L 13780 - 2617 S - F: 5,50 € - RD

www.lepoint.fr Hebdomadaire d’information du jeudi 29 septembre 2022 n° 2617 - 5,50 €

Numéro exceptionnel

ans
ALLEMAGNE: 6,80 € - BENELUX: 5,70 € - CANADA: 9,99 $CAN - SUISSE: 7,70 CHF - DOM: 5,60 € - TOM: 950 CPF - ESPAGNE/GRÈCE/ITALIE/PORTUGAL CONT.: 5,90 € - MAROC: 50 MAD - TUNISIE: 9,30 TND - AFRIQUE CFA : 3900 CFA

Liberté. Téhéran,
le 22 septembre.
Une manifestante
iranienne défie le
régime en retirant
son voile.

Choisir de ne désespérer de rien

Avec les contributions de 10 Prix Nobel Nadia Murad, Denis Mukwege, Orhan Pamuk, Shirin Ebadi,
MSF (Mego Terzian), Serge Haroche, Jennifer Doudna, Dan Shechtman, Giorgio Parisi, Esther Duflo.
Et aussi Tim Cook, Katalin Kariko, Yuval Noah Harari, Art Spiegelman, Amélie Nothomb, Bret Easton Ellis,
Björk, Nathan Law, Tadao Ando, Coco, Peter Sloterdijk, Emmanuel Macron, Nassim Nicholas Taleb,
SALAMPIX/ABACAPRESS.COM

Michèle Agniel, Enki Bilal, Steven Pinker, Teddy Riner, François Hollande, Valérie Masson-Delmotte,
Scholastique Mukasonga, Élisabeth Badinter, Olga Rudenko, Thierry Breton, Mila, Michel Houellebecq…
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Photographie retouchée
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 L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert
Comment éviter l’extrême droitisation et…
la « melonisation » de la France
Après la Suède, l’Italie. Bientôt la France ? Chez
nous, tout est en place, hélas, pour l’arrivée au pouvoir
des populistes de droite. Si, face aux orages à venir,
­Emmanuel Macron décide, l’an prochain, de dissoudre
l’Assemblée nationale, une victoire de Marine Le Pen ne
peut plus être exclue.
Comment en est-on arrivé là ? Tout ou presque a
été dit sur les raisons sociologiques qui poussent à l’ex-
trême droite cette « France périphérique » des villes
moyennes ou petites, qui se sent déclassée. Il est une
autre raison que l’on n’évoque pas assez : le terrorisme
intellectuel, idéologie des imbéciles, qui empêche toute
réflexion en traitant de fasciste le moindre contrevenant.
Le syndrome Sandrine Rousseau frappe de plus
en plus souvent les « élites » de la France comme
celles de l’Occident où plastronnent partout de nouveaux
inquisiteurs. Un jour qu’on l’interrogeait sur son compte
parodique et drolatique sur Twitter, intitulé « Sardine
Ruisseau », notre grande penseuse décréta qu’il avait été
fomenté par… l’extrême droite. Défense de rire.
Dans notre société gavée à la pensée unique,
le rire est d’extrême droite, c’est connu.La contes-
tation aussi. Sauf, bien sûr, celle qui émane de LFI et
qu’exaltent plus ou moins la plupart des grands médias,
idiots utiles du « marino-lepénisme » qu’ils prétendent
combattre. Ne se rendent-ils pas compte, les bêtassous,
qu’ils le favorisent en faisant campagne pour une ex-
trême gauche dont les outrances robespierristes affolent
les Français ?
Extrême droite est le mot-valise qui permet de
disqualifier toute idée, toute théorie, tout
­adversaire. C  ’est une intimation au silence utilisée
jusqu’au sommet de l’État contre tous ceux qui osent
évoquer les sujets qui fâchent et sur lesquels il faut mettre
un mouchoir : le déclin de notre vieux monde, le délite-
ment de l’autorité, l’absence de contrôle des flux migra-
toires, la montée de l’insécurité. Sinon, c’est la
proscription, la mort sociale.
La mise à l’index pend au nez de Michel Onfray,
qui n’a pourtant rien à voir avec l’extrême droite qu’il
dézingue. N’était la foule de ses fidèles souverainistes, il
aurait dû être mangé depuis longtemps par les petits
­cochons. Son dernier livre, percutant et volontiers urti-
cant, Puissance et décadence. Une politique de civilisation
(Bouquins), remet des pièces dans la machine à polé-
miques mais permet aussi de comprendre in fine le
triomphe aux législatives italiennes de Giorgia Meloni,
sans réelle expérience, dont le parti n’avait obtenu que
4 % des suffrages en 2018.
« L’un des signes de la décadence, écrit Onfray,
c’est sa négation par les décadents. » À  quoi il
faut ajouter le déni des problèmes que devraient affron-
ter nos sociétés. Nul ne sait ce que donnera, désormais
au pouvoir, Mme Meloni qui, ô miserere, a commencé
dans le mussolinisme mais qui, pour l’heure, s’échine à
donner des gages à Mario Draghi, le grand commandeur
de l’Italie, après s’être convertie à l’Alliance atlantique,
à l’Union européenne ou à la lutte contre les déficits. Ses
résultats électoraux devraient au moins nous apprendre
que la fascisation des adversaires ne fonctionne plus.
Faut-il accabler l’Europe ? O  nfray n’est pas convain-
cant quand il voit dans Maastricht et les « abandons »
de souveraineté l’origine de nos maux. La France n’est
« vassalisée » que parce qu’elle se laisse aller : de Gaulle
l’a prouvé. Rien ne l’empêche de se reprendre, sinon la
fatigue existentielle de ses gouvernants. Même chose
quand il évoque la menace du néolibéralisme dans un
pays qui bat tous les records de dépenses publiques :
plus de 55 % du PIB ! Notre irréductible Normand natio-
nal frappe juste, en revanche, quand il dénonce le pro-
gressisme triomphant, le nihilisme ambiant, la haine
de soi, la tolérance au wokisme, la sénescence de la
­civilisation judéo-chrétienne, le mouvement général
qui entend abolir la nature. Sans oublier la peine de mort
reprise par les particuliers – sous la forme d’attentats,
d’incivilités, etc. – après avoir été supprimée par la
­République.
Si l’on veut éviter la « melonisation » de la France,
voilà les vraies pistes de travail, en dehors des nécessaires
réponses économiques et sociales. Sans doute Onfray
tire-t-il trop à vue, mais sa colère d’ogre mal léché est à
la mesure de la gravité de la situation : en klaxonnant ou
en chantant, c’est selon, nous allons nous fracasser sur
le mur. Sauf à décider, in extremis, de changer de route.
En attendant, on sera au moins d’accord avec lui pour
revendiquer, dans ces circonstances, un droit à la « résis-
tance romantique ». Et on continuera à s’autoriser, ce
qui pourrait résumer les cinquante ans d’histoire du
Point, à ne jamais désespérer de rien !
Ce n’est qu’un début, continuons le combat §
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 15
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Enquête « Le baromètre de la mobilité électrique » réalisée par IPSOS pour le compte de l’Avere-France et Mobavia en septembre 2018.
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Au quotidien, prenez les transports en commun

 A 64 gCO2/km
B
C
D
E
F
G

#SeDéplacerMoinsPolluer
 À nos lecteurs
La cinquantaine hurlante
I
l est des courages qui coupent le souffle et nous re-
mettent à notre – confortable – place. Celui des Ira-
niennes dévoilées, défiant le pouvoir et la mort, force
l’humilité. Alors inclinons-nous devant Mahsa Amini,
22 ans, tuée pour un voile mal porté. Rendons hommage
àH ­ adis Najafi, 22 ans aussi, assassinée par balle alors
qu’elle se préparait à manifester. Elle portait sur ses
épaules l’envie de liberté de son pays et « adorait danser »,
selon ses proches. Sa fin absurdement précoce nous a
paradoxalement donné une bouleversante leçon de vie.
Georges Clemenceau eut un jour cette formule : « En
définitive, les victimes des guerres sont mortes pour rien.
­Seulement, elles sont mortes pour nous. » Ce numéro anni-
versaire – hasard des circonstances, mais pas complète-
ment – est en bonne partie écrit par des combattants de
la liberté. La leur, la nôtre.
Vous lirez des Iraniennes, évidemment : Shirin Ebadi,
Prix Nobel de la paix, et Masih Alinejad, mais aussi le re-
belle hongkongais Nathan Law, l’Irakienne Nadia M ­ urad,
elle aussi Prix Nobel de la paix, l’Ukrainienne Olga
­Rudenko et bien d’autres encore. Sans oublier, bien sûr,
des héros presque centenaires comme Jean Samuel, res-
capé de Dachau, persécuté sous l’occupation nazie parce
que juif et résistant. Merci à eux.
Il faut dire que cela nous travaille depuis longtemps,
au Point, les ressorts de ces gens debout, dressés contre
l’Histoire ou, plus modestement, contre la fatalité, les
consensus panurgesques, ou même tout simplement l’air
du temps. À chacun son mantra. Chez nous, on se répète
souvent les mots de Claude Imbert dans l’éditorial de
notre premier numéro. C’était le 25 septembre 1972 :
« Pour nous, les dés sont jetés. C’est vous qui allez décider de
notre droit de vivre, non seule-
ment comme journal, mais comme
équipe de pensée qui a choisi de
ne désespérer de rien. » Quelle
devise ! Bien entendu, le mot
important, c’est « choisi ». Et
cette promesse tient toujours.
18 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Alors c’est sûr, bien peu, dans notre journal, ont
connu les fondateurs, Claude Imbert et ses amis dissi-
dents de L’Express, qu’ils avaient quitté pour ne pas être
assujettis aux desseins politiques de son patron, Jean-
Jacques Servan-Schreiber. Rares sont ceux d’entre nous
qui ont côtoyé Olivier Chevrillon, Georges Suffert,
Jacques ­Duquesne, Pierre Billard, Robert Franc, Henri
Trinchet, Philippe Ramond, Michel Bracciali et les
autres. D’ailleurs, avec l’arrivée de la – talentueuse –
nouvelle génération, la moyenne d’âge de la maison
n’a probablement jamais été aussi basse… Mais un jour-
nal, disait notre cher Claude, est « une entité biologique
qui survit à ses premières cellules ». Demeurent ses com-
mandements, l’« irrespect professionnel », le « non-confor-
misme », le « doute méthodique », encore épicés par l’autre
« père » du Point, l’ami, mentor et complice Franz-Oli-
vier Giesbert, qui nous rappelle, toujours, comment ne
jamais céder à la peur. Votre journal défend la liberté
d’expression, une certaine idée de l’Europe, la démo-
cratie libérale, les livres, le plaisir, le rire… et même le
vin. Quand on est indécrottablement dans le camp des
Girondins – donc des modérés –, la chose est permise…
« L’éloge, partout, de la folie ? » : ainsi commençait le pre-
mier édito du journal. En 1972, les folies n’étaient pas
tout à fait les mêmes : Khomeyni, par exemple, n’avait
pas encore pris le pouvoir à Téhéran, le temps était plus
aux délires maoïstes et staliniens. La réponse, en revanche,
n’a pas varié depuis cinquante ans : « Le Point […] choisit,
lui, la raison. Une vielle lune, mais qui éclaire tout de même de
sa pâle lueur les nuits où vous veillez », écrivait Imbert. La
lueur, il est vrai, emprunte de nouveaux chemins au-
jourd’hui, et nous aussi : à l’hebdomadaire papier s’est
ajouté un quotidien numé-
rique, et ce n’est pas fini… Le
monde a bien changé depuis
un demi-siècle. Le Point, la cin-
quantaine hurlante, ne le lâche
pas d’un pouce. Ne lâche rien,
tout court § ÉTIENNE GERNELLE
Âgée de 22 ans,
Hadis Najafi a été assassinée
le 21 septembre par les
forces de sécurité iraniennes
TWITTER
alors qu’elle manifestait
dans la ville de Karaj.
 SOMMAIRE2617

152 Les écrivains et les artistes

40

L 13780 - 2617 S - F: 5,50 € - RD

§ NUMÉRO EXCEPTIONNEL 50 ANS : CHOISIR DE NE DÉSESPÉRER DE RIEN

www.lepoint.fr Hebdomadaire d’information du jeudi 29 septembre 2022 n° 2617 - 5,50 € Scholastique Mukasonga -
Numéro exceptionnel
Michel Houellebecq - Enki Bilal -
ans Björk - Jul - Bret Easton Ellis -
Amélie Nothomb - Véronique
ALLEMAGNE: 6,80 € - BENELUX: 5,70 € - CANADA: 9,99 $CAN - SUISSE: 7,70 CHF - DOM: 5,60 € - TOM: 950 CPF - ESPAGNE/GRÈCE/ITALIE/PORTUGAL CONT.: 5,90 € - MAROC: 50 MAD - TUNISIE: 9,30 TND - AFRIQUE CFA : 3900 CFA

Nichanian - Olivier Roellinger

164 Les scientifiques
Liberté. Téhéran,
le 22 septembre.
Une manifestante
iranienne défie le
régime en retirant
son voile.

