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Bières allemandes

Vous prendrez bien quelque chose ? Moi, ce sera une bière. Je me souviens
qu'ils vendent des allemandes dans ce train. Ce n'est pas chauvinisme de ma
part. Je parle bien entendu de produits industriels. L'offre allemande en matière
de bière, de bière industrielle s'entend, est infiniment plus variée, infiniment
meilleure aussi que ce que l'on propose ici en France. Vous n'aimez pas la bière ?
Une Flensburger, s'il vous plaît. Merveilleux. Et un blanc pour madame.

Naturellement vous préférez le vin. J'ai toutefois pu constater, je ne dis pas ça


pour brusquer vos sentiments chère madame, que les bons vins français n'étaient
pas légion, tout au moins pas si disponibles que ça. L'offre de vins français est
certes massive mais je regrette de constater qu'elle inonde le marché de vinasse
âpre ou aigre, pour ne pas dire franchement malhonnête. Les bons vins français
sont chers, à moins qu'ils ne viennent de filières plus artisanales, de petits
producteurs, et l'on ne trouve ces derniers qu'à la source ou dans certains
restaurants. Vous avez vos plans, dites-vous. J'imagine en effet que vous
français... françaises pardon... Bien sûr. Les autochtones se trouvent à proximité
des sources. C'est une éivdence.

Du reste, n'y a-t-il pas autochtone et autochtone ? Je veux dire : les habitants
des terroirs mêmes où le précieux nectar est produit ne sont-ils pas favorisés ?
J'ai un peu travaillé en Picardie et en Bretagne par exemple, et les vins qui
atteignent ces terroirs dépourvus de vignes m'ont rarement paru délectables, à
moins d'en payer de très cher. Encore les cavistes, qui me font l'effet soit dit en
passant de pharmaciens, c'est-à-dire d'épiciers prétentieux, n'hésitent-ils pas à
nous vendre de douteuses bouteilles à prix d'or. Pour terminer ma fastidieuse
démonstration, je proposerai l'hypothèse suivante. Les producteurs honnêtes, en
matière de vin, se réservent une partie de leur production. Une autre partie est
distribuée, de la main à la main, aux amis, aux proches, aux habitants du terroir,
aux clients historiques. La dernière partie de leur production est envoyée à des
distributeurs et des commerçants en France et à l'étranger, où ils ne seront
accessibles qu'à ceux qui en ont les moyens. Pour le reste, c'est la vinasse qui
coule à flot sur le marché intérieur et vient désaltérer l'inaltérable gosier des
alcooliques aux revenus modestes ou absents.

Enfin je me laisse aller à des jugements à l'emporte-pièce... pardonnez-moi.


Heureux de faire votre connaissance en tout cas. Madame .. Chantal, puisque
vous insistez. Appelez-moi Henry si vous le voulez bien. C'est mon pseudonyme
certes, mais il me sied mieux que le prénom que mes parents m'ont choisi.
Permettez Chantal, que l'on trinque ensemble. A l'amitié franco-allemande !

Merci du compliment. Je n'ai aucun mérite au demeurant. J'ai non seulement


beaucoup travaillé en France, mais je dois vous avouer que ma mère était une
Alsacienne, qui à la grande honte de sa famille s'est compromise avec un
Allemand. Elle a toujours tenu à ce que je pratique un français parfait, bien que
je sois loin du compte, de plus en plus loin hélas depuis qu'elle n'est plus là pour
me corriger. Si je m'efforce de garder le maximum de correction dans ma
pratique du français, en allemand en revanche, j'ai la réputation de parler comme
un chartier. J'éprouve il est vrai un certain plaisir à écorcher et salir ma langue,
surtout parmi mes compatriotes, quoique dans mon milieu cela passe facilement.
L'allemand est la langue du père et j'ai gardé un rapport conflictuel avec le père.
Problème de notre génération, celle de l'après-guerre, élevée dans le silence et le
déni. J'aurai tenté de rétribuer ce silence par l'ordure et l'opprobre. Un vaste sujet
au demeurant. Mais je crains de vous ennuyer. Parlez-moi de vous, plutôt. Une
documentariste, ça alors. Pour Arte ? C'est très bien. Je suis du métier moi aussi.
Non, je n'ai jamais travaillé avec Arte. Je fais dans le porno.

