Vous êtes sur la page 1sur 13

QU’EST-CE QUI EST ESTHÉTIQUE DANS L’ESTHÉTIQUE

ENVIRONNEMENTALE ?

Patricia Limido

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2018/2 n° 22 | pages 75 à 86
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130802297
DOI 10.3917/nre.022.0075
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2018-2-page-75.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.
© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


ÉTUDES

PATRICIA LIMIDO

Qu’ est-ce qui est esthétique dans


l’ esthétique environnementale ?
Née dans les années quatre-vingt-dix dans le monde anglo-saxon et largement
inspirée par la philosophie analytique, l’ esthétique environnementale se fonde sur
la volonté d’ étendre l’ esthétique hors du domaine de l’ art pour l’ ouvrir à l’ ensemble
de la nature et des environnements.

Cette perspective implique de renoncer au modèle privilégié de l’ objet artistique


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


unitaire, complet et autonome pour se tourner vers une expérience plus large,
relative à un objet plus vaste, mobile, n’ offrant ni cadre, ni projet intentionnel.
Cela implique donc de prendre la mesure des différences entre les objets que sont
les œuvres d’ art et les objets que sont les environnements, par suite de repenser
l’ appréciation esthétique à nouveau frais. En retour, l’ esthétique environnementale
permettrait de réenvisager les productions artistiques sous ce nouvel éclairage,
c’ est-à-dire relativement à leur place et à leur rôle dans le monde naturel et humain. 1. Cf. Allen Carlson, Nature and Landscape.
An Introduction to Environmental Aesthe-
L’ ensemble du monde de la vie, les disciplines et les pratiques qui s’ y rapportent se tics, New York, Columbia University Press,
trouvent dès lors réinterrogés. Allen Carlson, un de ses principaux représentants, 2009, p. 16.
2. Nathalie Blanc, «  Éthique et esthétique
considère que l’ esthétique environnementale se diffuse dans l’ esthétique de la vie de l’ environnement  », EspaceTemps.net,
quotidienne, se tient à la frontière «  des arts du jardin, de l’ aménagement et de 31  janvier 2008  ; <http://espacestemps.net/
document4102.html> ; « Vers une esthétique
l’ architecture  [1] », et entre en relation avec l’ écologie, les théories du paysage et la environnementale, le tournant pragmatiste »,
géographie culturelle. C’ est également sur ce terrain que se déploient les études Natures, Sciences, Sociétés, 2009/3, vol. 17,
p.  285-292  ; Les Formes de l’ environnement.
menées par Nathalie Blanc  [2] articulant le politique et l’ artistique aux nouvelles Manifeste pour une esthétique politique,
exigences esthétiques de l’  aménagement urbain. Un double positionnement Genève, MétisPresses, 2016.
3. Émily Brady, « Vers une véritable esthétique
parcourt ce mouvement le divisant entre cognitivistes (Carlson) et non-cognitivistes
de l’ environnement, L’  élimination des
(Berleant, Brady, Carroll) : ceux pour qui une appréciation esthétique de la nature frontières et des oppositions dans l’ expé-
rience esthétique du paysage  », in Cos-
passe par des connaissances issues des sciences naturelles, et ceux qui mettent mopolitiques, n°  15, Esthétique et espace
l’ accent sur l’ implication sensorielle de l’ observateur. Emily Brady résume ainsi les public, 2007, p. 68.
tendances : « Il s’ agit d’ une approche esthétique qui, selon ses différentes formes,
puise ses racines dans la connaissance écologique, l’ imagination, l’ émotion et une
nouvelle compréhension de la nature comme porteuse de son propre récit [3]. » nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  75
ÉTUDES |  L’esthétique environnementale

Ce courant engage donc une pluralité de doctrines fédérées autour de cet axe
commun qu’ il existe une expérience esthétique légitime en dehors de l’ art. Reste
alors à déterminer les modalités de cette expérience élargie et comprendre en quoi
il y va bien d’ une expérience esthétique. En effet, ces approches semblent remettre
en cause les quatre modalités kantiennes de l’ expérience esthétique : « Est beau
ce qui est reconnu sans concept, comme objet d’ une satisfaction désintéressée
et nécessaire reposant sur l’ appréhension d’ une finalité sans fin. » C’ est surtout
la dimension centrale du désintéressement et de la distance esthétique qui est
mise à mal car si notre environnement devient objet esthétique, il est aussi le
milieu dans lequel nous sommes impliqués en ce sens que nous avons des actions
à y mener qui supposent des connaissances précises. Je vais donc reprendre les
quatre moments kantiens pour déterminer en quoi ils se trouvent détournés,
annulés ou réévalués.

IMPLICATION, INTÉRÊT ET DÉTACHEMENT

Les premières lignes de la Critique de la faculté de juger soulignent avec force


la singularité du plaisir esthétique. Contrairement à l’ agréable, la satisfaction que
procure le beau est désintéressée, c’ est-à-dire que l’ existence de l’ objet ne joue
aucun rôle : « Pour jouer le rôle de juge en matière de goût il ne faut pas se soucier
le moins du monde de l’ existence de l’ objet, mais bien au contraire être indifférent
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


en ce qui y touche [4]. » Or, il est immédiatement évident que l’ appréciation d’ un
environnement ne peut que présupposer la position existentielle de ce milieu
dans lequel nous sommes pris  ; aucune suspension du jugement ne paraît ici
envisageable. C’ est dans ce monde que nous vivons. Carlson fait clairement le
point de ces différences fondamentales entre l’ objet artistique et l’ environnement :

