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L'Harmattan

ALEXIS DE TOCQUEVILLE: Une sociologie des idées politiques est-elle possible?


Author(s): Pierre Ansart
Source: Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, No. 2 (2e semestre 1995), pp. 257-273
Published by: L'Harmattan
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24610448
Accessed: 07-04-2018 22:33 UTC

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ETUDES

ALEXIS DE TOCQUEVILLE
Une sociologie des idées politiques
est-elle possible ?

par Pierre ANSART*

Les historiens de la sociologie voient communément en Karl Mannheim


l'initiateur de la sociologie des idées politiques, privilégiant ainsi la for
mulation épistémologique des problèmes et la désignation d'un champ de
recherche particulier1. Cependant, l'hypothèse d'une relation privilégiée et
significative entre un contexte social et un système d'idées ou d'opinions,
entre un régime politique et une idéologie, a été exprimée et mise en œuvre
en des recherches historiques et politiques bien avant les formulations de
Mannheim. En témoigne l'œuvre d'Alexis de Tocqueville dont nous vou
drions dégager ici la problématique des idées politiques et en souligner
l'importance dans l'ensemble de sa théorisation politique. Nous voudrions
aussi indiquer que certaines difficultés que peut rencontrer aujourd'hui une
sociologie des idées politiques ont déjà été élaborées par Tocqueville et,
dans une certaine mesure, résolues au sein de sa problématique, ce dont,
nous semble-t-il, nous pouvons tirer leçon.
Dans le premier volume de De la Démocratie en Amérique (1835), Toc
queville se défend de faire seulement œuvre d'historien, et se propose de
comparer « l'état social » du régime aristocratique et celui de la « démo
cratie » afin de tracer, dit-il, une image de la démocratie elle-même, « ... de
son caractère, de ses préjugés, de ses passions »2. Poursuivant cet objectif
dans le second volume (1840), il s'efforce alors d'étudier, ainsi qu'il
l'annonce dans l'avertissement :

* Pierre Ansart est professeur émérite de sociologie à l'université de Paris VII.


1. Karl Mannheim, 1934, Ideologie und Utopia ; 1956, Essays on the Sociology of Culture.
2. Alexis de Tocqueville (1835-1840), De la Démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1986,
1.1, introduction, p. 51.

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« ... la plupart des sentiments et des idées que fait naître l'état nouveau du mond

tâche dont il dit l'étendue et les difficultés.


Il reprend ces interrogations dans L'Ancien Régime et la Révolution
(1856) sur le rôle des idées « générales et dominantes », sur les théories
philosophiques du Siècle des lumières et leurs « conséquences » pour le
déroulement de la Révolution française. Ces questions se trouvent renou
velées dans les pages de ses Souvenirs consacrées à la Révolution de 1848
et dans sa correspondance. Elles sont une constante de sa réflexion politi
que et en orientent, en partie, les conclusions.

Idées, opinions, habitudes intellectuelles

Le premier problème auquel est confronté Tocqueville est celui du voca


bulaire à employer pour désigner les « idées » et préciser les différentes
significations de ce terme. Il se refuse à simplifier son vocabulaire, sur ce
point, et se soucie, tout au contraire, de l'étendre comme si le mot « idée »
était insuffisant pour exprimer les problèmes qu'il se propose d'examiner.
Par-delà l'apparence d'un vocabulaire indécis, Tocqueville suggère que le
terme d'« idée » qui ne désignerait que les affirmations explicites et con
ceptualisées ne suffit aucunement pour désigner l'ensemble de ses ques
tionnements à ce sujet.
Il se refuse ainsi à dissocier les idées politiques des opinions individuelles
et collectives. L'une des questions à privilégier sera, en effet, de repenser
les liens divers qui unissent les idées et les opinions, qu'il s'agisse de
comprendre l'émergence et la formulation d'idées apparemment neuves ou
de ressaisir les raisons du succès de certaines idées dans une société don
née ou une classe sociale. La facilité avec laquelle Tocqueville rapproch
sans les confondre idée et opinion publique, suggère qu'il sera importa
de ne pas enclore la réflexion dans la seule connaissance des théories
politiques et, moins encore, de ne considérer que l'originalité des écri
d'un théoricien. Il conviendra de replacer une formulation théorique da
un champ d'opinions, de privilégier la prise en considération des idé
collectives, la signification des idées individuelles au sein des opinions,
considérer aussi les croyances, les idées vécues comme des évidences
éventuellement peu explicitées.
Dans ce champ des opinions communes, ce n'est donc pas seulemen
les idées exprimées qu'il conviendra de considérer. Tocqueville s'interroge,
par exemple, sur les « habitudes intellectuelles » qui sont communes a
citoyens dans un état social particulier, habitudes qui ne font guère ob
de réflexion et qui ne sont visibles que pour un observateur privilégiant la

3. Id., op. cit., t. II, Avertissement, p. 9.

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méthode comparative. De même, y a-t-il lieu de réfléchir sur les modes de


perception des citoyens, car il n'est pas indifférent, pour comprendre com
ment les citoyens se comportent politiquement, de comprendre comment
ils se perçoivent les uns les autres, perçoivent ceux qu'ils élisent et, aussi,
comment ils se perçoivent eux-mêmes. Tocqueville invite encore à réfléchir
sur les « images » que peuvent se faire les citoyens et qui ne sont pas sans
rapport avec les idées politiques qui sont les leurs : l'imagination est sol
licitée par le politique non moins que l'intellectualité, et les images que
peuvent se faire les citoyens de leur régime politique, par exemple, ne
sauraient être négligées par l'observateur.
Tocqueville se donne ainsi un champ considérable d'observation sans
rompre les liens entre les idées et ce que l'on appellera après lui les « men
talités » en donnant à ce terme une signification large désignant toutes les
attitudes, les représentations collectives, les modes de perception qui par
ticipent à la construction de la réalité politique. On verra Tocqueville mul
tiplier les réflexions sur la transformation des idées en dogmes ou en
« esprit » collectif, sur les rapports étroits entre les idées et les sentiments,
sur la diffusion des idées et leur mutation en « idées dominantes », ou sur
l'effacement de leur contestation. C'est dans ce vaste champ d'investigation
que les idées politiques peuvent constituer un objet d'analyse et que seront,
en particulier, posées les questions relatives à leur genèse et à leurs effets.
Ces questions ne sauraient être négligées et posent d'autant plus pro
blème, aux yeux de Tocqueville, que, selon ses termes :
«... sans idées communes, il n'y a pas d'action commune, et, sans action commune,
il existe encore des hommes mais non un corps social. »