Choisir de ne désespérer de rien Katalin Kariko - Laurence Zitvogel -

Valérie Masson-Delmotte -
Avec les contributions de 10 Prix Nobel Nadia Murad, Denis Mukwege, Orhan Pamuk, Shirin Ebadi,
MSF (Mego Terzian), Serge Haroche, Jennifer Doudna, Dan Shechtman, Giorgio Parisi, Esther Duflo.
Et aussi Tim Cook, Katalin Kariko, Yuval Noah Harari, Art Spiegelman, Amélie Nothomb, Bret Easton Ellis,
LE POINT N° 2617

Lluis Quintana-Murci
Björk, Nathan Law, Tadao Ando, Coco, Peter Sloterdijk, Emmanuel Macron, Nassim Nicholas Taleb, SALAMPIX/ABACAPRESS.COM

Michèle Agniel, Enki Bilal, Steven Pinker, Teddy Riner, François Hollande, Valérie Masson-Delmotte,
Scholastique Mukasonga, Élisabeth Badinter, Olga Rudenko, Thierry Breton, Mila, Michel Houellebecq…

172 Les religieux

15 L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert Éric de Moulins-Beaufort - Haïm
18 L’éditorial d’Étienne Gernelle Korsia - Christian Krieger - Matthieu
23 La chronique de Patrick Besson Ricard - Chems-Eddine Hafiz
24 Éditoriaux : Nicolas Baverez, Luc 176 Les engagés
de Barochez, Gérard Araud, Pierre- Élise Boghossian - Moussa Camara -
Antoine Delhommais, Peggy Sastre Général Jean-Claude Gallet
36 Le point de la semaine 180 Les sportifs
Isabelle Autissier - Teddy Riner -
EN COUVERTURE Michael Phelps
40 « Choisir de ne désespérer de rien » 184 Un demi-siècle de unes
par Sébastien Le Fol
42 Les Prix Nobel et autres prix 188 Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy
Nadia Murad - Shirin Ebadi -
Esther Duflo - Denis Mukwege - SANTÉ
Orhan Pamuk - Giorgio Parisi - 193 Futurapolis santé
Jennifer Doudna - Serge Haroche - Éric Servat : « Nous devons changer
Dan Shechtman - Dr Mego Terzian - de culture par rapport à l’eau »
Tadao Ando - Hugo Duminil-Copin
72 Les chefs d’État et les politiques STYLE
Emmanuel Macron - 196 Évasion : l’archi-voyage
François Hollande - Cheikh Tamim 214 Spécial mobilité urbaine

Transmettre
ben Hamad Al Thani - Tzipi Livni - À bicyclette - La conversion
Joseph Wu - Anders Fogh du motard - L’auto à la carte -
Rasmussen - Thierry Breton La panoplie complète du cycliste

son patrimoine
88 Les penseurs 230 Enchères : le goût Getty
Yuval Noah Harari - Nassim Nicholas
Taleb - Steven Pinker - Élisabeth 232 Bridge & Mots croisés
Badinter - Boris Cyrulnik - Peter
Sloterdijk - André Comte-Sponville - LE POSTILLON
Robin Dunbar- Elizabeth Colomba 234 Le voile est un féminicide,
114 Les patrons et les entrepreneurs par Kamel Daoud
Tim Cook - Stéphane Bancel -
Carlos Tavares - Estelle Brachlianoff - Le Point is published weekly by Société d’exploitation de l’hebdo-
madaire Le Point-Sebdo – 1, boulevard Victor, 75015 Paris, France.
Stewart Butterfield - Philippe Oddo - The US subscription price is $ 200. Airfreight and mailing in the USA
by : IMX, C/O USA Agent, Cargo Bldg. 141, Suite 115-117, J.F.K. Int’l
Thomas Buberl Airport, Jamaica, NY 11430. Periodical postage pending at Jamaica
Post Office 11431. US POSTMASTER : send
132 Les résistants address change to : IMX, C/O USA Agent, Cargo
Masih Alinejad - Zarifa Ghafari - Bldg. 141, Suite 115-117, J.F.K. Int’l Airport, ­Jamaica,
NY 11430. Copyright Le Point 2022. Origine
Coco - Alaa Salah - Nathan Law - géographique du papier : Allemagne. Taux de
fibres recyclées : 66 %. Certification des fibres :
Olga Rudenko - Art Spiegelman - Mila PEFC. Eutrophisation Ptot : 0,004 kg/T.
PRINTED IN FRANCE. Entre les p. 234-235, une
146 Leçons de vie des derniers résistants publiscopie de 4 p. Provence (quantité partielle) ;
Michèle Agniel - Jean Samuel - un encart Saint-Laurent-du-Var jeté (q. ­partielle) ;
un encart Le Pelerin jeté (q. partielle abonnés) ;
Henri Becker un encart abonnement Le Point jeté (ventes).

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facilement
 PONANT,
des engagements de marins
« C’est une feuille de route ambitieuse que nous nous sommes fixée (1).
Pionniers, avec des navires de petite taille, nous visons désormais plus
haut et nous engageons pour un tourisme plus responsable. Cela ne
sera pas facile, c’est pourtant la meilleure des voies possibles. Nous
l’abordons, tels les marins que nous sommes depuis 30 ans, humblement
avec un profond respect pour les océans, la nature et les hommes.
C’est une odyssée humaine et technologique balisée par 6 engagements
chiffrés qui ouvrent la voie à une nouvelle façon de voyager. »
Jean David Lemaire, - Commandant du voilier Le Ponant
©PONANT / Tamar Sarkissian. IM013120040.

(1) Rapport annuel de développement durable disponible sur www.ponant.com/tourisme-durable.

 6
E N G A G E M E N TS C H I F F R É S

Considérer pour l’ensemble de la flotte Embarquer en permanence des

le monde entier comme une «zone à équipes de recherche scientifique
émissions contrôlées d’oxydes de soufre» à bord de notre navire de haute
depuis 2019 et «d’azote» d’ici à 2025. exploration polaire dès 2021.

Être moteur aux côtés de

Réduire ses émissions de CO2
Blue Nature Alliance pour créer
de 15% à horizon 2026 et 30%
18 millions de km2 d’aires marines
à horizon 2030 par rapport à 2019.
protégées à l’horizon 2025.

Assurer la valorisation Éliminer totalement le plastique

de 80% des déchets à usage unique dès 2022.
d’ici à 2026.
 Je résume
Patrick Besson
E
n été, on a eu trop chaud. En automne, on
aura encore trop chaud. Mais attention à
la climatisation, cette grande mangeuse
d’énergie. Et championne de pollution. Plus il
fait chaud, plus on utilise la clim. Plus on utilise
la clim, plus on pollue. Plus on pollue, plus il fait
chaud. Il ne faudra utiliser la clim qu’en cas d’ur-
gence climatique. La douche froide est un bon
­remède contre la canicule, mais attention : on
consomme trop d’eau. Si on continue de puiser
dans les nappes phréatiques, elles vont s’épuiser,
d’autant qu’il y a la sécheresse. Les orages vio-
lents ne résoudront pas le problème : la pluie,
tombant sur une terre desséchée, glisse sur elle
au lieu de la pénétrer, produisant les inondations
que l’on sait.
Cet hiver, on aura froid. On aura très froid.
Pourtant, il ne faudra pas trop chauffer les mai-
sons. Ce que le président de la République a ap-
pelé la mobilisation générale contre le manque
de gaz. Pourquoi augmenter le chauffage alors
que les doudounes et les pull-overs sont – encore –
en vente libre ? Le port de la chapka en apparte-
ment sera un bon remède au froid. Il y a aussi les
gants qui n’ont jamais empêché ni les activités
manuelles ni les spécula-
tions intellectuelles. Au-
cun problème pour saisir
un texte avec des gants,
même quand on a une
chapka sur la tête.
L’alimentation posera,
dans les prochains mois,
un certain nombre de pro-
blèmes auxquels il faut
GETTY IMAGES/JOHNER RFGETTY IMAGES/JOHNER RF
S’éclairer et se chauffer à la bougie.
Le port de la chapka en appartement sera un bon remède au froid.
Il y a aussi les gants qui n’ont jamais empêché
ni les activités manuelles ni les spéculations intellectuelles.
dès à présent se préparer. Je ne reviendrai pas sur
la petite tragédie qu’ont vécue, dans les super-
marchés et les restaurants, les amateurs euro-
péens de moutarde. J’ai, lors de cette crise
moutardière, beaucoup pensé à mon père, décédé
en 1989 : il n’aura au moins pas connu la priva-
tion de moutarde, son condiment préféré. Qu’en
sera-t-il, dans quelques jours, des pâtes fabriquées
avec le blé ukrainien qui n’arrive plus en Europe ?
Faudra-t-il abandonner les spaghettis au profit
des gnocchis, les pommes de terre n’étant pas,
pour le moment, rationnées ? Cela dit, l’hyper-
consommation de gnocchis risquerait d’aboutir
à une crise mondiale de la patate. Le mieux, pour
chacun de nous, et surtout pour la planète, sera
de limiter au maximum la consommation des
produits agricoles comestibles.
L’absence d’enseignants a pour conséquence
un laisser-aller dans l’Éducation nationale. On a
beau former des profs remplaçants en quelques
heures, beaucoup d’entre eux ne se sentent pas
la force ni la capacité de poursuivre une carrière
dans l’enseignement. Le recrutement des pilotes
de ligne présente lui aussi de nombreuses diffi-
cultés. Et quelles femmes veulent-elles encore
être hôtesse de l’air ? Le
mieux est donc, pour
nous, de cesser de nous dé-
placer d’un continent à un
autre, attendu qu’ils sont
tous en crise, voire en
guerre. Ce sera mon der-
nier point : notre gestion,
au jour le jour, de la troi-
sième guerre mondiale.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 23
ÉDITORIAUX
Du choc pétrolier à la guerre en Ukraine,
le monde a connu des bouleversements majeurs.
Faute d’en avoir pris la mesure, la France a continué
de décrocher. Quels sont les moyens de rebondir ?
1972-2022 : cinq révolutions
et un enterrement
par Nicolas Baverez
L
e Point est né en septembre 1972,
en plein chant du cygne des Trente
Glorieuses et de l’Amérique impé-
riale. La croissance intensive de l’après-
guerre était minée par l’inflation et par
la désintégration du système de Bretton
Woods, actée par la suspension de la
convertibilité du dollar en or le 15 août
1971. La rencontre de Richard Nixon et
de Mao Zedong à Pékin, alors que la
guerre du Vietnam faisait rage, ouvrait
la voie à la normalisation des relations
entre les États-Unis et la Chine. Simul-
tanément, débutait l’affaire du Water-
gate, qui conduisit à la démission du
président Nixon le 9 août 1974. Les Jeux
olympiques de Munich tournaient au
carnage avec le massacre des athlètes is-
raéliens par les terroristes de Septembre
noir. La communauté européenne réa-
« Encore à lui lire le dernier rapport du Giec ? »
24 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
lisait son premier élargissement en in-
tégrant le Royaume-Uni, l’Irlande et le
Danemark. Enfin, la Nasa effectuait le
dernier vol habité sur la Lune. Depuis,
cinq révolutions se sont succédé.
• Le choc pétrolier de 1973, marqué
par le quadruplement du prix du pé-
trole, fit basculer les pays développés
dans la stagflation, déstabilisant la ré-
gulation keynésienne. La spirale de
hausse des gains de productivité, des sa-
laires et des profits laissa la place au cu-
mul de l’inflation, du chômage, de la
chute de la rentabilité et de l’investisse-
ment des entreprises. Les États-Unis su-
birent un terrible trou d’air qui ruina
leur domination impériale, cumulant
la déstabilisation de la présidence par
le scandale du Watergate, le recul éco-
nomique et technologique face au Ja-
1973, la Russie fait la une, déjà…
pon, la défaite au Vietnam puis
l’humiliation par la République isla-
mique d’Iran après la chute du chah en
1979. L’Union soviétique mit à profit
l’affaiblissement de l’Amérique pour
percer en Asie, de la péninsule indo­
chinoise à l’Afghanistan, en Afrique, de
l’Angola à la Somalie, et en Amérique
latine. Non sans s’exposer sur le plan
idéologique avec la signature des accords
d’Helsinki en 1975, et par une surexpan-
sion que son économie n’avait pas les
moyens de soutenir.
• Le début des années 1980 vit émer-
ger la mondialisation. Elle prit corps
avec le renversement de politique éco-
nomique effectué par Paul Volcker à la
tête de la Fed, qui lança la désinflation
au prix d’une sévère récession, ainsi
qu’avec les réformes libérales réalisées
par Margaret Thatcher et Ronald Rea-
gan, fondées sur le recul de l’État au pro-
fit des marchés, les privatisations et la
diminution des impôts. Alors que la
guerre froide semblait s’exacerber, entre
la guerre des étoiles et la crise des euro-
missiles, le système soviétique se désa-
grégea sous l’effet de sa stagnation
économique, de la perte de foi dans le
dogme marxiste et de la défaite en Afgha-
nistan. Son effondrement, symbolisé
par la chute du mur de Berlin en 1989,
ILLUSTRATION : JEAN POUR « LE POINT »
donna un formidable élan à la mondia-
lisation. Le capitalisme devint univer-
sel ; les frontières s’abaissèrent et les
chaînes de valeur se globalisèrent, fai-
sant de la Chine l’atelier du monde ; les
marchés, portés par la révolution nu-
mérique, prirent le pas sur les États.
• L’Europe, dont la division symboli-
sait le monde bipolaire, recouvra sa sou-
 veraineté, son unité et sa liberté avec la
fin de la guerre froide. Son centre de gra-
vité bascula vers Berlin avec son modèle
mercantiliste et la constitution d’un
vaste hinterland en Europe orientale.
Son intégration se renforça avec la mise
en place de l’euro et de l’espace Schen-
gen. Fondée dans les années 1970 sur le
droit, le marché, le postulat que le com-
merce était le meilleur antidote contre
la guerre, l’Union n’inséra cependant
dans ses politiques ni les instruments
pour gérer les crises ni l’impératif de la
sécurité. Au prix d’une dépendance crois-
sante à la Russie pour l’énergie, à la Chine
pour les biens essentiels, aux États-Unis
pour la technologie et la défense.
• La quatrième révolution provint de
la fragmentation puis de l’implosion de
la mondialisation sous l’effet de la mul-
tiplication des crises. Alors que le dé-
nouement découla de la désagrégation
intérieure de l’URSS, les démocraties oc-
cidentales, États-Unis en tête, ont com-
munié dans l’illusion de l’autorégulation
du capitalisme. L’Histoire n’a pas man-
qué de les rattraper. Elles ont enchaîné
les conflits enlisés et perdus, de l’Afgha-
nistan au Sahel, les vagues d’attentats
islamistes, le pire krach boursier depuis
1929, la tourmente de l’euro, les vagues
migratoires, la pandémie de Covid-19,
la poussée des populistes. Depuis le dé-
but du XXIe siècle, l’Occident a ainsi
ILLUSTRATION : XAVIER GORCE POUR « LE POINT »

