
Mais si son chapeau était fait de matériaux toxiques susceptibles de la rendre
malade, je le lui dirais franchement parce que sa santé serait en jeu. Son cha-
peau gagnerait en importance en raison des matériaux qui le constituent.
Il m’est arrivé d’avoir des clients avec un grain de beauté sur le visage ou sur le
corps qui ressemblait à un mélanome et qui, par l’aspect, pouvait fort bien être
cancéreux. Étant donné que je n’avais aucune envie qu’ils meurent, je leur fai-
sais part de mes craintes : «!Je sais que cela peut paraître impoli, mais je n’aime
pas l’aspect de votre grain de beauté sur le visage. L’avez-vous fait examiner par
un dermatologue!?!» Ma façon de faire en soi n’a rien d’impoli – je ne le leur fais
pas remarquer en pleine réunion. Je préfère les prendre à part dans le couloir
après la réunion et en discuter avec eux. Il est possible que mon attitude les
choque, mais je suis prête à courir ce risque si j’estime qu’il s’agit peut-être là
d’un problème de santé grave qui requiert l’attention toute particulière d’un
spécialiste. Quand la vie de quelqu’un est en danger, il ne faut pas hésiter à aller
au-delà des convenances. J’ai établi une hiérarchie pour ce type de décision.
La majeure partie des situations auxquelles je me trouve confrontée au quo-
tidien se situent quelque part au milieu!; elles ne sont ni à une extrémité, ni à
l’autre de la catégorie «!honnêteté!». Ainsi, l’une des règles que j’ai moi-même
établies lorsque je dois répondre à des questions pour lesquelles il faut déter-
miner la dose de diplomatie et d’honnêteté à employer est la suivante : «!Les

228
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

bonnes nouvelles doivent toujours l’emporter sur les mauvaises.!» Admet-


tons par exemple que, suite à une conférence à laquelle j’ai assisté, l’un des
intervenants me demande ce que j’ai pensé de sa présentation. Si j’étais hon-
nête à 100 %, je lui dirais que je n’ai pas du tout aimé, mais je sais que ça ne se
fait pas. En outre, cette attitude de ma part ne donnerait pas lieu à une inte-
raction sociale très constructive. Il y a fort à parier qu’une telle remarque le
dissuaderait de m’adresser à nouveau la parole. Ce n’est pas l’idée que je me
fais d’une bonne interaction sociale (à moins que je souhaite faire en sorte
que la personne ne vienne plus jamais me parler!!).
Avant de répondre, je commence par me demander : «!Est-ce que je connais bien
cette personne!?!» À moins qu’il s’agisse d’un ami, je commence par des obser-
vations d’ordre général. Ensuite, j’analyse mes pensées à propos de son interven-
tion. Une présentation peut être qualifiée de mauvaise si elle ennuie l’auditoire
malgré un contenu de qualité ou si, bien que l’élocution soit dynamique, le
contenu n’est pas bon, à moins qu’il y ait un peu des deux : conférence ennuyeuse
et contenu de piètre qualité. Si c’est plus une affaire de forme que de fond,
comme un vidéoprojecteur pas très performant ou un ton monocorde, j’essaye
d’être gentille et de trouver quelque chose de positif à dire en premier lieu. Je
peux par exemple répondre : «!J’ai beaucoup apprécié les points que tu as abor-
dés. Tes observations étaient vraiment très pertinentes. Je peux te montrer de
quelle manière tu peux améliorer tes diapos pour que ta présentation soit plus
efficace.!» C’est à la fois honnête et plein de tact. En revanche, si les informations
qu’il véhicule sont inexactes – s’il affirme, par exemple, que les problèmes senso-
riels chez les individus avec autisme ne sont que balivernes –, je n’attends pas
que la conférence soit terminée pour le reprendre, mais je profite des moments
de participation interactive de l’auditoire pour contester ses dires.

Grâce à mon expérience, j’ai appris une ou deux autres règles non écrites :
ne jamais commencer une conversation ou une présentation avec des
observations négatives ou controversées, et aussi peu de personnes
apprécient les remarques négatives les concernant ou au sujet de leur
travail. Il est important de mettre les gens à l’aise si l’on veut qu’ils soient
réceptifs à tout sujet prêtant à controverse ou susceptible de les agacer.
J’ai un jour donné une conférence sur le stress ressenti par le bétail lors
d’une assemblée sur l’ingénierie en agriculture. J’ai commencé ma présen-
tation en montrant la photo d’un homme qui tabassait un bœuf –  c’est
complètement tombé à plat. Ainsi, la fois suivante, j’ai commencé par don-
ner des informations non polémiques et j’ai présenté cette même image à
la fin. Les gens ont bien mieux réagi à la présentation.

229
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Pour clore ce chapitre, nous allons évoquer un point de vue qui fait indirecte-
ment référence à l’honnêteté et à la diplomatie. Il s’agit plus d’une «!règle
sous-jacente!» qui, nous l’espérons, trouvera sa place dans l’enseignement
dispensé par les parents et les professeurs au même titre que la règle no 4.
Alors que l’honnêteté renvoie à ce que l’on doit dire et la diplomatie, au
moment où il faut dire les choses, il incombe à chaque enfant et à chaque
adulte d’apprendre que les commentaires spontanés ne sont pas toujours
appréciés, comme l’explique Temple dans le passage suivant. Soucieux de
voir nos enfants s’intégrer dans la société, nous les encourageons à parler et
nous utilisons la méthode du renforcement positif chaque fois qu’ils répondent.
Ils prennent ainsi l’habitude de faire part de leur opinion sans qu’on la leur
demande – et nous nous réjouissons de leur participation à la vie sociale. Mais
il est des situations qui ne doivent pas faire l’objet d’un commentaire. Voici
une règle tacite qu’il convient de respecter dans certains contextes où les
relations sociales, qu’elles soient personnelles ou professionnelles, sont de
mise  : il est parfois préférable de garder le silence plutôt que d’exprimer
une opinion spontanée.

Temple insiste sur le fait qu’il n’est pas toujours


bon de donner son opinion
Avec les années, je suis parvenue à comprendre que les autres avaient des
pensées, des idées et des ressentis différents des miens et j’ai pu les mettre
en contraste avec mes propres pensées, mes propres idées et mes propres
ressentis. Les règles de politesse auxquelles je me faisais un devoir d’obéir
sont devenues plus précises car elles se basaient sur des situations et des
contextes bien spécifiques. Mais au fil du temps, j’ai dû apprendre une règle
non écrite des interactions sociales de la plus haute importance qui allait par-
fois à l’encontre de mon mode de pensée autistique : il peut arriver que mon
point de vue n’ait aucune importance et il n’est pas toujours dans mon
intérêt de fournir spontanément des informations, quelles qu’elles soient.
Il m’a aussi fallu apprendre que lorsqu’on me pose une question directe et
qu’on attend de moi que je sois franche, il existe différentes façons d’y
répondre – différents degrés d’honnêteté – et qu’à certains moments, garder
le silence ou ne pas émettre de commentaire est la meilleure attitude à adop-
ter. En procédant par tâtonnements, je me suis rendu compte que certaines
manières de répondre étaient, en règle générale, très positives alors que
d’autres avaient le pouvoir de faire fuir les gens. On en revient à la capacité à
prendre en compte le point de vue d’autrui. J’ai fini par réaliser que mon opi-
nion n’était pas systématiquement source d’intérêt pour les autres.
C’est là que certains enfants et adultes atteints d’autisme/du SA s’attirent des
ennuis. Ils font des commentaires spontanés sans même s’apercevoir de l’im-
pact que ces derniers peuvent avoir sur les autres. Quand ils étaient petits, on
leur a probablement répété qu’il fallait être honnête et cette règle est désor-

230
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

mais ancrée dans leur mode de pensée. Mais au fil du temps, personne n’a
songé à leur faire part de la différence entre honnêteté et diplomatie ou encore
à modérer la règle en question en leur apprenant à peser leurs mots avant de
se hasarder à émettre le moindre commentaire. Ainsi, ils s’expriment, qu’ils y
soient invités ou non, et même quand ce qu’ils ont à dire n’intéresse personne.

Je discute souvent avec des adultes Aspies qui suivent encore, sans que cela
leur pose question, la règle selon laquelle l’honnêteté s’impose de manière
absolue quelles que soient les circonstances. J’ai connu une jeune fille por-
teuse d’autisme qui était on ne peut plus honnête avec ses collègues de
travail au sujet de leur poids ou de leur apparence. Quand nous évoquions le
sujet, elle me répondait qu’il n’y avait rien de tel que l’honnêteté. Bien que
son attitude soit devenue un problème sur son lieu de travail, elle ne com-
prenait pas en quoi cette règle la desservait dans la vie. Voici ce que je dis
aux personnes qui me tiennent ce genre de discours sur l’honnêteté : vos
collègues se passeraient bien de votre opinion sur des questions aussi per-
sonnelles!; gardez-la pour vous. On vous a embauché pour accomplir des
missions bien précises et émettre des avis sur des sujets liés au travail et
non à la coiffure ou au style vestimentaire des collègues.

Beaucoup d’Aspies sont persuadés que leur opinion compte et peinent à


comprendre qu’il vaut mieux garder son avis pour soi, surtout dans le cadre
professionnel ou dans un contexte social donné où nous ne sommes pas for-
cément amis avec les gens que nous côtoyons. C’est là que nous établissons
le plus de contacts sociaux. Faire part de son avis sans y être invité peut nous
mettre dans une situation sociale délicate. Mon point de vue concernant les
qualités personnelles, les remarques ou les actions d’un individu n’a pas beau-
coup d’importance et à vouloir être trop honnête, au point de frôler l’impoli-
tesse, je risque surtout de lui faire de la peine. Cela ne m’apporte rien car en
plus de réduire inévitablement le nombre de mes possibilités en matière de
relations sociales, ce comportement m’éloigne des autres. Je sais désormais
qu’il est préférable de ne faire que des commentaires liés au travail ou à un
projet en particulier tant que je ne connais pas bien les gens avec lesquels je
travaille et que je ne me suis pas liée d’amitié avec eux. Les rares fois où je fais
preuve d’une franchise absolue sont quand la sécurité des gens est en jeu,
avec risque de blessure physique ou danger de mort, ou lorsqu’un agent
chargé de faire respecter la loi est impliqué. Mais là encore, il faut veiller à
faire preuve de courtoisie au moment où l’on fournit les informations.

231
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Toute vérité n’est pas bonne à dire. En règle générale, il est plus pertinent
d’agir avec tact que d’être totalement honnête en toutes circonstances
– comme on veut l’inculquer aux enfants. Il ne faut pas hésiter à avoir recours
à l’apprentissage par cœur si cela peut aider l’enfant à prendre enfin en
compte les sentiments des autres et à se comporter de manière à faciliter
l’interaction sociale plutôt que se mettre les gens à dos. Peu importe com-
ment les compétences sont enseignées, il doit s’agir avant tout d’un appren-
tissage par essais et erreurs où l’on tire des enseignements des erreurs
commises. Le tout est de faire bon usage des informations que chaque situa-
tion est à même de nous fournir et de tenter une approche différente si
quelque chose ne convient pas. Et souvenez-vous du vieil adage : «!Il est pré-
férable de garder le silence si l’on n’a rien de gentil à dire.!»

Principaux points à retenir


• Ce n’est pas facile de faire oublier une règle qui avait été enseignée
auparavant. Il est très tentant d’apprendre aux jeunes enfants de
«!toujours dire la vérité!», mais réfléchissez-y à deux fois. Non seule-
ment ce n’est pas toujours vrai, mais en plus, ce n’est pas forcément
la meilleure attitude à adopter dans certaines situations.
• Posez les bases de la réussite : si vous êtes invité à un anniversaire par
exemple, évitez à tout prix de demander à un autre convive, et ce en
présence de l’hôte, s’il s’amuse bien, surtout si vous n’êtes pas intime-
ment convaincu du caractère plaisant de la réponse.
• Si l’enfant accorde une importance particulière aux règles, élaborez
des règles générales qui lui permettent de savoir quand il peut
émettre un avis et quand il convient de garder le silence, surtout
lorsque les autres ne lui demandent pas son avis (au sujet de leur
apparence par exemple).
• La probabilité qu’un enfant atteint d’autisme dise la vérité est fonc-
tion de son âge (de son stade de développement)!; en général, les plus
jeunes d’entre eux disent la vérité quand on la leur demande ou même
de leur plein gré.
• Expliquez les choses clairement et n’enseignez qu’une compétence
sociale à la fois. Souvent, les adultes mettent en place, à leur insu, des
conditions qui s’avèrent déroutantes pour un enfant que l’on entraîne
aux habiletés sociales. Quel est votre objectif!? Que l’enfant vous
obéisse!? Qu’il réponde aux questions afin d’alimenter la discussion
et ainsi de maintenir le dialogue!? Ou qu’il fasse preuve de tact!? Une
question aussi évasive que  : «!Kyle, que penses-tu de ce délicieux

232
4. L’honnêteté et la diplomatie sont deux concepts différents

• repas que tante Marie nous a concocté!?!», peut être très équivoque.
Alors qu’un enfant se demandera s’il doit obéir (autrement dit,
répondre à la question), un autre se trouvera face à un dilemme de
taille  : dois-je dire la vérité ou mentir!? Un troisième enfant ayant
accès à la théorie de l’esprit comprendra que dans ce cas précis, la
diplomatie est de mise. Dire que vous pensiez qu’il s’agissait là d’une
question innocente à laquelle il était facile de répondre!!
• Il n’existe pas de frontière clairement établie entre des sujets tels que
l’honnêteté, la diplomatie et les pieux mensonges, socialement
approuvés!; ce sont nos valeurs morales ainsi que notre éthique qui
orientent nos opinions et même au sein d’un même groupe social,
l’idée que l’on se fait de ce qui est «!bien!» et de ce qui est «!mal!»
peut différer à bien des égards. Par conséquent, nombre d’adultes
adoptent des mesures strictes d’allure autistique chaque fois que le
comportement de leurs enfants laisse à désirer. Il est bien plus simple
de leur donner une règle à suivre, de prendre le raccourci et d’affirmer
qu’il faut toujours dire la vérité plutôt que de s’engager sur le chemin
de l’apprentissage tout au long de la vie et d’avoir pour responsabilité
d’expliquer les tenants et les aboutissants des relations sociales, à
savoir quand, pourquoi et avec qui se comporter de telle façon. Soyez
honnête avec vous-même si vous vous reconnaissez dans cette des-
cription et quittez ce raccourci dès que possible. Les interactions de
l’individu au sein d’un groupe social sont complexes et il n’existe géné-
ralement pas de réponses toutes faites. En faisant ce qui s’impose et
en analysant en permanence chaque situation avec l’enfant, vous
renforcerez l’idée que, loin de s’acquérir par l’opération du Saint
Esprit, la compréhension sociale requiert un apprentissage continu,
et il en va de même pour tout un chacun. Il aura ainsi toutes les
chances de trouver le chemin de la réussite sociale.

233
Règ le
5.
n o
5
La politesse est
de mise en toutes
circonstances
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

S
elon une règle non écrite de notre culture sociale, la politesse et les
bonnes manières facilitent l’accès aux interactions sociales, qu’il
s’agisse d’interactions personnelles ou professionnelles et qu’elles
aient lieu entre deux personnes ou au sein d’un groupe d’individus. Avant
même de prononcer la moindre parole, il est important de se comporter poli-
ment et de façon adéquate car cela montre aux autres que l’on a saisi les
limites du «!comportement de groupe!»!; cela permet ainsi de mettre toutes
les chances de son côté et de se faire accepter. Grâce aux bonnes manières,
il est plus aisé d’établir des relations!; elles favorisent également le maintien
de liens durables. Bien qu’elles varient d’une culture à l’autre et en fonction du
groupe social, qu’elles revêtent un aspect plus ou moins formel et qu’elles
puissent changer du jour au lendemain, il n’en demeure pas moins que leur
absence est systématiquement remarquée.
Dans un chapitre précédent, Temple a décrit les quatre catégories de règles
sociales qu’elle avait élaborées et l’une d’entre elles était intitulée : « règles de
courtoisie ». Comme elle le fait remarquer, ces règles peuvent, certes, varier
d’une culture à l’autre, mais elles ont toutes la même fonction. Leur raison
d’être est de permettre à chacun de se sentir à l’aise en compagnie des autres
et de faire preuve de respect envers son prochain. En outre, elles définissent
quels sont les comportements socialement acceptables au sein d’un groupe.
Un concept inhérent aux bonnes manières est la capacité non seulement à
comprendre qu’il existe des différences entre les individus en ce qui concerne
les idées, la façon de ressentir les choses et les actions, mais aussi à accepter
que des règles soient nécessaires pour que les gens puissent vivre ensemble
dans une société civilisée. C’est là que les choses se compliquent pour les
enfants et les adultes porteurs d’autisme. La plupart d’entre eux ont telle-
ment de mal à prendre en compte le point de vue d’autrui qu’ils ne s’aper-
çoivent pas de leur manque de politesse. Cependant, comme le recommande
fortement Temple dans le passage suivant, la condition autistique ne peut
être invoquée pour justifier un comportement irrévérencieux. Elle souligne
également le fait que la règle no 5 a davantage vocation à modifier les com-
portements qu’à expliquer la dimension affective des relations sociales.
Même si ces deux aspects sont importants, il est impératif de privilégier la
maîtrise des habiletés sociales et de les enseigner très tôt aux enfants grâce
à des techniques centrées sur la modification de comportements probléma-
tiques ou à des programmes de thérapie fondés sur des stratégies socio-
affectives, si tant est que le niveau de fonctionnement de l’enfant le permette.

236
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

Sans ces compétences, les enfants ne sont pas en mesure d’échanger avec les
autres, laissant ainsi échapper l’occasion d’apprendre à tenir compte du point
de vue d’autrui et à établir des liens affectifs.

Temple prend la parole


Force est de constater que, dans l’ensemble, les
gens sont bien plus impolis et grossiers qu’au-
paravant. Même en public, ils ont un compor-
tement qui aurait été qualifié de très impoli
Parce que les attentes
à l’époque où j’étais enfant dans les années
de la société ne sont
1960, et même dans les années 1970 et
plus clairement définies,
1980. Et pourtant, ce comportement est certains parents ont peur
toléré. Au cours des vingt dernières d’aborder le sujet des bonnes
années, il y a eu un net relâchement en manières avec leur enfant
termes de bonnes manières et de courtoi- porteur d’autisme.
sie dans les interactions sociales –  une
sorte de remise en question de l’idée que
certains comportements sont à proscrire
quand on est en public. Un nombre toujours plus
restreint de parents prend désormais la peine d’inculquer les bonnes manières
aux enfants et de leur enseigner les règles de savoir-vivre. Tout cela a des
répercussions. Les jeunes parents d’aujourd’hui n’ont même pas conscience
de l’existence de certaines règles de bienséance qui régissaient la société
dans mon enfance et même après.
Les enfants neurotypiques sont à même de faire face à ce changement de
priorités qui accorde une importance moindre à l’enseignement des habiletés
sociales. Leurs capacités intellectuelles leur permettent d’apprendre rien
qu’en regardant les autres enfants. Ils peuvent en outre glaner çà et là
quelques bonnes manières en cas de besoin, bien qu’on ne les leur ait jamais
enseignées. Les enfants atteints d’autisme sont, en revanche, bien incapables
d’apprendre en observant. Ils ont besoin qu’on leur enseigne les choses et
l’expérience directe est pour eux indispensable – la société structurée telle
que je l’ai connue leur conviendrait admirablement bien. N’ayant malheureu-
sement accès à cette structure ni à la maison, ni à l’école, il est normal qu’ils
se sentent perdus.
Je pense qu’il est bien plus difficile d’élever un enfant porteur d’autisme
aujourd’hui qu’à l’époque où ma mère m’a éduquée. «!Les bonnes manières!»
et «!la politesse!» étaient mieux définies. Tous les parents enseignaient les
mêmes règles de savoir-vivre à leurs enfants, si bien que d’une famille à
l’autre, les règles étaient identiques. Étant donné qu’il y avait beaucoup plus
de conformité, il était bien plus simple pour un individu avec autisme de com-
prendre quels comportements étaient adaptés et quels comportements ne
l’étaient pas.

237
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

De nos jours, les enfants et les adultes neurotypiques peinent, eux aussi, à
analyser et à donner un sens à leur culture sociale. Ils ont beaucoup de mal à
comprendre ce qu’il convient de faire ou de dire. Il suffit de se promener dans
le rayon savoir-vivre d’une grande librairie pour s’apercevoir qu’il existe une
quantité impressionnante d’ouvrages spécialement conçus pour les enfants,
les adolescents et les adultes en mal de bonnes manières. D’ailleurs, certains
d’entre eux valent le détour. On peut également trouver toutes sortes de sites
Internet spécialisés dans les règles de bienséance. En raison du nombre crois-
sant de jeunes adultes dotés d’une grande intelligence, mais dont les bonnes
manières et les habiletés sociales laissent à désirer, les plus grandes entre-
prises américaines proposent des cours de savoir-vivre dont l’objectif est de
préparer les gens à occuper des postes à haute responsabilité. Aujourd’hui, la
notion de comportement «!adapté!» dépend énormément du contexte, mais
les différences d’un contexte à l’autre sont tellement subtiles qu’il n’est facile
pour personne de s’y retrouver. Pour les enfants atteints d’autisme, il s’agit
d’un terrain miné. En effet, par leur nature, le contexte social leur pose réelle-
ment problème et, comme si cela ne suffisait pas, ils ont un mode de pensée
binaire d’une grande rigidité.
Parce que les attentes de la société ne sont plus clairement définies, je
pense que certains parents ont peur d’aborder le sujet des bonnes manières
avec leur enfant porteur d’autisme. C’est un thème qui ne fait plus intervenir
de règles strictes étant donné qu’un nombre croissant d’exceptions les
confirment. Par exemple, quand j’étais à l’école, nous devions adhérer à un
code vestimentaire bien précis!; aujourd’hui, les élèves peuvent s’habiller
comme bon leur semble. D’un côté, c’est une bonne chose  : cela ouvre la
voie à l’expression personnelle. Mais le simple fait de devoir choisir chaque
jour quels vêtements porter pour aller à l’école n’est pas sans générer une
anxiété supplémentaire. Comme s’il n’était pas déjà suffisamment compli-
qué pour les individus avec autisme de se familiariser aux habiletés sociales
élémentaires que sont les bases de la politesse!! Les structures sociales,
moins formelles qu’elles ne l’étaient auparavant, apportent des nuances qui
ont pour effet d’augmenter le stress de la vie quotidienne chez ces enfants
et ces adultes.

ENSEIGNER D’ABORD LES BONNES MANIÈRES,


PUIS LA SOCIABILITÉ

Ceci dit, la condition autistique ne peut excuser l’impolitesse et certaines


compétences sociales essentielles devraient être enseignées de façon
insistante aux enfants avec autisme. Encore une fois, il est crucial que les
parents et les enseignants soient conscients de la différence entre habile-
tés sociales et capacité à faire le lien et à s’attacher aux autres. La règle
no  5 concerne avant tout le comportement –  apprendre à l’enfant les

238
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

bonnes manières fondamentales ainsi que les compétences sociales indis-


pensables à toute interaction sociale. Pour ce faire et si le besoin s’en fait
sentir, il est possible d’avoir recours, pour les très jeunes enfants, à une
méthode éducative très répétitive telle que la méthode ABA. Il s’agit d’un
enseignement qui s’inspire de la «!loi de l’effet!» selon laquelle un compor-
tement sera renouvelé ou non en fonction du type de conséquences qu’il
génère. La dimension émotionnelle peut être laissée de côté car, de toute
façon, elle déconcerte l’enfant.
La capacité à établir des liens affectifs met davantage de temps à se dévelop-
per chez l’enfant. Cela implique qu’il peut prendre en compte le point de vue
d’autrui et que sa pensée est flexible. C’est progressivement et grâce à l’expé-
rience que l’enfant acquiert ce type de compétence, ce qui ne se fait pas du
jour au lendemain. Mais si les enfants atteints d’autisme ne disposent pas des
habiletés sociales élémentaires qui vont leur permettre de se faire bien voir
de leur groupe de pairs –  comme savoir dire «!s’il te plaît!», «!merci!» ou
encore «!pardon!», être capable de partager, de jouer à tour de rôle, de faire
des compromis durant le jeu  –, ils n’auront jamais l’occasion de passer du
temps avec d’autres enfants et leur capacité à faire le lien n’aura aucune
chance de se développer.

Je suis d’avis qu’il faut commencer par apprendre les bonnes manières et
la politesse aux enfants avant de tenter de leur faire comprendre toute la
dimension émotionnelle servant de toile de fond à la sociabilité. Pourtant,
trop de programmes ont encore pour ambition de s’atteler aux deux à la
fois. C’est extrêmement déroutant pour certains enfants qui, de ce fait,
n’en retirent absolument rien. Il y a des enfants pour lesquels les habiletés
sociales doivent être enseignées de manière très structurée, de sorte
qu’en matière d’interaction avec les autres enfants et les adultes, ils
sachent parfaitement quels comportements ils peuvent adopter et quels
comportements sont à bannir. Plus leur mode de pensée est rigide, plus les
cours qui leur sont dispensés doivent être structurés. Les enfants qui,
manifestement, créent facilement des liens, tireront eux aussi profit d’un
style d’enseignement plus structuré en ce qui concerne les habiletés
sociales. À partir du moment où la théorie de l’esprit commence à se déve-
lopper chez les enfants, ils sont alors en mesure de prendre en compte
d’autres points de vue que le leur. Ce n’est qu’à cette condition que le
pourquoi de la leçon peut leur être expliqué et qu’il devient possible d’ex-
plorer puis de commenter les divers aspects émotionnels de l’interaction.
La bonne maîtrise des compétences sociales doit être une priorité, loin
devant la capacité à faire le lien.

239
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Dès le plus jeune âge, on devrait enseigner les règles de courtoisie aux
enfants, dans la mesure où leurs capacités physiques et mentales le per-
mettent. Je pense par exemple à la façon de se tenir à table : il faut dire s’il
vous plaît et merci ; il ne faut pas parler la bouche pleine ni mettre ses coudes
sur la table, etc. Il y a aussi les bonnes manières et le savoir-vivre propres aux
interactions à l’école : il convient de s’adresser à l’enseignant avec respect, de
lever la main si l’on souhaite prendre la parole et d’attendre d’être interrogé!;
ça ne se fait pas de bousculer les autres quand on est en rang dans le couloir,
de s’approcher de quelqu’un par derrière et de le pousser, de se moquer de
ses camarades lorsqu’ils se trompent et d’interrompre les autres enfants. Il
existe toutes sortes d’habiletés sociales en fonction de la situation!; elles sont
d’ailleurs trop nombreuses pour qu’on les aborde et il n’est pas question d’en
faire la liste dans le présent chapitre.
Les bonnes manières et les règles de savoir-vivre m’ont été enseignées alors
que je n’étais qu’une enfant, non pas dans le but de m’aider à me faire des
amis, mais bien parce qu’il s’agissait là de comportements qu’il me fallait
absolument maîtriser. Peut-être que de nos jours il est exagéré d’apprendre à
un enfant à disposer ses couverts dans l’assiette parallèlement, pointes de la
fourchette vers l’assiette, en fin de repas, mais si j’ai un conseil à donner aux
parents, c’est qu’il vaut mieux en faire trop que pas assez. Je commencerais
par enseigner aux enfants les bonnes manières un peu «!vieux jeu!» par la
répétition. La plupart de ces manières d’agir ont su résister à l’épreuve du
temps et s’appliquent, de façon générale, à tous les groupes sociaux, et ce
quel que soit le contexte. Chaque fois que les enfants commettent des
erreurs, contentez-vous de corriger leur comportement le plus objective-
ment possible, sans faire intervenir la moindre émotion, en leur montrant ou
en leur expliquant le comportement adéquat. Un jour, ma mère m’a demandé
de fermer la bouche quand je mangeais. À mes yeux, il n’y avait aucune raison
logique pour que je m’exécute, jusqu’à ce qu’elle finisse par me dire à quel
point ça la dégoûtait de voir de la nourriture mastiquée car cette image lui
rappelait l’intérieur d’un camion-poubelle. Elle a ajouté que lorsqu’elle voyait
tous ces «!détritus!» dans ma bouche, son aversion était similaire à mon
écœurement face à mes camarades de classe qui ingurgitaient des aliments
mélangés les uns aux autres. Les explications concrètes et imagées de ce type
me parlaient. Suite à cela, j’ai bien pris soin de fermer ma bouche toutes les
fois qu’elle était pleine.
Ma mère attachait une importance toute particulière aux bonnes manières
élémentaires et elle tenait à ce que je me tienne bien, malgré ma condition
autistique. Il s’agissait, selon elle, d’une question de comportement qui n’avait
strictement rien à voir avec la capacité à établir des liens affectifs. Pour ce qui
était des bonnes manières, elle faisait la distinction entre les bons et les mau-
vais comportements et elle parlait de politesse ou d’inconvenance pour tout
ce qui avait trait à la conversation ou aux remarques faites oralement. Ceci dit,
elle savait reconnaître les moments où mon autisme influait sur ma capacité

240
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

à maîtriser mes comportements. J’avais une fâcheuse tendance à m’empor-


ter lorsque je me trouvais dans un environnement bruyant ou en cas de
grosse fatigue et dans ces circonstances particulières, elle faisait preuve
d’indulgence. En revanche, elle n’était pas aussi tolérante quand j’omettais de
dire «!s’il vous plaît!» ou «!merci!». Mais j’avais aussi mes mauvais jours et les
choses n’étaient pas toujours aussi simples. Souvenez-vous  : je n’étais pas
atteinte d’autisme de haut niveau, mais d’autisme classique et même si c’était
là un facteur que ma mère prenait en compte, elle me tenait malgré tout res-
ponsable de mes conduites.

