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SÉRIE « TEXTES ET ESSAIS »
L’IDÉAL ÉTHIQUE
ET SON REVERS
SELON ARISTOTE
LOUISE RODRIGUE
COLLECTION ZÊTÊSIS
L’idéal éthique et
son revers selon Aristote
LOUISE RODRIGUE
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.
We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.
ISBN 978-2-7637-5259-4
PDF 82763752600
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
PREMIÈRE PARTIE
L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA « BELLE VIE »
Chapitre 2 – Résultats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
1. Négativement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
2. Positivement : la belle vie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
a. Argument contraire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
b. Réfutation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
c. Contenu concret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
d. La limite de la vie méditative. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
e. L’intégration des autres genres de vie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
e.1 La politique ou la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
e.2 Le plaisir corporel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
e.3 Les richesses. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
e.4 Les honneurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
f. La kalokagathie, modèle de vie intégrée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
g. La valeur de la méditation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
g.1 Elle suppose l’amitié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
h. Confirmation : l’exemple d’Anaxagore. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
VII
VIII L’IDÉAL ÉTHIQUE ET SON REVERS SELON ARISTOTE
SECONDE PARTIE
LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE
Chapitre 1 – L’héroïsme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
1. Les figures masculines. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
a. Achille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
b. Hector. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
c. Des cas paradigmatiques : Anaxagore et Solon. . . . . . . . . . . . . . 70
2. Les figures féminines. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
a. Andromaque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
b. Hélène. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
3. La subversion de l’éthique héroïque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Chapitre 1 – Le sommeil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
1. Le sommeil comme inactivité de l’âme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
a. Le végétatif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
b. Le sensitif et l’appétitif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
2. Le sommeil obstacle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
TABLE DES MATIÈRES IX
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317
XIII
Introduction
1. C’est même en partie le titre d’une autre contribution ; voir G. Verbeke (1951),
L’idéal de la perfection humaine chez Aristote et l’évolution de sa noétique. L’auteur
utilise aussi l’expression « idéal de perfection humaine » dans son article de 1961, à
la p. 412. Le terme « idéal » est employé par A. E. Dobbs (1907), pp. 147, 154, par
R.-A. Gauthier (1958), pp. 113-117, ainsi que par J. D. Monan (1968), p. 53 pour
décrire la proposition des Éthiques.
2. A. E. Dobbs (1907), p. 147.
3. Voir EN, I, 2, 1095a16-17 (τῶν πρακτῶν ἀγαϑῶν) et EE, I, 7, 1217a40
(τῶν ἀνϑρώπῳ πρακτῶν).
1
2 L’IDÉAL ÉTHIQUE ET SON REVERS SELON ARISTOTE
4. Passage commenté par G. Verbeke (1985), p. 251, qui soutient que dans la perspec-
tive aristotélicienne, le bonheur est largement répandu ; la plupart des gens, écrit-il,
participent de la vie qui mène à la perfection. Voir aussi R.-A. Gauthier (1958), p. 44,
qui ajoute l’extrait de l’EE.
5. Voir entre autres EN, IX, 4, 1166a23.
INTRODUCTION 3
9
10 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
L’exigence méthodologique
1. Une version condensée des chapitres 1 et 2 de cette première partie est parue sous le
titre « L’idéal éthique selon Aristote, ou ‘la belle vie’ », dans Chôra. Revue d’études
anciennes et médiévales, 2019 (17), pp. 231-258.
2. G. Verbeke (1961), p. 419. Cette constatation s’impose considérant que plusieurs
traités aristotéliciens contiennent une doxographie ; ainsi par exemple DA, I, 3-5 ;
Mét., M et N, et DC, IV, 2.
3. Voir C. Natali (2013), pp. 97-98, pour un exposé de la méthode d’Aristote. Le propos
est sensiblement le même chez J. D. Monan (1968), p. 105, et chez G. M. Gurtler
(2003), pp. 823 et 833.
11
12 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
8. Aristote signale qu’il est difficile voire impossible d’exécuter de belles choses en
étant sans ressources, car elles s’accomplissent à l’aide d’instruments, au moyen
d’amis, de richesse ou de pouvoir politique ; voir EN, I, 9, 1099b1.
9. G. Verbeke (1951), p. 81, observe qu’à cet égard, sa valeur ne saurait être augmentée
(il n’est pas susceptible d’accroissement puisqu’il est un sommet).
14 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
Résultats
1. NÉGATIVEMENT
17
18 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
a. Argument contraire
Tout lecteur de l’EN est inexorablement porté vers cette
conclusion, en vertu même de la méthode mise en œuvre dans
ce traité – le fait que la vie méditative remplisse de façon opti-
male l’ensemble des critères de la belle vie devrait suffire à
convaincre quiconque saisit le procédé utilisé par Aristote.
Toutefois, il se trouve des interprètes qui la refusent, alléguant
qu’elle soulève la question de l’unité de l’EN, étant donné que
les chapitres 6 à 9 du livre X ne seraient pas en phase avec le
reste du traité. Pour soutenir cette hypothèse, on a, par exemple,
b. Réfutation
Or cette manière de solutionner ce qui peut paraître un
problème pose elle-même des difficultés. La stratégie chrono-
logiste, en effet, est loin de faire l’unanimité parmi les inter-
prètes d’Aristote. Déjà en 1963, Aubenque mettait en garde
contre cette tentation, affirmant qu’elle a contribué à fourvoyer
l’interprétation dans une direction qui laisse de côté l’essentiel.
Il explique que la méthode génétique, dans sa préoccupation
9. Cette liste compte huit éléments, tous opposant la conclusion de l’EN, sur la médita-
tion comme contenu principal du bonheur, à d’autres passages insistant sur d’autres
aspects du bonheur ; M. C. Nussbaum (1986), pp. 375-376. Mais l’incompatibilité
que croit déceler l’auteure tient davantage à la stratégie qu’elle adopte, qui consiste
en une lecture superficielle du livre X, qu’aux textes eux-mêmes. Ainsi par exemple
elle conçoit la vie décrite en X, 7 comme solitaire et donc contraire au critère d’auto-
suffisance (p. 376), alors qu’Aristote souligne expressément que l’activité méditative
se réalise de façon optimale avec des collaborateurs (1177a34).
10. M. C. Nussbaum (1986), pp. 373-377.
11. D’après le résumé de J.-L. Labarrière (2003), p. 85, et celui de N. O. Dahl (2011),
pp. 68-69.
12. J.-L. Labarrière (2003), p. 86.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 21
13. P. Aubenque (1963), pp. 26-27. R. Bodéüs (1982), p. 13, renvoie à un autre ouvrage
de P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote (Paris, 1962), p. 12, où l’auteur
signale que la méthode chronologique risque de « préférer aux raisons de comprendre
les prétextes à ne pas comprendre ».
14. P. Pellegrin (1993), dans l’Introduction des Politiques, p. 65-66, qui n’hésite pas à
parler des ravages du chronologisme. R. Bodéüs (2004), dans son Introduction à
l’EN, dénonce aussi ce genre de pétition de principe par lequel « la critique est
obligée de postuler le sens de l’évolution qu’elle tente de démontrer » (p. 18).