Je produis, je réalise, j'écris. Vous riez.. Tenez, laissez-moi rire avec vous. Je
tiens aujourd'hui à ce que mes films soient écrits en effet. Je peux me le
permettre. Je ne fais d'ailleurs que répondre à une demande. Ce sont des
productions pour connaisseurs. Cercles fermés, projections privées. Voyez-vous,
il y a dans ce monde des personnes qui ont gardé un certain sens du confort. Un
certain goût, aussi. Mes films relèvent de la performance, de l'opéra parfois.
Vous riez encore ? Santé !

Je mentirais si je vous disais que ces films représentent le gros de ma


production. Autrefois les cassettes produites à la semaine, aujourd'hui des vidéos
expéditives et efficaces sur le net, voilà le gros de mon travail, et vous avez
raison de rire. Travail que j'ai longtemps accompli moi-même, à tous les
échelons, tous. Maintenant je délègue, pour me consacrer à... mon œuvre. Oui,
mon œuvre. Et cette œuvre possède ses clients, elle les possède au sens propre,
Chantal. Ils en ressentent le besoin, elle est leur luxe, la fine fleur de leur
culture. Ce n'est certes pas un public d'opéra, bien que mon œuvre réponde
quelque part aux aspirations les plus hautes de ces gens, et bien que d'autre part
ceux-ci soient l'équivalent de ce qu'a pu être en d'autres temps le public de
Bayreuth. Une racaille sentimentale sévissant au cœur noir du monde.

C'est en réaction contre une certaine forme d'art que j'en suis venu à faire du
porno, et c'est pour rejoindre l'art, pour enfin apporter ma pierre à ce grand
colombarium qu'est l'art, que je fais du porno. Du reste je crois que quoique l'on
fasse, y compris le plus insignifiant, y compris le plus abject, constitue une sorte
d'écho, un écho certes déformé, certes dégénéré, mais significatif de la
Weltanschauung, pardon, de l'âme de notre temps. Vos documentaires les plus
personnels comme ceux qui doivent le plus aux circonstances en sont un écho.
Les blockbusters américains, les films d'auteur français, les clips de rap français
ou allemands, sont un fidèle écho de l'âme du temps. L'insulte, le crachat, le pet,
le meurtre, dès lors en tout cas qu'ils entrent dans ce qu'on appelle la culture, dès
lors qu'ils font l'objet d'une représentation, sont un fidèle écho de l'âme du
temps. Plus fidèles peut-être que bien des œuvres adoubées par les milieux
autorisés, jurys de festival et bourgeois des grandes villes. Plus fidèles même
que les œuvres qui se tiennent au-dessus de la mêlée et ne captent parfois que la
singularité de celui ou celles qui les a enfantées. Une autre bière, s'il vous plaît.
Alpirsbacher, volontiers.

Mes films actuels se situent à la croisée de l'abject et du sublime. Portés par


l'amour le plus pur qui puisse exister ici-bas, et produits à l'attention d'êtres
parmi les plus abjects, les plus humains dans leur inhumanité et leur abjection
qui soient ici-bas. Je ne crains pas de vous le confier Chantal, car je suis le
véhicule de cet amour et le partenaire de cette abjection. Je suis le sujet de cet
amour, je suis le dépositaire de sa certitude existentielle, je suis le témoin de sa
vérité. Et je suis le partenaire de mes augustes clients, ces paysans esthètes, ces
pauvres hères de l'humanité en déroute.

