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QUAND PSYCHANALYSE ET CINÉMA METTENT EN SCÈNE LA

COMMUNICATION

Franck Renucci

C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue »

2015/1 n° 71 | pages 237 à 243


ISSN 0767-9513
ISBN 9782271086051
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Franck Renucci
Université de Toulon

Quand psychanalyse et cinéma


mettent en scène la communication
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La formidable production cinématographique du l’incommunication. Le cinéma reprend ces états en jouant
xxe  siècle est le fruit de réflexions d’auteurs, de contextes avec nous entre vision et regard. La première séquence de
sociaux, historiques, de la volonté des producteurs et du ce texte, théorique, le présente. Sans transition, « cut », une
public. Des films émergent de nouvelles théories. Des théo- seconde séquence propose de nombreuses références ciné-
ries engendrent des films. Les deux domaines se répondent matographiques avec comme point commun l’exposition
l’un à l’autre de manière créative. Ainsi le cinéma soviétique d’un œil en très gros plan comme pierre angulaire du film.
des années 1920 ou celui d’Hollywood, les films expression- L’incommunication poussée à son paroxysme se pose alors
nistes et ceux de la Nouvelle Vague sont autant d’exemples comme fondement de la communication.
de mouvements nés du désir et de l’engagement de leurs fon-
dateurs. Nous montrons que le cinéma et son spectateur, tels
qu’ils sont abordés par des textes du xxe siècle nourris de la Séquence 1
psychanalyse, mettent en scène la communication humaine
sans le dire. Ainsi, les expériences de l’infans  qui n’a pas Quand un individu décide de voir un film, ce n’est
acquis le langage et ne se distingue pas de son entourage, pas pour agir car il est décidé au départ à se comporter en
se retrouvent chez l’adulte dans le jeu des identifications spectateur et non en acteur. « Pendant la durée de la pro-
au cinéma. Il y a aussi une zone d’opacité au fondement jection il sursoit à tout projet d’action […]. Le propre de la
de toutes nos pensées apparues pour maintenir un écart situation institutionnelle de spectacle est d’empêcher les
avec elle : le symbolique opère cette séparation pour l’hu- conduites motrices de suivre très avant leur cours normal »
main et se manifeste pour le cinéma par une articulation (Metz, 1977). Le spectateur au cinéma n’est plus sur ses
de points de vue. La reconnaissance d’un écart fondateur gardes, il contemple davantage qu’il n’agit. La contempla-
permet celle de l’altérité et de saisir la communication. La tion suppose un changement d’état temporaire qui rap-
force de la psychanalyse est de montrer l’importance de pelle le narcissisme primaire de l’infans. « Le sujet suspend