La genèse des idées politiques

La question de la formation des idées politiques est un thème essentiel


de la sociologie politique de Tocqueville et caractérise fortement son mode
d'approche. Il pose, en effet, l'hypothèse que « l'état social » d'une société
donnée, c'est-à-dire son organisation interne, hiérarchique ou égalitaire, divi
sée en ordres ou démocratique, et l'état des mœurs lié à cette structure,
favorisent l'émergence d'un certain type d'idées politiques conformes à -
ou en affinité particulière avec - cet état social. On le voit dans le cas des
idées démocratiques qui ne sont ni arbitraires, ni artificiellement formulées,
ni créées par des fondateurs géniaux, ni imposées par des sectes, mais bien
en rapport direct avec l'état social démocratique marqué par « l'égalisation
des conditions ». C'est la thèse majeure de Tocqueville que l'état social
démocratique « fait naître » des idées politiques d'égalité et de liberté, et
favorise l'émergence de ces représentations politiques. En termes weberiens,
on pourrait dire que Tocqueville pose le principe d'une « imputation eau

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sale » possible en matière d'histoire des idées et que cette imputation att
bue à l'état social la causalité des idées politiques démocratiques. Il s
demandé à la méthode comparative des arguments de preuve : on vérifie
qu'une autre organisation sociale comme l'état social aristocratique, en
phase de stabilité historique, n'a nullement donné naissance à de te
représentations ni à leur diffusion. Par contre, on montrera que les périod
de transformation de l'état social à l'intérieur du régime aristocratique,
cours du XVIIIe siècle français, par exemple, s'est accompagné d'une a
mation de ces nouvelles idées. Et Tocqueville fait l'hypothèse que ce
simultanéité est, en fait, une causalité en ce sens que c'est bien la tr
formation des conditions qui a déterminé la formulation de ces idées.
Toutefois cette hypothèse générale, loin d'être une conclusion, est
point de départ d'une élaboration théorique sur les conditions de cette gen
pour tenter de donner un sens plus précis à cette métaphore de la ge
ou de la filiation.
Tocqueville se propose de préciser les éléments qui favorisent cette for
mation des idées démocratiques et met l'accent à la fois sur les conditions
objectives de l'égalité et sur l'expérience qu'en font les citoyens. Ces indi
cations sur l'expérience concernent à la fois les perceptions familières des
citoyens et leur mode d'action au sein de la société civile. Dans un monde
où les citoyens ne sont plus dominés par de puissants personnages, où tous
sont également « petits et faibles », les citoyens ne peuvent concevoir qu'un
univers de semblables, d'hommes égaux et similaires, régis par des lois
identiques. En ce sens, Tocqueville peut mettre l'accent aussi bien sur les
perceptions qu'ont les citoyens de leurs semblables, perceptions d'êtres
égaux et faibles, aussi bien que sur les habitudes intellectuelles des citoyens,
car il y a lieu de penser que les modalités des perceptions ne sont pas
dissociables des expériences quotidiennes, non plus que des habitudes men
tales qui leur correspondent.
Plus encore, les expériences pratiques, le fait, pour les habitants d'une
commune de Nouvelle-Angleterre, de se réunir communément pour régler
ensemble les menus problèmes de la vie collective, le fait d'élire les res
ponsables des différentes tâches, d'assumer une responsabilité sans songer
à sa pérennité, toutes ces expériences et les échanges sociaux qu'elles sus
citent rendent familière au citoyen l'idée de l'égalité démocratique des
citoyens et donc évidente l'idée même de démocratie.
Tocqueville problématise ainsi la notion d'« idée politique » et, en quel
que sorte, la remet en question tout en lui prêtant une importance décisive.
En effet, en deçà de la formulation intellectuelle, exprimée en raisonnements
et en argumentations, il désigne un système d'habitudes intellectuelles,
d'évidences, de représentations, où le théoricien va spontanément puiser
ses certitudes et ses démonstrations, en confirmant les habitudes de pensée
qui sont communes. Mais simultanément, Tocqueville, s'il diminue ainsi
l'originalité du théoricien, majore la force et l'importance des idées politi

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ques en ce qu'elles ne sont aucunement des éléments arbitraires, mais