Nous sommes en tant qu’ appréciateurs immergés dans l’ objet que nous apprécions. Ce
fait a de nombreuses conséquences : non seulement nous sommes dans ce que nous
apprécions mais ce que nous apprécions est donc ce à partir de quoi nous apprécions.
Si nous bougeons, nous bougeons à l’ intérieur de l’ objet de notre appréciation, et donc
notre relation à lui change en même temps que l’ objet lui-même. Qui plus est, puisqu’ il
nous entoure, l’ objet de notre appréciation a un impact sur tous nos sens. Selon la
manière dont nous occupons cet environnement ou dont nous bougeons en lui, nous
le voyons, l’ entendons, le sentons et, peut-être même, pouvons-nous le goûter. En bref,
l’ expérience de l’ objet environnemental à partir de l’ appréciation duquel l’ appréciation
esthétique doit être façonnée est d’ emblée intime, totale, englobante [5].
4. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de
juger, Paris, Vrin, 1984, § 2, p. 50.
5. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ- Plus encore, contrairement à l’ œuvre d’ art, l’ environnement est un objet en
ment. The Appreciation of Nature, Art and
Architecture, Londres, Routledge, 2000.
mouvement. Les variations climatiques, géologiques tout comme les modifications
Introduction, p. xvii. anthropiques (architecture, urbanisme, aménagement du territoire) le modifient
sans cesse, au point qu’ il est un objet « sans frontière » : « Il n’ y a pas de limite à
notre environnement, dès que nous bougeons il bouge avec nous et change, mais
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  76 il n’ a pas de fin. » Enfin, l’ objet esthétique que peut être l’ environnement n’ est
Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? |  PATRICIA LIMIDO

pas « cadré », ni dans le temps ni dans l’ espace comme le sont les œuvres, et il
est toujours relatif au point de vue que nous avons sur lui en tant que nous « en »
sommes, tandis que l’ œuvre se tient dans sa consistance, son autosuffisance.

Cette situation semble devoir mettre en cause le principe du désintéressement


kantien, et à rebours, il peut en résulter une esthétique qui prône une immersion
complète, une osmose avec le milieu : l’ appréciation esthétique étant alors une
expérience sensorielle où il s’ agit d’ activer un mode de communication immédiat
avec le milieu, où réciproquement le sujet fait aussi l’ épreuve de lui-même. C’ est
la position d’ Arnold Berleant qui aspire à dépasser le dualisme sujet-objet car
dans l’ environnement « ni le site ni l’ observateur n’ ont de limites bien précises ;
l’ un et l’ autre s’ emmêlent pour former une seule expérience globale  [6]  ». En
opposition à Kant, il estime que « l’ appréciation esthétique n’ est pas une réponse
centrée sur un objet qui exige abstention psychologique et attitude désintéressée.
C’ est bien plutôt un engagement complexe perceptif et multi-sensoriel grâce à une
sensibilité cultivée  [7]  ». En conséquence, il estime que son approche permet de
repenser la place de l’ esthétique dans la philosophie en général  et il propose
« une naturalisation de l’ esthétique et une promotion de l’ esthétique au rang de
dimension critique de la valeur qui lie ensemble les divers domaines du monde
humain [8] ».

Pour autant, et même s’ il importe de « rétablir la continuité entre l’ expérience


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


esthétique et les processus normaux de l’ existence  [9]  » comme le demandait
John Dewey, l’  expérience esthétique suppose une occasion, une rencontre
qui déclenche le processus attentionnel. Sans même aller jusqu’ à l’ abstention 6. Arnold Berleant, «  L’ esthétique de l’ art et
de tout intérêt, l’ immersion doit s’ accorder avec une possibilité de surprise, de la nature  » (1993), texte traduit dans
Esthétique de l’ environnement. Appréciation,
voire de focalisation. Elle ne saurait être ni  hébétude ni un simple être-là connaissance et devoir, Paris, Vrin, 2015,
diffus et global. L’ objection de Carlson comme de Brady à cette esthétique p. 107.
de l’ engagement repose sur le rappel que la distance du sujet et de l’ objet est 7. Arnold Berleant, «  Environmental sensibi-
lity », in Studia phenomelogica, vol. 14, 2014,
précisément ce qui rend possible l’ expérience esthétique. Ils évoquent le risque de p. 17-23, p. 19.
reconduire l’ appréciation esthétique à n’ être que réaction émotionnelle, viscérale 8. Arnold Berleant, « L’ esthétique de l’ art et de
la nature », op. cit., p. 87.
et superficielle, «  à n’ être rien de plus que des fantasmes subjectifs  [10]  ». Cette
9. John Dewey, L’ Art comme expérience, Paris,
objection est celle déjà rencontrée par Mikel Dufrenne dans son effort pour Gallimard, Folio, 2012, p. 41.
penser une expérience esthétique de la nature, car il ne suffit pas de multiplier les 10. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ-
ment, op. cit., p. 7.
sensations, l’ immersion et l’ étourdissement qui reconduisent à l’ épreuve d’ une
11. Je renvoie sur ce point à mon étude sur
communion, voire d’ une connaturalité primordiale de l’ homme et de la nature, Mikel Dufrenne : « L’ art de la nature. Sur la
pour former une telle expérience  [11]. Au contraire, comme le remarquait déjà possibilité d’ une expérience esthétique de
la nature », in J.-B. Dussert et A. Jdey (dir.),
Dewey, le simple fait d’ éprouver ou de sentir ne produit qu’ une «  expérience Mikel Dufrenne et l’ esthétique, entre phéno-
dispersée et hétéroclite qui ne mérite plus guère cette appellation  [12] », car rien ménologie et philosophie de la nature, Paris,
PUR, 2016, p. 241-260.
ne s’ enracine dans l’ esprit, les vécus ne parviennent pas à une maturation qui 12. John Dewey, L’ Art comme expérience, op. cit.,
les parachève et offre une signification. Parallèlement, Dufrenne doit envisager p. 96 sq.
deux niveaux de sentir pour sortir de la confusion entre ravissement esthésique
et expérience esthétique. Il faut que le sentir se transmue en sentiment, c’ est-à-
dire accède à sa reprise dans la conscience pour que la nature se recueille en nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  77
ÉTUDES |  L’esthétique environnementale

lui et accède à son « devenir-monde », à sa visibilité esthétique. Autrement dit,


l’ extension de l’ esthétique hors du champ artistique, comme le font Dewey et
Dufrenne [13] en l’ enracinant dans l’ expérience même de la vie, suppose que cette
expérience en soit résolument une, c’ est-à-dire qu’ elle forme un tout complet et
actif, ce que Dewey appelle perception et qui implique énergie, conscience et sens,
mais aussi assimilation et transformation en retour du sujet éprouvant.