perdu le contrôle de l’histoire du monde,

du capitalisme, de sa sécurité sanitaire
et climatique, de ses valeurs.
• L’invasion de l’Ukraine par la Rus-
sie, le 24 février 2022, entraîne un chan-
gement d’ère. Elle acte le retour de la
guerre de haute intensité sur notre
continent. Elle engage la confrontation
entre les empires autoritaires – Chine
et Russie étant unies par le partenariat
stratégique du 4 févier 2022 – et les démo-
Relances à contre-­
courant, loi des
35 heures, folle dérive
financière… les
­erreurs politiques
se sont accumulées.
craties, ­tandis que le Sud s’autonomise.
Elle libère la conflictualité de Taïwan au
Sahel en passant par l’Asie centrale, le
Caucase et le Moyen-Orient. Le bascule-
ment n’est pas moins important sur le
plan économique, avec le retour de la
stagflation, le double choc énergétique
et alimentaire, le resserrement des po-
litiques monétaires, l’éclatement de la
mondialisation autour des blocs idéolo-
giques et politiques, l­ ’accélération de la
transition écologique.
Faute de s’être adaptée à ces cinq ré-
volutions, la France a poursuivi un in-
terminable décrochage, passant des
Trente Glorieuses aux Quarante Piteuses.
Son déclin relatif menace désormais de
se transformer en déclin absolu. Depuis
1972, son économie a reculé du 4e au
7e rang mondial. En termes de richesse
par habitant, elle a été ravalée du 10e au
23e rang. La croissance, qui s’élevait à 6 %
entre 1969 et 1973, n’a cessé de ralentir
pour s’établir à 2,2 % dans les an-
nées 1980, à 1,5 % pendant les an-
nées 2000, à 0,3 % depuis 2010 et devenir
nulle depuis la fin 2019. Positionnée sur
la frontière technologique dans les an-
nées 1970 avec les programmes de train
à grande vitesse et d’énergie nucléaire,
la recherche s’est tarie, comme l’a mon-
tré l’incapacité à développer un vaccin
contre le Covid-19. Le chômage, qui était
limité à 2,2 % en 1972, touche 7,4 % de
la population active alors que la plupart
des autres pays développés se trouvent
en plein-emploi.
Le modèle économique des années
1960, fondé sur la production, le tra-
vail et l’innovation, a basculé …

Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 25

ÉDITORIAUX
… vers la ­consommation à ­crédit. La
d­ ésindustrialisation et la sous-compétiti-
vité ont provoqué la fonte mondiale des
parts de marché, réduites de 6 à 2,5 %,
tandis que la balance commerciale deve-
nait largement déficitaire, à hauteur de
125 milliards d’euros en 2022. Simulta-
nément, les dépenses publiques ont ex-
plosé, provoquant l’envolée de la dette,
­passée de 17 % du PIB en 1972 à 59 % en
2000, à 85 % en 2010 et à 113 %  en 2021.
Le déclassement économique et so-
cial de la France explique la poussée des
populismes comme la perte d’influence
de notre pays en Europe et dans le monde.
Il ne résulte pas des révolutions de la
planète, mais de l’incapacité à effectuer
les réformes nécessaires pour les prendre
en compte et de l’accumulation des er-
reurs de politique économique : les re-
lances à contre-courant de 1975 et de
1981, le franc fort puis l’euro fort qui ont
ruiné le tissu des PMI-PME, la loi des
35 heures au moment où la Chine en-
trait dans l’OMC et où l’Allemagne s’en-
gageait dans l’Agenda 2010, les chocs
fiscaux d’Alain Juppé en 1995 et de Fran-
çois Hollande en 2012, la folle dérive fi-
nancière de la stratégie du « quoi qu’il
en coûte » appliquée à l’épidémie puis
à la crise énergétique et à l’inflation.
Le déclin de notre pays n’est pas fa-
tal ; il est le fruit de la démagogie poli-
tique. Il peut être enrayé par un sursaut
national. Mais la France est à une heure
de vérité et n’a plus droit à l’erreur. Elle
est à la merci d’une rupture brutale – ef-
fondrement économique, violences so-
ciales, choc financier, accession au
pouvoir de l’extrême droite –, si elle ne
parvient pas à se redresser.
Comme en 1945, il faut rassembler les
Français autour d’un modèle national
performant assurant un équilibre entre
le développement et la solidarité, le mar-
ché et l’État, la souveraineté et l’engage-
ment européen, l’impératif de sécurité
et l’ouverture internationale. Cessons
de subir les révolutions du XXIe siècle
et prenons appui sur elles pour réfor-
mer notre pays. Avec pour boussole
les principes que Claude Imbert avait
fixés au Point : penser les mutations du
monde de manière juste et vraie, même
lorsqu’elles sont dérangeantes ; ne déses-
pérer ni de la liberté ni de la France, sur-
tout quand elles sont en péril §
26 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
La Russie se dit prête à
employer tous les moyens
pour renverser à son
avantage le cours de la
guerre en Ukraine.
Européens et Américains
doivent se préparer au pire.
Non au chantage
atomique
de Poutine
par Luc de Barochez
L
a pire phase de la guerre d’Ukraine
est probablement à venir. L’aver-
tissement prononcé le 21 sep-
tembre par Vladimir Poutine doit être
pris au sérieux : il est désormais envisa-
geable que, pour la première fois depuis
1945, une arme nucléaire soit utilisée.
Les Occidentaux doivent se préparer à ce
moment fatal, car, assurément, nous en-
trerions alors dans un autre monde. Le
président russe s’est placé dans un piège
tragique. Tout indique qu’il est conscient
que ses déboires en Ukraine risquent de
déboucher sur un affaiblissement de la
Russie plus profond encore que celui des
années 1990, qu’il n’a de cesse de déplo-
rer. Ses armées, mal commandées, mal
équipées, mal entraînées, accumulent
les revers. Le plan A, la prise de Kiev, a
fait long feu. Le plan B, la consolidation
et l’extension des conquêtes territoriales
dans le bassin du Don, a échoué lui aussi.
Vladimir Poutine est maintenant
passé au plan C. Il prévoit d’annexer, se-
lon le modèle éprouvé en 2014 en Cri-
mée, les quatre régions ukrainiennes
tombées en tout ou en partie sous le
contrôle militaire de Moscou : Louhansk,
Donetsk, Zaporijjia et Kherson. En les
sanctuarisant, le despote menace impli-
citement du feu nucléaire quiconque
tenterait de les lui reprendre. D’une
guerre d’agression, son invasion de
l’Ukraine devient par ce tour de passe-
Lâcher de slogans contre Poutine.
passe une guerre défensive contre l’Oc-
cident tout entier. « Si l’intégrité territoriale
de notre pays est menacée, nous userons de
tous les moyens disponibles pour protéger la
Russie et notre peuple, a-t-il affirmé. Ceci
n’est pas du bluff. » Il est improbable que
la mobilisation partielle qu’il a décrétée
change quoi que ce soit sur le terrain.
Les Ukrainiens restent déterminés à re-
conquérir l’intégralité de leur territoire,
y compris la Crimée. Dans ces condi-
tions, l’escalade nucléaire ne peut plus
être exclue.
À Moscou, on y prépare les esprits.
Olga Skabaïeva, présentatrice de l’émis-
sion de débat 60 minutes sur la télévision
d’État, affirmait sans ciller le 19 sep-
tembre qu’il aurait fallu envoyer un mis-
sile balistique à tête nucléaire sur Londres
ROMY ARROYO FERNANDEZ/NURPHOTO VIA AFP
ce jour-là, afin d’éliminer les dirigeants
occidentaux venus assister aux funé-
railles de la reine Elizabeth. La Russie a
les moyens de crédibiliser sa menace :
elle possède plus de 6 000 ogives, autant
que toutes les autres puissances ato-
miques réunies, États-Unis compris. Sa
doctrine officielle n’exclut pas l’emploi
en premier d’une arme nucléaire sur le
champ de bataille, contrairement à la
France qui, elle, n’envisage qu’un …
Si le Kremlin arrive
à ses fins dans le Don-
bass, après la Crimée
il y a huit ans, pour-
quoi s’arrêterait-il
en si bon chemin ?
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ÉDITORIAUX
… emploi en seconde frappe, en cas
d’attaque menaçant ses intérêts vitaux.
La démarche de Vladimir Poutine a
un nom : le chantage. Il ne faut pas y cé-
der. Donbass et Crimée, même annexés,
sont des territoires illégalement occu-
pés. Accepter que les frontières soient
modifiées de force en Europe sous la me-
nace d’armes de destruction massive, ce
serait ouvrir la voie à la catastrophe. Car
si le Kremlin arrive à ses fins dans le Don-
bass, après la Crimée il y a huit ans, pour-
quoi s’arrêterait-il en si bon chemin ?
Les puissances nucléaires comme les
États-Unis et la France doivent faire com-
prendre à la Russie que l’emploi de l’arme
suprême aurait pour elle des consé-
quences dévastatrices. Vladimir Poutine
n’est ni fou ni suicidaire. Il a de moins
L
en moins de soutiens – même la Chine
vient de prendre, timidement, quelques
distances. En Russie, son pouvoir com-
mence à être contesté. Les ultras cri-
tiquent les reculades en Ukraine, son
appareil dictatorial est miné par des in-
trigues, la population renâcle à s’enrô-
ler. S’il choisit l’escalade, c’est dans
l’espoir d’intimider et de diviser les Oc-
cidentaux. La seule réponse rationnelle
à ses menaces que peuvent apporter les
Américains et les Européens est de conti-
nuer à isoler et à sanctionner durement
son régime. Et de maintenir, sans faiblir,
leur soutien à l’Ukraine §
Ce qui m’attriste, c’est de ne pas avoir eu d’autre choix que d’être enthousiaste.
28 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
La Chine, la Russie et l’Inde
ont-elles vraiment les
moyens – et la volonté –
de s’allier pour tenter de
bousculer l’ordre mondial ?
Les ambiguïtés
de l’axe anti-­
occidental
par Gérard Araud
a guerre en Ukraine le prouve :
l’Occident, même lorsqu’il défend
l’indépendance d’un pays agressé,
ne parvient pas à mobiliser la commu-
nauté internationale à ses côtés au-delà
d’une vague condamnation de principe
de l’agresseur par l’Assemblée générale
des Nations unies. Peu de pays l’ont suivi
pour imposer des sanctions aux dépens
de la Russie.
En effet, même s’il n’approuve ni ne
soutient Poutine, le reste du monde en-
tend se tenir le plus possible à l’écart
d’un conflit qui ne le concerne pas di-
rectement. À l’occasion, il en profite
même en achetant avec une ristourne
le pétrole russe placé sous embargo par
les Européens. Du coup, les Russes ont
argué de cette neutralité apparente pour
affirmer que le monde voyait dans leur
intervention militaire un combat contre
un Occident décadent et oppresseur des
peuples. C’est sous cet éclairage qu’ils
ont présenté les entretiens de Poutine
avec Xi Jinping et avec Narendra Modi
à Samarcande : ils annonceraient l’ap-
parition d’un nouvel ordre internatio-
nal antioccidental, dont la Russie, la
Chine et l’Inde seraient les piliers.
C’est faire bon ménage du rappel ap-
puyé par les deux dirigeants asiatiques
de leur attachement à la paix, qui ne
pouvait se comprendre que comme une
condamnation indirecte de la guerre en
cours en Ukraine. C’est surtout oublier
les ambiguïtés qui caractérisent les re-
lations de ce triangle de grandes puis-
sances.
Il est exact qu’elles refusent toutes
les trois l’hégémonie américaine. Mais
le parallèle s’arrête là. Il y a plus qu’une
nuance entre, d’un côté, l’hostilité viru-
lente de la Russie et l’opposition globale
de la Chine aux États-Unis et, de l’autre,
le souci d’indépendance de l’Inde qui
est prête à coopérer avec Washington
lorsqu’elle y voit son intérêt. Par ailleurs,
comment mettre dans le même sac la
Chine et l’Inde alors que leur rivalité est
depuis un demi-siècle un élément de
ILLUSTRATION : TARTRAIS POUR « LE POINT »
base de la géopolitique asiatique ? Leur
frontière commune n’est même pas
agréée, ce qui conduit à des incidents ré-
currents qui ont dégénéré en une véri-
table guerre en 1962. En juin 2020, une
vive tension dans l’Himalaya l’a encore
illustré au prix, de part et d’autre, de la
vie de dizaines de soldats.
Par ailleurs, l’ennemi de mon ennemi
étant mon ami, la Chine e­ ntretient …
Pékin, Moscou
comme Delhi
­refusent tous les
trois ­l’hégémonie
­américaine. Mais le
­parallèle s’arrête là.
* LA PERFORMANCE MÉCANIQUE POUSSÉE À L’EXTRÊME
ÉDITORIAUX

