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L'Homme et la société

De la vérité objective en sociologie


Adam Schaff

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Schaff Adam. De la vérité objective en sociologie. In: L'Homme et la société, N. 2, 1966. pp. 41-48.

doi : 10.3406/homso.1966.965

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1966_num_2_1_965

Document généré le 16/10/2015


de la vérité objective

en sociologie

par ADAM SCHAFF

Académie des Sciences, Varsovie

« Je ne doute pas que s'il était contraire au droit d'un homme au pouvoir ou
à l'intérêt de ceux qui sont au pouvoir que les trois angles d'un triangle soient
égaux à deux droits, cette thèse serait, sinon mise en question, du moins écartée
par la destruction de tous les livres de géométrie, si toutefois l'intéressé en avait
le moyen. (Leviatan, I, 11.)
Ce ne sont pas là les paroles de Marx ni de l'un quelconque de ses
continuateurs, ni non plus d'un représentant de la sociologie de la connaissance. Leur
auteur est un vénérable philosophe du XVIIe siècle, respectueux de la tradition et
politiquement réactionnaire : Thomas Hobbes.
C'est délibérément que j'ai commencé mon commentaire de l'exposé du
professeur Konstantinov sur la sociologie et l'idéologie en citant Hobbes. A seule fin de
rappeler que la problématique dont il s'agit n'a pas été inventée par Marx, ni à plus
forte raison par la sociologie de la connaissance, et de faire ressortir le fond du
problème devant lequel se trouvent placées non seulement la sociologie mais les
sciences sociales en général.
Le problème est le suivant : il est notoire que les sciences sociales, et parmi
elles la sociologie, exercent une influence sur les attitudes socio-politiques des
hommes et que, d'autre part, ces attitudes influent sur le contenu des sciences
sociales, ne serait-ce que parce qu'elles conditionnent la manière de penser des
auteurs des théories particulières. Cela signifie que ces dernières sont toujours en
quelque sorte en relativité avec les conditions sociales données qui les co-déter-
minent. Mais la pensée qui se veut scientifique doit également prétendre à la valeur
de vérité objective de ses thèses. Etant donné la contradiction évidente de ces
deux constatations, la réflexion scientifique sur la société est-elle possible?
Conséquence fatale qui fait frémir tout représentant des sciences sociales. Comment
sortir de cette situation?
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Généralement ce problème prend la forme d'une question sur le rapport de


la sociologie et de l'idéologie, bien qu'il ne s'agisse pas de la même chose. Je
voudrais me concentrer ici sur le problème de l'objectivité de la science
sociologique et des conditions de cette objectivité. Cependant, pour pouvoir répondre
aux questions qui se posent à ce propos, il me faut au moins signaler mon point de
vue en ce qui concerne deux problèmes qui constituent l'introduction naturelle à
la question qui nous intéresse et, selon moi, la condition de sa solution
convenable : le problème du facteur subjectif dans la connaissance humaine ainsi que
le problème du concept d'idéologie.

Le premier de ces problèmes est, par excellence, philosophique, ce qui


justifiera mon intervention à un congrès sociologique alors que je suis philosophe et
non sociologue.

A propos de la nécessité de justifier la présence d'un philosophe à un congrès


de sociologues, permettez-moi une petite digression d'ordre général : nous vivons
à une époque où les connaissances humaines en général et les sciences humaines
et sociales en particulier, se désintègrent de plus en plus. Nous possédons des
connaissances toujours plus nombreuses sur un nombre de plus en plus réduit de
problème, et comme Bertrand Russel l'a dit sous forme de paradoxe nous
tendons vers le limes où nous saurons tout de rien. Ce processus témoigne de
l'essor rapide et de l'approfondissement des connaissances humaines, mais en
même temps il est le symptôme de la crise profonde que traverse la science
actuelle, de la crise qui constitue l'un des graves problèmes de notre époque. On
en trouve tout naturellement le reflet dans l'attitude des sciences particulières à
l'égard de la philosophie, même de celles de ces sciences qui,~il y a relativement
peu de temps, sont nées du tronc commun. De là aussi la mode, je dirais même le
snobisme, manifesté par certains sociologues exaltant l'empirisme « pur », et qui
consiste à se détourner de la philosophie. La sociologie, en tant que science
prétendue purement empirique, n'a rien de commun, entend-on dire, avec la
philosophie. Selon moi ces deux thèses sont fausses. La sociologie n'est pas une
science « purement » empirique comme la chimie par exemple, à moins que l'on ne
restreigne ses têches et son caractère au point de l'estropier; et il n'est pas vrai
non plus qu'une science empirique quelconque, la plus « pure » soit-elle, puisse se
détacher entièrement de la philosophie, surtout si elle s'adonne à la réflexion
méthodologique, ce qu'aucune branche des connaissances humaines qui se
respecte ne peut éviter.

