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Séance 5 

:
Pour une représentation du peuple

Introduction :
Au fil des révolutions, un nouvel acteur apparaît sur la scène de l’Histoire : le peuple.
Comment le représenter ? La question se pose à la fois du point de vue politique et artistique avec
d’autant plus d’urgence que la révolution industrielle donne une visibilité accrue à la classe ouvrière
toujours plus nombreuse et concentrée dans les villes. Les ouvriers sont de plus en plus nombreux et
les villes sont leurs destinations de prédilection puisqu’elle sont la scène de l’industrialisation. Or, le
peuple apparaît comme une entité qu’on a du mal à circonscrire et à nommer. Il est difficile de
définir et de délimiter le peuple. Tantôt ce peuple est célébré, notamment par les artistes
romantiques et par leurs héritiers qui voit dans le peuple une source d’énergie et les garants d’une
vérité des origines. Tantôt il est déprécié par d’autres qui le compare à un flot barbare qui ravage
tout sur son passage. Le peuple occupe une position ambigüe. Bien que la révolution française à
souhaiter gommer les différences entre les citoyens et faire du peuple souverain la principale force
démocratique, ce dernier n’est pas représenté comme il se doit. Parce qu’il est peu et mal
représenter, le peuple à l’impression de ne pas réussir à faire entendre sa voix, une situation que
conteste en politique comme dans les arts ceux qui souhaite faire entendre les voix du peuple, les
voix d’en bas. 
Une majorité de gens craignent le peuple, alors que même parfois ils en font partis.

« Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouverner » -
Gustave LEBON.

Notions :
Le peuple
La foule Gustave Lebon : processus de contamination
Le roman feuilleton (III.1.)
Sainte-Beuve : regrette que la littérature soit devenue un produit commercial alors qu’elle devrait
être désintéressée, animée par le seul amour de l’art. « De la littérature industrielle » / En se faisant
démocratique et populaire, la littérature est devenue immorale. 
Eugène Sue : son roman est à l’image de la démocratie.
Le suffrage dit universel ne satisfait pas à faire une démocratie.
Le crime est souvent le frère de la misère, ce qui est bien montré par Victor Hugo à travers le
personnage de Jean Valjean envoyé au bagne pour avoir voler un pain pour assouvir le besoin naturel
de la faim.

I. Le peuple insaisissable

1. Comment le nommer  ?
Longtemps, la définition du peuple est restée instable et problématique et cela pour différentes
raisons. D’abord, parce que derrière cette étiquette se superpose des acceptions sociales, ethniques
ou culturelles. En effet, quand on parle de peuple, on entend à la fois plusieurs choses :
 Le peuple souverain, c’est-à-dire la communauté imaginaire à laquelle revient en théorie
l’autorité politique. Cette communauté recherche le bien commun.
 Le peuple nation, c’est l’ensemble abstrait qui forme une nation à laquelle on prête certaines
singularités. 
 Le peuple comme classe social regroupant les non possédants qui ont peu de biens. 
Les deux dernières définitions incluent parfois des considérations ethniques. Il est vrai qu’au sens
strict la communauté nationale ne rassemble pas un peuple ayant une même origine géographique
et ethnique mais plusieurs origines unifiées de manière abstraite par la fiction universaliste. Reste
que l’idée que peuple nation a pu entraîner avec elle des caractéristiques géographiques,
linguistiques ou ethniques. De la même manière, les traditions et les coutumes des humbles sont
parfois jugées pittoresques, on va considérer qu’elles forment le folklore d’une nation et que ce
folklore donne une coloration à la nation tout entière. Mais les définitions du peuple classe et du
peuple souverain ont pu s’exclure l’une l’autre après la révolution à une époque où seuls étaient
considérés comme citoyens actifs (pouvant donc voter) les individus qui n’étaient pas pauvres.
Le suffrage universel, après la révolution, n’est pas véritablement universel puisqu’il ne concerne
que les citoyens mâles et exclu toutes les femmes et parce que ce suffrage ne concerne que les
personnes qui possède une certaine quantité de bien et peuvent payer nombres d’impôts.
La majorité de la population n’était pas constituée de citoyens actifs puisque la plupart des citoyens
ne pouvaient pas voter. 
Notion :
-Les citoyens actifs
Le mot peuple est très complexe parce qu’il est singulier tout en exprimant un pluriel, la multitude. A
la manière de cette figure de style qui prends la partie pour le tout, le peuple est une synecdoque. A
travers ses différentes acceptions, le mot peuple désigne à la fois un collectif et une fraction donnée
de ce collectif ; la frange la moins aisée de la population. Un même terme est utilisé pour désigner à
la fois l’unité et le nombre, pour dire l’individualisme et les inspirations collectives, pour dire la
puissance politique et la qualité sociologique. 
L’historien romantique, Jules Michelet (1798-1874) a écrit « Le Peuple » qui date de 1846. Dans cet
ouvrage, Michelet superpose les différentes acceptions du mot peuple. L’ouvrage fixe la définition de
la notion républicaine. Or, l’image du peuple est difractée. En effet, Michelet considère le peuple
sous des angles très différents et parfois contradictoires :
-Du point de vue national, voir nationaliste :
Le peuple français à des particularités culturelles relatives au climat, à ce qu’il appelle la « race », à la
langue, mais aussi le peuple français à une vocation universaliste c’est-à-dire qu’il est chargé de
montrer la voix de l’émancipation aux autres peuples. Cette croyance est très répandue notamment
après la révolution française.
-Du point de vue social :
Ce qu’il a appelé peuple est l’ensemble des pauvres, des opprimés, femmes et enfants inclus.
-Enfin, du point de vue politique :
Le peuple désigne chez Michelet :l’ensemble des citoyens détenteurs de la souveraineté
démocratique.
Quand on croise les différentes définitions, on se demande qui est exclu du peuple mis à part peut-
être les rois d’anciens régimes ? On se demande aussi à quel moment de l’histoire le peuple au
singulier s’est levé comme un seul homme et si son action a été aussi manifeste et efficace que
Michelet le dit ? 