15. Ibid., p. 64 ; il s’agit de W. Jaeger et de I. Düring. J.-L. Labarrière (2003), p. 82, n. 3,
donne l’exemple du livre de C. Lefèvre (1972) qui révise drastiquement les conclu-
sions de F. Nuyens (1948) (sur l’aspect de la psychologie).
16. P. Pellegrin (1993), p. 64. Il précise dans son Introduction aux Œuvres complètes
(2014), p. 11, que la nature même des textes d’Aristote (c’est-à-dire la façon dont ils
se sont constitués) interdit l’approche stylistique, seule méthode objective pour
établir la chronologie des textes d’un corpus. Il réitère cette observation dans son
plus récent ouvrage (P. Pellegrin [2017], p. 62), en ajoutant que la chronologie est un
« asile de l’ignorance ». L’absence de toute information certaine sur la datation
absolue des textes du Corpus est par ailleurs notée par R. Bodéüs (2004), p. 18.
17. P. Pellegrin (1993), p. 67.
22 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
18. P. Rodrigo (2003), p. 24. Il ne s’agit donc pas de rejeter les positions chronologistes
parce qu’elles seraient fausses, mais parce qu’elles sont indécidables ; P. Pellegrin
(2017), p. 63.
19. J.-L. Labarrière (2003), p. 82
20. Ibid., p. 84. L’auteur écrit (p. 87) qu’à tout prendre, mieux vaut un Aristote incohé-
rent qu’un Aristote devenu respectable parce qu’on a affadi ses conclusions !
21. P. Pellegrin (2014), p. 13.
22. Entre exclusivisme et inclusivisme, telle que répertoriée par N. O. Dahl (2011),
pp. 68-69.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 23
23. Ainsi procède P. Donini (2014), p. 13, qui écrit que l’interprétation dite dominante
(exclusiviste) est en un sens inclusive.
24. L’absence de consensus à ce propos le démontre : certains croient que l’EN est posté-
rieure à l’EE (tels R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif [1970] dans leur Introduction à l’EN,
et J. Tricot [1994]), d’autres soutiennent le contraire (tels A. Kenny ([1992] et
J. Dudley [2012], pp. 258-259). Le fait de morceler un traité multiplie les problèmes
de datation, posant ainsi des difficultés insurmontables (entre autres pour déterminer
la place de la conclusion de l’EN dans le corpus).
25. Noté par R. Bodéüs (2004), dans son Introduction à l’EN, p. 10.
26. Soutenue par T. Lockwood (2014), p. 363.
27. Lequel se conçoit comme une seule et même discussion sur le bonheur ; T. H. Irwin
(2012), p. 507.
28. Selon le vocabulaire de T. Lockwood (2014), p. 367.
29. Ibid., p. 356.
30. Voir EN, IX, 4, 1166a23 ; IX, 8, 1168b36 ; IX, 9, 1170a16. Voir encore Pol., VII, 15,
1334b15-16, de même que PA, IV, 10, 687a9 et GA, II, 6, 744a32 ; ces passages
témoignent en faveur de la cohérence et de l’unité du corpus. Aristote va plus loin en
attribuant, dans les écrits biologiques, un aspect divin à l’être humain ; voir PA, II, 10,
656a8-9 et IV, 10, 686a27-29. Ces deux passages contribuent à invalider le schème
chronologiste courant qui consiste à situer les écrits aux « relents platoniciens » en
début de carrière philosophique, alors que l’intérêt pour la science de la nature serait
caractéristique de sa dernière période (par exemple W. Jaeger [1997], p. 340). Si en
effet une œuvre biologique porte la trace d’une « influence platonicienne », il devient
impossible de lui assigner une datation (à moins bien sûr de vouloir prétendre que les
extraits incriminés appartiennent à une strate rédactionnelle plus ancienne que le
reste du traité…). Dans ces conditions, il est plus économique et rationnel d’attribuer
aux Stagirite une certaine constance vis-à-vis des thèses qui traversent l’ensemble de
sa production.
24 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
c. Contenu concret
Mais qu’est-ce donc que « vivre en immortel » ? Force est
d’admettre que la vie méditative définissant essentiellement le
bonheur n’est pas très détaillée dans les Éthiques. Certes il
s’agit d’un plaidoyer en faveur de la vie philosophique38,
comme l’indique le passage de X, 7, 1177a25-27, où Aristote
signale que la philosophie implique d’étonnants plaisirs par
leur pureté et leur stabilité. À cet égard, le contenu de pareille
existence reste quelque peu mystérieux. Il se précise considé-
rant que la méditation est l’œuvre de la sagesse (σοφία) –
l’exercice de la sagesse étant non seulement le projet que
39. P. Aubenque (1963), p. 169 ; l’auteur précise p. 171 qu’il s’agit d’un idéal pour la
quête de l’être humain, d’un espoir, d’une tâche, d’un principe régulateur.
40. Aristote dit de la physique qu’elle est une sagesse ; Mét., Γ, 3, 1005b1-2 (passage
ciblé par C. D. C. Reeve [2012], p. 261). Rappelons que la physique compte parmi
les sciences théorétiques, aux côtés de la philosophie première et des mathéma-
tiques ; E, 1, 1026a5 sq.
41. N. O. Dahl (2011), pp. 70-71 ; l’auteur inclut parmi les objets de science les objets
éthiques, dans la mesure où ils sont des principes premiers – tel est notamment le cas
du bonheur, EN, I, 12, 1102a1-4. Voir aussi D. Lefebvre (2003), p. 154.
42. P. Pellegrin (2014), p. 16.
43. Il est possible de philosopher sur la politique et l’éducation ; voir Pol., II, 7, 1266a32 ;
VII, 10, 1329a40 ; VIII, 5, 1340b5 ; EN, VII, 12, 1152b1-2.
44. H. J. Curzer (2012), 396 ; P. Donini (2014), p. 20.
45. H. J. Curzer (2012), p. 397.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 27
54. Sans compter qu’Aristote soutient, en DA, III, 7, 431a16, l’impossibilité de penser
sans représentation (ou image sensible) ; voir G. Verbeke (1951), p. 88.
30 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
55. C’est-à-dire le νοῦϛ. R.-A. Gauthier (1958), p. 51, liste ces passages de l’EN,
auxquels il ajoute IX, 4, 1166a16-17, IX, 8, 1168b31-33 et X, 7, 1178a2-3. Les écrits
biologiques définissent également l’être humain par l’intelligence ; voir PA, IV, 10,
687a9 et GA, II, 6, 744a32.
56. H. J. Curzer (1991), p. 53.
57. Mét., Λ, 7, 1072b15 (« pendant un temps court ») et 25 (« nous réussissons parfois »),
passage relevé par J.-L. Labarrière (2003), p. 102.
58. Voir l’Introduction à l’EN de R. Bodéüs (2004), p. 29.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 31
59. τὸ ζῆν (…) εὐδαι μόνως ὑπάρχει τοῖς τὸ ἦϑος μὲν καὶ τὴν διάνοιαν κεκοσμημένοις,
1323b1-3. Ces deux passages démentent les affirmations hardies de D. Devereux
(2014), p. 189, et de A. Kenny (1992), p. 29.