Cela est très net dans le cas qui nous intéresse, celui de la vérité objective en
sociologie. Il s'agit indubitablement ici d'un problème relevant du domaine de la
méthodologie des sciences sociales dont la portée est grande, mais qu'il est
impossible de résoudre sans avoir recours à la philosophie. Bien sûr, on peut
essayer d'y parvenir en faisant abstraction de la philosophie; mais à ce moment-là
le sociologue, tout comme les spécialistes des sciences naturelles qu'au siècle
dernier Engels mettait en garde devant ce danger, se met à la merci de la plus
mauvaise des philosophies : à savoir celle qui est faite des miettes de ce que l'on a
appris à l'école, ainsi que des tendances en vogue de la philosophie. Le
renoncement à la philosophie s'avère être un pseudo-renoncement. Mieux vaut donc faire
de la philosophie délibérément, en se donnant pour but de faire de la meilleure
sociologie.
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Ceux-là mêmes qui sont les défenseurs acharnés de la thèse selon laquelle
nous vivons la fin du siècle de l'idéologie, et dont il y a ici des représentants, ne
nieront pas, ne serait-ce que du fait de leurs hautes compétences philosophiques,
que toute connaissance humaine a une teinte subjective, ce qui influe sur le
caractère des vérités formulées dans le processus de cette connaissance. En effet, la
connaissance constitue toujours un rapport doublement articulé du sujet et de
l'objet, avec ceci de particulier que le sujet y joue un rôle actif. Il s'agit dans ce
cas tant de questions aussi banales qu'importantes (comme celle de la structure
de l'appareil perceptif du sujet), que de questions bien plus complexes (comme
celles de l'influence du milieu sur l'articulation et de la manière dont l'objet voit le
monde). Cette influence prend des formes diverses et passe par différents canaux.
L'un d'eux, particulièrement important et sur lequel je veux attirer l'attention ici, est
la langue. Formée socialement et reflétant les destinées historiques de la société
qui la crée, la langue en premier lieu du fait des liens limités qui la rattachent à
la pensée conceptuelle, est ce moyen par l'intermédiaire duquel nous effectuons
l'articulation de la réalité et nous la percevons, tout simplement parce que la
langue nous apporte le réseau conceptuel nécessaire à cette fin. Comme l'a dit le
grand linguiste et philosophe allemand Wilhelm von Humbold, nous pensons
comme nous parlons, mais nous parlons aussi comme nous pensons. On peut
conférer à cette thèse un sens presque mystique lorsqu'on la rattache, comme on
l'a fait bien souvent, au concept de « l'âme de la nation ». Mais on peut aussi lui
conférer un sens rationnel qui jette une lumière sur la thèse du facteur subjectif
dans la connaissance humaine. Quoi qu'il en soit, ce que nous avons dit ici suffit
à fonder l'affirmation selon laquelle la connaissance « absolument objective » est
une fiction, sans pourtant que nous admettions la thèse du relativisme. Nous disons
simplement que dans le rapport sujet-objet il ne faut pas amoindrir le rôle du
sujet qu'apporte toujours à la connaissance le facteur subjectif, et qui fait que la
connaissance humaine est précisément humaine.

Armés de cette conclusion combien importante pour la compréhension du


problème qui nous intéresse, nous pouvons aborder la question suivante, à savoir
l'explication du concept d' « idéologie » et prendre conscience de ses implications
théoriques.