2. Comment le figurer  ? 
(une statue)
La société d’ancien régime était fondée sur l’organisation en corps avec :
-la séparation des différents ordre (noblesse, clergé et tiers état)
-la séparation des différents métiers
-la séparation des communautés religieuses.
Ces différents corps se réunissaient autour de la figure unificatrice du roi. Quand le roi mourrait, son
corps physique était enterré mais le corps symbolique du roi restait vivant à travers un nouveau roi.
Après la révolution, le peuple remplace le souverain mais il est beaucoup plus difficile de représenter
le peuple que de représenter un roi. C’est dans ce contexte que peu après la révolution française est
lancée le projet d’érection d’une statue à la gloire du peuple qui est présenté par Jacques-Louis
David (1748-1825). Il est un artiste célèbre et respecté qui a notamment immortalisé le serment du
jeu de paume. Cet artiste a siégé comme député à la convention nationale, il a donc des
responsabilités politiques. En 1792, il est chargé des fêtes au sein d’un comité. Dans ce cadre, il
défend la fabrication d’une statue en hommage au peuple français qu’il imagine à Paris. La
convention nationale promu un décret à la suite de cette demande : 
Jacques-Louis David, décret inclus dans le Rapport fait à la Convention nationale au sujet d’une
statue symbolique du Peuple, le 27 brumaire an II [17 novembre 1793], Paris, Imprimerie
nationale, s.d., en ligne sur https://inha.revues.org/6163 :
« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport du Comité d’Instruction publique, décrète
ce qui suit :

ARTICLE PREMIER Le peuple a triomphé de la tyrannie & de la superstition ; un monument en


consacrera le souvenir.
II. Ce monument sera colossal.
III. Le peuple sera représenté debout par une statue.
IV. La victoire fournira le bronze.
V. Il portera, d’une main, les figures de la liberté & de l’égalité ; il s’appuiera, de l’autre, sur sa
massue. Sur son front on lira Lumière ; sur sa poitrine, Nature, Vérité ; sur ses bras, Force ; sur ses
mains, Travail.
VI. La statue aura quinze mètres, ou quarante-six pieds de hauteur.
VII. Elle sera élevée sur les débris amoncelés des idoles de la tyrannie & de la superstition.
VIII. Le monument sera élevé à la pointe occidentale de l’île de Paris.
IX. La patrie appelle tous les artistes de la République à présenter, dans le délai de deux mois, des
modèles où l’on voie la forme, l’attitude & le caractère à donner à cette statue, en suivant le décret
qui servira de programme.
X. Ces modèles seront envoyés au ministre de l’Intérieur, qui le déposera au Muséum, où ils seront
exposés pendant deux décades.
XI. Un jury nommé par l’Assemblée des Représentants du peuple, jugera publiquement le concours,
dans la décade qui suivra l’exposition.
XII. Les quatre concurrents qui auront le mieux rempli le programme concourront entre eux pour
l’exécution.
XIII. La statue, exécutée en plâtre ou en terre de la grandeur prescrite par l’article vi, sera l’épreuve
exigée pour le second concours.
XIV. Un nouveau jury prononcera publiquement aussi, & après une exposition de deux décades.
XV. Celui qui remportera le prix sera chargé de l’exécution.
XVI. Les trois autres concurrents seront indemnisés par la patrie.
XVII. La déclaration des droits, l’acte constitutionnel gravés sur l’airain, la médaille du 10 août, & le
présent décret, seront déposés dans la massue de la statue.
XVIII. Le présent décret, ainsi que le rapport, seront insérés dans le bulletin, & envoyés aux armées ».
Le décret rappelle donc les principes idéologiques qui préside l’érection de cette statue qui est une
allégorie du peuple français. Le texte précise quels matériaux et quelles techniques devront être
utilisés. Les futurs artistes seront sélectionnés au moyen d’un double concours, le meilleur réalisera
la statue. Le travail des artistes est fortement conditionné, les mensurations sont fixées, les détails
imposés, les matériaux choisis (bronze recyclé à partir des armes des ennemis), forgé à partir de
statue d’ancien régime (on passe du vieux au neuf),… La statue doit symboliser la régénération qui
s’est accompli. On ajoute à la statue des attribues : allusion à Hercule qui avait déjà symbolisé la
République en Italie pendant la Renaissance, en France révolutionnaire il devient une représentation
privilégiée du peuple. La statue présentera des inscriptions qui sont censés lui fournir une parfaite
lisibilité : lumière, vérité, travail, l’acte constitutionnel,… On accentue la signification de la statue. En
soi, la statue n’est pas assez parlante en soi puisqu’on est obligé de clarifier les choses par des mots,
c’est peut-être ce qui explique que cette statue ne verra jamais le jour, le peuple étant difficile à
représenter. Jacques-Louis David lui prendra tout de même quelques éléments pour les implanter
dans une ébauche de rideau d’Opéra qui se trouve au musée du Louvres et qui daterait de 1795.
La difficulté à figurer le peuple sur le plan artistique est à la mesure de la difficulté qu’on a à le
mesurer politiquement.
Le suffrage universel réduit aux hommes permet d’autant moins la représentation directe d’autant
qu’il est censitaire (réservé aux personnes payant le cens, un impôt). Cette représentation suscite le
mécontentement des artistes républicains qui voient dans le peuple une formidable ressource. On
peut citer parmi ces artistes : George Sand et Eugène Sue. On retrouve aussi du mécontentement
dans une frange du peuple lui-même qui prends la parole pour défendre ses propres droits.
Le suffrage universel ne représente pas le peuple, réservé aux citoyens actifs.

II. Messie ou truand ? Deux visions antagonistes


1. Janus populaire
Janus est un Dieu de l’antiquité romaine à double face. Cette image est utilisée
car on peut avoir l’impression que le peuple à plusieurs visages. Certains le
présente comme noble et pur, d’autres comme primitif et brutal et d’autres
comme l’ensemble de ces choses.
Cette double nature supposée du peuple rend encore plus difficile toute définition.
Livre :
Léon Gozlan est un proche d’Honoré de Balzac et contribue à un livre « Les français peints par eux-
mêmes » distillé en 5 volumes et qui propose des types humains, des types sociaux (l’épicier,
l’étudiant, la femme, le touriste…). L’ambition est mi sociologique, mi satirique, plusieurs pages sont
consacrées à l’Homme du peuple qui insiste sur la difficulté à le définir : on ne sait pas vraiment qui
est l’Homme du peuple. Sa perception diffère selon l’appartenance à tel ou tel groupe social de la
personne à qui on demande sa perception. Certains en brosseront un porté valorisant, d’autres
dépréciatif. Pourtant, une majorité de gens craignent le peuple alors même que parfois ils en font
partis.