60. P. Aubenque (1963), p. 82. Selon C. D. C. Reeve (2012), p. 270, il ne s’agit pas de
deux vies séparées, mais de phases différentes de la même vie. D. Keyt (2014),
pp. 52-53, démontre qu’il est possible de mener deux genres de vie simultanément.
C’est aussi la position de R.-A. Gauthier (1958), p. 114, d’après lequel la même
personne mène conjointement les deux types de vie ; dans cette perspective, il
n’existe pas deux bonheurs séparables, mais un seul admettant une hiérarchie.
61. R. Bodéüs (2004), p. 189.
62. P. Métivier (2000), p. 392.
32 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
63. R. Bodéüs (2004), p. 192. Voir R. Joly (1955), pp. 124-125 ; l’auteur renvoie à EN,
X, 8, 1178b4-6.
64. Selon la formulation de G. R. Lear (2004), pp. 176-177, qui adopte une position près
de celle exposée ici, soutenant que la vie pratique, vouée à la vertu éthique, constitue
une approximation de la méditation. C. Natali (2001), pp. 160, 171, soutient que la
vie philosophique est un tout complexe comprenant les vertus éthiques en s’appuyant
sur EN, X, 8, 1178b5-7.
65. R. Bodéüs (2004), p. 184.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 33
66. L. Jost (2014), p. 292, ajoute qu’une telle vue rend mieux justice à la composition de
l’EN.
34 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
problèmes. Il ajoute que le plaisir aiguise les activités en les prolongeant dans le
temps et en les améliorant (1175b14-15).
36 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
70. Bien qu’il soit dépourvu de valeur en lui-même, l’argent est un peu plus qu’une
condition nécessaire à la vie achevée, malgré ce qu’en dit C. Natali (2013), pp. 72-74 ;
dans la mesure où celle-ci inclut la vie politique ou vertueuse, la richesse sert en
outre d’instrument pour des actes de générosité, de magnificence et de justice.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 37
71. Passage identifié par J. Léonard (1948), p. 50, qui remarque justement que l’absence
de biens extérieurs est elle-même un empêchement ; la richesse n’est certes pas l’ins-
trument de la vie intellectuelle, au contraire, son excès y fait obstacle, mais sa posses-
sion modérée la rend possible en ménageant du loisir. Voir EN, X, 9, où Aristote
signale qu’il n’est pas nécessaire de disposer de grandes ressources pour atteindre au
bonheur (1179a1-9).
38 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
pour qui rien n’a grande importance (EN, IV, 8, 1125a3). Dans
ces conditions, les honneurs jouent un rôle plutôt restreint dans
la vie de qualité : n’apportant pas le bonheur à eux seuls, ils
s’ajoutent telle une forme de reconnaissance, même si Aristote
concède que la vertu ne peut être payée à sa juste valeur par
l’honneur (EN, IV, 7, 1124a7-8). Cela est d’autant plus vrai
que le sujet heureux, à titre de magnanime, possède aussi les
autres vertus éthiques, notamment celle qui se rapporte aux
richesses. Aristote explique que le magnanime, face aux autres
biens extérieurs que sont la fortune et la richesse, reste dédai-
gneux (EN, IV, 7, 1124a19-20) ; n’entretenant pas le culte des
richesses, il est porté à la bienfaisance, puisque « donner est la
marque du supérieur » (EN, IV, 8, 1124b9-10).
Mais le mépris72 qui caractérise la personne magnanime se
comprend positivement comme un certain détachement :
prenant peu de choses au sérieux, elle n’est pas « affairée »
(1124b24, ἀργόν), c’est-à-dire qu’elle ne passe pas son temps
à exécuter elle-même tout genre d’entreprise. Or une telle atti-
tude favorise la méditation, dans la mesure où elle y ménage
une place dans l’existence du magnanime, qui ne se laisse pas
absorber par l’agitation du quotidien. Aristote précise que rares
sont les actions que réalise lui-même le magnanime (1124b25) ;
cette observation rejoint un extrait du traité Du ciel très perti-
nent pour la conception du bonheur, qui détaille en quel sens le
détachement ou même l’inactivité sont favorables à sa réalisa-
tion. Le philosophe, à l’occasion d’une discussion entourant le
mouvement des astres, remarque que « le bien appartient à
l’être qui est dans un état excellent sans que cet être accom-
plisse aucune action et que pour ce qui est le plus proche de
l’excellence, le bien vient de peu d’actions ou même d’une
seule » (II, 12, 292a22-24). Dans la mesure où ce principe
vaut pour l’être humain, il appert que son bien, c’est-à-dire le
bonheur, relève essentiellement d’un seul type d’action. Or
cela exige la limitation des autres genres d’entreprise, et c’est
précisément ce que la personne magnanime parvient à faire :
73. C. Natali (2001), pp. 163-164, note avec justesse qu’à cet égard, la finale de l’EE
recoupe celle de l’EN.
74. D. Keyt (2014), p. 59.
75. C. D. C Reeve (2014), p. 30, affirme que la conception aristotélicienne du bonheur
incorpore des éléments des autres conceptions. C’est par ailleurs le propos de
R. Bodéüs (2004), dans son Introduction à l’EN, p. 29.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 41
76. Aristote présente un idéal unique et intégré ; il n’y a pas, contrairement à ce que
soutiennent certains interprètes traditionalistes, de dualité entre un idéal d’action et
un idéal de contemplation ; voir J. D. Monan (1968), p. 53. R.-A. Gauthier (1958),
p. 117, souligne que les genres de vie n’ont pas à être séparés. Pour sa part, G. M.
Gurtler (2003), p. 823, note que le sage ne choisit pas la vie méditative à l’exclusion
des autres ; il intègre à son existence les autres activités (p. 833).
77. Selon l’expression de J.-L. Labarrière (2003), p. 105, qui affirme que l’être humain,
puisqu’il est par nature double ou divisé, mènerait une « double vie ».
78. Selon l’expression de P. Rodrigo (2003), pp. 38-41. À cet égard, on peut affirmer,
comme le fait R.-A. Gauthier (1958), p. 117, que l’idéal d’Aristote est celui d’une vie
synthétique.
79. T. Lockwood (2014), pp. 362-363.
80. Comme l’admet P. Aubenque (1963), p. 19.
81. Les vertus éthiques ont pour fin la beauté, mais ce fait n’exclut pas qu’elles puissent
également viser d’autres buts ; par exemple, la personne vertueuse exécute des actes
courageux parce que c’est beau d’agir ainsi (EN, III, 10, 1115b13 ; EE, III, 1,
1230a30-33), cependant elle peut aussi avoir en vue la victoire et la protection de sa
cité. En revanche, la méditation n’est pas reliée à de telles fins additionnelles, et c’est
pourquoi elle est plus finale que la vertu éthique. Voir N. O. Dahl (2011), pp. 82-84.