Une des premières difficultés de l’ esthétique environnementale repose donc


sur la possibilité de penser à la fois une immersion dans l’ environnement et
un détachement, un « garder distance » qui permette de le prendre pour objet.
C’ est ce que déjà préconisait Ronald Hepburn qui est souvent donné comme un
des pères de l’ esthétique environnementale. Il articulait en effet engagement et
détachement, en rappelant que «  le sujet de l’ expérience est à la fois acteur et
spectateur, il est à la fois un élément du paysage et un être capable de prendre
comme objet de réflexion l’ expérience qu’ il fait d’ être un élément du paysage [14] ».
Mais c’ est sans doute ce que présuppose Berleant malgré tout, quelle que soit la
force qu’ il donne à son engagement immersif dans le milieu, lorsqu’ il parle de
sensibilité éduquée : « Par sensibilité, j’ entends une conscience perceptuelle qui
est développée, concentrée et informée. C’ est plus qu’ une simple sensation, plus
que la perception sensorielle. Peut-être que l’ on peut la considérer comme une
sensation éduquée  [15]. » En conséquence, le détachement minimal qu’ implique
la réflexivité consciente par opposition au pur sentir est la condition cardinale de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


13. Cette extension se mesure clairement chez l’ expérience esthétique. Elle n’ est pas émotion pure ni sidération, mais attention
Dufrenne lorsqu’ il  envisage une expérience active et focalisée sur une présence, un détail ou un ensemble atmosphérique qui
esthétique de la nature, et finalement de tous
les objets «  mixtes ou intermédiaires  » nés étreint ou réveille un sentiment. Dans tous les cas, si l’ expérience esthétique a
de l’ artifice des hommes et où les frontières
une singularité par rapport à la seule expérience mondaine, c’ est qu’ elle est un
de la nature et de la culture sont indécises.
Il en vient alors à définir la nature : « tout ce saisissement qui favorise une acuité et une intensification des sensations, ce qui
que l’ homme rencontre et qui, même s’ il l’ a
produit, s’ impose à lui avec l’ évidence du il
selon Dewey, induit une « alternance d’ envoûtement et de réflexion [16] ».
y a, et où il peut aussi bien se perdre que se
sentir chez soi  », «  Les métamorphoses de
l’ esthétique  », in Esthétique et philosophie,
t.  II, Paris, Klincksieck, 1976, p.  16. À cet COGNITIVISME, JUGEMENT RÉFLÉCHISSANT ET PLAISIR ESTHÉTIQUE
égard, l’  esthétique de Dufrenne pourrait
aussi se lire comme une esthétique
« environnementale ». Le plaisir du beau naît, selon Kant, d’ une relation singulière à l’ objet car « le
14. Ronald Hepburn, «  L’ esthétique contempo- beau est ce qui est représenté sans concept [17] ». Dès lors, le jugement esthétique
raine et la négligence de la beauté naturelle »
(1966), texte traduit dans Esthétique de l’ en- n’ est pas déterminant et ne contribue pas à la connaissance de son objet, même
vironnement. Appréciation, connaissance et s’ il induit encore un mouvement réflexif de l’ esprit cherchant à clarifier la forme
devoir, Paris, Vrin, 2015, p. 48.
15. Arnold Berleant, «  Environmental sensibi-
de l’ objet.
lity », op. cit., p. 19-20.
16. John Dewey, L’ Art comme expérience, op. cit., Inversement, Carlson considère que l’ attitude qui, seule, peut rendre justice
p. 246.
17. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de
à l’ objet environnemental est celle qui repose sur des connaissances issues des
juger, § 6, p. 55. sciences naturelles. Cette exigence est motivée par la nécessité de comprendre
que «  les environnements naturels ne sont pas essentiellement éprouvés
comme des paysages mais plutôt comme des environnements au sein desquels
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  78 le sujet esthétique apprécie la nature comme dynamique, changeante et en
Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? |  PATRICIA LIMIDO

évolution  [18] ». Pour Carlson, l’ environnement ne saurait relever du modèle du


paysage qui reconduit à une appréhension cadrée sur le mode de la peinture (avec
les anciennes catégories du sublime et du pittoresque), et ne doit pas non plus
être fractionné en divers objets qui pourraient à leur tour réactiver un modèle
sculptural  [19]. Il s’ agit de ne pas reporter sur l’ environnement les modèles
d’ interprétation des arts, mais envisager que «  les deux domaines soient lieu
d’ expérience esthétique en tant que ce qu’ ils sont [as what they are] [20] » c’ est-à-dire,
relativement à ce qu’ ils sont en tant que tels. Il faut donc déterminer ce que sont
la nature et les environnements anthropisés en leur spécificité pour accéder à une
appréciation appropriée. Ainsi, « de même que l’ appréciation esthétique sérieuse
et appropriée de l’ art exige des connaissances en histoire de l’ art et en critique
d’ art, de même l’ appréciation esthétique de la nature exige des connaissances en
histoire naturelle issue des sciences naturelles, en particulier géologie, biologie et
écologie  [21] ». En conséquence, pour apprécier la nature « en son sens propre »,
on peut s’ appuyer sur la saisie formelle des rapports de lignes et de couleurs,
d’ harmonie, de symétrie ou d’ unité, mais encore sur les connaissances du sens
commun et surtout sur des connaissances scientifiques de base permettant de
comprendre ou d’ entrevoir les dynamismes naturels, les jeux et les forces des
écosystèmes. Ce sont là les trois réquisits incontournables pour l’ appréciation
des environnements naturels. S’  agissant en particulier des environnements 18. Emily Brady, « Vers une véritable esthétique
anthropisés et comme il est difficile ici de faire abstraction du sujet de l’ expérience, de l’ environnement », op. cit., p. 64.
Carlson admet l’ utilité d’ autres types de connaissance, telles les sciences sociales 19. Cf. Allen Carlson, «  L’ appréciation esthé-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


