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François MULLER à André de Peretti

SUJET
Article à destination du Café pédagogique n°97, nov. 2008

Bonjour,

A la suite des envois de presse du livre « Mille et une propositions… » par ESF, François
Jarraud (Café pédagogique) m’a envoyé une série de 5 questions, à remplir pour mercredi
prochain, en vue d’une mise en ligne sur leur site très consulté (plus de 80 000 adhérents et
reprise dans bien autres sites).

Je vous propose ces éléments de réponse, sachant que tous les mots soulignés sont des liens
vers d’autres pages sur l’internet.

Vous pouvez soit m’appeler sur mon portable en fin de journée (lundi ou mardi), soit
compléter ou proposer un autre texte manuscrit et me le faxer au numéro suivant :
0959508591
De mon côté, j’ai « profité » des vacances trop pluvieuses pour développer sur l’internet
quelques pages spéciales consacrées au « nouveau lycée » avec quelques points forts comme
Enseigner et former Combiner savoirs et compétences Evaluer Diversifier Différencier
Coopérer et participer à des choix collectifs Individualiser les parcours Organiser le temps mobile
En lien direct avec notre publication d’ESF.
Elles connaissent une très grosse fréquentation actuellement.

A très bientôt j’espère.

François MULLER
Article à destination du Café pédagogique n°97, nov. 2008
François Jarraud

1- "1001 propositions pédagogiques" est un livre original, foisonnant,


c'est tout sauf un manuel et le titre lui-même est éclairant. Pourtant
il a un but. Pourquoi prendre cette forme plutôt qu'une formule plus
classique ? Par quel bout faut-il le prendre ? Ne risque t on pas de
s'y perdre ?

Peut-on engager à l’innovation et à la créativité en éducation, en formation, en animation,


en enseignement en adoptant des formules plus « classiques » et attendues, plus
respectueuses de notre coutume française et universitaire ? Sans doute, d’autres l’ont fait,
avec bien plus de talent que nous-mêmes. Combien de thèses sur l’éducation ont été
produites, avec quel effet et quel public enseignant ? ; les éditeurs comme les inspections
déplorent le manque d’approfondissement didactique et professionnels de leurs
enseignants ? A l’opposé, combien d’ouvrages et d’essais de rentrée, plus conformes, ont
été publiés, pour dénoncer, décrier et déstabiliser finalement le monde scolaire ?
Notre choix est délibéré, il prend appui sur plusieurs éléments : d’une part, il nous semble
intéressant, voire nécessaire pour notre public professoral, de parier sur une isomorphie
entre situation d’enseignement et situation de formation ; il est difficilement tenable de
dire à présent « il est possible de faire différent » et de tenir le cadre rigidement, sans soi-
même ne rien changer. Ce n’est pas le moindre des paradoxes actuels de notre
gouvernance.
D’autre part, nous avons conçu l’ouvrage pour que le lecteur puisse s’y plonger ; son
premier titre avait d’ailleurs « voyage au centre de l’enseignement », en hommage à Jules
Verne, telle une invitation au voyage, avec ses détours inattendus. La lecture n’est pas
linéaire ; ouvrez-le sur une page quelconque, nous faisons le pari que vous pourriez y
piocher un élément, un point d’appui pour votre enseignement.
Ce principe de lecture reprend beaucoup de notre expérience de l’internet, que nous
développons depuis quinze ans à présent, sur la démarche de sérendipité. Cela nous
semble une réponse à la complexité de notre métier et aux interactions fortes actuelles
entre pratiques de classes, organisation du travail et valeurs professionnelles. Quelle que
soit l’entrée que vous aurez privilégiée, elle vous ouvrira sur une même réalité, dont vous
ne pourrez ignorer les autres facettes. C’est ce principe que vous pouvez retrouver dans le
« Manuel de survie à l’usage de l’enseignant, même débutant », qui vient d’être actualisé
cette année.
Se perdre, c’est ne pas prendre de décision ; on retrouve vite la métaphore de Descartes de
« l’homme dans la forêt ».L’ouvrage met le lecteur en situation de choix responsables et
de micro-décisions à prendre, à tester, à analyser.