Pardonnez mes outrances, Chantal. J'ai toujours eu une tendance au baroque,


aux excès en tous genre. Mon verbe n'y coupe guère. Outrance n'est pas
mensonge pour autant, je vous prie de le croire. Je reviendrai sur mon œuvre si
vous me le permettez. Notre voyage est assez long n'est-ce pas pour que nous
puissions nous étendre sur quelques aspects de nos parcours respectifs ? Du
moins aussi longtemps que vous aurez l'amabilité de me supporter. Par ailleurs
vous me questionnez comme si vous n'étiez pas pressée d'en venir à vous-même,
à votre histoire, votre ambition. Qui êtes-vous, Chantal ? Ah, les femmes,
toujours si promptes à se taire pour laisser l'homme vider son sac, toujours
promptes à mettre, comme vous dites, la pièce au trou. Vous faites ainsi preuve
du plus grand bon sens. Mieux vaut laisser l'autre se répandre et se garder soi-
même intact. Vous éviterez ainsi la honte spéciale qui laboure nos insomnies,
lorsque notre cerveau, éponge épuisée parcourue d'horribles spasmes, nous
repasse jusqu'au dégoût, jusqu'à la nausée, nos monologues narcissiques et nos
pitoyables pirouettes. Le bon sens Chantal, le bon sens, bon sang ! La bière
allemande hélas abat sa douce lumière et je ne fais que rouler le long de mon
ornière. Tenez, le train pénètre en Champagne. Vous connaissez la Champagne ?
Moi non plus.

En revanche, connaissez-vous Essen ? Cela m'aurait étonné. Essen veut dire


manger en allemand. C'est aussi une ville de la Ruhr. Ma ville natale. C'est là
que j'ai grandi et suivi ma scolarité. C'est là, Chantal, que j'ai eu une bonne part
de mes premières fois, ce qui est selon moi la définition du Heimat, la terre
natale, le chez-soi. J'y ai pour ainsi dire mangé les premières parts de la vie. J'y
ai absorbé, avalé, dévoré mes premières images, à défaut de mots, car nous
avons été, Chantal, notre génération a été sevrée de certains mots, des mots qui
nous auraient permis de comprendre notre situation, notre enfance, notre famille,
notre Histoire. Notre handicap historique. Notre mauvais départ dans la vie.
Nous avons été empaillés de silence, Chantal. Les images ont été là pour nous
aider. Les images ont été là pour nous suggérer l'indicible. Les images ont fait
signe pour nous vers ce qui était tu. A l'occasion d'une visite à son frère, mon
oncle Julien qui vivait à Strasbourg, ma mère m'a amené à une projection de
Nuit et brouillard. J'avais douze ans. J'ai dès lors détenu une sorte de secret. Elle
m'avait fait promettre de ne le divulguer sous aucun prétexte. S'il me donnait un
ascendant sur mes camarades, j'étais bien incapable de la faire valoir. Il aura
donc pesé en moi comme un parpaing au pied d'un loufiat. Ma mère croyant
m'aider m'aura cruellement desservi. Peut-être s'agisait-il d'une trouble
vengeance dont elle ne possédait pas la clé. Quoiqu'il en soit, j'ai passé ma vie à
l'expier et puisqu'expier nous était interdit, à tenter de l'enterrer à mon tour, sous
une chappe d'excès, d'argent, de blasphème. Sous une chappe de sperme.

Vous reprendrez bien un autre blanc ? C'est pour moi, je vous en prie. Je reste à
la bière. J'ai besoin de quelque chose de capiteux. Peut-être parce que nous
passons des tunnels qui percent les collines de Champagne et ce qu'elles
contiennent. Leur obscurité me donne envie de plus d'obscurité encore. Une
Schlenkerla d'Aecht. Voyez cette robe des plus sombres. N'y hume-t-on pas
comme un feu de lansquenets au crépuscule ? J'imagine qu'il est difficile pour
une Française de se figurer l'espèce d'omertà qui régnait parmi nous et nous
privait d'une part de notre identité. Tout comme un secret de famille : plus ce
qu'il tait est énorme, plus il nécrose les âmes et sape les cœurs dans leurs
fondements, et les enfants nés dans son ombre et que l'on croit par là-même
épargner se retrouvent à l'aube de leur vie incapables de croire dans le bien-
fondé de leur présence au monde. C'est le sceau de notre génération. On ne
s'étonnera guère qu'elle ait couvé de noires exaltations, des poètes
schizophrènes, des tueuses de bourgeois.