qu'elles correspondent à des évidences, à des perceptions, à des formes
imaginaires de la grande majorité des citoyens. La distinction entre idées
sociales et idées politiques n'est, dans cette problématique, que secondaire :
il est clair que les idées sociales, c'est-à-dire les représentations concernant
les relations et les valeurs communes sont ici primordiales, et que les idées
proprement politiques n'en peuvent être artificiellement différenciées. Il
s'agit de considérer ici les idées politiques en leurs fondements essentiels
concernant la vie en commun et les objectifs généraux de la vie collective.
Y a-t-il lieu de voir, dans cette étude de la genèse, une interprétation de
type objectiviste suggérant une détermination par les structures sociales ou,
tout au contraire, une interprétation individualisante faisant des individus
les créateurs de leurs idées politiques ? Nous pouvons esquisser une pre
mière réponse à cette question en soulignant que la finesse des analyses
de Tocqueville nous semble échapper à cette dichotomie. L'intérêt du cadre
théorique tocquevillien est peut-être d'éviter les simplifications et de montrer
à la fois comment, placés dans des situations identiques, les individus sont
portés à réagir intellectuellement de façon comparable, et comment ces
identités conduisent à former de véritables forces symboliques, des courants
de pensée qui, en étant « généraux » deviennent « dominants ».
De plus, ce schéma causal ne peut être tenu pour exclusif, aussi important
qu'il soit. On le voit clairement dans les moments historiques de fondation.
Tocqueville évoque à plusieurs reprises ce moment fondateur que fut l'arri
vée outre-Atlantique des pionniers venus d'Angleterre, et il souligne alors
quelles étaient les idées politiques de ces immigrants, issus de la dissidence
protestante, fortement hostiles au pouvoir monarchique et résolus à créer
un nouveau monde conforme aux principes de l'égalité et de la droite
raison. Ce qu'il met alors en relief, c'est bien l'identité des volontés, des
croyances, des idées, de ces nouveaux conquérants, et comment ces idées
ont bien été aux origines de l'histoire de l'Amérique et en ont, en partie,
orienté le cours.
La thèse d'une détermination des idées que Tocqueville met à la base
de son interprétation ne se transforme donc pas en dogme unilatéral. Il
revient à l'historien, suggère-t-il, d'examiner la pluralité des relations, de
distinguer les conjonctures différentes et opposées : celles au cours des
quelles, dans le fonctionnement régulier des institutions et la reproduction
des opinions publiques, il y a lieu de découvrir la détermination des idées
à partir de l'état social, et celles, au contraire, où des hommes porteurs
d'un même projet mettent en œuvre et en action les idées et les convictions
dont ils sont porteurs.
C'est pourquoi Tocqueville, tout en formulant l'hypothèse d'une « cau
salité » des idées démocratiques par l'état social égalitaire, avertit des limites
de cette hypothèse et en propose une critique historique. Bien que cette
hypothèse soit forte et démontrable, il reste aussi qu'elle est elle-même liée

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à la situation démocratique et peut constituer un préjugé facile des hist


dogmatiques. Parce que les individus sont faibles en démocratie et
« faits généraux » y expliquent le maximum d'événements, les his
des siècles démocratiques qui ne voient guère de véritables « acteurs »
tentés d'expliquer toutes les réalités par quelque cause générale et d
mer l'histoire dans la fatalité.

Tocqueville exhorte ici l'historien à une véritable vigilance fondée sur


une critique historique de ses présupposés. C'est en prenant conscience de
la détermination de ses hypothèses que l'historien pourra s'en déprendre et
éviter de transformer une vérité en dogme.

L'œuvre des intellectuels

L'un des moyens d'échapper aux facilités des hypothèses générales et


réductrices sur la genèse des idées politiques, et de proposer des hypothèses
plus adéquates, est bien de considérer plus attentivement le rôle des écri
vains. Tocqueville suggère ici de déplacer l'attention vers les causes par
ticulières, et de s'interroger sur la création des idées et des systèmes par
les intellectuels.
L'exemple des philosophes du XVIIIe siècle est, sur ce point, significatif
et l'analyse que propose Tocqueville dans L'Ancien Régime4, par la préci
sion de son interprétation, montre bien les limites d'une analyse unilatérale
et la fécondité d'un modèle théorique associant la pluralité des détermina
tions.
On connaît cette démonstration dont nous ne rappellerons que les gran
des lignes. Tocqueville rappelle que les « gens de lettres » avaient, dès le
XVIIe siècle une audience, mais qu'ils n'avaient alors aucunement acquis
ni « l'esprit » qu'ils devaient manifester au XVIIIe siècle, ni l'autorité qu'ils
allaient acquérir. Il expose ainsi le problème :
Comment des hommes de lettres qui ne possédaient ni rangs, ni honneurs, ni riches
ses, ni responsabilité, ni pouvoir, devinrent-ils, en fait, les principaux hommes poli
tiques du temps, et même les seuls, puisque, tandis que d'autres exerçaient le gou
vernement, eux seuls tenaient l'autorité ?5

Tocqueville développe ici une perspective qui le conduit, à partir d'une


description de l'expérience sociale, à montrer comment ces écrivains en
sont venus à développer toute une philosophie politique et à conquérir ainsi
l'autorité intellectuelle et, finalement, politique.

4. L'Ancien Régime et la Révolution (1856), Paris, Gallimard, Œuvres complètes, 1952,1.1,


p. 193-201.
5. Ibid., p. 193.

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UNE SOCIOLOGIE DES IDÉES POLITIQUES

Il prend pour point de départ l'expérience particulière de ces écrivains


en montrant leur extrême distance par rapport à toute expérience politique.
Dans le régime de la monarchie absolue où les pouvoirs étaient centralisés
entre les mains du roi et des fonctionnaires, ces écrivains, comme la grande
majorité des citoyens, n'avaient aucune expérience des affaires publiques.
Mais la politique ne leur était pas indifférente : elle constituait un objet
fascinant de réflexion et de critique. Dans cette situation d'ignorance des
problèmes concrets et d'extrême intérêt pour la chose publique, ces écrivains
étaient incités à discourir, non sur les réalités quotidiennes du politique,
mais sur les questions les plus abstraites et les plus générales, sur l'origine
des sociétés, sur les droits primordiaux du citoyen, sur les principes de
toute législation. La réflexion purement abstraite était leur domaine de pré
dilection.
Ces inventions proprement théoriques n'étaient pas sans se nourrir du
spectacle qu'offrait la société d'alors. Ils avaient, en effet, sous les yeux,
le spectacle des inégalités et des « privilèges abusifs et ridicules »6 dont on
ne comprenait plus les causes et les raisons. Comme l'écrit Tocqueville de
ce mouvement d'invention d'une philosophie révolutionnaire :
En voyant tant d'institutions irrégulières et bizarres, filles d'autres temps... ils pre
naient aisément en dégoût les choses anciennes et la tradition, et ils étaient naturel
lement conduits à vouloir rebâtir la société de leur temps d'après un plan entièrement
nouveau, que chacun d'eux traçait à la seule lumière de sa raison »7.