2- l'ouvrage est riche en suggestions, en expériences. En quoi votre


position professionnelle a pu vous aider à enrichir le livre ?
L’ouvrage illustre la confluence de trois sources : d’une part, il actualise les travaux
engagés de nombres d’équipes de terrain qui avaient été formalisés dans le cadre d’une
recherche à l’INRP sous la direction d’André de Peretti, sous le titre de « Ressources et
points d’appui de l’enseignant », à une époque où la diffusion et même la publication
étaient encore à son balbutiement ; pourtant réédité, mais l’accès était rare, et aride ;
c’était une véritable banque de données, dont bien des planches avaient été extraites pour
animer des formations, jusqu’à en perdre la référence initiale. Le temps a joué son rôle de
sédimentation, et nous avons choisi de prendre appui sur quelques éléments encore très
actuels pour notre métier.
D’autre part, c’est toute l’expertise d’André de Peretti qui anime l’ouvrage ; il reste la
personnalité qui a présidé à l’émergence de la professionnalité de l’enseignant, en
engageant résolument la réflexion sur la nécessaire formation, initiale et continue, au sein
de l’Education nationale en France. L’histoire institutionnelle en décide après autrement,
avec la complexité de nos organisations scolaires, administratives et universitaires ; les
dispositifs ont été brouillés. A l’heure du débat de fond sur le métier lui-même, et partant,
sur la formation nécessaire et utile des enseignants, il nous a semblé opportun de signaler
l’obligatoire renforcement des compétences et des connaissances en matière de variété
requise des pratiques et des organisations de classe, domaine pas forcément investi dans
l’université.
Enfin, plus personnellement, mon positionnement institutionnel en tant que responsable de
la mission « innovation et expérimentation » dans une académie, m’invite depuis plusieurs
années déjà à accompagner les changements profonds et durables des pratiques
individuelles et collectives du premier comme du second degré ; cela passe autant par
l’analyse partagée des dispositifs en place, par la formation des formateurs et des
conseillers au niveau national, comme par la production de ressources et d’instruments
issus de ces travaux.
Ainsi, inviter à la variété des pratiques n’est pas vaine : elle prend appui non tant sur les
possibles, dans une virtualité onirique, que sur des pratiques « déjà là », encore
émergeantes. Les suggestions sont donc des expériences qui permettent d’espérer une
évolution de notre système d’éducation, non tant par la réforme, que par les pratiques.
Changement du 3ème type, dirait Perrenoud.