tique de l’ environnement naturel  » (1998),
(histoire, géographie, anthropologie, sociologie, aménagement et urbanisme) car traduit dans Esthétique de l’ environnement.
elles rendent compte de l’ histoire et de la genèse des environnements humains, Appréciation, connaissance et devoir, Paris,
Vrin, 2015, p. 59-63.
de l’ histoire de leur aménagement et de leurs usages toujours en cours [22]. En ce 20. Allen Carlson, Nature and Landscape,
sens, on pourrait dire que de même que l’ artialisation nous rend plus réceptifs op. cit., p. 20.
et attentifs à certaines formes et à certaines phénoménalités, de même, et pour 21. Allen Carlson, op. cit., p. 12.
22. Allen Carlson, op. cit., p. 114-118.
désigner un processus comparable, une certaine «  scientialisation  »  [23] nous
23. Cf. article à paraître « Thinking a new coastal
donne certainement une acuité d’ observation et de réception plus grande pour landscape, between artialisation and scien-
activer une expérience esthétique. tialisation ».
24. Pour une discussion de la thèse cognitive,
je renvoie à mon étude «  Imagination et
Toutefois, connaître ou comprendre l’ état d’ un paysage urbain ou naturel ne mobilité  esthétique  : les modalités d’ une
expérience esthétique de la nature  »,
signifie pas pour autant que sa perception induise un plaisir esthétique [24]. Si l’ on Bulletin d’ analyse phénoménologique de
conserve au cœur de l’ expérience esthétique sa dimension sensible (aesthesis) Liège, 2017, vol. 13, n°  2. <http://popups.
ulg.ac.be/1782-2041/index.php?id=946>.
et la singularité du plaisir, il y a une différence entre le plaisir du connaître et
25. Sur ce point, voir l’ article de Carole Talon-
le plaisir esthétique du sentir. Non pas que tout connaître soit absent du sentir, Hugon, «  La dimension affective du sentir
mais la dimension émotionnelle et affective qui rattache la représentation au dans l’ expérience esthétique  », Philoso-
phique, 1999, n° 2, p. 15-28.
sentiment de plaisir et de peine ne peut être omise sans compromettre la nature
26. Noël Carroll, «  Être affecté par la nature  :
même de l’ expérience esthétique  [25]. Noël Carroll le remarque en des termes entre la religion et l’  histoire naturelle  »
(1993), traduit dans Esthétique de l’ envi-
très simples. Même si les connaissances peuvent donner davantage d’ intensité ronnement. Appréciation, connaissance et
à l’ émotion provoquée par un lieu, «  il nous arrive parfois d’ être émus par la devoir, Paris, Vrin, 2015, p. 136.
nature indépendamment de toute connaissance scientifique  [26] » et ce vécu doit
être considéré comme une «  modalité légitime  » de l’ appréciation  esthétique
de la nature. À rebours de cette position, Jean-Marie Schaeffer considère que la nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  79
ÉTUDES |  L’esthétique environnementale

sensation pure est un mythe, parce qu’ elle est toujours déjà chargée de savoir et
de concept. En conséquence, il réunit l’ esthétique et le cognitif et pose qu’ « il y a
conduite esthétique dès lors qu’ une activité cognitive quelle qu’ elle soit devient
en tant que telle le support d’ une (dis)satisfaction  [27] ». Il envisage l’ expérience
esthétique dans son caractère générique comme une «  interaction cognitive et
affective avec le monde, avec autrui, et avec nous-mêmes  ». Une expérience
attentionnelle, émotive et hédonique, toujours largement cognitive, car «  toute
émotion est le produit direct ou indirect […] d’ une évaluation cognitive, même si
elle n’ est pas toujours consciente, ni toujours fiable [28] ». Cette position s’ accorde
relativement avec celle de Carlson et participe de l’ élargissement actuel du sens
de l’ expérience esthétique. Notons toutefois qu’ il insiste davantage que Carlson
sur la dimension de plaisir et d’ émotion qui caractérise la conduite esthétique
et sur le fait qu’ elle n’ a pas de but pratique. Le processus attentionnel est exercé
pour lui-même, en sorte que son résultat cognitif, au contraire d’ une décision
ou d’ une action, ne peut être directement investi dans notre interaction avec
l’ environnement.

Mais peut-être ces positions sont-elles moins éloignées de Kant qu’ il n’ y
paraît, car tout dépend du sens que l’ on accorde à cette dimension cognitive. Que
la connaissance, en amont, aiguise le regard, favorise l’ attention et la réception,
personne ne le conteste. Mais l’ expérience esthétique, si elle a lieu, culmine dans
un sentiment de plaisir qui derechef sollicite la réflexion. Non pas la réflexion
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


déterminante et constituante car si l’ explication est utile et éclairante, elle ne fait
pas sentir la présence sensible, et même elle neutralise l’ expérience esthétique :
« ce qu’ il y a d’ immédiat a été brisé, et proprement le charme est rompu  [29] ».
Comme le souligne tristement Paul Valéry, l’ érudition est ici «  une sorte de
défaite : Vénus changée en document [30] ».