Pour les jeunes enfants, et ce jusqu’à l’entrée en sixième, les habiletés


sociales se limitent à ce qu’il faut savoir faire pour que les autres enfants
acceptent de jouer, de travailler sur un projet ou encore de discuter avec
eux. Avoir des intérêts communs, faire des activités ensemble et explorer
le monde physique, voilà ce qui domine le paysage social durant toutes ces
années. Dès que les enfants font leur entrée au collège, les règles cachées
des relations sociales deviennent très difficiles à cerner. Elles ont davan-
tage trait aux sentiments et à des concepts tels que l’appartenance et les
affinités. À cet âge, l’activité préférée des individus est de passer du temps
avec leurs amis et c’est désormais l’exploration du monde des émotions,
des pensées intérieures et profondes ainsi que des sentiments qui mono-
polise toute l’attention. C’est déjà suffisamment compliqué comme ça!; les
enfants qui ne maîtrisent pas le b.a.-ba de la dynamique sociale en matière
d’échanges au sein d’un groupe seront complètement perdus et bien inca-
pables de rattraper leur retard. Pire encore, ils subiront des moqueries de
la part de leurs camarades de classe et les manœuvres d’intimidation
seront légion, simplement parce qu’ils n’ont pas appris à gérer les obs-
tacles propres à toute interaction, y compris avec un autre enfant.

LES ASPIES DE MA GÉNÉRATION ONT MIEUX RÉUSSI

Je vois beaucoup d’adultes atteints d’autisme de mon âge en activité qui


exercent un emploi convenable et qui vivent de manière autonome. Pour-
quoi!? Tout simplement parce qu’ils ont grandi dans les années 1950 et 1960
et que leurs parents ont sans doute tout fait pour qu’ils acquièrent, à force de
répétition, les compétences indispensables à une bonne intégration sociale.
C’est ce que ma mère a fait avec moi. Aujourd’hui, certains des jeunes adultes
atteints du SA ont beau être brillants, ils sont incapables de conserver leur
emploi en raison de leurs lacunes en termes d’habiletés sociales. La société

241
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

ne parvient pas à leur enseigner les compétences sociales dont ils ont besoin
pour réussir. C’est sans doute culturel, mais je pense que nous insistons trop
sur la dimension affective, sur la capacité à faire le lien, au détriment des
habiletés sociales.
Quand l’enseignement des bonnes manières et du
savoir-vivre était considéré comme une priorité
dans notre société, nous n’étions pas conscients
de l’impact que tout cela pouvait avoir sur la Ce sont les habiletés
capacité de l’enfant à grandir, à devenir sociales, et non
indépendant et à réussir dans la vie!; tout la réussite scolaire,
le monde assimilait ces compétences qui vont permettre
sans se poser de questions. Mais mainte- de déterminer si les enfants
nant qu’elles ne sont plus d’actualité, force avec autisme pourront vivre
est de constater que pour les individus qui de façon autonome
ne les maîtrisent pas, l’avenir n’est pas très une fois adultes.
prometteur. Ce sont les habiletés sociales, et
non la réussite scolaire, qui vont permettre de
déterminer si les enfants avec autisme pourront
vivre de façon autonome une fois adultes.
Ce qui est tragique pour les enfants porteurs d’autisme, c’est que notre
société ne leur donne pas la possibilité d’acquérir une bonne maîtrise des
habiletés sociales. En tant que parents et professeurs, nous disposons des
outils et du savoir-faire nécessaires pour les leur inculquer et avec suffisam-
ment de pratique et de renforcement, il n’y a aucune raison pour que les
individus atteints d’autisme ne parviennent pas à les assimiler. Dans une
société où tout va très vite, où l’on attend tellement des jeunes en termes de
scolarité et d’études et où la capacité de concentration a véritablement
fondu, il est de plus en plus difficile pour ces enfants de se retrouver dans un
environnement propice à l’apprentissage, avec des programmes structurés,
axés sur le soutien aux comportements positifs et qui tiennent compte des
problèmes sensoriels. Combien de parents considèrent les repas en famille
comme une priorité!? Ne serait-ce qu’une fois par jour!? Ou au moins le week-
end!? Dans ma famille, nous avions l’habitude de manger tous ensemble trois
fois par jour, ce qui m’a fourni de nombreuses occasions d’interagir correcte-
ment avec les miens. Les bonnes manières à table étaient de rigueur et je me
devais de prendre part aux discussions de manière appropriée. J’ai pu ainsi
m’entraîner à affronter nombre de situations où l’interaction sociale était de
mise, ce qui m’a énormément servi dans divers contextes où il me fallait être
en contact avec les autres. De nos jours, les enfants n’ont plus cette possibi-
lité car certaines habitudes inhérentes à la vie de famille, comme les repas
pris tous ensemble, ne constituent plus une priorité. C’est trop facile d’incri-
miner l’école et de clamer qu’elle ne fait pas son travail et je m’aperçois qu’il
y a aujourd’hui beaucoup de familles monoparentales pour lesquelles il est
difficile de joindre les deux bouts. Mais si l’on veut que les enfants porteurs

242
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

d’autisme deviennent des adolescents puis des adultes capables de trouver


leur place dans la société et d’être plus à même d’analyser la réalité qui les
entoure, il faut absolument que des choses aussi simples que les repas en
famille redeviennent une priorité. Il est essentiel que les adultes opèrent des
choix réfléchis afin de concevoir des situations de ce type qui soient propices
à l’apprentissage de l’enfant. Car la maîtrise de ces compétences leur ouvrira
les portes de l’interaction sociale. Sans elles, les portes resteront désespéré-
ment closes.

Il faut du temps, de l’entraînement et beaucoup de patience pour parvenir


à maîtriser les diverses habiletés sociales, mais sachez d’ores et déjà que
les bévues sociales seront inévitablement de la partie. C’est grâce à des
programmes amusants et attrayants ainsi qu’à des récompenses perti-
nentes que la majeure partie des enfants resteront motivés mais il se peut
qu’à un moment ou à un autre, l’apprentissage des compétences sociales
finisse par devenir pénible pour eux, ou encore que certains n’accrochent
jamais vraiment. Ils décrochent!; la motivation n’est plus là. Que faire!?
Selon Temple : «!En ce qui concerne certains comportements sociaux ou
certains enfants, une approche plus rigoureuse est nécessaire. Il y a des
enfants qui ne montrent aucun intérêt pour l’acquisition des habiletés
sociales!; il faut absolument leur faire comprendre qu’ils n’ont pas le choix
et qu’il est essentiel qu’ils les apprennent. Les parents et les enseignants
sont généralement en mesure de retenir l’attention d’un enfant pour ce qui
est de l’enseignement des compétences sociales en se servant de ses inté-
rêts spécifiques et de tout ce qui peut le motiver. En effet, ils sont à
l’écoute de l’enfant, connaissent son mode de pensée et sont bien placés
pour savoir ce qui suscite son intérêt, ce qu’il aime et ce qui le rebute. Mais
il s’avère parfois compliqué de captiver certains enfants et la meilleure
façon de faire est de leur dire qu’ils doivent apprendre, un point c’est tout.
Nous sommes parfois obligés de faire des choses qui ne nous plaisent pas!;
cela fait partie de la vie. Il lui faudra accepter cette idée s’il veut être
capable de vivre de manière autonome une fois adulte. S’il refuse d’ap-
prendre les compétences sociales sous prétexte que ça ne l’intéresse pas,
ne l’écoutez surtout pas.!»
Sean, quant à lui, insiste sur le fait qu’il est tout aussi important de connaître
la valeur du mot «!pardon!» que de maîtriser les autres habiletés sociales. Les
compétences qui permettent «!d’arranger une situation!» peuvent aider à
réparer les maladresses sociales de sorte que la porte menant à d’autres inte-
ractions sociales reste ouverte au lieu de se refermer violemment dès lors
que des paroles ou des actions inadaptées viennent interrompre le «!flux
social!». Une nouvelle règle non écrite des relations sociales entre en jeu : si
l’on se montre impoli dans une situation particulière, la meilleure chose à
faire est de présenter des excuses.

243
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Sean nous fait part de son sentiment


Les individus porteurs d’autisme sont parfois tellement absorbés par leurs
propres pensées qu’ils ne se rendent pas compte de l’impact que peuvent
avoir leurs paroles et leurs actions sur leur entourage. Par moments, le besoin
que j’avais de contrôler mon environnement était tel que chaque fois que les
règles que j’avais instaurées dans ma tête étaient un tant soit peu bafouées,
le séisme que cela générait prenait des proportions démesurées. Ce n’est pas
parce qu’on est atteint d’autisme qu’on a le droit de se conduire de manière
détestable et de faire de la peine à autrui. Je m’explique.
Par un bel après-midi du mois de mai, alors que je revenais de l’école, je me
disais à quel point j’avais hâte d’être en été. Après avoir franchi la porte d’en-
trée, je me suis rendu au salon où ma mère était en train de corriger des
copies. Elle enseignait la lecture aux élèves de sixième et elle était sans nul
doute impatiente que l’année scolaire s’achève.
Pendant toute la journée, je n’avais pensé qu’à une chose  : notre sortie au
parc. Le matin même, nous avions décidé de quitter la maison à 16 h 30. Cela
me convenait parfaitement vu que je rentrais de l’école vers 16 h. J’avais ainsi
le temps de me détendre et de me changer. Quand j’ai rejoint ma mère en bas,
je me suis aperçu que l’heure du départ approchait.
«!Maman, il est presque 16 h 30. On y va!?!», ai-je demandé.
«!Tu sais, il me reste encore quelques copies à corriger donc je ne suis pas
tout à fait prête. Est-ce que ça t’embêterait qu’on y aille plutôt à 17 h!?!»
«!Quoi!?!», ai-je répondu alors que je sentais la colère monter. «!Tu avais dit
qu’on partirait à 16 h 30 et il est 16 h 29.!»
«!Je sais bien, mais donne-moi encore une petite demi-heure pour terminer
de corriger ce paquet de copies!», a-t-elle rétorqué, en faisant tout son pos-
sible pour rester calme. «!Dès que j’aurai fini, nous pourrons y aller.!»
«!Mais tu n’avais pas dit 17 h,!» lui ai-je répondu, fou de rage. Je parlais fort et
d’une voix haut perchée. «!Tu avais dit 16 h 30 et l’heure, c’est l’heure.!»
«!Écoute, on ira quand j’aurai terminé…!»
Je ne vois pas ce qu’elle aurait pu dire d’autre et je ne me souviens plus des argu-
ments qu’elle a employés suite à cela. Notre discussion était de plus en plus ten-
due et a pris fin au moment où j’ai explosé de colère et je me suis mis à hurler
dans toute la maison, à tel point que j’ai cru qu’un vaisseau sanguin allait éclater
dans ma tête. J’étais furieux et je n’écoutais plus ce que ma mère me disait. Il était
16 h 30 passées et c’était là la seule chose qui m’importait. Maman n’avait jamais
dit 17 h et avait donc violé une règle fondamentale à mes yeux : il ne faut pas
modifier le programme une fois qu’il a été établi, un point c’est tout. En bafouant
cette règle, ma mère avait mis à mal mon sentiment de sécurité intérieure.
Au moment où je suis revenu dans le salon quelques minutes plus tard, ma
mère était en train de pleurer. Ma colère s’est apaisée, l’espace d’un instant,

244
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

alors qu’elle prononçait des mots inaudibles tout en sanglotant. Mais très vite,
cette même colère s’est à nouveau intensifiée au moment où je me suis pré-
cipité en haut de l’escalier pour retourner dans ma chambre. J’ai claqué la
porte tellement fort que les murs ont tremblé.
Après ce séisme de faible amplitude, je me suis jeté sur mon lit et j’ai enfoui
mon visage dans les draps. Puis je me suis mis à pleurer. J’avais envie de mettre
fin à mes jours pour ne plus jamais voir ma mère dans cet état de désespoir
intense. Plusieurs couches de colère étaient venues s’ajouter à celle qui avait
suivi la violation de l’une de mes règles sacrées. J’étais un vaurien et je m’en
voulais d’avoir fait pleurer ma propre mère. À aucun moment je n’ai eu l’inten-
tion de la blesser au cours de cet épisode fâcheux. Le fait est que j’étais totale-
ment absorbé par ce que je voulais et par le mal (c’est en tout cas ainsi que je
voyais les choses) qu’on m’avait fait. À cette époque, je ne comprenais toujours
pas en quoi mon comportement et mes réactions pouvaient avoir un quel-
conque impact sur les autres, ni comment mettre un terme à l’escalade quand
je sentais la colère monter. Et Dieu sait si la colère noire, tout comme la dépres-
sion, a le don de s’auto-alimenter de façon sournoise. Les raisons qui avaient
provoqué cette colère me rongeaient tellement qu’elles ont fini par l’attiser. La
situation a empiré et je n’avais plus les idées claires!; je ne savais pas non plus
comment recoller les morceaux. Je suis resté dans ma chambre, coupé du reste
du monde, jusqu’au retour de mon père. C’était l’heure du dîner. Maman nous a
servi un pain de viande, accompagné d’une large portion de tension.
Et nous ne sommes pas allés au parc ce jour-là.

Comment aurait-on pu éviter cet incident regrettable et toutes ces larmes, ou


tout au moins apaiser les esprits!? Un mot tout simple aurait fait l’affaire  :
«!Pardon!». Cela ne m’aurait certainement pas empêché d’être contrarié par
le changement de programme inopiné (les gens ont le droit d’exprimer ce
qu’ils ressentent), mais si j’avais présenté des excuses à un moment ou à un
autre au cours de la discussion, cela ne serait pas allé plus loin. Le seul fait de
dire que j’étais désolé serait revenu à priver d’oxygène un incendie qui venait
tout juste de se déclarer. Cela aurait eu pour effet de modifier mon attitude
face à la situation car je me serais tout de suite senti mieux et Maman aurait
sans doute été très compréhensive.
De plus, nous serions allés au parc et n’était-ce pas ce que je voulais depuis le
début!?

Cet effondrement émotionnel était non seulement dû à l’immense rigidité de mon


mode de pensée, mais également au fait que je tenais ma mère pour responsable
de ce changement de programme. J’avais toujours autant horreur du changement
(sauf si j’en étais l’initiateur ou si je pouvais exercer un quelconque contrôle sur lui)
et à cette époque, j’estimais que ce que je voulais était on ne peut plus raisonnable.

245
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Mais maintenant je me rends compte que ma mère ne supportait plus ma rigidité


d’esprit et qu’elle avait pleuré parce qu’elle était à bout et épuisée. En cette journée
particulièrement pénible et même durant la nuit qui a suivi, je me suis senti très mal
en repensant à l’état dans lequel j’avais plongé ma mère. Au fond de moi, je savais
que la seule façon d’arranger les choses était de dire que j’étais désolé. Mais je ne
savais pas comment m’y prendre pour prononcer ces mots pourtant si précieux.
Mais pourquoi est-ce donc si difficile de demander pardon!? Cette attitude ne
relevait pas de la mesquinerie ou du machisme, me concernant. J’étais tout
simplement bien trop préoccupé par le besoin de maintenir un semblant
d’ordre dans ma vie et totalement incapable d’y déroger. J’étais, en outre,
dans l’incapacité de prendre en compte le point de vue d’autrui. Il suffisait que
quelque chose ou quelqu’un profane mon château de cartes – et cela se pro-
duisait très souvent – pour qu’une colère intense s’empare de moi et se mette
à ronger mon être. Dans ces conditions, il m’était impossible de demander
pardon car la colère accaparait toute ma pensée.

Le pardon
Nous ne devrions pas nous laisser dévorer par notre colère et il est impératif
de savoir maîtriser ses émotions. Présenter ses excuses revêt une importance
capitale, non seulement compte tenu du pouvoir de guérison que ce compor-
tement implique, mais aussi parce que cela permet :
• De nous rendre plus plaisants aux yeux des autres. Il s’agit d’une règle non
écrite : si vous faites quelque chose de mal ou si vous causez du chagrin
à quelqu’un, la meilleure façon d’arranger les choses rapidement est de
demander pardon. Gardez cependant à l’esprit que si l’autre personne
refuse de vous pardonner (en supposant bien évidemment que vous
soyez sincère au moment où vous présentez vos excuses), c’est son pro-
blème et non plus le vôtre. Vous n’êtes maître que de vous-même et ne
pouvez en aucun cas être tenu pour responsable de la réaction d’autrui.
• D’atténuer les tensions. Dans l’exemple du parc, j’aurais pu dire à ma mère :
«!Ça me met hors de moi que nous ne partions pas à 16  h  30…!», puis lui
demander pardon à un moment ou à un autre au cours de notre discussion
houleuse. Si j’étais parvenu à retrouver mon calme suffisamment vite – disons
au bout de cinq minutes – pour pouvoir passer à autre chose et prendre le
recul nécessaire pour analyser la situation, j’aurais pu lui dire à quel point
j’étais désolé de m’être comporté de la sorte. Il aurait certes fallu un certain
temps pour faire retomber la tension et être à même de tourner la page,
mais cela aurait eu l’avantage de dissiper le malaise avant la tombée de la
nuit. Le malaise ne retombera pas forcément plus vite si l’on présente des
excuses au plus fort du conflit, mais cela aura le mérite de ne pas l’amplifier.
• De prendre des mesures constructives et correctives afin de réparer le
tort qu’on a causé.

246
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

• De montrer à l’autre qu’il est réellement dans notre intention de tout


faire pour réparer les choses par une conduite méritoire.
On n’est jamais trop vieux, trop macho, trop grand, trop petit ou trop
«!parfait!» pour faire des excuses, que l’on se soit mal comporté vis-à-vis de
quelqu’un, que l’on ait commis une erreur ou que notre conduite n’ait pas été
des plus exemplaires. Le seul fait de demander pardon va au-delà de la race,
des croyances, de l’âge, de la religion ou du milieu – et même de la condition
autistique.

En conclusion, Sean nous confie que les premières impressions ne reposent


pas uniquement sur quelques mots prononcés à la hâte tels que «!s’il vous
plaît!» ou «!merci!», mais également sur les convenances qu’il est d’usage
d’adopter lors d’une discussion, comme il l’a d’ailleurs appris à ses dépens.

Sean poursuit
Les bonnes manières peuvent faire toute la différence : grâce à elles, les rela-
tions ont toutes les chances de se consolider suite à cette première impres-
sion déterminante alors que sans elles, il ne peut y avoir de progrès en termes
d’interaction (interaction qui risque fort de tomber immédiatement dans les
oubliettes). N’entendant rien à cette règle, le second scénario était malheu-
reusement récurrent à l’époque où j’ai commencé à m’intéresser aux filles.
Un an après le bac, j’ai rencontré une femme à la fac de Van Nuys, en Califor-
nie. Je me fiais uniquement à l’attirance physique que je ressentais et cette
dernière était suffisamment forte pour que je parvienne à surmonter ma peur
au moment d’aborder les filles. Je l’ai invitée à sortir, mais vu qu’elle ne me
connaissait pas si bien que ça, Lisa a accepté en précisant qu’elle tenait à ce
qu’on se voit en «!amis!».
Je me suis mis à bégayer quand je l’ai appelée le lendemain car j’avais oublié
de préciser que je n’avais pas mon permis et qu’il fallait qu’elle vienne me
chercher. Malgré cela, elle a accepté et nous sommes allés dîner. Il y avait un
décalage évident entre les mets, qui étaient on ne peut plus raffinés, et notre
conversation, qui n’avait rien de plaisant, mes bonnes manières laissant clai-
rement à désirer. J’ai très vite vu que son enthousiasme diminuait à mesure
que la soirée avançait.
Je me souviens très bien avoir omis de me regarder dans la glace avant qu’elle
ne passe me prendre, si bien que je suis sorti de chez moi sans même m’être
assuré que j’étais présentable. Mon souvenir le plus marquant concernant ma
tenue ce soir-là est que je suis sorti avec des chaussures trouées.

247
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Mais le pire, c’est que j’ai passé le plus clair de la soirée à pontifier en faisant
étalage de mes connaissances sans même me soucier de savoir si ça l’intéres-
sait. Il ne m’est pas non plus venu à l’esprit d’amener la conversation sur ses
intérêts à elle. Au lieu de cela, j’évoquais des musiciens de jazz obscurs, les
morceaux qu’ils jouaient, le groupe auquel ils appartenaient et le nombre
d’années passées au sein de ce groupe. J’avais recours à une variété de ques-
tions hypothétiques du type «!Que se passerait-il si…!?!», les mêmes que je
posais, enfant. Je lui demandais souvent  : «!Est-ce que tu as déjà entendu
parler de…!?!», tout en sachant pertinemment qu’il y avait peu de chances
qu’elle connaisse la personne en question.
Lisa a fait montre d’une grande politesse tout au long du dîner, même si elle
semblait se lasser de cette conversation. Après m’avoir raccompagné chez
moi, elle m’a dit : «!À la prochaine, en cours!». C’était la dernière fois que je la
voyais à l’extérieur de la salle de cours, et même pendant les cours, elle gar-
dait visiblement ses distances.
Je sais que cette soirée ne s’est pas déroulée comme je l’avais espéré parce
que j’avais violé la règle non écrite qui insiste sur l’importance d’être acces-
sible. Je lui ai posé toutes ces questions à propos des musiciens de jazz car
non seulement cela contribuait à la validation de mon amour-propre, mais
aussi parce que cela me procurait un sentiment de toute-puissance, en ce
sens que j’étais le seul à détenir les informations. Mais en agissant ainsi, je n’ai
absolument pas tenu compte des réactions tout à fait légitimes que mon
attitude pourrait entraîner chez elle, comme l’ennui ou le ressentiment. J’ai
compris que ma quête de grandeur et de toute-puissance m’avait coûté très
cher.
Les bonnes manières ne se limitent pas aux traditionnels «!s’il vous plaît!» et
«!merci!». De même, il ne suffit pas de regarder les gens dans les yeux quand
ils nous parlent ou de vérifier si notre chemise est correctement rentrée dans
le pantalon pour être un exemple de savoir-vivre. Faire preuve de bonnes
manières, c’est aussi tenir compte de l’autre durant une conversation.
Autrement dit, il est essentiel de faire abnégation de soi et de concentrer
toute son attention sur l’autre personne.
J’aurais pu adopter cette attitude à tout moment lors de mon tête-à-tête
avec Lisa –  en faisant preuve d’humour, pourquoi pas!! J’aurais pu dire
quelque chose comme : «!Bon, je me suis assez étalé et tu sais désormais tout
de l’histoire de Sean Barron. Si on se concentrait maintenant sur la vie de
Lisa!?!» L’approche directe fonctionne bien aussi : «!Bon, assez parlé de moi!!
J’aimerais bien te connaître un peu mieux.!»
Quelle que soit la méthode employée, l’issue aurait probablement été meil-
leure et Lisa aurait peut-être accepté de sortir avec moi. Il est donc primordial
d’adopter de bonnes manières et de faire une bonne première impression, ces
deux concepts étant aussi indissociables qu’un bon repas et une discussion
de qualité.

248
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

Réflexions de Sean (2017)


Dans American Pie, son célèbre tube de 1971, Don McLean parle de ce qu’il
percevait alors comme la fin de l’innocence dans la société américaine.
« En gros dans American Pie, tout part à la dérive, » dit McLean en 2015 dans
une interview accordée au Newcastle Herald, un quotidien australien de Nou-
velle-Galles du Sud.
À plusieurs reprises dans son interminable chanson de plus de 800 mots, il
déplore la mort de la musique le jour où, un certain 3 février 1959, un accident
d’avion a fait perdre la vie à Richie Valens, Buddy Holly et J.P. Richardson Jr.,
mieux connu sous le nom de « Big Bopper ». Ce drame a sans aucun doute
altéré à jamais le paysage du rock’n’roll.
Aujourd’hui encore, il me semble que tout continue de partir à la dérive à bien
des points de vue. J’ai la fâcheuse impression que la civilité la plus élémen-
taire et les règles de politesse essentielles ne sont plus de ce monde ou
qu’elles sont en tout cas en bien piètre posture. Difficile de passer à côté : on
observe régulièrement ce manque de civilité où chacun se croit tout permis
lors de rassemblements politiques, de débats télévisés ou même au restau-
rant. Internet n’a pas manqué, et ce dans une large mesure, d’entretenir ce
phénomène en mettant à disposition des intolérants, des xénophobes et de
tout individu porté à la haine une plateforme des plus puissantes, les laissant
ainsi libres de répandre leurs idées toxiques et de se laisser aller à des dia-
tribes assassines.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais au restaurant, assis face à une famille de quatre
personnes. Je ne pouvais m’empêcher de leur jeter quelques regards furtifs.
Le père et la mère étaient en pleine conversation alors que les deux adoles-
cents, tout absorbés qu’ils étaient par leur iPhone, n’ont pas levé les yeux une
seule fois de l’écran, et ce pendant près d’une demi-heure. Quand le serveur
s’est approché de la table pour prendre leur commande, l’un des enfants a dit
ce qu’il voulait d’une voix monotone et détachée, sans même un sourire ou un
remerciement à destination du serveur, comme pour lui reprocher d’avoir osé
l’interrompre. Aucun des deux parents n’est intervenu pour lui faire savoir à
quel point sa conduite était inacceptable. Je peux vous dire avec certitude
que si les smartphones et autres iPhones avaient existé il y a quarante ans et
si je m’étais comporté de la sorte, mes parents m’auraient réprimandé à juste
titre pour ce manque de respect évident.
Je ne dis pas pour autant qu’il faudrait se débarrasser de tous les outils tech-
nologiques et revenir à la société faussement bucolique des années 1950. Les
prouesses technologiques actuelles ont beaucoup contribué à améliorer la
communication et ont permis de faire jaillir des idées, de les mettre en appli-
cation et de les partager avec une facilité déconcertante, et ce en un temps
record.

249
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Grâce à Facebook et à d’autres réseaux sociaux en ligne, il est possible de


faire toutes sortes de choses comme partager des recettes de cuisine ou
retrouver des gens que nous avions perdus de vue. Tout cela est bien beau
mais le problème se pose lorsque les outils technologiques remplacent les
vrais échanges plutôt que de les favoriser.
On estime à plus de 90 % la part de communication non verbale dans un
échange. Ainsi, les individus qui utilisent essentiellement les courriels, les tex-
tos, les smartphones et les réseaux sociaux pour communiquer passent à
côté des expressions faciales, du langage corporel et du regard de ceux à qui
ils s’adressent alors que ces éléments sont essentiels pour se rapprocher des
autres et les comprendre. En d’autres termes, quand les gens passent le plus
clair de leur temps à rédiger des textos plutôt qu’à discuter et à se mettre à
l’écoute d’autrui, la civilité en pâtit.
Ce n’est pas un hasard si les techniques de communication, les règles de bien-
séance et les bonnes manières existent depuis plusieurs milliers d’années,
sous une forme ou sous une autre en fonction des cultures et de l’époque. La
raison pour laquelle elles ont résisté à l’épreuve du temps est très simple  :
elles ont porté leurs fruits et nous ont permis d’évoluer et de nous développer
en tant qu’espèce. Même si l’univers technologique dans lequel nous vivons
fait de nous des êtres intelligents, ce n’est pas une bonne idée de faire l’im-
passe sur la politesse, les bonnes manières et la gentillesse envers les autres.
J’ajouterai qu’il faut être prudent et résister à la tentation de penser que les
individus porteurs de TSA qui ont du mal à réagir de manière appropriée face
aux autres ou qui voient le monde autrement, à travers leurs propres yeux,
manquent également d’empathie. De bons programmes dédiés à l’enseigne-
ment des habiletés sociales, comme le Peer Spectrum de Jennifer Schmidt,
intègrent des éléments sur la théorie de l’esprit visant à aider les élèves à
percevoir le monde sous un tout nouveau jour. Des déficits dans ce domaine
peuvent être préjudiciables aux personnes avec autisme dans la relation qu’ils
entretiennent avec leurs pairs et au niveau des interactions dans le groupe,
mais aussi dans toute relation humaine au sens large ou professionnelle.
L’impolitesse, involontaire ou non, au même titre que la difficulté à différen-
cier l’honnêteté de la diplomatie, peut avoir de fâcheuses conséquences pour
un individu porteur d’autisme, que cela se produise dans son milieu profes-
sionnel ou dans un contexte plus personnel, et ce indépendamment des com-
pétences cognitives et de l’intelligence de la personne.
« La plupart des gens ne perdent pas leur emploi en raison d’une quelconque
incompétence ; ils perdent leur emploi parce qu’ils ne s’entendent pas avec les
autres », fait remarquer Schmidt.