Le soir qui suivit les résultats de l'abitur que j'avais obtenu avec les honneurs,
une violente dispute éclata entre mon père et moi. J'avais choisi ce moment pour
le mettre au pied du mur, face à ses silences et ses contradictions. Pourquoi
n'avait-il jamais parlé des fabuleuses années passées au sein du Reich ? Pourquoi
avait-il remisé pour ne plus jamais y toucher ses appareils photo, dont il faisait si
grand usage dans les années de la guerre ? Je lui jetai au visage le contenu d'un
carton. Quelques semaines avant les examens, j'avais découvert au grenier
plusieurs de ces cartons qui contenaient des photos d'un genre un peu spécifique.
On y voyait des jambes écartées, d'interminables toisons pubiennes de jeunes
femmes d'une beauté effarante, mais qui toutes fuyaient l'objectif ou y plantaient
un regard de mort-vivant. On y voyait des éphèbes affaiblis qu'un colosse en
uniforme sodomisait. Le tout dans un décor dont les tentures cachaient mal la
véritable destination, froide, carrelée, hygiénique, de laboratoire ou de
dispensaire. Mon père gardait le silence tout en me foudroyant du regard. Enfin
il a fini par bégayer : c'était le travail... Je lui ai tourné le dos, je suis monté
prendre les quelques affaires dont j'avais bourré à l'avance mon sac de voyage, et
j'ai quitté la maison, définitivement. Je n'ai plus adressé la parole à mon père
jusqu'à sa mort.

Protégé par trois paires de sous-vêtements, quelques chemises et un unique


pantalon de rechange, j'avais embarqué un des Leica II avec viseur Torpedo ainsi
qu'une série d'objectifs Hektor remisés par mon père en 45. J'avais été comme
traversé d'une intuition. Cette honte qui m'empoisonnait le sang, je ne pouvais
pas m'en débarrasser d'un revers de main, simplement en foutant le camp de la
maison natale. Je devais essayer de retourner l'espèce de malédiction qui pesait
sur moi, par ses armes mêmes. Si mon père s'était compromis dans l'exercice de
son travail, comme il l'avait piteusement bafouillé, il me revenait de le
détourner, ce travail, d'en pervertir l'esprit et la fonction, d'en prostituer les
outils. Je n'essaierai pas de vous convaincre que mon cerveau se représentait la
chose aussi clairement. Je n'étais qu'un gamin de dix-huit ans, et guère plus que
maintenant je n'étais philosophe. Tout ça s'est présenté confusément à mon
esprit, plutôt comme une boule de feu, une boule de rage, mais aussi d'une
certaine manière une boule de bon sens. Car c'est grâce au Leica II avec viseur
Torpedo et objectif Hektor que j'ai commencé à gagner ma vie. J'ai d'abord
travaillé pour un journal local, le Neue Ruhr Zeitung. Ensuite, eh bien, faculté
de journalisme à Munich, puis les contrats ont suivi, au Spiegel, au Stern, au
Bild. Une époque florissante, où le travail ne manquait jamais, où l'argent était
facile. L'Allemagne, n'est-ce pas, la République Fédérale bien entendu, se
recontruisait, avec l'argent américain et l'âme allemande, les bras allemands, les
cerveaux allemands, âpres au labeur comme jamais.

Cependant c'était loin de me suffire. Je m'étais donné comme mission de


pervertir le travail de mon père -vous ai-je dit qu'il était chargé de la
communication visuelle pour une antenne gouvernementale ? Oui, son passé
n'avait compté pour rien au sortir de la guerre, et il avait continué à se bâtir une
jolie carrière. Je voulais faire de la photo, j'étais bon pour ça. Mais il me fallait
aller plus loin. Mobiliser la photo à des fins utilitaires, c'était au final faire la
même chose que mon père. Dans un milieu certes plus neuf, plus dynamique que
le sien -le journalisme était un vecteur puissant de la nouvelle Allemagne. Mais
j'avais dans l'idée que le mal dont mon père était pour moi la cristallisation, ce
mal était comme concentré dans l'essence même de l'acte de photographier. Et
cette essence, je n'y accèderai pas en captant l'élégance des top models ou des
capitaines d'industrie pour le Bild am Sonntag ou le Spiegel. Du moins le
croyais-je à l'époque. Non, je devais explorer le cœur de la technique
photographique. Le secret de notre commune honte, je le pressentais, s'y trouvait
tapi.