82. T. H. Irwin (2012), pp. 521-524.
42 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
g. La valeur de la méditation
La belle vie, la vie de qualité, la vie réussie, autant d’ap-
pellations pour désigner un mode d’existence parfaitement
intégré, qui fait place à toutes les dimensions de l’être humain,
et au sein duquel l’activité de méditation jouit d’un statut privi-
légié. Dans la Politique, Aristote justifie sa conception du
bonheur de façon complémentaire à la démonstration qu’il
offre dans les Éthiques, cette démarche mettant en relief
l’inexactitude de la lignée interprétative qui sépare de manière
rigide la vie méditative et la vie politique (vouée aux belles
actions). Selon Aristote, la vie se définit comme action (Pol., I,
4, 1254a7 ; ὁ βίος πρᾶξις), et tel est évidemment le cas
du bonheur, la meilleure des vies (Pol., VII, 3, 1325a30 ;
ἡ εὐδαιμονία πρᾶξις). Or dans la mesure où Aristote définit
essentiellement le bonheur par la méditation, il faut envisager
l’éventualité qu’à ses yeux, cette dernière compte à titre d’ac-
tion (πρᾶξις). Et c’est bien cette position qui est exprimée en
Métaphysique, Θ, 6, 1048b17-35, où la pensée sert d’exemple
d’action achevée, c’est-à-dire qui atteint immédiatement son
but à chaque instant. Sous ce rapport, elle constitue un acte
(ἐνέργεια), et à son niveau le plus pur, elle appartient à l’être
parfait. Il s’agit dans ce cas de l’activité par excellence, pure et
parfaitement homogène, qui n’est donc pas une action84.
Celle-ci, en effet, implique toujours du mouvement (EE, II, 3,
1220b27 ; II, 6, 1222b30), lequel n’affecte pas les moteurs
immobiles. Bien entendu, chez l’être humain, une telle perfec-
tion n’existe pas, et son activité, toujours empreinte de mouve-
ment, relève de l’action. Tout ce que fait l’être humain implique
le mouvement dans une plus ou moins grande mesure : le
mouvement peut être la composante matérielle de l’action, et il
est aussi présent dans la pensée puisqu’elle est processuelle
94. À ce propos, voir EN, IX, 8, 1169b17-22 ; EE, VII, 10, 1242a23-29.
95. C’est le sens conféré par le contexte, où il est question d’amitié vertueuse, mais
Aristote écrit plus pudiquement « en relation avec d’autres » ; en EN, X, 7, 1177a34,
il parle d’exercer cette activité avec des collaborateurs (συνεργούς).
96. Passage ciblé par D. P. Maher (2012), p. 772.
46 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
97. L. Smith Pangel (2003), p. 190, explique que l’amitié rehausse la conscience qu’a
l’agent des activités et du plaisir qui les accompagne, et signale pp. 196-197 qu’elle
rend ainsi plus vivant, magnifiant l’existence par l’intensification des joies.
98. Noté par D. Lefebvre (2003), pp. 165, 172.
99. D. P. Maher (2012), p. 784, renvoyant dans la note 74 à P. Aubenque (1963), p. 183.
CHAPITRE 2 – RÉSULTATS 47
100. L. Smith Pangle (2003), pp. 197-200, remarque qu’en tant qu’introduction à la vie
philosophique, l’EN place la philosophie au premier rang, devant l’amitié.
101. Cf. Mét., A, 2, 982a10.
48 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
102. Pour la place de l’amitié dans la vie du penseur, voir la première section de la
seconde partie (1.1.c).
103. Comme le relève R. Bodéüs (2004), dans son Introduction à l’EN, p. 28.
CHAPITRE 3
1. C’est ainsi que L. Brisson traduit ἄτοπος dans le Phèdre, 229c ; voir la note 38,
p. 195, où il renvoie à d’autres passages où Socrate est décrit comme un original
(Gorgias, 494d, Banquet, 215a). Pour sa part, T. Lockwood (2014), p. 366, se réfère
au Banquet, 221d.
2. J. Lombard (1994), p. 128.
49
50 PREMIÈRE PARTIE – L’IDÉAL ÉTHIQUE SELON ARISTOTE, OU LA BELLE VIE
1. ÊTRE HUMAIN
Ainsi la condition la plus fondamentale du bonheur, être
un humain, paraît aller de soi : Aristote observe que « nous
refusons de dire heureux un bœuf, un cheval ou n’importe quel
autre animal » (EN, I, 10, 1099b32), et qu’on n’est pas heureux
lorsqu’on est cheval, oiseau ou poisson (EE, I, 7, 1217a26).
Cette exclusion sert vraisemblablement de mise en garde pour
la masse en raison du genre de vie qu’elle privilégie. Si comme
elle on fait résider le bonheur exclusivement dans le plaisir
corporel, il faut alors admettre que les animaux, qui sont des
êtres sensibles au même titre que les êtres humains, prennent
part au meilleur des genres de vie et donc sont heureux. C’est
précisément l’absurdité de cette conséquence qu’Aristote met
en lumière avec l’exemple d’Apis : le plus heureux de tous les
êtres, plus encore que de nombreux monarques, serait un bœuf
s’il ne s’agissait que d’éprouver du plaisir physique (EE, I, 5,
1216a1). Certes la sensation physique, en tant qu’acte,
comporte son plaisir propre (EN, X, 4, 1175a20), mais celui-ci
ne détermine pas entièrement le bonheur étant donné qu’il
n’est pas le meilleur d’entre eux. Il existe en effet un plaisir
supérieur au plaisir corporel, un plaisir parfait et souverain,
attribuable à l’être le meilleur, décrit dans le fameux passage
de la Métaphysique (Λ, 7, 1072b15-30), dont Aristote affirme
qu’il relève de l’acte de méditer (ϑεωρία). Comme l’activité de
l’être parfait est d’une félicité incomparable (EN, X, 8,
1178b21-22), et comme les êtres humains sont heureux dans
la mesure où ils font preuve d’une activité qui ressemble à la
2. L’ÂGE ET L’ÉDUCATION
En regard du rôle prépondérant joué par l’activité médita-
tive dans le bonheur humain, la rationalité se positionne
comme une condition discriminant les êtres qui peuvent y
avoir accès. Dans la mesure où la rationalité, bien que natu-
relle, n’apparaît pas immédiatement d’elle-même chez l’être
humain, l’atteinte de la belle vie doit attendre le développe-
ment complet, c’est-à-dire l’âge adulte. Aristote ne fixe
évidemment pas d’âge précis, toutefois il situe approximati-
vement la période de l’épanouissement intellectuel vers la
cinquantaine pour la limite supérieure (Pol., VII, 16, 1335b34-
357). La limite inférieure de la maturité de l’intelligence, pour
sa part, n’est pas spécifiée. Mais une indication se trouve dans
le modèle éducatif que propose Aristote8, qui s’inscrit dans
la tradition athénienne9. En effet, la deuxième phase de la
3. LE CADRE POLITIQUE
Or voilà, une telle éducation paraît fonction du cadre poli-
tique dans lequel vit le sujet. La cité, permettant d’abord aux
individus de vivre, leur offre surtout la possibilité de mener
une existence heureuse (Pol., I, 2, 1252b30). En effet, l’orga-
nisation sociale qu’elle implique institue le loisir nécessaire
afin que la question du genre de vie puisse se poser pour le
citoyen. Ensuite, la législation en matière d’éducation a pour
but, selon Aristote, de conduire les jeunes gens à la vertu et à la
vie excellente (Pol., VIII, 2, 1337a34-40). Ce bonheur que
visent les lois rend l’être humain, ou plus exactement le
citoyen, le plus proprement politique (civique) de tous les
animaux grégaires (Pol., I, 2, 1253a7-8), l’éloignant du coup
CHAPITRE 3 – LES CONDITIONS ANTHROPOLOGIQUES DE LA BELLE VIE 53
4. LE STATUT
Mener une existence de qualité exige par ailleurs de
disposer de tout son temps ; le loisir, rappelons-le, est la condi-
tion à laquelle se pose la question du genre de vie à privilégier.
