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Franck Renucci
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ses investissements volontaires d’objets ou renonce du dans la salle obscure » (Aumont, 1983). L’identification
moins à leur frayer un débouché réel et se replie pour un secondaire désigne plutôt le spectateur qui se prend pour
temps sur une base plus narcissique (plus introvertie, dans un des personnages de la diégèse. Baudry, avec cette double
la mesure où les fantasmes restent objectaux) » (Ibid.). Le identification, est le premier à préciser que l’identification
repli de la libido dans le moi, la suspension de l’intérêt pour cinématographique primaire est à la base d’une identifi-
le monde extérieur et l’investissement des objets sont les cation secondaire en référence au modèle de la distinction
signes d’un retrait narcissique qui favorise l’identification entre l’identification primaire et l’identification secon-
à la fiction. daire dans la formation du moi. L’identification primaire,
L’identification comme régression narcissique indique l’identification secondaire qui sont des expressions de la
simultanément le caractère régressif de l’identification et psychanalyse sont détournées pour mieux comprendre la
son caractère narcissique, avec comme conséquence une place du spectateur, ce par quoi le film façonne par ses his-
réactivation du stade oral (Bergala, 1983). Cette structure toires le spectateur en sujet. La communication articule des
orale de l’identification est largement déterminée selon formes secondaires qui reposent sur un indéfinissable pri-
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Le regard est l’objet de la pulsion scopique. Le regard, Le spectateur du film traditionnel est rarement dénoncé
c’est ce qu’utilise Méduse pour pétrifier les autres et qui dans son voyeurisme. C’est plutôt l’absence des signifiants
l’amène à sa perte lorsque Persée l’oblige à se voir, c’est qui conditionne sa condition de spectateur. « Cette donnée
aussi ce qui fait perdre Eurydice à Orphée et Narcisse se [audio-visuelle], le théâtre la donne vraiment : elle est phy-
tuer. Il cause le désir et aussi l’angoisse. Il est à l’extérieur siquement présente, dans le même espace que le specta-
du sujet, comme l’a déjà fait remarquer la phénoméno- teur. Le cinéma ne la donne qu’en effigie, d’emblée dans
logie de Maurice Merleau-Ponty. Le voyeurisme est une l’inaccessible, dans un ailleurs primordial, un infiniment
activité qui ne peut s’arrêter que par le regard de l’autre. La désirable ( = un jamais possessible) » (Metz, 1977). La
pulsion scopique chez le voyeur ne se boucle que lorsqu’il scène du film traditionnel est celle de l’absence. Cette mise
est pris en flagrant délit par le regard d’un autre, c’est-à- à l’écart du spectateur renforce son désir d’effectuer cette
dire quand lui de son côté est lui-même regardé (Lacan, rencontre. La continuité de l’histoire repose sur l’absence
1964). Ainsi, le spectateur est très rarement interpellé par de l’événement représenté et d’un narrateur qui s’absente à
un regard qu’aurait lancé un acteur à la caméra. Il faut lui-même. Le symbolique passe par une maîtrise de l’objet
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événement simule parfaitement cette situation par l’utilisa- mythologiques ». Le film a un rôle à jouer avec ses récits et
tion de différents points de vue (Ibid.). La continuité d’une c’est ce que traduit Godard avec son titre de film Histoire(s)
histoire dépend ainsi de l’univers symbolique. Une histoire du cinéma (1998), envisageant le cinéma et ses rapports
nous paraît continue lorsqu’est rejoint l’espace symbolique à l’Histoire et aux histoire(s) du monde. Cette mise en
de son récit. C’est ce qui se passe pour le spectateur qui scène du monde pour le spectateur renvoie à « l’indes-
occupe une position de Tiers. Le symbolique, qui n’est pas tructible rapport de l’humanité à l’opacité, à l’origine de
soumis au contexte, assure la continuité d’un événement toute pensée, au vide qui sert de fondation aux cultures à
vécu par une rupture ou une absence. Le rôle du Tiers l’œuvre d’échafauder Référence après Référence » (Ibid.).
