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Arrêt sur image 

: le Portrait d’Émile Zola, par Édouard Manet


Nicole Savy

Le récit de la bataille
1Notre histoire, dont les faits sont connus, se déroule entre le
printemps 1866 et le printemps 1868. Les protagonistes sont un
peintre, Édouard Manet, et un écrivain, Émile Zola. En 1866, le
premier a trente-quatre ans, le second vingt-six ; encore jeunes,
mais l’un plus avancé dans sa carrière et beaucoup plus connu,
sinon reconnu, que l’autre.
2Quand l’Olympia fait scandale au Salon de 1865, Manet est
gravement affecté par la violence des insultes qui se déchaînent
contre sa toile : le sujet, le modèle, la manière de peindre, tout
révulse la critique conservatrice. L’artiste raffiné et sincère,
désireux de montrer son œuvre au public, se heurte à une
incompréhension radicale. Malgré le soutien de quelques amis
comme Zacharie Astruc, Duret, Champfleury ou Baudelaire, vieilli
et malade et qui n’a sans doute pas vu le tableau, et d’ailleurs
perplexe devant cette modernité qu’il appelait pourtant de ses
vœux, Manet se sent isolé. Sa déception, ou dépression, est à
hauteur de la conscience qu’il a d’avoir peint une grande œuvre.
C’est alors qu’un journaliste débutant, le jeune Zola, entre dans
l’arène. Ami d’enfance de Cézanne et amateur de peinture, il
fréquente depuis plusieurs années les Salons, s’est épris de la
peinture de Courbet, participe aux discussions passionnées du
café de Bade puis du café Guerbois sur la nouvelle peinture, est lié
avec les jeunes artistes comme Pissarro, ceux qu’on appellera les
impressionnistes (fig. 1).
 1 Henri Mitterand, Zola, Paris, Fayard, 1999. Voir au t. 1, « Sous le regard
d’Olympia. 1840-1871 », (...)
3C’est sans doute, auprès d’eux, une période intense d’éducation
visuelle et esthétique, qui le conduit vers la critique d’art, avec
une « flamme » et un « flair » qu’Henri Mitterand raconte fort
bien1. Avec Paul Cézanne, il découvre aussi les charmes des rives
de la Seine à Bennecourt, qui va devenir un des hauts lieux de
Monet et de la peinture de plein air.
 2 « Proudhon et Courbet », article de juillet-août 1865, repris dans Mes
Haines, causeries littérair (...)

4Il élabore en même temps sa doctrine artistique : l’œuvre d’art


n’est soumise à aucun utilitarisme, fût-ce à un idéal moral et
social, comme le prétend Proudhon ; elle ne vaut que par
l’originalité individuelle de la vision de l’artiste qui transforme la
réalité pour en montrer la vérité. On connaît la formule que Zola a
reprise plusieurs fois : « une œuvre d’art est un coin de la création
vu à travers un tempérament2. »

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Fig. 1. Henri Fantin-Latour, Un atelier aux Batignolles, 1870, huile sur


toile, 204 x 273 cm, Paris, musée d’Orsay.
 3 Théodore Duret, Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Paris,
Fasquelle, 1906, p. 71.

 4 Françoise Cachin et Charles S. Moffett, Manet (1832-1883), catalogue


d’exposition, Paris-New York, (...)

