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Vous prendrez bien quelque chose ? Moi, ce sera une bière. Je me souviens
qu'ils vendent des allemandes dans ce train. Ce n'est pas chauvinisme de ma
part. Je parle bien entendu de produits industriels. L'offre allemande en matière
de bière, de bière industrielle s'entend, est infiniment plus variée, infiniment
meilleure aussi que ce que l'on propose ici en France. Vous n'aimez pas la bière ?
Une Flensburger, s'il vous plaît. Merveilleux. Et un blanc pour madame.
Du reste, n'y a-t-il pas autochtone et autochtone ? Je veux dire : les habitants
des terroirs mêmes où le précieux nectar est produit ne sont-ils pas favorisés ?
J'ai un peu travaillé en Picardie et en Bretagne par exemple, et les vins qui
atteignent ces terroirs dépourvus de vignes m'ont rarement paru délectables, à
moins d'en payer de très cher. Encore les cavistes, qui me font l'effet soit dit en
passant de pharmaciens, c'est-à-dire d'épiciers prétentieux, n'hésitent-ils pas à
nous vendre de douteuses bouteilles à prix d'or. Pour terminer ma fastidieuse
démonstration, je proposerai l'hypothèse suivante. Les producteurs honnêtes, en
matière de vin, se réservent une partie de leur production. Une autre partie est
distribuée, de la main à la main, aux amis, aux proches, aux habitants du terroir,
aux clients historiques. La dernière partie de leur production est envoyée à des
distributeurs et des commerçants en France et à l'étranger, où ils ne seront
accessibles qu'à ceux qui en ont les moyens. Pour le reste, c'est la vinasse qui
coule à flot sur le marché intérieur et vient désaltérer l'inaltérable gosier des
alcooliques aux revenus modestes ou absents.
Je produis, je réalise, j'écris. Vous riez.. Tenez, laissez-moi rire avec vous. Je
tiens aujourd'hui à ce que mes films soient écrits en effet. Je peux me le
permettre. Je ne fais d'ailleurs que répondre à une demande. Ce sont des
productions pour connaisseurs. Cercles fermés, projections privées. Voyez-vous,
il y a dans ce monde des personnes qui ont gardé un certain sens du confort. Un
certain goût, aussi. Mes films relèvent de la performance, de l'opéra parfois.
Vous riez encore ? Santé !
C'est en réaction contre une certaine forme d'art que j'en suis venu à faire du
porno, et c'est pour rejoindre l'art, pour enfin apporter ma pierre à ce grand
colombarium qu'est l'art, que je fais du porno. Du reste je crois que quoique l'on
fasse, y compris le plus insignifiant, y compris le plus abject, constitue une sorte
d'écho, un écho certes déformé, certes dégénéré, mais significatif de la
Weltanschauung, pardon, de l'âme de notre temps. Vos documentaires les plus
personnels comme ceux qui doivent le plus aux circonstances en sont un écho.
Les blockbusters américains, les films d'auteur français, les clips de rap français
ou allemands, sont un fidèle écho de l'âme du temps. L'insulte, le crachat, le pet,
le meurtre, dès lors en tout cas qu'ils entrent dans ce qu'on appelle la culture, dès
lors qu'ils font l'objet d'une représentation, sont un fidèle écho de l'âme du
temps. Plus fidèles peut-être que bien des œuvres adoubées par les milieux
autorisés, jurys de festival et bourgeois des grandes villes. Plus fidèles même
que les œuvres qui se tiennent au-dessus de la mêlée et ne captent parfois que la
singularité de celui ou celles qui les a enfantées. Une autre bière, s'il vous plaît.
Alpirsbacher, volontiers.
Vous reprendrez bien un autre blanc ? C'est pour moi, je vous en prie. Je reste à
la bière. J'ai besoin de quelque chose de capiteux. Peut-être parce que nous
passons des tunnels qui percent les collines de Champagne et ce qu'elles
contiennent. Leur obscurité me donne envie de plus d'obscurité encore. Une
Schlenkerla d'Aecht. Voyez cette robe des plus sombres. N'y hume-t-on pas
comme un feu de lansquenets au crépuscule ? J'imagine qu'il est difficile pour
une Française de se figurer l'espèce d'omertà qui régnait parmi nous et nous
privait d'une part de notre identité. Tout comme un secret de famille : plus ce
qu'il tait est énorme, plus il nécrose les âmes et sape les cœurs dans leurs
fondements, et les enfants nés dans son ombre et que l'on croit par là-même
épargner se retrouvent à l'aube de leur vie incapables de croire dans le bien-
fondé de leur présence au monde. C'est le sceau de notre génération. On ne
s'étonnera guère qu'elle ait couvé de noires exaltations, des poètes
schizophrènes, des tueuses de bourgeois.