un fournisseur captif pour satisfaire son Fait inédit : l’« indice de

besoin vital de ressources énergétiques. développement humain »
Par ailleurs, ce partenaire, hier son égal,
n’a qu’elle pour sortir d’un isolement diminue sur toute
croissant, ce qui le place en position de la planète, notamment
demandeur. Certains jugent même que à cause du Covid-19.
la Russie, loin de reconstruire l’ordre
mondial à son profit, est désormais Où s’arrêtera la chute ?
condamnée au rôle de « brillant second »
de la Chine, comme l’Autriche-Hongrie
l’était de l’Allemagne en 1914.
On voit donc qu’il est trop tôt pour « Bien-être »
Poutine-Xi, partenaires particuliers.
annoncer la défaite de l’Occident,
­notamment car ce « reste » que l’on op- ­humain  : la
pose à « l’Ouest » n’est pas uni. Encore
faut-il que les pays occidentaux jouent grande régression
… d’étroites relations avec le rival leur partition avec adresse, c’est-à-dire
irréconciliable de l’Inde, le Pakistan. Dans sans arrogance, en admettant que
ce contexte, nul n’ignore que la dissua- d’autres pays, comme l’Inde, l’Afrique par Pierre-Antoine

ILLUSTRATION : JEAN POUR « LE POINT » – SERGEI BOBYLYOV/AFP

sion nucléaire indienne a deux cibles, la
Chine et le Pakistan. La conclusion est
alors facile à tirer : New Delhi a tout in-
térêt à se rapprocher des pays de la ré-
du Sud, le Brésil, ont leurs propres inté-
rêts qui peuvent ne pas correspondre
Delhommais
toujours aux leurs. Ce n’est pas un ali-
gnement qu’ils doivent leur demander,

À
gion qui sont, comme l’Inde, inquiets de ce ne sont pas des leçons de morale qu’ils tous ceux dont le moral n’est
l’émergence de la Chine. C’est ce qu’elle doivent leur prodiguer, mais ils doivent déjà pas au top en cette rentrée,
fait en participant au Quad asiatique, leur proposer au coup par coup des coo- il est vivement déconseillé de
nouvelle structure souple de coopéra- pérations qui soient d’un intérêt mu- lire les 320 pages du rapport 2021-
tion, qui réunit l’Inde, le Japon, l’Austra- tuel. L’alternative à la suprématie 2022 sur le développement humain que
lie et… les États-Unis. Vouloir donc faire occidentale, ce n’est pas une nouvelle viennent de publier les économistes du
de l’Inde un participant à une coalition coalition, quelle qu’elle soit, c’est un Pnud (Programme des Nations unies
antiaméricaine n’a aucun sens. Elle s’en monde multipolaire sans puissance do- pour le développement). Dont les ana-
tient à la plus stricte realpolitik : elle est minante, qui ne reconnaîtra que le prag- lyses sont plus sombres les unes que les
prête à participer à toute entreprise où matisme comme valeur suprême. À nous autres et dont les statistiques dépri-
elle peut trouver son intérêt. Si la Russie de nous y adapter § mantes confirment une grande …
lui fournit des armements sophistiqués
et du pétrole à bon prix, pourquoi pas ?
Mais ne voyons pas dans cette réalité pro-
saïque un arrière-plan politique qui
n’existe pas.
L’axe Moscou-Pékin est plus solide,
car fondé sur des intérêts communs face
à l’Occident. N’en déduisons pas un ali-
gnement inconditionnel, en particulier
en ce qui concerne la guerre en Ukraine.
La Chine, qui défend sa souveraineté sur
le Tibet ou sur Taïwan, ne peut voir
qu’avec des sentiments mêlés l’organi-
sation de référendums pour mettre en
cause des frontières internationalement
agréées. Par ailleurs, elle ne peut approu-
ver une guerre qui déstabilise les échanges
internationaux au détriment de pays qui
sont ses clients et ses débiteurs. Le conflit
la fait bénéficier d’un effet d’aubaine,
mais c’est aux dépens de la Russie, qui
n’aura bientôt plus qu’elle comme client À force de volonté, Jean-Pierre était parvenu
principal de son gaz et deviendra ainsi à transformer sa peur du lendemain en peur du surlendemain.

30 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

* LA PERFORMANCE MÉCANIQUE POUSSÉE À L’EXTRÊME
ÉDITORIAUX
À l’exception de l’Asie
de l’Est, où elle a
­légèrement progressé,
l’espérance de vie
a ­reculé partout
entre 2019 et 2021.
… rupture dans l’histoire du monde,
avec le coup d’arrêt porté par la pandé-
mie à plusieurs décennies d’améliora-
tion continue des conditions de vie de
l’humanité.
C’est en 1990 que l’agence onu-
sienne avait publié pour la première
fois son indice de développement hu-
main (IDH). Élaboré par l’économiste
­pakistanais Mahbub ul Haq et l’éco-
nomiste indien et Prix Nobel Amartya
Sen, l’IDH a associé, de façon novatrice,
trois dimensions fondamentales du
« bien-être » des individus que sont la
santé, l’éducation et le niveau de reve-
nus. Elles-mêmes sont résumées et me-
surées de façon précise par l’espérance
de vie à la naissance, la durée de scola-
risation et le PIB par habitant.
L’IDH d’un pays varie entre 0 et 1 et
il est d’autant plus élevé que la qualité
de vie y est meilleure. Dans le classe-
ment 2021, la Suisse arrive en tête avec
un IDH de 0,962, devant la Norvège
(0,961) et l’Islande (0,959), tandis qu’à
l’autre bout de l’échelle le Soudan du
Sud, avec un IDH de 0,385, le Tchad
(0,394) et le Niger (0,400) occupent les
toutes dernières places.
Depuis sa création, l’IDH « mon-
dial », calculé annuellement, n’avait fait
que monter, passant de 0,601 en 1990 à
0,739 en 2019, grâce notamment à la
forte croissance en Asie, aux progrès
en matière de scolarisation des filles
et à l’augmentation de l’espérance de
vie (+ 8,4 ans). Le Covid-19 a inversé
la tendance, faisant reculer l’IDH à
0,735 en 2020 et à 0,732 en 2021, soit un
bond en arrière de cinq ans. En Amé-
rique latine, région du monde la plus
touchée par la crise, le repli de l’IDH a
même effacé au cours de la seule année
2020, selon le Pnud, 30 % des progrès en-
registrés depuis 1990.
32 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Au total, 90 % des pays de la planète
ont vu leur IDH baisser en 2020 ou en
2021, en raison de la récession écono-
mique et plus encore de la diminu-
tion de l’espérance de vie, revenue au
niveau mondial de 72,8 ans en 2019 à
71,4 ans en 2021. Une chute inédite de-
puis la Seconde Guerre mondiale qui s’ex-
plique à la fois par la surmortalité due
au Covid-19 et indirectement par la dété-
rioration de l’environnement socio-éco-
nomique fatale aux populations les plus
fragiles – le Pnud estime qu’entre 110 et
150 millions de personnes supplémen-
taires ont basculé depuis 2020 dans la
pauvreté extrême avec des revenus de
moins de 1,90 dollar par jour. À l’excep-
tion de l’Asie de l’Est, où elle a légèrement
progressé de 0,2 année, l’espérance de vie
a reculé partout entre 2019 et 2021 : de
3,5 ans en Amérique latine, de 2 ans en
Asie du Sud, de 1,7 an aux États-Unis, de
1,5 an en Europe et Asie centrale et de
1,4 an en Afrique subsaharienne.
Avec la guerre en Ukraine, la flam-
bée des prix de l’énergie et de l’alimen-
tation, le retour généralisé d’une forte
inflation et les menaces de famine, il y
a tout lieu de penser que l’indice de dé-
veloppement humain de la planète va
continuer de reculer en 2022 pour la
troisième année consécutive. La mon-
dialisation des trois dernières décennies
n’était pas aussi malheureuse que cer-
tains voulaient bien le dire et elle va
même finir par apparaître comme une
sorte de parenthèse enchantée dans l’his-
toire de l’humanité §
Vous défendez dans votre livre la notion d’optimisme parcimonieux.
Où l’on découvre
que même les
« camarades » sont capables
de violences sexuelles
contre les femmes…
Agressions
sexuelles :
les dénis
de la gauche
par Peggy Sastre
«L
e gauchisme est une mala-
die mentale. » Le slogan a
beau être bête, méchant et
fleurer mauvais la psychiatrisation pu-
nitive, difficile de ne pas y penser à la lec-
ture de l’article « Violences sexuelles : “J’ai
mis du temps à comprendre que c’était
une agression, parce qu’il était de
gauche” », publié le 21 septembre sur le
site Basta ! (ex-Bastamag). En rebond de
ces affaires – Bouhafs, Coquerel, Qua-
tennens, Bernalicis, Bayou… – agitant de-
puis des mois les rangs de la gauche plus
ou moins radicale et unie, Lisa Noyal, la
journaliste qui le signe, y ­rapporte, …
ILLUSTRATION : JEAN POUR « LE POINT »
 «J’ai appris que le temps
ne se rattrape pas.
Savoir que l’heure tourne
me motive à avancer.»

BOUTIQUES TAG HEUER

PARIS - CHAMPS ELYSÉES - LE BON MARCHÉ RIVE GAUCHE - GALERIES LAFAYETTE HAUSSMANN
LYON - MONACO - NICE - STRASBOURG

* Photographie retouchée
ÉDITORIAUX

… entre autres, les propos de femmes

affirmant avoir été violées par des
hommes et être tombées de nues ­d’autant
plus hautes qu’il s’agissait, comme on
dit, de « camarades de lutte ».
Parmi les passages les plus lunaires de
cette enquête, on peut citer le témoignage
qui en assure l’ouverture. Celui d’Inès (les
prénoms ont été changés), jurant n’avoir
rien vu venir avant d’avoir été agressée
par Éric. Et pour cause : il lui avait mon-
tré tout ce qu’elle aurait pu « chercher chez
un homme. C’est quelqu’un qui avait une
compréhension des codes militants, des théo-
ries militantes, du féminisme, du consente-
ment, de tout en fait… ». Preuve en est ce
document Excel qu’il allait lui trans-
mettre avant leur première rencontre en
chair et en os, un tableur listant diffé-
rentes pratiques sexuelles qu’elle devait
­compléter par oui, non, ou je ne sais pas,
afin de savoir quels actes ­[pouvaient] être
pratiqués ou non.
Arrivé à ce stade (précoce) de l’article,
on doit avouer avoir cru à un canular. À
quelqu’un qui aurait envoyé à Basta !, site
d’informations né à la grande époque de
l’altermondialisme, un article bidon sa-
tirisant le jargon, les lubies et les plus gro-
tesques comportements ayant cours à
l’extrémité gauche de l’échiquier poli-
tique, et dont le leurre aurait fait mouche.
Sauf que l’hypothèse est bien trop rassu-
rante. On frise même le déni, cette bonne
vieille stratégie de survie dite aussi poli-
tique de l’autruche.
La dure réalité, celle à laquelle il faut
faire face, qu’importe qu’elle se situe
à 12 sur 10 sur l’échelle de la douleur, c’est nière) ne percute qu’il a affaire à un psy- délirantes que la gauche affectionne (la
qu’il existe des humains, des congénères, chopathe lui commandant de fuir droite a aussi, évidemment, les siennes,
des conspécifiques qui conçoivent des immédiatement et, une fois son souffle mais ce n’est pas le sujet) voulant qu’un
tableurs de pratiques sexuelles qu’ils en- repris, d’effectuer le signalement de pré- rapport, un échange sexuel, la copula-
voient pour cochage préalable à leur fu- caution auprès des autorités chargées du tion soit une activité que l’on peut codi-
tur partenaire de gaudriole sans que ce maintien de l’ordre et de la mise hors fier comme un bilan comptable. Qu’il est
dernier (ou, en l’occurrence, cette der- d’état de nuire de tels énergumènes. possible d’anticiper a priori – avant et en
Une fois cette vérité avalée, digérée et dehors de l’expérience – son déroulement
métabolisée, on pourra se demander non dans ses moindres détails. Sauf qu’en plus
Des humains envoient
ILLUSTRATION DUSAULT POUR « LE POINT »

pas « pourquoi » Inès ne s’est pas méfiée
(elle le dit elle-même et c’est de là que l’ar-
des tableurs de pra- ticle tire son titre : « J’ai mis énormément
de temps à comprendre que c’était une agres-
tiques sexuelles à leur sion, surtout parce qu’il était de gauche. Pour
futur partenaire de moi, il était impossible que quelqu’un qui en
sait autant sur le consentement puisse m’agres-
gaudriole : on frise le ser »), mais « comment » elle en est venue
à une telle anesthésie de son sens com-
rationalisme morbide. mun. Sans doute par l’une de ces idées
de s’aveugler sur des réalités pourtant ba-
siques de la nature humaine, on frise là
le rationalisme morbide. Soit, comme le
définissait le psychiatre Eugeniusz Min-
kowski, une logique qui « restreint et étouffe
la réalité vivante et concrète à l’aide de rai-
sonnements abstraits, d’élaborations stériles
et contraignantes ». Alias une authentique
pathologie, avec tous les dangers qu’elle
fait courir, à soi-même et aux autres §