250
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

J’aimerais mentionner un dernier point au sujet de la politesse et des bonnes


manières. Vous serez confronté à bon nombre de personnes qui n’ont pas de
manières et qui se comportent de façon impolie et irrespectueuse. Certaines
d’entre elles agissent ainsi parce qu’on ne leur a jamais enseigné quelle atti-
tude adopter dans telle ou telle situation!; d’autres éprouvent le besoin de
«!remettre en question le système dans lequel elles évoluent!» pour des rai-
sons personnelles diverses et variées!; d’autres encore sont tout simplement
impolies. Les parents et les enseignants qui sont au contact des jeunes
enfants porteurs d’autisme ou des plus grands ayant beaucoup de mal à
prendre en compte le point de vue d’autrui peuvent utiliser la stratégie du
«!Just Do It!» (fais-le) si chère à Nike, afin qu’ils obtempèrent plus facilement.
Mais à mesure que les enfants grandissent et entrent dans l’adolescence puis
dans l’âge adulte, à mesure que leur mode de pensée devient moins rigide et
qu’ils prennent conscience des pensées et des sentiments de leur entourage,
la discussion prend inévitablement une direction tout autre et se concentre
sur les raisons pour lesquelles certains individus ont de bonnes manières et
d’autres non, qu’on les leur ait apprises ou pas. Comme Temple le souligne,
c’est devenu un réel problème pour elle à partir du moment où elle est entrée
dans la vie active et a été amenée à rencontrer un nombre croissant de per-
sonnes. Il est intéressant de noter que bien que le fonctionnement cérébral
de Temple soit extrêmement logique et analytique, force est de constater que
dans le passage suivant, la dimension affective n’est pas en reste. Elle fait état
du remords ressenti par beaucoup de gens ces temps-ci au sujet de la dégra-
dation de l’éthique sociale dans notre société. Son mode de pensée, visuel et
en images, la distingue peut-être du style de pensée verbo-linguistique qui
caractérise la plupart des gens de son entourage, mais il n’en demeure pas
moins qu’ils ont en commun une règle sociale non écrite : la politesse et les
bonnes manières sont perçues comme étant de «!bons comportements!»
partout dans le monde.

Temple prend la parole


Quand j’ai commencé à travailler, les codes non écrits du comportement
social sur le lieu de travail étaient bien plus faciles à comprendre qu’ils ne le
sont maintenant. La plupart des bonnes manières qui étaient de rigueur dans
n’importe quel contexte social l’étaient également au travail. Elles reposaient
presque toutes sur le même principe  : le respect et la politesse envers son
prochain. Ainsi, elles convenaient quel que soit le milieu. Les employés ne
contestaient pas systématiquement le système, comme c’est le cas mainte-
nant. Les gens étaient fiers de leur travail et on attachait de l’importance à
faire partie d’une équipe, que ce soit au sein de la famille ou dans le milieu
professionnel. Les gens respectaient la chaîne hiérarchique et assumaient
leur part de responsabilité en menant à bien la mission qui leur incombait afin
de maintenir la cohésion de l’équipe. En règle générale, les gens étaient plus
tolérants et respectueux vis-à-vis des autres.

251
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

En outre, je travaillais dans un secteur qui employait 98 % d’hommes, si bien


que j’ai eu beaucoup moins de mal à m’adapter que si j’avais baigné dans un
milieu constitué majoritairement de femmes. Contrairement aux femmes, les
hommes sont davantage animés par la raison que par les émotions dans leurs
relations sociales. Les hommes avec lesquels j’ai travaillé me faisaient remar-
quer de manière très directe que je ne me comportais pas toujours de façon
adéquate avec les autres. Leurs remarques concernaient principalement mon
attitude et n’étaient en rien une remise en cause de ma valeur au sein de l’entre-
prise, ce qui était tout à fait différent. J’étais dévouée aux projets qui m’étaient
confiés et quand on m’informait que j’avais dit ou fait quelque chose qui pouvait
avoir des conséquences fâcheuses sur la réussite globale du projet, cette initia-
tive me semblait logique. À aucun moment je ne me suis sentie blessée dans
mon amour-propre car il s’agissait simplement d’un comportement sur lequel il
fallait que je travaille et non d’une invitation à modifier ma personnalité, à ne
plus être moi-même. Les individus très sociables laissent une trop grande place
aux émotions et ont tendance à établir un lien direct entre le comportement et
l’estime de soi d’un individu. Ce type de raisonnement peut rapidement mener
à l’échec et mettre à mal la motivation. S’il m’arrivait de commettre une bévue
sociale, cela ne voulait pas dire que je ne valais rien, mais que je devais
apprendre un nouveau comportement, plus approprié. Il est très important de
s’assurer que cette distinction est bien claire, particulièrement aux yeux des
enfants et des adultes atteints d’autisme.
Outre les comportements (polis et impolis) élémentaires qui régissent les
interactions sociales de l’ensemble des employés sur leur lieu de travail, j’ai
mis au point quelques règles de courtoisie et autres bonnes manières fonda-
mentales ayant trait au travail afin de guider mes propres actions. Certaines
d’entre elles ont vu le jour suite à ma difficulté, d’un point de vue émotionnel,
à appréhender les codes de certaines interactions sociales. Il y a encore des
sujets de conversation que j’évite aujourd’hui!; je les trouve tellement illo-
giques qu’ils n’ont aucun sens pour moi et je ne parviens pas à trouver un
moyen de les rendre plus clairs. La lecture du Wall Street Journal et de cer-
tains articles publiés dans diverses revues d’affaires m’a aidée à distinguer les
bons comportements des mauvais dans le monde du travail. Mais au-delà de
ça, j’ai remarqué que ce qui fonctionnait le mieux pour moi était de rester très
simple, d’être polie, de parler de la pluie et du beau temps, d’éviter de prendre
part à des sujets de discussion prêtant à controverse – tels que la religion, la
politique ou les problèmes personnels comme les aventures amoureuses sur
le lieu de travail –, de faire profil bas et de faire porter toute mon attention
sur mon travail plutôt que sur les commérages et autres futilités ambiantes.
Il m’a fallu apprendre quelques règles tacites supplémentaires propres au lieu de
travail afin de conserver chacun de mes emplois et d’élaborer mon plan de car-
rière. Par exemple, nombre de nos collègues ont des comportements dépla-
cés!; quoi que nous fassions, il y a des gens qui ne nous aimeront jamais malgré
tous nos efforts pour manifester une bienveillance et une sympathie sincères.

252
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

Concrètement, il ne fallait pas que je fasse part de mon opinion, que je critique
mes collègues ou que je parle d’eux à d’autres collègues. Mais surtout, je ne
devais en aucun cas rapporter au patron les faits et gestes des collègues.
J’en suis arrivée au point où je devais simplement accepter – même si je suis
sceptique aujourd’hui  – le fait que certains individus ne savaient pas se
conduire et que les autres toléraient ces manquements!; de nos jours, on ne
parle même plus de tolérance car ces comportements inappropriés sont
considérés comme «!normaux!». Si j’analyse la situation d’un point de vue
logique, et en particulier la façon dont elle évolue, je trouve tout cela absurde
et absolument pas en adéquation avec mon mode de pensée. C’est pourtant
une réalité à laquelle je me suis heurtée à maintes reprises. Je n’avais d’autre
choix que de m’en accommoder et j’y suis parvenue tant que les gens qui ne
se comportaient pas de façon appropriée n’étaient pas mes supérieurs hiérar-
chiques. Dans ce cas, si le problème s’aggravait et qu’aucune solution n’était
envisageable, je prenais la décision d’abandonner le projet sur lequel je tra-
vaillais. C’est une règle non écrite des relations sociales sur le lieu de travail,
mais pas seulement : il y a des fois où, dans une relation sociale, un conflit
ne peut se résoudre à l’amiable!; il est alors grand temps de mettre un
terme à la relation et passer à autre chose. C’est particulièrement vrai pour
ce qui est des personnes qui ne se conduisent pas convenablement.

Une fois que les enfants avec autisme deviennent des adultes avec autisme,
leur entourage tolère nettement moins la façon impolie dont ils se com-
portent avec les autres, leurs mauvaises manières ou leur manque de savoir-
vivre. C’est là qu’une autre règle non écrite entre en jeu : nous devrions tous
être capables, une fois adultes, de nous comporter de manière appro-
priée. Les «!laissez-passer!» ne sont plus en vigueur et il n’est plus accep-
table de faire preuve d’impolitesse envers les autres. La formule selon
laquelle «!un passe, deux casse!» est la réaction la plus fréquente de la part
des autres adultes, ce qui revient à dire que les chances de bien faire sont
limitées. C’est pour cette raison qu’il est primordial de faire acquérir aux
enfants porteurs d’autisme les bonnes manières fondamentales ainsi que les
règles de savoir-vivre, et ce à grand renfort de répétitions : les occasions de
s’entraîner et de commettre des erreurs sont nettement plus nombreuses
durant l’enfance qu’à l’âge adulte. Si l’on se montre impoli à l’école primaire,
peut-être que notre copain refusera de jouer avec nous cette après-midi-là
alors qu’une fois dans la vie active, ce type de comportement peut fort bien
nous coûter notre emploi. Les conséquences sont bien plus graves.

253
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Principaux points à retenir


• Les règles de savoir-vivre ainsi que les bonnes manières – la liste est
exhaustive et évolue constamment. Chaque génération adopte de
nouvelles «!règles!» en ce qui concerne les bonnes manières!; cepen-
dant, il est des règles de base qui résistent à l’épreuve du temps.
• Si vous respectez les bonnes manières, les gens se sentiront à l’aise
en votre compagnie. Elles agissent, en quelque sorte, comme des
signaux non verbaux qui montrent que vous comprenez les limites du
groupe social.
• L’apprentissage de la politesse peut être très ennuyeux et vécu
comme une corvée par la majorité des enfants atteints d’autisme!;
faites en sorte que cet apprentissage reste ludique en évitant autant
que possible qu’il ressemble à un cours. Le mieux est d’enseigner les
choses dans des situations courantes de la vie quotidienne. Servez-
vous des dessins animés, des films, des pièces de théâtre, des paro-
dies et n’hésitez pas à exagérer pour susciter l’intérêt et faire en sorte
que ces moments soient divertissants.
• Avec les plus petits, ou les enfants de tous âges qui ont du mal à
prendre en compte le point de vue d’autrui (théorie de l’esprit), privi-
légiez une approche comportementale. Incorporer les émotions peut
s’avérer déroutant pour certains enfants. Commencez par enseigner
la compétence et, une fois cette dernière acquise, expliquez pourquoi
il convient d’agir de cette façon.
• Mettez l’accent sur le comportement et non pas sur l’individu : «!C’est une
attitude grossière!», plutôt que «!Tu n’es pas poli.!» Dissociez l’amour-
propre de ce qui est essentiellement un problème de comportement.
• Chaque comportement a une fonction!; plutôt que de tout faire pour
anéantir le comportement inadapté, trouvez dans quel contexte il
pourrait être utile et remplacez-le par un comportement plus appro-
prié. Pour vous donner un exemple, un enfant qui interrompt constam-
ment les autres agit peut-être ainsi pour leur montrer à quel point il
est intelligent. Il comprendra peut-être plus facilement qu’il est
important d’attendre son tour avant de prendre la parole si vous lui
donnez des occasions d’exhiber son savoir.
• Souvenez-vous à tout moment que les enfants avec autisme n’ap-
prennent pas par observation, mais par l’expérience. Il est tentant de
se dire  : «!Ils doivent être capables de comprendre ça –  c’est telle-
ment évident/simple.!» Donnez-leur suffisamment d’occasions de
s’entraîner et assurez-vous qu’ils aient compris. Oubliez vos idées et
vos opinions personnelles sur ce qu’ils «!devraient!» être en mesure
d’accomplir et concentrez-vous sur ce qu’ils comprennent ou pas.

254
5. La politesse est de mise en toutes circonstances

• Utilisez des supports visuels pour renforcer l’apprentissage.


• Apprenez-leur la différence entre les bonnes manières d’usage et
celles qui sont moins formelles!; c’est souvent le contexte dans lequel
on se trouve qui impose le degré de formalité dont il faut faire preuve.
• Il faut veiller à ce que les bonnes manières que vous enseignez soient
adaptées à l’âge des individus, surtout lorsque l’enfant entre au col-
lège. Il sera la risée des autres élèves s’il adopte certaines bonnes
manières pourtant appréciées des adultes. Assurez-vous que l’enfant
porteur d’autisme comprenne bien quand, où et en présence de qui
respecter telle ou telle règle de bienséance.
• Pensez à prendre en considération la culture d’origine de l’enfant,
surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant bilingue dont la famille reste très
attachée à sa culture. Ses bonnes manières et ses coutumes auront
vraisemblablement un caractère plus ou moins formel, si bien que les
enseignements n’en seront peut-être que plus déroutants pour lui.
N’hésitez pas à renforcer le concept selon lequel les règles de bien-
séance varient en fonction du contexte.

Le b.a.-ba des bonnes manières


• Pensez à dire «!s’il vous plaît!» et «!merci!».
• Soyez gentil avec les autres, quel que soit leur statut social. Vous
devriez traiter le concierge avec autant d’égards que votre patron ou
votre professeur.
• Adoptez des manières «!formelles!» face aux adultes en position
d’autorité.
• Ne dévisagez pas les gens.
• Ne traitez pas les autres de tous les noms.
• Ne vous moquez pas du poids, de l’apparence, de l’âge, etc. des gens
et abstenez-vous de toute remarque désagréable.
• Ne discutez pas des problèmes que peut rencontrer votre famille en
public.
• Ne posez pas de questions personnelles aux gens que vous connais-
sez à peine, comme pourquoi ils ont divorcé ou pourquoi ils ont été
licenciés.
• Ne demandez pas aux gens quelle est leur situation financière ou
combien leur a coûté leur maison, leur voiture, leur ordinateur, leur
pantalon, etc.

255
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

• N’interrompez pas des personnes en pleine discussion, que ce soit en


leur coupant la parole ou en passant au beau milieu du groupe.
• Ne parlez pas la bouche pleine et gardez-la fermée lorsque vous êtes
en train de manger.
• Ne vous grattez pas les parties intimes en public.
• Ne vous tenez pas trop près des gens (problème de l’espace person-
nel, propre à l’autisme).
• Lorsque vous vous adressez à des adultes que vous ne connaissez
pas très bien, appelez-les «!Monsieur!» ou « Madame!».
• N’arrachez pas les objets des mains des autres (nourriture, jouets,
livres, etc.).
• Ne faites pas de gestes obscènes.
• Ne relevez pas les erreurs des autres et ne vous moquez pas d’eux
s’ils en commettent.
• Ne dénoncez pas les autres à moins qu’ils ne se mettent en danger.
• Ne mettez pas les coudes sur la table.
• N’agitez pas vos couverts dans tous les sens lorsque vous parlez à
table.
• Ne vous curez pas les dents en public.
• Ne crachez pas, ne rotez pas et évitez les flatulences dans les endroits
publics.
• Mettez la main devant la bouche quand vous éternuez ou quand vous
toussez.
• Ne mangez pas avec les doigts (à moins qu’il ne s’agisse de petits-
fours ou encore de hot dogs, de hamburgers, etc.).
• La politesse est de rigueur quand vous êtes au téléphone, y compris
avec votre portable.
• Ne dites pas à quelqu’un qu’il est stupide en présence d’autres per-
sonnes.
• Gardez votre sang-froid dans les endroits publics.

256
Règ l e6. n o 6
Ce n’est pas
parce que quelqu’un
est gentil avec nous
qu’il est notre ami
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

P
our vous, qu’est-ce qu’un «!ami!»!? Si vous posez cette question à une
centaine de personnes, vous obtiendrez très certainement une cen-
taine de réponses différentes. Les différences culturelles, religieuses,
économiques et politiques, mais aussi celles liées à l’âge et au sexe des indi-
vidus auront une influence sur les réponses qu’ils apporteront. Certains
d’entre eux demanderont des précisions : vous voulez dire un vieil ami ou un
nouvel ami!? Une connaissance, un copain, un ami rencontré sur le lieu de
travail ou un petit ami!? Un ami avec lequel on fait du sport ou un ami auquel
on confie nos plus grands secrets!? Certes, la définition du mot «!ami!» varie
d’une personne à l’autre, mais notre dénominateur commun est ce désir
d’avoir des amis et d’être l’ami de quelqu’un. Et il en va de même pour les
individus atteints d’autisme.
La différence est qu’ils sont incapables de discerner de manière intuitive si tel
individu est un ami ou pas, de s’y retrouver parmi les indices divers et
variés  –  aussi bien internes qu’externes  – et de savoir si un sourire est un
témoignage sincère d’amitié ou un masque social dissimulant de vrais senti-
ments, de réelles intentions. Ami ou ennemi!? Les limites ne sont pas forcé-
ment très claires pour les individus porteurs d’autisme.

Temple nous fait part de son point de vue


Les petits se font très facilement des copains en raison de leurs intérêts com-
muns, comme faire voler des cerfs-volants, bâtir des châteaux de neige, faire
du vélo ou jouer à des jeux de société. Quand j’étais petite, mes amis et moi
faisions ce genre de choses ensemble!; notre amitié était basée sur des acti-
vités communes. À cet âge, les sentiments sont simples et assez superficiels!;
ils disparaissent aussi vite qu’ils apparaissent. On rit de tout et les accès de
colère sont oubliés en l’espace de quelques instants.
À l’adolescence, rien n’est plus pareil. Les sentiments des enfants deviennent
plus profonds et les adolescents se replient désormais sur eux-mêmes!; ils
s’alignent sur les autres jeunes de leur âge qui partagent leurs opinions, leurs
sentiments et leurs craintes plutôt que sur ceux qui partagent leur passion
pour la chasse à la grenouille ou les constructions en tous genres. Les «!intel-
los!», ce sont ces gamins qui continuent à s’intéresser à la résolution d’équa-
tions complexes et aux expériences de chimie ou à se passionner pour la
structure moléculaire de l’univers en sciences physiques. Pour ce qui est des
autres, ils ne jurent plus que par l’interaction sociale.

258
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

En termes de développement socio-affectif, la grande majorité des enfants avec autisme


qui entrent au collège sont à la traîne derrière leurs pairs!; dans bien des cas, le retard est
conséquent. Malgré cela, ils ressentent le besoin de s’intégrer. Leur corps continue à se
développer au même rythme et de la même manière que celui des jeunes de leur âge donc
ils ne voient toujours aucune différence entre eux et les autres : il y a un grand ensemble
et tout le monde en fait partie. Intérieurement, ils en sont encore à définir les amis de
façon extrêmement simpliste, comme lorsqu’ils étaient petits – les activités communes,
les personnes qui disent bonjour ou pas, les élèves d’une même classe. Ils ne s’aperçoivent
pas de l’évolution de la structure du groupe qui se produit dans cette période de la vie où
l’amitié se résume à des groupes sociaux de plus en plus réduits, constitués à partir, non
plus de vastes ressemblances, mais de différences sélectives. L’unique groupe social qui
rassemblait l’ensemble des pairs à l’école primaire cède la place à des clans dont certains
adolescents porteurs d’autisme sont systématiquement exclus. D’autres ne se rendent
même pas compte qu’ils n’ont pas accès à ces groupes d’un genre nouveau.

J’ai mis du temps à comprendre qui était mon ami et qui ne l’était pas et même
à la fac, j’avais beaucoup de mal à m’y retrouver. Une fois que j’ai quitté l’école
primaire, les choses se sont compliquées. Je parvenais sans trop de mal à saisir
que quelqu’un ne m’aimait pas à partir du moment où les propos et les compor-
tements de cette personne étaient sans ambiguïté. Grâce à ma mère, j’avais
acquis certains des codes sociaux non écrits indispensables aux adolescents : il
ne faut pas rapporter!; si quelqu’un vous confie un secret, il est préférable de
ne pas le répéter aux autres (à moins que ce secret ne représente une menace
quelconque pour la vie ou le bien-être de la personne en question)!; ce n’est pas
parce qu’on vous taquine que l’intention est forcément mauvaise – certaines
personnes vous titillent gentiment parce qu’elles vous apprécient. J’avais
constamment ces règles en tête et, étant donné que j’avais également acquis
les habiletés sociales qu’il faut connaître pour bien s’entendre avec les autres,
comme attendre son tour, jouer au sein d’un groupe, respecter les sentiments
d’autrui, je ne m’en suis pas trop mal tirée au collège. Et puis je savais à peu près
tenir une conversation, ce qui m’a permis d’intégrer certains groupes sociaux.
Quand j’étais adolescente et même plus tard d’ailleurs, ce qui me déroutait le
plus au sujet de la règle no  6 était de comprendre les questions très com-
plexes d’ordre socio-affectif, comme la jalousie, ou d’admettre que les autres
jeunes de mon âge pouvaient avoir des intentions secrètes ou faire semblant
de s’intéresser à quelqu’un par pure méchanceté. Je l’ai appris à mes dépens
dès le début de ma première année de fac. J’ai fait la connaissance d’une fille
que j’appellerai Lee. Tout portait à croire qu’elle était vraiment mon amie : elle
passait beaucoup de temps avec moi, discutait avec moi et me posait tout un
tas de questions me concernant. Ces comportements indiquaient, tout du

259
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

moins en surface, une amitié naissante. Au bout d’une semaine environ, je lui
ai fait part de ma condition autistique. Je lui ai parlé, entre autres choses, de
la machine à serrer et des symboles visuels représentant des portes que j’uti-
lisais dans ma tête. Peu de temps après, j’ai découvert qu’elle avait tout
raconté aux autres étudiants et ces derniers se moquaient de moi. J’étais
bouleversée!; je me sentais trahie.
Suite à ce premier épisode fâcheux, je me suis fait encore avoir deux fois avant
de réaliser qu’il fallait que je revoie ma stratégie. J’ai donc pris la décision de ne
parler des aspects personnels de ma vie qu’à un nombre restreint d’amis
proches auxquels je pouvais accorder toute ma confiance les yeux fermés.
Comme je l’ai déjà mentionné dans le premier chapitre, je ressens l’émotion
associée à un évènement, mais ensuite, je sauvegarde ledit évènement sur mon
disque dur sous forme d’image, mais sans l’émotion, ce qui donne quelque
chose de bien plus logique.
Ces situations m’ont en tout cas permis d’apprendre deux règles non écrites
très importantes au sujet de l’amitié :
1) quelqu’un qui se comporte en ami n’est pas forcément notre ami ;
2) la confiance est quelque chose qui se gagne.
Je continuais à me montrer agréable envers les autres étudiants et à discuter
avec eux, mais j’ai appris à n’aborder que des sujets de conversation qui ne
représentaient aucun danger, tels que les révisions en vue des examens, les
devoirs à la maison ou les manifestations au sein de l’école. Je les considérais
comme de simples connaissances et très peu d’entre eux sont devenus mes
amis.
Suite à toutes ces situations vécues en première année de fac, la nouvelle
concernant le caractère «!bizarre!» de ma personnalité s’est vite répandue et
il m’a fallu endurer bon nombre de moqueries. Il suffisait que je traverse le
parking ou que j’entre dans le restaurant universitaire pour que les autres
étudiants se mettent à me traiter de tous les noms. Ce n’est qu’une fois que
je me suis retrouvée en troisième année de fac et que je me suis proposée
pour peindre les décors du spectacle organisé par l’atelier théâtre universi-
taire que les étudiants de ma promotion ont réalisé que j’avais du talent et
qu’ils ont cessé de se moquer de moi. L’une des règles non écrites qui est
ressortie de tout cela est que : les gens respectent le talent et aiment être
en compagnie de personnes qui ont un don, quel qu’il soit.
Avec les années, j’ai appris une autre règle non écrite concernant l’amitié : les
vrais amis sont ceux qui partagent des intérêts, des idées et des principes
qu’ils jugent sensés!; il y a forcément un lien qui nous rattache à eux. Le fait
d’avoir le même âge, d’être du même sexe, d’être dans la même classe et de
pratiquer la même activité que quelqu’un ne fait pas pour autant de cet indi-
vidu notre ami. Voici d’autres règles que j’ai apprises à la fac et quand j’ai
commencé à travailler :
• L’amitié ne naît pas du jour au lendemain.

260
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

• Ce n’est pas parce que quelqu’un n’est pas d’accord avec nous qu’il n’est
plus notre ami – il
• est des aspects sur lesquels nos amis peuvent avoir un point de vue dif-
férent du nôtre.
• Un ami se soucie véritablement de nos émotions et des pensées qui nous
animent.
• Les amis se soutiennent en cas de coup dur.
• On n’a que peu d’amis proches.

Il a fallu un certain temps avant que je n’intègre ce dernier point et c’est, selon
moi, l’une des règles les plus importantes à assimiler.

Ce n’est qu’à partir de l’entrée au collège que l’une des règles non écrites
des relations sociales entre en jeu et prend tout son sens : les gens dissi-
mulent souvent leurs sentiments réels. Les jeunes enfants sont honnêtes,
tant dans leurs propos que dans leurs actions. Le monde tourne autour
d’eux et ils ne voient pas pourquoi ils cacheraient aux autres ce qu’ils
pensent ou ce qu’ils ressentent. À mesure que les enfants grandissent et
qu’ils prennent conscience de l’existence de différentes perspectives
propres à chaque individu, ils apprennent très vite qu’il peut être très utile
de taire ce que l’on ressent vraiment afin de satisfaire ses propres désirs et
d’alimenter ses besoins. Ils s’aperçoivent également qu’il est parfois plus
prudent d’agir de la sorte et que de nombreuses raisons peuvent pousser un
individu à dissimuler ses véritables sentiments : ne pas vouloir faire de peine
à quelqu’un, avoir des doutes concernant ses propres sentiments, refuser
de dire ou de faire quelque chose qui aille à l’encontre de ses croyances ou
de ses principes. Il arrive parfois qu’une personne cache son véritable res-
senti parce qu’il n’est pas socialement acceptable de l’exprimer dans un
contexte particulier. Imaginez que votre patron fasse une remarque à votre
sujet en pleine réunion d’affaires. Vous enragez intérieurement tout en
sachant pertinemment que si vous dites quoi que ce soit, vous risquez d’être
renvoyé. Voici un autre exemple  : vous ressentez une profonde tristesse
suite à la disparition récente d’un ami alors que vous assistez à un mariage
–  un évènement très joyeux pour les mariés et une occasion totalement
inappropriée pour verser des larmes en public.
Ces deux exemples illustrent parfaitement une règle non écrite des relations
sociales étroitement liée à la précédente : les enfants et les adultes peuvent
ressentir une émotion particulière et avoir une réaction contraire à leur
ressenti. Pour certains individus porteurs d’autisme qui ont un mode de pen-
sée littéral, cela s’apparente au mensonge. À leurs yeux, toute personne agis-
sant ainsi est fausse.

261
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Temple ajoute
Il est très facile de profiter des enfants atteints d’autisme car ils ne remarquent
pas qu’on leur ment, même s’il s’agit de mensonges flagrants. Ils croient litté-
ralement tout ce qu’ils entendent et tout ce qu’ils voient, même les choses les
plus incohérentes. Dans leur mode de pensée binaire, les gens qui se com-
portent gentiment sont gentils. Un point c’est tout. Quand ces enfants avec
autisme se retrouvent dans des situations où les autres enfants leur disent
des choses gentilles puis, suite à cela, leur font du mal, tout ceci est tellement
illogique et déroutant pour eux que ce type de situation ne s’inscrit jamais
dans leur cerveau tant elle n’a pas de sens. Ainsi, les mêmes règles n’en
finissent jamais de régir leur pensée et ils continuent à interpréter les com-
portements sociaux des autres enfants tels qu’ils les voient. Mais cette carac-
téristique fait souvent d’eux de vrais rapporteurs, ce qui ne les aide en rien
étant donné qu’ils s’aliènent davantage leurs pairs. Quand j’étais petite, ma
mère m’a appris qu’il était important d’être beau joueur et que ce n’était pas
bien de rapporter, si bien que je n’ai jamais adopté ce type de comportement
en primaire. En outre, quand les autres ont commencé à se moquer de moi,
j’avais une bonne estime de soi, ce qui signifie que j’étais suffisamment forte
pour affronter la méchanceté de mes camarades. Je ne croyais pas tout ce
qu’ils racontaient à mon sujet!; il était plus question pour moi d’ignorer leurs
remarques que d’être aux prises avec des croyances négatives envers moi-
même. Évidemment, ces remarques me dérangeaient!; je n’étais pas immuni-
sée contre de telles méchancetés. Mais j’avais un esprit logique et je pensais
en images, ce qui m’a permis de bien séparer les images des émotions et de
traverser sans trop de heurts ces années terribles sur le plan relationnel.