 5 Théodore Duret, op. cit., p. 74.

5La peinture tranchante de Manet, son étrangeté et sa nouveauté,


lui a plu immédiatement, quand Cézanne la lui a fait découvrir,
autour de 1860. Quand il apprend que les deux toiles proposées
par Manet ont été refusées au Salon de 1866, que Manet est
« tombé dans un abîme de réprobation3 », Zola se met en colère
et se lance dans la bataille de manière fracassante. Du 27 avril au
20 mai 1866, il rend compte du Salon dans  L’Événement, s’en
prend férocement au jury qui a refusé Cézanne et Manet et
consacre à celui-ci son quatrième article, le 7 mai. Le ton est très
polémique ; contre la foule ricanante, l’auteur se met en scène
comme héraut du peintre dans un récit de combat pour la
reconnaissance de la valeur de sa peinture : « Puisque personne
ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. » Zola raconte sa
visite à l’atelier de Manet, rue Guyot, sa sympathie pour l’artiste
élégant et discret, la simplicité, et la justesse de son talent. « On
rira peut-être du panégyriste comme on a ri du peintre. Un jour,
nous serons vengés tous les deux. » Le peintre le remercie
chaleureusement, « heureux et fier d’être défendu par un homme
de [son] talent4 ». Villemessant, le directeur du journal, est
submergé par les protestations et menaces de désabonnement
des lecteurs et doit interrompre la publication des comptes-
rendus. « L’article de Zola produisit sur le public du boulevard et
de la rue la même indignation que les tableaux de Manet avaient
produit sur celui du Salon 5. » Le nom de Zola est désormais
associé au nom scandaleux de Manet ; il n’a pas convaincu le
grand public, mais il a rendu les deux noms célèbres et ouvert un
débat. Il va entraîner derrière lui tous les jeunes artistes et tous
ceux qu’attire l’art moderne.
6En janvier suivant, Zola publie dans la  Revue du XIX  siècle, e

d’Arsène Houssaye, « Une nouvelle manière en peinture : Édouard


Manet ». L’article est repris, avec une préface, quelques
corrections, un portrait de Manet par Bracquemond et une eau-
forte de Manet d’après Olympia, dans une brochure publiée chez
Dentu en mai, à l’occasion de l’exposition à l’Alma des œuvres de
Manet refusées par l’Exposition universelle. Elle s’intitule cette
fois « Édouard Manet, étude biographique et critique ». Zola prend
la défense d’une œuvre acharnée, qui compte déjà plusieurs
dizaines de toiles, et de la « note blonde » caractéristique selon
lui de l’univers pictural de Manet ; il affirme que les grandes toiles
de Manet auront un jour leur place au Louvre.
 6 Lettre à Lacroix du 6 mai 1867, dans Émile Zola, Correspondance,
Montréal-Paris, Presses universit (...)

7Manet accepte alors de faire des dessins pour les  Contes à


Ninon, parus en 1864 et dont Zola souhaitait une réédition
illustrée. « Son nom vaut du bruit », argumentait-il auprès de
l’éditeur Albert Lacroix. « Jamais je n’ai si habilement travaillé à
ma réputation qu’en cherchant à mettre le nom de Manet sur une
de mes œuvres6. » Malheureusement, Albert Lacroix ne se laissa
pas séduire.
 7 Louis Ulbach, article du 23 janvier 1868 dans Le Figaro, cité par Henri
Mitterand, op. cit., p. 58 (...)

8Au début de l’année 1868, le peintre et l’écrivain, dont les


domiciles sont voisins de la place Clichy, se rendent mutuellement
des visites. Manet fait le portrait de son ami, en vue du prochain
Salon ; il le lui offre ensuite. Ils sont alors assez étroitement liés
pour qu’en avril, Zola financièrement gêné emprunte 600 francs à
Manet, le temps qu’arrivent ses droits d’auteur pour  Thérèse
Raquin. C’est sa première grande œuvre, et les critiques ne
manquent pas de souligner les rapports entre le roman et le
peintre favori de l’auteur : Zola comme Manet voient la femme
« couleur de boue avec des maquillages roses 7 ». En mai et juin,
dans L’Événement illustré, Zola rend compte du Salon, Il fait
l’éloge des jeunes peintres enfin admis, Pissarro, Monet, Jongkind,
Renoir, Bazille, Courbet, Degas… L’article du 7 mai est consacré à
Manet qui expose deux toiles, un peu moins mal reçues par le
public, la Femme au perroquet et son portrait (fig. 2).
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Fig. 2. Édouard Manet, La Femme au perroquet, 1866, huile sur toile,


185 x 128 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art.