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ses investissements volontaires d’objets ou renonce du dans la salle obscure » (Aumont, 1983). L’identification
moins à leur frayer un débouché réel et se replie pour un secondaire désigne plutôt le spectateur qui se prend pour
temps sur une base plus narcissique (plus introvertie, dans un des personnages de la diégèse. Baudry, avec cette double
la mesure où les fantasmes restent objectaux) » (Ibid.). Le identification, est le premier à préciser que l’identification
repli de la libido dans le moi, la suspension de l’intérêt pour cinématographique primaire est à la base d’une identifi-
le monde extérieur et l’investissement des objets sont les cation secondaire en référence au modèle de la distinction
signes d’un retrait narcissique qui favorise l’identification entre l’identification primaire et l’identification secon-
à la fiction. daire dans la formation du moi. L’identification primaire,
L’identification comme régression narcissique indique l’identification secondaire qui sont des expressions de la
simultanément le caractère régressif de l’identification et psychanalyse sont détournées pour mieux comprendre la
son caractère narcissique, avec comme conséquence une place du spectateur, ce par quoi le film façonne par ses his-
réactivation du stade oral (Bergala, 1983). Cette structure toires le spectateur en sujet. La communication articule des
orale de l’identification est largement déterminée selon formes secondaires qui reposent sur un indéfinissable pri-
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l’analyse de Jean-Louis Baudry (1975 ; 1978) par le dispo- maire. Le dispositif du cinéma le montre notamment par le
sitif cinématographique lui-même. Il y a des abus dans le jeu des identifications qui se produisent pour le spectateur
détournement des mots qui peuvent laisser croire qu’il y a qui est dans un désir de voir sans être regardé.
une correspondance entre l’identification primaire définie Afin de favoriser un état régressif, le spectateur reste
par la psychanalyse et l’identification cinématographique caché : il n’est pas vu. Le spectateur ne peut pas exister
primaire ou en employant dans les deux cas les identifica- sans ce désir de voir et d’entendre qui se manifeste par
tions secondaires. L’identification primaire est, de manière les pulsions scopique et invoquante. La pulsion scopique
générale pour la psychanalyse, l’identification directe et et la pulsion invoquante sont celles que Lacan ajoute aux
immédiate qui se situe antérieurement à tout investisse- pulsions orale et anale définies par Freud (1914-1915).
ment de l’objet (Freud, 1905). C’est un stade antérieur au La compréhension du processus pulsionnel et un de ses
stade du miroir où l’enfant s’identifie à une image perçue objets, le regard, nous permettent de comprendre le spec-
dans un premier temps pour un autre. L’identification pri- tateur dans son désir de voir, le regard n’étant pas la vision.
maire est associée au stade oral. Le moi et l’autre, comme La boucle de la pulsion finit son trajet quand le voyeur est
l’objet et le sujet, sont dans des états de dépendance et d’in- à son tour vu. « Ce qu’on regarde, c’est ce qui ne peut pas
différenciation. Il n’y a pas d’objet séparé de soi et désirable. se voir. Si, grâce à l’introduction de l’autre, la structure
L’identification cinématographique primaire désigne le de la pulsion apparaît, elle ne se complète vraiment que
processus qui permet à l’œil du spectateur de voir pendant dans sa forme renversée, dans sa forme de retour qui est sa
la projection ce que la caméra a enregistré pendant le tour- vraie pulsion active. » (Lacan, 1964) Le spectateur cherche
nage, et c’est aussi en partie cela que désigne l’œil specta- en regardant un film la satisfaction de la pulsion scopique
toriel (Gardies, 1993). La structure orale de l’identification et ne la trouve pas. Metz (1977) indique que « l’exercice
est donc déterminée par le dispositif cinématographique. de cinéma n’est possible que par les passions perceptives :
Dans cette incorporation orale qui caractérise le rapport désir de voir (= pulsion scopique, scoptophilie, voyeu-
du spectateur au film, « l’orifice visuel a remplacé l’orifice risme) qui était seul en jeu dans l’art muet, désir d’entendre
buccal, l’absorption d’images est en même temps absorp- qui s’y est ajouté avec le cinéma parlant (c’est la “pulsion
tion du sujet dans l’image, préparé, prédigéré par son entrée invocante”) ».