34 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 Photographie retouchée

21 PLACE VENDÔME 75001 PARIS - 01 42 61 11 17

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LE POINT DE LA SEMAINEARGENT

Assurances : autour de 5 % de hausse en 2023 BOURSE

Bruno Le Maire n’a pas obtenu des assureurs sion d’événements climatiques majeurs, de
un bouclier tarifaire, alors qu’il avait réussi la grêle à la sécheresse en passant par les tem-
à avoir l’accord des banques la semaine pré- pêtes, qui ont occasionné 1,4 million de si-
cédente. Les hausses des assurances habita- nistres pour un coût estimé aujourd’hui à
tion et auto ne seront pas encadrées. Les 5,2 milliards d’euros contre une moyenne de
compagnies se sont seulement engagées à 3,5 milliards par an. Plus inquiétant, plu-
défendre le pouvoir d’achat des jeunes à la sieurs réassureurs (Axa XL, RenaissanceRe…)
recherche d’un emploi, en leur accordant une ont prévenu qu’ils réassureraient moins, voire
remise de 100 euros sur leur contrat d’assu- plus du tout, les catastrophes naturelles, ce
rance auto. De leur côté, Axa, la Macif et la qui aura un impact négatif sur les primes.
Maif ont annoncé le gel des primes auto et D’ici à 2050, les experts estiment à 143 mil- Mabrouk Chetouane
habitation pour les jeunes de moins de 30 ans liards d’euros le montant des dommages pro- Natixis IM
n’ayant pas eu de sinistre. voqués par les catastrophes naturelles.
Maigre bilan, mais il est vrai que la situa- Depuis 2010, les primes ont augmenté de À quand la fin de cette

810 
tion est loin d’être comparable 16 % pour l’auto et de 33 % pour nouvelle chute des actions ?
à celle des banques. En dépit l’habitation, selon Assurland. Les marchés sous-estiment la
de la baisse du nombre d’acci- Auprès du ministre de l’Écono- détermination des banques
dents, les assureurs auto ont mie, les assureurs se sont enga- centrales à neutraliser l’infla-
vu les coûts de réparation s’en- gés « à faire tout leur possible pour tion. Les niveaux actuels de
voler, du fait notamment, note euros contenir l’évolution des primes taux ne constituent pas un
Florence Lustman, présidente C’est le montant moyen sous l’inflation sur 2022 et 2023 ». point haut car la croissance
de France Assureurs, de l’infla- annuel dépensé en assurance Le cabinet Facts & Figures table des prix constatée demeure in-
tion des prix des matériaux et auto et habitation par foyer. sur une hausse moyenne d’en- compatible avec les objectifs
des pièces de remplacement. viron 3 % de l’assurance auto des banques centrales. Un ra-
Guillaume Rosolek, associé au cabinet d’ac- et jusqu’à 8 % pour l’habitation, sans comp- lentissement de l’activité plus
tuaires Addactis, chiffre cette dérive à 7,5 % ter les majorations appliquées lorsque les profond qu’anticipé ne peut
en moyenne depuis le début de l’année. Aussi biens sont exposés aux risques climatiques pas être exclu, tant les condi-
Florence Lustman préconise-t-elle l’assou- (zones inondables, proximité d’une forêt…). tions financières devraient se
plissement des règles concernant l’utilisa- Pour Guillaume Rosolek, la hausse attein- durcir. Dans ce contexte, nous
tion de pièces de réemploi et le développement drait 4 à 5 % en auto et 5 à 5,5 % en habita- devrions connaître des pics de
de l’économie circulaire, « encore trop peu struc- tion (dont 3 % résultant des dérèglements volatilité jusqu’à ce que le
turée dans notre pays ». Une revendication en- climatiques). « Le coût moyen annuel sur les cinq point bas des marchés soit at-
tendue par Bercy, qui a décidé de créer un dernières années est trois plus élevé que celui teint. Ce n’est qu’alors que s’of-
groupe de travail sur le sujet. constaté dans les années 1980. » Un constat qui friront des points d’entrée sur
Les assureurs multirisques habitation ont laisse augurer la poursuite des hausses de les obligations et actions.
été confrontés, pour leur part, à une succes- primes dans les années à venir § Quand situez-vous le pic ?
Que faire d’ici là ?
Augmentation attendue de l’assurance habitation
Au premier semestre 2023. Cela
Dégâts des eaux Incendie
ne veut pas dire ne rien faire.
Évolution des tarifs de l’assurance habitation et projections Prime Vol
Entre-temps, dans une straté-
160 Inflation attendue 155 gie défensive, nous pouvons
* Dont 3 points pour les dérives climatiques. 151
140 en 2023 : 5,5%* nous intéresser aux obligations
126 131
européennes indexées sur l’in-
120 126
100 119 flation (OATI) de courte matu-
106
100 87 rité et aux actifs réels dont les
Source : Observatoire Addactis.
80 revenus sont correctement in-
2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 2022 2023 dexés sur la hausse des prix,
comme les projets d’infrastruc-
Même tendance pour l’automobile Bris de glace Dommages tures. Ce n’est que lorsque l’in-
Évolution des tarifs de l’assurance automobile et projections Prime Vol et incendie
flation montrera des signes
160 Inflation attendue 156 tangibles de ralentissement et
140 en 2023 : de 4,5 à 5% 132 que les banques centrales inflé-
120
120 101 chiront leur politique moné-
100 119
100 taire que nous pourrons
100 82 réexposer les portefeuilles sur
80 68
Source : Observatoire Addactis.
60 des segments plus offensifs §
2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 2022 2023 PAGE RÉALISÉE PAR LAURENCE ALLARD
SP

36 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 LAZARD
PATRIMOINE SRI
Gérer avec habileté.
Faire face à l'irrationnel.

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LE POINT DE LA SEMAINEARCHITECTURE/IMMOBILIER

Un canyon urbain
à Amsterdam
Nom de code : « Valley ». Jusqu’à 100 mètres de
­hauteur en surplomb de Zuidas, trois bâtiments
identiques aux terrasses taillées dans la pierre
­dessinent une surprenante chaîne de montagnes
dans le q­ uartier d’affaires de la capitale néerlan­
daise. Le maître-mot de ce triptyque iconoclaste
déployé sur 75 000 m2 ? Mixité d’usages ! Au menu :
200 appartements, 7 étages de bureaux, de com­
merces, d’espaces culturels, 375 places de ­parking.
Mais aussi un sentier piétonnier lové au cœur de
la vallée centrale, qui grimpe de la rue jusqu’aux
toits-terrasses. « Empilées au bord de l’enveloppe, les
boîtes résidentielles forment un seul volume, lu comme
une même entité. Leurs bow-windows grand angle offrent
d’extraordinaires vues panoramiques », vante Winy
Maas, starchitecte néerlandais de l’agence MVRDV.
Des parois intérieures sculptées dans la pierre
jusqu’aux spectaculaires émergences des façades
extérieures (skybar plein ciel, etc.), l’architecture
futuriste de cet improbable canyon urbain fait
le show, garantissant un grand spectacle aux ré­
sidents et aux amateurs d’architecture du monde
entier § PAGE RÉALISÉE PAR BRUNO MONIER-VINARD

Évoquant un environnement
montagnard, le triptyque
architectural affiche sur
ses façades accidentées
des terrasses végétalisées
disposées pêle-mêle sur
les sommets. En multipliant
les espaces à ciel ouvert,
le complexe fait la part belle
à la lumière naturelle.

1/4
MARCEL STEINBACH – OSSIP VAN DUIVENBODE (x2)

C’est la part des Français souhaitant
réaliser un achat immobilier
dans les douze prochains mois. Cibles
­prioritaires : le domicile principal
(28 %), l’investissement locatif (25 %)
et la résidence secondaire (20 %).
Source : Étude Harris Interactive
pour le réseau immobilier L’Adresse.
38 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Conseil immobilier
Qu’attendent d’abord les
Français des professionnels
de l’immobilier pour choisir
au mieux leur logement ? Le
financement de la future ac­
quisition et l’obtention d’un
prêt immobilier arrivent en
tête des attentes d’accompa­
gnement (53 %). Qui passe
aussi par une information
sur les aides proposées aux
locataires et aux propriétaires
(APL, chèques énergie, prêt à
taux zéro, réduction d’impôt
Denormandie, Loc’Avanta­
ges…). Les conseils sur les
étapes qui suivent le passage
à l’acte (déménagement…)
sont aussi prisés : près de la
moitié des acquéreurs (41 %)
souhaitent être guidés dans
la réalisation des travaux
et des rénovations à engager.
Côté prix, la majorité d’entre
eux pronostique que les
­logements de demain seront
globalement plus chers à
l’achat (67 %) et à la location
(62 %), davantage connectés,
mieux isolés, moins
­énergi­vores (61 %) et plus
sécurisés (54 %).
L’A B U S D ’A LCO O L E S T DA N G E R E U X P O U R L A S A N T É . À CO N S O M M E R AV E C M O D É R AT I O N .

singulière.

inattendues.
surprenantes,
Chaque terroir

merveilleuses, voire
est une personnalité

Certaines se veulent

« Choisir
de ne désespérer
de rien »
Prix Nobel, chefs d’État, scientifiques, résistants,
­entrepreneurs, penseurs, écrivains… Une soixantaine
de personnalités donnent leur version de la devise
du Point depuis cinquante ans.
«U
ne équipe de pensée qui a choisi de ne déses-
pérer de rien. » Cinquante ans plus tard,
le credo de Claude Imbert, énoncé dans
le premier numéro du Point, le 25 septembre 1972,
inspire toujours ses cadets. C’est une ascèse quoti-
dienne. Presque un acte de résistance. L’intelligence
collective, le doute méthodique et le gai savoir se
défendent pied à pied dans ce monde sentencieux,
prêt à souscrire à toutes les fariboles.
Journal tocquevillien, Le Point sait que plus les
choses s’arrangent, plus les peuples sont mécon-
tents. Ce phénomène s’explique : « Nos cerveaux
analysent les anecdotes (partielles) plutôt que les statis-
tiques (l’état complet des choses) », selon Nassim Ni-
cholas Taleb, l’auteur du Cygne noir.
C’est cet « état complet des choses », qui intéresse
la rédaction du Point. Nous concevons le journa-
lisme comme l’art de poser les bonnes questions
–  surtout celles qui dérangent.
L’une est cruciale : pourquoi, dans nos sociétés
démocratiques, de plus en plus d’individus aspirent
à une société autoritaire ? Cette interrogation han-
tait une autre figure tutélaire du Point, Jean-Fran-
­ evel. Sa réponse ? « Il n’est pas certain que l’homme
çois R
40 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
ait le goût de la liberté et de la vérité, même si c’est contre
son intérêt. Parfois, l’homme est très désintéressé ! »
Au Point, nous savons aussi qu’il existe encore
des esprits libres dans ce monde étouffé par
la trouille. Scientifiques (Jennifer Doudna, Giorgio
Parisi, Serge Haroche…), penseurs (Steven Pinker,
Nassim Nicholas Taleb, Yuval Noah Harari, Peter
Sloterdijk…), patrons (Tim Cook, Stéphane Ban-
cel…), résistants (Nadia Murad, Shirin Ebadi, Olga
Rudenko, Nathan Law…), entrepreneurs (Stewart
Butterfield, Moussa Camara…), écrivains (­Michel
Houellebecq, Bret Easton Ellis, Orhan Pamuk…),
sportifs (Teddy Riner, Michael Phelps), cuisinier
(Olivier Roellinger)… L’« équipe de pensée » consti-
tuée pour la réalisation de ce numéro ­exceptionnel
réunit une soixantaine de défricheurs. Tous s’aven-
turent là où le défaitisme ambiant nous déconseille
désormais d’aller.
Le goût du risque est pourtant notre meilleure
garantie de sécurité pour l’avenir. Les grands défis
de notre temps ne pourront pas être relevés si nous
choisissons de désespérer de tout. Comme dirait
Amélie Nothomb, « au point où on en est »… §
SÉBASTIEN LE FOL
 Fondateur. Claude
­Imbert, à la création
du « Point », en 1972
(ci-dessous, la une du
premier numéro, daté
du 25 septembre 1972).

Machinerie. L’équipe du « Point »

avec les ouvriers de l’imprimerie
Montsouris, en septembre 1972.