9Zola fait de celui-ci une description élogieuse, ainsi que le récit


des séances de pose. En décembre paraît, toujours chez
Lacroix, Madeleine Férat avec cette dédicace du jeune romancier à
Édouard Manet : « Le jour où, d’une voix indignée, j’ai pris la
défense de votre talent, je ne vous connaissais pas. Il s’est trouvé
des sots qui ont osé dire alors que nous étions deux compères en
quête de scandale. Puisque les sots ont mis nos mains l’une dans
l’autre, que nos mains restent unies à jamais… » Elles le restèrent
en effet jusqu’à la mort du peintre en 1883, malgré l’éloignement
de l’impressionnisme qui se produisit par la suite chez Zola.
10Voilà pour les faits. Zola – il l’écrit clairement à Lacroix – a
conçu une stratégie : profiter de l’immense talent et de la
réputation scandaleuse de Manet pour accéder lui-même à la
notoriété. Mais cette affirmation ne vaut que si elle s’accompagne
de plusieurs autres : la sincérité de l’éblouissement devant cette
peinture, qui ne se démentit jamais par la suite ; la vérité d’une
amitié entre deux hommes, née au cœur même de la bataille ;
l’œuvre immense du romancier, qui ramène ces calculs de
jeunesse à une péripétie.
11Sauf que se faire, seul contre tous, avec rage et courage,
l’avocat d’une cause honnie se révéla beaucoup plus tard une
vocation pour l’auteur de J’accuse. En ce sens, et en moins
dramatique, la posture de Zola est déjà identique. L’avocat de
Manet devait devenir l’avocat de Dreyfus : dans les deux cas, le
plus impérieux devoir lui commande de rendre justice.
12Manet, lui, a peint un chef d’œuvre et trouvé un allié fidèle, qui
lui ouvre enfin la porte jusque-là close de la reconnaissance de
son art.

Le Portrait d’Émile Zola


 8 Émile Zola, L’Œuvre, préface de Bruno Foucart, éd. Henri Mitterand,
Paris, Gallimard, « Folio clas (...)

13Toute cette histoire est inscrite dans la toile de Manet (fig. 3).
Elle se présente comme un portrait entouré d’un décor qui est une
véritable nature morte, les deux d’égale importance,
contrairement aux normes académiques. C’est le portrait d’un
homme seul et non d’un groupe ; mais il n’offre pas la familiarité
du portrait d’un ami ou d’un personnage pittoresque. On voit au
centre un Zola jeune, portant la barbe, sérieux, quelque peu raide
et intimidé. Le même, un peu rajeuni, dont on trouve un
autoportrait dans le roman de 1886, L’Œuvre, l’écrivain Sandoz,
ami du peintre Claude Lantier : « Pierre Sandoz, un ami d’enfance,
était un garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et
volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque
énergique, encadré d’un collier de barbe naissante8. »
 9 Dominique Lobstein, Manet, Paris, Éditions Jean-Paul Gisserot, « Pour la
peinture », 2002, p. 52.

14Il est assis devant un bureau dont il se détourne pour apparaître


presque de profil, le visage éclairé, le regard perdu comme
souvent les personnages du peintre. La plume d’oie dans l’encrier
signale l’écrivain : mais c’est le portrait du critique d’art et non du
romancier qu’a choisi de faire Manet, choix évidemment pertinent.
Sur les genoux de Zola, un ouvrage illustré ouvert, la  Gazette des
Beaux-Arts, qui avait consacré un article le 1er février 1867 aux
estampes de Goya d’après Vélasquez9 ; sur la table un pêle-mêle
de livres avec, juste sous la plume d’oie, une plaquette bleue sur
laquelle on peut lire en petit le nom de l’auteur, « Zola », et en
plus grand le titre, « Manet ». Il s’agit bien de la brochure de
1867. Et son titre, mis en abyme, fait simultanément usage de
signature du tableau. Derrière la brochure, disposés en éventail,
des livres qui sont probablement les premières œuvres de Zola.
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Fig. 3. Édouard Manet, Émile Zola, 1868, huile sur toile, 156 x 114 cm,
Paris, musée d’Orsay.