Dans cette perspective, seule la personne libre est concernée,
n’ayant pas de contraintes qui l’empêchent de se livrer aux
activités qui font le bonheur. Les individus qui consacrent leur
existence à un métier lucratif paraissent dès lors écartés du
groupe des gens heureux, faute de loisir. Aristote observe à cet
5. L’ÉTAT D’ESPRIT
Aux conditions d’humanité, d’âge, d’éducation, de statut
politique et social, il faut ajouter un état d’esprit propice.
Aristote en effet prend soin de préciser qu’il n’y a pas la moindre
différence, la moitié de l’existence, entre les gens heureux et les
misérables, le sommeil étant la période où l’individu bon et le
méchant « se distinguent avec le moins d’évidence » (EN, I, 13,
1102b5-11). L’état de veille caractérise par excellence la vie et
6. LE GENRE
Réunir l’ensemble de ces conditions relève selon toute
vraisemblance de l’exploit, et si elles sont toutes véritablement
requises, cela témoigne d’un certain niveau de difficulté de
14. S. B. Pomeroy (1975), p. 42, signale que Sparte et Gortyne ont des législations favo-
rables aux femmes, contrairement à celle d’Athènes, qui était plus restrictive.
15. Voir République, V, 454d-e, passage ciblé par J. Karbowski (2014), p. 439.
16. R. Bodéüs (1985), p. 67 ; voir Pol., II, 3-5.
17. L. Lange (1983), p. 2
18. F. Sparshott (1994), p. 21.
19. La remarque ne vaut peut-être pas seulement pour les femmes ; ainsi par exemple la
fameuse affirmation en ouverture de la Métaphysique, selon laquelle tous les êtres
humains désirent connaître, se comprend comme universellement valable, c’est-à-
dire concernant aussi bien les femmes que les hommes, les adultes que les enfants,
les Grecs que les barbares, etc.
CHAPITRE 3 – LES CONDITIONS ANTHROPOLOGIQUES DE LA BELLE VIE 57
61
CHAPITRE 1
L’héroïsme
1. Au nombre de six, que D. Reed (2017), p. 98, appelle « des conditions du caractère
humain » ; le propos de l’auteur vise principalement à démontrer que l’héroïsme
constitue le plus haut degré de la vertu humaine.
63
64 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
a. Achille
Puisque ses exploits sont universellement connus (Rhét.,
III, 16, 1416b26-28), le nom d’Achille est cité dans le corpus
sans beaucoup d’explications. Ainsi dans la Poétique, Homère
CHAPITRE 1 – L’HÉROÏSME 65
6. Idem.
7. H.-I. Marrou (1948), p. 78.
8. J.-P. Vernant (2001), p. 16-17.
9. J.-P. Vernant (2001), p. 13.
10. C’est ce qu’indique la magnanimité au vertueux : on ne mérite pas de vivre à tout
prix ; voir EN, IV, 8, 1124b9. C’est d’ailleurs le rappel que Socrate, à la veille de sa
mort, fait à Criton : ce qui compte n’est pas de vivre, mais de vivre dans le bien (48b).
11. H.-I. Marrou (1948), p. 36.
CHAPITRE 1 – L’HÉROÏSME 67
b. Hector
La perfection héroïque est également exemplifiée par
Hector, au sujet duquel Homère fait dire à Priam qu’il a l’air
d’être né d’un dieu (EN, VII, 1, 1145a20-22). Aristote précise
cependant que pareil individu, un « homme divin », se trouve
rarement (a28), comme l’indiquent certaines autres occur-
rences du nom du héros, et qui semblent bien donner tort à
Priam. Si en effet le cas d’Achille ne porte pas à la controverse,
celui d’Hector en revanche soulève le doute. C’est ainsi que
dans la Rhétorique, le philosophe décrit Hector comme « le
plus courageux des Troyens » (II, 22, 1396b15). L’emploi du
superlatif signale que la vertu n’est pas attribuée dans l’absolu,
mais relativement à un groupe de personnes. Et déclarer que
parmi les siens, Hector est le plus brave ne signifie pas néces-
sairement qu’il soit courageux au sens aristotélicien du terme.
C’est ce que confirment les traitements de cette vertu particu-
lière, dans lesquels Hector apparaît à titre d’illustration non du
courage, mais de l’une de ses cinq formes impropres. Aristote
explique dans l’EE que celles-ci consistent pour l’agent à
braver les mêmes dangers que le courageux, mais pas pour les
mêmes motifs (III, 1, 1229a12), appelant « courage civique »
l’attitude la plus similaire à la vertu. Alors que la vertu éthique
a toujours la beauté pour motif, le courage civique est motivé
par la honte (a14). Et ceux que la honte pousse à faire front
donnent le plus l’apparence du courage, comme Hector quand
il prend le risque d’affronter Achille ; le poète, selon Aristote,
affirme au sujet du héros troyen qu’il est saisi par la honte, et
qu’il serait chargé d’opprobre (s’il n’affrontait pas Achille,
1230a17-20). Le même exemple est utilisé dans l’EN, où il est
observé que les citoyens affrontent les dangers en raison de
sanctions ou de marques d’opprobre qu’imposent les lois, ou
des honneurs en jeu (III, 11, 1116a16 sq.). Cette disposition
ressemble à la vertu dans la mesure où l’agent, mû par la honte,
désire ce qui est beau, à savoir l’honneur, et souhaite échapper
CHAPITRE 1 – L’HÉROÏSME 69
12. C’est dans cet esprit qu’Aristote met aussi le courage civique au compte de la loi
(EE, III, 1, 1229a29).
70 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
13. Sous ce rapport, l’Hector d’Aristote ne présente pas le « mérite éclatant » qui lui est
souvent attribué ; voir par exemple J. de Romilly (1997), pp. 77-81, qui décrit le
héros troyen comme le chef responsable veillant à l’intérêt de tous et stimulant
l’ardeur de ses troupes.
CHAPITRE 1 – L’HÉROÏSME 71
14. EN, IX, 9, 1170a5-8 ; la note du traducteur renvoie à VIII, 1, 1155a14-16, où Aristote
explique que les amis permettent d’exécuter de belles actions, puisqu’à deux, on est
plus capable de penser et d’agir.
15. Selon le témoignage de Platon, dans le Phèdre, 269e-270a. Voir P. Curd (2007),
p. 132 ; l’auteure parle aussi d’une « association », p. 129.
72 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
a. Andromaque
L’héroïsme n’est pas exclusivement attribuable aux
hommes, bien que les héroïnes reçoivent moins d’attention
dans le corpus aristotélicien que leurs pendants masculins.