Un grand nombre d’enfants autistes ont une compréhension littérale des


choses, ce qui explique pourquoi, lorsqu’ils sont en butte à la moquerie de
leurs camarades, ils ont beaucoup de mal à voir les choses différemment
et à comprendre cette règle non écrite des interactions sociales  : une
moquerie n’est pas forcément méchante"; il se peut même qu’elle soit
un signe d’intérêt, voire d’affection. Ils sont tellement obnubilés par les
règles qu’à chaque fois qu’une personne les taquine, ils sont systématique-
ment convaincus qu’elle ne les aime pas. Il faut absolument leur parler des
moqueries amicales et leur faire comprendre en quoi elles diffèrent de la
méchanceté et de l’intimidation. Pour ce faire, il est nécessaire de leur
apprendre à reconnaître les signes qui permettent de les distinguer.

262
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

Sean, quant à lui, a été très affecté par l’intimidation et les moqueries de ses
camarades, d’un point de vue émotionnel. Compte tenu de sa faible estime de
soi, associée à une pensée rigide gouvernée par toute une myriade de règles,
il lui était pratiquement impossible de traiter mentalement chaque situation,
ce qui l’empêchait de demander de l’aide.

Sean raconte
Je serais richissime si l’on m’avait donné un dollar chaque fois que mes parents,
au cours de mon enfance et de mon adolescence, étaient venus me dire  :
«!Nous voulons t’aider, mais il faut d’abord que tu nous dises ce qui ne va pas!»,
ou quelque chose de similaire. C’était d’autant plus vrai lorsque je rentrais de
l’école visiblement contrarié, en colère ou sur le point de craquer parce qu’il
s’était passé quelque chose. Mes parents ont sans doute ressenti une frustra-
tion immense et été eux aussi parfois à deux doigts de craquer car, malgré tous
les efforts qu’ils déployaient pour tenter de m’apaiser, jamais je ne m’épanchais.
Ma mère avait beau redoubler d’efforts en se plaçant à ma hauteur, les mains
sur mes épaules, le visage à quelques centimètres du mien, me priant de lui
fournir les quelques indications qui lui permettraient de me venir en aide, rien
n’y faisait. N’importe quelle réponse, qu’il s’agisse d’un mot, d’une phrase brève,
d’un «!oui!» ou même d’un simple hochement de tête, aurait suffi, mais au lieu
de cela, je bougeais constamment la tête en quête d’un objet sur lequel poser
les yeux afin de ne jamais croiser le regard de ma mère.
Les raisons pour lesquelles je réagissais de manière aussi asociale avec elle
étaient multiples, mais ce n’était certainement pas pour la défier ou me mon-
trer récalcitrant. J’agissais surtout ainsi parce que j’étais incapable d’organiser
mes pensées de façon chronologique et suffisamment pertinente pour décrire
ce qu’il m’était arrivé. Je ne savais même pas comment mettre des mots sur ce
que je ressentais. Ma pensée rigide et ma compréhension littérale des choses
ne me permettaient pas de lui raconter les évènements qui avaient marqué ma
journée ou de brosser un tableau précis de ce qui s’était passé. Je savais que je
ne méritais pas d’être victime d’intimidation et qu’il n’était pas juste qu’on se
moque de moi, qu’on me frappe, qu’on me gifle, qu’on me donne des coups de
poing, qu’on me fasse trébucher ou qu’on me tourmente, mais j’étais malgré
tout à des années-lumière de penser qu’il était possible de mettre un terme à
tout cela, ne serait-ce qu’en me confiant à une personne qui puisse m’aider.
Il y avait une autre raison pour laquelle je fuyais le regard de ma mère : la douleur
intense provoquée par ce qu’on m’avait fait subir au cours de la journée était
encore si présente que la seule évocation de ces faits abominables avait pour
effet de me heurter de plein fouet, tel un raz-de-marée. En outre, en raison du
défaut de théorie de l’esprit qui me caractérisait, je pensais que mes parents en
arriveraient forcément à la conclusion que j’étais en partie responsable de ce qui
se passait. Car après tout, ils me disputaient constamment à la maison pour des
comportements qu’ils jugeaient inacceptables. Pourquoi en serait-il autrement

263
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

dans ce cas!? Le fait de parler à ma mère, ou à n’importe quelle autre personne,


des terribles méchancetés que les autres enfants me faisaient endurer signifiait
aussi qu’il me fallait y faire face plutôt que d’adopter une attitude de déni. Je me
savais incapable de mettre des mots sur ces situations donc, pour moi, la meil-
leure option, si ce n’est la seule, était d’opter pour la solution de facilité, à savoir
le déni et le silence. Pourquoi prendre la peine d’essayer de discuter d’une mau-
vaise journée alors que cela aurait très probablement pour conséquence de me
contrarier davantage  ? L’image de soi était un autre élément, peut-être plus
subtil, qui pouvait expliquer mon absence de réaction. J’avais une piètre estime
de soi!; même si j’étais à même de verbaliser ce qui se passait, il me fallait
déployer des efforts surhumains pour remettre de l’ordre dans mes pensées qui
partaient dans toutes les directions et qui étaient dans un désordre absolu. Tout
cela me paraissait tellement vain que je n’avais même pas envie d’essayer.

La plupart des individus atteints d’autisme veulent faire plaisir à leur entou-
rage, qu’il s’agisse de leurs parents, de leurs professeurs, de leurs amis, de leur
conjoint, de leurs collègues ou de leur supérieur. Cette volonté réelle peut se
manifester de diverses manières qui sont plus ou moins appropriées d’un
point de vue social. Tout dépend du niveau de fonctionnement cognitif de ces
individus, de leur mode de pensée ainsi que du répertoire d’expériences qu’ils
ont vécues et grâce auxquelles ils sont en mesure d’élaborer certaines
conclusions. Ils peuvent facilement être amenés à raconter un mensonge,
pensant que c’est ce que la personne veut entendre. Cela peut être catastro-
phique si des adolescents ou des adultes avec autisme se retrouvent impli-
qués, à leur insu, dans une action illégale et sont interrogés par des policiers
qui ne connaissent rien à l’autisme. Il est déjà arrivé que des adultes porteurs
d’autisme avouent un crime qu’ils n’avaient pas commis, simplement parce
qu’ils pensaient que c’était là ce que le policier voulait entendre.
Pour être en mesure de comprendre que les individus ont des intentions
secrètes et qu’ils peuvent exprimer une émotion tout en en dissimulant une
autre, il faut non seulement être capable de prendre en compte le point de
vue d’autrui, mais aussi être doté d’une théorie de l’esprit qui soit suffisam-
ment développée. Pour un enfant qui n’est pas tout à fait, voire absolument
pas capable de tenir compte du point de vue des autres, il y a fort à parier que
ce concept soit incohérent compte tenu de son mode de pensée. Et tant qu’il
ne le comprendra pas, il ne pourra l’enregistrer dans son cerveau. Prenez le
temps de réfléchir à cette phrase puis comparez ce mode de pensée à la
façon dont votre propre cerveau fonctionne. La capacité à prendre en compte
le point de vue d’autrui s’explique par le fait que, même lorsque certaines
idées ou certaines situations ne s’appliquent pas directement à vous ou à
votre vie, ces pensées, idées ou aspects propres à une situation particulière
dont vous avez pu être témoin s’inscrivent quelque part dans votre cerveau.
Sans même que vous ayez à faire quoi que ce soit de particulier, tous ces

264
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

détails sont instantanément gravés sur votre disque dur. Votre cerveau les
met de côté «!pour plus tard!», en attendant le jour où ils pourront s’avérer
utiles quand il s’agira de déchiffrer une situation sociale ou d’apporter une
explication logique à un évènement inhabituel. Vous n’avez rien à faire!; votre
cerveau se met en pilotage automatique.
Mais sans cette capacité à décrypter ce que l’autre pense et ressent, toutes
ces pensées s’évaporent!; à aucun moment elles ne sont stockées dans le
cerveau de l’enfant ou de l’adulte avec autisme. Il se trouve démuni face à une
situation sociale pour laquelle ces connaissances bien spécifiques auraient
été pertinentes. Moins un enfant est à même de prendre en compte le point
de vue d’autrui, moins il stocke d’informations. Plus il en est capable, plus il
enregistre de détails par rapport à une situation définie. Est-ce que vous par-
venez mieux à saisir, suite à ces explications, en quoi il est difficile pour un
individu atteint d’autisme de comprendre le monde et pourquoi la répétition
excessive et un entraînement constant sont indispensables au développe-
ment de cette capacité!? À moins qu’une idée ou une situation ne soit parti-
culièrement évocatrice, elle n’est pas enregistrée et même si elle l’est, seuls
10 % des détails seront sauvegardés au premier passage. La fois suivante, il y
en aura un peu plus. Dans certains cas, les données sont sauvegardées, mais
ce sont les fonctions de recherche qui posent problème. Elles sélectionnent
les mauvaises informations ou établissent des associations d’informations
pour le moins atypiques compte tenu de la faible quantité d’expériences dis-
ponibles sur le disque dur. Par conséquent, l’enfant fournit des efforts évi-
dents pour interagir, mais ses comportements ne sont pas forcément en
phase avec la situation.
Pour ce qui est des individus qui éprouvent encore de la difficulté à prendre
en compte le point de vue d’autrui, il sera sans doute nécessaire de leur
apprendre davantage d’actions non spontanées se rapportant à la règle no 6
lors du développement de cette capacité. Établissez des lignes directrices
concernant le comportement à adopter afin de permettre aux enfants d’ana-
lyser des situations potentiellement dangereuses. Une approche davantage
axée sur la répétition fonctionnera certainement mieux chez les enfants qui
pensent en images et qui ont un mode de pensée logique. Tirez profit de
cette capacité d’analyse et d’investigation pour leur enseigner à trouver une
solution face à une situation sociale complexe. Optez pour un apprentissage
qui soit plus de l’ordre de «!l’expérience sociale!» ou qui permette de résoudre
un «!puzzle social!» et n’hésitez pas à les motiver et à les récompenser (si
besoin est) pour maintenir leur intérêt.
En ce qui concerne la sécurité des individus, privilégiez un discours simple et
sans ambiguïté lorsque vous évoquez les situations potentiellement dange-
reuses. Les enfants et les jeunes adultes porteurs d’autisme ne seront pas
forcément en mesure d’identifier une situation dangereuse, même si vous en
avez déjà discuté avec eux auparavant. Ils ne sont pas très compétents en
matière de généralisation, si bien que si les conditions ne sont pas exactement

265
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

les mêmes, ils ne relèvent pas les indices indiquant un danger potentiel ou
signalant que quelqu’un essaie de profiter d’eux. Certains d’entre eux ont une
pensée dichotomique ainsi que des règles de conduite, souvent peu réalistes,
qui leur sont propres. Ces caractéristiques mettent malheureusement à mal
les efforts pourtant soutenus des parents et des enseignants dans leur tenta-
tive de leur faire ressentir combien il importe d’être prudent.

Sean prend la parole


Durant mon combat contre l’autisme qui aura duré douze longues années,
j’étais convaincu que les autres étaient gentils. J’étais animé par le désir
aveugle de ne voir que le meilleur en eux. S’ils affirmaient que ce qu’ils
disaient était vrai, alors ce devait être le cas!; s’ils se montraient gentils, alors
c’est qu’ils l’étaient. Il s’agit là de quelques-unes des règles auxquelles je me
conformais, de quelques-unes des pensées qui revenaient continuellement
dans mon esprit. Contrairement à un enfant neurotypique de douze ans,
j’étais dépourvu de cette faculté d’hésitation face à une situation équivoque,
faculté qui m’aurait permis de juger des intentions et de l’honnêteté d’autrui.
J’ai passé la majeure partie de mon adolescence, et ce jusqu’à l’âge de vingt-
cinq ans environ, à aimer tout le monde sauf moi-même. Si quelqu’un me
souriait et donnait l’impression de s’intéresser vraiment à moi, cela me suffi-
sait. J’étais loin d’imaginer qu’une personne puisse montrer un tout autre
visage que ce qu’elle était réellement. Je n’avais aucun esprit critique ni aucun
bon sens. Bien évidemment, ma naïveté faisait de moi un être extrêmement
vulnérable.
À douze ans, il m’est arrivé quelque chose de fâcheux. Une personne que je ne
connaissais pas et avec laquelle j’avais discuté quelques instants m’a contraint
à des rapports bucco-génitaux. Cet homme avait l’air si gentil, si inoffensif
qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il ne le soit pas. Nous habitions dans un
quartier tranquille et il s’agissait d’un adulte donc pourquoi me demanderait-
il de faire quelque chose de mal!? Pourtant, suite à cette mésaventure et sans
que je sache pourquoi, je me suis senti très mal. D’une certaine manière,
j’avais le sentiment que ce qu’il m’avait fait faire était répréhensible, mais
j’étais incapable de comprendre précisément ce qui s’était passé et en quoi
cet incident était totalement déplacé. Car après tout, en tout cas dans mon
esprit, c’était moi qui agissais mal la plupart du temps!; les adultes étaient
censés être exemplaires. Je n’en ai parlé à personne car je ne serais jamais
parvenu à trouver les mots. Mes parents ne l’ont su que vingt ans après.
Plus tard, alors que j’avais dix-huit ans, j’ai raté le dernier bus de nuit pour
rentrer chez moi. Avant même que j’aie pu appeler mes parents pour leur
demander de venir me chercher, un homme d’une cinquantaine d’années, qui
avait l’air gentil et digne de confiance, s’est arrêté près de la cabine télépho-
nique dans laquelle je me trouvais. Il s’est sans doute rendu compte que j’avais
besoin qu’on me dépose quelque part et je suis monté dans sa voiture sans la

266
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

moindre hésitation. C’était une situation très risquée : il avait bu et s’est tar-
gué d’avoir récemment violé une femme. Heureusement, j’ai eu la présence
d’esprit de ne pas lui donner mon adresse, si bien qu’il ne m’a pas déposé
devant chez moi et je m’en suis sorti sans encombre. J’avais accepté de mon-
ter dans la voiture de cet homme et je m’étais mis en danger parce que je
m’étais contenté de me fier à son apparence. À dix-huit ans, je n’étais pas en
mesure d’évaluer la situation et de faire preuve de suffisamment de bon sens
pour me concentrer sur les détails et calculer le «!quotient de sécurité!» ou
pour suivre mon instinct.
Compte tenu de ma condition autistique, mon cerveau fonctionnait différem-
ment et ne me permettait pas de penser de cette façon. C’est une chance
qu’on n’ait jamais profité davantage de moi durant toutes ces années et que
je n’aie pas été victime d’un crime plus grave en raison de ma crédulité et de
ma confiance aveugle en les autres.
Mes parents ont dû s’attaquer à nombre de problèmes me concernant, mais
l’un des plus cruciaux aura sans nul doute été mon extrême naïveté. Des mois
durant, nous avons passé des heures à en discuter jusqu’au petit matin. Ils
essayaient par exemple de me faire comprendre que diverses raisons pou-
vaient pousser une personne à mentir. Maman et Papa craignaient que les
gens ne me mentent pour profiter de moi ou m’extorquer de l’argent. Mais
pour autant, ils ne souhaitaient pas que je fasse systématiquement preuve
d’une méfiance exagérée. Ils préféraient que j’intègre cette règle non écrite
des relations sociales : avant d’accorder sa confiance, il convient de consi-
dérer les mots et le comportement d’autrui en fonction du contexte. Même
s’il était plus facile pour moi de me contenter de ce qui se trouvait en surface,
j’ai dû me rendre à l’évidence que la vie n’était pas si simple. Il m’a également
fallu apprendre une autre règle non écrite liée à la précédente : il ne faut pas
automatiquement partir du principe que les gens mentent par pure
méchanceté ou avec l’intention de nuire. J’ai appris que les gens pouvaient
mentir pour éviter de faire de la peine. La démarche qui m’a permis d’intégrer
ce concept a été lente, pénible et lourde. Les paroles de la chanson «!Smiling
Faces!», chantée par le groupe de R&B des années 1970, The Indisputable
Truth, expliquent mon cheminement :
 
«!Smiling faces, smiling faces sometimes, they don’t tell the truth.
Smiling faces, smiling faces tell lies, and I got proof.!»
 
«!Les visages souriants, les visages souriants,
ne disent pas toujours la vérité.
Les visages souriants, les visages souriants mentent
et j’en ai la preuve.!»

267
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Comme à son habitude, c’est de manière analytique que Temple est parvenue,
pour sa part, à percer le mystère des intentions secrètes et à évaluer les
intentions d’autrui, grâce à son mode de pensée logique et à sa faculté de
penser en images. Qu’il s’agisse de savoir si le mécanicien essaye de l’escro-
quer, si un collègue tente de saboter le projet sur lequel elle travaille ou si un
«!ami!» dont elle vient tout juste de faire la connaissance est vraiment un ami,
tout se résume pour elle à un algorithme.

Temple s’explique
Il semblerait que les neurotypiques sachent instinctivement quand quelqu’un
ment ou dissimule la vérité. Certains d’entre eux sont mieux armés que
d’autres pour détecter la supercherie, mais ils en sont malgré tout capables,
ce qui n’est absolument pas le cas des individus avec autisme. En ce qui me
concerne, compte tenu de ma faculté de penser en images et de réfléchir de
façon logique, le processus me permettant de savoir si quelqu’un me ment ou
pas s’apparente en tout point à un algorithme informatique. Je dispose, dans
ma tête, de diverses variables que je passe en revue. Je coche toutes celles
qui conviennent et je peux ainsi savoir quelle est la probabilité qu’une per-
sonne dise la vérité. Je raisonne de la même façon qu’un processeur pro-
grammé pour résoudre un problème défini. Tout comme ledit processeur, j’ai
pour objectif d’évaluer le meilleur moyen menant à la réussite, que cela
concerne mes étudiants ou les projets qui me sont confiés. Ce que les neuro-
typiques appellent «!intuition!» se manifeste chez moi par un processus men-
tal basé sur la logique et sur les images. Ce n’est pas de l’ordre du ressenti!;
c’est une recherche sur Internet qui a lieu dans ma tête.
Tout d’abord, je procède à une analyse objective des différentes variables, la
plus importante étant de savoir s’il y a conflit d’intérêts. Je pars du principe
que si tel est le cas, les gens ne me donneront pas d’informations précises et
recourront au mensonge à des degrés divers. Il est même fort probable qu’ils
aient des intentions secrètes et qu’ils fassent de leur mieux pour ne pas les
exposer. Car qui dit conflit d’intérêts dit aussi jalousie donc je prends cela en
compte. La jalousie se manifeste souvent chez ceux qui considèrent que
j’empiète sur leur territoire. C’était d’ailleurs souvent le cas de l’ingénieur
d’assistance technique d’usine concernant les projets sur lesquels je travail-
lais en usine!; il avait le sentiment que je faisais le travail à sa place. J’évalue le
degré de jalousie de la personne, ce qui apporte une donnée supplémentaire
à mon calcul de probabilité visant à juger de la véracité de l’information qui
m’est fournie. En fonction de la situation, je prends le temps de rassembler, à
tête reposée, toutes les informations indispensables qui vont me permettre
de prendre la meilleure décision possible. Par exemple, pour savoir si je peux
faire confiance ou non au garagiste, je peux me renseigner auprès de ses
autres clients ou jeter un coup d’œil dans son atelier, en quête d’une licence
et d’un quelconque prix qui aurait pu lui être attribué, ou encore chercher s’il
est affilié à la Chambre de Commerce et d’Industrie. En me basant sur des

268
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

résultats objectifs, je serai en mesure d’apprécier le bien-fondé de ses dires


et d’évaluer si la probabilité qu’il me mente est forte. J’emploie cette méthode
aussi bien dans le cadre du travail que pour mes relations personnelles.
Quand j’ai commencé à travailler sur des projets relatifs aux bovins, j’ai décou-
vert que les gens pouvaient avoir des intentions secrètes. J’ai compris que ces
dernières prenaient leurs racines dans la jalousie et je suis désormais capable
de déceler très vite les individus qui en regorgent. Quand mes collaborateurs et
moi-même nous réunissons pour discuter d’un projet, toute personne silen-
cieuse et sans grand enthousiasme vis-à-vis du projet en question éveille inévi-
tablement mes soupçons. Ce qui a été différent me concernant, c’est que je ne
m’en suis pas aperçue d’un point de vue social, mais en prêtant attention aux
détails présents dans mon environnement et en utilisant mon esprit logique
pour assembler tous les morceaux. Je me souviens que nous rencontrions des
problèmes avec un équipement qui ne fonctionnait pas très bien. Étant donné
que mon cerveau se focalise sur les détails et que tous ont la même impor-
tance, j’ai remarqué que l’équipement tombait en panne à chaque fois que j’al-
lais aux toilettes. J’ai fini par découvrir qu’une autre personne, travaillant elle
aussi sur le projet, y insérait un crochet de boucherie pour donner une mau-
vaise image de moi. Nous étions dans une mauvaise passe car le projet était sur
le point d’échouer. J’ai adressé un mot au directeur pour lui faire savoir que l’un
des collaborateurs faisait tout pour saboter le projet. Je savais qu’en agissant
ainsi, j’allais soit sauver le projet, soit perdre mon emploi!; cette fois-ci, c’est
mon emploi qui a été sauvé. La jalousie est un sentiment très difficile à gérer et
cela dépend beaucoup du type de personne qui se montre jalouse.

Suite à cet incident, j’ai mis au point, pour mon usage personnel, quelques
règles liées au travail, dont certaines font généralement partie de l’en-
semble des règles cachées. Supposons que je sois embauchée par l’ingé-
nieur d’assistance technique d’une usine de conditionnement de viande
qui m’avait consultée. L’une de mes règles est la suivante : à moins que le
projet ne soit sur le point d’échouer, il ne faut jamais prendre de déci-
sion sans avoir consulté au préalable la personne qui vous a engagé. Il
s’agit là de respecter la voie hiérarchique, règle sociale non écrite s’appli-
quant à n’importe quel contexte professionnel. Si un problème survient,
parlez-en à votre employeur et tentez de trouver une solution au pro-
blème. Une autre règle est que, si un collègue se montre jaloux, faites-le
participer au projet. J’ai pu constater qu’en associant une personne
jalouse au projet, en la complimentant sur ses compétences et en lui fai-
sant sentir que son aide était précieuse, le sentiment de jalousie ne se
manifestait plus avec autant de force.

269
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Je me suis cependant attiré des ennuis au travail en faisant part au directeur


des faits et gestes des autres employés, alors qu’ils travaillaient dans des
domaines qui n’avaient rien à voir avec le projet qui m’avait été confié. Ils ont
fini par l’apprendre et m’ont détestée suite à cela. J’ai très vite appris qu’il
fallait que j’arrête de faire ça et une autre règle en a découlé  : n’allez pas
raconter à la direction ce que les autres font et contentez-vous de faire
votre travail. Je pense que c’est là une règle tacite sur le lieu de travail car les
directeurs y font souvent référence même si elle est de plus en plus bafouée
de nos jours. On en revient à la règle no 6 dont il est question dans ce cha-
pitre : ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami.
Plus rusés que jamais, beaucoup de gens sont aujourd’hui des «!experts en
duperie!» sur le lieu de travail et même les individus qui sont capables de
procéder à une analyse convenable de la réalité qui les entoure peuvent se
faire avoir ou ne pas s’apercevoir de ce qui se passe. Une fois qu’ils réalisent
qu’on a profité d’eux, ils en réfèrent à la direction afin d’exposer les faits, gui-
dés par la colère, une blessure morale ou une fierté offensée. Tout cela est
bien trop complexe pour moi d’un point de vue émotionnel et je n’y com-
prends pas grand-chose. Je préfère me concentrer sur ce que j’ai à faire et
rester en dehors de tout ça.
Sur le plan personnel, il m’a fallu intégrer une autre règle sociale : aucune rela-
tion avec autrui n’est parfaite. Comme je l’ai dit auparavant, j’ai fini par assimi-
ler que la perfection dans le travail de conception n’existait pas et j’ai dû
apprendre que cette règle sociale s’appliquait également aux relations person-
nelles. Nous sommes tous amenés, un jour ou l’autre, à être en désaccord avec
quelqu’un et, tout comme certains projets sont meilleurs que d’autres, cer-
taines relations sont meilleures que d’autres. Il suffit simplement que je fasse
de mon mieux et que, de temps à autre, je m’autorise à ne pas être d’accord
avec les autres sur certains points. J’ai des amis avec lesquels je m’entends
vraiment bien quand nous travaillons ensemble, mais il est préférable que nous
évitions de discuter de religion ou de politique. Ce qui nous amène à une autre
règle sociale que j’ai apprise : on peut fort bien être ami avec une personne
qui ne partage nos opinions sans pour autant devoir les renier. L’amitié peut
revêtir différents aspects : j’ai des amis ingénieurs et d’autres amis chercheurs
dont les études portent sur le comportement animal. Ce ne sont pas des gens
avec lesquels j’aborderais des sujets qui prêtent à controverse. Il n’y a que peu
de personnes qui partagent mes convictions en matière de sexualité, de religion
ou de politique. J’ai compris que ces sujets pouvaient détruire une relation
amicale de qualité basée sur des intérêts communs.
C’est en mettant à contribution mon sens aigu de l’observation et en trouvant
une solution aux problèmes grâce à une démarche logique que j’ai pu
apprendre ces règles sociales. La capacité à établir des liens affectifs ne m’a
été d’aucune utilité. Il est essentiel d’avoir accumulé suffisamment de don-
nées sur le disque dur du cerveau pour être en mesure de tirer des conclu-
sions précises et éclairées. Quand j’étais au lycée, j’avais beaucoup de mal à

270
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

déceler si quelqu’un était sincère, ne l’était pas ou avait une idée derrière la
tête étant donné que je n’avais pas assez d’informations sur mon disque dur.
Il n’y avait rien à rechercher, rien que je puisse considérer comme une mesure
objective. Aujourd’hui, même si j’en arrive aux mêmes conclusions qu’une
personne faisant preuve d’intuition, mes méthodes n’ont rien à voir avec les
siennes. Elles fonctionnent très bien et je pense même qu’elles sont parfois
plus simples d’utilisation car l’approche analytique n’est pas directement liée
aux émotions et à la confusion mentale qui les accompagne souvent.

Temple et Sean ont tous deux appris à évaluer les motivations ainsi que les
intentions d’autrui, mais de manière différente  : Temple, par son esprit
logique et l’analyse sociale qu’elle a effectuée et Sean, grâce au recul qu’il est
parvenu à prendre sur le plan émotionnel dès lors qu’il a été capable d’harmo-
niser ses sentiments avec ceux des autres. Les progrès ont tardé à se faire
sentir pour ces deux individus qui ont pourtant réussi dans la vie, mais leurs
efforts ont fini par être profitables. Ce n’est qu’une fois adultes qu’ils ont
réussi à franchir les étapes décisives vers une meilleure conscience de soi et
des autres.
Sean nous confie qu’alors qu’il était plus à même d’analyser la réalité qui
l’entourait, il a pris conscience d’une réalité : même les «!professionnels!» du
social, qu’il s’agisse de psychologues ou de psychothérapeutes, n’avaient pas
toutes les réponses concernant l’interprétation des intentions et des motiva-
tions d’autrui.