 10 Françoise Cachin et Charles S. Moffett, Manet (1832-1883), catalogue


d’exposition, Paris-New York, (...)

 11 « Une nouvelle manière en peinture : Édouard Manet », 1867, dans Le


Bon Combat. De Courbet aux imp (...)
15Tout autour, dans le décor qui a été identifié comme celui de
l’atelier du peintre10, où Zola lui-même raconte avoir posé, des
œuvres d’art. C’est le moment où les jeunes peintres découvrent
les arts du Japon, dont ils vont subir l’influence, Manet le
premier : à gauche, un paravent porte une peinture sur fond d’or,
encadrée de bleu, représentant un oiseau sur une branche qui
n’évoque que l’amour de la nature ; au-dessus de la table, une
estampe représentant un acteur dans le rôle d’un lutteur de sumo
menaçant, de Kuniaki. Zola avait souligné, dans son article, la
ressemblance entre la « peinture simplifiée » de Manet et « les
gravures japonaises qui lui ressemblent par leur élégance étrange
et leurs taches magnifiques11 ». On aperçoit aussi le haut d’une
gravure d’après Vélasquez, Los Borrachos, sans doute plus pour le
goût qu’avait Manet de l’Espagne que comme célébration de
l’ivresse. L’auteur de la gravure serait Célestin Nanteuil. Enfin et
surtout, une gravure d’après l’Olympia (fig. 4 et 5).
 12 Dans une lettre à Henry Houssaye, dont le père voulait publier une
gravure de Manet dans L’Artiste(...)

16Manet peint d’après la gravure qui figurait dans la brochure,


elle-même faite d’après le tableau ; ou peut-être d’après une
photographie ; il modifie le format, beaucoup plus haut, garde la
boucle sur le front qui n’existe pas dans la toile mais figure sur la
gravure. Et il tourne le regard d’Olympia vers Zola, comme en
signe de remerciement12. La toile s’organise donc de l’Olympia
elle-même, point de départ, à Zola qu’elle regarde, en parallèle de
la main droite alignée sur l’encrier, la plume et la brochure au
titre-signature. L’ordre visuel restitue la chronologie : de la
défense de l’Olympia à Zola, à sa brochure et au portrait qui en
résulte. Toute cette mise en scène, ludique et humoristique, vient
en contrepoint du sérieux du portrait central. En même temps ce
qu’elle affiche, c’est une sorte de portrait symbolique de Manet
lui-même : sinon son visage, du moins son atelier, ses goûts, son
œuvre, sa réception critique et ses amitiés.
17Une comparaison permet de mesurer la saturation de la toile par
les inscriptions et les signes. Le portrait de Stéphane Mallarmé
(fig. 6), de 1876, représente lui aussi un ami et un écrivain. On
voit le poète dans l’atelier du peintre, abandonné avec élégance
dans un fauteuil, une main dans la poche et l’autre posée sur des
papiers, tenant un cigare. La fumée qui s’en échappe et le regard
méditatif désignent le poète ; mais c’est surtout le portrait
puissant d’une individualité. Ce n’est pas le récit d’une histoire,
c’est un être-là magnifiquement offert au regard.
18Le portrait de Zola, cette toile silencieuse, représente à la fois
Zola, son œuvre de critique, l’œuvre de Manet et leur combat
commun. Elle donne à voir des images et des mots, mots inscrits,
contenus dans les livres, à la fois produits par l’image et donnés
comme la produisant. Convoquant le public témoin et acteur du
scandale, mettant en scène sa propre genèse et s’offrant comme
remerciement, elle présente un caractère proprement performatif.
Ce qu’elle produit, c’est une narrativité immanente : pas comme
la peinture d’histoire ou la peinture religieuse, qui se réfère à un
récit antérieur. Elle va chercher son propre récit dans une réalité
vécue et en offre une restitution qui lui confère sa force et son
étrangeté. Elle affirme sa propre puissance, annexant l’écrivain
qui est à la fois peint par le peintre, représenté dans l’univers des
images du peintre et représenté comme écrivant sur la peinture.
La peinture est ici à la fois moyen de représentation, objet de
représentation et même cause productrice. Même l’inscription du
Verbe référent est transmuée en signature. Ce faisant, dans la
rivalité qui oppose traditionnellement l’image au verbe, la
littérature à la peinture, elle reprend le pouvoir, signifiant
l’autonomie désormais irréductible de l’art pictural. L’art n’a
besoin que de la littérature d’art ; il rejette désormais les sujets et
récits littéraires pour entrer dans les temps modernes.