Commençons par une opération fort simple relevant de l'analyse sémantique et


constatons que nous avons affaire ici à un concept très équivoque. Ame Nëss est
parvenu à en relever plus de trente significations. La première conclusion qui
découle de cette constatation, c'est qu'il ne faut pas raisonner en conférant à ce
terme un sens dans les présuppositions et un autre dans la conclusion. On
tomberait dans une erreur caractérisée de glissement logique. Concrètement : l'un des
sens du terme « idéologie > est « fausse conscience ». C'est le sens que lui
donnait Marx qui n'était pas original en ceci, car c'était le sens qu'on lui donnait
généralement à l'époque et dont la tradition remontait à Destutt de Tracy en passant par
Napoléon. Ceux qui, par définition, établissent la synonymie de ces deux termes,
règlent en même temps automatiquement le problème de l'opposition du principe
de l'idéologie et de la science, de toute science. L'erreur consiste uniquement en
ce que l'on utilise le terme « idéologie » dans un sens différent de celui qu'on
lui donne dans le langage actuel, tant courant que scientifique, ce qui mène à des
malentendus déplorables et rend encore plus confus des problèmes qui le sont
déjà suffisamment. En effet, lorsqu aujourd'hui nous parlons de l'idéologie proléta-
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rienne ou bourgeoise, catholique ou laïque, etc., nous ne cherchons pas à établir


la mesure dans laquelle cette connaissance est adéquate et objective, mais à
constater qu'il existe certains ensembles d'opinions et d'attitudes qui, à partir du
système de valeurs choisi, déterminent l'objectif de l'action sur le plan social.
L'idéologie ainsi comprise ne doit pas être confondue avec la conception du monde, bien
qu'elle y soit liée; elle ne doit pas non plus être confondue avec le problème de
l'appréciation de l'objectivité de la connaissance, bien que ces problèmes y soient
eux aussi liés. Ce concept de l'idéologie, courant à l'heure actuelle, est
strictement lié à l'action sociale consciente des hommes et la fin « du siècle » de cette
idéologie ne peut coïncider qu'avec la fin de l'action consciente des hommes dans
le domaine social, autrement dit avec la fin de l'humanité. Quant à tous les para-
logismes dus à la confusion des divers sens du terme « idéologie », il faut les
mettre au compte des malentendus sémantiques, fort désagréables dans le
domaine des sciences. Il en résulte pourtant que lorsque l'on parle de « la fin du
siècle de l'idéologie » cela comporte pour certains un sens très net, celui de la fin
d'une idéologie donnée, c'est-à-dire de l'idéologie marxiste; pour d'autres cela se
ramène au postulat d'émousser la pointe de la lutte idéologique, mais bien entendu
chez la partie adverse.

On pourrait tout au plus effectuer une analyse psychologique des raisons pour
lesquelles, à une époque où le rôle de l'idéologie s'intensifie, ne serait-ce que du
fait de ses fonctions dans les conditions de ce que l'on appelle la coexistence
pacifique, on parle de la fin de son siècle. Parmi ces raisons on trouverait
indubitablement aussi un complexe d'infériorité, non fondé d'ailleurs, comme le
Professeur Piaget le prouve nettement dans son exposé sur les représentants des
sciences sociales à l'égard des sciences naturelles et des sciences exactes; on y
trouverait aussi des raisons relevant de la lutte idéologique dont parlent le
Professeur Konstantinov et bien d'autres encore. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse
ici.

Revenons-en donc au sujet principal, celui de l'objectivité de la connaissance


sociologique, armés des deux arguments suivants : le premier, que toute
connaissance, et donc également la connaissance sociologique, est nuancée
subjectivement; le second, que la sociologie est une science idéologique, tant du fait que
ses thèses entrent dans la composition d'une idéologie donnée, constituant ses
éléments, que du fait que des théories sociologiques données expriment des
idéologies données, qu'elles sont leur expression scientifique. Ces deux constatations
exigent des explications théoriques complémentaires.