Léon Gozlan, « L’homme du peuple », Les Français peints par eux-mêmes : encyclopédie
morale du dix-neuvième siècle, Paris, L. Curmer, 1840-1842, t. 3, p. 273-276 ; en ligne sur
Gallica :

« […] Mais qu’est-ce que l’homme du peuple ? quel est son état ? où est-il, que fait-il, ou ira-
t-on pour l’étudier ? Sera-ce dans les salons ? Non, sans doute. Sera-ce dans la rue ? Mais la
rue, c’est la mer, tout le monde y passe. Sera-ce au théâtre ? Mais à quel théâtre encore ?
À l’Opéra ou aux Funambules ? À quelle de ces deux grandes scènes enfin, l’une où trône la
royauté du grand monde, l’autre où court s’épancher la lie des faubourgs ? Est-ce
à l’église ? Je ne l’ai aperçu ni à Saint-Roch ni à Notre-Dame. Dirons-nous alors que tout ce
qui n’a ni état ni résidence marquée, ni centre collectif, ni habitudes précises, appartient à la
flottante catégorie de l’homme du peuple ? À beaucoup d’égards la définition
serait flétrissante ; elle tendrait à présenter l’existence de l’homme du peuple comme un
incommensurable vagabondage exercé autour de la société. Quoique toutes les limites de
l’Océan ne nous soient pas encore connues, néanmoins nous l’appelons fièrement une mer et
non un débordement.
Demanderons-nous à la Noblesse ce qu’est l’homme du peuple ? La Noblesse nous
répondra sans hésitation : “L’homme du peuple est le vaincu de l’invasion, l’esclave des races
qui ont triomphé par la conquête du sol ; quand il rampait, il subissait la conséquence de sa
chute ; quand il a été relevé de son humiliation, c’est par une concession graduelle de notre
générosité ; lorsqu’il a voulu monter à notre niveau, il a commis un acte de rébellion ; il a
remplacé le droit, contre lequel rien ne prévaut, par la violence. Devant la consécration des
faits accomplis par l’ordre de la Providence, quand l’homme du peuple obéit, il fait bien, il est
juste ; sitôt qu’il veut commander, il rompt l’anneau, il brise un pacte, il fait mal ; et dès ce
moment de perturbation l’homme du peuple, poussé hors de son centre de gravitation, n’est
plus que l’homme d’une forme sociale qui prend à son origine le nom de révolution, et plus
tard, si cette forme cherche à se raffermir, le nom d’usurpation”. Telle est la réponse de la
Noblesse.
Que la même question soit posée à une plus large fraction de la société, l’aveu sera
celui-ci : “L’homme du peuple a été contre toute justice opprimé pendant des siècles ; ses
vices résultaient de ses malheurs ; sa soumission, de son ignorance ; il était faible parce qu’il
était accablé sous le poids des souffrances ; il n’a pas compté dans notre histoire parce
qu’on l’éloignait du champ de bataille, où se serait manifestée sa bravoure parce qu’on lui
interdisait le droit de se gouverner, droit qui lui aurait permis de montrer et d’appliquer les
ressources de son intelligence. Il n’a rien fait parce qu’il n’était pas. Son émancipation
absolue sera l’œuvre du temps […] 
Laissons maintenant se prononcer l’opinion de la généralité, et, il faut le dire aussi, de
la partie la plus intéressée à voir triompher cette opinion : “Toutes les distinctions de classes
et de rangs sont des mensonges en théorie, des crimes dans l’application. L’homme du peuple
est tout ; il n’y a que le peuple. Le nombre, la force, l’intelligence et par conséquent le droit
sont avec lui et en lui ; qui gouverne sans lui est contre lui. Plus tôt il sera rentré dans sa
souveraineté, plus tôt il se sera fait justice. Pour l’homme du peuple, les délais
imposés à l’imprescriptible réalisation de ses droits sont moins un moyen rationnel de les
acquérir, qu’un obstacle qui en retarde le triomphe. Là ou il n’y a pas eu d’engagement, il n’y
a pas eu de terme fixé, de délai consenti. Liberté par tous les moyens et dans tous les temps”.
Il résulte de ces différentes appréciations que, s’il n’est pas facile d’arrêter à main
levée les traits de l’homme du peuple, il est plus difficile encore de ne pas le regarder comme
le représentant d’un vaste assemblage d’individus qui a coexisté avec les diverses phases de la
société française. Au fond de quelle erreur ne tomberait-on pas si l’on confondait l’homme du
peuple dans la commune acception du mot avec le peuple même [sic]. L’homme du peuple
appartient incontestablement au peuple ; mais celui-ci est loin de ne se composer que
d’hommes du peuple. Sauf quelques exceptions à demi noyées, les peintres, les écrivains, les
musiciens, les manufacturiers, les marchands ; montez encore plus haut à l’échelle sociale, les
juges, les avocats, les députés, les ministres même, sont pris parmi le peuple ; mais il serait
d’une singulière inexactitude d’avancer que l’homme du peuple est écrivain, peintre,
musicien, manufacturier, avoué, député, ministre. La conscience de ce que sont les choses et
les mots qui les frappent d’une valeur monétaire se récrierait à cette définition étrange ; car
autant vaudrait dire qu’il n’y a pas d’hommes du peuple si chacun est du peuple. Quelle
distinction resterait-il à faire ? dans l’intérêt de quelle exception stipulerait-on, s’il n’y avait
pas d’exception ? Pourra-t-on même dire qu’on rencontre l’homme du peuple dans les ateliers
à l’exclusion de tout autre lieu ? Mais dans l’atelier règne déjà un chef, et ce chef ne sera pas
assurément pris pour le type de l’homme du peuple ; il y a un vice-roi ou contre-maître [sic]
qui n’est séparé du maître que de l’épaisseur de quelques mille francs ; il y a encore le
premier ouvrier sur le point de passer contre-maître [sic] demain. 
Autre confusion à prévoir dans le raisonnement : le chef d’atelier est souvent un
homme d’origine basse enrichi par le hasard d’une spéculation heureuse, et le dernier de ses
ouvriers appartient à une famille distinguée. Le caractère d’homme du peuple s’abolirait-il du
jour au lendemain dans le maître parce qu’il aurait gagné quelques écus à la Bourse ; la
qualification d’homme du peuple serait-elle due à l’autre, seulement enrôlé ouvrier depuis six
mois, l’an passé encore servi par deux domestiques ? L’homme du peuple n’est donc pas
essentiellement l’homme de l’atelier, pas plus qu’il n’est que l’homme des champs ou que le
marin. 
De distinction en distinction rigoureuse, d’exclusion en exclusion logique, il nous sera
bientôt démontré ce qu’est l’homme du peuple puisque nous aurons dit tout ce qu’il n’est
pas ».