C’ est donc une autre réflexion, une autre réflexivité que requiert la nature
tout comme l’ œuvre d’ art. Une réflexion, dit Dufrenne, « où j’ adopte une autre
27. Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de attitude  [31]  », «  une réflexion qui adhère  », une réflexion sympathique qui
l’ art. Pour une esthétique sans mythes, Paris,
Gallimard, 1996, p. 160. comprend du dedans, entre en participation avec les choses pour les saisir dans
28. Jean-Marie Schaeffer, L’ Expérience esthé- leur nécessité interne. Mais parce que la chose naturelle est inépuisable, dense,
tique, Paris, Gallimard, 2015, p. 141.
profonde, sans frontière, elle induit une exploration sans fin, réfléchissante,
29. Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’ expé-
rience esthétique, Paris, Puf, 1953, t. II, p. 487. dynamique sans concept ni savoir prédéterminé. Dans cette quête, la réflexion
30. Paul Valéry, Le Problème des musées (1923), renvoie au sentiment, le plaisir au savoir autant qu’ au non-savoir. Proust décrit
Œuvres, t.  II, Pièces sur l’ art, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 1290-1293.
parfaitement cette mobilité ouverte par l’ impulsion esthétique :
31. Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’ expé-
rience esthétique, op. cit., p. 487. Tout d’ un coup, un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’ odeur d’ un chemin me
32. Marcel Proust, À la recherche du temps per- faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ ils me donnaient, et aussi parce qu’ ils
du, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1954, t. I, avaient l’ air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ ils invitaient à venir
p. 178.
prendre et que malgré mes efforts je n’ arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que
cela se trouvait en eux, je restais là immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’ aller avec
ma pensée au-delà de l’ image ou de l’ odeur [32].
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  80
Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? |  PATRICIA LIMIDO

Tout se passe entre sentiment et réflexion : « La réflexion prépare le sentiment


puis elle l’ éclaire ; et inversement le sentiment en appelle d’ abord à la réflexion,
puis la dirige [33]. » L’ expérience proprement esthétique réside dans ce jeu de renvoi
où chaque moment enrichit l’ autre et où le sujet en fait proprement l’ épreuve
réjouie. Invoquer la seule connaissance naturelle ne suffit donc pas à impulser ce
jeu réflexif inépuisable. Pour autant, on voit que l’ attitude esthétique n’ exclut pas
le cognitif, savoir et réflexion y ont leur place, mais ils s’ entendent à différents
niveaux, en quelque sorte en amont et en aval du saisissement esthétique.

Cette articulation entre sentiment esthétique, réflexion et connaissance


environnementale  s’ accorde aussi étrangement avec l’ évolution des arts qui
semble confirmer le présage de Hegel :

Ce que les œuvres d’ art suscitent à présent en nous, outre le plaisir immédiat, c’ est
l’ exercice de notre jugement  […] L’ art nous invite à présent à l’ examiner par la
pensée, et ce non pas pour susciter un renouveau artistique, mais pour reconnaître
scientifiquement ce qu’ est l’ art [34]. 

Il est assez intrigant de relever que si le renouveau de l’ esthétique se


tourne du côté de l’ environnement contre les arts, de leur côté les arts actuels
s’ intellectualisent et se tournent vers l’ environnement. La pratique artistique
joue la carte du conceptuel et de l’ épistémologique en développant des relations
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


étroites avec des démarches scientifiques. Il s’ agit de faire voir la nature comme
énergie, force, matière, temporalité, d’ exploiter les ressources de la physique, de
la biologie, de la géographie et de la cartographie [35], et quelquefois à travers des
productions qui gardent des dimensions esthétiques au sens commun du terme.
Des installations qui favorisent aussi une autre forme de réceptivité esthétique,
décalée ou hyperesthésique, appelant une conscience aiguisée, réfléchie, voire
réfléchissante  [36]. En ce sens, il est peut-être aussi utile de s’ appuyer sur ce 33. Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’ expé-
rience esthétique, p. 524.
renouvellement de l’ expérience esthétique du côté des arts, pour cerner plus
34. G. W. F. Hegel, Cours d’ esthétique, Paris,
clairement la forme de l’ expérience esthétique qu’ appelle l’ environnement et Aubier, 1995, p. 18-19.
réciproquement. D’ une certaine manière, c’ est ce que répercutent l’ aménagement 35. Voir par exemple les œuvres et installations
où se déclinent  : les dunes selon Hicham
urbain et les arts paysagers pour répondre à la nouvelle demande sociale Berrada, les vagues de Gaëtan Robillard, les
d’ esthétisme. Ce qui nous amène au troisième volet de la définition kantienne. arbres de Penone ou ceux de Krajcberg, les
formes biophysiques de Ryochi Kurokawa,
la lumière solaire d’ Olafur Eliasson, ou le
ciel de James Turrell, la banquise à ras de
glace d’ Ariane Michel.
L’ AMÉNAGEMENT INTENTIONNEL, BOTTE LIBRE ET BOTTE ADHÉRENTE
36. Voir Marianne Massin, Expérience esthé-
tique et art contemporain, Rennes, PUR,
D’ un point de vue pratique, intellectuel ou technique, les choses plaisent 2013, p. 101-106.
37. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de
ou déplaisent relativement à « l’ usage qui peut en être fait pour toute sorte de juger, p.  81, «  Remarque générale  sur la
projets possibles ». Mais cela n’ est pas le cas dans le jugement de goût « qui, première section de l’ analytique ».
s’ il est pur, lie immédiatement la satisfaction ou la non-satisfaction à la simple
contemplation de l’ objet, sans en considérer l’ usage ou la fin [37] ». La gratuité de
la représentation trouve pour Kant une application privilégiée dans la nature. nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  81
ÉTUDES |  L’esthétique environnementale

La luxuriance de Sumatra ou la prodigalité des espèces végétales, les chants


des oiseaux, le bruissement d’ un ruisseau comme les figures changeantes des
flammes dans la cheminée, tout cela offre « un charme » pour l’ imagination car
ne pouvant être ramené sous une règle ni sous l’ unité d’ un projet ou d’ une fin,
cela soutient son libre jeu [38].