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Le regard est l’objet de la pulsion scopique. Le regard, Le spectateur du film traditionnel est rarement dénoncé
c’est ce qu’utilise Méduse pour pétrifier les autres et qui dans son voyeurisme. C’est plutôt l’absence des signifiants
l’amène à sa perte lorsque Persée l’oblige à se voir, c’est qui conditionne sa condition de spectateur. « Cette donnée
aussi ce qui fait perdre Eurydice à Orphée et Narcisse se [audio-visuelle], le théâtre la donne vraiment : elle est phy-
tuer. Il cause le désir et aussi l’angoisse. Il est à l’extérieur siquement présente, dans le même espace que le specta-
du sujet, comme l’a déjà fait remarquer la phénoméno- teur. Le cinéma ne la donne qu’en effigie, d’emblée dans
logie de Maurice Merleau-Ponty. Le voyeurisme est une l’inaccessible, dans un ailleurs primordial, un infiniment
activité qui ne peut s’arrêter que par le regard de l’autre. La désirable ( = un jamais possessible) » (Metz, 1977). La
pulsion scopique chez le voyeur ne se boucle que lorsqu’il scène du film traditionnel est celle de l’absence. Cette mise
est pris en flagrant délit par le regard d’un autre, c’est-à- à l’écart du spectateur renforce son désir d’effectuer cette
dire quand lui de son côté est lui-même regardé (Lacan, rencontre. La continuité de l’histoire repose sur l’absence
1964). Ainsi, le spectateur est très rarement interpellé par de l’événement représenté et d’un narrateur qui s’absente à
un regard qu’aurait lancé un acteur à la caméra. Il faut lui-même. Le symbolique passe par une maîtrise de l’objet
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qu’un angle, un écart soit maintenu, aussi petit soit-il, pour absent. Interdit de l’inceste, extraction du regard dévas-
qu’opère la fiction. tateur, méconnaissance de l’espace de production déter-
Comme le montre clairement La rose pourpre du minent en grande partie la communication humaine. Les
Caire (Allen, 1985), le « film de fiction classique [est] relations entre l’espace d’énonciation et l’espace de pro-
amené à mimer l’inceste et la menace de castration, par duction d’un film l’illustrent bien.
sa diégèse et par son dispositif représentatif, où la fusion Le signifiant du cinéma se révèle sous la forme de
des deux espaces et celui de la salle est à la fois souhaitée substituts mimétiques d’objets absents et le symbolique
et repoussée, désirée et interdite » (Vernet, 1988). Pour le est le lieu abstrait où se jouent ces signifiants. Le symbole
film, « le ratage n’est pas déceptif pour le spectateur : la en est, à la fois chez Freud puis chez Lacan, le jeu de dispa-
rencontre est voulue manquée, désirée comme ratée, pour rition/apparition d’une chose, observé par Freud pour le
satisfaire à la double exigence du désir et de l’interdit qui très jeune enfant à un vocabulaire fort/da. Le récit filmique
la frappe » (Ibid.) car l’acteur ne regarde pas la caméra. Le d’un événement a précisément une dimension symbolique
regard à la caméra a « pour double effet de dévoiler l’instance par l’absence concrète des personnages qui ont vécu l’évé-
d’énonciation, le hors-cadre, dans le film et de dénoncer le nement raconté. Chaque personnage a vécu la réalité de
voyeurisme du spectateur, mettant brutalement en com- l’événement dans l’image de l’autre. Le symbolique repré-
munication, l’espace de production du film avec l’espace sente cet état de conscience qui relie les différents points
de réception, la salle de cinéma, en faisant entre-deux dis- de vue. La fonction symbolique, essentielle au récit, « est de
paraître l’effet fiction » (Ibid.). Trois espaces se trouvent en proposer au narrateur comme à son destinataire un non-
relation, la diégèse, la salle de réception du film, le lieu de lieu, un espace libre de toute contrainte réelle » (Desgoutte,
production. Vernet définit la condition fondamentale de la 1994). D’autre part, les registres constituant notre struc-
narration, de la fiction, de sa réception en indiquant que ture psychique, le réel, l’imaginaire et le symbolique, sont
« le regard à la caméra […] ne vise jamais qu’une position séparés mais entremêlés comme le montre l’œuvre de
utopique. […] Pour être tout voyant, le spectateur n’a nul Jacques Lacan. Cette imbrication illustre la discontinuité
besoin d’être partout : il lui suffit d’être nulle part, ailleurs de notre conscience alors qu’elle est supposée agir dans la
que là où il figure physiquement, à l’écart de lui-même ». continuité de l’espace et du temps. Le récit audiovisuel d’un