La crainte du peuple s’accentue au XIXe siècle avec la révolution industrielle, à mesure que le
nombre d’ouvriers augmentent et s’accumulent dans les villes. Les ouvriers acquièrent la réputation
d’être sales et méchant à cause des lieux qu’ils sont obligés de fréquenter, vivant dans des logements
nauséabonds et insalubres. Ces travailleurs appartenant à la classe laborieuse sont estimés comme
dangereux.
Louis Chevalier, historien des années 1950, s’est intéressé à la population d’ouvrier et a démontré
que leurs supposée nocivité n’était pas intrinsèque mais liée à la paupérisation du Paris du 19e siècle
qui sera brutalement touché en 1832 par le choléra qui sera l’un des prétextes pour reconstruire un
Paris plus aéré, le Paris du baron Hausman.
Au 19e siècle, Paris accueille des populations venant à la fois des campagnes et de l’étranger. Cette
population se perds dans la grande ville puisqu’elle a tendance à isoler ces individus. Les conditions
difficiles vont parfois pousser aux crimes et aux vices comme l’alcoolisme. Le crime est souvent le
frère de la misère, ce qui est bien montré par Victor Hugo à travers le personnage de Jean Valjean
envoyé au bagne pour avoir voler un pain pour assouvir le besoin naturel de la faim.
Dans les années 1830-1850, une fraction du peuple à l’image de Jean Valjean est idéalisée par les
artistes romantiques qui en font le nouveau héros de l’histoire. C’est le peuple qui est au cœur des
utopies humanitaires et socialistes notamment dans certaines œuvres de Michelet, d’Hugo ou de
Lamartine.
Une fascination pour le peuple par les écrivains.
Les écrivains romantiques sont fascinés par le peuple puisqu’ils lui prêtent tout une série de vertus :
la simplicité, la vérité, l’humilité, l’énergie, la spontanéité. Ils sont également fascinés parce qu’ils
peuvent se donner le beau rôle en se faisant porte-parole de ce peuple. De fait, l’écrivain romantique
à tendance à s’identifier au peuple de manière opportuniste.
-Une identification du peuple de manière opportuniste.
Michelet, réellement issu des milieux modestes prétends brosser étant donné sa position, un tableau
de la société française plus juste que d’autres tableaux déjà existants. Il emboîte le pas aux écrivains
romantiques et considère qu’eux aussi ont décrit des tableaux vivants du peuple qui en disent
souvent plus que des statistiques abstraites. Michelet fait de l’art et de la littérature des supports qui
en apprendrait autant sur le peuple que certains documents statistiques mais il regrette que les
écrivains romantiques aient eu la tendance de favoriser le spectaculaire.
Il reproche aux romantiques d’avoir privilégier le bizarre, l’exceptionnelle et le laid pour des raisons
esthétiques. Pour Michelet c’est une erreur car ils ont faussé la vision que se faisait les étrangers de
la France.
Plutôt que de décrire des bagnards et des prostituées, Michelet propose de souligner la moralité du
peuple, le fait qu’il soit économe, serviable et prêt à se sacrifier.
Il rappelle qu’après l’épidémie de choléra, ce sont les pauvres qui ont adoptés les orphelins.
Par le peuple, artistes et intellectuels bourgeois ont le sentiment de se purifier sur les plans
politiques et poétiques, le peuple posséderait la créativité, l’éloquence vraie et la poésie naturelle.
Les romantiques reconnaissent donc une légitimité au peuple et contribue à le mythifier mais ces
romantiques eux-mêmes craignent les débordements du peuple. Tout en glorifiant l’énergie du
peuple, ils craignent la puissance de la masse. C’est la révolution de 1848 où le peuple à l’impression
d’être trahi par les intellectuels qui va seller la fin d’une vision sociale utopique, à partir de ce
moment l’artiste n’est plus considéré par le peuple comme un frère, un prophète lui aussi victime du
bourgeois. Certains artistes changent leurs fusils d’épaules et en viennent à détester le peuple qu’ils
glorifiaient précédemment.
PAS TROP COMPRIS

2. Quand le milieu fait la différence  : artisans et prolétaires 


Le type d’activité distingue les honnêtes travailleurs de la canaille au sein du peuple. On distingue
d’abord les travailleurs de la campagne de leurs homologues des villes.
Les premiers sont idéalisés, dans l’imaginaire collectif, la proximité de ces travailleurs avec la terre
leurs vaut d’être considéré comme les racines de la France. Les travailleurs de la ville, quand ils sont
artisans sont bien traités puisqu’on a l’impression qu’il représente un modèle traditionnel du
modeste travailleur qui réalise des services ou qui, dans un milieu relativement sain, fabrique des
objets manufacturés qui témoignent d’un goût du bel ouvrage. Un artisan se fournit lui-même,
travaille avec des outils qui lui appartient pour fabriquer des objets qu’il va vendre, il maîtrise tout le
processus de fabrication, ce qui rends son travail plus noble que celui des prolétaires.
Avec le développement de la grande industrie émerge une catégorie nouvelle, celle de l’ouvrier
qu’on appelle prolétaire. Il évolue dans des villes toujours plus étendue et nauséabonde, on va prêter
au prolétaire des tas de vices. Il fait peur aux citadins, notamment aux bourgeois, qui ne supportent
pas de devoir partager la ville. Ce peuple va être identifier à la canaille. Un certain nombre de
socialiste rappelle au contraire que les prolétaires devraient être fiers et ils les encouragent à
revendiquer une dignité que les riches exploiteurs ne connaîtront jamais puisqu’ils se vautrent dans
l’abondance.
Se consolide alors une idée qui date de la révolution française : l’opposition entre le « bon peuple »
et quelques « gros » exploiteurs.
Nombres d’écrivains vont en tirer parti, notamment Zola qui représentent la lutte des petites gens
avec les gras. Cette idée va également être exploitée par les dessinateurs qui vont la présenter sous
forme de caricature. Jaussot va dessiner « Les envieux, c’est tout de même chic d’être gras »,
reprenant un contraste entre les bourgeois bedonnant et les pauvres décharnés.