L'invention des idées prolonge donc l'examen des conditions objectives


par un mouvement de dénonciation et d'inversion. Le goût des « théories
générales et abstraites » se trouvait encouragé par l'inexpérience : n'ayant
devant eux aucun des obstacles qu'oppose à l'audace intellectuelle la pra
tique des affaires, ils s'élançaient avec une totale hardiesse dans les géné
ralités et les « systèmes ». Mais ils trouvaient aussi, dans le spectacle de
l'inégalité, des éléments pour nourrir, par réaction, leur rêve d'une égalité
universelle.

Le cas de l'irréligion est exemplaire de cette créativité critique des écri


vains. Dans la mesure où l'Église soutenait la tradition et le pouvoir poli
tique établi, elle était une cible privilégiée pour la critique. Tocqueville
poursuit cette analyse en montrant que ces écrivains avaient, d'autre part,
des raisons « plus particulières, et pour ainsi dire personnelles » pour atta
quer les croyances religieuses. En effet, de par sa fonction spirituelle,
l'Église se trouvait plus particulièrement chargée de surveiller les opinions
et de censurer leurs publications. Les écrivains rencontraient donc dans
l'Église le pouvoir qui leur était le plus directement opposé. Or, dans la
situation générale qui était celle du XVIIIe siècle, ce pouvoir était, en réa

6. Ibid., p. 195.
7. Ibid.

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lité, faible et constituait une cible plus accessible que les pouvoirs tem
rels. L'oppression qui pesait sur ces écrivains et qui se manifestait par
décisions de censure était, en fait, légère et plus provocatrice qu'accablan
Cette « demi-contrainte » avait moins pour effet de limiter la création e
diffusion des textes irréligieux, que d'inciter les écrivains à les produire
à les répandre.
Tocqueville en vient ainsi à poser le problème du pouvoir des intel
tuels et à s'interroger sur cette mutation historique singulière par laquel
des hommes, sans fonctions officielles ni pouvoir, en vinrent à conquéri
l'autorité.
La réponse à cette question renvoie à une réflexion sur la réception des
idées par les publics.

La réceptivité des idées politiques

Pour comprendre et expliquer la conquête du pouvoir symbolique, T


queville invite à se détourner du contenu des idées et à s'attarder sur leu
diffusion. En effet, à ses yeux, les appels à la raison ou l'apologie d
l'égalité n'étaient pas des thèmes particulièrement neufs. Cette pensé
dit-il : « passait et repassait sans cesse depuis trois mille ans à trav
l'imagination des hommes sans pouvoir s'y fixer »8. La question n'est don
pas celle des contenus de cette pensée, mais bien celle de sa diffusion
de sa réception. Il convient de réfléchir sur les dispositions des publ
sur leurs attitudes et leurs expériences, pour comprendre pourquoi tel pub
adopte et approuve un système d'idées, ou, tout au contraire, s'en détour
Pour le public français du XVIIIe siècle, il était, note Tocqueville, d
une situation comparable à celle des écrivains, faite d'irresponsabilité
tique et d'irritation contre les « débris » des anciens pouvoirs. Comme ce
écrivains, l'immense majorité de la population était dépourvue de tou
expérience politique : dans le mouvement continu de concentration des p
voirs au sein de la monarchie absolue et d'extension de la centralisation
administrative, les citoyens n'avaient aucune possibilité de « s'occuper jour
nellement » des affaires d'intérêt général. Ils n'avaient aucune de ces con
naissances qui auraient pu les détourner d'une vision « littéraire » du poli
tique. Dans cette situation d'irresponsabilité, les décisions qui leur étaient
imposées autoritairement, concernant leur fortune, leurs impôts ou leur bien
être, étaient perçues comme oppressives et vexatoires, sans qu'ils puissent
espérer les modifier. Ainsi les citoyens ressentaient-ils l'ordre politique
comme essentiellement insupportable et tel que l'on dût ou s'y soumettre
entièrement ou le détruire.

8. Ibid., p. 194.

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UNE SOCIOLOGIE DES IDÉES POLITIQUES 265

On comprend ainsi que les Français aient accueilli avec tant d'attention
cette philosophie et ces théories rationalistes. Non que ces idées aient été
particulièrement nouvelles, ou que ces écrivains aient été exceptionnellement
convaincants, mais bien en raison d'une affinité de réaction dans des situa
tions identiques.
De ces remarques sur la diffusion des idées, Tocqueville fait un principe
général comme on le voit sur l'exemple de l'adhésion des peuples d'Europe
à la Philosophie politique française au cours de ce XVIIIe siècle. Là encore,
au lieu de voir dans ces adhésions un cheminement conquérant des idées,
il convient d'examiner l'état social de l'Europe à cette époque, et de com
prendre que cet état, devenu, à l'insu même des citoyens d'alors, largement
démocratique, rendait les esprits réceptifs aux idées rationalistes et égali
taires.
Il serait donc artificiel de dissocier l'adhésion aux idées de l'expérience
concrète des citoyens. De même ne peut-on dissocier les idées des réactions
affectives, positives ou négatives, qu'elles suscitent. Dans le cas de la récep
tion par les Français et les Européens des idées révolutionnaires, Tocque
ville souligne à plusieurs reprises que ces idées furent accueillies avec
« enthousiasme » et avec « passion », montrant que cette réception fut autant
émotionnelle qu'intellectuelle et, par là, d'autant plus forte et riche de
conséquences. Un exemple apparemment ironique illustre cette analyse ; à
la veille de la Révolution :

« Il n'y eut pas... de petit propriétaire dévasté par les lapins du gentilhomme son
voisin qui ne se plût à entendre dire que tous les privilèges indistinctement étaient
condamnés par la raison. Chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie »9.