Constater que la sociologie, dans le sens large du terme, c'est-à-dire en tant


que théorie de la structure sociale et du développement social, influe sur la forme
des attitudes idéologiques des hommes, est une banalité. Il est vrai que l'on se
heurte immédiatement au problème séculaire de l'absence de passage des
jugements descriptifs aux jugements normatifs, mais cette difficulté n'est qu'apparente.
En premier lieu parce que la sociologie n'est pas composée uniquement de
propositions purement descriptives, et en second lieu parce que et ceci est décisif
rien ne permet de maintenir le problème uniquemnt au niveau de la logique
formelle. Si l'on s'en tient au cadre du syllogisme traditionnel, il n'y a en effet pas de
passage des propositions descriptives aux conclusions de caractère normatif. Mais
ce qui nous intéresse consiste en autre chose. Il s'agit de savoir comment se for-
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ment les attitudes idéologiques des hommes, qu'est-ce qui les fait pencher vers
telle ou telle idéologie. Cette approche génétique a une portée pratique plus grande
que l'approche par la logique formelle, et il y a certainement dans son cadre un
lien et un passage des propositions descriptives aux propositions normatives qui
composent l'idéologie. Dans ce sens, la sociologie est sans conteste une discipline
créatrice d'idéologie.

Le second problème est plus intéressant et plus complexe : il s'agit de savoir


si et dans quelle mesure les idéologies influent sur l'attitude théorique des
sociologues et, en conséquence, sur la forme de leurs théories?

Pour le marxisme il est évident que la réponse est positive, à la lumière de


la théorie des rapports mutuels entre base et superstructure. Pour la sociologie de
la connaissance de Mannheim qui, à cet égard, se rattache d'ailleurs délibérément
à Marx, la réponse est également évidente. Il est étonnant de voir qu'il se trouve
des théoriciens pour accepter la sociologie de la connaissance et pour combattre
en même temps les thèses du marxisme qui s'y rattachent, bien que la sociologie
de la connaissance constitue leur forme injustement radicalisée. Mais c'est là un
problème qui relève de la psychologie et de la sociologie de la connaissance.

En tout état de cause, une chose est certaine : s'il est juste d'affirmer que les
opinions et les attitudes des hommes sont co-déterminées par leur milieu social
auquel appartient également l'idéologie régnant dans ce milieu; s'il est également
vrai que les sociologues sont des hommes, on peut admettre, conformément à un
simple syllogisme, que les sociologues sont soumis à la règle générale que,
raisonnablement, il est difficile de contester. On peut comprendre la réaction
psychologique négative de tout homme de science lorsque l'on suggère que ses opinions
dépendent de quelque chose qui se trouve en dehors de son intellect, mais il est
au moins permis de penser que, dans un milieu de spécialistes en sciences sociales,
ce genre de réaction est plus facilement surmontable qu'ailleurs.

Les opinions sociologiques nouvelles, en premier lieu le choix du système de


valeurs qui est décisif s'il s'agit de la sélection des faits de la réalité observée et
a fortiori, de leur généralisation et de leur interprétation, dépendent de l'époque,
de la tradition culturelle de la société, du milieu social avant tout de la classe
qui est le nôtre, etc. Pour moi, en tant que marxiste, c'est l'évidence même. La
manière de le formuler peut varier, bien sûr selon les écoles de pensée. Quoi qu'il
en soit, un point est évident : il nous faut reconnaître que les opinions sont
déterminées socialement et, par là même, admettre le caractère idéologique de la
sociologie dans le sens que nous lui avons donné plus haut, sans tomber pour autant
dans la vulgarité et nous accuser mutuellement d'être les agents d'une classe, ou
proclamer certaines opinions non pas à seule fin de découvrir la vérité mais pour
obéir à des groupes sociaux déterminés. Bien qu'indéniablement on puisse
rencontrer des cas de cette sorte, qui constituent une infraction à la nature de la
science.
Cet aspect du problème a été, en d'autres termes peut-être, largement exposé
par le Professeur Konstantinov.