3. Le retour des invasions barbares


Au XIXe, c’est moins l’étranger que l’ouvrier qui inquiète. La seconde moitié du XIXe réactive la peur
des invasions barbares. La révolution des canuts qui date de 1831 va jouer une part importante dans
la réactivation de cette peur. La révolte est partie de la colline de la Croix Rousse, sur les hauteurs de
Lyon et a gagné les autres quartiers ouvriers de la ville. Les ouvriers s’étaient mis en grève en
réaction à la mécanisation qui les condamnaient à des cadences encore plus infernales, ils
brandissent le drapeau noir et prennent possession du centre de Lyon après des combats qui font
une centaine de morts.
Le souvenir de ces événements marque les esprits de la bourgeoisie qui considère que cette révolte à
des airs de déferlement barbares venus des hauteurs. Cette image de la submersion s’impose à des
invasions barbares. De manière générale, ce qu’on craint est la jeunesse populaire. La figure du jeune
homme issu des quartiers populaires suscite le fantasme, on le nomme au XIXe ‘Apache’ en
référence à une population indienne jugée sauvage et violente par les colons américains. Ils
apparaissent comme une forme de barbare social.
L’apache et jeune, vient des quartiers périphériques en hauteurs et se déplace en bande, il lutte
contre la misère au moyen de petits larcins. Ce jeune déteste les bourgeois, la police et le travail :
tous les représentants d’une société qui l’exclu.
Sa révolte s’explique aussi par le fait que la République protège souvent les petits enfants et
préconise la scolarisation, néglige les moins de 20 ans qui n’ont pas le droit de vote et sont considéré
comme des adultes lorsqu’ils commettent un délit.
Une série de stéréotypes concernant ces jeunes se développent et sont diffusés par la presse
illustrée à la fin du XIXe de manière crue.
L’Apache est reconnaissable grâce à des attributs qu’on lui prête : le long couteau, la ceinture rouge,
foulard et casquette. Progressivement, les Apaches ont cédé leurs places dans les années 1970/1980
à ceux qu’on a appelés les ‘blousons de cuirs’, les ‘zonars’ et à partir de 1980 les ‘jeunes de banlieue’.
Ce sont souvent les jeunes qui sont objets de cette médiatisation orientée. Chez les jeunes, la
conscience de classe à peu à peu disparue.
Notion :
Apache- 1970 1980 les blousons de cuir, les zonars- 1980 les jeunes de banlieue.

4. Gouverner les foules


Une peur des foules
La peur des foules traverse le XIXe comme le signale l’abondance de termes péjoratifs qui désigne
la multitude ; la populace, la plèbe, la ou les masses.
La crainte s’accentue à chaque nouvelle révolte populaire ou révolution.
La pseudo science de la psychologie des foules apparaît notamment grâce à un médecin contre
révolutionnaire, Gustave Le Bon. Il considère que la foule est dénuée de raison et n’obéit qu’à des
impressions puissantes, elle est mue par son instinct et emporte tout sur son passage.
Le Bon compare la foule aux femmes, aux malades mentaux et aux ivrognes qu’il considère inférieurs
et qui serait incapables de canaliser leur animalité et transmettrait leur énergie à tout individu isolé.
Une théorie :
-un processus de contamination
Il y aurait un processus de contamination, signe que les émeutes deviendraient de plus en plus
incontrôlables à mesure qu’elle grossirait. Cette théorie qui met l’accent sur la contagion témoigne
de la hantise des foules déchaînées, elle est reprise un peu partout chez des médecins, des écrivains
et des artistes. Pour Le Bon, la psychologie des foules exprime l’idée que la civilisation européenne
court à sa perte si elle ne préserve pas ses valeurs.
Pour les préserver, Le Bon souhaite l’avènement d’un chef qui ait de la volonté et de la force et qui
s’impose par son prestige. C’est à ce chef que Le Bon dédie son ouvrage qu’il considère comme un
manuel de domination des masses et qui est à destination de l’élite. Il y délivre un certain nombre de
règles pour canaliser les foules et les mettre à son service. 
Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895, livre I, chapitre 3. 3, en ligne
sur http://classiques.uqac.ca/classiques/le_bon_gustave/psychologie_des_foules_Alcan/
foules_alcan.html :