Par la rapidité du trait, Tocqueville exprime le caractère simultanément


intellectuel et affectif de la réception des messages philosophiques, et le
lien direct entre ces idées et l'expérience du citoyen. Il note aussi que le
système intellectuel a les aspects d'un déguisement, mais s'il s'agit seule
ment d'un langage, c'est bien un langage qui répond à une passion et qui
lui fournit un mode d'expression.
Cette double dimension, intellectuelle et affective, et ce lien immédiat
entre l'expérience et le discours, permet aussi de comprendre l'étendue de
cette audience, le fait qu'elle ait pu atteindre des citoyens normalement
indifférents aux débats des intellectuels. Des idées qui étaient en affinité
avec l'expérience, qui lui donnaient un sens et une forme, ont été reçues
comme des évidences enthousiasmantes par ceux-là même qui ne pouvaient
en saisir ni les arguments ni les nuances.
L'on en vient ainsi à l'émergence d'une nouvelle autorité, celle de ces
écrivains à la veille de la Révolution. Tocqueville est d'autant plus atten

9. Ibid., p. 196.

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tif à cette mutation historique qu'il crédite ce nouveau pouvoir d


influence décisive sur l'évolution de la Révolution.
L'analyse de cette émergence ne peut négliger le fait qu'à cette époque,
les autres autorités étaient considérablement affaiblies par la concentration
monarchique du pouvoir. Le renforcement extrême de l'administration avait
privé le citoyen du contrôle des affaires communes, affaibli les autorités
traditionnelles, nobles et religieuses, laissant en quelque sorte la société
sans autorités morales efficaces. Dans cette situation, pauvre en autorité et
riche en mécontentements multiples, on comprend que les nouvelles théo
ries politiques aient été reçues avec émotion, et l'on comprend aussi que
les écrivains soient devenus de véritables autorités, dénués de la force poli
tique, mais forts de l'adhésion et de l'admiration des citoyens.
Cette analyse qui permet de comprendre la naissance d'un pouvoir sym
bolique souligne aussi le caractère historique d'une telle genèse et combien
une analyse des idées politiques, de leurs fonctions et de leurs effets, doit
être située dans un contexte historique précis. Plutôt, en effet, que de s'inter
roger sur le « rôle » des idées ou de construire à ce sujet un fallacieux
« système absolu »10, faut-il examiner les significations et les conséquences
des idées politiques dans les différents régimes socio-politiques. C'est ce
que propose de montrer Tocqueville en différenciant l'aristocratie et la
démocratie, et l'on vérifiera que ces deux régimes, si profondément diffé
rents en leur « état social » génèrent des idées, des images et des habitudes
intellectuelles différentes ainsi que des « conséquences » tout à fait distinc
tes.

L'Ancien Régime des idées politiques

L'étude comparative de l'aristocratie et de la démocratie permet à Toc


queville de mettre en application le principe de la relativité des idées poli
tiques et de leurs liens nécessaires avec l'état social correspondant. C'est,
en effet, une thèse qui va être longuement illustrée dans La Démocratie en
Amérique que celle de l'opposition fondamentale entre les deux systèmes
d'idées répondant à deux systèmes sociaux opposés.
En ce qui concerne l'aristocratie, c'est sur la stabilité et sur la division
des idées et des représentations, que Tocqueville met l'accent.
En effet, dans un état social traditionnel, divisé en ordres héréditaires
(ou en « classes », comme dit aussi Tocqueville), où les places de chacun
sont transmises comme par la nature, il faut s'attendre à ce que les diffé
rents ordres aient leurs propres représentations, leur propre image de la
société et de leur place. Dans une société où la propriété foncière, stable

10. Souvenirs, 1893, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 761.

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et durable, est l'institution fondamentale et connaît peu de changements,


on peut comprendre que les idées correspondent à la stabilité des rapports
sociaux et à leur reproduction de génération en génération. Et de même,
au sein de cette stabilité séculaire, les citoyens n'ont guère la possibilité
d'imaginer un ordre différent, ils ont tendance à considérer l'ordre établi
comme naturel et non modifiable.

Un tel système comporte ses divisions fondamentales mais aussi une


certaine unité de représentation politique.
Dans une telle société où les ordres sont héréditairement séparés, où la
noblesse perçoit ses privilèges comme intangibles, où le peuple n'imagine
pas d'autre régime social, les représentations sont totalement différentes et
opposées selon les ordres. Les nobles se perçoivent comme détenteurs d'une
supériorité naturelle, le peuple, non sans exprimer ses mécontentements
provisoires, perçoit sa place comme liée à l'ordre des choses. Cette division
se reproduit au sein des différents ordres : les nobles sont attachés, en
premier lieu, à leur propre famille, à leurs aïeux, à leurs propres traditions
de lignée ; leurs pensées, leurs préoccupations, sont tournées, tout d'abord,
vers leur propre maison et vers la défense de son honneur. Et de même,
les villages et les corporations divisent le peuple, et les différents groupes
concentrent leur intérêt sur eux-mêmes. On le voit exemplairement lorsque
se forme, dans le tiers état, une profession particulière comme celle des
légistes : cette corporation constitue un ensemble particulier de représenta
tions sociales et politiques, un « esprit légiste » qui ne se confond ni avec
l'éthique noble ni avec la résignation populaire.
Néanmoins, cet ancien régime, par-delà l'extrême diversité des ordres,
des corporations et des systèmes de représentations, comportait un ensem
ble d'idées communes, non seulement religieuses mais aussi politiques.
Dans cette « longue chaîne qui remontait du paysan au roi »", les repré
sentations collectives faisaient du roi le centre du monde social et l'entou