Ainsi l’Andromaque d’Antiphon sert d’exemple illustrant une
notion relative à l’amitié dans l’EE. Aristote, dans le cadre du
traitement de l’amitié entre inégaux, remarque que certaines
personnes recherchent l’amitié que leur vaut une supériorité
plutôt que l’amitié égalitaire parce que cela leur procure à la
fois l’avantage d’être aimées et celui de la supériorité. Or
précise le philosophe, se plaire à être admiré et aimé est le fait
des ambitieux, alors que les individus amicaux préfèrent le
plaisir d’aimer. En effet, aimer implique l’activité, cependant
être aimé est un accident, car il possible de ne pas s’apercevoir
qu’on l’est. C’est pourquoi l’amitié réside dans le fait d’aimer ;
Aristote affirme que l’indice en faveur de cette thèse est que si
les deux sont impossibles, l’ami choisit de connaître l’autre
plutôt que d’être connu, comme le font les femmes donnant en
adoption leur enfant, telle Andromaque. Vouloir être connu,
b. Hélène
L’exemple d’Andromaque vient ainsi corroborer l’im-
portance de l’intériorité et du sacrifice en regard de l’idéal
éthique aristotélicien. Pour sa part, le cas d’Hélène s’inscrit
en porte-à-faux avec ce dernier. Le corpus comporte
17. L’ambition consiste à viser aux honneurs plus qu’il ne le faut et à tirer honneur de ce
qu’il ne faut pas (EN, IV, 10, 1125b9-10) – par exemple de ceux qui passent pour être
des amis.
74 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
18. Aristote signale en Pol., IV, 11, 1295b5-11, que l’excès de beauté, comme l’excès de
force, de noblesse et de richesse, est nuisible car il empêche de suivre la raison en
CHAPITRE 1 – L’HÉROÏSME 75
cas pour les personnes qui ne savent pas en user. C’est comme
si l’exemple d’Hélène servait à indiquer que la kalokagathie,
si elle implique dans une certaine mesure une apparence
agréable19, peut être gâtée par une beauté qui sort trop de
l’ordinaire.
faisant tomber dans la démesure ; en ces matières, la meilleure chose est d’en
posséder moyennement ; voir encore VII, 1, 1323b4-5.
19. Aristote mentionne en EN, I, 8, 1099b2-4 que l’absence de certains avantages ternit
la félicité, et il y inclut la beauté, spécifiant qu’on ne peut tout à fait prétendre au
bonheur si on a l’apparence vraiment disgracieuse.
20. H.-I. Marrou (1948), p. 35.
21. H.-I. Marrou (1948), p. 37.
76 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
24. S. G. Salkever (1991), pp. 187-188. C’est du reste ce qu’Aristote remarque en Pol.,
II, 9, 1269b34-35.
25. Hector et Diomède sont mentionnés dans EN, III, 11, 1116a20-25 ; Hector sert aussi
d’exemple de forme impropre de courage dans EE, III, 1, 1230a16-21.
78 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
27. Que D. Reed (2017), p. 102, rejette du revers de la main, en affirmant qu’Aristote
identifie l’héroïsme comme une vertu du caractère (sur la base de EN, VII, 1,
1145a15-18). Mais l’auteur semble ne pas tenir compte que la classification des états
moraux que propose Aristote dans ce passage se fonde en partie sur l’opinion
courante, et ne coïncide peut-être pas complètement avec sa position philosophique
sur le sujet.
CHAPITRE 2
La bonne fortune
1. G. Verbeke (1985), p. 248, note à ce propos la parenté entre les termes grecs εὐτυχία
et εὐδαιμνοία.
2. P. Aubenque (1963), p. 81. Rappelons que les biens extérieurs sont les amis, la
richesse, le pouvoir, les honneurs, la bonne naissance, une famille honorable, de bons
enfants, et que les biens du corps sont la beauté, la force et la santé.
81
82 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 1 : PAR-DELÀ L’EXCELLENCE
b. Le καιρόϛ
Bien qu’Aristote refuse d’assimiler le bonheur à la simple
bonne fortune, cela ne signifie pas que les personnes véritable-
ment heureuses le soient indépendamment de toute bonne
fortune. Le philosophe, en effet, en raison de sa méthode,
cherche à cerner la part de vérité que recèle l’opinion identi-
fiant bonne fortune et bonheur. Comme la belle vie se définit
en termes d’activité vertueuse, il importe de s’interroger sur le
rôle possible de la bonne fortune sous ce rapport. Le constat
suivant s’impose à cet égard : Aristote note que les affaires
humaines portent la marque de l’indétermination, ce qui
explique que l’éthique n’ait pas le statut de science exacte. Dès
le préambule de l’EN, le philosophe signale que les bonnes
13. Comme le note G. Verbeke (1985), p. 252. L’auteur explique que le résultat inattendu
se rattache au fait que l’activité humaine n’est pas un événement isolé ; elle s’intègre
à un réseau d’activités, relevant des autres individus ou de la nature du monde.
14. C. Natali (2004), p. 92.
15. P. Aubenque (1963), p. 97.
16. Ibid., pp. 99-102.
17. M. C. Nussbaum (1986), p. 304, signale que les cas éthiques concrets ne sont pas
répétables.
18. H. Schilling (1930), p. 42.
CHAPITRE 2 – LA BONNE FORTUNE 89
c. La sérendipité
Maintenant, si l’argument est complètement déployé, il
appert que la bonne fortune devrait jouer un rôle dans le cadre
du cas parfait d’action qu’est la méditation24 et qui fait essen-
tiellement la belle vie selon Aristote. Rappelons à cet effet que
l’activité du νοῦς, intuitive et non processuelle, consiste dans
la saisie des définitions, des essences, et est normalement
précédée, comme une étape nécessaire dans la connaissance,
de la pensée démonstrative, elle-même la suite de la connais-
sance sensitive25. Or considérons le cas de personnes qui, sans
parcourir les étapes habituelles de la connaissance, auraient
des intuitions justes. Elles se trouveraient avoir des pensées
vraies sans pouvoir en rendre compte de manière démonstra-
tive, sans pouvoir en donner de preuve, sans être capables de
s’en expliquer – du moins sur-le-champ. De tels individus
favorisés par un accès privilégié à l’intuition connaîtraient en
vérité sans l’effort normalement requis, un peu comme celui
qui fait un beau geste grâce à la bonne fortune y arrive sans
avoir délibéré (ou en l’ayant délibéré de façon inappropriée).
Si d’aventures pareilles personnes existaient, elles souffri-
raient cependant du même défaut : leur succès n’équivaudrait
pas à celui du sage, lequel est en mesure d’enseigner ses
connaissances et d’en discuter26. Pour hypothétique que soit ce
cas, il indique néanmoins que même le sage, dans son activité
intellectuelle, n’est pas tout à fait immunisé contre l’influence
de la bonne fortune. Son activité, même lorsqu’elle met en jeu
la connaissance d’êtres qui ne peuvent être autrement et se
caractérise par l’autosuffisance, reste perméable à la contin-
gence du monde, ne serait-ce qu’en regard de l’itinéraire de la
pensée. Le sage, en tant qu’être humain, demeure tributaire
dans son activité des personnes qu’il rencontre, des lieux qu’il
95
CHAPITRE 1
Le sommeil
1. L’argument du Protreptique diffère : dormir est très plaisant, signale l’auteur, mais
non digne de choix, car ce qui advient dans le sommeil n’est que simulacre et
mensonge (fr.11).