Sean nous apporte quelques précisions


J’ai utilisé différentes méthodes pour tenter de me faire une place dans le
monde. J’ai pris la décision de lire des ouvrages de psychologie et de suivre à
la lettre chacune des recommandations qui y figuraient. Les livres sur les rela-
tions amoureuses étaient pour moi les plus intéressants car je pensais que si
je suivais les conseils prodigués par leurs auteurs, je ne tarderais pas à avoir
une petite amie. Je me suis également mis en quête de personnes positives
afin de les prendre pour modèle. Au cours des très nombreuses discussions
que j’ai eues avec mes parents, je faisais de mon mieux pour assimiler et
mettre en pratique tout ce qu’ils me disaient. Il n’était pas rare que je parle
tout seul en répétant mot pour mot ce dont Papa et moi avions discuté
jusqu’à ce que, c’était en tout cas l’espoir que je nourrissais, mon cerveau et
mes émotions intègrent toutes ces choses. Parfois, les stratégies que j’adop-
tais pour être de nature plus joyeuse fonctionnaient, mais la plupart du temps,
elles s’avéraient aussi douloureuses qu’insatisfaisantes.
Il me vient à l’esprit un incident particulier qui montre bien les efforts que je
déployais pour être plus sûr de moi et qui illustre parfaitement mon adhésion
aveugle aux opinions des autres. Dans les années 1990, j’ai ressenti le besoin

271
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

de mieux gérer les conflits. J’en avais plus qu’assez de laisser la peur, l’intimi-
dation et le manque d’assurance dicter leur loi et faire en sorte que je ne
trouve les mots justes ou la réaction appropriée dans des situations délicates
ou déroutantes que bien après. C’était particulièrement vrai quand je me fai-
sais manipuler par les autres. Je suis allé à la librairie et je me suis dirigé vers
le rayon «!développement personnel!». Et c’est là que j’ai trouvé le livre écrit
par Manuel J. Smith en 1975 : «!When I Say No, I Feel Guilty!» (Quand je dis
non, je me sens coupable). L’ouvrage regorge de techniques pour apprendre à
s’affirmer afin d’en finir avec la manipulation et de réagir convenablement
face aux critiques.
J’étais persuadé qu’avec ce livre, je progresserais très vite. Une fois ma lec-
ture terminée, je disposais d’une formule et il ne me restait plus qu’à l’appli-
quer pour changer du tout au tout et devenir, du jour au lendemain, un expert
en affirmation de soi. Jamais je ne lisais deux fois le même livre car de mon
point de vue, cela prouverait que j’étais stupide et demeuré. Mais j’ai pourtant
relu des parties entières de ce livre-là parce que j’étais déterminé à en adop-
ter les principes et à les mettre en pratique aussi vite que possible dans la vie
de tous les jours.
Après plusieurs mois de tentatives plus ou moins fructueuses, j’ai lu dans le
journal qu’un séminaire sur l’affirmation de soi allait avoir lieu non loin d’où je
vivais. Je m’y suis immédiatement inscrit et j’ai donc pris part au séminaire.
Seulement voilà, je ne parvenais pas à maîtriser les techniques qui nous
étaient enseignées par les professionnels, ce qui a eu pour conséquence de
m’exaspérer davantage et, plutôt que de gagner en assurance, je me suis senti
coupable et plus autiste que jamais.
Comme je l’ai, hélas, découvert, il y a une différence de taille entre lire un livre
ou assister à une conférence et être capable de mettre en pratique ce qu’on
y apprend. Je continuais à me faire manipuler, mais j’avais si peu confiance en
moi que je me rendais vraiment compte de ce qui se passait bien trop tard.
Plus important encore, je ne prenais pas en considération cette règle sociale
non écrite pourtant essentielle  : il n’y a pas une personne, un livre ou un
séminaire qui puisse apporter «"toutes les réponses"» dont nous avons
besoin pour comprendre qui nous sommes ou saisir le sens des relations
sociales.
Heureusement, depuis cette expérience, j’ai cessé de croire que les psycholo-
gues et autres thérapeutes, ainsi que les ouvrages axés sur le développement
personnel –  et sur la psychologie en général  – pouvaient m’apporter des
réponses absolues et des règles concrètes sur la manière de se comporter
auxquelles il me suffisait d’obéir pour espérer réussir. J’ai appris à me servir
des informations puisées dans les livres et des conseils qui m’étaient prodi-
gués et je les considère désormais comme un guide, tout en sachant perti-
nemment que certaines suggestions n’auront pas l’effet escompté me
concernant. J’ai intégré une autre règle non écrite grâce à ces expériences :

272
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

les gens aiment donner des conseils aux autres alors que, bien souvent, ils
ne les suivent pas eux-mêmes. Je ne suis pas obligé de suivre aveuglément
les conseils donnés par les autres!; je peux tout à fait utiliser ce qui me
convient sans tenir compte du reste.

Dans la dernière partie de ce chapitre, Sean nous donne d’autres conseils


pour nous aider à mieux repérer la duperie, les tentatives de manipulation
ainsi que les intentions peu honorables des autres. Mais cette fois-ci, il se
concentre sur la sphère plus personnelle du lien affectif, de l’amour et des
sentiments.

Sean prend la parole


Imaginez que vous veniez de vous installer dans une ville que vous ne connais-
sez pas pour raisons professionnelles. On vous a indiqué un itinéraire plutôt
imprécis pour vous rendre sur votre lieu de travail et, la première fois que
vous l’empruntez, vous vous retrouvez sur l’autoroute et vous apercevez, à
votre grand désarroi, que les panneaux de signalisation sont indéchiffrables.
Vous ignorez quelle est la vitesse maximale autorisée et êtes parfaitement
incapable de discerner le nom des routes. Il vous est impossible de savoir si la
direction dans laquelle vous allez est la bonne et quelle sortie vous êtes censé
prendre pour arriver à destination.
Cette description plutôt simple a le mérite de montrer clairement le degré de
confusion que je ressentais, ma difficulté à analyser la réalité qui m’entourait
et la méconnaissance de mon environnement, sans parler des sentiments
associés tels que l’anxiété, la colère, la peur et la déprime qui s’emparaient de
moi chaque fois que j’essayais de comprendre ce que les gens me disaient et,
plus tard, pourquoi ils disaient telle ou telle chose et ce qu’ils entendaient par
là. À vingt ans, j’étais toujours perdu, socialement parlant – il restait tant de
choses au sujet des interactions sociales que je ne parvenais pas à déchiffrer.
Chaque fois que je parlais avec quelqu’un, je ne manquais pas, suite à cela, de
repasser la conversation dans ma tête, encore et encore. Je me livrais à une
analyse précise de la discussion et, en même temps, je «!m’auto-analysais!»,
ce qui avait systématiquement le don de me mettre de mauvaise humeur.
Par exemple, je suis allé dîner avec une amie un soir, puis nous sommes allés
au cinéma. Nous avons passé une excellente soirée et, au moment de nous
séparer, je lui ai dit au revoir. Elle, en revanche, s’est contentée de me saluer
d’un signe de tête, sans rien dire. C’est alors que la joie qui m’avait empli toute
la soirée a disparu : qu’avais-je bien pu faire de mal!? Pourquoi ne m’avait-elle
pas dit au revoir!? Que signifiait ce signe de la tête!? À bien y réfléchir, son
sourire n’avait rien de sincère quand elle m’a salué d’un signe de tête. Mon
humeur s’est assombrie et cela a gâché ma soirée.

273
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

De toute évidence, j’avais toujours une vision dichotomique de la manière


dont les gens devaient me répondre. Mes comportements en matière d’inte-
raction sociale avaient évolué, mais ma pensée était toujours aussi rigide. Si
les autres ne réagissaient pas comme je l’avais prévu, je partais du principe
que j’avais fait quelque chose de mal ou de complètement idiot. Jamais il ne
me serait venu à l’esprit qu’il existait d’autres points de vue que le mien,
d’autres façons plausibles d’expliquer une telle interaction.
J’avais vingt ans à peine quand j’ai appris une règle toute simple à propos des
interactions sociales qui m’a pourtant permis de bien mieux comprendre les
autres : il est tout à fait possible – et même très courant – pour une per-
sonne de ressentir plusieurs émotions à la fois. Pour moi, il était par
exemple tout à fait inconcevable qu’une personne puisse être heureuse et en
même temps se montrer furieuse par rapport à un incident bien précis, que
deux émotions totalement contradictoires puissent cohabiter dans le même
individu. Ou bien qu’une personne puisse être à la fois ravie et inquiète suite
à l’annonce d’une promotion professionnelle ou à l’idée de devoir s’installer
dans une nouvelle ville.
J’étais à mille lieues de maîtriser l’art de la conversation et je portais un
regard circonspect sur les rendez-vous amoureux. Même à trente ans passés,
je considérais qu’une femme qui engageait la conversation s’intéressait forcé-
ment à moi, sans penser une seule seconde qu’il pouvait y avoir une tout autre
raison. Je ne parvenais pas à comprendre un code social tacite pourtant des
plus évidents régissant la relation homme-femme : on peut fort bien se mon-
trer gentil envers une personne sans pour autant éprouver des sentiments
à son égard. Ceci explique pourquoi, en matière de relations amoureuses,
mes émotions oscillaient constamment entre euphorie et chagrin intense,
sans jamais trouver un point d’ancrage entre ces deux états. Il m’était impos-
sible de voir les choses de manière objective tant la solitude, la souffrance et
le désespoir accaparaient mes pensées. Pas une seule fois il ne m’était venu à
l’esprit que l’employée du magasin était gentille avec moi parce que cela fai-
sait partie de ses attributions ou que la serveuse venait discuter simplement
parce qu’elle était très sociable. À aucun moment je ne me disais que les
femmes que je rencontrais avaient déjà quelqu’un dans leur vie et je n’avais
pas encore la présence d’esprit de regarder si elles portaient une bague de
fiançailles ou une alliance. Je n’avais pas encore assimilé la règle sociale non
écrite selon laquelle il est nécessaire d’être à l’affût des signes indiquant
qu’une femme est mariée avant de l’inviter à dîner. Je n’étais pas capable
d’assembler toutes les pièces du puzzle, qu’elles soient verbales ou non ver-
bales, pour en arriver à une conclusion qui reflète suffisamment bien la réalité
de la situation. Ma condition autistique perturbait considérablement mes
pensées.
Il m’a fallu un certain temps avant d’être en mesure de mieux évaluer les situa-
tions dans lesquelles je me trouvais, de repérer les indices sociaux et de faire
preuve de bon sens pour décider de ce que je devais dire ou faire. Durant des

274
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

années, j’ai continué à croire que quand les choses tournaient mal, j’étais le seul
responsable. Même si je n’en avais pas conscience à l’époque, l’un des effets
secondaires de ma pensée rigide était mon incapacité à me fier à mon intuition.
En raison de cette méfiance – provenant de ma conviction selon laquelle, quoi
qu’il arrive, tout était forcément ma faute  –, je me suis retrouvé coincé bien
trop longtemps dans des relations amoureuses et amicales guère enviables.

IDYLLE ET CHAGRIN D’AMOUR

Au début des années 1990, alors que je pensais que les relations sociales
n’avaient plus de secret pour moi, je me suis retrouvé dans une situation à
laquelle je n’étais absolument pas préparé. Le bon sens que j’avais si dure-
ment acquis, ainsi que mon scepticisme de bon aloi, m’ont tout bonnement
abandonné.
À l’époque, je travaillais dans une maison de retraite dans l’Ohio. Un matin,
alors que je prenais une pause dans la salle dédiée au personnel, Suzanne,
l’une de mes collègues, est venue s’asseoir en face de moi. Nous ne nous
connaissions que très peu étant donné qu’elle faisait partie de l’équipe de
direction. Mais ce jour-là, nous nous sommes parlé. À mon grand étonnement,
je me suis aperçu qu’elle avait clairement envie de sortir avec moi, ce qui me
procurait un plaisir extrême. J’étais toujours aussi terrifié à l’idée d’inviter une
femme à sortir (je sortais tout juste d’une histoire qui avait duré quatre ans
et je n’étais pas encore tout à fait remis). De plus, c’était la première fois
qu’une femme m’abordait. «!Bien sûr que j’allais sortir avec elle!», me disais-
je, fou de joie. J’aurais été fou de refuser.
Notre premier rendez-vous a eu lieu le jour d’Halloween, sans doute à bon
escient. Le matin, nous avons pris notre petit-déjeuner ensemble et j’ai très
vite remarqué à quel point Suzanne semblait m’apprécier. J’ai aussi appris que
c’était une grande fumeuse et je détestais les cigarettes. Mais l’important,
c’était qu’elle s’intéresse à moi et qu’elle veuille sortir avec moi parce que je
comptais pour elle.
Mais j’ai vite compris que Suzanne ne montrait pas son vrai visage. Elle me
disait sans cesse qu’elle allait «!droit au but!», qu’elle était ouverte et honnête
et qu’elle relatait les choses telles qu’elles étaient, sans rien déformer. Pour-
tant, elle a attendu un mois avant de m’avouer qu’elle avait un enfant. Elle m’a
également fait promettre de ne parler à personne de notre relation là où nous
travaillions. Et puis il y a eu la question relative à son âge. Suzanne prétendait
avoir trente-deux ans (j’en avais trente à l’époque), mais quelques semaines
plus tard, elle m’a dit en avoir trente-cinq. Étonnamment, son âge ne cessait
d’augmenter, mais lorsque je le lui ai fait remarquer, elle s’est contentée de
me répondre  : «!J’ai seulement quelques années de plus que toi, mais quoi
qu’il en soit, l’âge n’a aucune importance.!»

275
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

S’il arrivait à Suzanne de ne pas être du même avis que moi ou de se fâcher
pour quelque chose que j’avais pu dire ou faire, elle répondait de façon indi-
recte, détournée, ce qui avait le don de m’embrouiller. Et puis un jour, elle s’est
mise à critiquer quasiment tout ce que je pouvais dire ou faire.
Un mois après notre premier rendez-vous, elle m’a confié que son mari, qu’elle
avait quitté et qui vivait en Caroline du Nord, avait usé de violence envers elle,
tant sur le plan physique que psychologique. Elle a ajouté qu’en raison d’un inci-
dent auquel elle avait été mêlée, elle ne pouvait en aucun cas retourner en Caro-
line du Nord. Je lui ai demandé des explications, mais elle a refusé d’en dire plus.
Quelques mois plus tard, notre relation a évolué très vite, bien trop vite à mon
goût. Elle ne cessait de me répéter qu’il ne fallait pas que je parle de notre
histoire à mes parents. J’étais de plus en plus mal à l’aise car je me rendais
compte que quand nous étions tous les deux, il y avait moins de jours avec
que de jours sans. J’étais capable de prédire comment les choses allaient se
passer, mais pour autant, je ne savais absolument pas quelle réaction adopter
et je n’étais plus très sûr de la nature de mes sentiments à son égard.
Puis ma famille a remarqué que j’adoptais à nouveau des comportements
propres à l’autisme. En proie à une tension nerveuse permanente, j’étais à
cran et je me sentais perdu la plupart du temps, si bien que mes bonnes
vieilles habitudes ont repris leurs droits et certaines de mes qualités qui
avaient eu tant de mal à s’installer se sont mises en état d’hibernation. Aux
dires de mes parents, j’avais constamment le regard fixe et apeuré et je mar-
chais difficilement, avec raideur. Je souriais rarement!; c’était comme si j’avais
perdu le sens de l’humour et la capacité à saisir l’humour des autres. J’affir-
mais des choses que je n’avais pas évoquées depuis que j’avais entamé mon
combat face à l’autisme et je ne supportais pas d’avoir tort ou de commettre
des erreurs. J’étais complètement dépassé. Mais pour ce qui était de l’accep-
ter, c’était une tout autre histoire.
Un soir, cinq mois environ après le début de notre histoire, Suzanne a décidé que
le moment était opportun pour m’expliquer pourquoi elle ne pouvait pas rentrer
en Caroline du Nord. En contrepartie, je devais promettre de n’en parler à per-
sonne, que ce soit à ma famille, à mes amis ou à n’importe quelle autre personne.
Suzanne m’a dit qu’un soir, elle et son mari s’étaient violemment disputés. Elle
a fondu en larmes et a ajouté que suite à cela, il l’avait violée. Après l’agres-
sion, elle a ouvert le réfrigérateur, a bu quatre bières et a pris le volant pour
s’éloigner de lui. Elle était ivre et roulait très vite. Sa voiture a percuté un mur
en béton et elle a été condamnée pour conduite en état d’ébriété. Elle a
engagé un avocat qui lui a recommandé de quitter la Caroline du Nord et de
ne jamais y remettre les pieds. C’est ainsi que Suzanne et sa fille se sont ins-
tallées chez ses parents en Pennsylvanie.
Dès qu’elle a eu fini de me raconter cette histoire sordide, j’ai fait de mon
mieux pour lui manifester mon soutien et faire preuve de bienveillance. Même
si j’étais flatté qu’elle se soit confiée à moi, j’avais malgré tout conscience des

276
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

doutes qui m’habitaient. Si j’avais été en mesure de bien réfléchir à ce


moment-là, j’aurais posé beaucoup de questions. Pourquoi n’avait-elle pas
porté plainte contre son mari!? Pourquoi avait-elle si peur de retourner en
Caroline du Nord alors que le délit commis était mineur!? Quel type d’avocat
prodiguerait de tels conseils!? Les autorités de Caroline du Nord n’avaient-
elles pas mieux à faire que de traquer une femme qui avait perdu la tête et
cassé sa voiture après avoir percuté un mur, surtout si, comme elle le préten-
dait, personne n’avait été blessé!? Avait-elle tué quelqu’un lors de l’accident!?
Mais mes pensées étaient confuses. Au lieu de cela, j’ai préféré essayer de ne
pas laisser le doute s’installer et de faire comme si ce qu’elle m’avait raconté
avait du sens.
Un soir de mars, Suzanne et moi sommes allés dans un centre commercial. Je
l’ai accompagnée dans les magasins sans avoir la moindre intention d’acheter
quoi que ce soit. Mais, alors que nous passions devant une bijouterie qui expo-
sait des articles soldés en vitrine, Suzanne s’est arrêtée net. Elle a affiché un
large sourire et, d’une voix enfantine, m’a persuadé d’entrer avec elle dans le
magasin, «!juste pour regarder!». Peu de temps après, je suis ressorti de la
bijouterie avec une bague de fiançailles de 1500€.
«!C’est symbolique,!» a-t-elle dit. «!C’est le premier jour du printemps et le
début d’un nouveau chapitre dans notre vie de couple.!»
J’étais en proie à des sentiments contradictoires. Elle semblait très amou-
reuse, mais, même si j’en ignorais la raison, je prenais peu à peu conscience de
la peur qu’elle suscitait en moi. Je sais à présent que j’étais séduit par l’idée
qu’on me demande en mariage, sans pour autant être amoureux de celle qui
voulait devenir ma femme.
Ce soir-là, nous sommes retournés à mon appartement et, à sa demande,
nous avons dressé une liste des gens que nous souhaitions inviter à notre
mariage qui, avait-elle décidé, aurait lieu en août 1994. Elle a tracé un trait au
milieu de la feuille afin de séparer les personnes qu’elle désirait inviter de
celles dont je voulais m’entourer. Nous étions assis à la table de la cuisine et
j’étais las. Le peu d’énergie qui me restait me permettait à peine de trouver
des noms. Je savais au plus profond de moi que tout cela était voué à l’échec,
que ce mariage s’avérerait désastreux. Une rencontre un mois plus tard et à
600 kilomètres de là m’a aidé à mettre les choses en perspective.
Ma mère et moi devions nous rendre à Hambourg, en Allemagne, où l’on
devait nous interviewer pour notre livre Moi, l’enfant autiste. Nous nous
sommes donc retrouvés à l’aéroport de Newark dans le New Jersey. Avant
d’embarquer, nous sommes allés boire un café. J’ai pris place à côté de ma
mère puis j’ai laissé échapper un immense soupir.
«!Qu’est-ce qui t’arrive!?!», m’a-t-elle demandé.
«!Je ne vais pas voir Suzanne pendant toute une semaine!», lui ai-je répondu.
«!Je suis vraiment content.!»

277
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Pendant le vol, ma mère a insisté sur le fait que, pour diverses raisons, les
relations n’étaient faciles pour personne.
«!Mais ce qui est sûr!», a-t-elle ajouté, «!c’est que si tu te sens mieux et plus
heureux quand tu n’es pas en compagnie de Suzanne, c’est que votre relation
ne fonctionne pas.!»
Comme il fallait s’y attendre, ma mère et moi avons passé un très agréable
séjour en Europe et à aucun moment Suzanne ne m’a manqué. Je n’ai même
pas pensé à elle une seule fois. Au contraire, j’étais envahi par un sentiment
de grande liberté. Je m’amusais, souriais et riais sans aucune difficulté. Bref,
je suis revenu à la vie et j’ai réussi à me détendre totalement. C’étaient là des
signes révélateurs d’un couple en plein naufrage.
Durant les mois qui ont suivi, mes parents ont tout fait pour me convaincre
que Suzanne n’était pas la bonne personne pour moi, qu’elle me rendait mal-
heureux et que, quelque effort que je fasse, cette relation était vouée à
l’échec. En l’épousant, j’allais gâcher ma vie et, comme le disait mon père,
«!finir par oublier les quelques bons moments passés avec elle.!»
Je savais que mes parents avaient raison, mais, même si j’en étais tout à fait
conscient, j’avais beaucoup de mal à l’accepter. Il en allait d’ailleurs de même
pour d’autres aspects de ma vie. Au cours des derniers mois de notre relation,
j’étais déchiré. Je refusais d’entendre ce que mes parents me disaient car
leurs propos confirmaient qu’une fois de plus, j’avais fait le mauvais choix
alors que j’en étais encore à un stade où j’essayais tant bien que mal de me
relever et d’avancer malgré toutes les erreurs que j’avais pu commettre par le
passé. Et puis en même temps, je réfléchissais à un moyen de rompre avec
Suzanne le plus délicatement possible afin que nous restions en bons termes.
Je n’avais encore jamais quitté une femme auparavant. Heureusement, mon
bon sens et ma capacité de raisonnement ont fini par refaire surface et en
juin 1993, j’ai appelé Suzanne pour lui dire qu’il était temps que nous mettions
un terme à notre relation. Je lui ai également demandé de me rendre la bague.
Elle m’a reproché de ne pas avoir eu le courage de lui annoncer la nouvelle en
personne – ce en quoi elle avait tout à fait raison, mais elle me faisait vraiment
trop peur – et a ajouté que de toute façon, elle souhaitait rompre avec moi et
qu’elle avait prévu de me le faire savoir dans le courant de la semaine. Quant
à la bague, Suzanne jugeait ma requête abominable. Quelle ordure j’étais
d’oser lui demander une chose pareille!!
Même s’il m’a été difficile de mettre fin à une relation de huit mois avec la
seule personne qui ait jamais fait le premier pas avec moi, je dois avouer que
mon sentiment de culpabilité était moindre et mon soulagement, immense.
Bien évidemment, il n’est pas nécessaire d’être atteint d’autisme pour
connaître les expériences plus ou moins plaisantes ainsi que les peines inhé-
rentes au maintien d’une relation amoureuse. Les individus qui ont vécu des
histoires d’amour ont appris cette règle non écrite : il est très douloureux de
rompre avec quelqu’un qu’on a aimé. Mais en ce qui me concerne, mon

278
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

amour-propre on ne peut plus fragile et mon besoin récurrent de voir les gens
comme ils souhaitaient que je les voie m’empêchaient d’y voir clair et de
savoir ce que je pouvais maîtriser et ce qui échappait à mon contrôle – ce qui
était ma faute et ce qui ne l’était pas. Cette expérience m’a appris une règle
extrêmement importante en termes de relations sociales : il vaut mieux être
seul que mal accompagné. Cette révélation a marqué une étape importante
dans ma vie.

Interpréter les motivations et les intentions d’autrui


Qu’il s’agisse d’une relation amoureuse ou amicale ou d’un rapport utilitariste
à l’autre au quotidien, certaines des règles non écrites ci-dessous vous aide-
ront à déterminer les motivations et les intentions d’un partenaire.
• Il y a une grande différence entre le fait de se plier régulièrement aux
desiderata de l’autre et le fait de le laisser profiter de vous. Les ques-
tions essentielles que vous devez vous poser, et ce quel que soit le
contexte, sont les suivantes  : est-ce que je fais cela et que je passe du
temps avec cette personne parce que j’en ai envie ou parce que je m’y
sens obligé!? Est-ce que je me sens en concurrence avec l’autre per-
sonne – autrement dit, ai-je l’impression qu’il me faut constamment prou-
ver que j’ai raison pour qu’elle m’accepte ?
• Reconnaître un sentiment de malaise que l’on pourrait avoir est une
compétence relationnelle bien meilleure que celle consistant à émettre
des hypothèses au sujet de quelque chose qui, selon nous en tout cas, va
de travers. Comme je l’ai appris, les suppositions sont plus souvent
fausses que correctes et peuvent être préjudiciables. Un véritable ami ne
m’a jamais condamné parce que je lui avais parlé en toute sincérité ou fait
part de mon propre point de vue.
• Il est malsain que la peur ait sa place au cœur d’une relation. Qu’elles
soient professionnelles ou personnelles, de bonnes relations sont cen-
sées favoriser la confiance et un sentiment de confort entre les individus.
• Un mensonge n’est jamais «"anodin"». Que ce soit dans un contexte per-
sonnel ou professionnel, on peut difficilement faire confiance à une per-
sonne qui, alors qu’elle avoue avoir menti, soutient que ce n’est pas grave.
Et il en va de même pour quelqu’un qui demande instamment que votre
relation reste «!secrète!». Une relation réussie exige honnêteté et
dialogue.

Heureusement, ces dernières années, je ne me suis pas autant laissé marcher


sur les pieds. Dans le passé, il m’était quasiment impossible de savoir si
quelqu’un profitait de moi car la seule chose qui m’importait était de me faire
des amis, quel que soit le prix à payer. Pendant de nombreuses années, il suf-
fisait qu’une personne se montre gentille vis-à-vis de moi et m’accepte tel que

279
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

j’étais pour que je me sente redevable envers elle. Je me fie désormais davan-
tage à l’opinion et au jugement de ma famille et des gens en qui j’ai confiance.
J’ai appris une règle non écrite des relations sociales : mieux vaut accorder du
crédit à l’avis de ses amis et de sa famille plutôt qu’à celui d’un individu que
l’on connaît à peine. Aujourd’hui par exemple, si je venais à rencontrer une
personne susceptible de devenir mon ami ou ma petite amie, j’aurais bien
moins peur de la présenter à ma famille et à mes autres amis afin qu’ils me
fassent part de leur point de vue. Si leur réaction s’avérait favorable, je passe-
rais alors plus de temps avec cette personne et m’appliquerais à renforcer
notre amitié. En revanche, si leurs commentaires étaient négatifs, je ne cher-
cherais pas à la revoir. C’est désormais ce que je fais et, depuis, je ne suis
entouré que d’individus qui, loin de profiter de moi, m’apportent énormément.
Il est une autre règle tacite des relations sociales dont j’ai fait l’amère décou-
verte : réfléchissez-y à deux fois avant de prêter de l’argent à quelqu’un. À
l’époque où je me livrais à un combat sans merci contre l’autisme, j’avais
désespérément besoin d’avoir des amis. Si quelqu’un s’était présenté à ma
porte en affirmant que sa voiture était en panne et qu’il avait besoin de 100 €,
je lui aurais donné l’argent sans poser de questions. Aujourd’hui, je me méfie
des gens qui ont pour habitude d’emprunter de l’argent et j’ai beaucoup de
mal à en prêter sans discernement. Je pense que la règle générale qu’il
convient d’observer est que, moins on connaît la personne, moins on devrait
lui prêter d’argent. Bien sûr, on peut aussi choisir de ne pas en prêter du tout.
Néanmoins, cette question peut très vite devenir un sujet de discorde, même
entre des amis de longue date. J’ai failli gâcher une amitié de près de quinze
ans avec une femme nommée Helen à cause d’un problème d’argent. Elle m’a
demandé si j’acceptais de lui prêter 1 000 € afin de pouvoir inscrire ses trois
enfants dans une école juive. J’ai mis l’intégralité de la somme à sa disposition
et cela m’a procuré une sensation extraordinaire. Le fait qu’elle s’adresse à
moi pour me demander un si grand service m’a conforté dans l’idée que je
comptais beaucoup pour elle. Mais la joie a cédé la place à un sentiment de
trahison au moment où je lui ai demandé de me rembourser.
Les versements réguliers d’Helen n’excédaient jamais 20 €, si bien qu’il a fallu
des années avant que je ne récupère tout l’argent. Chacun des chèques qu’elle
me faisait parvenir était accompagné d’une note on ne peut plus imperson-
nelle précisant le montant du chèque ainsi que la somme qu’elle me devait
encore. J’avais le sentiment que ces petits messages avaient pour but de me
blesser, mais au moins, j’ai fini par récupérer tout mon argent. Cela m’a égale-
ment permis d’adopter une attitude plus saine et de comprendre une autre
règle non écrite liée principalement aux questions d’argent, mais aussi à tout
autre service qui peut nous être demandé : il est facile de laisser des senti-
ments tels que la compassion ou le désir de se sentir utile influencer notre
jugement.
Tout récemment, alors que j’effectuais quelques achats dans un grand maga-
sin, mon regard s’est posé sur les gens qui montaient et descendaient deux

280
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

escaliers mécaniques situés côte à côte. Le mouvement m’est apparu comme


une représentation symbolique d’un thème qui s’était trop souvent répété au
cours de ma vie. C’est alors que je me suis senti submergé par la pensée cha-
leureuse de tous ceux qui étaient devenus mes amis ces dernières années.
Quelques minutes plus tard, une autre règle sociale tacite a résonné dans ma
tête  : moins mes exigences vis-à-vis des autres étaient rigides et exagé-
rées, plus je parvenais à me faire des amis et à les conserver et plus cela
me rendait heureux.
Chaque jour, quel que soit le contexte social dans lequel je me trouve, j’es-
saie de prendre en compte la situation dans son ensemble. Je m’aperçois
aujourd’hui qu’en matière d’amitié ou de relations sociales, tout n’est pas
tout noir ou tout blanc et qu’il n’existe pas de règles préétablies, hormis
dans ma tête. J’ai également compris que les gens étaient des êtres humains
susceptibles, tout comme moi, de commettre des erreurs et des faux pas.
J’ai rencontré des personnes qui, certes, m’ont fait du mal à plusieurs
reprises, mais qui, au-delà de cela, ont des qualités incontestables et ne sont
pas si méchantes. Nous sommes toujours amis, mais j’ai modifié certaines
choses. Par exemple, je passe moins de temps avec elles et notre amitié est
moins soutenue qu’elle ne l’était. Comme pour bien d’autres aspects de la
vie, l’amitié peut revêtir diverses formes ou être envisagée en fonction d’un
continuum. Il m’a d’abord fallu vaincre l’autisme et parvenir à envisager les
choses de façon plus abstraite pour pouvoir comprendre tout cela.
Aujourd’hui, j’ai de bons amis, mais j’ai aussi des connaissances et ma rela-
tion avec certaines personnes de mon entourage se limitera toujours à
quelques bavardages sans grand intérêt. Cela me convient parfaitement car
je sais désormais que quelqu’un qui se montre gentil avec moi n’est pas
nécessairement mon ami.