Il en va de même pour l’ appréciation des environnements selon Carlson,


car si les œuvres incarnent en quelque manière le projet ou le dessein (a design)
d’ un artiste, les environnements naturels n’ ont pas de designer à leur source
ni de finalité particulière  : «  Bien plutôt, ils apparaissent “naturellement”, ils
changent, poussent et se développent par des processus naturels  [39]. » En deçà
de la nature sauvage qui devient rare, les réserves et les parcs naturels laissent
encore paraître le foisonnement débridé des processus naturels en train de
se faire. De même les environnements fabriqués par l’ homme sont rarement
le fait d’ un seul projet offrant une unité strictement définie, en sorte qu’ un
certain chaos des centres urbains, des périphéries  ou des tiers paysages peut
aussi favoriser par son absence de finalité le libre jeu de l’ imagination. Enfin,
s’ agissant des choses les plus quotidiennes, Kant va même jusqu’ à considérer
que «  les meubles baroques  », «  la décoration des appartements par des
tapisseries », « l’ art de s’ habiller avec goût », « un parterre de fleurs » peuvent
aussi se donner comme pur tableau qui n’ est là que « pour être vu et afin de
soutenir l’ imagination dans son libre jeu avec les idées et d’ occuper sans une fin
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


déterminée la faculté esthétique de juger [40] ». L’ expérience esthétique ici ne juge
que les formes sans considération d’ aucune fin. On pourrait dès lors envisager
que l’ esthétique environnementale définisse aussi un mode d’ appréciation
qui se tienne à cette règle de l’ absence de finalité. C’ était d’ ailleurs la position
de Ronald Hepburn considérant que dans l’ attitude esthétique « aucun usage
n’ est fait de la nature, qu’ elle n’ est pas instrumentalisée ni considérée dans la
possibilité d’ une instrumentalisation possible [41] ».

Néanmoins, pour Carlson comme pour Berleant, l’ appréciation esthétique


38. Ibid., p. 82-83. des environnements anthropisés (comme les jardins, certains paysages, édifices,
39. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ- etc.) doit tenir compte de l’ histoire de leur production, de leur fonction et plus
ment. The Appreciation of Nature, Art and
Architecture, Londres, Routledge, 2000. précisément de la conformité de l’ objet à sa fonction concrète. Apprécier un
Introduction. bâtiment, c’ est juger de son adaptation fonctionnelle par rapport aux forces
40. Emmanuel Kant, op. cit., § 51, p. 152. et aux besoins qui l’ ont fait naître  [42]. La satisfaction esthétique se fondera
41. Ronald Hepburn, «  L’ esthétique contempo-
raine et la négligence de la beauté naturelle »,
alors sur le fait que les choses paraissent telles qu’ elles doivent être [as they
op. cit., p. 48. should] et semblent nécessaires. C’ est ce que Kant nomme la beauté adhérente
42. Allen Carlson, Nature and Landscape, op. cit., qui relève de l’ agréable et non de l’ expérience esthétique libre, puisque la
p. 58-61.
43. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de
« satisfaction [est] fondée sur un concept [43] ». On retrouve cette situation dans
juger, § 16, p. 72. les arts appliqués et le design. Mais Berleant considère que la diffusion actuelle
du design oblige à élargir le sentiment de beauté et qu’ il faut admettre une
esthétique de la fonction. Il invoque en ce sens l’ émotion de l’ architecte selon
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  82 Paul Valéry : « Il me semblait parfois qu’ une impression de beauté naquît de
Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? |  PATRICIA LIMIDO

l’ exactitude et qu’ une sorte de volupté fût engendrée par la conformité presque


miraculeuse d’ un objet avec la fonction qu’ il doit remplir [44]. »

Par là l’ esthétique prend un sens large et commun pour s’ ouvrir à tout ce qui
embellit et agrémente l’ environnement, apporte du bien-être et une certaine unité
qui résulte d’ une fonction et d’ une forme harmonieuse. L’ aménagement urbain
et paysager vise en ce sens une certaine rationalité d’ usage autant que le plaisir
des yeux, et la Convention européenne du paysage affirme fortement cet objectif
selon lequel les paysages participent du bien-être et du bonheur des citoyens
autant que de leur identité et de leur culture. Ce sens large d’ esthétique associe
l’ agréable et le beau, le patrimoine et la belle forme. Comme le note Kant, les
règles relatives à la beauté adhérente portent sur l’ union du goût avec la raison,
c’ est-à-dire du beau avec le bien : « Par ces règles le beau devient utilisable comme
instrument du bien. » La question se pose alors de savoir si l’ on peut intégrer dans
l’ esthétique toutes les dimensions pratiques et intéressées de l’ embellissement des
environnements humains sans perdre la spécificité de l’ expérience esthétique.