Ce qui reste et qui revêt une importance décisive pour tout sociologue, pour
tout représentant des sciences humaines dans le sens large du terme, c'est la ques-
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tion suivante : dans ces conditions, la recherche de la vérité objective est-elle


possible dans ce domaine et, partant, la science est-elle possible dans ce domaine de
la recherche?
En son temps, le même dilemme s'était posé à Mannheim qui, s'étant engagé
avec ses « points de vue » dans un relativisme extrême, s'est retrouvé devant la
menace de l'anéantissement des possibilités de la science sur la société, car
écarter la vérité objective c'est en même temps écarter les possibilités de la science.
Mannheim a essayé de sortir de la difficulté par la construction hasardeuse du
« calcul des perspectives » par l'intelligentsia. Celle-ci devait, en tant que groupe
social, se soustraire à la règle générale du conditionnement social de la
connaissance humaine. Le seul effet de cette construction était de faire craquer tout le
système de Mannheim. Mais il me semble que l'étude des présuppositions épisté-
mologiques de la sociologie de la connaissance de Mannheim peut néanmoins nous
aider à trouver une réponse à notre question.
Le cours de la pensée de Mannheim est le suivant : tout ce qui concerne la
connaissance de la société et de ses problèmes est socialement conditionné par
la situation de l'observateur; sa réalisation s'effectue à partir d'une certaine «
perspective », sous un angle donné. Toute connaissance est donc limitée, partielle Etant
donné que pour être véritable la connaissance doit être totale, une connaissance
partielle n'est pas véritable, elle est fausse.

Ceci n'est pas formulé explicitement par Mannheim, mais on peut le déduire
facilement de l'ensemble de ses raisonnements. Et c'est là la présupposition épisté-
mologique tacitement admise de Mannheim : la vérité, c'est la vérité absolue, dans
le sens de la connaissance totale de l'objet; de ce fait elle est immuable, car
il est impossible et inutile de lui ajouter quoi que ce soit. Ce que l'on appelle la
vérité relative, c'est-à-dire partielle et correspondant à un système quelconque, est
faux. Cette opinion est explicitement formulée par certaines écoles philosophiques,
mais elle est auto-destructrice : il en découle, en effet, que toute l'histoire de la
science n'est en réalité que l'histoire de faits erronés, avec ceci que la science
contemporaine n'y échappe pas non plus; et pourtant l'humanité a su agir et agit
efficacement, en s'aidant de cet instrument.

Lorsque nous parlons de la vérité objective date les sciences sociales, il


nous faut nettement délimiter le postulat de la vérité absolue qui peut fonctionner
en tant que modèle, et les vérités relatives qui composentSe corps de la science.
Dans le domaine des sciences sociales, du fait que leur objet est complexe et en
mouvement, la connaissance totale et par conséquent, définitive est impossible, à
l'exception de questions étroitement délimitées : la constatation d'un fait historique
par exemple. Cela signifie que l'on renonce dans ce domaine aux vérités absolues
définitivement acquises d'un seul coup, en faveur de la théorie de la
vérité-processus. Nous obtenons donc des vérités partielles, relatives qui, en s'ajoutant,
enrichissent notre connaissance et tendent comme une série mathématique vers
un limes qui ne sera jamais définitivement atteint. Cette perspective est
plus modeste que celle qui prétend obtenir la vérité objective définitive, mais plus
réaliste aussi et elle n'enlève rien à l'honneur des sciences sociales par rapport
aux sciences naturelles qui, d'ailleurs, ne sont nullement en meilleure posture.

Quoi qu'il en soit, ceci nous libère du dilemme de Mannheim : nous n'enlevons
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rien aux possibilités de la science lorsque nous admettons que nous opérons
uniquement à l'aide de vérités relatives.
La conclusion qui en découle revêt pourtant une grande portée : personne n'a
jamais disposé de la vérité totale, tous, nous usons de théories qui n'échappent pas
au statut d'hypothèses, car elles peuvent et doivent continuellement être vérifiées et
modifiées. Le différend se réduit uniquement à la question de savoir qui possède
une vérité plus complète. Mais tout en étant persuadé que c'est le privilège de
sa propre théorie, ce qui est naturel, il ne faut pas admettre par avance que les
théories concurrentes sont absolument dépourvues de la valeur de la vérité, car
théoriquement même une théorie opposée à la nôtre peut la posséder et cette
question doit toujours être étudiée et décidée concrètement. Ainsi donc la réflexion
sur le caractère relatif de la vérité dont on dispose engendre-t-elle le besoin de
tolérance et la nécessité de s'instruire auprès du concurrent, ce qui ne signifie pas
que l'on renonce à combattre même violemment ses opinions. Pour un
marxiste, cette attitude est la conséquence logique de la théorie de la vérité qui
est la sienne et qui est partie intégrante originale de sa philosophie.