Réflexions de Sean (2017)


À plusieurs reprises, ma compagne et moi avons partagé notre expérience liée
à notre condition autistique avec un groupe de jeunes adultes présentant le
SA. C’était dans l’Ohio, à une heure de route de chez moi. Nous avions systé-
matiquement droit à des questions sur l’amitié et les relations amoureuses ;
pendant ces quelques années, certains nous ont dit clairement qu’ils aime-
raient avoir une petite amie mais qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre,
ou encore qu’ils avaient déjà essayé mais que leur tentative avait échoué
lamentablement.
Il n’est pas dans ma nature de donner des conseils aux autres, c’est pourquoi
je n’ai jamais apporté à ces jeunes hommes à la recherche de l’amour une
réponse de cet ordre : « Si j’étais vous, je… ». J’estimais qu’il était bien plus
utile de leur faire part de mon expérience dans ce domaine, en espérant qu’ils
glanent çà et là quelque idée qui puisse leur servir par la suite.

281
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

En outre, lorsque je m’exprime sur le thème central de l’amitié lors de mes


présentations dans le cadre de conférences sur l’autisme, je ne manque pas
d’aborder le sujet étroitement lié des relations amoureuses. Il est très rare
qu’une mère ne vienne pas à ma rencontre avant ou après ma présentation
pour me dire que son fils désespère de rencontrer quelqu’un et que le fait de
ne pas avoir de petite amie est un facteur de stress important pour lui.
Bien sûr, les individus avec autisme comprennent et interprètent les informa-
tions qu’ils reçoivent en fonction de leur style d’apprentissage, selon qu’ils ont
par exemple un mode de pensée visuel ou conceptuel. L’un des principes
fondamentaux sur lequel j’insiste toujours est que pour se faire des amis, il
faut du temps et une volonté doublée d’efforts de part et d’autre. Je souligne
également que si les efforts fournis ne débouchent pas sur une relation plus
intime, ils peuvent malgré tout donner naissance à une belle amitié, ce qui est
très bien aussi. Dans le même ordre d’idée, on peut très bien être doué dans
la pratique d’un sport ou d’un instrument de musique sans pour autant, à
terme, se produire à l’Olympia ou devenir sportif professionnel. La joie et la
satisfaction qu’on en retire peuvent amplement suffire. Il y a une image que
j’aime employer lors des conférences et autres rassemblements auxquels je
participe afin d’aider les gens à mieux saisir le concept des relations : celle des
cercles concentriques. Cette image peut être comparée aux divers degrés et
niveaux de relation que nous entretenons avec les autres. Elle montre égale-
ment que tisser les liens d’une amitié durable demande bien plus qu’un simple
élan de gentillesse.
Toute série de cercles concentriques part d’un point minuscule en son milieu.
Puis plus les cercles s’éloignent du centre, plus ils grandissent. La hiérarchie
de l’amitié est en tout point similaire à cela. Nous avons tous plus de connais-
sances et de copains que d’amis véritables, donc pour aider les individus por-
teurs de TSA, tout particulièrement les penseurs visuels, à y voir plus clair, je
les encourage à imaginer le petit nombre d’amis qui leur sont proches (habi-
tuellement le conjoint, les parents et les amis de longue date) dans le petit
cercle central et à placer les connaissances du cercle professionnel, par
exemple, dans les cercles plus larges.
Plus la technologie se répand dans notre société, plus nous devons faire
preuve de vigilance. Ceci est d’autant plus vrai en ce qui concerne les jeunes
gens et les adultes avec autisme qui éprouvent, pour beaucoup, des difficultés
à déchiffrer les intentions des autres et leurs motivations, surtout lorsqu’ils
communiquent en ligne avec quelqu’un qu’ils ne voient pas. Bon nombre de
personnes porteuses de TSA ne voient que le bien chez les autres ; elles ne
savent pas mettre en doute ce qu’on leur dit ou croient à tort que faire preuve
de scepticisme ou d’esprit critique, c’est être antipathique. Un homme violent
qui discute en ligne se gardera bien de révéler qu’il bat sa femme quand elle
le met hors de lui mais qu’à côté de cela il aime se promener dans le parc et

282
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

aller au cinéma. Je compare souvent Internet à un véhicule. Aucun des deux


n’est bon ou mauvais en soi. Ce sont deux moyens très efficaces de commu-
niquer et de se déplacer mais si l’on en fait un mauvais usage ou si l’on ne
prend pas les précautions nécessaires, ils peuvent s’avérer l’un comme l’autre
extrêmement dangereux.
Parfois, l’incapacité de distinguer ce qui peut être révélé sur Internet de ce
qu’il vaut mieux garder pour soi peut avoir de lourdes conséquences. Jennifer
Schmidt, l’initiatrice du programme Peer Spectrum aidant au développement
des habiletés sociales, témoigne : « L’une de mes élèves a rencontré quelqu’un
en ligne et au final, elle s’est fait violer par plusieurs hommes. Une faible
estime de soi associée à un manque de recul certain et à une grande naïveté
peut amener les autres à en tirer profit. »
Je n’insisterai jamais assez : cela prend du temps de nouer une amitié solide
et durable. Internet offre une myriade de possibilités et nombreux sont ceux
qui, aujourd’hui, l’utilisent notamment pour faire des rencontres. Je n’y vois
aucun inconvénient en soi, à partir du moment où l’on agit avec prudence.
Lorsqu’une personne naïve et de surcroît porteuse de TSA se lance dans des
interactions anonymes en ligne, quelques précautions s’imposent car le dan-
ger est bien réel.
 
C’est pourquoi j’ai jugé utile d’apporter quelques conseils (inspirés des
Milestones Autism Resources, Cleveland, Ohio) pour se protéger des dangers
d’Internet :
• Ne jamais communiquer son mot de passe ou la moindre information
personnelle et confidentielle à un inconnu, même s’il s’agit de l’ami d’un
ami. J’entends par là le numéro de sécurité sociale, l’adresse du domicile,
les numéros de compte bancaire ou de cartes de crédit ni même un quel-
conque emploi du temps.
• S’abstenir de poster quoi que ce soit de désobligeant, voire blessant.
• S’assurer que les photos postées ne révèlent aucune information person-
nelle. Dans le même esprit, ne jamais poster de photos inappropriées ou
à caractère sexuel car tout se propage très vite sur Internet et ces images
peuvent être vues par un grand nombre de personnes. S’ensuivent alors
des conséquences fâcheuses comme l’impossibilité de décrocher un
emploi ou, pire encore, l’atteinte à la réputation.
• Être conscient que tout ce qui est posté l’est de manière permanente car
même lorsque l’on supprime un post, il est voué à errer dans les archives
du web.

283
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Principaux points à retenir


• Les moqueries font partie de la vie et, à partir du moment où les
enfants entrent au collège, cela ne fait qu’empirer. Gardez à l’esprit
qu’une moquerie n’est pas forcément méchante et que les enfants se
taquinent par amitié ou en signe d’affection naissante. Vous pouvez
utiliser des clips vidéo, des livres, des jeux et des jeux de rôle pour
illustrer les signes verbaux et non verbaux et ainsi les aider à faire la
différence entre les petites taquineries sympathiques et les moque-
ries intentionnellement méchantes.
• Insistez bien sur le fait qu’une personne qui dit ou fait des choses
gentilles n’est pas nécessairement un ami. Vérifiez fréquemment que
l’enfant a bien compris cela chaque fois qu’il fait référence à un «!nou-
vel ami!».
• Les petits tyrans prennent habituellement pour cible les enfants qui
sont isolés ou perçus comme étant «!bizarres!» ou «!ignorants!».
Assurez-vous que l’école ait mis en place un programme de lutte
contre l’intimidation.
• Apprenez-leur à reconnaître les signes non verbaux qui leur permet-
tront de savoir si les autres leur portent un quelconque intérêt ou
non. Ils doivent aussi être capables de repérer les indices signalant
qu’une personne est en train de mentir. Abordez les éléments concrets
avant de passer à des concepts tels que les motivations ou les inten-
tions d’autrui.
• Avec les individus atteints d’autisme de haut niveau capables de
prendre en compte le point de vue d’autrui, les discussions portant
sur le «!bon sens!» et l’«!intuition!» auront certainement un sens.
Gardez à l’esprit qu’il vous faudra sans doute décrire ces notions de
façon plus concrète, surtout au début. Par exemple, lorsque vous leur
expliquerez ce qu’est l’intuition, pensez à énumérer en détail les sen-
sations physiques qui en résultent et les différentes parties du corps
dans lesquelles elles sont ressenties  : accélération du rythme car-
diaque, palpitations, inquiétude générale sans raison particulière,
sensation de vibration dans le ventre, etc. Les adultes et les adoles-
cents capables d’analyser la réalité qui les entoure sont plus à même
de comprendre des phrases telles que «!Si tu “sens” que quelque
chose ne va pas, c’est qu’il y a probablement un souci!» grâce au lien
concret exprimé auparavant.
• Les relations avec autrui ne sont jamais parfaites. Lorsqu’on entre-
tient de bonnes relations avec quelqu’un, les choses se passent bien
la plupart du temps, mais pas tout le temps. Pensez à discuter de cela
avec l’enfant ou l’adulte porteur d’autisme.

284
6. Ce n’est pas parce que quelqu’un est gentil avec nous qu’il est notre ami

• Il est indispensable que l’enfant avec autisme soit conscient des dan-
gers que représentent les inconnus et sache réagir de façon adé-
quate. Utilisez des images pour l’aider à mieux comprendre.
• Si vous souhaitez, en tant que parent, enseignant ou individu avec
autisme, en savoir plus sur les moyens concrets et efficaces permet-
tant de mettre un terme aux tentatives d’intimidation, vous trouverez
des informations très utiles dans l’article «!How to Stop Bullies!»
(Quelques conseils pour contrer les tyrans et faire cesser les tenta-
tives d’intimidation), écrit par Dan Grover. Dans son article clairement
en faveur des Aspies, Dan évoque les mesures élémentaires en
matière de prévention, les divers points qui caractérisent un tyran
ainsi que sa «!personnalité!» type, les différentes étapes du harcèle-
ment (d’abord oral puis physique) et le moment à partir duquel le
personnel de l’école et/ou les parents doivent intervenir et de quelle
manière. Toute la valeur de cet article réside dans le fait que son
auteur est passé par là et sait parfaitement ce que les individus vic-
times d’intimidation endurent. Il s’agit d’un article rédigé par un Aspie
pour les Aspies et Dan donne des conseils concrets aux personnes
confrontées à cette situation.

285
Règl e7. n o 7
Les gens ne se
comportent pas
de la même manière
en privé et en public
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

N
e nous leurrons pas. Si chacun se comportait à sa guise à tout
moment, et ce quel que soit l’endroit, nous vivrions dans un
monde chaotique. Nous ne disposerions pas de structures de base
nous permettant d’accéder aux éléments indispensables à notre survie,
comme de quoi nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. La dynamique de
groupe exige un ensemble de règles qui régissent nos comportements afin
que le groupe puisse fonctionner. Qu’il soit de taille conséquente –  une
communauté – ou limité à une interaction entre deux individus, tout ce que
nous disons ou faisons en présence des autres est soumis à des règles bien
précises.
La règle no  7 s’inscrit dans la continuité du chapitre précédent et est par
conséquent liée à plusieurs des idées qui y ont été présentées, à savoir, que
le comportement des gens n’est pas toujours en adéquation avec ce qu’ils
pensent ou ce qu’ils ressentent"; qu’il est tout à fait possible de ressentir
plusieurs émotions dans une situation donnée"; qu’il est souvent difficile
d’expliquer un comportement avec justesse. Elle rappelle aussi d’autres
règles déjà évoquées : se montrer poli et adopter de bonnes manières quelle
que soit la situation sociale dans laquelle on se trouve, comprendre la diffé-
rence entre honnêteté et diplomatie et garder pour soi tout commentaire
spontané.
À première vue, cette règle peut paraître tellement élémentaire, tellement
simple que les lecteurs vont probablement se demander pourquoi elle figure
dans notre liste des règles cruciales à enseigner aux enfants atteints d’au-
tisme. Effectivement, elle coule certainement de source pour les neuroty-
piques, mais pour ce qui est des enfants ou des adultes avec autisme, la
réalité est tout autre. Pour quelle raison"? Pour rappel, voici les caractéris-
tiques liées à l’autisme qui vont influer sur la capacité d’un enfant porteur
d’autisme à comprendre cette règle :
• Interprétation littérale de ce qu’il voit : puisque cette personne semble
heureuse, elle l’est forcément. Aucune référence contextuelle.
• Interprétation littérale de ce qu’il entend : cette personne a dit qu’elle
était heureuse, ce qui signifie qu’elle l’est.
• Pensée dichotomique et rigide : son cerveau ne fait référence qu’à une
situation donnée, un peu comme le moteur de recherche Google : si on
tape le mot «"heureux"», on n’aura aucune information sur le terme
«"triste"» ou quelque autre état qui s’en approche.

288
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

• Prise en compte du point de vue d’autrui altérée : tout le monde pense


comme lui"; il n’a aucune donnée à mobiliser qui puisse suggérer qu’il
existe différentes façons d’interpréter telle ou telle situation.

Temple se compare souvent à une actrice interprétant un rôle dans une pièce
de théâtre et cette analogie illustre plutôt bien la règle no 7 : les gens modi-
fient leur comportement de manière à s’adapter au lieu dans lequel ils se
trouvent. Quand Temple se retrouve seule chez elle, elle comprend qu’elle
n’est plus obligée de tenir un rôle –  elle est libre de faire pratiquement ce
qu’elle veut dans les limites de son espace personnel. Elle est seule"; l’espace
est «"privé"». Mais dès qu’elle sort de chez elle ou qu’elle reçoit des gens, elle
doit à nouveau endosser un rôle car son espace est devenu «"public"».

Temple prend la parole


Les comportements qui sont convenables en privé ne sont pas les mêmes
que ceux qui sont acceptables en public. On m’a démontré cette idée de
manière très littérale quand j’étais petite. Quand ma mère m’expliquait les
choses, elle reliait de façon très claire les comportements aux contextes. Par
exemple, je savais que je n’avais pas le droit de faire le bazar dans le salon,
mais en revanche, ma mère tolérait que je mette le désordre dans ma
chambre. Plutôt que de me dire que ça ne se faisait pas de «"mettre la maison
sens dessus dessous"», elle établissait un contexte pour chaque comporte-
ment : dans cet endroit, ce n’est pas acceptable alors que dans cet endroit,
c’est permis. Elle a procédé de la même façon pour ce qui était de mon
recours à l’autostimulation. Quand j’étais petite, à la maison, j’avais le droit de
me livrer à l’autostimulation pendant une demi-heure après le déjeuner et un
petit peu après le dîner. Ce comportement n’était pas autorisé à table ou
lorsque nous nous trouvions dans un lieu public. Ce type d’enseignement est
très concret et même si ma pensée était rigide à cet âge, la manière dont elle
s’y prenait pour m’apprendre les choses a permis de planter les graines qui
allaient permettre aux catégories et sous-catégories ayant trait au moment
et à l’endroit de germer dans ma tête. Cette initiative aura eu le mérite d’être
très positive.
Globalement, ma mère avait le don d’anticiper les choses et de structurer les
leçons de façon à ce que je réussisse dans ma vie d’enfant, d’adolescente,
mais aussi d’adulte. Elle reliait sans cesse chaque comportement à un
contexte précis et elle insistait constamment sur l’importance de prêter
attention aux autres et à leurs besoins (autrement dit, de prendre en compte
le point de vue d’autrui). Ainsi, je n’ai pas eu beaucoup de mal à assimiler et à
accepter la nuance entre public et privé. La société imposait ses règles et,
dans les années 50 et 1960, les règles sociales étaient très strictes. Les gens
s’y conformaient et j’ai très vite compris que je devais moi aussi les respecter.
Chaque comportement avait une conséquence et il nous fallait apprendre et
accepter certaines règles.

289
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Bon nombre de comportements relevant de la règle no 7 peuvent être enseignés


de cette façon. Des règles non écrites telles que : «"Ne pas se promener nu en
public"», «"Ne pas jurer comme un charretier en salle de conférence"», «"Avant de
quitter un lieu public, s’assurer de ne rien y laisser"» ont été créées afin qu’un
grand nombre de personnes puissent coexister sans heurt. Elles fournissent des
directives, définissent quels sont les comportements à adopter et à proscrire de
sorte que nous puissions vivre et travailler tous ensemble au sein de la société.
Ceci étant dit, chacun est libre de se conduire comme il l’entend en privé.
Comme le dit le vieil adage, «"il y a un temps pour tout"». C’est ce qui fait la valeur
de cette règle : aider les enfants à comprendre «"où et quand"» il leur est pos-
sible d’adopter tel ou tel comportement"; il est des choses qu’ils pourront dire
ou faire dans un contexte donné alors que dans un autre, mieux vaudra s’abste-
nir. On en revient aux bonnes manières qu’il est indispensable de répéter de
façon insistante aux enfants tant qu’ils ne les maîtrisent pas. Il en va d’ailleurs de
même pour le langage et le comportement qui doivent être convenables quand
ils se trouvent en compagnie des autres. Il est essentiel de leur apprendre à
maîtriser leurs émotions, de leur faire comprendre qu’ils ne peuvent pas tou-
jours extérioriser ce qu’ils ressentent, que tout dépend du contexte. Par nature,
beaucoup d’individus atteints d’autisme ont une pensée dichotomique et ont
besoin qu’on leur rappelle régulièrement dans quel contexte ils se trouvent. La
flexibilité mentale les mènera sans nul doute vers une meilleure compréhension
sociale, en plus des expériences répétées qui vont représenter un bon entraîne-
ment. On peut aider les enfants, notamment ceux qui ont du mal à prendre en
compte le point de vue d’autrui, à faire la part des choses entre les comporte-
ments qu’ils peuvent adopter en public et ceux qui sont réservés à la sphère
privée, de manière structurée et à grand renfort de répétition.

Ma seule mise en garde est de veiller à ne pas utiliser les «"règles"» de manière
trop systématique lorsqu’on veut leur enseigner la différence entre ce qui
peut être fait en privé et ce qui est acceptable en public. Seuls quelques com-
portements se rapportent vraiment toujours à la «"sphère privée"» –  tout
dépend du type de relation que l’on a avec les autres membres du groupe. Les
adultes sont souvent tentés d’employer une méthode d’enseignement qui
s’appuie sur deux colonnes et qui catalogue un comportement comme étant
soit approprié en public, soit uniquement réservé à la sphère privée. Mais
cette technique n’est pas sans accentuer le mode de pensée binaire alors que
l’objectif est ici de promouvoir une pensée plus flexible et d’inciter les enfants
à accorder une plus grande attention au contexte. Ne sous-estimez surtout
pas l’importance que revêt la prise en compte du contexte au même titre que
l’utilisation des catégories, même chez les plus jeunes. Gardez les règles abso-
lues pour les quelques situations où ils pourraient se mettre en danger.

290
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

L’idée selon laquelle chaque individu a un rôle à jouer dans la grande pièce
qu’est la vie me paraît extrêmement logique. Je joue mon rôle : d’une scène à
l’autre, je l’interprète différemment. Parfois, j’apprécie énormément le rôle que
j’endosse alors qu’à d’autres moments, je me contente de le jouer, qu’il me
plaise ou non. Il en va de même pour les autres individus. Je trouve cette méta-
phore tout à fait pertinente pour ce qui est des comportements que l’on a en
public ou à l’abri des regards. Dans certaines situations, on se retrouve en com-
pagnie d’individus qu’on ne supporte pas, mais pour autant, on doit se montrer
courtois les uns envers les autres. La règle que je m’impose est de faire de mon
mieux pour me montrer toujours aimable, quelle que soit l’interaction sociale. Il
s’agit là de mon «"comportement en public"». Quand je me retrouve chez moi,
je peux fulminer contre n’importe qui autant que je le désire, traiter les autres
de tous les noms, m’agiter dans tous les sens ou encore me mettre en colère et
taper du pied. Il s’agit là d’un «"comportement privé"». Si je me comportais
comme cela en public, cela engendrerait des effets négatifs pour moi. Quand je
donne un cours ou une conférence, je m’habille de manière adéquate d’un point
de vue social. C’est mon «"image publique"». Cependant, une tenue socialement
acceptable peut très bien ne pas être purement conventionnelle"; une personne
peut être différente sans pour autant être en marge de la société. Par exemple,
quand je donne cours, je porte mes chemises western fantaisie. Cette tenue n’a
rien de conventionnel, mais elle reste acceptable. Quand je suis chez moi, je
m’habille avec des vieux vêtements usés qui n’ont rien d’élégant et je néglige
ma toilette le temps d’une journée si je ne sors pas. C’est mon «"comportement
privé"» – il n’affecte personne d’autre que moi. Voici la règle que j’ai créée pour
mon propre usage : lorsqu’on se trouve en compagnie d’un petit groupe de
personnes qui, de surcroît, s’avèrent être des amis proches, on peut se per-
mettre de se laisser aller à des discussions et des actions qui n’ont leur place
qu’en privé, ce qui n’est pas possible quand le cercle est plus large et qu’on
n’est pas étroitement lié avec les individus qui le constituent.

Il existe plusieurs dizaines de règles tacites non écrites se rapportant à


l’apparence physique, aux manies, au langage, au sujet de conversation, aux
actions, etc., en fonction du contexte (privé ou public) qu’il convient d’ap-
prendre aux enfants et aux adultes avec autisme. Certains livres, ainsi que
d’autres ressources, tentent d’énumérer ces règles et peuvent vous aider
à les leur enseigner. L’argument clé de ce chapitre est de faire sans cesse
référence au contexte quand vous enseignez ces habiletés sociales aux
enfants de manière à ce que la flexibilité mentale et la pensée catégorique
deviennent pour eux une seconde nature.

291
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

En observant les interactions sociales des autres individus, Sean a eu beau-


coup de mal à comprendre comment il était possible pour quelqu’un d’affi-
cher un comportement qui ne reflétait pas forcément ce qu’il pensait ou
ressentait. Dans le chapitre précédent, nous avons déjà parlé du mode de
pensée de Sean et des difficultés qu’il éprouvait à comprendre le décalage
entre ce que pouvaient ressentir les gens et la façon dont ils agissaient ou le
fait qu’il soit possible de ressentir plusieurs émotions en même temps.

Sean poursuit
Une fois adulte, mon souhait le plus cher était d’avoir une petite amie et j’étais
bien décidé à rencontrer quelqu’un. Alors que j’essayais de prendre mes rela-
tions sociales en main, je me rendais compte à quel point tout ceci était hors
d’atteinte. Plus je tentais de trouver ma place et d’obtenir des réponses
claires et plus les choses semblaient m’échapper. Les règles sociales non
écrites étaient partout, inscrites à l’encre invisible"; si seulement j’avais un
remède miracle pour les faire apparaître"!
Un jour, je suis revenu du centre commercial avec un visage rempli de tris-
tesse. Ma mère, qui était venue passer quelques jours chez moi, a tout de
suite remarqué que j’étais tendu et contrarié. Elle m’a demandé ce qui n’allait
pas et je lui ai répondu qu’au centre commercial, presque tout le monde était
en couple et se tenait la main.
«"Tout le monde est amoureux sauf moi"», ai-je dit avec colère.
«"Tu ne peux pas dire ça, Sean"», a répondu ma mère, calmement. «"Tu ne sais
pas ce qui se passe vraiment"».
«"Mais si, c’est vrai. Je les vois se tenir la main. J’ai sous les yeux la preuve
formelle que tous ces gens sont heureux en couple"», ai-je rétorqué. «"Je ne
crois que ce que je vois."»
«"Sean, tu ne sais pas ce qui se passe entre eux. Les gens se comportent
différemment en public"», a-t-elle ajouté.
Ma mère et moi avons beaucoup parlé de ma propension à tirer des conclusions
hâtives à propos des relations, simplement parce que je ne grattais jamais la sur-
face pour aller plus en profondeur. Mes hypothèses étaient par conséquent sys-
tématiquement erronées car je ne tenais compte que des informations que j’avais
sous les yeux. La façon dont les gens se comportaient dans les endroits publics
ne reflétait pas toujours ce qui se passait entre eux à la maison. J’entendais par-
faitement le message que ma mère souhaitait me faire passer, mais les résidus de
ma condition autistique, ainsi que ma pensée rigide, étaient encore tenaces. Plu-
tôt que de reconnaître la complexité émotionnelle inhérente aux relations
sociales, je continuais à me focaliser sur les apparences que laissait transparaître
chaque situation sociale et à tirer des conclusions dépourvues de nuances.

292
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

Ce sont les émotions qui régissent les comportements des neurotypiques en


public. Même si les limites entre ce qu’il convient de faire en public et à l’abri
des regards sont claires, les émotions peuvent désorganiser toutes ces pen-
sées logiques. Cela se produit bien plus fréquemment chez les neurotypiques
que chez les individus atteints d’autisme pour lesquels les règles jouent un
rôle prépondérant. Mais nous tenions à mentionner cet état de fait afin de
mettre en lumière les difficultés que rencontrent les individus porteurs d’au-
tisme dans leur apprentissage de la distinction entre ce qui peut être dit et
fait en public et les comportements à éviter.

Temple poursuit
Mon père était un homme extrêmement imprévisible en matière d’émotions.
Je le craignais parce qu’il explosait pour des choses qui me semblaient insi-
gnifiantes, comme la taille des huîtres qu’on lui servait au restaurant. J’avais
constamment l’impression d’être à proximité d’un flacon de nitroglycérine"; je
ne savais jamais quand il allait exploser. Même s’il se mettait en colère sans
raison manifeste, il s’en tenait aux mots. L’éducation qu’il avait reçue faisait
qu’il ne lançait pas d’objets ni ne frappait personne. D’un côté, j’essayais de
comprendre quels comportements étaient acceptables ou non en public,
mais d’un autre côté, il m’embrouillait les idées par sa façon de se conduire
devant d’autres personnes qui, m’avait-on enseigné, était pourtant à proscrire
absolument. J’avais un mode de pensée assez rigide à cet âge, si bien que
lorsque j’étais en proie à ce type de conflit, cela me déroutait tellement que
mon cerveau se déconnectait, tout simplement.

Pour certains parents et enseignants, le fait de dire aux enfants que le com-
portement des gens n’est pas toujours logique peut être déconcertant. Pour-
tant, ne s’agit-il pas là d’une règle non écrite des relations sociales"? Les gens
ne sont pas toujours constants, tant dans leurs propos que dans leurs
actions, alors qu’ils sont soi-disant plus compétents en la matière. Les
enfants seront désorientés si les comportements que vous leur enseignez et
que vous souhaitez qu’ils adoptent ne vont pas de soi chez les autres. À mon
avis, même si l’on n’est pas sûr qu’il comprenne, mieux vaut dire à un enfant
avec autisme que les gens ne sont pas toujours logiques dans leur façon de
se comporter ou que leurs émotions peuvent les pousser à commettre des
erreurs. En insistant sur le manque de constance chez les autres, on prépa-
rera le terrain pour une meilleure prise en compte du point de vue d’autrui.

293
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Temple va plus loin, expliquant plus en détail le rôle endossé par les émotions
lorsqu’il s’agit de déchiffrer les comportements qu’il convient d’adopter en
public. Elle apporte ainsi des éclaircissements quant à la façon presque
inconsciente qu’ont les neurotypiques de faire preuve d’indulgence vis-à-vis
des changements d’humeur des autres et d’être capables de ne pas prendre
au pied de la lettre chacun de leurs comportements.