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Fig. 4. Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130,5 x 190 cm,
Paris, musée d’Orsay.

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Fig. 5. Édouard Manet, Olympia, 1867, eau forte, 8,8 x 18,3 cm
(1  état), Paris, BNF, département des estampes.
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Fig. 6. Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 1876, huile sur toile, 26 x


36 cm, Paris, musée d’Orsay.

19On ne parlera plus désormais d’« influences » mais


d’interesthétique, face à ce travail de feuilletage qui relie deux
œuvres sans les mélanger.

Contre Zola
20Reste un problème : c’est que Zola lui-même, dans ses textes
critiques, cantonne absolument la peinture dans l’ordre du visuel,
de l’esthétique, lui déniant toute capacité à opérer dans l’ordre de
la signification. On en prendra deux exemples. Dans son étude
sur Manet, il consacre un grand passage à l’Olympia qu’il
considère comme son chef-d’œuvre. Il étudie le tableau, sa
manière simplificatrice, la finesse des couleurs, la vérité du
portrait d’une fille d’aujourd’hui, très différente des Vénus
puissantes du XV  siècle. Il termine par cette belle péroraison :
e

 13 Le Bon Combat, op. cit., p. 89-90.

Le public, comme toujours, s’est bien gardé de comprendre ce que


voulait le peintre, et il y a des gens qui ont cherché un sens
philosophique dans le tableau ; d’autres, plus égrillards, n’auraient pas
été fâchés d’y découvrir une intention obscène. Et dites-leur donc tout
haut, cher maître, que vous n’êtes point ce qu’ils pensent, et qu’un
tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une
femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous
fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il
vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une
négresse et un chat. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? vous ne le
savez guère, ni moi non plus13.

21Même discours à propos de son portrait :


Le portrait qu’il a exposé cette année est une de ses meilleures toiles.
La couleur en est très intense et d’une harmonie puissante. C’est
pourtant là le tableau d’un homme qu’on accuse de ne savoir ni
peindre ni dessiner. Je défie tout autre portraitiste de mettre une figure
dans un intérieur, avec une égale énergie, sans que les natures mortes
environnantes nuisent à la tête.

Ce portrait est un ensemble de difficultés vaincues ; depuis les cadres


du fond, depuis le charmant paravent japonais qui se trouve à gauche,
jusqu’aux moindres détails de la figure, tout se tient dans une gamme
savante, claire et éclatante, si réelle que l’œil oublie l’entassement des
objets pour voir simplement un tout harmonieux.

 14 Ibid., p. 105-106.

Je ne parle pas des natures mortes, des accessoires et des livres qui
traînent sur la table : Édouard Manet y est passé maître. Mais je
recommande tout particulièrement la main placée sur un genou du
personnage : c’est une merveille d’exécution…14
22Dans les deux cas, le sujet a peu d’importance et le peintre
n’obéirait qu’au réel et à des impératifs visuels. Dans le cas
d’Olympia, son seul projet est de peindre une femme nue ; le
reste ne serait qu’affaire de hasard et de répartition des taches de
couleurs. Pour son propre portrait, dont il parle
imperturbablement, en critique et non en modèle, l’éviction de
toute signification est encore plus flagrante parce que ces
significations, il les connaît aussi bien que Manet.
23On comprend mieux la pensée de Zola en le rapprochant de ce
passage sur Courbet :
 15 Ibid., « Proudhon et Courbet », 1865, p. 43.