« C’est sur l’imagination populaire qu’est fondée la puissance des conquérants et la force
des États. C’est surtout en agissant sur elle qu’on entraîne les foules. Tous les grands faits
historiques, la création du Bouddhisme, du Christianisme, de l’Islamisme, la Réforme, la
Révolution, et, de nos jours, l’invasion menaçante du Socialisme, sont les conséquences
directes ou lointaines d’impressions fortes produites sur l’imagination des foules.
Aussi, tous les grands hommes d’État de tous les âges et de tous les pays, y compris les
plus absolus despotes, ont-ils considéré l’imagination populaire comme la base de leur
puissance, et jamais ils n’ont essayé de gouverner contre elle. “ C’est en me faisant
catholique, disait Napoléon au Conseil d’État, que j’ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant
musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les
prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.”
Jamais, peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n’a mieux su comment
l’imagination des foules doit être impressionnée. Sa préoccupation constante fut de la frapper.
Il y songeait dans ses victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. À
son lit de mort il y songeait encore.
Comment impressionne-t-on l’imagination des foules ? Nous le verrons bientôt. Bornons-
nous, pour le moment, à dire que ce n’est jamais en essayant d’agir sur l’intelligence et la
raison, c’est-à-dire par voie de démonstration. Ce ne fut pas au moyen d’une rhétorique
savante qu’Antoine réussit à ameuter le peuple contre les meurtriers de César. Ce fut en lui
lisant son testament et en lui montrant son cadavre.
Tout ce qui frappe l’imagination des foules se présente sous forme d’une image saisissante
et bien nette, dégagée de toute interprétation accessoire, ou n’ayant d’autre accompagnement
que quelques faits merveilleux ou mystérieux : une grande victoire, un grand miracle, un
grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et ne jamais en indiquer la
genèse. Cent petits crimes ou cent petits accidents ne frapperont pas du tout l’imagination des
foules ; tandis qu’un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont profondément,
même avec des résultats infiniment moins meurtriers que les cent petits accidents réunis.
L’épidémie d’influenza qui, il y a peu d’années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes
en quelques semaines, frappa très peu l’imagination populaire. Cette véritable hécatombe ne
se traduisait pas, en effet, par quelque image visible, mais seulement par les indications
hebdomadaires de la statistique. Un accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût
seulement fait périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident bien
visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire produit sur l’imagination une
impression immense. La perte probable d’un transatlantique qu’on supposait, faute de
nouvelles, coulé en pleine mer, frappa profondément pendant huit jours l’imagination des
foules. Or les statistiques officielles montrent que dans la même année un millier de grands
bâtiments se sont perdus. Mais, de ces pertes successives, bien autrement importantes comme
destruction de vies et de marchandises qu’eût pu l’être celle du transatlantique eu question, les
foules ne se sont pas préoccupées un seul instant.
Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l’imagination populaire, mais
bien la façon dont ils sont répartis et présentés. Il faut que par leur condensation, si je puis
m’exprimer ainsi, ils produisent une image saisissante qui remplisse et obsède l’esprit. Qui
connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouverner ».

Le Bon suggère que les foules ne sont pas rationnelles, on ne peut les toucher par un discours mais
par des images.
Les foules sont impressionnables et peuvent être exploités par l’élite puisqu’elles sont puissantes
et peuvent assurer le pouvoir. 

III. Voix d’en bas

1. Quand la littérature se fait «  démocratique  »  : le roman feuilleton


L’entrée dans l’ère des foules se manifeste, sur le plan culturel passe par l’émergence d’une culture
médiatique qui est marquée à l’époque par l’apparition de la civilisation du journal. En effet, la
presse, les journaux occupaient une place centrale.
Nous sommes les héritiers des civilisations du journal.
L’émergence a été permise par le recul de l’alphabétisme qui fait que le journal, désormais tiré à un
grand nombre d’exemplaires et vendu à bas prix est de plus en plus accessible. Va se développer
dans ses pages une forme de littérature nouvelle qu’on appelle :
Le roman feuilleton : divisé en épisode et paraît périodiquement dans la presse, chaque épisode
s’achevait sur un rebondissement, les péripéties se succédaient de manière interminable et on
s’arrangeait pour que l’intrigue ne soit jamais bouclée avant la date à laquelle les abonnés étaient
censés renouveler leur abonnement.
Certains écrivains sont passés maître dans ce type d’exercice comme Alexandre Dumas, il fait partie
de ces écrivains dont on dit qu’ils tirent à la ligne, ce qui signifie que comme les écrivains étaient
payés à la ligne écrite ils avaient tout intérêt à écrire un maximum pour gagner plus d’argent, d’où le
fait que les feuilletons paraissent interminables. L’écriture du feuilleton dans la presse répond à des
contraintes économiques fortes qui peuvent infléchir la forme du roman.
Exemple : si les lecteurs ne sont pas satisfaits un directeur de journal peut décider d’arrêter le
feuilleton. Il peut aussi demander à un auteur d’en infléchir le cours, on fait tout pour vendre. Le
lecteur populaire en achète d’autant plus le journal qu’il sait qu’il va y trouver un feuilleton.
Le feuilleton est un bon investissement puisque les journaux vont en faire leur publicité et le mettre
en avant pour que les gens achètent le journal et puissent ensuite être attirés par ce qu’il y a d’autre
dans le journal (nouvelles politique et économique…). De nos jours, comme au XIXe, le public peut
infléchir sur la forme du récit comme par exemple avec la série Games of Thrones, fondé sur les
écrits de Martin qui a dû détacher son intrigue des romans originels parce que l’intrigue de la série
était plus rapide. Les réalisateurs de la série ont décidé de faire revenir certains personnages dans la
série à cause de la forte demande du public,
- il s’est passé la même chose au XIXe avec le personnage de Sherlock Holmes (des romans d’Arthur
Conan Doyle) qui était mort à la suite d’un combat avec son ennemi mais qui a ressuscité à la
demande du public.
On peut voir que le public à un certain pouvoir sur les œuvres. Au XIXe, la littérature entre dans une
phase industrielle et certains critiques littéraires attachés à une forme plus élitiste de production
dénonce ce nouvel état de chose. C’est le cas d’un des critiques le plus célèbre du XIXe, Sainte-
Beuve, qui regrette que la littérature soit devenue un produit commercial alors qu’elle devrait être
désintéressée, animée par le seul amour de l’art. Ce critique écrit en 1839 un article polémique où il
dénonce cette évolution : « De la littérature industrielle ». Dans cet article, Sainte-Beuve constate
que la progression récente destinée à un large public est de moindre qualité que celle qui lui
préexistait et qu’elle flatte les basses passions des lecteurs en représentant des assassinats, des
adultères, …
Il considère qu’en se faisant démocratique et populaire, la littérature est devenue immorale. 
Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », la Revue des Deux
Mondes, 1 septembre 1839, p. 680-681, en ligne sur Gallica. 
er