Le soir qui suivit les résultats de l'abitur que j'avais obtenu avec les honneurs,
une violente dispute éclata entre mon père et moi. J'avais choisi ce moment pour
le mettre au pied du mur, face à ses silences et ses contradictions. Pourquoi
n'avait-il jamais parlé des fabuleuses années passées au sein du Reich ? Pourquoi
avait-il remisé pour ne plus jamais y toucher ses appareils photo, dont il faisait si
grand usage dans les années de la guerre ? Je lui jetai au visage le contenu d'un
carton. Quelques semaines avant les examens, j'avais découvert au grenier
plusieurs de ces cartons qui contenaient des photos d'un genre un peu spécifique.
On y voyait des jambes écartées, d'interminables toisons pubiennes de jeunes
femmes d'une beauté effarante, mais qui toutes fuyaient l'objectif ou y plantaient
un regard de mort-vivant. On y voyait des éphèbes affaiblis qu'un colosse en
uniforme sodomisait. Le tout dans un décor dont les tentures cachaient mal la
véritable destination, froide, carrelée, hygiénique, de laboratoire ou de
dispensaire. Mon père gardait le silence tout en me foudroyant du regard. Enfin
il a fini par bégayer : c'était le travail... Je lui ai tourné le dos, je suis monté
prendre les quelques affaires dont j'avais bourré à l'avance mon sac de voyage, et
j'ai quitté la maison, définitivement. Je n'ai plus adressé la parole à mon père
jusqu'à sa mort.
Déjà de retour, Chantal ? Vous m'en voyez ravi. En effet, je divaguais seul.
Vous savez, l'alcool vous invente des interlocuteurs quand ceux-ci font défaut.
La bière, spécifiquement la bière allemande, permet le dialogue avec les ombres.
En l'occurence avec votre parfum qui restait en suspension là devant moi,
comme un souvenir. Pardonnez-moi... oh mais je ne saurais refuser cette offre.
Une Kölsch, parfait. Ah, la voilà votre pièce au trou... mais puisque vous
insistez, je reprends mon narcissique récit. Où en étais-je ? L'académie des
beaux-arts d'Essen, section photographie. Savez-vous que Pina Bausch sort de
là ? Section chorégraphie. La meilleure sans aucun doute. La section
photographie quant à elle était l'empire d'un homme à peu près oublié
aujourd'hui. Professor Otto Steinert, son nom ne vous dira pas grand chose. A
l'époque pourtant, c'était un ponte. Costume trois-pièces, bouc d'homme fait,
passé chargé d'ombres et de secrets : il ressemblait assez à mon père.
J'avais déjà mordu la main du père, je ne me suis pas gêné pour mordre celle
d'Otto Steinert, un brave homme au demeurant. Dire qu'il fut mon mentor serait
exagéré. Disons que j'ai appris, sous son regard exigeant, à expérimenter. A
produire de belles formes, des géométries troublantes. Faire d'un cul un
polygone, d'un polygone un cul. Pardonnez ma vulgarité... mon allemand bave
sur le français ! Toutes choses qui ont su m'être utile dans la suite de ma carrière
à n'en pas douter. Quant à percer à jour le cœur noir du mensonge, le cœur
nécrosé, calciné de notre imposture allemande, qui est peut-être l'imposture de la
modernité, cela, le Professor Steinert ne m'en a pas offert l'occasion. De ce point
de vue, mes années passées à la Folkwang Horchschule n'ont pas porté les fruits
de malheur et de libération que j'escomptais. Des trucs pour faire de l'image, ça
oui, la Folkwang Horchschule me les a apportés. Ainsi qu'un fabuleux carnet
d'adresse en matière de partenaires sexuels.