C'est pourquoi je suis rentré à Essen pour intégrer la section photographie de la


fameuse Folkwang Horchschule. Je vous ennuie ? Navré, la bière allemande me
rend toujours affreusement bavard. Je vous en prie, faites donc, le travail c'est le
travail ! J'ignorais que les téléphones recevaient les appels au milieu de cette
campagne de Champagne. De ces anciens champs de ruines. Tant d'os dans
l'humus de ces vagues collines... Ossuaires, cimetières, petits paysans qui jouent
entre les tombes. A cache-cache avec la mort. Base-ball avec fémurs et rotules
en guise de balle. Chargés de quel poids de mort, en grammes ou kilogrammes,
les petits paysans prendront-ils le départ de cette mascarade qu'on appelle la
vie ? Comme une poignée de cailloux dans la poche. Le fils de l'instituteur en
aura-t-il plus que les autres ? Lui, il n'a pas de trou où les enfouir.

Déjà de retour, Chantal ? Vous m'en voyez ravi. En effet, je divaguais seul.
Vous savez, l'alcool vous invente des interlocuteurs quand ceux-ci font défaut.
La bière, spécifiquement la bière allemande, permet le dialogue avec les ombres.
En l'occurence avec votre parfum qui restait en suspension là devant moi,
comme un souvenir. Pardonnez-moi... oh mais je ne saurais refuser cette offre.
Une Kölsch, parfait. Ah, la voilà votre pièce au trou... mais puisque vous
insistez, je reprends mon narcissique récit. Où en étais-je ? L'académie des
beaux-arts d'Essen, section photographie. Savez-vous que Pina Bausch sort de
là ? Section chorégraphie. La meilleure sans aucun doute. La section
photographie quant à elle était l'empire d'un homme à peu près oublié
aujourd'hui. Professor Otto Steinert, son nom ne vous dira pas grand chose. A
l'époque pourtant, c'était un ponte. Costume trois-pièces, bouc d'homme fait,
passé chargé d'ombres et de secrets : il ressemblait assez à mon père.

Avant 45, le doktor Steinert exerçait en uniforme, comme médecin du Reich.


A part lui-même et quelques autres, nul ne sait où exactement, sur quel front,
dans quel camp il aura usé du stétoscope. Et de l'appareil photo. Après quelques
années consacrées à se faire oublier, comme les autres, il avait transformé son
hobbie en vocation, puis presqu'instantanément en une place. Les notables ne
renoncent à rien en effet. Je n'ai malheureusement jamais pu lui tirer les vers du
nez au sujet de son œuvre d'amateur éclairé sous Hitler. Quels étaient donc ses
sujets ? Avait-il connu mon père ? Motus et bouche cousue, c'était la règle en
République Fédérale. Comme partout ailleurs j'imagine. Ses premières photos
d'après-guerre faisaient plutôt dans l'archivage des ruines. Dans le genre
documentaire. Il a cependant vite trouvé sa voie en se faisant le chef de file d'un
nouveau courant, un courant moderne, un courant à la mémoire plutôt sélective,
et pour cause : il fut baptisé école de la photographie subjective. Du véritable
pain béni. Les comités d'occupation qui encadraient la reconstruction dans le
domaine artistique, comités où figuraient français, anglais et américains donnant
d'amicales directives, voyaient d'un très bon œil ce mouvement de retour à une
photographie visant l'expression de l'intériorité, du fantasme, de la sensation,
mieux encore, des formes visuelles pures. L'élégance des lignes et des traits,
bref, un goût prononcé pour l'abstraction qui se rapprochait du design et puisait
ses références dans un grand chapitre de l'art dégénéré d'avant-guerre, le
Bauhaus. Une posture qui répondait tout à fait aux objectifs de dénazification de
l'art. Et cet esthétisme aura donné de jolis résultats. Il y eut des expositions dans
le cadre de la coopération franco-allemande, des conférences, des émules. Une
petite affaire rondement menée, croyez-moi.