Franchement, il entasserait tableau sur tableau, vous empliriez le


monde de ses toiles et des toiles de ses élèves, l’humanité serait tout
aussi vicieuse dans dix ans qu’aujourd’hui. Mille années de peinture,
de peinture faite dans votre goût, ne vaudraient pas une de ces
pensées que la plume écrit nettement et que l’intelligence retient à
jamais, telles que « connais-toi toi-même » […] Comment ! Vous avez
l’écriture, vous avez la parole, vous pouvez dire tout ce que vous
voulez, et vous allez vous adresser à l’art des lignes et des couleurs
pour enseigner et instruire […] Je nie formellement l’action d’un
tableau sur les mœurs de la foule15.

24Au passage, on remarque que ce n’était pas le point de vue de


l’Église catholique, grande utilisatrice de l’image à des fins
d’éducation religieuse. Ce qui est vrai, c’est que la peinture de
Manet, ou de Courbet, ne débouche pas sur une leçon de morale,
qu’elle n’a pas de fin didactique. Mais nous ne pouvons pas voir
les toiles de Manet au prisme de la réduction totalement
formaliste opérée par Zola, même si le parti pris est
extraordinairement nouveau pour l’époque. La beauté
d’Olympia tient aussi au regard effronté qui convoque le
spectateur comme le client qui lui envoie un bouquet ; au chat
diabolique, la queue en point d’interrogation, qui fait un pendant
malicieux à la petite prostituée plébéienne allongée sur ses draps
fins ; au contraste entre la belle main de la servante noire et aux
doigts courts de sa maîtresse ; à mille choses qui ne sont pas
seulement des taches de couleur, qui ne relèvent pas seulement
de l’art de la composition, mais d’une immense culture picturale,
d’un sens aigu de la modernité, de l’humour, d’un regard
gourmand sur les femmes et sur la prostitution, et d’un regard
narquois sur le public voyeur.
25De même le portrait de Zola ne saurait se résumer, on l’a vu, à
un ensemble de difficultés vaincues. Il ne faut pas pour autant
accuser le critique de mauvaise foi : il est certainement sincère
quand il renvoie la peinture dans l’ordre qui est le sien, celui du
visuel. C’est le discours que revendiquent les jeunes peintres
impressionnistes ; c’est le discours qui lui convient.
26C’est que le combat commun est en même temps un match
amical. On a vu Zola écrire à la fois pour l’amour de l’art et pour
se faire une réputation. Mais son but ultime est de devenir un
grand romancier. L’essentiel pour lui, c’est la littérature qu’il
considère comme seule propriétaire des mots, des sens et des
récits. Seul le roman peut dire et raconter ; il englobe tous les
sujets et va incorporer l’art et les artistes, comme le reste. Quand
il écrit L’Œuvre, en 1885, il s’empare du Déjeuner sur l’herbe dont
il avait rendu compte comme critique d’art, l’intitule  Plein air pour
renforcer l’idée de peinture pure, et transforme le référent réel en
toile imaginaire épinglée sur l’axe de la narration, comme
encadrée par son récit. Même s’il reprend en partie textuellement
la description de son texte critique, il annexe entièrement la
peinture de Manet à la toile romanesque de Claude Lantier. Quand
le peintre meurt, à la fin du roman, c’est Sandoz-Zola qui
conclut : « Allons travailler. » Le roman de Sandoz va continuer le
roman de Zola, affirmant le potentiel infini du narratif, face à
l’œuvre plastique enfermée dans sa finitude. On pourrait parler
d’une ambition totalitaire, face à une peinture qui n’a plus de
comptes à rendre.
 16 « Édouard Manet, étude biographique et critique », Pour Manet, éd.
Jean-Pierre Leduc-Adine, Bruxel (...)

