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ENVIRONNEMENTALE ?
Patricia Limido
2018/2 n° 22 | pages 75 à 86
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130802297
DOI 10.3917/nre.022.0075
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2018-2-page-75.htm
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PATRICIA LIMIDO
Ce courant engage donc une pluralité de doctrines fédérées autour de cet axe
commun qu’ il existe une expérience esthétique légitime en dehors de l’ art. Reste
alors à déterminer les modalités de cette expérience élargie et comprendre en quoi
il y va bien d’ une expérience esthétique. En effet, ces approches semblent remettre
en cause les quatre modalités kantiennes de l’ expérience esthétique : « Est beau
ce qui est reconnu sans concept, comme objet d’ une satisfaction désintéressée
et nécessaire reposant sur l’ appréhension d’ une finalité sans fin. » C’ est surtout
la dimension centrale du désintéressement et de la distance esthétique qui est
mise à mal car si notre environnement devient objet esthétique, il est aussi le
milieu dans lequel nous sommes impliqués en ce sens que nous avons des actions
à y mener qui supposent des connaissances précises. Je vais donc reprendre les
quatre moments kantiens pour déterminer en quoi ils se trouvent détournés,
annulés ou réévalués.
Nous sommes en tant qu’ appréciateurs immergés dans l’ objet que nous apprécions. Ce
fait a de nombreuses conséquences : non seulement nous sommes dans ce que nous
apprécions mais ce que nous apprécions est donc ce à partir de quoi nous apprécions.
Si nous bougeons, nous bougeons à l’ intérieur de l’ objet de notre appréciation, et donc
notre relation à lui change en même temps que l’ objet lui-même. Qui plus est, puisqu’ il
nous entoure, l’ objet de notre appréciation a un impact sur tous nos sens. Selon la
manière dont nous occupons cet environnement ou dont nous bougeons en lui, nous
le voyons, l’ entendons, le sentons et, peut-être même, pouvons-nous le goûter. En bref,
l’ expérience de l’ objet environnemental à partir de l’ appréciation duquel l’ appréciation
esthétique doit être façonnée est d’ emblée intime, totale, englobante [5].
4. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de
juger, Paris, Vrin, 1984, § 2, p. 50.
5. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ- Plus encore, contrairement à l’ œuvre d’ art, l’ environnement est un objet en
ment. The Appreciation of Nature, Art and
Architecture, Londres, Routledge, 2000.
mouvement. Les variations climatiques, géologiques tout comme les modifications
Introduction, p. xvii. anthropiques (architecture, urbanisme, aménagement du territoire) le modifient
sans cesse, au point qu’ il est un objet « sans frontière » : « Il n’ y a pas de limite à
notre environnement, dès que nous bougeons il bouge avec nous et change, mais
nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 | 76 il n’ a pas de fin. » Enfin, l’ objet esthétique que peut être l’ environnement n’ est
Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? | PATRICIA LIMIDO
pas « cadré », ni dans le temps ni dans l’ espace comme le sont les œuvres, et il
est toujours relatif au point de vue que nous avons sur lui en tant que nous « en »
sommes, tandis que l’ œuvre se tient dans sa consistance, son autosuffisance.
sensation pure est un mythe, parce qu’ elle est toujours déjà chargée de savoir et
de concept. En conséquence, il réunit l’ esthétique et le cognitif et pose qu’ « il y a
conduite esthétique dès lors qu’ une activité cognitive quelle qu’ elle soit devient
en tant que telle le support d’ une (dis)satisfaction [27] ». Il envisage l’ expérience
esthétique dans son caractère générique comme une « interaction cognitive et
affective avec le monde, avec autrui, et avec nous-mêmes ». Une expérience
attentionnelle, émotive et hédonique, toujours largement cognitive, car « toute
émotion est le produit direct ou indirect […] d’ une évaluation cognitive, même si
elle n’ est pas toujours consciente, ni toujours fiable [28] ». Cette position s’ accorde
relativement avec celle de Carlson et participe de l’ élargissement actuel du sens
de l’ expérience esthétique. Notons toutefois qu’ il insiste davantage que Carlson
sur la dimension de plaisir et d’ émotion qui caractérise la conduite esthétique
et sur le fait qu’ elle n’ a pas de but pratique. Le processus attentionnel est exercé
pour lui-même, en sorte que son résultat cognitif, au contraire d’ une décision
ou d’ une action, ne peut être directement investi dans notre interaction avec
l’ environnement.