J'avais déjà mordu la main du père, je ne me suis pas gêné pour mordre celle
d'Otto Steinert, un brave homme au demeurant. Dire qu'il fut mon mentor serait
exagéré. Disons que j'ai appris, sous son regard exigeant, à expérimenter. A
produire de belles formes, des géométries troublantes. Faire d'un cul un
polygone, d'un polygone un cul. Pardonnez ma vulgarité... mon allemand bave
sur le français ! Toutes choses qui ont su m'être utile dans la suite de ma carrière
à n'en pas douter. Quant à percer à jour le cœur noir du mensonge, le cœur
nécrosé, calciné de notre imposture allemande, qui est peut-être l'imposture de la
modernité, cela, le Professor Steinert ne m'en a pas offert l'occasion. De ce point
de vue, mes années passées à la Folkwang Horchschule n'ont pas porté les fruits
de malheur et de libération que j'escomptais. Des trucs pour faire de l'image, ça
oui, la Folkwang Horchschule me les a apportés. Ainsi qu'un fabuleux carnet
d'adresse en matière de partenaires sexuels.

J'avais faim d'une sorte d'objectivité. Mais tous les plans se confondaient à ma
sortie de la Folkwang Horchschule. L'objectivité, qu'était-ce au juste ? J'aurais
pu partir pour Düsseldorf et rejoindre les Becher. Bien m'en aurait fallu : qui
sait, j'aurais pu damer le pion d'Andreas Gursky et faire dans l'enregistrement de
notre monde sans espoir ni liberté, où la froideur géométrique, comme le diable,
s'offre partout, à toutes les échelles. Documenter l'insignifiance, la
déshumanisation, mais de manière froide et élégante, bonne à accrocher sur un
mur du salon de votre maison d'architecte, et sans faire entrer l'émotion en ligne
de compte, sans oublier non plus de faire entrer des millions dans les lignes de
mes comptes, si vous me passez le jeu de mot. Non, quand je suis sorti de la
Folkwang Horchschule, je n'avais pas tellement envie de pénétrer plus avant
dans la photographie comme art. L'objectivité dont j'avais faim, où la trouvai-
je ? Dans les sexes. Voilà ce que mon intuition me dictait. C'était le sexe qu'il
fallait capter, pour l'offrir à tous, à un prix raisonnable. Il fallait mettre l'image
au travail.

Le secteur de la vidéo porno n'allait pas tarder à supplanter le bon vieux


cinéma, donnant lieu à l'un de ces admirables court-circuits qui font tout le
piquant de la vie sous domination capitaliste. Après avoir offert mes services à
la photographie de films porno ou policiers en bonne et due forme, je me suis
décidé à passer derrière la caméra lorsque la vidéo a percé. Enfin, derrière,
devant, la vidéo porno efface ces distinctions. Elle remet en question la division
du travail. Le cinéma, si vous me permettez néanmoins d'utiliser ce mot, de lui
faire englober la totalité des productions d'images animées grand format, le
cinéma cesse ici d'être une industrie pour devenir une sorte d'auto-entreprise.
Cela vous choque ? Vous tenez à maintenir certaines distinctions, c'est naturel.
Ce faisant, vous vous protégez. C'est une question, comme on dit, d'intégrité.
Mais si je puis me permettre, Chantal, le prix de cette intégrité préservée est une
sorte de dissonance cognitive. Je m'explique.