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événement simule parfaitement cette situation par l’utilisa- mythologiques ». Le film a un rôle à jouer avec ses récits et
tion de différents points de vue (Ibid.). La continuité d’une c’est ce que traduit Godard avec son titre de film Histoire(s)
histoire dépend ainsi de l’univers symbolique. Une histoire du cinéma (1998), envisageant le cinéma et ses rapports
nous paraît continue lorsqu’est rejoint l’espace symbolique à l’Histoire et aux histoire(s) du monde.  Cette mise en
de son récit. C’est ce qui se passe pour le spectateur qui scène du monde pour le spectateur renvoie à « l’indes-
occupe une position de Tiers. Le symbolique, qui n’est pas tructible rapport de l’humanité à l’opacité, à l’origine de
soumis au contexte, assure la continuité d’un événement toute pensée, au vide qui sert de fondation aux cultures à
vécu par une rupture ou une absence. Le rôle du Tiers l’œuvre d’échafauder Référence après Référence » (Ibid.).
est déterminant dans une relation à deux. Le film tradi- C’est la reconnaissance et l’acceptation d’un écart inacces-
tionnel est, dans sa progression, de nature continue mais il sible qui permet au sujet de vivre sa vie et cela passe par
repose sur la discontinuité d’un plan à l’autre. Le récit d’un une représentation de cet incommensurable de l’homme
événement, quelle que soit sa forme, passe donc par une et des rapports humains sous peine d’anéantissement,
fragmentation de la réalité, en prenant différents points comme Narcisse. Rappelons en quoi le principe d’altérité
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de vue et en les simulant. « Le sens naît du changement et est constitutif d’un écart en évoquant en quelques mots
pour le faire apparaître il faut introduire une différence, le rôle de l’icône et de la Sainte Face dans leur rapport au
une discontinuité » (Aumont, 2001). Pierre Legendre, dans Narcisse d’Ovide.
son livre Leçons III, Dieu au miroir, Étude sur l’institu- Le désespoir de Narcisse est de s’épuiser pour « abolir
tion des images (1994), considère le rôle de l’image, dans une frontière, la frontière de la séparation entre soi et son
l’espèce parlante, essentiel à la présence du Tiers symbo- image » (Ibid.). Narcisse n’a pas accès au miroir, lequel a
lique garant du principe d’altérité pour le sujet. Celui-ci statut de tiers et permet de s’identifier à l’autre du miroir. Il
est considéré dans un contexte social qui « sans le Tiers s’adresse à une image comme à un autre, mais posant qu’il
rituellement mis en scène par le théâtre politique, sans partage avec elle un même corps. Narcisse ne respecte donc
le Miroir fabriqué par la culture, la normativité n’aurait pas la division entre le mot et la chose par rapport au corps,
aucune prise sur le sujet, elle serait pur conditionnement ». division qui « inflige de s’absenter et de maîtriser cette
Ceci rappelle l’importance accordée aux concepts symbo- absence » (Ibid.). La religion a joué un rôle pour désenlacer
liques pour le sujet. Legendre reprend les fondements de le sujet de sa propre image et lui permettre l’assomption
la structure psychique basée sur une instance symbolique de l’identité et l’altérité. Cette médiation assurée par « la
qui assure cette frontière entre soi et son image. L’idéal du mise en scène de l’Autre absolu, c’est-à-dire l’Image du
moi pour Lacan ou le Tiers pour Legendre qui tout en ren- principe d’altérité » (Ibid.) impose au sujet l’impossibilité
dant inaccessible une certaine image permettent au sujet de rejoindre son image. Legendre prend pour exemple le
l’identification à la fiction. culte de la Sainte Face, dans laquelle se mirent les pèlerins.
Au début du xxie  siècle, le discours ambiant tend à C’est la reconnaissance de l’écart que rien ne peut com-
nous faire croire que tout est possible, sans limites. C’est le bler, la représentation du vide. L’écart reconnu, représenté,
règne du plein généralisé. Le vide, le néant, notre finitude « l’écart comme condition logique de l’altérité qui fonde
sont occultés. À la suite de Pierre Legendre (1994), nous l’identité » (Ibid.), permet d’établir la relation à l’autre et à
pensons que « fonder les fondements, c’est ériger l’écran toute communication. L’altérité radicale est au cœur de la
protecteur qui nous protège de ce vide. Sur cet écran, communication. Nous montrons que cette altérité radicale
s’inscrivent toutes les histoires du monde, les narrations peut prendre la forme d’un œil en gros plan. L’œil en gros