raient d'affection. On tenait pour constant que le roi ne pouvait faillir et


lorsqu'il lui arrivait de commettre une faute, on pensait volontiers que le
mal venait de ses conseillers et non de lui-même. Ces représentations
n'étaient pas sans effet : Tocqueville suggère que les représentations réci
proques qui unissaient le monarque et ses sujets entretenaient la modération
du pouvoir :
«... les rois, se sentant revêtus aux yeux de la foule d'un caractère presque divin,
puisaient, dans le respect même qu'ils faisaient naître, la volonté de ne point abuser
de leur pouvoir »12.

11. De la Démocratie, op. cit., t. H, p. 145.


12. Id., op. cit., t. I, p. 44.

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268 ÉTUDES

Et de même, aussi imbus de leur supériorité que pouvaient l'êt


nobles, la certitude qu'ils avaient de détenir naturellement leur po
entretenait une certaine bienveillance à l'égard de leurs subordonnés.
Ainsi, l'état social aristocratique ne favorisait pas l'énoncé d'idée
rales en matière de politique, il favorisait au contraire le renouvell
d'idées particulières, le maintien d'un ensemble complexe où la rel
l'esprit de famille, les préjugés locaux, les coutumes, les règles de
neur pouvaient se composer pour maintenir dans la stabilité un ordre
composite et inégalitaire.
Les périodes révolutionnaires offrent un parfait contraste avec cet
immobile et montrent à la fois l'émergence de tout autres idées et le
loppement de tout autres conséquences.

Les idées révolutionnaires et leurs effets

Les pages inachevées consacrées à la Révolution de 1789, les Souv


dans lesquels Tocqueville se remémore son expérience directe des jo
de février et juin 1848, analysent ces moments extrêmes où les idées
à ses yeux, le plus d'importance et de conséquences historiques. C'es
dans ces périodes exceptionnelles que le rapport entre les idées et les a
est le plus direct ; c'est alors que l'on peut vérifier.
« ... comment des théories générales, une fois admises, arrivent inéluctableme
transformer en passions politiques et en actes »13.

Tocqueville crédite les « idées générales » et les théories, à ses


utopiques, d'une véritable efficacité. A la veille de la Révolution, e
t-il, l'imaginaire révolutionnaire, le rêve de l'égalité universelle, oc
les esprits et les détournait de la conscience des problèmes réels. Le m
politique se trouvait comme divisé en deux « provinces » sans rapport
avec l'autre. Dans Tune, les détenteurs du pouvoir administraient c
mément aux règles routinières, dans l'autre s'était construit une «
imaginaire »14 où tout paraissait simple et uniforme, « équitable et con
à la raison ». Tocqueville oppose ainsi deux mondes radicalement différ
de nature : celui de la gestion administrative nourri de coutumes
routines, et celui de l'imaginaire riche d'idées générales et de proje
piques. A la fin du XVIIIe siècle en France, les intelligences se détourn
du monde routinier et s'engagèrent en imagination dans la cité idéale
truite par les écrivains.
Il faut donc reconnaître aux idées utopiques une véritable effica
elles détournent les attentions de la réalité, elles rassemblent les intelli

13. L'Ancien Régime, op. cit., p. 196.


14. Ibid., p. 199.

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UNE SOCIOLOGIE DES IDÉES POLITIQUES

en un même rêve, elles conduisent à créer de nouvelles autorités et à confier


le pouvoir à ces nouveaux penseurs.
Deux conséquences peuvent ici être soulignées : les idées peuvent com
muniquer à certains une nouvelle énergie et, simultanément, elles créent ou
renforcent les passions politiques.
Tocqueville souligne tout d'abord que les idées révolutionnaires procu
rèrent aux hommes de 1789 une véritable foi en eux-mêmes par l'adhésion
à leurs propres idéaux ; elles leur donnèrent « comme une sorte de religion
nouvelle »15, créant ainsi les effets propres aux ferveurs religieuses : l'oubli
de soi, le dévouement, l'héroïsme.
Il souligne, d'autre part, combien, dans les périodes révolutionnaires, les
rapports sont directs entre les idées, les passions et les sentiments. Dans
les liens qu'il établit entre les idées et les actes, il interpose le plus souvent
les émotions, les sentiments ou les passions, indiquant ainsi que l'action
collective découle moins des seules idées, que des discours et des passions,
des idées passionnées, des symboles, qui peuvent trouver dans les désirs
violents des relais ou des déguisements.
Ainsi, en 1789, l'irréligion était bien, à la veille de la Révolution, une
idée dominante, exprimée en de multiples textes et prises de position. Mais
elle était simultanément une « passion » : c'est dans la ferveur et la violence
verbale que s'étaient déroulées les invectives et c'est « le fanatisme et
l'esprit de propagande » qui en étaient résultés. C'est cette passion de l'irré
ligion qui donna aux révolutionnaires leur énergie et à la Révolution sa
direction.
En 1848, Tocqueville donne une grande importance aux théories socia
listes et, particulièrement, à la critique de la propriété, ce « fondement de
notre ordre social »16. Ces théories furent un élément historique efficace et
participèrent à la révolution par les passions qu'elles soulevèrent. Tocque
ville écrit en ce sens :

« Ce furent les théories socialistes, ce que j'ai appelé précédemment la philosophie


de la révolution de Février, qui allumèrent plus tard des passions véritables, aigrirent
les jalousies et suscitèrent enfin la guerre des classes »".