La seconde conséquence, plus importante encore peut-être de ce point de


vue, est la thèse sur la possibilité de perfectionner la connaissance acquise. Alors
que la vérité absolue n'est pas soumise à la progression, la vérité relative, elle, y
est soumise. Etant parvenu à une vérité relative, on peut la compléter en tendant
vers la vérité absolue. Je peux apprendre par observation, je peux apprendre
auprès des autres. Mais n'y a-t-il pas un obstacle dans le fait que nous sommes
tous socialement conditionnés et que nous ne pouvons pas nous défaire de notre
propre peau?
Mannheim a tenté de surmonter cet obstacle en donnant l'absolution à
l'intelligentsia en tant que groupe social. Mais dans ce domaine comme dans les autres,
d'ailleurs, le volontarisme est trompeur. Pour atteindre cet objectif, en effet, point
n'est besoin d'avoir recours à l'opération qui fait des membres de l'intelligentsia
des surhommes. Il suffit que les hommes dont l'occupation consiste en la réflexion
scientifique sur la société soient conscients de la relativité de leurs connaissances.
De cette manière, on renonce aux écoles « fermées » et on voit se dessiner la
perspective d'aboutir à la connaissance mutuelle et à la complémentarité des
systèmes. Même si l'on admet que chacun d'entre eux demeurera convaincu qu'il est le
meilleur de tous. L'essentiel c'est qu'aucun ne considère qu'il est parfait et, de ce
fait, immuable.
Les recherches sociales sont toujours socialement conditionnées et c'est ce
qui fait entre autres qu'elles sont différenciées dans leurs présuppositions et leurs
conclusions. Mais si elles constituent des systèmes ouverts, il est évident qu'il est
possible de parvenir à des vérités reconnues en commun et de les enrichir. On le
voit également dans la sociologie et le Professeur Pitirim Sorokin a tenté d'en
dresser un registre qui. bien entendu, peut être discuté. C'est évident pour les
marxistes qui, tout en soulignant le caractère de classe des sciences sociales, ne
primitivisent cette thèse ni dans le sens que l'origine sociale doit fatalement
déterminer les opinions du chercheur (auquel cas le marxisme lui-même n'aurait pu
naître), ni dans celui que les cloisons et les différences entre les diverses écoles
sont immuables. Le fait que certaines thèses du matérialisme historique ont à ce
point pénétré les sciences sociales contemporaines que bien souvent les savants
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ne se rendent plus compte aujourd'hui de leur genèse et s'en servent comme de


quelque chose d'évident, en est le témoignage.
Nous arrivons donc à une conclusion extrême en apparence mais néanmoins
optimiste dans la perspective des sciences sociales : leurs thèses théoriques sont
toujours socialement et dans un certain sens idéologiquement conditionnées,
pourtant, bien qu'elles aient la valeur de vérités relatives, elles sont des vérités
objectives susceptibles de se développer et de se perfectionner. Cette conclusion
élimine l'opposition apparente de la science et de l'idéologie dans le sens
précis du terme mais elle écarte également le nihilisme scientifique du relativisme.
Elle ouvre, de ce fait, une perspective optimiste au développement ultérieur de la
science objective sur la société.
Ces raisonnements sont délibérément limités à la sphère de la métasocio-
logie. Il est clair que le sociologue empiriste s'intéresse en premier lieu à d'autres
problèmes relevant du domaine de la psychologie, de la sociologie et de la
technique de son action. Je ne mets nullement en question ni le bien-fondé ni la portée
de ces domaines d'intérêt. Si je me suis concentré sur l'aspect métasociologique
du problème, c'est qu'il se trouve directement â portée de ma compétence et
aussi parce que, selon moi, il est sous-estimé par nombre de sociologues empi-
ristes. Fort injustement, je pense, et au détriment de la cause.

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