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plan surprend toujours et, ne laissant place à rien d’autre interdit ? –, barre qui s’avère être le titre du film qui grossit
que lui-même, il nous renvoie à un questionnement sans jusqu’à devenir lisible. Ce trait devient spirale, cette spirale
doute sans réponse mais utile quant à ce qui fait l’homme, qui sera en quelque sorte le leitmotiv du film. Le héros,
sa grandeur ou sa faiblesse. Scottie Ferguson, a quitté la police après un accident où l’un
de ses collègues a trouvé la mort. Depuis il est victime du
vertige. Et la spirale revient de façon récurrente chaque fois
Séquence 2 que le héros est confronté à une scène qui lui fait revivre cet
accident et la phobie du vide qui en est découlé. La spirale
Qu’est-ce qu’il y a de si fort et de si dérangeant à la vue est ici assimilée à l’œil, un œil qui ne sait plus où s’accro-
d’un gros plan cinématographique sur un œil ? Peut-être, cher, à quoi se raccrocher, pris de panique. Cette spirale
tout comme le regard qui unifie intérieur et extérieur, il équivaut à l’œil, réceptacle de la peur et à sa pupille qui se
se trouve dans un monde irrationnel. L’œil emplit l’image dilate ou se rétracte selon les circonstances. La peur est ici
qui emplit l’œil. Nous allons voir qu’il n’y a plus de place totalement incontrôlable, liée à un souvenir précis, lequel
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pour rien qu’une introspection poussée à son paroxysme, renvoie à d’autres terreurs plus profondes, plus primitives
un point d’interrogation aux multiples réponses. Sans et tout se bouscule. L’œil se ferme au monde extérieur, il
doute là se résume l’essentiel de cette fiction qu’opère est l’énoncé même de cet homme en grande détresse en
l’œil au sein d’un film. C’était peut-être un lieu commun rupture avec tout ce qui l’entoure et ne ressent plus que sa
aujourd’hui que de comparer la vision humaine à l’objectif douleur et son impuissance. Dès le générique, le ton est
de la caméra. Une image se forme sur la rétine comme l’ob- donné et cet œil nous signifie l’enfermement d’un homme
jectif de la caméra sur le film. Pourtant n’est-il pas toujours dans une douleur muette et irraisonnée, un cercle vicieux,
saisissant de voir un œil, en gros plan, dans un film, et une spirale infernale, laquelle se retrouvera du reste dans
cela ne soulève-t-il pas une multitude de questions sur la une chevelure féminine. Reflets dans un œil d’or (Huston,
communication et le rôle déterminant de l’incommuni- 1967) tiré du roman de Carson McCullers traite égale-
cation. « Connaître et communiquer avec autrui conduit ment de la folie et des comportements déviants. Léonora,
en effet à admettre que ce processus échappe à la rationa- épouse d’un homosexuel refoulé, trompe son mari avec
lité et, même au-delà, qu’il y a une sorte d’impossibilité un voisin, le lieutenant colonel Morris, lui-même marié
de la communication. Le paradoxe de la communication à une femme profondément perturbée par la naissance
humaine est de nous faire prendre conscience des limites d’un enfant anormal. Léonora est victime du voyeurisme
de la communication, puisque l’existence de l’autre est la du jeune soldat Williams qui est à son service, lequel est
preuve même de l’incommunicabilité. » (Wolton, 2012) également espionné par un autre personnage. Williams est
La première fois que nous fîmes cette réflexion ou surpris dans la chambre de Léonora par Penderton qui le
plutôt notâmes l’aspect paradoxal de cet œil-caméra à la fois tue. L’œil est ici présent dans la scène qui montre Léonora
évident et incongru, fut à la vision de Vertigo (Hitchcock, montant nue les escaliers, scène qui se reflète sur la pupille
1958). Dès le générique, l’œil est là. Le texte défile avec de Williams.
en fond un visage de femme détaillé, morcelé : d’abord la Dans Blade Runner (Scott, 1982), un œil apparaît éga-
bouche, le nez, puis les yeux agités d’incessants mouve- lement dans la première minute du film qui se déroule en
ments pour finir sur l’œil droit, fixité du regard. Puis appa- 2019 à Los Angeles. Un survol de la ville montre que l’on se
raît ce qui semble de prime abord une barre blanche – un trouve dans le futur. C’est la nuit. Des lumières l­ ’illuminent