3- toute une partie du livre colle au quotidien de la classe. Mais un


prof seul peut-il réellement "innover en classe" ?
Le quotidien de classe, c’est l’environnement où tout se fait, ce sont ces micro-actes,
gestes, paroles et interactions avec les élèves qui, à terme, fabriquent les performances ou
les échecs ; c’est pourquoi il est important de porter notre attention sur ce domaine « allant
de soi », et jamais bien exploré, comme si tout « allait de soi ». Qui le voit d’ailleurs ? Où
en parle-t-on ?
Votre question peut paraître étonnante, au moins sur deux points : le « pouvoir » et
« innover ». D’abord, dans la prise de décision, dans son style d’enseignement, s’agit-il
de « pouvoir », c'est-à-dire de disposer de moyens ou de dispositifs particuliers externes
qui invitent à l’action ? Ou alors de «savoir », domaine où la formation peut agir mais
aussi où il est important de faire l’inventaire expert des outils et des pratiques (c’est un
peu le sens de notre ouvrage), ? ou encore, de « vouloir » ; dans ce domaine, est-on sûr
qu’il est acquis que tout enseignant cherche à innover en classe ? Notre corps est très
partagé sur ce point.
« Innover » n’est pas forcément le nouveau à tout prix ; c’est souvent chercher des
alternatives quand on est confronté à un problème irrésolu, quand vous sentez qu’il n’y a
pas d’ajustement entre ce que vous mettez à disposition des élèves et leurs résultats.
Certains pourraient s’en contenter, en imputant les défauts à une causalité externe,
d’autres vont tenter d’interroger ce microsystème subtil entre professeur/savoirs/élèves.
Le point de vue est très différent, les conséquences aussi !
Avec André, nous invoquons « l’effet Bunuel » comme métaphore, à partir de l’analyse
du film de l’Ange exterminateur, où tout un groupe se trouve enfermé, sans avoir oser une
seule fois ouvrir la porte…pourtant ouverte.
4- Parmi toutes ces expériences j'avoue que c'est la partie sur la
gestion du temps scolaire qui m'a le plus passionné. Il y a là des
réalisations concrètes, présentées rapidement et efficacement et qui
ont remarquablement réussi. Votre ouvrage les fait connaître. Mais
pourquoi ces informations ne circulent-elles pas plus ?
Combien je partage votre enthousiasme et votre étonnement en même temps ! Bien des
équipes n’attendent pas réformes et injonctions pour ajuster au mieux leur organisation
scolaire, temps et espace, à la recherche de la performance de leurs élèves. Ce qui les
différencie des autres, c’est qu’un collectif organisé, avec direction et formation dans le
coup, s’applique à toucher à la loi d’airain de notre système : l’organisation tayloriste de
nos établissements. Toutes sortes d’établissements l’ont fait et le font actuellement, ce
n’est pas réservé aux seuls élèves « décrocheurs » comme on le voit souvent, mais aussi
pour des établissements parfois élitistes. C’est donc qu’il y a aussi une réelle plus-value,
pour tous !
Cette approche du « temps mobile » n’est pas nouvelle ; Aniko Husti l’avait déjà diffusé
dans les années 80/90, ses conclusions reprises aussi dans les rapports de l’Inspection
générale. Le réseau de l’innovation a engrangé tout cela depuis des années, et mis en ligne.
Nous avons donc les études de cas, les outils, les évaluations, les « savoirs
professionnels » à disposition. Mais... qu’en faisons-nous ?
Nous touchons ici des « fondamentaux » de notre métier et de notre culture
professionnelle : chaque établissement a sa propre histoire, dispose d’une combinatoire
spécifique entre compétences présentes, valeurs assumées, mode de direction ; nous
sommes dans une organisation humaine et professionnelle complexe, où l’engagement
n’est pas collectif, il reste du domaine de l’acteur ; nous savons ce qui « marche », nous
savons en décoder la réussite ; mais nous sommes collectivement en incapacité de
reproduire le phénomène, tout du moins en masse.
La question porte autant sur la responsabilité de chacun des acteurs, que dans la prise de
décision au niveau politique. N’oublions pas un échelon, celui des « corps
intermédiaires » (formation, conseillers pédagogiques, inspection, direction) qu’il s’agit
d’impliquer dans ce jeu. Le changement d’organisation impacte tous les métiers et les
relations entre les gens, à tous les niveaux ; ce ne peut être seulement qu’une « affaire de
profs » !

5- Visiblement vous croyez dans la diversité, la créativité. En


théorie elle est possible à travers l'article 34, le dogme de la
"liberté pédagogique". Mais on voit bien qu'en fait l'un et l'autre ne
changent pas grand chose, si ce n'est souvent faire admettre de
véritables régressions. Comment impulser une véritable diversité dans
l'éducation nationale ? Quelles pourraient être les conditions du
changement ?
Il ne s’agit pas de foi, mais d’une analyse sur le fonctionnement des systèmes. L’égalité
mathématique ne fonctionne que par la diversité des éléments et non leur identité. On dit
bien A = B. Toute dynamique n’existe que par les différentiels.
L’article 34 de la loi de 2005 donnant le droit à l’expérimentation pédagogique est une
« ruse de l’Histoire » ; réclamé il y a 25 ans par l’ultra-gauche, il est acquis par une loi ( !)
dans un contexte de droite conservatrice. C’est donc qu’au-delà des péripéties des
alternances politiques, des forces travaillent notre structure éducative, à présent plus
rapidement qu’hier. L’expérimentation ne s’inscrit pas dans une logique de libéralisme ;
c’est le maillon qui complète le dispositif qui reconnaît depuis 1986 l’autonomie et la
responsabilité de l’EPLE. On retrouve la logique qui agit dans le développement durable :
« penser global, agir local ».
Ce qui impressionne actuellement, c’est la paralysie des acteurs locaux à se saisir de cette
carte blanche, à se saisir de toutes les dimensions possibles, collectives, créatives au
service de tous les élèves. C’est le sortilège de l’effet Bunuel évoqué plus haut.
Il nous faut donc travailler à une véritable pédagogie de « l’empowerment » ; quand bien
même les contraintes sont fortes, les conditions d’exercice plus difficiles, êtes-vous
satisfaits de l’organisation de votre travail et des résultats produits auxquels vous
participez ? Si oui, nous ne pourrons pas travailler ensemble ; si non, alors, un ouvrage tel
que les « Mille et une propositions », et des missions telles qu’elles peuvent exister dans
les académies, peuvent alors vous aider.

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