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Le récit de la bataille
1Notre histoire, dont les faits sont connus, se déroule entre le
printemps 1866 et le printemps 1868. Les protagonistes sont un
peintre, Édouard Manet, et un écrivain, Émile Zola. En 1866, le
premier a trente-quatre ans, le second vingt-six ; encore jeunes,
mais l’un plus avancé dans sa carrière et beaucoup plus connu,
sinon reconnu, que l’autre.
2Quand l’Olympia fait scandale au Salon de 1865, Manet est
gravement affecté par la violence des insultes qui se déchaînent
contre sa toile : le sujet, le modèle, la manière de peindre, tout
révulse la critique conservatrice. L’artiste raffiné et sincère,
désireux de montrer son œuvre au public, se heurte à une
incompréhension radicale. Malgré le soutien de quelques amis
comme Zacharie Astruc, Duret, Champfleury ou Baudelaire, vieilli
et malade et qui n’a sans doute pas vu le tableau, et d’ailleurs
perplexe devant cette modernité qu’il appelait pourtant de ses
vœux, Manet se sent isolé. Sa déception, ou dépression, est à
hauteur de la conscience qu’il a d’avoir peint une grande œuvre.
C’est alors qu’un journaliste débutant, le jeune Zola, entre dans
l’arène. Ami d’enfance de Cézanne et amateur de peinture, il
fréquente depuis plusieurs années les Salons, s’est épris de la
peinture de Courbet, participe aux discussions passionnées du
café de Bade puis du café Guerbois sur la nouvelle peinture, est lié
avec les jeunes artistes comme Pissarro, ceux qu’on appellera les
impressionnistes (fig. 1).
1 Henri Mitterand, Zola, Paris, Fayard, 1999. Voir au t. 1, « Sous le regard
d’Olympia. 1840-1871 », (...)
3C’est sans doute, auprès d’eux, une période intense d’éducation
visuelle et esthétique, qui le conduit vers la critique d’art, avec
une « flamme » et un « flair » qu’Henri Mitterand raconte fort
bien1. Avec Paul Cézanne, il découvre aussi les charmes des rives
de la Seine à Bennecourt, qui va devenir un des hauts lieux de
Monet et de la peinture de plein air.
2 « Proudhon et Courbet », article de juillet-août 1865, repris dans Mes
Haines, causeries littérair (...)
13Toute cette histoire est inscrite dans la toile de Manet (fig. 3).
Elle se présente comme un portrait entouré d’un décor qui est une
véritable nature morte, les deux d’égale importance,
contrairement aux normes académiques. C’est le portrait d’un
homme seul et non d’un groupe ; mais il n’offre pas la familiarité
du portrait d’un ami ou d’un personnage pittoresque. On voit au
centre un Zola jeune, portant la barbe, sérieux, quelque peu raide
et intimidé. Le même, un peu rajeuni, dont on trouve un
autoportrait dans le roman de 1886, L’Œuvre, l’écrivain Sandoz,
ami du peintre Claude Lantier : « Pierre Sandoz, un ami d’enfance,
était un garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et
volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque
énergique, encadré d’un collier de barbe naissante8. »
9 Dominique Lobstein, Manet, Paris, Éditions Jean-Paul Gisserot, « Pour la
peinture », 2002, p. 52.
Fig. 3. Édouard Manet, Émile Zola, 1868, huile sur toile, 156 x 114 cm,
Paris, musée d’Orsay.
Fig. 4. Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130,5 x 190 cm,
Paris, musée d’Orsay.
Contre Zola
20Reste un problème : c’est que Zola lui-même, dans ses textes
critiques, cantonne absolument la peinture dans l’ordre du visuel,
de l’esthétique, lui déniant toute capacité à opérer dans l’ordre de
la signification. On en prendra deux exemples. Dans son étude
sur Manet, il consacre un grand passage à l’Olympia qu’il
considère comme son chef-d’œuvre. Il étudie le tableau, sa
manière simplificatrice, la finesse des couleurs, la vérité du
portrait d’une fille d’aujourd’hui, très différente des Vénus
puissantes du XV siècle. Il termine par cette belle péroraison :
e
14 Ibid., p. 105-106.
Je ne parle pas des natures mortes, des accessoires et des livres qui
traînent sur la table : Édouard Manet y est passé maître. Mais je
recommande tout particulièrement la main placée sur un genou du
personnage : c’est une merveille d’exécution…14
22Dans les deux cas, le sujet a peu d’importance et le peintre
n’obéirait qu’au réel et à des impératifs visuels. Dans le cas
d’Olympia, son seul projet est de peindre une femme nue ; le
reste ne serait qu’affaire de hasard et de répartition des taches de
couleurs. Pour son propre portrait, dont il parle
imperturbablement, en critique et non en modèle, l’éviction de
toute signification est encore plus flagrante parce que ces
significations, il les connaît aussi bien que Manet.
23On comprend mieux la pensée de Zola en le rapprochant de ce
passage sur Courbet :
15 Ibid., « Proudhon et Courbet », 1865, p. 43.
7 Louis Ulbach, article du 23 janvier 1868 dans Le Figaro, cité par Henri
Mitterand, op. cit., p. 583.
12 Dans une lettre à Henry Houssaye, dont le père voulait publier une
gravure de Manet dans L’Artiste, Zola jugeait cette gravure
« manquée », voir Correspondance, op. cit., n 191, p. 510.
o
14 Ibid., p. 105-106.