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et donnent forme à cet univers inquiétant, parsemé d’ex- ondes émises par le cerveau tout ce que voit l’utilisateur.
plosions ici et là. À la vue générale de la ville succède le très Une fois enregistrées, les images peuvent être lues grâce à
gros plan d’un œil – à qui appartient-il ? – dans lequel se un casque récepteur. Celui qui visionne les images et celui
reflètent les flammes d’une explosion. Cet œil réapparaîtra qui les a réellement vues voient donc exactement la même
quelques secondes plus tard, avec également un feu. Que chose. Iris (le choix du prénom de l’héroïne est à noter),
signifie cet œil ? Un regard sur cet univers ? Un constat ? porteuse d’une caméra assiste à un assassinat. Ce sera en
Un jugement ? Simplement un miroir ? Le film traite d’un fait à sa propre mort qu’elle va assister, à la fois témoin
futur où les « répliquants » qui sont des robots à apparence et victime. Dans ce film, la référence à l’optogramme est
humaine sont employés sur des chantiers cosmiques. Les évidente et portée à son paroxysme. L’optogramme est
« répliquants » se sont enfuis et ont pénétré dans la cité. Un une invention, voire un fantasme, du siècle dernier due
Blade Runner (un tueur) doit les éliminer. La difficulté est à des médecins légistes. L’idée était que l’ultime image
de les reconnaître. La différence avec les humains est que vue par un homme lorsqu’il meurt reste en quelque sorte
les répliquants n’ont pas de mémoire. Le thème de l’œil gravée un court laps de temps sur sa rétine. Il serait alors
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revient tout au long du film car pour reconnaître un répli- possible lors de la dissection de l’œil de saisir cette image
quant, on le soumet à des tests. C’est dans les yeux que par la photographie avant qu’elle ne s’efface. C’est ce que
l’on peut voir si on a affaire à un répliquant ou pas car l’on retrouve en quelque sorte dans Strange Days et qui
l’œil trahit des émotions, des affects qu’un répliquant est montre bien que la réalisatrice a utilisé ce principe de
incapable d’éprouver. L’œil est ici synonyme d’humanité, l’optogramme. Si Strange Days illustre mourir en étant vu
de conscience. C’est un regard avec tout ce qu’il contient se voyant mourir, Film (1964) de Beckett illustre le propos
d’émotions, de sentiments, de critiques aussi. À la diffé- de Berkeley esse est percipi (exister c’est être vu), c’est-à-
rence de l’œil de Vertigo, celui-là regarde vers l’extérieur, dire l’impossibilité d’échapper à la perception de l’autre,
vers l’autre, en une tentative de communication. étant donné que cette assertion repose également sur la
L’œil prend une autre acception dans Strange Days perception de soi.
(Bigelow, 1995) ou dans Le Voyeur (Powell, 1960) par L’œil le plus célèbre du cinéma est sans doute celui du
exemple. Dans ces deux cas, l’œil enregistre la propre mort Chien Andalou (Buñuel, 1929) où un homme coupe avec
des protagonistes. Dans Le voyeur, Mark Lewis est un un rasoir l’œil de sa compagne. Le sens est ici encore autre,
cinéaste habité par l’angoisse, la peur qui trouve comme car Buñuel, même s’il ne recherche pas à tout prix l’effet
exutoire de filmer la mort des victimes qu’il attire dans d’optique, l’effet de trucage, l’expérimentation, travaille
son studio. Pris à son propre piège, Mark Lewis filmera quand même dans le courant de l’avant-garde et de ce fait,
sa propre mort sous le regard de sa voisine Hélène avec est en quête de nouveauté, de sensations neuves et d’inédit.
laquelle il s’était lié d’amitié et qui avait découvert la folie de C’est surtout dans le mouvement surréaliste qu’il faut
Mark. Il y a quelques relations avec l’œil-spirale de Sueurs chercher une filiation, dans la poésie, dans la perturbation
froides ici ; cet œil enfermé dans son propre malaise, dans des idées reçues. Buñuel veut inviter le spectateur à voir
sa propre démence, mais cela se double d’une réflexion d’un autre œil que de coutume. Ce dérèglement de tous les
sur le voyeurisme. L’histoire de Strange Days se déroule sens dont parlait Rimbaud se retrouve à différents niveaux
dans un futur très proche (déc. 1999) de sa date de réali- dans toutes les avants-gardes artistiques. À l’époque où
sation. Vient d’être mise au point une caméra miniature, Buñuel réalisait le Chien Andalou, Vertov créait L’homme
dissimulée sous une perruque, qui va enregistrer via des à la caméra et le concept de ciné-œil, qui réunit la vision-

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Quand psychanalyse et cinéma mettent en scène la communication

machine et la vision-humaine par le montage. Selon Vertov, cessus de communication. Le jeu des identifications, l’œil
théorie du montage et théorie de la perception du cinéma de la caméra et l’alternance des points de vue mettent en
sont à l’unisson. Dans L’homme à la caméra (1929), Vertov scène les ressorts de la communication humaine. L’œil et
veut rompre avec la tradition et les contraintes norma- le regard ont un rôle central. L’œil n’est pas simplement
tives pour atteindre à l’image même de la vie. À la même un instrument optique : il participe comme source de la
période, Duchamp refusait une conception rétinienne de libido et tente de satisfaire la pulsion scopique. La plupart
la peinture, tournait le dos aux normes afin de faire bas- du temps, afin d’adhérer à la fiction cinématographique,
culer avec une quatrième dimension l’art de l’esthétique le spectateur reste dans un désir de voir tant qu’il n’est pas
dans l’éthique. Redonner du sens à la vision, tel a été le mot interpelé par un regard caméra. L’extraction du regard
d’ordre duchampien, et faire en sorte que ce soit le regar- caméra du dispositif donne accès à l’espace symbolique.
deur qui fasse le tableau. Duchamp s’est du reste intéressé Comme le manifestent de façons différentes l’œil en gros
à la photographie (Man Ray). Tout se recoupe, se retrouve plan, l’identification primaire et le regard, il existe une
dans ces arts visuels où l’œil, le regard, la vision sont des zone d’opacité inaccessible à l’origine de toute pensée.
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termes voisins et pourtant si différents. L’altérité radicale ne peut être réduite. La communica-
tion se constitue à partir d’une incommunication qui
Nous avons montré dans ce texte comment le dispo- nous échappe. La psychanalyse et le cinéma le montrent
sitif cinématographique et son spectateur simulent le pro- ensemble.

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