27On comprend mieux son insistance à démontrer que Manet n’a


rien d’un rapin et que « la race chevelue de 183016 » a disparu :
pour lui, c’en est bien fini du romantisme fusionnel de la poésie et
des arts, on est entré dans un monde moderne où les champs
professionnels sont clairement délimités : le peintre, le
journaliste, le romancier disposent chacun d’outils, d’instances de
légitimation et de publics qui n’appartiennent qu’à eux.
 17 Je me permets de renvoyer, pour comparer à la destruction rageuse
du Beau artistique qu’opère Flau (...)

28Manet, Zola, tous deux sortent vainqueurs de la confrontation.


Et ils ont contribué à abolir le rapport hiérarchique et spéculaire
de la littérature et de la peinture. Il n’y a plus inféodation, ni
miroir ; il y a un temps de l’histoire où la force d’un talent
individuel et l’amour de la réalité réunissent deux hommes qui
joignent leurs efforts pour faire triompher leur art, chacun dans le
domaine qui est le sien, sur la base d’une foi commune dans la vie
et dans l’art17.
NOTES
1 Henri Mitterand, Zola, Paris, Fayard, 1999. Voir au t. 1, « Sous le
regard d’Olympia. 1840-1871 », la quatrième partie consacrée aux
« Combats pour Olympia ».

2 « Proudhon et Courbet », article de juillet-août 1865, repris dans Mes


Haines, causeries littéraires et artistiques, Paris, Achille Faure, 1866.

3 Théodore Duret, Histoire de Édouard Manet et de son œuvre, Paris,


Fasquelle, 1906, p. 71.
4 Françoise Cachin et Charles S. Moffett, Manet (1832-1883), catalogue
d’exposition, Paris-New York, musée d’Orsay-Metropolitan Museum of
Art, RMN, 1983, p. 520.

5 Théodore Duret, op. cit., p. 74.

6 Lettre à Lacroix du 6 mai 1867, dans Émile Zola, Correspondance,


Montréal-Paris, Presses universitaires de Montréal-CNRS, 1978, t. 1,
n  177, p. 496-497.
o

7 Louis Ulbach, article du 23 janvier 1868 dans Le Figaro, cité par Henri
Mitterand, op. cit., p. 583.

8 Émile Zola, L’Œuvre, préface de Bruno Foucart, éd. Henri Mitterand,


Paris, Gallimard, « Folio classique », 1983, p. 52.

9 Dominique Lobstein, Manet, Paris, Éditions Jean-Paul Gisserot, « Pour


la peinture », 2002, p. 52.

10 Françoise Cachin et Charles S. Moffett,  Manet (1832-


1883), catalogue d’exposition, Paris-New York, musée d’Orsay-
Metropolitan Museum of Art, RMN, 1983, n  106, p. 280 à 285.
o

11 « Une nouvelle manière en peinture : Édouard Manet », 1867,


dans Le Bon Combat. De Courbet aux impressionnistes , préface de
Gaëtan Picon, éd. Jean-Paul Bouillon, Paris, Hermann, « Savoir », 1974,
p. 82.

12 Dans une lettre à Henry Houssaye, dont le père voulait publier une
gravure de Manet dans L’Artiste, Zola jugeait cette gravure
« manquée », voir Correspondance, op. cit., n  191, p. 510.
o

13 Le Bon Combat, op. cit., p. 89-90.

14 Ibid., p. 105-106.

15 Ibid., « Proudhon et Courbet », 1865, p. 43.


16 « Édouard Manet, étude biographique et critique », Pour Manet, éd.
Jean-Pierre Leduc-Adine, Bruxelles, Complexe, 1989, p. 90.

17 Je me permets de renvoyer, pour comparer à la destruction rageuse


du Beau artistique qu’opère Flaubert dans les mêmes années, à mon
article « Arroi et désarroi : Flaubert et la tentation de l’art
dans L’Éducation sentimentale », Savoirs en récits I. Flaubert : la
politique, l’art, l’histoire, dir. Anne Herschberg Pierrot, Presses
universitaires de Vincennes, « Manuscrits modernes », 2010.

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