Transmission. Claude Imbert

et Franz-Olivier Giesbert, en 2011.
Ce dernier prend la direction
DR (X3)

du « Point » en 2000.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 41
 ANS

STEFAN FALKE/LAIF-REA POUR « LE POINT »

42 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 Nadia Murad
« La violence
nous a changés
pour toujours »
PRIX NOBEL DE LA PAIX 2018
Victime du génocide qui a frappé les yézidis d’Irak
en 2014, elle a été l’esclave de l’État ­i­slamique.
Elle a obtenu le Nobel de la Paix avec ­Denis
Mukwege (voir p. 52). À lire : « Pour que je sois
la dernière » (Fayard).
Le Point : Où trouvez-vous le courage de
continuer à vous battre ?
Nadia Murad : Le courage me vient de ce qui est ar-
rivé à ma communauté. Je fais ce travail chaque
jour pour ne pas penser à ce qui m’est arrivé et pour
ne pas que ça se reproduise, nulle part ailleurs. J’es-
père que mon histoire aidera. Mais il y a tellement
de femmes et de jeunes filles qui subissent des vio-
lences sexuelles dans le monde…
Peut-on guérir d’un génocide ?
Chaque cas est différent, c’est ce que j’ai appris.
Chaque survivant a vécu un traumatisme et une
expérience qui lui sont propres, chacun a besoin
d’un soutien adapté, d’une aide différente pour
guérir, pour se relever de ce génocide. Avec un sou-
tien fort, nous pouvons reconstruire nos vies. Mais
le génocide restera toujours en nous. Ce genre de
blessure ne se refermera pas par enchantement.
On peut reconstruire, travailler sur ce traumatisme
et vivre nos vies avec du sens. Mais la violence nous
a changés pour toujours, moi et tous les survivants.
Et cela ne s’arrêtera pas à notre génération. Le
trauma se transmettra à nos enfants et aux enfants
de nos enfants. Surtout si les yézidis continuent
d’être marginalisés dans la société irakienne.
Quelle est aujourd’hui la situation dans la
région de Sinjar, où les djihadistes ont
massacré les yézidis en août 2014 ?
Il y a eu quelques améliorations depuis que l’État
islamique (EI) est parti, mais la situation reste pré-
occupante. Nous avons encore plus de 2 800 femmes
et enfants disparus, en captivité en Syrie, mais aussi
en Turquie, en Irak… Plus de 4 000 femmes et en-
fants ont réussi à en échapper… Je sais de ma propre
expérience, et pour avoir entendu de nombreux ré-
cits de survivants, qu’ils ont été capturés et vendus
comme esclaves sexuels depuis plus de huit ans
maintenant. Il n’y a pas eu assez d’efforts coordon-
nés pour sauver ces femmes et ces enfants afin de
leur permettre de retrouver leurs familles et leurs
maisons. Quand la ville de Sinjar a été libérée, nous
avons aussi découvert 83 fosses communes ; nous
avons alors œuvré à l’établissement d’une force des
Nations unies pour les exhumer. Nous avons formé
une équipe qui est au travail depuis deux ans et qui
a pu identifier des corps autour de mon village de
Kocho… Mais il reste encore plus de 50 sites à fouil-
ler. C’est un rappel des massacres. Ces fosses com-
munes sont une peine supplémentaire pour les
N adia Murad familles qui n’ont jamais pu enterrer leurs proches.
à New York, Au cours du génocide de 2014, j’ai perdu six de mes
le 22 septembre 2022. frères, deux nièces et ma mère. Seuls deux de mes
frères ont pu être identifiés. Comme des milliers de
survivants qui attendent leurs filles ou leurs frères
depuis huit ans, j’attends qu’on identifie mes proches,
pour que ma famille puisse se reconstruire. Je pense
que nous méritons tous cela.
Sinjar et les villages alentour restent en ruine…
La plupart des destructions commises par l’EI sont
restées en l’état. Ils ont tout détruit maison par
maison, les fermes, les terres, toutes les écoles, ainsi
que le seul hôpital que nous avions. Ils vou- …
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 43
 ANS

preuves… Nous sommes un peu sur tous les fronts

mais c’est un grand défi.
Quels sont les obstacles à cette
reconstruction ?
Le principal obstacle, c’est que notre gouverne-
ment ne nous soutient pas. Une ONG ne peut pas
tout faire. On parle de régions qui ont été détruites
par l’EI, dont les habitants ont été réduits à l’escla-
vage sexuel, ensevelis dans des fosses communes,
déplacés depuis huit ans. Nous sommes soutenus
par les gouvernements européens, mais pas par le
nôtre. Non seulement pour la reconstruction, mais
aussi pour les questions de sécurité. Depuis huit
ans, nous souhaitons l’établissement d’un maire
à Sinjar. C’est la responsabilité de l’Irak de per-
mettre le retour à la sécurité. Si nous n’étions pas
des citoyens de seconde zone, nos femmes et nos
enfants auraient été sauvés. Ils ne font rien pour
qu’on se sente partie intégrante de ce pays. Je suis
… laient être sûrs que nous ne survivrions pas N adia Murad (à g.) avec inquiète car notre peuple est en train de disparaître
en Irak. Évidemment, cela affecte les yézidis qui des femmes yézidies de l’Irak. Plus de 200 000 personnes sont parties
sont revenus. L’objectif était non seulement de vivant dans le camp ces huit dernières années. Celles qui restent sont
tuer les hommes et de réduire les femmes à l’état de réfugiés d’Idomeni, déplacées ou luttent pour leur survie.
d’esclaves sexuelles, mais aussi de détruire tous en Grèce, le 3 avril 2016. Y a-t-il une continuité dans l’histoire des
les services pour empêcher les yézidis de survivre. yézidis ?
Le conflit pour le contrôle de la région continue Pour être honnête, l’EI n’a été qu’un épisode parmi
aujourd’hui ; les zones civiles ont été bombardées. d’autres dans notre histoire. Avant cela, nous avons
150 000 yézidis sont retournés à Sinjar, mais leur eu Al-Qaïda en 2007, qui a bombardé trois villages
vie est en danger. Beaucoup vivent donc encore yézidis et tué des centaines de personnes. Nous
dans des camps de déplacés. avons toujours vécu en étant obligés
Que fait votre ONG, Nadia’s de cacher notre religion, notre culture.
Initiative, pour tenter de « Nous avons connecté Nous avons toujours été marginali-
changer cela ? sés dans l’histoire, très riche, de l’Irak.
Je me suis engagée pour la cause une douzaine de villages à Sans parler de notre langue. Je ne suis
des yézidis, pour la justice. Mais j’ai pas capable de lire et d’écrire ma
compris ensuite que notre terre na- l’eau potable. Nous avons propre langue, celle que mes parents
tale était négligée par notre propre permis à des yézidis m’ont apprise. Nous avons été forcés
gouvernement. J’ai vécu dans l’un de construire des abris dans la mon-
de ces camps de déplacés, il n’y avait de retourner à Sinjar et tagne pour qu’on ne nous voie pas.
aucune dignité là-bas, pas d’école, Depuis des siècles, des générations,
pas de sanitaires… Je voulais aider d’y ouvrir des commerces. » nous essayons de rester en Irak, mais
au retour de ces populations. De- notre communauté est en danger, car
puis le tout début, notre priorité a perçue comme différente.
été de travailler sur le temps long à Sinjar, de per- Y a-t-il un avenir pour les yézidis ?
mettre aux gens de rentrer chez eux et de recons- Cela dépendra de la réponse de l’Irak. Mais aussi de
truire. Plus de 200 000 yézidis vivent encore dans la communauté internationale. Il faut juger les res-
ces camps. Beaucoup d’Irakiens ont pu rentrer ponsables des crimes. S’assurer qu’il y ait une sécu-
chez eux après la libération de leur région. Mais rité, une stabilité pour les survivants qui sont
cela n’a pas été le cas pour les yézidis. Il y a des tra- retournés à Sinjar. Cela pourrait rassurer les yézi-
fiquants d’êtres humains qui viennent et leur pro- dis. Mais sans justice, comment pouvons-nous être
mettent de les emmener en Allemagne. Les yézidis sûrs que cela ne va pas recommencer ? L’avenir des
ont perdu ­l’espoir. yézidis dépend de la justice qui leur sera rendue.
Nous avons reconstruit plus de 65 écoles et re- Nous avons de l’espoir quand nous voyons les pro-
fait des routes. Nous avons aussi rebâti un hôpital cès qui ont commencé en Allemagne. Le processus
avec l’aide de la France. Nous avons connecté une a été très transparent. Et ils ont poursuivi l’accusé
NURPHOTO VIA AFP

douzaine de villages à l’eau potable. Nous avons pour terrorisme mais aussi pour génocide et vio-
permis à des yézidis de retourner à Sinjar et d’y ou- lences sexuelles… En Irak, en revanche, on ne sait
vrir des commerces. Nous avons une équipe juri- pas ce que deviennent les djihadistes §
dique qui travaille avec ces survivants, récolte des PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME PERRIER

44 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

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Source : DNCA Finance au 31/08/2022. La référence a un label n’indique pas les performances futures de l’OPCVM / FIA ou du gestionnaire du fonds. Pour consulter le registre des fonds labellisés : www.lelabelisr.fr. Eurose,
Fonds Commun de Placement de droit français agréé par l’AMF conforme à la Directive 2009/65/CE et dont la société de gestion est DNCA Finance. Ce document promotionnel est un outil de présentation simplifié et ne
constitue ni une offre de souscription ni un conseil en investissement. Ce document ne peut être reproduit, diffusé, communiqué, en tout ou partie, sans autorisation préalable de la société de gestion. L’accès aux produits
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Tel un phénix, l’Iran
renaîtra de ses cendres
PRIX NOBEL DE LA PAIX 2003
L’avocate iranienne des droits de
l’homme a été contrainte à l’exil en 2009.
Elle observe avec ­optimisme la nouvelle
vague de ­manifestations dans son pays.
J
e félicite Le Point pour son cinquan-
tième anniversaire et je reprends en-
tièrement à mon compte la ­formule
de M. Claude Imbert : « Choisir de ne dé-
sespérer de rien. » Pour moi, espérer si-
gnifie tout bonnement rester en vie.
Cela veut dire qu’il existe toujours une
infime possibilité de changer les choses,
en toutes circonstances. Au contraire,
le désespoir, c’est la mort. En ce qui me
concerne, je perdrai espoir le jour où je
ne serai plus de ce monde. Car à mon
sens, une personne qui n’a plus foi en
rien ne diffère pas d’une personne qui
a perdu la vie. Quelqu’un de désespéré
46 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Shirin Ebadi
ne peut plus avoir aucun espoir en l’ave-
nir. Il ne peut plus rêver ni accomplir
quoi que ce soit qui puisse améliorer sa
situation et celle du monde qui l’en-
toure. Au contraire, une personne vi-
vante conserve des a­ spirations.
Tant que je resterai éveillée, tant que
je continuerai à respirer, je garderai es-
poir. En 2009, j’ai été contrainte de m’exi-
ler à Londres, loin de mon pays. Bien
sûr, je sais que la situation actuelle en
Iran est très mauvaise. Elle empire de
jour en jour. Clairement, l’avenir proche
de ce pays ne me paraît pas réjouissant.
Mais sur le long terme, je suis persua-
dée que le futur de l’Iran sera radieux.
Il renferme un tel potentiel qu’il ne
peut que se développer. Tel un phénix,
l’Iran renaîtra de ses cendres. Et tout
mon espoir porte sur ce jour précis où
cela arrivera. Certes, il est possible que
je ne sois plus de ce monde à cet ins-
tant, mais mon rôle maintenant est de
faire tout ce qui est en mon pouvoir
pour construire les fondations de ce
changement. Je refuse de me laisser
abattre.
Tant que mon cœur battra, je pour-
suivrai mon rêve de voir ce phénix se
relever. Et si, ce jour, je ne suis plus là,
alors ce sont mes enfants qui en profi-
teront. Nous en apercevons déjà les pré-
mices sur place. Aujourd’hui, le peuple
d’Iran s’est soulevé d’une seule voix
dans toutes les villes du pays, hommes
et femmes, jeunes et vieux, contre les
lois discriminatoires de la République
islamique à l’encontre des femmes. Cela
me rend extrêmement optimiste, car la
THOMAS KOST/LAIF-REA
population a enfin compris que si elle
n’était pas unie, elle n’arriverait pas à
ses fins. Soit nous gagnerons ensemble,
soit ils nous tueront les uns après les
autres § PROPOS RECUEILLIS PAR ARMIN AREFI
 Collection Liens

YO U R S TO R I E S O F L I E N S *

*Vos histoires de Liens.