Mais peut-être ces positions sont-elles moins éloignées de Kant qu’ il n’ y
paraît, car tout dépend du sens que l’ on accorde à cette dimension cognitive. Que
la connaissance, en amont, aiguise le regard, favorise l’ attention et la réception,
personne ne le conteste. Mais l’ expérience esthétique, si elle a lieu, culmine dans
un sentiment de plaisir qui derechef sollicite la réflexion. Non pas la réflexion
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C’ est donc une autre réflexion, une autre réflexivité que requiert la nature
tout comme l’ œuvre d’ art. Une réflexion, dit Dufrenne, « où j’ adopte une autre
27. Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de attitude [31] », « une réflexion qui adhère », une réflexion sympathique qui
l’ art. Pour une esthétique sans mythes, Paris,
Gallimard, 1996, p. 160. comprend du dedans, entre en participation avec les choses pour les saisir dans
28. Jean-Marie Schaeffer, L’ Expérience esthé- leur nécessité interne. Mais parce que la chose naturelle est inépuisable, dense,
tique, Paris, Gallimard, 2015, p. 141.
profonde, sans frontière, elle induit une exploration sans fin, réfléchissante,
29. Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’ expé-
rience esthétique, Paris, Puf, 1953, t. II, p. 487. dynamique sans concept ni savoir prédéterminé. Dans cette quête, la réflexion
30. Paul Valéry, Le Problème des musées (1923), renvoie au sentiment, le plaisir au savoir autant qu’ au non-savoir. Proust décrit
Œuvres, t. II, Pièces sur l’ art, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 1290-1293.
parfaitement cette mobilité ouverte par l’ impulsion esthétique :
31. Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’ expé-
rience esthétique, op. cit., p. 487. Tout d’ un coup, un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’ odeur d’ un chemin me
32. Marcel Proust, À la recherche du temps per- faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ ils me donnaient, et aussi parce qu’ ils
du, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1954, t. I, avaient l’ air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ ils invitaient à venir
p. 178.
prendre et que malgré mes efforts je n’ arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que
cela se trouvait en eux, je restais là immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’ aller avec
ma pensée au-delà de l’ image ou de l’ odeur [32].
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Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? | PATRICIA LIMIDO
Ce que les œuvres d’ art suscitent à présent en nous, outre le plaisir immédiat, c’ est
l’ exercice de notre jugement […] L’ art nous invite à présent à l’ examiner par la
pensée, et ce non pas pour susciter un renouveau artistique, mais pour reconnaître
scientifiquement ce qu’ est l’ art [34].
Par là l’ esthétique prend un sens large et commun pour s’ ouvrir à tout ce qui
embellit et agrémente l’ environnement, apporte du bien-être et une certaine unité
qui résulte d’ une fonction et d’ une forme harmonieuse. L’ aménagement urbain
et paysager vise en ce sens une certaine rationalité d’ usage autant que le plaisir
des yeux, et la Convention européenne du paysage affirme fortement cet objectif
selon lequel les paysages participent du bien-être et du bonheur des citoyens
autant que de leur identité et de leur culture. Ce sens large d’ esthétique associe
l’ agréable et le beau, le patrimoine et la belle forme. Comme le note Kant, les
règles relatives à la beauté adhérente portent sur l’ union du goût avec la raison,
c’ est-à-dire du beau avec le bien : « Par ces règles le beau devient utilisable comme
instrument du bien. » La question se pose alors de savoir si l’ on peut intégrer dans
l’ esthétique toutes les dimensions pratiques et intéressées de l’ embellissement des
environnements humains sans perdre la spécificité de l’ expérience esthétique.
Selon Dewey, toutes les pratiques sont en fait motivées par l’ intérêt et le désir,
il n’ y a que des différences de degré allant de l’ adaptation la plus instinctive à
l’ aménagement raisonné, et jusqu’ à la contemplation désintéressée. Car, dit-il,
« le désintéressement ne saurait signifier manque d’ intérêt. Mais il peut servir de
raccourci pour signifier qu’ aucun intérêt spécialisé n’ exerce son empire [45] ». Cela
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Toutes les fois que quelque chose est changé, consécutivement à une opération, le soi est
modifié. […] Des attitudes et des intérêts se mettent en place qui incorporent certaines
traces sémantiques des choses accomplies et subies. Ces significations collectées et
conservées deviennent parties intégrantes du soi.
si on peut les croiser en utilisant le beau comme instrument du bien, alors dit
Kant « si les deux états d’ esprit s’ accordent, la faculté représentative ne peut qu’ y
gagner dans son ensemble [47] ». En ce sens, travailler à l’ éducation des facultés
en embellissant le monde de la vie ne peut que favoriser les conditions d’ une
véritable expérience esthétique tout en affermissant le sens moral [48]. Dewey va
plus loin encore, considérant que non seulement les facultés et les compétences
se cultivent, mais encore l’ esprit : « En tant qu’ arrière-plan, l’ esprit se construit
sur la base des modifications du soi survenues au cours d’ interactions antérieures
avec l’ environnement [49]. » Se former, se construire dans l’ interaction avec son
milieu, c’ est le propre de l’ expérience (experiri), c’ est-à-dire éprouver, traverser
et assimiler. On peut à cet égard espérer, comme Kant, que la multiplication des
expériences, participant de la culture des facultés, et quel qu’ en soit le degré
d’ accomplissement esthétique, soit aussi occasion de développer les humanités,
la sociabilité et la faculté de communiquer de manière universelle. Reste donc le
dernier point d’ examen : cette généralisation de l’ esthétique à tous les niveaux
de l’ existence peut-elle encore admettre l’ aspiration universelle qui caractérise le
jugement de goût selon Kant ?
L’ universalité n’ est postulée que parce que, seule, la satisfaction du beau est
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