Selon Dewey, toutes les pratiques sont en fait motivées par l’ intérêt et le désir,
il n’ y a que des différences de degré allant de l’ adaptation la plus instinctive à
l’ aménagement raisonné, et jusqu’ à la contemplation désintéressée. Car, dit-il,
« le désintéressement ne saurait signifier manque d’ intérêt. Mais il peut servir de
raccourci pour signifier qu’ aucun intérêt spécialisé n’ exerce son empire [45] ». Cela
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


revient à sortir de l’ opposition entre les beaux-arts et les arts appliqués, mais aussi
de l’ opposition entre « le déroulement continu de la vie pratique et le saisissement
de la conscience par l’ expérience esthétique  [46] ». Les activités entremêlent des
valeurs qui dominent alternativement selon les circonstances et rien n’ empêche
que celui qui «  déguste son thé dans une certaine tasse  » prenne aussi plaisir
d’ en « apprécier le dessin et la matière ». Aménager, embellir, décorer, prendre
intérêt et prendre en souci son milieu de vie n’ est pas seulement utilitaire et la
dichotomie classique du beau et de l’ agréable oublie que toute modification des
pratiques exerce une influence en retour sur le sujet, c’ est-à-dire le transforme :

Toutes les fois que quelque chose est changé, consécutivement à une opération, le soi est
modifié. […] Des attitudes et des intérêts se mettent en place qui incorporent certaines
traces sémantiques des choses accomplies et subies. Ces significations collectées et
conservées deviennent parties intégrantes du soi.

44. Paul Valéry, Eupalinos, Paris, NRF, 1945,


p. 83. Cf. Arnold Berleant, « Beauty and the
L’ 
élargissement de l’  esthétique est donc à penser dans une perspective way of modern life », texte en ligne.
historique au cours de laquelle les hommes s’ éduquent dans leur commerce avec 45. John Dewey, L’  Art comme expérience,
op. cit., p. 420.
le monde et réciproquement aménagent le monde qui les transforme en retour. 46. Ibid., p. 425, et 426, 430 et 431 pour les sui-
Relevons que la thèse kantienne n’ est pas incompatible avec cette vue. En effet, la vantes.
satisfaction pratique (reposant sur l’ adéquation de l’ objet avec son concept ou sa
fin) et la satisfaction esthétique sont des perspectives différentes et indépendantes
(car la qualité d’ un objet technique, sa perfection, ne gagne rien à sa beauté), mais nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  83
ÉTUDES |  L’esthétique environnementale

si on peut les croiser en utilisant le beau comme instrument du bien, alors dit
Kant « si les deux états d’ esprit s’ accordent, la faculté représentative ne peut qu’ y
gagner dans son ensemble  [47]  ». En ce sens, travailler à l’ éducation des facultés
en embellissant le monde de la vie ne peut que favoriser les conditions d’ une
véritable expérience esthétique tout en affermissant le sens moral  [48]. Dewey va
plus loin encore, considérant que non seulement les facultés et les compétences
se cultivent, mais encore l’ esprit : « En tant qu’ arrière-plan, l’ esprit se construit
sur la base des modifications du soi survenues au cours d’ interactions antérieures
avec l’ environnement  [49].  » Se former, se construire dans l’ interaction avec son
milieu, c’ est le propre de l’ expérience (experiri), c’ est-à-dire éprouver, traverser
et assimiler. On peut à cet égard espérer, comme Kant, que la multiplication des
expériences, participant de la culture des facultés, et quel qu’ en soit le degré
d’ accomplissement esthétique, soit aussi occasion de développer les humanités,
la sociabilité et la faculté de communiquer de manière universelle. Reste donc le
dernier point d’ examen : cette généralisation de l’ esthétique à tous les niveaux
de l’ existence peut-elle encore admettre l’ aspiration universelle qui caractérise le
jugement de goût selon Kant ?

LE PARTICULIER ET L’ UNIVERSEL, DU LOCAL AU GLOBAL

L’ universalité n’ est postulée que parce que, seule, la satisfaction du beau est
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


« une satisfaction désintéressée et libre ; en effet aucun intérêt ni des sens ni de la
raison ne contraint l’ assentiment [50] ». Au contraire, l’ environnement est toujours
mon environnement dans lequel je m’ inscris, où je suis partie prenante, qui
implique intérêt, action, engagement. De plus, même si son appréciation passe
par la connaissance des fonctions et des besoins qui l’ ont fait naître et qui se
discutent encore aujourd’ hui, ce sont autant de faits qui me parlent aussi de mon
histoire, de mon passé, de mes ancêtres et m’ enracinent davantage. Histoire qui
47. Emmanuel Kant, ibid., p. 72.
48. Cf. Emmanuel Kant, §  59  : «  Le goût rend
déploie un plaisir narcissique et accroît la familiarité du chez soi. L’ appréciation
pour ainsi dire possible, sans saut trop esthétique de son environnement reposant sur le bien-être d’ un milieu aménagé,
brusque, le passage de l’ attrait sensible à
l’ intérêt moral habituel puisqu’ il… enseigne
l’ intérêt pris à l’ identité de son paysage, de son patrimoine, ne peut offrir qu’ un
à trouver une libre satisfaction jusque dans subjectivisme, individuel ou local, accentué sans doute aussi par des fiertés
les objets des sens sans attrait sensible. »
régionales, des normes standardisées de l’ aménagement et le goût du moment.
49. John Dewey, ibid., p. 431.
50. Emmanuel Kant, § 5, p. 55.
Se greffent également les variations culturelles, mythes, symboles et imagination
51. Cf. Arnold Berleant, « Environmental sensibi- artistique qui creusent le relativisme des appréciations et renforcent l’ opinion
lity », p. 17 ; Emily Brady, « Vers une véritable selon laquelle l’ expérience esthétique est préférence personnelle, sentiment,
esthétique de l’ environnement  », p.  71-73  ;
Allen Carlson, Nature and Landscape, p. 124- idiosyncrasie, donc incommunicable [51].
126 ; Nathalie Blanc, « Éthique et esthétique
environnementale », p. 9.
52. Emily Brady, « Vers une véritable esthétique
Pourtant, les représentants majeurs de l’ esthétique environnementale insistent
de l’ environnement », op. cit., p. 66. tous sur la nécessité de soustraire l’ expérience esthétique au subjectivisme, de la
faire accéder à un niveau d’ appréciation sérieuse, appropriée et communicable.
Emily Brady revendique une conception de l’ expérience esthétique comme
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  84 « active, participative et communicable  [52] ». Elle indique aussi que la recherche
Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? |  PATRICIA LIMIDO