 ANS
Esther Duflo
« Contre la pauvreté,
nous disposons
d’une boîte à outils »
PRIX NOBEL D’ÉCONOMIE 2019.
Cette économiste du développement
est professeure au MIT. ­Derniers ou-
vrages parus : la collection « La pau-
vreté expliquée aux enfants » (avec
Cheyenne Olivier, Seuil ­Jeunesse).
Le Point : Vous consacrez votre
carrière à l’étude de la pauvreté
dans les pays émergents, n’est-ce
pas un peu désespérant ?
Esther Duflo : Mais absolument pas,
c’est tout le contraire ! En tant que spé-
cialiste des questions de pauvreté,
j’avais jusqu’à très récemment toutes
les raisons de me réjouir et d’espérer.
Les économistes du développement
sont plutôt les plus heureux de la pro-
fession ! En effet, au cours des trente
dernières années, la pauvreté extrême,
c’est-à-dire le nombre de gens qui
vivent avec moins de 1,9 dollar par jour et par per-
sonne, a été divisée par deux, les mortalités infan-
tiles et maternelles ont été également divisées par
deux, presque tous les enfants du monde sont sco-
larisés dans le primaire et même le nombre des dé-
cès liés à l’épidémie du sida a chuté de manière
drastique à partir des années 2000. Donc, si on me-
sure la qualité de vie des personnes les plus défa-
vorisées qui vivent sur notre terre, on ne peut que
se réjouir de l’amélioration considérable de leurs
conditions de vie.
Comment expliquez-vous ce recul de la
grande pauvreté ?
On a assisté à une forte croissance mondiale depuis
plusieurs décennies, et ceux qui en ont le plus bé-
néficié sont les extrêmement riches d’un côté, et…
les extrêmement pauvres de l’autre. Ce recul de la
grande pauvreté vient, pour une large part, du dé-
veloppement économique rapide de l’Inde et de la
Chine, mais pas seulement. Dans les pays africains,
48 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
les revenus n’ont pas énormément aug-
menté, mais tous les indicateurs de
bien-être, au premier rang desquels la
santé, avec la chute impressionnante
des cas de malaria par exemple, ont évo-
lué positivement. Dans le domaine de
l’éducation, de la santé, de la nutrition,
les progrès ont été immenses.
Dans quelle mesure peut-on parler
d’inégalités face au réchauffement
climatique ?
Il y a deux raisons pour lesquelles le
choc est beaucoup plus rude dans les
pays pauvres. Tout d’abord, pour une
raison géographique. Ces pays sont tou-
jours situés entre l’équateur et les tro-
piques, le climat y est plus chaud qu’en
Occident. Quand, en Bretagne, on passe
de 25 à 35 degrés, c’est désagréable. Mais
quand on passe, comme en mai dernier
en Inde, de 40 à 50 degrés, ce n’est tout
simplement pas compatible avec la vie
humaine. Ensuite, les pays pauvres ont beaucoup
moins de capacités à s’adapter aux grosses chaleurs.
Les mêmes températures extrêmes tuent beaucoup
plus en Inde ou au Pakistan qu’au Texas… Cela
concerne également les conséquences du change-
ment climatique, comme les inondations. On sait
déjà qu’en 2050, sous l’effet de la montée des eaux,
le Bangladesh pourrait avoir perdu jusqu’à 20 %
de son territoire. On le sait, mais on n’agit pas…
D’où peut venir la solution ?
Sans surprise, elle doit venir de ceux qui sont res-
ponsables de cette situation gravissime, c’est-à-
SÉBASTIEN LEBAN POUR « LE POINT »
dire des pays riches. Pour ne donner qu’un seul
chiffre, il faut savoir que les 10 % des habitants les
plus riches de la terre contribuent à 50 % des émis-
sions mondiales de CO2… On accuse souvent la
Chine d’être fortement émettrice, mais, attention,
une très importante proportion de ces émissions
ne sont pas réalisées pour satisfaire les besoins des
clients chinois, mais pour produire ce que …
C O N TACT U S @ C E R R U T I . C O M
 ANS
… nous consommons, nous, habitants des
pays riches !
Que faut-il faire vis-à-vis des pays pauvres ?
C’est très simple, il faut donner. On a une dette en-
vers les pays pauvres, il faut donner sans condi-
tions préalables, presque les yeux fermés. En 2009,
à la conférence de Copenhague, un accord avait été
passé pour mobiliser, à terme, 100 milliards par an
pour les pays en développement dans un fonds vert
imaginé par l’ONU. L’idée était de les aider à finan-
cer leurs actions de lutte contre le changement cli-
matique. Quelques projets de quelques centaines
de millions d’euros ont été impulsés en Afrique, en
Asie et en Amérique latine, et puis tout s’est arrêté…
En sus de la crise climatique, les pays pauvres
ont payé au prix fort la crise sanitaire…
Les pays pauvres, à part l’Inde, n’ont pas été frap-
pés de manière disproportionnée par la pandémie
de Covid-19. Mais d’un point de vue économique,
c’est un tsunami. En Occident, nous avons instauré
le « quoi qu’il en coûte », qui a maintenu les gens
à flot et a permis à nos économies de repartir très
vite après la crise sanitaire. Les pays
riches ont dépensé environ un quart
de leur PIB en mesures de soutien « Il y a assez de res-
de l’économie, tandis que les pays
pauvres ont, quant à eux, dépensé sources pour nourrir
seulement 6 % de leur PIB. Certains
pays, comme le Togo, ont organisé tous les habitants de la
de petits transferts financiers sur les
téléphones des plus démunis, mais planète. C’est juste une
ils n’ont pas beaucoup de moyens.
Alors, des gens sont tombés, ou re-
question de répartition. »
tombés, dans la pauvreté… À cela
s’est ajoutée l’inflation des prix ali-
mentaires. Résultat, 345 millions de personnes
sont en état d’insécurité alimentaire aujourd’hui !
Que faut-il mettre en place pour venir en aide
aux plus pauvres ?
Nous disposons, aujourd’hui, non pas d’un mode
d’emploi qui apporterait la solution miracle au pro-
blème de la pauvreté dans le monde, mais d’une
boîte à outils très performante. Sur la sécurité ali-
mentaire, on sait parfaitement, et depuis longtemps,
ce qu’il faut faire. Par exemple, il est bien plus effi-
cace de donner de l’argent aux plus démunis plu-
tôt que de leur donner de la nourriture, des sacs de
riz par exemple. Car ces denrées sont souvent vo-
lées ou se perdent, alors que, avec des transferts fi-
nanciers vers des personnes ciblées, l’impact sur la
nutrition est bien meilleur. Il y a beaucoup de choses
faciles à faire, peu coûteuses, qui améliorent la vie
des gens. Un petit prêt pour démarrer une activité,
une moustiquaire pour se protéger de la malaria, etc.
Mais pour que cela fonctionne, il faut mettre de
l’argent dans les rouages. Ce qui est un peu déses-
pérant, il est vrai, c’est qu’il est toujours difficile de
convaincre les riches d’appuyer sur le bouton. Ils
ont encore une vision grandiloquente de l’aide aux
50 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
pays émergents, selon laquelle il ne faut pas don-
ner mais construire la croissance dans les pays
pauvres… Il faut enterrer cette idée et assumer un
rôle d’assureur vis-à-vis des pays pauvres.
Vous sortez, en cette rentrée, une série
d’albums illustrés qui expliquent la pauvreté
aux enfants. Le salut viendra-t-il des nouvelles
générations ?
Les jeunes d’aujourd’hui ont une conscience aiguë
des problèmes climatiques ainsi que des enjeux de
justice sociale. C’est bien, mais, en même temps,
il ne faut pas que tout repose sur leurs épaules,
c’est aussi très anxiogène ! Les enfants ont un rôle
à jouer, bien sûr, mais c’est surtout notre généra-
tion qui doit porter la responsabilité. Ce que l’on
peut espérer, c’est que les enfants vont apporter de
nouvelles idées et pousser leurs parents à agir.
Que vous inspire le discours du président
Macron sur la fin de l’abondance ?
Quand on parle avec des sanglots dans la voix de
la fin de la société d’abondance, il faut remettre les
choses en place. Je ne m’inquiète pas trop pour
notre bien-être dans nos sociétés oc-
cidentales… Pendant le Covid, on di-
sait que rien ne serait plus comme
avant, mais les gens se sont précipi-
tés et ont repris le fil de leur vie,
comme avant. C’est pareil pour le
climat, il a fait chaud cet été, l’éner-
gie est chère à cause de la guerre en
Ukraine, mais cela peut retomber
très vite et la prise de conscience sur
le défi climatique aussi. J’ai peur de
cela… Mais il y a quand même du po-
sitif, et la grande nouvelle, c’est que
les coûts de production des énergies renouvelables
se sont effondrés.
Faut-il changer radicalement de manière de
vivre ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les pays se
font une compétition en termes de taux de crois-
sance du PIB. On veut toujours plus. Mais pour
quoi faire ? Il faut sortir de ce culte de la croissance.
D’autant plus qu’il faut voir à qui elle profite… Aux
États-Unis, la croissance a bénéficié essentielle-
ment au 1 % de la population la plus riche. Alors,
est-ce vraiment nécessaire de toujours enrichir les
mêmes ? La question, fondamentale, à laquelle on
doit répondre est : « Comment peut-on répartir les
ressources entre les habitants d’un même pays,
d’une part, et entre les pays riches et les pays
pauvres, d’autre part ? » Car même aujourd’hui,
avec les conséquences de la guerre en Ukraine,
avec la baisse dramatique de la production agri-
cole en Inde, il y a assez de ressources pour nour-
rir tous les habitants de la planète. C’est juste une
question de répartition. Si des gens meurent de
faim, c’est donc collectivement de notre faute §
PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE BORDET
C O N TACT U S @ C E R R U T I . C O M

Le courage des femmes d’Idjwi
PRIX NOBEL DE LA PAIX 2018
À 67 ans, ce gynécologue continue, mal-
gré les menaces, à soigner les femmes
victimes de viol en République démocra-
tique du Congo. Dernier ouvrage paru :
« La Force des femmes » (Gallimard).
L
a première fois que j’ai failli jeter
l’éponge, c’est en 2012, quand on est
venu m’attaquer chez moi. Mes filles
avaient été prises en otage, et Joseph,
qui assurait ma sécurité, avait été tué.
J’avais le sentiment d’être en enfer. Ce-
pendant, j’en suis sorti. Il y a eu d’autres
heures pénibles, car je suis un être hu-
main, et comme tous les êtres humains,
il m’arrive de traverser des moments dif-
ficiles faits de pertes d’énergie et lourds
de questionnements… Ce sont des mo-
ments où la force de l’espoir s’étiole,
mais lorsque je regarde l’évolution po-
sitive de nos malades, la force qu’elles
ont de se relever des pires souffrances,
52 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Denis Mukwege
quand je croise une femme ou un en-
fant dans le couloir de l’hôpital, le sou-
rire aux lèvres, je comprends que, quelles
que soient les tempêtes et les vagues, le
combat pour l’humanité n’est jamais
vain. C’est cette volonté et cette déter-
mination de continuer malgré les em-
bûches et les épreuves qui raffermissent
notre foi dans l’action et dans l’avenir.
Laissez-moi vous raconter quelque
chose : un jour, j’avais décidé de tout
abandonner, je vivais loin du Congo, je
ne voulais plus y retourner. Des femmes
d’Idjwi (île du lac Kivu) ont écrit au pré-
Chaque vendredi, elles
sont revenues vendre
leurs récoltes pour
payer le billet d’avion
qui me ferait revenir.
sident de la République : elles n’ont pas
eu de réponse. Elles ont écrit au secréta-
riat général des Nations unies : elles n’ont
pas eu de réponse. Alors, qu’ont-elles
fait, ces femmes si courageuses ? Elles
sont venues un vendredi jusqu’à l’hôpi-
tal. Un long voyage de 80 kilomètres, à
pied, avec les fruits et les légumes qu’elles
cultivent à la sueur de leur front. Elles
les ont vendus et, alors qu’elles n’ont pas
un dollar par jour pour vivre, ont déposé
le produit de cette vente, 50 dollars, à
l’hôpital. Et chaque vendredi, elles sont
revenues vendre leurs récoltes et en dé-
poser le fruit à l’hôpital, encore 50 dol-
lars, pour payer le billet d’avion qui me
ferait revenir.
MUKWEGE-SIGHTEDDESIGN.COM
Que croyez-vous que j’ai fait ? Je suis
revenu. Et j’ai compris, grâce à ces
femmes de l’île d’Idjwi, qu’il ne fallait
pas désespérer §
RETROUVEZ L’ENTRETIEN VIDÉO
AVEC DENIS MUKWEGE SUR
lepoint.fr
C O N TACT U S @ C E R R U T I . C O M