Temple reprend la parole


Les gens arborent un «"visage social"» indispensable à toute interaction et
ce sont souvent leurs émotions qui décident du masque qu’ils doivent por-
ter. Par exemple, en fonction du métier qu’ils exercent, les individus doivent
se comporter de telle ou telle manière. Une serveuse, au même titre qu’une
caissière, doit se montrer aimable avec les clients"; cela fait partie de son
travail. Mais il se peut que leur humeur influe sur leur comportement et
qu’elles ne soient pas toujours agréables – même si leur fiche de poste exige
qu’elles soient avenantes en public. Même si les neurotypiques recon-
naissent que tous les comportements ne sont pas acceptables en public, ils
se montrent facilement indulgents envers les attitudes des autres en se
fondant sur ces fluctuations émotionnelles –  parce qu’ils savent tous de
quoi il retourne.
Imaginez par exemple que vous rencontriez une personne d’humeur bou-
gonne et que vous ne la revoyiez jamais par la suite. Vous partiriez du
principe qu’elle est désagréable. Les neurotypiques font ça tout le temps.
Ils se font une opinion en fonction d’une situation particulière alors que les
individus atteints d’autisme estiment que c’est une vérité, un trait propre
à la personne. Ceci étant dit – et c’est là un point essentiel –, les neuroty-
piques ont comme une voix dans la tête, communément appelée «"deu-
xième cerveau"», qui attire leur attention sur le contexte et sur tout ce qui
peut expliquer que cette personne soit si déplaisante. Ils évaluent chaque
situation de manière automatique et simultanée en se servant de leurs
deux cerveaux"; ils utilisent à la fois leur intelligence rationnelle et leur
intelligence émotionnelle (cf. L’intelligence émotionnelle de Daniel Gole-
man). Tout en tirant une conclusion, ils comprennent que cette opinion n’a
rien d’un fait établi, d’un absolu qu’il faut garder à l’esprit lors d’une pro-
chaine rencontre avec la personne en question. Ce n’est vrai que «"sur le
moment"».
Je ne pense pas que les individus porteurs d’autisme aient ce deuxième cer-
veau qui permet une communication à double sens entre l’intelligence ration-
nelle et émotionnelle. Certains autistes, dont je fais d’ailleurs partie, utilisent
principalement leur esprit rationnel pour traiter l’information. D’autres se
servent exclusivement de leur cerveau émotionnel, ce qui doit être le cas de
Sean, surtout à l’époque où sa condition autistique brouillait toutes ses idées.
Pour la majorité des individus avec autisme, il semblerait qu’un seul canal soit

294
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

actif. La question est de savoir s’ils disposent des deux cerveaux et, si tel est
le cas, comment activer les deux canaux de sorte qu’ils fonctionnent main
dans la main et permettent aux individus atteints d’autisme de mieux com-
prendre le monde.
Ainsi, quand il y a confusion à propos d’un comportement qui est adopté en
public alors qu’il est censé rester à l’abri des regards, la personne atteinte
d’autisme se focalisera uniquement sur l’aspect contradictoire de la chose.
La conformité est tout ce que son cerveau réclame, mais les informations
qui lui sont fournies ne le satisfont pas. La réponse est semblable à celle
d’un ordinateur en proie à un bug : données indésirables et redémarrage de
l’ordinateur.
Les enfants ont besoin qu’on leur apprenne que les gens – qu’il s’agisse de
leurs parents, des membres de leur famille, de leurs enseignants, de la cais-
sière du supermarché ou du prêtre à l’église – peuvent être d’humeur chan-
geante d’une journée à l’autre ou en fonction des expériences vécues et que
leur humeur est souvent illogique et imprévisible. Les gens ne se
comportent pas de la même manière en public et dans le privé"; ils doivent
se plier à certaines règles de conduite à partir du moment où ils se trouvent
en compagnie d’autres personnes, même s’ils ne s’y soumettent pas systé-
matiquement.

Les individus porteurs d’autisme ont néanmoins tendance à s’en vouloir chaque fois
qu’une rencontre se passe mal, ce qui a des effets négatifs sur l’estime de soi. Ils ne
comprennent pas que parfois, l’interaction échoue à cause de l’autre personne. C’est
ce qu’on appelle le «"bagage émotionnel"» – les perceptions à la fois positives et néga-
tives de chacun qui influencent toute action, quelle que soit la situation sociale. Dans
toute relation sociale, les gens apportent avec eux leur bagage émotionnel : voici une
règle non écrite acceptée de tous, mais qui est rarement exprimée de façon précise
aux enfants avec autisme.

Il est très utile que les parents et les enseignants attirent l’attention des
enfants sur les réactions illogiques, totalement émotionnelles, que peuvent
avoir les autres. Il convient également de leur expliquer que ce type de
comportement peut parasiter une interaction sociale. Ce n’est pas toujours
à cause de la personne avec autisme que les situations sociales tournent
court"; il arrive en effet que l’autre personne soit responsable. Mais on se
focalise tellement sur l’enseignement des comportements adéquats et des

295
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

réactions appropriées qu’on en oublie de dire aux enfants et aux adultes


que tout le monde a sa part de responsabilité dans la réussite ou l’échec
d’une relation sociale. Les comportements que les neurotypiques adoptent
en public ne sont pas toujours convenables"; en rappelant cela régulière-
ment à un individu porteur d’autisme, vous l’aiderez à prendre le recul
nécessaire grâce auquel il sera plus à même de comprendre que chacun
doit assumer la responsabilité de ses propres actes dans toute relation
sociale.

Non seulement les gens ne respectent pas toujours les règles que leur impose
la société pour ce qui est des comportements à adopter en public et de ceux
qui sont censés rester à l’abri des regards, mais en plus, il est rare qu’ils expri-
ment franchement en quoi ces règles consistent et qu’ils expliquent claire-
ment leurs actions ou celles des autres. La langue écrite et la langue parlée
apportent des nuances au langage social qui dispose déjà d’une hiérarchie qui
lui est propre. Les mots choisis par les auteurs n’ont aucun sens aux yeux des
individus atteints d’autisme qui ont une compréhension littérale du langage.
Des discours officiels de nos dirigeants aux discussions décontractées en
argot entre deux amis, c’est le contexte qui définit le caractère formel du lan-
gage que nous utilisons en public. Les gens tiennent souvent un certain dis-
cours lorsqu’ils se trouvent en compagnie des autres puis changent d’avis et
se comportent tout autrement une fois seuls. Un exemple qui parlera à tout
le monde est celui de l’employé qui, en présence de son patron, se propose
spontanément pour venir en aide à ses collègues de travail, puis qui se dit
«"trop occupé"» au moment où un collègue lui demande de l’aider. Il est vrai
que les gens ne disent pas les mêmes choses quand ils sont en public et
quand ils se retrouvent tout seuls. La confusion peut être très grande, comme
l’expliquent Sean – dans les deux passages suivants – et Temple, pour clore le
chapitre.

Sean prend la parole


L’entrée au collège a eu ses avantages et ses inconvénients. Comme c’était déjà
le cas en primaire, il était moins stressant pour moi de me trouver dans un
grand établissement  : des tranches horaires structurées, l’étude de matières
concrètes telles que les maths et les sciences, la possibilité de mieux prévoir ce
qui allait se passer et l’éloignement de l’agitation et du chaos qui régnaient
continuellement à la maison. En revanche, ce nouvel environnement a amplifié
mes problèmes relationnels déjà existants avec les autres. J’étais tout à coup
entouré d’au moins 1 500 élèves, ce qui signifiait que les informations négatives

296
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

qui circulaient me concernant allaient vite arriver aux oreilles d’un grand
nombre de collégiens et que ces derniers allaient inévitablement s’attacher à
relayer la rumeur.
Peu de temps après la rentrée, un nouveau problème propre au collège et
auquel je ne m’attendais absolument pas a fait son apparition : les attentes en
termes de résultats scolaires. Comme il fallait s’y attendre, je me suis rendu
compte dès la première leçon de français que le contenu du cours était à des
années-lumière des cours de français du primaire auxquels je m’étais assez
bien habitué. Avant, en français, on apprenait les rudiments de la langue
comme par exemple les différentes parties de la phrase, l’utilisation correcte
des verbes, le gérondif et aussi à quel moment aller à la ligne. En d’autres
termes, le français était pour moi une matière très concrète et mes résultats
étaient plutôt bons.
Et puis en classe de troisième, j’ai été confronté à un défi de taille à la fois
redoutable et insurmontable : apprendre à penser de façon abstraite, à inter-
préter le sens et déceler les intentions, à comparer et analyser divers points
de vue. Nous devions lire des nouvelles et en faire la critique en nous concen-
trant sur l’évolution du personnage, sur le point de vue, le ton et l’atmosphère
de l’ouvrage, mais aussi sur le message que l’auteur souhaitait faire passer. S’il
y avait un genre littéraire que je ne parvenais pas à comprendre, c’était bien la
nouvelle car elle regorgeait de figures indirectes et abstraites telles que les
métaphores et de nombre de subtilités qui faisaient entendre les choses sans
les dire expressément. J’aurais suivi des cours de grec à la place, le résultat
aurait été le même"; rien de tout cela n’avait de sens à mes yeux.
J’ai très vite ressenti une immense frustration et un sentiment d’échec plus
présent que jamais. Quant à mon amour-propre déjà peu convaincant, il se
désagrégeait peu à peu. Avant, même si j’étais incapable de me faire des amis,
je m’en sortais plutôt bien sur le plan scolaire. J’avais des notes oscillant entre
10 et 12. Que j’éprouve de la difficulté ou pas, je n’avais jamais eu de moyennes
catastrophiques mettant en péril mon passage dans la classe supérieure. Ces
problèmes que je rencontrais soudain en français portaient à croire que
l’échec était sur le point d’atteindre de nouveaux sommets.
Mon père voyait bien à quel point ce cours m’angoissait et il faisait tout ce
qu’il pouvait pour me faciliter les choses. «"Mais, bon sang, pourquoi les gens
ne parlent-ils pas sans équivoque"?"», lui ai-je demandé un soir avec colère et
d’un ton sarcastique. Au fil des années, il m’avait toujours encouragé à m’ex-
primer sans détour afin que nous puissions aller à l’essentiel et résoudre les
problèmes de façon plus efficace.
Mais je ne comprenais toujours pas. Pourquoi nos actes et nos propos dépen-
daient-ils de la relation sociale ou du contexte social dans lequel nous nous
trouvions"? Ces frontières sociales, véritables barrières, nous dictent nos
paroles et nos conduites, que nous soyons à l’intérieur ou à l’extérieur de
l’enceinte. Il allait s’écouler plusieurs années durant lesquelles j’allais m’en

297
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

prendre à mes manuels scolaires avant que je comprenne que le français


– tout comme les relations sociales – consistait ni plus ni moins en un pro-
gramme d’études avec des niveaux de complexité sans fin. J’allais devoir
fournir un travail bien plus conséquent que ce que je m’imaginais pour parve-
nir à maîtriser le sujet.

Il faut toute une vie pour apprendre les règles des relations sociales. On peut
très bien se trouver «"dans l’enceinte"» et être malgré tout en proie à la confu-
sion la plus totale, ou faire des erreurs. Sean nous fait part d’un cas où une
mauvaise décision l’a projeté à «"l’extérieur"».

Sean nous en dit plus


J’ai appris à mes dépens qu’il fallait être à l’écoute de quelqu’un qui nous
confie un secret et de ne pas trahir sa confiance ensuite. Et en ce qui concerne
la règle no 7 et le fait de ne pas déraper en public en termes de comporte-
ments, on doit aussi parfois accepter de reconnaître son erreur et d’en assu-
mer les conséquences.
Quand j’avais vingt et quelques années, j’avais une amie, Rebecca, qui m’a un
jour avoué qu’elle était peut-être enceinte. Cela faisait un an qu’elle sortait
avec son petit ami, Larry, et j’avais passé pas mal de temps avec eux. Un jour,
elle s’est approchée de moi et semblait inquiète. Après m’avoir rassuré en me
disant que son hésitation n’avait rien à voir avec quelque chose que j’avais pu
dire ou faire, elle m’a expliqué ce qui se passait.
«"Sean, je n’ai pas eu mes règles ce mois-ci et je me réveille plus souvent que
d’habitude en plein milieu de la nuit."»
«"D’après toi, qu’est-ce qui peut bien se passer"?"», lui ai-je demandé.
«"Je crois que je suis enceinte, mais Larry n’est au courant de rien. J’ai peur
de lui dire parce que je ne suis pas sûre qu’il soit prêt à devenir père"», m’a-
t-elle répondu en essayant de retenir ses larmes. «"Nous avons déjà abordé le
sujet des enfants, mais pas pour maintenant."»
J’étais submergé par des sentiments mitigés. Le dilemme avec lequel elle
était aux prises me rendait triste, mais en même temps, j’étais heureux que
Rebecca me fasse confiance au point de me confier un tel secret, d’autant
que même son copain n’était pas au courant. Nous avons discuté un moment
et Rebecca a fini par me dire qu’elle trouverait un moyen de lui faire part de
ses doutes. Je suis parti, fou de joie à l’idée qu’elle m’ait accordé sa
confiance.
Une semaine après ma discussion avec Rebecca, je suis allé au bowling avec
Larry et, fort de la confiance que Rebecca m’avait témoignée, je me suis dit
que ce ne serait pas une mauvaise idée de lui annoncer la nouvelle. Mais Larry

298
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

n’était pas franchement ravi d’apprendre de ma bouche que sa petite amie


était peut-être enceinte.
Comme on pouvait s’y attendre, la conversation que Larry et moi avons eue
au bowling est revenue aux oreilles de Rebecca et cela ne l’a pas réjouie elle
non plus. J’avoue que je ne m’attendais pas à ce qu’elle ressente une telle
colère envers moi. Je ne comprenais pas sa réaction.
«"Je n’arrive pas à croire que tu aies agi dans mon dos"! Tout cela devait rester
entre nous. Ce n’était certainement pas à toi de lui en parler"», m’a-t-elle dit
le lendemain.
«"Qu’est-ce que j’ai fait de mal"?"», lui ai-je demandé alors qu’un profond
malaise m’envahissait. «"Je ne voulais faire de mal à personne. Et puis tu ne
m’avais pas demandé explicitement de ne pas lui dire, si"?"»
«"Tout ce que je peux te dire, c’est que je n’arrive pas à croire que tu aies pu
faire une chose pareille."» Elle a ensuite raccroché. J’en étais malade.
J’avais raison : elle ne m’avait jamais demandé de ne parler de notre conver-
sation à personne. Mais elle m’a clairement indiqué, par son langage corporel
et le ton de sa voix, qu’elle souhaitait que cette discussion reste entre nous.
Par ailleurs, Rebecca a terminé en disant qu’elle en parlerait à Larry, ce qui
impliquait qu’en aucun cas je ne devais divulguer son secret.
Même si mes intentions n’étaient pas mauvaises, notre amitié en a pris un
coup. J’avais enfreint une règle non écrite capitale  : il ne faut jamais,
quelle que soit l’intention, divulguer des informations censées rester
secrètes. Pour Rebecca, cela ne changeait rien que j’aie tout dit à Larry
parce que j’étais emballé par la nouvelle et heureux pour eux. Le fait est
qu’il lui avait fallu beaucoup de courage pour venir m’en parler et qu’elle
devait avoir énormément confiance en moi pour me faire part d’une telle
information. De plus, durant notre conversation, elle m’avait clairement
fait comprendre qu’elle gérerait elle-même la situation. En me mêlant ainsi
de leur histoire et en la trahissant, j’ai perdu une bonne partie de la
confiance qu’elle m’accordait. Une autre règle non écrite stipule qu’il est
plus facile de gagner la confiance de quelqu’un que de la regagner une
fois qu’elle a été trahie.
C’est un peu comme si on essayait de recoller les morceaux d’un verre après
l’avoir cassé. Il n’est plus jamais comme avant une fois qu’il a été cassé et ce
n’est que progressivement qu’on parvient à le réparer. Restaurer la confiance
de quelqu’un exige beaucoup plus d’efforts que de la cultiver et retenez bien
que vous n’aurez pas toujours droit à une deuxième chance. La meilleure
façon pour moi de ne pas me retrouver dans cette situation inconfortable
aurait été de ne pas mettre les pieds dans le plat.

299
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Réflexions de Sean (2017)


L’autre jour, je me suis surpris à repenser à toutes ces discussions frus-
trantes que j’avais eues avec ma mère au sujet de mon incapacité à com-
prendre que les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et
en public. C’est en discutant avec une amie très chère que j’ai rencontrée au
collège que ces souvenirs me sont revenus. Cette amie m’a fait part des
talents de son fils d’une vingtaine d’années porteur d’autisme. Elle m’a éga-
lement parlé de la frustration qu’il pouvait ressentir dans ses rapports avec
les autres et en matière de relations amoureuses. Pour être plus précis,
quand une personne accepte de sortir avec lui, il lui est souvent très difficile
de savoir si elle s’intéresse véritablement à lui ou si elle accepte l’invitation
par pure bonté d’âme. J’ai dit à mon amie que je comprenais tout à fait ce
que son fils pouvait ressentir étant donné que j’étais passé par là à maintes
reprises.
Mais aujourd’hui, je trouve cette règle bien plus facile à intérioriser et à
concevoir, principalement grâce à ma longue carrière en tant que journa-
liste. Une partie de mon travail consiste à me rendre au commissariat deux
fois par semaine pour y lire les derniers rapports de police et ainsi établir
une liste des faits marquants donnant matière à certains de mes articles.
J’écris aussi bien à propos d’individus arrêtés pour vol de jeux vidéo au
supermarché du coin que d’autres accusés de violence conjugale. Il m’est
déjà arrivé de lire des rapports sur des gens que je connaissais ou dont
j’avais entendu parler, accusés d’avoir frappé ou blessé leur conjointe lors
d’une dispute qui a dégénéré.
Et pourtant, quand j’ai rencontré ces mêmes personnes en public peu de
temps après, elles paraissaient heureuses et parfaitement normales ; rien ne
semblait indiquer dans leur comportement que le bonheur ne régnait pas au
sein de leur couple ni qu’elles puissent être capables d’une telle violence suite
à un désaccord ou une simple querelle. Je me retrouvais donc face à un indi-
vidu sur le visage duquel je pouvais lire : « Je maltraite ma femme verbale-
ment, sexuellement, financièrement et physiquement et j’en suis fier.  » En
résumé, le fait d’être continuellement exposé à de telles révélations sur les
habitudes de certains une fois la porte de leur maison refermée m’a aidé à
mieux saisir la différence entre le comportement des gens en public et ce
qu’ils font en privé. Cela m’a également conforté dans l’idée que les gens
peuvent agir de façon tout à fait normale dans certaines situations sociales et
de manière illogique et imprévisible en d’autres circonstances. Si la plupart
des individus sont plutôt constants dans leur comportement, cela ne veut pas
forcément dire qu’ils agissent et réagissent de la même façon quelle que soit
l’occasion.

300
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

Là encore, je pense qu’il est essentiel, par le biais des interactions sociales
ou de toute autre occasion, d’enseigner et de renforcer le concept selon
lequel ce que donnent à voir deux personnes qui, par exemple, se tiennent la
main au cinéma, n’est pas forcément représentatif de la vraie nature de leur
relation une fois à la maison. J’ai déjà eu l’occasion de le dire et je le répèterai
encore s’il le faut : mieux vaut être seul que mal accompagné.

Temple nous livre son point de vue


Les enfants qui ont une pensée rigide et qui ont tendance à tout prendre au
pied de la lettre ont beaucoup de mal à trouver leur place dans les relations
sociales, notamment parce que cette traduction littérale du monde qui les
entoure s’applique également au langage. Le fait d’y recourir aide à soulager
les tensions provoquées par les prises de risque et les hypothèses qu’on est
souvent amené à émettre. En outre, cela offre un caractère à la fois prévisible
et ordonné, ce qui n’est pas pour déplaire aux enfants atteints d’autisme. À
partir du moment où l’on apprend aux enfants avec autisme à penser de
manière plus flexible, où l’on fait en sorte que leur cerveau «"voie"» les
nuances du langage social et des interactions sociales, on s’aventure sur un
terrain glissant où l’anxiété est constamment de mise.

Je ne suis pas persuadée que beaucoup d’adultes neurotypiques soient


conscients du niveau de stress élevé qui affecte sans relâche les enfants por-
teurs d’autisme. Imaginez que vous ne sachiez pas skier et que vous vous trou-
viez au sommet de la piste de ski du Diamant Noir, l’une des pistes noires les
plus difficiles. Elle est étroite, verglacée, avec d’énormes bosses et un dénivelé
important. Comme si cela ne suffisait pas, vous ne pouvez pas vraiment vous
fier à votre équilibre et vous n’êtes pas dans une situation très confortable  :
vous avec du mal à tenir debout sur vos skis"; vos chaussures et vos bâtons de
ski vous gênent"; votre combinaison volumineuse n’est pas adaptée à votre
morphologie"; le soleil vous aveugle, tout comme les reflets éblouissants de la
neige. Vous êtes soudain pris de panique car vous venez de réaliser que jamais
vous ne parviendriez à dévaler cette pente enneigée sans vous blesser"; la vraie
question est de savoir quelles sont vos chances de survie. Mais vous ne pouvez
pas rester là indéfiniment – vous savez pertinemment qu’il va falloir vous élan-
cer à un moment ou à un autre. C’est à cela que ressemble l’interaction quoti-
dienne pour certains enfants avec autisme. Panique absolue et absence de
compétences permettant de gérer les interactions.

301
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Si l’on ajoute à cela le langage et la communication, l’expérience s’avère


encore plus terrifiante. Car plus encore que les actions, le langage et les
méthodes de communication employés par les gens manquent souvent de
cohérence. Ils se plaisent à utiliser le langage pour exprimer leur personnalité
et montrer à quel point ils sont imaginatifs ou intelligents afin de se différen-
cier des autres ou, au contraire, de s’aligner sur eux ou de faire preuve d’em-
pathie. La communication n’a absolument rien de littéral car elle englobe le
ton, le changement d’accent ou d’intonation dans la voix et le langage du
corps. L’utilisation de plus en plus répandue de l’argot dans notre culture
actuelle n’est pas sans compliquer les choses. Le langage social utilisé dans
les années 1950 et 1960 était bien plus structuré et cohérent. L’argot qui est
«"branché"» aujourd’hui chez les adolescents peut très bien devenir «"rin-
gard"» la semaine suivante. Tout cela porte forcément à confusion.

Enfant, j’avais un mal fou à comprendre l’argot et à percevoir l’expression du


visage ou le langage corporel non verbal chez les gens. En revanche, je com-
prenais le ton qu’ils prenaient car ma mère avait pour habitude de varier sa
manière de parler en fonction de son état d’esprit. Rien qu’en entendant sa
voix, je savais qu’elle était fâchée et qu’il valait mieux que je me tienne à car-
reau. Les choses trop subtiles ne s’enregistraient pas dans mon cerveau. Dans
son livre, ma mère parle de ses problèmes de couple avec mon père à l’époque
où je n’étais encore qu’une enfant. Je ne savais même pas qu’ils ne s’enten-
daient pas. Le comportement qu’ils affichaient en public n’était en rien com-
parable à leur façon d’être à l’abri des regards et les conversations qu’ils
avaient en présence des autres n’avaient rien à voir avec les discussions qu’ils
avaient quand ils se retrouvaient seuls. C’était comme ça avant  : les gens
n’évoquaient pas leurs problèmes de couple en public, même à la maison. Mes
parents n’étaient pas de ceux qui s’envoyaient des objets à la figure. Ils ne
criaient pas, ne se battaient pas. Aucun indice ne laissait transparaître une
relation qui s’étiolait, mais ma sœur, elle, avait bien compris que rien n’allait
plus.
Comme je l’ai déjà évoqué dans un chapitre précédent, j’avais la cinquantaine
quand j’ai pris conscience que les gens communiquaient aussi avec les yeux,
ce qui signifie qu’avant cela, un pan entier du langage m’échappait lorsque les
autres échangeaient toutes sortes d’informations en ma présence. Mais le fait
que je pense en images m’a facilité les choses et m’a aidée à ne pas prendre
les expressions idiomatiques et autres métaphores au pied de la lettre. Par
exemple, quand quelqu’un disait qu’il pleuvait des hallebardes, l’image appa-
raissait dans ma tête. Mais c’était facile de comparer cette image à ce que je
voyais à l’extérieur et de m’apercevoir que ça ne concordait pas. Dans ma
logique, ces mots n’avaient rien à voir avec la réalité. Il s’agissait d’une analo-
gie visuelle. J’ai vraiment de drôles d’images dans la tête, mais je sais qu’elles
ne sont en rien des traductions littérales de ce que les gens disent.

302
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

Quel est le rapport avec la règle no 7"? On en revient à la pensée flexible et à


la capacité de comprendre que le contexte propre à une situation particulière
influence l’interaction. Mon intelligence me dit que les gens ne se comportent
pas de la même façon en public et à l’abri des
regards. Dans ma tête, je sais que cette règle
non écrite existe dans le cadre des relations
sociales. Je me mets dans la peau d’un
sociologue pour analyser mon comporte-
ment et celui des autres, en public et en Je sais que
privé. Même si je ne comprends pas for- mon langage corporel
cément de manière intuitive que les gens doit appuyer mes propos
ne communiquent pas uniquement avec et non les contredire.
les mots, mais aussi avec le langage du
corps, le ton, etc., j’ai appris, en observant
les autres, à reconnaître ces signes et à
créer des catégories sur mon disque dur afin
de faciliter ma relation aux autres.
Par exemple, je regarde une personne en pleine interaction sociale et j’exa-
mine attentivement sa façon de se comporter  : j’observe si elle est pleine
d’entrain ou si, au contraire, elle garde le silence, si elle prend part à la discus-
sion ou si elle reste là, sans rien faire, les bras croisés. Ensuite, je mets tous
ces indices en relation avec ses propos et j’élabore une hypothèse afin de
déterminer si oui ou non elle porte un «"masque social"» par politesse. Il en va
de même en ce qui concerne mon propre comportement  : je sais que mon
langage corporel doit appuyer mes propos et non les contredire. La plupart
du temps, le langage de mon corps est assez neutre"; je m’applique tout par-
ticulièrement à faire en sorte qu’il n’aille pas à l’encontre de ce que je dis.
Encore une fois, tout n’est que processus de répétition et observation analy-
tique. Mon langage corporel n’est en rien spontané et lié à mes émotions. Il n’y
a pas cette connexion entre mes pensées et mes sentiments comme c’est le
cas pour les neurotypiques.
Quand j’étais jeune, j’étais incapable de comprendre le langage et le compor-
tement des autres et d’observer mon propre langage et mon propre compor-
tement car je n’avais pas l’expérience suffisante pour établir des catégories
précises relatives au langage et à la communication. Ma compréhension du
comportement qu’il était de bon ton d’adopter en public ou qui, au contraire,
était à proscrire devant les autres était purement machinale. Tout cela m’avait
été inculqué à grand renfort de répétitions dès le plus jeune âge, au même
titre que les autres habiletés sociales. Plus j’accumulais les expériences, plus
j’avais de données à sauvegarder sur mon disque dur – en plus de celles que
j’acquérais en observant les autres ou en lisant des ouvrages portant sur les
interactions sociales – et plus il m’était facile de remarquer quand et de saisir
pourquoi les gens adoptaient un comportement tout autre quand ils étaient
en public.

303
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Il est utile que les adultes se rendent compte que certains individus atteints
d’autisme n’auront probablement jamais accès à une compréhension intuitive
du langage social ou même des comportements sociaux. Il y a peu de chances
qu’ils adoptent un jour une approche des comportements appropriés ou non
en public qui soit fondée sur le bon sens. Si l’enfant est en mesure d’établir
des liens affectifs, cela deviendra sans doute une seconde nature pour lui
avec un peu d’entraînement car par sa nature, ses émotions sont étroitement
liées à ses pensées et à ses sentiments. Mais pour celui dont le mode de pen-
sée est semblable au mien, tout se résumera à un casse-tête logique dont il
pourra venir à bout sans avoir à établir de lien émotionnel direct. Cela ne veut
pas dire que nous ne ressentions pas d’émotions. C’est seulement qu’elles ne
sont pas directement liées à l’interaction et demeurent un élément distinct.
Pour nous, le fait de savoir faire la distinction entre les comportements à
adopter et à proscrire en public ou de comprendre que les comportements
des gens ne sont pas toujours en phase avec leurs émotions est une immense
expérience sociale qui va nous permettre d’ajouter des informations sur
notre disque dur et de mieux nous en sortir. Ce n’est pas une mauvaise chose";
il s’agit juste d’une approche différente pour aborder les relations sociales et
comprendre comment réussir à les gérer. Les personnes très sociables n’ac-
cordent pas – et ce de manière instinctive – autant d’importance à ce mode
de fonctionnement et avec un peu de chance et une meilleure connaissance
de notre mode de pensée, ces jugements disparaîtront.

304
7. Les gens ne se comportent pas de la même manière en privé et en public

Principaux points à retenir


• Apprenez aux enfants à ne pas se limiter à l’interprétation littérale
des mots et des actes des gens et incitez-les à se lancer à la décou-
verte d’autres significations possibles.
• Les individus porteurs d’autisme utilisent une logique qui leur est
propre pour se mettre en quête des divers indices présents dans leur
environnement et pour ensuite tirer des conclusions en fonction de
leurs découvertes. Malgré cette capacité à détecter les indices maté-
riels et donc manifestes, ils passent souvent à côté des signes intan-
gibles indispensables à une bonne compréhension du contexte. Car
ce qui ne se produit pas a souvent autant d’importance que ce qui a
lieu. Encouragez-les à tenir compte de ce qui n’est pas apparent dans
une situation donnée.
• Voici une liste de comportements à adopter en public :
- Le langage «"pipi-caca"» est à proscrire.
- Ne pas parler des bruits émis par le corps.
- Fermer la porte quand on se rend aux toilettes.
- Ne pas se mettre les doigts dans le nez.
- Ne pas se gratter les parties intimes en public.
- Ne pas éructer.
- Ne pas évoquer des problèmes d’ordre médical liés aux parties
intimes du corps. Il est en revanche acceptable de parler d’une
fracture de la cheville.