« […] quelque hauts services que puissent penser avoir rendus à leur cause les anciens
écrivains du Globe [un célèbre journal] devenus députés, conseillers d’état et ministres, je suis
persuadé qu’en y réfléchissant, quelques-uns au moins d’entre eux se représentent dans un
regret tacite les autres services croissants qu’ils auraient pu rendre, avec non moins d’éclat, à
une cause qui est celle de la société aussi : il leur suffisait d’oser durer sous leur première
forme, de maintenir leur tribune philosophique et littéraire, en continuant, par quelques-unes
de leurs plumes, d’y pratiquer leur mission de critique élevée et vigilante ; aux temps de
calme, l’autorité se serait retrouvée. Leur brusque retraite a fait lacune, et, par cet entier
déplacement de forces, il y a eu, on peut l’affirmer, solution de continuité en littérature plus
qu’en politique entre le régime d’après juillet et le régime d’auparavant. Les talents nouveaux
et les jeunes espoirs n’ont plus trouvé de groupe déjà formé et expérimenté auquel ils se
pussent rallier ; chacun a cherché fortune et a frayé sa voie au hasard ; plusieurs ont dérivé
vers des systèmes tout-à-fait excentriques, les seuls pourtant qui offrissent quelque corps tant
soit peu imposant de doctrine. Beaucoup, en restant dans le milieu commun, exposés à cette
atmosphère cholérique [sic] et embrasée, sur ce sol peu sûr, en proie à toutes les causes
d’excitation et de corruption, ont été plus ou moins gâtés, et n’ont plus su ce que c’était que
de l’être. De là, une littérature à physionomie jusqu’à présent inouïe dans son ensemble,
active, effervescente, ambitieuse, osant tout, menant les passions les plus raffinées de la
civilisation avec le sans-façon effréné de l’état de nature ; perdant un premier enjeu de
générosité et de talent dans des gouffres d’égoïsme et de cupidité qui s’élargissent en
s’enorgueillissant ; et, au milieu de ses prétentions, de ses animosités intestines, n’ayant pu
trouver jusqu’ici d’apparence d’unité que dans des ligues momentanées d’intérêts et
d’amours-propres, dans de pures coalitions qui violent le premier mot de toute morale
harmonie ».

Sainte-Beuve relie l’émergence d’une littérature industrielle à la situation politique et notamment à


la révolution de 1830. Pour lui, une part des écrivains a eu le tort de s’engager en politique et de
délaisser la haute littérature. En laissant la place vide, ils ont créé un creux qui a désarçonné les
nouvelles générations d’écrivains. Perdus, isolés, ces derniers ont cherché à gagner leur vie tant bien
que mal et se sont mis à écrire pour de l’argent ce qui a causé une véritable révolution des pratiques
littéraires. Les écrivains sont devenus des professionnels alors qu’avant ils vivaient grâce à l’aide de
mécènes et de pensions, en devenant professionnels ils se sont trouvés contraint pour vivre de
choisir des termes racoleurs comme la passion ou le crime.
A cette époque on reproche, par exemple, à un célèbre auteur de feuilleton : Eugène Sue (auteur des
Mystères de Paris paru entre 1842 et 1843) de décrire les bas-fonds de la société (voleurs,
prostituées, …) ce qui, pour ses détraqueurs menacerait d’avilir le public. Eugène Sue se défends, il
est un bourgeois socialiste et explique que c’est la misère qui engendre ces mots, qui engendre le
vol, le meurtre et la prostitution. Il se défends aussi en disant que ces œuvres sont aussi bien lus par
la grande société que par le peuple et que finalement, son roman est à l’image de la démocratie et
de la vie. 

2. Pour une autoreprésentation du peuple

Le roman feuilleton.
Le genre littéraire du roman feuilleton donne à voir, pour le plus grand nombre, le petit peuple des
villes. Néanmoins, le genre reste bourgeois dans la mesure où il est écrit par des auteurs qui
appartiennent à cette classe. Même si elle est en partie destinée au peuple, cette littérature n’émane
pas du peuple. Dans les années 1830-1850 s’ouvrent un débat qui restera vif pendant un siècle
jusqu’à l’apparition en France de la littérature prolétarienne (faites par le peuple et pour le peuple).
Au XIXe, des protestations ont émanées du monde ouvrier qui voulait se faire entendre en politique
et être représentés par des députés issu de ses rangs et pas simplement par des élites. Mais ce
monde ouvrier souhaitait aussi pouvoir s’exprimer dans ses propres journaux, donner à lire ses
propres œuvres littéraires,
-C’est donc un double élan à la fois politique et poétique qui prouve que le suffrage dit universel ne
satisfait pas à faire une démocratie.
Beaucoup souhaite que la représentation politique se fasse plus directe et que ce ne soit pas des
bourgeois qui relaient les revendications ouvrières. Une partie du peuple réclame un rapport plus
direct aux politiques, moins de médiation et surtout que ces médiations ne soient pas le fait des
élites mais que le peuple puisse s’auto représenter.
Ces revendications, des journaux ouvriers vont les faires entendre : ‘L’artisan’, ‘L’écho de la fabrique’,
‘La ruche populaire’. Ces exigences gagnent en visibilité avec les révolutions de 1830 et de 1848 qui
donne au peuple l’impression d’être une force qui peut agir.
Les élites, à cette époque, sont majoritairement hostiles à l’idée que le peuple puisse se représenter
lui-même sur la scène politique, on va dire que le peuple est moins instruit et qu’il sait moins bien
s’exprimer, qu’il n’est pas habitué au pouvoir,… Malgré tout, l’idée qu’on puisse avoir des délégués
ouvriers progressent mais lentement.
Il faudra attendre 1880 pour que soit créé en France les premiers partis ouvriers permettant une
représentation séparée.
C’est la révolution communiste du XXe qui fera bouger les lignes. Dans le domaine littéraire, les
élites (parce que le danger est moins fort), voient d’un moins mauvais œil la production populaire
puisqu’elle leur semble exotique, elle est mieux acceptée que leur potentielle présence sur la scène
politique. 
1880 : création des premiers partis ouvriers