est déterminant dans une relation à deux. Le film tradi- C’est la reconnaissance et l’acceptation d’un écart inacces-
tionnel est, dans sa progression, de nature continue mais il sible qui permet au sujet de vivre sa vie et cela passe par
repose sur la discontinuité d’un plan à l’autre. Le récit d’un une représentation de cet incommensurable de l’homme
événement, quelle que soit sa forme, passe donc par une et des rapports humains sous peine d’anéantissement,
fragmentation de la réalité, en prenant différents points comme Narcisse. Rappelons en quoi le principe d’altérité
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plan surprend toujours et, ne laissant place à rien d’autre interdit ? –, barre qui s’avère être le titre du film qui grossit
que lui-même, il nous renvoie à un questionnement sans jusqu’à devenir lisible. Ce trait devient spirale, cette spirale
doute sans réponse mais utile quant à ce qui fait l’homme, qui sera en quelque sorte le leitmotiv du film. Le héros,
sa grandeur ou sa faiblesse. Scottie Ferguson, a quitté la police après un accident où l’un
de ses collègues a trouvé la mort. Depuis il est victime du
vertige. Et la spirale revient de façon récurrente chaque fois
Séquence 2 que le héros est confronté à une scène qui lui fait revivre cet
accident et la phobie du vide qui en est découlé. La spirale
Qu’est-ce qu’il y a de si fort et de si dérangeant à la vue est ici assimilée à l’œil, un œil qui ne sait plus où s’accro-
d’un gros plan cinématographique sur un œil ? Peut-être, cher, à quoi se raccrocher, pris de panique. Cette spirale
tout comme le regard qui unifie intérieur et extérieur, il équivaut à l’œil, réceptacle de la peur et à sa pupille qui se
se trouve dans un monde irrationnel. L’œil emplit l’image dilate ou se rétracte selon les circonstances. La peur est ici
qui emplit l’œil. Nous allons voir qu’il n’y a plus de place totalement incontrôlable, liée à un souvenir précis, lequel
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et donnent forme à cet univers inquiétant, parsemé d’ex- ondes émises par le cerveau tout ce que voit l’utilisateur.
plosions ici et là. À la vue générale de la ville succède le très Une fois enregistrées, les images peuvent être lues grâce à
gros plan d’un œil – à qui appartient-il ? – dans lequel se un casque récepteur. Celui qui visionne les images et celui
reflètent les flammes d’une explosion. Cet œil réapparaîtra qui les a réellement vues voient donc exactement la même
quelques secondes plus tard, avec également un feu. Que chose. Iris (le choix du prénom de l’héroïne est à noter),
signifie cet œil ? Un regard sur cet univers ? Un constat ? porteuse d’une caméra assiste à un assassinat. Ce sera en
Un jugement ? Simplement un miroir ? Le film traite d’un fait à sa propre mort qu’elle va assister, à la fois témoin
futur où les « répliquants » qui sont des robots à apparence et victime. Dans ce film, la référence à l’optogramme est
humaine sont employés sur des chantiers cosmiques. Les évidente et portée à son paroxysme. L’optogramme est
« répliquants » se sont enfuis et ont pénétré dans la cité. Un une invention, voire un fantasme, du siècle dernier due
Blade Runner (un tueur) doit les éliminer. La difficulté est à des médecins légistes. L’idée était que l’ultime image
de les reconnaître. La différence avec les humains est que vue par un homme lorsqu’il meurt reste en quelque sorte
les répliquants n’ont pas de mémoire. Le thème de l’œil gravée un court laps de temps sur sa rétine. Il serait alors
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machine et la vision-humaine par le montage. Selon Vertov, cessus de communication. Le jeu des identifications, l’œil
théorie du montage et théorie de la perception du cinéma de la caméra et l’alternance des points de vue mettent en
sont à l’unisson. Dans L’homme à la caméra (1929), Vertov scène les ressorts de la communication humaine. L’œil et
veut rompre avec la tradition et les contraintes norma- le regard ont un rôle central. L’œil n’est pas simplement
tives pour atteindre à l’image même de la vie. À la même un instrument optique : il participe comme source de la
période, Duchamp refusait une conception rétinienne de libido et tente de satisfaire la pulsion scopique. La plupart
la peinture, tournait le dos aux normes afin de faire bas- du temps, afin d’adhérer à la fiction cinématographique,
culer avec une quatrième dimension l’art de l’esthétique le spectateur reste dans un désir de voir tant qu’il n’est pas
dans l’éthique. Redonner du sens à la vision, tel a été le mot interpelé par un regard caméra. L’extraction du regard
d’ordre duchampien, et faire en sorte que ce soit le regar- caméra du dispositif donne accès à l’espace symbolique.
deur qui fasse le tableau. Duchamp s’est du reste intéressé Comme le manifestent de façons différentes l’œil en gros
à la photographie (Man Ray). Tout se recoupe, se retrouve plan, l’identification primaire et le regard, il existe une
dans ces arts visuels où l’œil, le regard, la vision sont des zone d’opacité inaccessible à l’origine de toute pensée.
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