305
Règl e8. n o 8
Il faut apprendre
à détecter quand
on importune les gens
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

Q
uand nous nous trouvons en compagnie d’autres personnes, il
arrive très souvent que nous disions ou fassions quelque chose qui
met l’une d’elles mal à l’aise. Alors que George nous fait savoir à
quel point il a aimé ce film, nous répliquons le plus naturellement du monde
que vraiment, nous n’avons jamais rien vu d’aussi épouvantable. Et puis il y a
notre amie Lucie à qui nous n’en finissons pas de raconter les derniers rebon-
dissements de Plus belle la vie alors qu’elle est loin de se passionner pour les
séries télévisées. Mais certaines maladresses sociales sont un peu plus
lourdes de conséquences : au cours d’un entretien d’embauche, nous tentons,
pendant cinq bonnes minutes, de convaincre notre employeur potentiel, qui
s’avère être un homme, que les femmes sont plus à même de diriger une
entreprise. Ou encore, alors que nous sommes au beau milieu d’une réunion,
nous nous élevons contre la suggestion d’un collègue à grand renfort de
termes peu élogieux.
Les neurotypiques préfèrent en rire, considérant que les personnes qui se
comportent ainsi ne savent pas vraiment ce qu’elles disent, un peu comme
ceux qui «"mettent les pieds dans le plat"» par inadvertance et disent des
choses qui agacent la personne partageant leur vie. Cependant, les neuroty-
piques ont un sixième sens quand ça leur arrive. En plus d’analyser le faux pas,
ils se font une opinion quant à son importance au regard de l’interaction
sociale dans son ensemble. Ceux qui sont un peu moins «"dans le brouillard"»
savent aussi reconnaître les signes non verbaux permettant de comprendre
que quelque chose est allé de travers dans l’interaction sociale. Le langage du
corps, un changement dans le timbre de la voix ou encore un silence de mort
suffisent à indiquer que nous sommes allés trop loin et qu’il est dans notre
intérêt d’arranger les choses au plus vite.
L’enfant ou l’adulte porteur d’autisme qui a beaucoup de mal à prendre en
compte le point de vue d’autrui et dont le mode de pensée est rigide n’a pas
accès à l’univers de la communication non verbale. Très souvent, les per-
sonnes de son entourage se montrent conciliantes vis-à-vis de ses gaffes
–  il est tellement évident qu’il fournit des efforts pour entrer en relation
avec les autres. Mais pour ce qui est de tous ces enfants qui «"semblent"»
normaux, mais qui sont pourtant en proie à des difficultés liées aux troubles
du spectre de l’autisme, comme la difficulté à tenir compte du point de vue
d’autrui ou la pensée rigide (nous faisons ici allusion aux enfants, adoles-
cents et adultes atteints d’autisme de haut niveau), les gens réagissent dif-
féremment. Ils ne tardent pas à se faire une opinion négative quand ces

308
8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens

individus «"dérapent"» et, qui plus est, ils peinent à comprendre à quel point
la condition autistique peut altérer la capacité à traiter l’information sociale
et à y réagir de manière adéquate. Et quand les individus atteints d’autisme
font des choses qui les dérangent, cette impression négative reste ancrée
dans leur tête et n’est pas sans les influencer s’ils ont à nouveau l’occasion
de se rencontrer.
Il s’agit là d’une règle non écrite des relations sociales : la plupart des gens
s’empressent de nous faire savoir que notre comportement n’est pas des
plus appropriés, mais pour ce qui est de nous féliciter quand nous nous
conduisons de façon irréprochable, la ferveur n’est plus la même. Plusieurs
raisons psychologiques peuvent expliquer cela, comme la jalousie, une faible
estime de soi ou le fait qu’on ne leur ait appris que ce mode d’interaction.
Même si notre attitude s’avère parfaite dans 95 % des cas, les gens se focali-
seront sur les cinq choses que nous n’avons pas faites correctement – et avec
un enthousiasme particulier s’ils sont directement concernés. Ceci est vrai
pour les relations personnelles, mais aussi professionnelles et même si tout
le monde n’agit pas de la sorte, c’est malgré tout un comportement très
répandu.
Nous avons choisi d’intégrer la règle no 8 – Il faut apprendre à détecter quand
on importune les gens – pour deux raisons :
• Pour attirer l’attention sur ce trait généralisé, mais loin d’être positif d’un
vaste ensemble du genre humain selon lequel on n’a pas droit à l’erreur.
• Pour attirer l’attention sur le fait que plus on vieillit, moins on nous couvre
d’éloges pour nos comportements appropriés.

Notre vie est inconsciemment régie par la règle sociale selon laquelle il faut
agir correctement. Cela donne plus ou moins le ton quant à la façon dont nous
devons nous comporter avec les autres, aux mots que nous décidons d’utili-
ser ou de garder pour nous, aux décisions que nous prenons pour nous, mais
aussi pour notre famille. Apprendre ce en quoi «"bien faire"» consiste fait
partie intégrante de notre vie et nous devons accepter qu’il s’agisse d’un pro-
cessus et non d’une fin en soi.
Enfants, nous recevons beaucoup de compliments pour nos efforts, que ce
soit sous forme de remarques positives, de nouveaux jouets, de sorties dans
des endroits qu’on affectionne tout particulièrement, de glaces, de gâteaux
ou de toute autre «"récompense"». Ce sont nos parents, nos grands-parents,
les autres membres de notre famille, nos enseignants et nos voisins qui nous
offrent ces récompenses. Mais à mesure que nous grandissons, elles se font
de plus en plus rares. Dès l’enseignement secondaire, nous devons faire face
à une autre de ces règles non écrites qui régissent les relations que nous
entretenons avec autrui  : les adolescents et les adultes sont censés «!en
savoir plus sur telle ou telle question!», ce qui revient à dire qu’une fois que
nous ne sommes plus enfants, les adultes s’attendent à ce que nous ayons
appris les règles sociales qui gouvernent la dynamique de groupe. Le fait de

309
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

se comporter de façon appropriée est on ne peut plus normal et ne fait plus


l’objet d’éloges. Mais un comportement inadéquat attirera l’attention des
autres.
Il est facile de voir quand on agace les gens – c’est une situation très embar-
rassante dont les répercussions ne disparaissent pas du jour au lendemain,
même lorsqu’on essaie de se racheter d’une manière ou d’une autre. Il y a tout
un tas de choses qui peuvent exaspérer les gens, comme certains aspects de
notre apparence, les mots que nous employons, le timbre de notre voix, le
langage de notre corps, les bizarreries qui nous caractérisent, nos opinions
personnelles, ainsi que les mesures que nous prenons face aux autres. Se
tenir trop près des gens, monopoliser la conversation, ne pas soigner son
hygiène, faire des remarques déplacées et des choses inappropriées sont
autant de comportements qui poussent les autres à porter une attention
particulièrement négative sur nous, et ce quels que soient la culture ou le
contexte. Il existe une quantité astronomique d’autres exemples qui pour-
raient faire l’objet d’un livre à eux tous seuls. Comme on dit, «"on n’a qu’une
seule chance de faire une bonne première impression"».
Il est nécessaire que les individus porteurs d’autisme comprennent, dès le
plus jeune âge, que certains comportements plus ou moins subtils insup-
portent les gens. Les signes permettant de voir que quelqu’un est excédé
sont les mêmes d’un groupe social à l’autre, ce qui est une bonne chose pour
les personnes avec autisme car il leur est ainsi plus facile d’atteindre cet
objectif.

Temple prend la parole


Nous étions encore petits, mes frères, mes sœurs et moi, quand ma mère
nous a expliqué que l’échange de banalités avec les autres était une étape
indispensable à l’interaction sociale. Elle nous priait de descendre chaque fois
que des gens venaient à la maison et elle nous apprenait à faire les présenta-
tions, à saluer poliment en disant «"Bonjour, comment allez-vous"?"» et à
répondre aux questions qui nous étaient posées. Toutes ces choses nous ont
été répétées maintes et maintes fois dans le but de nous faire acquérir les
bonnes manières. C’est ainsi que, tout naturellement, je parlais de tout et de
rien avec les gens au début de chacune de mes interactions sociales, que ce
soit avec mes amis, les amis de mes parents, le quincaillier – quand ma mère
m’envoyait faire quelques courses – ou plus tard, mes collègues.
Quand j’étais enfant, ma curiosité était telle que je me retrouvais souvent
dans des situations où la discussion s’imposait. Par exemple, si une nouvelle
famille emménageait dans le quartier, j’allais frapper à leur porte afin de me
présenter. Je savais exactement comment m’y prendre et je n’étais pas timide
du tout. Étant donné que j’étais intelligente et capable de me livrer à toutes
sortes d’activités, mes amis et moi avions toujours des choses à nous racon-
ter. Car quand on travaille sur un projet, la conversation s’installe tout natu-

310
8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens

rellement. On discute de la manière dont il faut construire l’objet, le peindre


ou jouer avec. C’est pour cela qu’il est important d’avoir des intérêts com-
muns : ils constituent une base solide facilitant l’interaction avec les enfants
porteurs d’autisme.
Seulement voilà : mon intérêt était si grand que j’ai dû apprendre à ne pas me
montrer trop envahissante. C’est l’une des règles non écrites des relations
sociales : ne vous incrustez pas. Il n’y a en effet rien de tel pour importuner
les gens. J’avais toujours envie d’aller chez mes voisins et ma nourrice me
disait : «"N’abuse pas de l’hospitalité des gens"», ce qui signifiait que les voi-
sins ne seraient plus très contents de m’accueillir si j’allais trop souvent chez
eux. La nourrice et ma mère avaient établi une règle afin d’éviter que cela ne
se produise"; je n’avais pas le droit de passer plus de temps que ce qui avait
été décidé chez mes voisins. C’est comme ça que j’ai appris à ne pas «"m’in-
cruster"». Tout s’est fait progressivement car évidemment, je n’ai pas compris
d’emblée ce que ma nourrice voulait dire.
Il y avait une autre règle non écrite que ma mère me répétait sans cesse : il
est impoli de poser des questions d’ordre personnel aux gens. J’ai fini par
assimiler cette règle, si bien que je n’ai jamais importuné les gens de cette
façon. Je me souviens d’un jour où nous étions dans le train. J’avais huit ans
et je me suis mise à parler de notre voyage à New York à des nonnes qui
étaient assises en face de nous. Ce type de conversation était acceptable,
voire encouragé. Mais je savais que je ne devais pas poser de questions per-
sonnelles aux nonnes. J’avais appris que certaines questions d’ordre person-
nel étaient interdites.
Quand je parlais avec des gens, mon plus grand problème n’était pas de
devoir attendre mon tour avant de prendre la parole ou de raconter des
choses ou encore de poser des questions déplacées. Je les exaspérais vrai-
ment chaque fois que j’enfreignais ces deux règles non écrites de la conver-
sation  : 1) ne pas monopoliser la conversation et 2) ne pas s’étendre
indéfiniment sur un sujet qui n’intéresse personne. Parfois, je me laissais
aller à parler longuement de mes intérêts spécifiques. Un jour où je parlais
de mes affiches électorales, mes amis ont très vite décroché car ce sujet
n’intéressait personne d’autre que moi. Une autre fois, j’étais tellement
obnubilée par la baraque de foire que j’avais vue à la fête foraine de Che-
shire que je n’arrêtais pas d’en parler, si bien que j’ai très vite lassé mon
auditoire. Je parlais de ces choses parce qu’elles me passionnaient, ce qui
était en soi une motivation suffisante pour ne pas m’arrêter. Mais être
sociable, c’est aussi s’intéresser à ce que les autres apprécient. Il faut trou-
ver un équilibre – comme pour les balances – afin que l’interaction sociale
soit une réussite de part et d’autre.
C’est la franchise des gens qui m’a le plus aidée car ils me disaient ce qui
n’allait pas chaque fois que je faisais fausse route. Quand j’étais petite, ma
mère ou la nourrice me disaient très clairement que j’avais assez parlé de

311
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

tel ou tel sujet : «"Temple, ça suffit"! Change de sujet à présent."» Mes amis
me disaient par exemple : «"Temple, arrête de parler de ces affiches ridi-
cules"!"» Mes camarades de classe étaient très directs eux aussi, mais
beaucoup moins sympathiques dans leurs propos. Ils me traitaient de tous
les noms. Quand j’étais en CE2 et en CM1, je parlais énormément et posais
beaucoup de questions – bien trop de questions – sur à peu près tout et
n’importe quoi, pas nécessairement sur un sujet qui me tenait à cœur. Cela
m’a valu le surnom de «"Moulin à paroles"» et tout le monde s’en donnait à
cœur joie. Je demandais constamment aux autres enfants quel était leur
jeu préféré. C’était un outil dont je me servais pour amorcer la discussion.
Mais parce que ma pensée était encore loin d’être flexible, il y avait peu de
données sur mon disque dur si bien que je posais sans cesse les mêmes
questions. Cela exaspérait tout le monde sauf moi et mon grand-père.
C’était un ingénieur discret et timide qui appréciait mes questions. Je lui
demandais pourquoi le ciel était bleu ou à quoi étaient dues les marées et
il prenait toujours le temps de m’expliquer, patiemment. Il aimait discuter
de choses factuelles.

Les jeunes enfants ont une tendance naturelle à poser des questions. Mais
pour nombre d’enfants atteints d’un trouble du spectre autistique, il s’agit
d’une envie irrépressible, d’un besoin physique obsessionnel compulsif. Il
est bon de leur faire vivre diverses expériences de sorte qu’ils puissent
parler de différentes choses et insupportent moins leurs pairs. Une autre
idée est d’établir des règles quant aux sujets évoqués. Dans ce cas, la
logique de l’individu autiste axée sur les règles représentera un précieux
allié. Il peut être utile d’instaurer la règle selon laquelle «"une histoire ne
peut être racontée qu’une fois ou deux à la même personne"», mais souve-
nez-vous que pour les enfants qui n’ont que peu d’informations à leur
disposition, cette règle peut générer une anxiété considérable. S’il leur est
impossible de parler de leur sujet de prédilection, que leur reste-t-il"? Vous
devez vous assurer que l’enfant peut s’exprimer sur un nombre suffisant
de sujets avant d’établir cette règle.

Au collège et au lycée, mes auxiliaires de vie scolaire étaient eux aussi très
directs avec moi chaque fois que je m’éternisais sur un sujet de conversation.
Le jour où je n’en finissais plus de parler de la baraque de foire que j’avais vue
à la fête foraine, le directeur m’a dit : «"Temple, tu ennuies les autres à mourir.
C’est bien de parler de la baraque de foire une fois ou deux, mais au bout de
dix ou quinze fois, personne n’a plus envie de t’écouter."» J’avais vraiment
besoin d’entendre cela, surtout de manière si directe.

312
8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens

Il y a une nuance subtile concernant les deux règles que je viens d’évoquer
sur le fait de monopoliser la conversation avec un sujet qui nous tient parti-
culièrement à cœur. C’est d’ailleurs une règle sociale à elle toute seule : il n’y
a rien de gênant à ce que les membres d’un groupe parlent longuement
d’un sujet en particulier à partir du moment où le sujet en question inté-
resse la majorité des personnes prenant part à la conversation. C’est une
pratique courante dans toute interaction sociale normale. Les adolescentes
passent le plus clair de leur temps à discuter de coiffure et de maquillage ou
à parler des garçons de leur classe. Les garçons, quant à eux, et ce quel que
soit leur âge, ne parlent que de sport. Dans une conversation à deux, chacun
doit s’assurer de l’intérêt de l’autre pour ses propos. Mais à partir du
moment où trois personnes ou plus y participent, il n’est pas indispensable
que tout le monde porte le même intérêt au sujet évoqué pour que la dis-
cussion se poursuive. Je me souviens d’un soir où je dînais avec des délé-
gués pharmaceutiques. Ils ont parlé de sport pendant trois heures, mais leur
conversation était vide car à aucun moment ils n’ont analysé le match ou
discuté des joueurs ou de la stratégie adoptée par l’entraîneur. J’étais assise
là, telle une sociologue en train d’étudier leur comportement étant donné
qu’à mes yeux, la discussion n’avait absolument aucun intérêt. Cela m’a vrai-
ment exaspérée mais étant donné qu’ils prenaient tous plaisir à échanger
sur le sujet, mon avis importait peu. L’axiome selon lequel «!la majorité
l’emporte!» se vérifie dans la plupart des interactions sociales, surtout
en matière de conversation.

APPRENDRE CE QU’IL CONVIENT DE DIRE

Avec l’âge, j’ai mis au point des catégories relatives à la conversation et à


l’intérieur de chaque catégorie figuraient des règles concernant les sujets
qui pouvaient être abordés ou non au cours d’une discussion, ceux qui
étaient susceptibles d’intéresser et ceux qui agaceraient à coup sûr très
vite. Tout dépend du contexte et de la personne qui se trouve en face de
vous – ce peut être quelqu’un que vous ne connaissez pas ou une personne
que vous voyez occasionnellement ou encore un ami proche. Imaginons que
je sois assise dans l’avion à côté d’un parfait étranger. Je commencerais
probablement par parler du temps, surtout si le vol a été retardé. Ensuite, je
lui dirais que je me rends à une assemblée sur l’élevage bovin et je lui
demanderais où il va ou ce qu’il fait dans la vie. J’ai appris, par tâtonne-
ments, qu’il fallait toujours commencer une discussion avec un sujet très
général qui met tout le monde à l’aise. Je sais que si je parlais d’emblée de
mes recherches sur les boucles formées par les poils de taureaux, mon
interlocuteur se désintéresserait du sujet au bout de quelques secondes et
cela mettrait un terme à notre interaction sociale. Mais à supposer que le
courant passe bien avec la personne en question, je finirais probablement

313
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

par changer de sujet et parler de mes recherches après avoir fait quelques
observations sur l’activité professionnelle.

Parmi les sujets de conversation que je considère «"inoffensifs"», il y a


le temps, le cadre dans lequel on se trouve, les films récents, les ani-
maux de compagnie, les passe-temps, etc. Si je prends part à un
congrès sur l’autisme, je sais que je peux poser des questions sur les
différentes thérapies, le programme scolaire et certains livres traitant
de l’autisme. Il est une règle manifestement socialement admise concer-
nant les sujets de conversation : le sexe, la politique et la religion sont
trois sujets de conversation qu’il ne faudrait jamais aborder avec de
parfaits étrangers. En raison de leurs émotions, les gens s’emportent
facilement dans ce genre de discussion, ce qui peut donner lieu à cer-
taines réactions explosives difficiles à gérer. J’ai des amis proches avec
lesquels je peux aborder ces sujets, mais je n’en parle jamais avec des
gens que je ne connais pas. Quand j’avais une vingtaine d’années, il y
avait un sujet de conversation qui m’obnubilait  : le sens de la vie. Je
n’avais pas réalisé que peu de gens étaient enclins à parler des heures
durant d’un sujet si profond. Aujourd’hui, je n’aborde ce sujet qu’avec
mes amis proches.

La plupart des individus porteurs d’autisme aiment que les autres sachent à
quel point ils sont intelligents. Et puis ils ont une telle envie d’entrer en inte-
raction avec autrui que d’après eux, s’ils étalent leurs connaissances, cela
plaira aux autres et facilitera l’interaction. Mais il n’en est rien. D’ailleurs,
lorsqu’une personne n’en finit pas de parler, on dit d’elle qu’elle est atteinte de
«"diarrhée verbale"». Il s’agit là d’une métaphore certes écœurante, mais qu’il
est bon de garder à l’esprit (surtout pour les penseurs visuels). Cela montre
bien ce que les gens ressentent quand vous parlez sans discontinuer d’un
sujet qui n’intéresse personne d’autre que vous.
Comme pour les autres habiletés, il faut un certain temps pour maîtriser l’art
de la communication lors d’une conversation sociale. C’est un processus gra-
duel qui se développe avec l’âge ainsi qu’avec notre capacité d’analyse de la
réalité qui nous entoure. Il est nécessaire d’endosser en tout temps l’uniforme
de détective social afin de faire le point sur la situation, de prêter attention à
ce que les autres disent – ou ne disent pas – et d’observer ce qui, dans vos
comportements, exaspère les gens. Charge à vous ensuite d’en tirer des
leçons.

314
8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens

RÉPARER SES ERREURS

J’en ai commis des erreurs dans ma vie et lorsque je m’aperçois que j’ai fait
ou dit quelque chose d’inapproprié, je présente immédiatement mes excuses.
Quand j’en arrive à exaspérer quelqu’un, il m’appartient d’essayer de régler la
situation. Voici une autre règle non écrite des relations sociales : si l’on sou-
haite que les choses s’arrangent au plus vite, mieux vaut présenter des
excuses immédiatement après avoir commis un impair que tenter d’étouf-
fer l’affaire ou nier qu’on a dérapé. Il est plus judicieux d’admettre son
erreur, de demander pardon et de tourner la page, surtout lorsque l’erreur
qu’on a commise concerne le savoir-vivre et les bonnes manières. Habituelle-
ment, les gens sont assez indulgents car tout le monde peut être amené à
faire ce genre d’erreur.
En ce qui me concerne, il m’a fallu des années d’entraînement avant de me
sentir à l’aise dans mes interactions avec autrui et d’être en mesure de tenir
une conversation sans insupporter mes interlocuteurs par mes propos et mes
comportements. J’ai encore beaucoup à apprendre et il en va de même pour
d’autres Aspies que je connais. Très récemment, j’ai croisé l’une de mes amies
qui se trouve être à la tête d’un groupe d’électronique. Elle m’a expliqué
qu’elle en apprend tous les jours sur la relation à l’autre et les divers signes
permettant de voir quand elle irrite la personne qui se trouve en face d’elle ou
quand, au contraire, cette dernière se montre vivement intéressée par ses
propos. Certains adultes porteurs d’autisme sont en quête d’une solution
miracle qui leur permette de comprendre tout cela, mais il n’en existe aucune.
C’est dans l’apprentissage permanent que réside la clé.

Comme l’a mentionné Temple, les individus avec autisme sont souvent dési-
reux de partager avec les autres leurs connaissances et leurs compétences
sur un sujet bien spécifique. Pour certains, il s’agit d’une contrainte physique
ou d’une forte motivation interne. D’autres ne connaissent que ce moyen pour
engager la conversation. Quant aux enfants et aux jeunes adultes atteints
d’autisme et capables d’établir des liens affectifs, ce comportement favorise
l’estime de soi et permet de recevoir quelques compliments au milieu de
cette négativité constante que nous nous infligeons ou que les autres nous
font ressentir.

Sean nous fait part de sa propre expérience


On dit que le savoir, c’est le pouvoir. En tout cas, c’était on ne peut plus vrai à
mes yeux alors que je traversais l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte en
faisant tout mon possible pour comprendre ce fouillis ô combien déroutant
d’informations contradictoires et de relations déséquilibrées entre ce que les

315
AUTISME : DÉCODER LES MYSTÈRES DE LA VIE EN SOCIÉTÉ

gens disent et leurs intentions réelles. J’ai eu recours à nombre de stratégies


pour remplacer l’immense frustration et la colère que je ressentais par une
dose suffisante de confort et de contrôle. Et quand, malgré tout cela, je ne
comprenais toujours pas ce qui se passait autour de moi – ce qui était le cas
la plupart du temps –, je réfléchissais à différentes manières de me dépasser.
L’une d’elles était la quête du savoir. Mais pas n’importe quelle information";
mes intérêts étaient plus que réduits et plus le sujet était ésotérique, mieux
c’était. Pour n’en citer qu’un, il y avait le jazz et, tout particulièrement, ce qui
avait trait aux anciens musiciens de jazz obscurs.
La première fois que j’ai entendu John Coltrane à la radio, je devais avoir
quinze ans. Après notre déménagement en Californie, mon amour naissant
pour le jazz m’a poussé à lire le Quid, véritable paradis en caractères d’impri-
merie à l’usage des individus qui se passionnent pour les faits. Si je souhaitais
connaître les dates de naissance et de mort de musiciens de jazz célèbres ou
moins célèbres, mais aussi leur instrument de prédilection, il me suffisait de
feuilleter ledit ouvrage. À l’âge de dix-huit ans, je prenais plaisir à acheter les
enregistrements des seuls musiciens dont le nom figurait dans le Quid et l’un
de mes passe-temps préférés était de me rendre chez les disquaires spécia-
lisés dans la vente de 33 tours épuisés, mais aussi de 78 tours, ces vieux
disques cassables comportant un morceau sur chaque face. De cette façon, il
était plus facile pour moi de mémoriser le nom des musiciens et d’en discuter
avec les autres afin de leur montrer l’étendue de mes connaissances.
Je me souviens d’un soir où ma famille et moi sommes allés au restaurant
avec des amis de mes parents. Je n’aimais pas ce type de sortie car il n’était
question que de l’industrie musicale (celle dans laquelle mes parents travail-
laient) et je ne pouvais donc prendre part à la conversation. Je me sentais
donc plus petit et insignifiant que jamais. Autrement dit, je n’avais rien à ajou-
ter, jusqu’à ce jour.
Ce soir-là, je suis intervenu au cours de la discussion et leur ai demandé à tous
s’ils connaissaient Buddy Bolden, Freddie Keppard et plusieurs autres musi-
ciens du siècle dernier. Ils m’ont répondu que non, ce qui m’a permis de leur
dire quand ces musiciens étaient nés et en quelle année ils étaient morts.
Pour une fois, je me sentais pousser des ailes"; je n’avais pas l’impression
désagréable d’être totalement désarmé. J’étais en compagnie de personnes
qui travaillaient dans l’industrie musicale et j’évoquais des musiciens dont
elles n’avaient jamais entendu parler. En outre, je précisais de quel instrument
chacun de ces musiciens avait joué et j’ajoutais un ou deux morceaux pour
faire bonne mesure. Tout le monde semblait perplexe, mais je me suis dit que
j’avais quand même dû les impressionner. Car combien de jeunes de mon âge
avaient entendu parler de ces artistes si peu connus et oubliés depuis bien
longtemps déjà"?
J’avais adopté ce type de comportement quelques années auparavant, alors
que je m’intéressais exclusivement à l’astronomie. Combien d’adolescents

316
8. Il faut apprendre à détecter quand on importune les gens

autres que moi avaient déjà observé les anneaux de Saturne avec un téles-
cope"? Qu’il s’agisse des étoiles du jazz ou bien des corps célestes, j’en parlais
autour de moi car je voulais impressionner les autres et avoir enfin l’impres-
sion d’être quelqu’un.
À l’époque, j’étais tellement occupé à essayer de combler le vide existentiel
face auquel je me trouvais que je passais à côté des indices du désintérêt de
mon auditoire pour mes propos et de cette règle non écrite : les gens n’ap-
précient pas qu’on les mette dans une situation inconfortable sans qu’ils y
consentent. Je ne me rendais pas compte que mes paroles ou mes actes
exaspéraient les autres. Tant qu’ils semblaient m’écouter ou qu’ils me regar-
daient de temps à autre, je partais du principe qu’ils étaient intéressés"! Je
sais maintenant que dans des situations sociales comme celle que j’ai décrite
plus haut, les gens faisaient simplement preuve de politesse. En énumérant
des noms de musiciens pour le moins obscurs au restaurant, je ne leur ai pas
laissé d’autre choix que celui de m’écouter"; tout autre comportement de leur
part aurait été impoli et socialement inacceptable.
J’ai mis quelques années à comprendre une règle tacite que les neuroty-
piques apprennent pendant la petite enfance : tout le monde ne s’intéresse
pas aux mêmes sujets!; ce qui fascine un individu peut s’avérer d’un ennui
mortel pour quelqu’un d’autre. Les personnes assises à notre table au res-
taurant ne savaient rien de l’histoire des musiciens de jazz dont je leur parlais
non pas parce qu’il leur était impossible de la connaître, mais, pour faire court,
parce qu’ils s’en moquaient éperdument. Il en allait de même pour les fré-
quences radio dont je parlais sans cesse à qui voulait bien m’écouter, ainsi que
pour les codes postaux et autres informations que j’avais apprises par cœur
et qui étaient au centre de mes discussions. Il ne s’agissait pas d’un manque
d’intelligence de leur part, mais bien d’un manque d’intérêt.
Pour qu’une interaction sociale fonctionne, il est essentiel de savoir détecter
si nos interlocuteurs en ont par-dessus la tête de nous écouter parler. On a
beau se préparer et bien s’entraîner, si l’on n’est pas au fait de tout ce qui peut
détruire une relation quelle qu’elle soit, on se retrouvera comme une baleine
échouée sur le rivage, incapable de regagner l’océan. S’il est dans votre inten-
tion d’attirer les autres plutôt que de les rebuter, voici quelques conseils qui
vont vous permettre de mieux communiquer avec autrui. Il faut, d’après moi :
• Avoir plusieurs centres d’intérêt. Plus vous en aurez et plus il vous sera
facile de trouver des gens avec lesquels vous aurez des points communs.
J’ai bien peur que peu d’adolescents (ou de personnes de moins de
quatre-vingt-quinze ans) se passionnent pour la biographie de Freddie
Keppard et en parlent avec emphase.
• Poser des questions. Car s’il y a une chose que les gens aiment faire, c’est
parler d’eux d