d’ un fondement scientifique chez Carlson est un moyen « d’ atteindre un certain


degré d’ objectivité afin que les défenseurs de l’ environnement et les décideurs
puissent s’ entendre plus facilement sur la valeur esthétique d’ un environnement
naturel [53] ». Qu’ est-ce qui dans cette conception élargie de l’ esthétique permet de
l’ ouvrir à des valeurs communicables ?

C’ est sur le terrain de l’ action publique et du débat environnemental que


le sentiment esthétique peut trouver la possibilité de son partage dans une
expérience commune. Nathalie Blanc pose la question en ces termes :

Quel rôle l’ esthétique peut-elle avoir dans la définition et la co-construction d’ un


nouvel espace du sensible qui incorpore des objets inédits mais qui cesse aussi de faire fi
des liens ordinaires sensibles, sensoriels et esthétiques à l’ environnement ? Précisément
de produire du débat public concernant un nouveau partage du sensible [54].

Les démarches de concertation en matière d’ aménagement, les initiatives de


quartier, les jardins partagés, les mobilisations environnementales font apparaître
les liens sensibles et émotionnels qui unissent des habitants, et favorisent la mise
en débat autour de ce qui est préférable pour le monde vécu en commun. Pour
Brady, « ce genre de débat peut permettre une espèce de communication et de
négociation esthétique qui déplace l’ expérience esthétique du niveau individuel
au niveau de la communauté  [55] » ; il peut aussi permettre de faire reconnaître
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)


la validité de l’ expérience individuelle et locale fondée sur l’ usage et le sens du
lieu. « Si on peut démontrer que la perception de la valeur au niveau local peut
être réfléchie, intersubjective et raisonnée, alors le local peut devenir expert [56]. »
Cela suppose un temps d’ écoute réciproque et d’ apprentissage du débat public,
soit une perspective de longue durée. L’ espoir sous-jacent ici serait que le fait
de croiser le plaisir sensible de l’ agréable, le bien-être et l’ intérêt local avec la
connaissance scientifique, historique et sociale des besoins et des fonctions
permette de déprendre l’ appréciation esthétique de son idiosyncrasie, de l’ ouvrir
à un certain degré de généralité et de valeur partageable par une communauté
large. 53. Emily Brady, «  L’ imagination et l’ apprécia-
tion esthétique de la nature » (1998), traduit
dans Esthétique de l’ environnement. Appré-
L’ expérience esthétique de l’ environnement serait à la fois une nouvelle ciation, connaissance et devoir, Paris, Vrin,
p. 235.
modalité de la connaissance d’ un lieu, et «  le lieu de la formation d’ un goût
54. Nathalie Blanc, « Éthique et esthétique envi-
que l’ on puisse partager, communiquer, comme le lieu de l’ apprentissage d’ un ronnementale », p. 5.
environnement en commun, d’ une habitabilité en constante négociation  [57]  ». 55. Emily Brady, « Vers une véritable esthétique
Curieusement, on en revient à la définition kantienne du goût comme sensus de l’ environnement », p. 73.
56. Emily Brady, ibid., p. 74.
communis et pensée élargie : apprendre à penser en se mettant à la place de tout
57. Nathalie Blanc, « Éthique et esthétique envi-
autre, en faisant abstraction des conditions subjectives (attrait, émotion, intérêt) ronnementale », p. 10.
si l’ on veut former « un jugement qui doit servir de règle universelle [58] ». 58. Emmanuel Kant, § 40, p. 127

Le partage du sentiment esthétique élargi aux environnements est possible si


sa particularité est universalisable. Ce principe kantien reste incontournable, mais nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  85
ÉTUDES |  L’esthétique environnementale

ensuite l’ esthétique environnementale entrecroise ce que Kant s’ était employé


à distinguer  : le pur sentir émotionnel, l’ analyse intellectuelle et la satisfaction
pratique. Reste à savoir si une appréciation informée et collective, comme le
veut l’ esthétique environnementale est la même chose que le vertige vagabond
qui va jusqu’ à la sidération dans le choc du sublime. Tout l’ intérêt de la doctrine
kantienne est en effet de garder un sens rare à cette expérience qui est de l’ ordre
d’ une faveur (Gunst [59]). Généraliser l’ expérience esthétique en la ramenant dans
le cadre de toute expérience sensible plaisante et c’ est perdre la valeur d’ un plaisir
sui generis au profit de la banalisation d’ une certaine esthétisation du monde de la
vie, d’ un aménagement hédoniste même s’ il est partagé. Il est préférable en ce sens
de parler « d’ appréciation esthétique » plutôt que de plaisir et de passer à un point
de vue sociétal où l’ évaluation esthétique vise un jugement objectif partageable sur
le plan moral et politique. C’ est alors un jugement éthique plutôt qu’ esthétique,
si éthos garde son sens d’ usage et de système de valeurs. L’ appréciation esthétique
envisagée dans le cadre de l’ esthétique environnementale engage avant tout des
choix et des orientations qui regardent la vie d’ une communauté. Reste à définir
cette communauté de manière large pour ne pas la fermer sur des particularismes
et des exigences locales.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90)

59. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de


juger, 1re section, livre  I, §  5, p.  55, Paris,
Vrin.

nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 |  86

Vous aimerez peut-être aussi