J'avais faim d'une sorte d'objectivité. Mais tous les plans se confondaient à ma
sortie de la Folkwang Horchschule. L'objectivité, qu'était-ce au juste ? J'aurais
pu partir pour Düsseldorf et rejoindre les Becher. Bien m'en aurait fallu : qui
sait, j'aurais pu damer le pion d'Andreas Gursky et faire dans l'enregistrement de
notre monde sans espoir ni liberté, où la froideur géométrique, comme le diable,
s'offre partout, à toutes les échelles. Documenter l'insignifiance, la
déshumanisation, mais de manière froide et élégante, bonne à accrocher sur un
mur du salon de votre maison d'architecte, et sans faire entrer l'émotion en ligne
de compte, sans oublier non plus de faire entrer des millions dans les lignes de
mes comptes, si vous me passez le jeu de mot. Non, quand je suis sorti de la
Folkwang Horchschule, je n'avais pas tellement envie de pénétrer plus avant
dans la photographie comme art. L'objectivité dont j'avais faim, où la trouvai-
je ? Dans les sexes. Voilà ce que mon intuition me dictait. C'était le sexe qu'il
fallait capter, pour l'offrir à tous, à un prix raisonnable. Il fallait mettre l'image
au travail.
Je suis devenu une sorte de ponte à mon tour. J'ai inondé de mes films les
vidéothèques de location. J'ai exporté une certaine manière de voir les choses,
dont je vous ai, maladroitement je le crains, exposé le raisonnement sous-jacent.
Si l'on peut parler de raisonnement. J'ai été le principal artisan, le principal
théoricien aussi de ce qu'on a appelé l'école du porno allemand, mais un
théoricien secret, un théoricien silencieux qui jamais ne verbalise sa théorie, qui
n'exprime tout cela que dans la praxis, le production effrenée de porno aptes à
satisfaire tous les fantasmes, au service de la banalité du cul. Le cul, ce symbole
parfait de la valeur abstraite. Et j'ai ramassé pas mal d'argent au passage, vous
vous en doutez bien, Chantal. Tout travail mérite salaire, n'est-ce pas ?
J'ai un dernier secret, Chantal. Notre voyage touchera bientôt à sa fin. Nous
sommes probablement entrés en Allemagne, sur les rails d'une rêveuse ivresse.
Laissez-moi vous évoquer la figure aimée, celle qui m'a été offerte comme un
cadeau inespérée, Sibel, ô ma Sibel, ma Joconde, ma Béatrice. Je ne puis vous
dire ce qui m'a d'abord bouleversé en elle. Elle était révoltée contre sa famille.
Tout à fait libre, pour ne pas dire délurée. Dans l'insouciance solaire de ses vingt
ans. Désarmant de son ineffable sourire les chibres qu'elle avalait. L'alliance de
son sourire et de son sexe, sans métaphore aucune, formait une sorte de vortex
dans lequel, Chantal, l'image fut comme absorbée, et mon être avec, comme par
un siphon d'amour. Je ne l'ai jamais touchée ni ne la toucherai. Elle eut ensuite la
carrière qu'on lui connait. C'est la seule actrice à ma connaissance, à être passée
sans transition du porno le plus dépouillé au cinéma le plus respecté. Car elle
incarne une forme de grâce. Le mot peut paraître creux dans ma bouche. Gratuit.
Excessif. Mais la grâce n'est-elle pas ce qui seul peut unir les extrêmes ?
L'extrême abstraction de la valeur, et l'extrême vérité interne, viscérale,
humaine, de l'amour ? Sibel est toucheé par la grâce, ou peut-être seulement un
reliquat de la grâce, dans un monde vidé de toute réalité. Elle est ma chair
d'achoppement.
Ma dernière œuvre, Chantal, ma dernière œuvre, pour laquelle j'ai pu lever des
fonds proprement formidables, vous n'avez pas idée, auprès de mes partenaires,
de mes riches et cruels partenaires, de mes paysans viciés mais si loyaux, ma
dernière œuvre, si toutefois Sibel l'accepte, si elle finit par y consentir, car cette
œuvre, Chantal, cette œuvre sera la seule, la dernière tentative d'art total, de
cinéma total, Chantal, écoutez-moi, je vous en prie, ah, le train arrive en gare de
Düsseldorf, il faut réunir nos affaires, je le comprends, oui, regagnons nos places
respectives, chère amie, il est un peu précoce de se considérer tels, évidemment,
mais puis-je simplement vous remercier, vous remercier de votre patiente
écoute, Chantal, en vous offrant un dernier verre, pas ici évidemment, un café
devant la gare, non ? Je comprends, Chantal, vous êtes pressée, oui, le travail
c'est le travail, naturellement.