Toutefois, si cet enchaînement de conséquences, des idées à la révolution,


de la philosophie à la lutte des classes, est bien repérable, Tocqueville ne
l'érigé pas en consécution simple et nécessaire. La jalousie, l'aigreur, l'ani
mosité du peuple contre les possédants existaient à l'état diffus bien avant
que la Campagne des Banquets n'ait enflammé les « passions insurrection
nelles ». En d'autres termes, et comme on le voit bien en ces périodes
fiévreuses, les idées politiques ne « font » pas seules l'histoire. Elles sont

15. Ibid., p. 208.


16. Souvenirs, op. cit., p. 770.
17. L'Ancien Régime, op. cit., p. 71.

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270 ÉTUDES

une dimension essentielle de l'histoire et l'on ne saurait compren


déroulement de la Révolution de 1848 sans évoquer le sens et les
quences de ces idées socialistes, mais les idées elle-mêmes naissent
situation, elles éveillent des passions qui leur donnent force et au
C'est bien l'ensemble de ces causes multiples et entrecroisées qui
l'histoire, non sans hasards et accidents.
Les idées d'égalité qui constituent un thème majeur de cette his
moderne sont elles-mêmes effets et causes de cette évolution générale
« l'égalisation des conditions ».

Le conflit des idées politiques et la démocratie

La comparaison entre les périodes révolutionnaires et la démocratie


apparaître un complet contraste du point de vue du rôle historiqu
théories politiques et de leur importance. Alors que les préambule
révolution comme son déroulement sont portés par les passions id
ques : l'irréligion et le dogme de l'égalité en 1789, le socialism
critique de la propriété en 1848, la démocratie est, tout au contrair
favorable à l'énoncé et à la diffusion de théories dogmatiques ; les
politiques ne peuvent guère s'y transformer en religion ni susciter l'e
siasme des citoyens. C'est l'une des conclusions de Tocqueville
laquelle l'état d'égalité efface les causes majeures des idées révolutionn
communique aux citoyens des goûts et des intérêts qui les éloigne
divisions radicales et de la guerre des classes.
Son diagnostic sur l'avenir et sur les éventuels dangers de la dém
tie s'oriente, comme on sait, dans une tout autre direction. Réfléchiss
à la fin du second volume de La Démocratie en Amérique, sur le d
de la démocratie, il s'interroge sur le danger que constitue l'extens
la « centralisation administrative » qui, commencée dès l'Ancien R
et bien avant la Révolution de 1789, reprendrait son cours dans un con
égalitaire et conduirait à ce despotisme nouveau, ce « despotisme d
élevé au-dessus des citoyens, bienveillant à l'égard des plaisirs des
« absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux »18.
Quels sont les arguments qui permettent à Tocqueville d'énonc
diagnostic et en quoi une telle conclusion se trouve-t-elle fondée s
analyses antérieures du fonctionnement de la démocratie ?
Si le fait de la centralisation progressive est bien le phénomène m
et porteur de ce danger, il faut, nous semble-t-il, accompagner cette an
de l'examen approfondi des idées, des opinions, des perceptions des cit
en démocratie. Nous voudrions montrer combien ce diagnostic tire argu

18. De la Démocratie, op. cit., t. II, p. 432.

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UNE SOCIOLOGIE DES IDÉES POLITIQUES 271

des indications concernant les idées démocratiques, leur force et leur fai
blesse dans ce processus historique vers un nouvel asservissement. Nous
tenterons de montrer que cette conclusion prend appui, dans une large
mesure, sur cette étude sociologique des idées en démocratie.
Tocqueville s'interroge sur les activités, sur les expériences majeures des
citoyens et sur les idées qui les accompagnent. Trois ensembles d'idées et
d'opinions sont ainsi soulignés et concernent l'activité industrielle, la per
ception et la recherche de l'égalité et, enfin, l'expérience de la liberté.

1. Tocqueville rappelle combien, en démocratie, les préoccupations des


citoyens se portent, en premier lieu, vers la recherche des biens matériels.
L'amour des richesses est bien la passion dominante et, selon son expres
sion, la « passion-mère » qui absorbe les énergies et leur donne leur inten
sité. Cette passion détourne les esprits du désir de troubler l'État et peut
être ainsi une condition de la tranquillité publique.
Mais cette orientation des esprits vers l'acquisition des biens matériels,
sans être une menace directe pour la liberté, peut néanmoins l'affaiblir. En
effet, cette orientation exclusive, par de multiples effets concordants,
détourne les citoyens de la défense de leur liberté : elle encourage chacun
à s'enfermer dans ses activités individuelles, elle incite à l'individualisme
et rend indifférent aux causes politiques. Elle rend chacun plus soucieux
de se conformer aux opinions de la majorité que de s'opposer aux préjugés
dominants. Le souci obsédant du bon ordre public si nécessaire à l'indus
trie, porte le citoyen à soutenir tout pouvoir favorable à la stabilité. Ainsi,
la concentration des idées et des opinions vers le bien-être et la richesse,
sans menacer directement la liberté, peut rendre les citoyens peu sensibles
à l'affaiblissement de leur liberté politique.

2. Toutefois les dangers proviennent plus encore de l'idée d'égalité et


des passions qu'elle suscite. Les risques sont d'autant plus présents que
l'égalité est au fondement même de la démocratie : elle en est le principe
et l'objet permanent des protestations. Elle est, de plus, ressentie en de
multiples plaisirs quotidiens : elle peut satisfaire les plus nobles comme les
âmes les plus vulgaires19. On ne doit pas s'étonner du fait qu'elle ait pu
donner lieu, dans les périodes révolutionnaires, à un véritable « délire ».
Et précisément, cette intensité de l'idée passionnée d'égalité peut se
transformer en danger pour la liberté. Les citoyens, obsédés par cette pas
sion, non dans sa version noble de la défense des faibles, mais dans sa
version envieuse et destructrice, peuvent en devenir aveugles à d'autres
causes et même à leurs propres intérêts.