97
98 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 2 : LES SITUATIONS LIMITROPHES
a. Le végétatif
Ce n’est pas tout d’avoir la vertu, étant donné qu’il est
possible de dormir tout en la possédant, ou de rester inactif la
vie durant (ἀπρακτεῖν διὰ βίου ; EN, I, 3, 1095b32-33). Cette
inactivité dont le sommeil se rapproche ne s’entend pas abso-
lument, puisqu’Aristote prend soin de spécifier que lorsqu’on
dort, la partie de l’âme existant chez tous les êtres qui s’ali-
mentent s’active (EN, I, 13, 1102b4-5 ; EE, II, 1, 1219b23-24 ;
DSV, 1, 455a1-5). Irrationnelle et commune à tous les vivants,
la partie nutritive appartient même aux plantes et assure la
nutrition et la croissance (EN, I, 13, 1102a32 sq.). Certes les
plantes ne dorment pas (DSV, 1, 454a15-17), cependant la
disposition dans laquelle elles se trouvent est semblable au
sommeil (GA, V, 1, 778b34-35), de sorte que les animaux,
quand ils dorment, mènent la vie d’une plante (779a1).
L’animal endormi vit une existence végétative, qui constitue la
manifestation la plus élémentaire de la vie (DA, II, 4, 415a24-
25) ; c’est pourquoi Aristote affirme que le sommeil porte à la
frontière entre vivre et ne pas vivre (GA, V, 1, 778b28-30).
Sous ce rapport, le bonheur ne saurait être concerné, dans la
mesure où il est non seulement une sorte de vie, mais encore
une activité proprement humaine. En outre, le plaisir qu’un
sujet peut retirer du sommeil n’a rien d’humain ; dormir
consiste à vivre comme une plante ou comme un bébé dans le
sein maternel (EE, I, 5, 1216a6-10) et personne, pour peu qu’il
ait du bon sens, ne souhaite retourner là (EE, I, 5, 1215b23-24 ;
Protr., fr. 11).
b. Le sensitif et l’appétitif
Ainsi l’inactivité de l’âme qu’implique le sommeil affecte
le sensitif et l’appétitif ; Aristote signale qu’ils n’arrivent pas à
leurs fins pendant le sommeil (EE, II, 1, 1219b22-24). Cette
inactivité, ce repos (ἀργία, ἡσυχία, a25), toutefois, ne se définit
pas en termes d’incapacité. Aristote, pour le distinguer des
autres cas d’inconscience, souligne que le sommeil n’est pas
une quelconque impuissance de la faculté sensible (DSV, 3,
456b9) ou une impossibilité à sentir (2, 455b4) ; il est repos
I. LES ALTÉRATIONS DE L’ÉTAT D’ESPRIT | CHAPITRE 1 – LE SOMMEIL 99
2. LE SOMMEIL OBSTACLE
Cette caractérisation du sommeil en tant que lien s’inscrit
dans le thème fameux de l’enchaînement, lequel connaît une
fortune considérable dans l’antiquité, et que déjà Platon
exploite dans le Phédon. En 66b sq., il expose avec force méta-
phores – notamment celles du clou et de la colle – combien le
corps est un obstacle à l’activité de l’âme, c’est-à-dire (de son
10. La définition qu’Aristote donne de l’âme la rend inséparable corps ; A. Jaulin (1997),
pp. 130-131. Voir aussi B. Besnier (1997), p. 36 n. 7.
11. H. Wijsenbeek-Wijler (1978), p. 181 ; D. Gallop (1996), p. 120.
12. D. Gallop (1996), p. 121 ; Aristote rejette ainsi la conception dualiste du sommeil,
selon laquelle le sommeil est une condition du corps dont l’âme, qui reste éveillée,
peut temporairement s’échapper. Voir également H. Wijsenbeek-Wijler (1978),
p. 185 et n. 32, p. 205.
13. D. Gallop (1996), pp. 120, 123, 124.
14. Ibid., p. 132.
102 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 2 : LES SITUATIONS LIMITROPHES
15. R. Brague (2009), p. 94, explique qu’Aristote distingue des degrés dans la vie en
appliquant la distinction acte/puissance.
16. En accord avec EN, IX, 9, 1170a18-19, et EE, VII, 12, 1244b23-25, passage
mentionné par S. van der Meeren (2011), p. 186, n. 5.
17. Protr., fr. 11.
18. R. Brague (2009), pp. 94, 98.
I. LES ALTÉRATIONS DE L’ÉTAT D’ESPRIT | CHAPITRE 1 – LE SOMMEIL 103
3. LES EXCLUSIONS
Si l’état d’éveil maximal réside dans l’activité de l’âme
intellective, est-ce à dire que le vivant parfait se trouve en état
de veille ? En tous les cas, il ne dort pas ! Aristote le note
expressément à la fin de l’EN : la conviction populaire à
propos des dieux est qu’ils vivent et exercent une activité, et
personne ne pense qu’ils passent leur existence à dormir
comme Eudymion (X, 8, 1178b18-2019). Étant donné que la
veille et le sommeil sont des affections psycho-physiques20,
ils ne peuvent appartenir à la divinité, pour peu qu’elle se
caractérise comme pure actualité – elle ne saurait admettre
aucune part de passivité ni de matérialité. De cette façon,
l’état dans lequel la divinité se trouve serait analogue à la
veille21, possiblement la version parfaite et perpétuelle de
l’éveil optimal (Mét., Λ, 1072b20-30). Ni veille, ni sommeil,
ni interruption dans l’activité, telle est aussi la condition du
végétal, à l’autre extrémité du spectre de la vie. Les fonctions
vitales élémentaires, régies par l’âme végétative, comme la
nutrition (DA, II, 4, 415a25-26), s’exercent sans relâche autant
chez l’animal que chez la plante ; comme c’est la seule âme
que possède la plante, celle-ci n’a pas besoin de dormir, à la
différence de l’animal. Mais puisqu’à l’évidence la plante ne
veille pas non plus, cela laisse supposer, en parallèle avec le
cas du vivant parfait, qu’elle fait quelque chose d’analogue au
sommeil22. Seuls les animaux dorment et veillent, le sommeil
et la veille étant des affections de la partie sensitive (DSV, 1,
454b10) ; celle-ci, avec les parties appétitive et intellective, ne
peut être exercée continuellement (454a30-32). Pour l’animal,
explique Aristote, il est impossible d’être continuellement en
activité sous ce rapport23.