Vous m'accorderez que nous vivons, comme je viens de le dire, sous


domination capitaliste. Ou si vous préférez, dans un monde dont tous les
aspects, les plus grands comme les plus petits, les plus concrets comme les plus
abstraits, les plus intimes comme les plus publics, sont déterminés par leur place
dans le processus de production et de consommation. Là, je vous ennuie, n'est-
ce pas ? Oui, la théorie, c'est rasoir, comme vous dites. On passe très vite à autre
chose : mais le TGV roule à toute vitesse, le paysage est comme malade de cette
vitesse, il s'étire, notre cerveau avec, et qui se déchirera le premier ? Mon verre
est vide. J'offre ma tournée. Augustiner, s'il vous plaît. Lequel, du paysage ou de
notre cerveau, se déchirera le premier ? Enfin vous riez. Je ne vous ai pas encore
tout à fait perdue. Laissez-moi en finir avec cette histoire de travail et de cinéma.
En définitive, nous n'avons que deux choses : d'un côté le travail, abstraction
faite de sa nature, de sa qualité. Et de l'autre, la valeur que le marché fixe, en
fonction de nombreux facteurs. Nos productions, Chantal, les vôtres comme les
miennes, sont soumises à ces deux principes. En aucun cas ils ne s'y soustraient,
sauf peut-être aux yeux de Dieu, mais Dieu a-t-il des yeux pour voir nos films ?
Dieu sonde les âmes, mais s'il ne joue pas aux dés, il n'ira pas non plus au
cinéma. Par ailleurs, cela fait longtemps -depuis 45 n'est-ce pas, depuis les
camps, la guerre aérienne et les bombes atomiques, Auschwitz, Dresde,
Hiroshima, que Dieu se cache, le petit filou. En aucun cas, Chantal, nos films ne
coupent à ces deux principes. Travail abstrait, marché. Peu importe les intentions
qui les guident. Peu importe la noblesse de leur visée. Peu importe l'exigence
qu'ils comportent. Nos valeurs sont des ombres, Chantal. Seule existe la valeur,
sous domination capitaliste. Nous ne la fixons pas nous-mêmes, nous ne
pouvons que la fixer comme on fixe une étoile, ou la lune qui se lève sur la
plaine de Champagne, regardez. Vous avez raison, nous sommes déjà dans la
forêt d'Argonne, à moins que ce ne soit la Moselle.

La dissonance cognitive, c'est le hiatus entre la réalité de cette valeur et vos


idéaux, vos exigences morales et artistiques. Nous maintenons tous un tel hiatus
hélas, car il est difficile de fixer la valeur de notre regard. Son abstraction est
inhumaine, comme le fait qu'elle nous échappe. Voilà la véritable objectivité,
Chantal, voilà ce que je cherchais en refermant la porte de la Folkwang
Horchschule. L'objectivité du soleil de la valeur. Impitoyable. La même pour
tous et en même temps le fondement d'une infinité d'inégalités parmi les
hommes, parmi les être vivants sur cette terre. Je ne peux m'empêcher de penser,
Chantal, que ce soleil qui calcine des innocents et porte le criminel aux nues de
l'abondance et du confort maximum, je ne peux m'empêcher de penser que cet
astre inhumain, trop humain, entretient une sorte d'affinité avec le mal sans
visage qui nous ronge tous. Et dont le secret de mon père, dont le grand Reich
millénaire tôt réduit en cendres, ne fut qu'un phénomène de surface, un ersatz
grotesque et cruel. Ubiquité du mal, ubiquité de la valeur. Un diable sans nom,
sans personne. Abstrait et mortifère.
Il me revenait dès lors de filmer l'acte sexuel dans son absurde banalité. Des
culs, des bites, des mamelles de toutes formes. Le va-et-vient réduit à sa pureté
formelle. Abstraite. C'est samedi, les voisins sont chez eux, il tond la pelouse,
elle le regarde tondre la pelouse, ils boivent leurs bières, peut-être des cannettes
de Löwenbräu un peu tièdes, puis on les voit rentrer, le volet du premier se
baisser. Je donnais à voir ce qu'il se passait derrière les volets, et c'est tout. Le
diable se cache dans les détails, si vous voulez, car dans les détails se cache
l'abstraction de la valeur. C'est ce que je filmais. Inlassablement. Et vous rirez
certainement si je vous dis que c'est précisément ce qu'il y a de plus difficile à
filmer. Le visage sans relief du diable.

Je suis devenu une sorte de ponte à mon tour. J'ai inondé de mes films les
vidéothèques de location. J'ai exporté une certaine manière de voir les choses,
dont je vous ai, maladroitement je le crains, exposé le raisonnement sous-jacent.
Si l'on peut parler de raisonnement. J'ai été le principal artisan, le principal
théoricien aussi de ce qu'on a appelé l'école du porno allemand, mais un
théoricien secret, un théoricien silencieux qui jamais ne verbalise sa théorie, qui
n'exprime tout cela que dans la praxis, le production effrenée de porno aptes à
satisfaire tous les fantasmes, au service de la banalité du cul. Le cul, ce symbole
parfait de la valeur abstraite. Et j'ai ramassé pas mal d'argent au passage, vous
vous en doutez bien, Chantal. Tout travail mérite salaire, n'est-ce pas ?