3. Le chant des travailleurs


Contrairement à ce qu’on pourrait croire, toute littérature ouvrière ne fait pas de la question sociale
sa principale inspiration, toute littérature ouvrière n’est pas militante. L’expression ouvrière est
plurielle et variée en terme idéologique mais aussi en termes de genre. On retrouve des chansons et
des poèmes, des récits de vie, des romans mais aussi des brochures, des manuels techniques qui
décrivent aussi bien la vie de famille que le travail ou la nature.
Beaucoup des textes sont très classiques et se fondent sur des modèles tels que la fable telle que
Lafontaine l’a pratiquée ou les discours tels que les orateurs antiques pouvaient les formuler. Quand
les ouvriers se font écrivains, ce n’est pas forcément pour dénoncer le modèle bourgeois ou cracher
sur la tradition littéraire. S’il y a transgression, c’est souvent moins dans le rejet ou le détournement
du discours littéraire bourgeois que dans son appropriation. Être transgressif ce n’est pas forcément
refusé ou critiquer un modèle traditionnel mais c’est plutôt se l’approprier. Écrire des fables en étant
ouvrier montrait aux bourgeois la capacité des ouvriers à en écrire.
La transgression s’illustre donc par une appropriation de la littérature classique par les ouvriers.
C’est d’ailleurs pour cette raison que les ouvriers sont bien vus d’un certain nombre de littérateur et
sont parfois accueillis dans les salons comme une sorte de curiosité, on les faits venir dans le beau
monde et on les présente comme une forme d’animal bizarre.
Au contraire, certains de leurs camarades ouvriers les regardent avec méfiance parce qu’ils
considèrent qu’ils les ont trahis en renonçant à leurs outils de travail habituelles, ils se seraient fait
complice de la bourgeoisie. En prenant la parole collectivement dans les journaux ou de manière
individuelle, ces écrivains ouvriers rendent possible une autre représentation politique et un autre
type de représentation politique qui passe par le poétique. Sue préface un recueil de poème par
Savinien Lapointe, un cordonnier, « Une voix d’en bas » (1844) et il rappelle dans sa préface le rôle
considérable rempli par la chanson dans l’histoire de la littérature et dans les combats politiques.
Eugène Sue, Une voix d’en bas. Poésies, précédées d’une préface par M. Eugène Sue, et
suivies des lettres adressées à l’auteur par MM. Béranger, Victor Hugo, Léon Gozlan, etc.,
Paris, Au Bureau de l’imprimerie, 1844, p. XXXIV-XXXV.

« Sans doute, l’homme du peuple n’apprend pas un livre par cœur, mais il apprend une chanson […],
parce qu’il a mille occasions de la chanter, c’est à l’heure du repos, c’est en travaillant, c’est à table,
c’est en marche… ; puis ce qu’il chante, d’autres l’apprennent en l’écoutant, le répètent, cela se répand
avec une incroyable facilité ; de sorte que si la chanson renferme dans une fable intéressante et concise
une pensée généreuse et patriotique, une satire piquante et juste, l’influence, la portée d’idées ainsi
formulées est incalculable […], ou plutôt très calculable ; car, avec des chansons, on exalte si
noblement tout un peuple en lui disant l’amour de la patrie et de ses gloires ; on l’indigne si saintement
en lui disant la haine de l’oppression et du privilège, que dans un temps donné ce peuple est mûr pour
une révolution… »

Lapointe acquiert une importante notoriété dans les années 1840, notamment grâce aux journaux
ouvriers dans lesquels il publie. De nombreuses personnalités de l’époque reconnaissent alors son
talent. 
Savinien Lapointe, « Une plainte », poème cité par Edmond Thomas, Voix d’en bas. La
poésie ouvrière du XIX siècle, Paris, François Maspero, 1979, p. 358-359 :
e

« Que se passe-t-il donc de funeste et d’étrange ?


Hélas ! l’orage a-t-il saccagé la vendange,
Incendié nos bois ? ou bien a-t-il couché
Le blé sur notre sol avant qu’il soit fauché ; 
Arraché tout le fruit qui pendait à la branche
De l’arbre sous lequel on courait le dimanche
S’asseoir et s’égayer ? et nos pauvres abris
Ont-ils par l’ouragan été mis en débris ?
Tout nous échappe, hélas ! pain, fruits ; à notre table,
Le vin ne vient jamais comme un convive aimable,
Y semer la gaîté ; nous grelottons : le froid
Aux trous de nos haillons s’engouffre, et point de toit
Où l’on puisse un moment se débleuir la face, 
Réchauffer ses pieds nus engourdis dans la glace ;
Il fait pourtant bien froid, et rien pour nous couvrir ; 
Et nous sommes à jeun [sic] ; que la faim fait souffrir !
Ah ! sur ce globe étroit la multitude abonde ;
Oui, le pauvre est de trop !... pourtant la sève inonde
Blés, ceps, bois, fruits et fleurs, chanvre et lin. Il nous faut
Subir la faim, la soif, et le froid, et le chaud !
Qui donc a fait les lots, désigné le partage ?
Quel ogre a dévoré le commun héritage ?
Tel est le cri du Peuple ; il s’élève, il se perd,
Emporté par le vent comme un bruit au désert ».

Ce poème s’inscrit dans la grande tradition de la déploration, la tradition élégiaque. Lapointe donne
à entendre une plainte collective d’un peuple qu’on a peu l’habitude d’entendre, surtout en poésie.
L’auteur rends compte de la condition misérable des travailleurs qui sont dépendant du climat, à la
merci des catastrophes, leur vie est faite de contraintes et de restriction au point que tout ça suscite
une profonde lassitude. Il se demande pourquoi tant d’injustice alors que le monde regorge de
richesses. Le poème s’achève de façon pathétique au sens strict du terme, sur une image religieuse,
le peuple étant comparé à un prophète prêchant en vain dans le désert. 
En conclusion, on a avec ces poètes ouvriers un ensemble de texte très riche mais complétement
ignoré pour plusieurs raisons, notamment celle que la poésie et la chanson qui étaient dominantes
au XIXe sont aujourd’hui considérés comme des genres mineurs. De plus, si cette poésie ouvrière
n’est pas passée à la postérité c’est parce qu’on considère qu’elle est de moindre qualité en
comparaison aux grands textes canoniques mais c’est un prétexte esthétique qui a pour conséquence
d’invisibilisé la littérature ouvrière. En se privant de l’étudier sous le prétexte esthétique qu’elle est
moins de l’avant-garde, on se prive de tout un pan de la littérature.

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