a. L’intempérance
Mais ce n’est pas parce qu’un sujet est éveillé qu’il est
complètement tiré d’affaire en ce qui concerne la belle vie. Le
sommeil à proprement parler réside dans l’inactivité de la
sensation ; or l’activité sensitive elle-même, du moins chez
l’être humain (et les animaux complexes), comporte plusieurs
modalités. À cet égard, il semble possible d’être éveillé tout en
dormant, c’est-à-dire de vivre en ne faisant pas usage de l’inté-
gralité de sa puissance sensitive. C’est le cas des personnes qui
ramènent l’ensemble de leurs expériences à une seule modalité
sensitive, à savoir les intempérants. Ceux-ci, explique Aristote,
rapportent leur activité sensitive au plus commun des sens ;
l’intempérance, en effet, met seuls en jeu les plaisirs du toucher,
ceux précisément qui sont impliqués quand ils mangent,
boivent et sont actifs sexuellement (EN, III, 13, 1118a24-32 ;
I. LES ALTÉRATIONS DE L’ÉTAT D’ESPRIT | CHAPITRE 1 – LE SOMMEIL 105
b. L’incontinence
Il appert donc que le sommeil au sens figuré, c’est-à-dire
l’inactivité de l’aspect proprement humain de l’âme sensitive,
engendre une conséquence au niveau éthique : il concourt à
produire le vice d’intempérance, et de fait à exclure l’agent de
la belle vie. Or il est encore possible de « rester inactif ou
endormi la vie durant » au sens de ne pas faire usage de la partie
intellective de son âme. Au propre comme au figuré, le sommeil
I. LES ALTÉRATIONS DE L’ÉTAT D’ESPRIT | CHAPITRE 1 – LE SOMMEIL 107
24. S. van der Eijk (2005), p. 176, renvoie à DA, III, 3, 429a7-8.
25. C’est ce que suppose raisonnablement D. Gallop (1996), p. 128. Il faut cependant
reconnaître qu’Aristote, dans DSV, n’aborde pas explicitement la question de la
possibilité de la pensée pendant le sommeil, comme le remarque Ph. J. van der Eijk
(2005), p. 176. Notons que les rêves sont des impressions sensibles et non des
pensées.
26. Le sommeil est caractérisé comme une paralysie du principe sensible par Aristote
(DSV, 3, 458a28-29 ; τοῦ αἰσϑητηρίου κατάληψις) ; voir R. K. Sprague (1977),
p. 230, n. 1.
27. Par l’affection de plaisir, en l’occurrence, qui occulte momentanément la raison (EN,
VII, 9, 1151a21-24). Ainsi la raison de l’incontinent serait inopérante parce que liée
ou enchaînée par le plaisir. Ce dernier serait donc, au même titre que le sommeil,
comparable à un lien. Bien qu’Aristote rejette la position dualiste, il concède à Platon
le caractère liant du plaisir corporel ; cf. Phédon, 83d, où Platon compare le plaisir à
un clou qui rive l’âme au corps. Mais cette concession est limitée : le plaisir entravant
la pensée est extrinsèque à l’activité de l’agent ; voir S. van der Meeren (2011),
pp. 193-194, n. 31, où elle renvoie à EN, VII, 12, 1152b16 sq.
108 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 2 : LES SITUATIONS LIMITROPHES
c. L’éveil et la philosophie
Pareilles remarques renforcent l’idée que la vertu de
tempérance rend l’agent plus vivant, suivant le passage du
Protreptique selon lequel celui dont l’âme opère est dit vivre
davantage que celui qui ne fait que la posséder. En rendant plus
vivant, la tempérance s’oppose au sommeil et à la mort – autre-
ment dit elle se rapporte à la veille. Comme le fait d’être éveillé
réside dans celui de sentir (DSV, 1, 454a4-5), la tempérance
maximise à la fois la veille et la vie sensitive (incluant l’appé-
titif). Or pour l’être humain, la sensibilité ne représente pas le
seul usage de l’âme : reste encore celui de la partie intellective.
C’est la précision qu’apporte le fragment 11 du Protreptique :
s’il y a plusieurs usages de l’âme, le plus souverain de tous est
d’exercer le plus possible la pensée ou le raisonnement, de
sorte que le plus vivant est celui qui pense correctement32
– celui qui atteint le plus haut degré de vérité, qui contemple ou médite selon la
science la plus exacte.
33. C’est du reste bien en ces termes qu’Aristote s’exprime lorsqu’il est question de la
continuité de l’échelle du vivant : c’est toujours par une petite différence, écrit-il à
propos des animaux, que les uns manifestent qu’ils possèdent plus de vie que
d’autres ; HA, VIII, 1, 588b21-22. Comme il en va de même pour les activités de la
vie, la pensée participe davantage de la vie, étant la fonction propre de l’animal le
plus complexe.
34. R. Brague (2009), p. 94. Ajoutons que cela s’applique également à la sensation et à
la pensée.
35. B. Hubert (1999), p. 89.
36. Passage ciblé par B. Hubert (1999), p. 81, n. 27, et p. 89, n. 59.
37. Ibid., n. 29.
38. GA, II, 1, 735a9-12 ; passage ciblé par R. K. Sprague (1977), p. 236.
39. R. Brague (2009), pp. 82-83.
110 PARTIE 2 – LE REVERS DE L’IDÉAL ÉTHIQUE | SECTION 2 : LES SITUATIONS LIMITROPHES
40. R. Brague (2009), p. 82, remarque avec justesse que tout le monde aime mieux être
éveillé qu’endormi, et que si notre corps nous le permettait, nous choisirions de ne
pas avoir besoin de dormir.
41. A. Jaulin (1997), p. 137, explique que l’individu laissant à l’état d’inertie ses capa-
cités sensitive et dianoétique est exclu de l’excellence humaine.
42. La philosophie-éveil est une métaphore ancienne selon M. S. C. Schuback (2014),
p. 128. R. Brague (2009), p. 98, écrit que « la vie sera souverainement elle-même
lorsqu’elle sera au plus haut point éveillée dans le savoir scientifique ».
I. LES ALTÉRATIONS DE L’ÉTAT D’ESPRIT | CHAPITRE 1 – LE SOMMEIL 111
d. βίοϛ et ζωή
Le thème du sommeil engage donc la question du genre
d’existence (βίος) qu’il est préférable de mener en fonction de
la hiérarchie du vivant (ζωή). Comme quoi les deux sens ou les
deux modalités du vivre, βίος et ζωή, ne s’opposent pas ; au
contraire, elles sont inséparables, puisque la vie éthique est une
détermination de la vie organique – il faut d’abord vivre pour
pouvoir mener son existence d’une certaine manière43. Bien
que la perspective naturaliste n’équivaille pas strictement à la
perspective éthico-politique, l’intuition qui les sous-tend toutes
deux semble être la même : dans chaque cas, Aristote applique
la notion d’intégration. Au niveau psychologique, l’humain se
particularise par l’âme intellective, et en raison de la complexité
que présente sa nature, l’âme sensitive et l’âme végétative sont
intégrées dans ce riche ensemble44. En DA, II, 3, le philosophe
précise que le cas de l’âme se présente à peu près comme celui
des figures : le conséquent implique toujours en puissance
l’antécédent : comme le quadrilatère implique le triangle, le
sensitif implique le nutritif. Les données psychiques forment
une séquence : sans le nutritif, le sensitif n’existe pas, et sans
le sens tactile, aucun autre sens n’est donné. À son tour, le
mouvement local dépend de la sensation, de même que
le raisonnement et la réflexion, de sorte que les animaux péris-
sables doués de raisonnement sont aussi doués de tout le reste
(415a29-b13). C’est pourquoi l’humain peut vivre, outre la vie
qui lui est propre, celle du végétal (quand il dort) ou de l’animal
(quand il s’adonne à ses sensations). Il en va de même au
niveau éthique : la manière dont l’être humain peut mener son
existence présente princi