Avons-nous vraiment quitté la Champagne ? Ce TGV n'est-il pas enlisé depuis


des heures dans la plaine de Champagne ? Ou bien sa vitesse aura dépassé un
certain seuil au-delà duquel le paysage et nos cerveaux se seront lentement
déchirés, Chantal, et notre espace et notre temps auront été réduits en lanières,
dans un imperceptible bruit de soie qu'on martyrise, et rejoint l'espace et le
temps des morts amassés sous cette terre mille fois remuée ? Vous riez encore,
aux moments les mieux choisis. La bière allemande, Chantal, me rend bavard,
me rend poète, me rend ridicule. Je n'ai pas la prétention d'avoir le vin génial et
hermétique de Trakl. Mais j'ai peut-être une chose qu'il ne pouvait avoir : un
humour d'après-guerre, une des rares pilules qui fassent passer l'industrieux
cynisme de notre temps.

J'ai un dernier secret, Chantal. Notre voyage touchera bientôt à sa fin. Nous
sommes probablement entrés en Allemagne, sur les rails d'une rêveuse ivresse.
Laissez-moi vous évoquer la figure aimée, celle qui m'a été offerte comme un
cadeau inespérée, Sibel, ô ma Sibel, ma Joconde, ma Béatrice. Je ne puis vous
dire ce qui m'a d'abord bouleversé en elle. Elle était révoltée contre sa famille.
Tout à fait libre, pour ne pas dire délurée. Dans l'insouciance solaire de ses vingt
ans. Désarmant de son ineffable sourire les chibres qu'elle avalait. L'alliance de
son sourire et de son sexe, sans métaphore aucune, formait une sorte de vortex
dans lequel, Chantal, l'image fut comme absorbée, et mon être avec, comme par
un siphon d'amour. Je ne l'ai jamais touchée ni ne la toucherai. Elle eut ensuite la
carrière qu'on lui connait. C'est la seule actrice à ma connaissance, à être passée
sans transition du porno le plus dépouillé au cinéma le plus respecté. Car elle
incarne une forme de grâce. Le mot peut paraître creux dans ma bouche. Gratuit.
Excessif. Mais la grâce n'est-elle pas ce qui seul peut unir les extrêmes ?
L'extrême abstraction de la valeur, et l'extrême vérité interne, viscérale,
humaine, de l'amour ? Sibel est toucheé par la grâce, ou peut-être seulement un
reliquat de la grâce, dans un monde vidé de toute réalité. Elle est ma chair
d'achoppement.

Ma dernière œuvre, Chantal, ma dernière œuvre, pour laquelle j'ai pu lever des
fonds proprement formidables, vous n'avez pas idée, auprès de mes partenaires,
de mes riches et cruels partenaires, de mes paysans viciés mais si loyaux, ma
dernière œuvre, si toutefois Sibel l'accepte, si elle finit par y consentir, car cette
œuvre, Chantal, cette œuvre sera la seule, la dernière tentative d'art total, de
cinéma total, Chantal, écoutez-moi, je vous en prie, ah, le train arrive en gare de
Düsseldorf, il faut réunir nos affaires, je le comprends, oui, regagnons nos places
respectives, chère amie, il est un peu précoce de se considérer tels, évidemment,
mais puis-je simplement vous remercier, vous remercier de votre patiente
écoute, Chantal, en vous offrant un dernier verre, pas ici évidemment, un café
devant la gare, non ? Je comprends, Chantal, vous êtes pressée, oui, le travail
c'est le travail, naturellement.

Une adaptation porno de la Divine Comédie. Sibel y jouera à la fois Béatrice et


le poète lui-même, nel mezzo del cammin di nostra vita, un poète transformiste,
tranformé, errant dans la selva oscura parmi les âmes bénites et les damnées.
Voilà ce que sera ma dernière œuvre. Une œuvre de sperme, de cyprine, de
cocaïne et de sang, une œuvre spirituelle néanmoins, autant que faire se peut,
une œuvre qui figurera le triomphe de la valeur abstraite, et le divorce sans
appel, le divorce définitif, de la poésie d'avec la vie. Voilà ce pour quoi des
fonds proprement faramineux ont été débloqués auprès de mes paysans-
partenaires. Au revoir, Chantal ! N'oubliez pas ma carte de visite. Et merci
encore. Merci.

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