3. On voit ainsi, dans ce conflit interne des idées et des passions, les
dangers qui entourent l'idée de liberté. Comme le montre l'histoire des

19. Ibid., p. 140.

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272 ÉTUDES

révolutions, elle n'a pas soulevé des passions aussi violentes que celles
ont soutenu l'égalité. La passion de la liberté, l'amour de l'indépendan
s'est montrée fragile et discontinue. C'est aussi que l'égalité procure
plaisirs indéfinis alors que la liberté politique procure un plaisir plus disc
et plus personnel. La liberté politique a, dit Tocqueville, un « goût sublim
qui trouve sa fin en lui-même et qui est, en quelque sorte, au-delà d
dicible20 ; les raisonnements ne peuvent suffire à en faire ressentir l'urgen
Un nouveau despotisme est donc possible, non seulement parce que
centralisation administrative semble introduire plus de facilité dans la ré
lution des problèmes communs, mais bien parce que les idées des citoy
n'y sont pas, malgré les apparences et les proclamations contraires, au
hostiles qu'il ne semble. Non seulement elles ne font pas clairement
tacles à la montée de ce nouveau péril, mais, comme on le voit surtout pa
l'idée et la passion d'égalité, elles peuvent lui être favorables.

Ces remarques nous permettent-elles de voir en Tocqueville, parmi tan


d'autres dimensions de son œuvre, et de façon anachronique, le créat
d'une véritable sociologie des idées politiques ? Une réponse affirmat
ne nous semble pas outre mesure paradoxale. Si l'on entend par cette expr
sion toute recherche qui s'interroge sur les relations entre les structu
sociales et les expressions politiques, sur la création et la formulation
théories, sur les rapports entre les idées explicitées et les opinions publiqu
sur la communication et la réception des messages ou des images, sur
effets de ces messages sur les comportements politiques, on conviend
qu'il s'agit bien là de questions amplement posées et méditées dans l
différentes œuvres de Tocqueville. L'élégance et l'apparente discontinu
des propos ne sauraient faire illusion ; par-delà la pluralité des perspectiv
les mêmes questions sont reprises dans une problématique constant
lucidement contrôlée.
L'une des leçons pourrait être retenue et concerne la fluidité conceptuelle
et sa fécondité. Comme on le voit même au niveau des titres de chapitres
de La Démocratie en Amérique, Tocqueville semble peu soucieux de repren
dre les mêmes mots et semble parfois rendre synonymes les mots tels que
idées, opinions, mœurs. Mais ces glissements sémantiques recouvrent, en
réalité, une vision aiguë des rapports existants entre les idées, les formu
lations explicites et les préjugés, et, particulièrement, une attention fine aux
processus de transformation historique des idées en dogmes, des mots en
passions, des passions en actes. Un vocabulaire souple peut convenir à la
recherche de phénomènes flous.
Toutefois la leçon la plus éclairante nous paraît bien résider dans les
solutions qu'apporte Tocqueville au problème crucial d'une sociologie des

20. L'Ancien Régime, op. cit., p. 217.

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UNE SOCIOLOGIE DES IDÉES POLITIQUES 273

connaissances, celui du déterminisme. Fidèle à sa méthode, Tocqueville


récuse vigoureusement ces « systèmes absolus » qui substituent à la com
plexité de l'histoire, à ses accidents et ses hasards, une nécessité imaginaire.
Il n'en écarte pas pour autant les difficultés puisqu'il admet précisément
qu'il y a, non seulement une loi historique (« providentielle ») qui mène
les sociétés modernes vers l'égalisation des conditions, mais aussi une forme
de déterminisme qui lie l'état social démocratique à certaines idées politi
ques et opinions publiques qui ne pouvaient apparaître et s'affirmer anté
rieurement. C'est bien à ce problème de la détermination qu'est, en parti
culier, consacrée la première partie du second tome de De la Démocratie
en Amérique qui se propose d'étudier : « L'influence de la démocratie sur
le mouvement intellectuel aux États-Unis. » Tocqueville ne répugne pas à
user du terme de « cause » et c'est bien, en effet, son objectif que de
démontrer que l'état social est aux origines des idées propres à la démo
cratie. Mais une telle causalité à caractère sociologique n'est pas exclusive
d'autres causalités, à caractère historique, notamment.
Cependant la rupture avec une conception mécaniste de la causalité est
surtout marquée par la substitution du concept d'expérience aux schémas
de causalités. Ainsi, considérant le devenir des idées d'égalité ou de liberté,
Tocqueville met en relief les multiples expériences concrètes qu'en font les
citoyens dans l'état social démocratique. Il importe peu que l'idée fasse
l'objet de discours apologétiques ou critiques, mais il est essentiel d'exa
miner ce que vivent des citoyens faibles et semblables, de comprendre les
plaisirs sans cesse renouvelés qu'ils en tirent, et quelle horreur spontanée
ils ont de tout retour à l'aristocratie. Au terme de cause, il sera opportun
de substituer celui de « raison » en ce sens que les citoyens ont, en effet,
des motivations, pour se conduire comme ils le font et choisir de défendre
l'égalité si désirable plutôt que leur liberté.
Tocqueville offre ainsi une réponse au problème permanent de la socio
logie, celui du lien social et des rapports entre le sujet et le socius. Il y a
bien, aux yeux de Tocqueville, une réalité de 1'« état social » et un mode
de détermination des idées politiques et donc une explication possible de
celles-ci. Mais il reste à comprendre comment le citoyen fait l'expérience
de sa condition, la ressent et la juge, lui cède ou lui résiste, rendant ainsi
possible et réaliste une politique de la liberté.

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