J’ai persévéré !
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 2006
Auteur du chef-d’œuvre « Le Musée
de l’innocence », l’écrivain turc a écrit
pour « Le Point » ce texte sur le thème
du refus du désespoir. Il nous offre aussi,
en exclusivité, quelques pages des
­carnets où il consigne et dessine ce qu’il
observe.
J
’ai fait mon service militaire à 29 ans,
dans la ville de Tuzla, près d’Istan-
bul. Mon diplôme universitaire me
donnait le grade d’aspirant, j’étais
confiant. En dehors de l’anecdote que
je vais raconter et de quelques autres
souvenirs semblables, je n’ai eu à me
plaindre de rien.
De temps en temps, par exemple
lorsque notre section de quarante
hommes était dans le dortoir et que
nous cherchions le sommeil sur nos
lits superposés, ou bien quand nous at-
tendions réfugiés dans une salle que la
pluie cesse de tomber, enfin quand au-
cun officier n’était là pour nous surveil-
ler, l’un des blagueurs de la section
lançait bien fort, de façon à être entendu
par tout le monde : « Eh, les amis, le gars
dit qu’il est journaliste, mais il ne bosse pour
aucun journal ! » Éclat de rire général.
Puis le blagueur continuait : « Et le gars
dit qu’il est romancier, mais il n’a pas pu-
blié de roman non plus ! »
Les quarante rires fusaient de plus
belle, car, cette fois, je me joignais à eux.
À 22 ans, j’ai abandonné l’idée de de-
venir peintre et architecte, puis j’ai fait
des études de journalisme pour avoir
un diplôme, que j’ai obtenu, mais je n’ai
jamais exercé le journalisme. Depuis
sept ans, je travaillais à l’écriture d’un
roman. J’en avais fini deux, sans trou-
ver d’éditeur pour les publier. Mais ma
confiance dans mon travail et ma vo-
cation étaient intactes. Je me lançai dans
l’écriture d’un troisième roman, avec
la même discipline, la même détermi-
nation et le même enthousiasme que
54 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Orhan Pamuk
pour les deux précédents. Comment
faisais-je pour persévérer ?
Si j’avais confiance dans mon tra-
vail, ma confiance en moi, elle, n’avait
rien d’extrême : j’évitais soigneusement
les nouvelles rencontres avec des gens
de mon âge, je fuyais les invitations et
les mondanités. Car tout le monde me
posait toujours la même question : « Vous
faites quoi dans la vie ? » J’aurais pu ré-
pondre : « Je m’enferme chez moi depuis
sept ans pour écrire des romans que per-
sonne ne publie. » Mais il y avait des ques-
Je fuyais les invitations
et les mondanités. Car
tout le monde me po-
sait toujours la même
question : « Vous faites
quoi dans la vie ? »
tions plus violentes : « Comment
gagnez-vous votre vie ? »
Je n’avais pas tellement envie de dire
que je vivais grâce à l’argent de poche
que me donnait mon père.
Mes trois romans non publiés furent
ensuite édités l’un après l’autre à Istan-
bul, ils obtinrent des prix et figurèrent
sur la liste des meilleures ventes. La
question la plus fréquente devint alors :
« Comment avez-vous fait pour persévé-
rer ? » J’ai été obligé d’y réfléchir, et voici
mes réponses :
1. J’avais foi dans le roman, dans
« l’art du roman » en tant que métier.
J’avais beaucoup lu, je connaissais aussi
bien le roman mondial que les romans
qui paraissaient en Turquie. J’étais donc
sûr des qualités de ma matière roma-
nesque, et certain que mes œuvres plai-
raient aux lecteurs. Non par vanité,
mais parce que je connaissais le métier.
2. En réalité, mes copains du service
militaire m’aimaient. Leurs blagues
étaient plutôt tendres, je n’avais aucun
mal à en rire avec eux. Je ne pourrais
pas en dire autant de mes camarades
BRADLEY SECKER/PANOS-REA POUR « LE POINT » – COURTESY ORHAN PAMUK/GALLIMARD (X2)
bourgeois, ni des jeunes idéalistes ré-
volutionnaires, ni des vieillards auto-
ritaires, ni des enragés que je n’ai jamais
voulu rencontrer. Dans l’adversité, j’ai
toujours veillé à me tenir à distance des
gens qui ne m’aimaient ou ne me com-
prenaient pas.
3. Quand j’ai décidé, à 22 ans, de de-
venir écrivain, la difficulté de la tâche
m’est apparue très vite. Beaucoup me
disaient qu’en Turquie être écrivain
n’était pas un métier et que je ne gagne-
rais jamais ma vie avec ça. Ils avaient
raison. J’aurais facilement pu me dé-
courager en chemin. Je me suis éloigné
de la vie bourgeoise qui m’était pro-
mise, j’ai abandonné mes études d’ar-
chitecture pour écrire. En somme, j’ai
fait sauter tous les ponts et brûlé le ba-
teau du retour. Je n’avais alors plus
d’autre choix que de persévérer §
TRADUIT DU TURC PAR JULIEN LAPEYRE DE CABANES
Les carnets secrets d’Orhan Pamuk

P our la première fois, sous le titre de

Souvenirs des montagnes au loin (Gal-
limard, parution le 29 septembre), l’écri-
vain révèle l’intimité de ses carnets.
Le Point publie en exclusivité deux ex-
traits de ce qui est la véritable matrice
de son œuvre. « Entre 7 et 22 ans, confie
l’écrivain, j’ai cru que je serais peintre. À
22 ans, le peintre en moi est mort et j’ai
commencé à écrire des romans. En 2008,
je suis entré dans une boutique pour en res-
sortir avec deux grands sacs pleins de
crayons et de pinceaux, puis j’ai commencé
à dessiner dans de petits carnets, entre le
plaisir et la crainte. Oui, le peintre en moi
n’était pas mort. Mais il avait peur, il était
très timide. Je dessinais dans des carnets
pour que personne ne voie mes œuvres.
Je me sentais même un peu coupable : c’était
la preuve que les mots ne suffisaient pas.
Pourquoi écrire alors ? Ces tiraillements ne
m’ont pas freiné. J’ai pris du plaisir à
­dessiner et continue de croquer tout ce que
je vois. »  §
 ANS
Giorgio Parisi
« La science, ce sont
des phares dans la nuit »
PRIX NOBEL DE PHYSIQUE 2021
Le scientifique italien est l’un
des théoriciens les plus respectés
des systèmes physiques
complexes. Dernier ouvrage paru :
« Comme un vol d’étourneaux »
(Flammarion).
R
écompensé par le prix Nobel
de physique en 2021 aux cô-
tés de deux experts de la mo-
délisation du changement
climatique, Giorgio Parisi, 74 ans,
est l’un des théoriciens les plus
connus et les plus respectés des
systèmes physiques complexes.
Autrement dit des ensembles
constitués d’un grand nombre
d’entités en interaction et dont le
comportement ne peut pas être
déduit simplement de celui de ses
composants. Comme les bancs de
poissons ou un vol d’étourneaux.
Un regard aussi enthousiasmant
qu’éclairant.
Le Point : En quoi la science de
la complexité peut-elle donner une lecture du
monde dans lequel nous vivons ?
Giorgio Parisi : Presque tout ce que nous voyons
autour de nous est constitué de systèmes com-
plexes. C’est le cas de tous les êtres vivants, comme
de notre cerveau. Notre planète est également un
système extrêmement complexe : nous savons
qu’avec de petits changements externes, nous pou-
vons passer d’une période chaude à une période
glaciaire.
Les différentes époques géologiques qui se sont
succédé nous rappellent que les équilibres éco-
logiques sont potentiellement fragiles et peuvent
être détruits de manière irréversible. Mais au-
jourd’hui, l’homme a profondément modifié la
nature et ses capacités constructives et destruc-
tives ont été amplifiées hors de toute proportion ;
il est donc crucial qu’il prenne conscience de la
56 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
complexité du monde qui l’entoure.
Très souvent, nous sommes
confrontés à des systèmes qui re-
posent sur un réseau complexe de
relations qui assurent l’équilibre
entre les différents composants : si
nous ne nous rendons pas compte
de leur complexité, notre interven-
tion peut modifier de manière in-
coercible certaines de ces relations ;
au début, il semble que tout conti-
nue comme avant, mais si nous al-
lons trop loin, le système peut
s’effondrer.
Comment en êtes-vous venu à
vous intéresser aux vols des
étourneaux, comme dans votre
dernier ouvrage ?
Par hasard ou plutôt par curiosité.
Toutefois ma curiosité n’était pas
dirigée vers ces phénomènes, mais
vers les aspects techniques et ma-
thématiques d’un modèle physique
mathématique qui décrivait un sys-
tème complexe, mais à l’époque per-
sonne ne le savait. En 1978, la
complexité n’avait pas sa place dans
les sciences dures. Mon modèle était
un cas frappant de sérendipité, c’est-à-dire de dé-
couverte d’une chose invisible et inattendue alors
qu’on en cherchait une autre. J’avais lu un article
scientifique dans lequel il était mentionné qu’un
modèle physique mathématique avait été étudié
en détail : une théorie avait été élaborée pour ex-
pliquer le comportement de ce modèle. Cette théo-
rie semblait absolument correcte, mais il devait y
avoir quelque chose qui clochait, car dans certaines
situations elle faisait des prédictions qui n’avaient
aucun sens, mais personne ne savait pourquoi.
FABIO FRUSTACI/ EPA/MAXPPP
Pour moi, cette situation était scandaleuse, car il
n’était pas acceptable qu’il y ait une théorie qui
était censée fonctionner, mais qui ne fonctionnait
pas sans une explication. Sans m’intéresser aux
raisons physiques du modèle, mais en me concen-
trant sur la partie mathématique, j’ai réussi à faire
une théorie correcte, dont la signification …
 ANS
… n’était pas claire. Ce n’est qu’après quelques
années de collaboration avec d’autres physiciens
de l’ENS que nous avons réalisé que la théorie dé-
crivait un système complexe. À ce moment-là, la
complexité était pleinement entrée dans la phy-
sique : c’était un résultat totalement inattendu qui
a eu une grande influence sur mes intérêts scien-
tifiques ultérieurs.
Avez-vous douté à un moment dans vos
recherches ?
Lorsqu’un scientifique s’attaque à de nouveaux
problèmes, il n’a aucune garantie que ses études
aboutiront à un résultat intéressant et à une solu-
tion au problème qui l’intéresse.
Personnellement, il y a beaucoup de problèmes
que j’ai étudiés pendant longtemps, sur lesquels
je n’ai pas pu faire de progrès, même en revisitant
le problème plusieurs années plus tard – par
exemple la forme détaillée de feuilles de papier
froissées ou les taches d’encre sur un papier bu-
vard ou entre deux feuilles de papier, comme dans
le test de Rorschach. Ces exemples
semblent triviaux, mais en réalité,
il est extrêmement difficile de faire
des prédictions précises. Il y a tel-
« Il est extrêmement
lement de problèmes pour lesquels difficile de faire des
je me suis retrouvé dans une im-
passe. Même si, dans ces cas-là, je prédictions précises.
perdais l’espoir d’obtenir un résul-
tat, je ne m’affligeais pas non plus Il y a tellement de
parce que je travaillais toujours sur
plusieurs problèmes en même
problèmes pour lesquels
temps, donc au moins quelque je me suis retrouvé dans
chose allait bien. Bien sûr, dans de
nombreux cas, la déception a été une impasse. »
amère, mais il reste sans cesse l’es-
poir que quelqu’un d’autre sera ca-
pable de progresser, en s’appuyant sur de nouvelles
idées.
Comment garder l’espoir face à la situation
climatique actuelle ?
La situation climatique actuelle offre peu d’espoir.
Depuis des décennies, la science nous avertit que
le comportement humain jette les bases d’une
hausse spectaculaire de la température de notre
planète. Malheureusement, les mesures prises par
les gouvernements n’ont pas été à la hauteur de ce
défi et les résultats obtenus jusqu’à présent ont été
extrêmement modestes. Notre génération doit par-
courir une route pleine de dangers. C’est comme
conduire de nuit : la science, ce sont les phares,
mais la responsabilité de ne pas sortir de la route
incombe ensuite au conducteur, qui doit aussi te-
nir compte du fait que les phares ont une portée
limitée. En effet, les scientifiques ne savent pas
tout. C’est un travail laborieux, au cours duquel
les connaissances s’accumulent les unes après les
autres et les poches d’incertitude sont lentement
éliminées. La science fait des prédictions honnêtes
58 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
sur lesquelles un consensus scientifique se forme
lentement.
Nous avons également besoin d’investisse-
ments scientifiques : nous devons être en mesure
de développer de nouvelles technologies pour
conserver l’énergie, des technologies non pol-
luantes basées sur des ressources renouvelables.
Réussir à enrayer le changement climatique exige
un effort monstrueux de la part de tous : le coût
est colossal, non seulement financier mais aussi
social, avec des changements qui affectent nos
vies. Mais il n’est pas facile de trouver un consen-
sus social. Le seul espoir réside dans les nouvelles
générations, ce sont elles qui verront l’avenir, qui
doivent agir et mettre ces questions au premier
plan.
La situation géopolitique actuelle peut parfois
nous faire vaciller…
Cette année, nous avons été confrontés à une
énorme tragédie, dont il est difficile de voir la fin
possible. Nous revenons à l’époque de la guerre
froide et de la menace nucléaire. La
guerre froide a également connu des
périodes chaudes avec des millions
de morts. Et je pense que nous de-
vrions nous poser une question fon-
damentale. Pourquoi sommes-nous
en vie ? Pourquoi ne sommes-nous
pas morts dans la troisième guerre
mondiale qui aurait pu être déclen-
chée ?
Le mérite en revient en grande
partie à la prise de conscience qu’il
fallait éviter une escalade incontrô-
lée et qu’il était essentiel que les ar-
mées du pacte de Varsovie et de l’Otan
ne s’affrontent pas militairement.
Il y avait une situation de destruction mutuelle
assurée dans le cas de la guerre atomique. Il était
et reste essentiel de désamorcer les conflits avant
d’en arriver à un affrontement direct entre les ar-
mées respectives.
La science a joué un rôle direct dans la construc-
tion de la paix. Le Mouvement Pugwash [un ras-
semblement universitaire international, NDLR] a
joué un rôle utile en ouvrant des canaux de com-
munication à une époque où les relations officielles
et officieuses étaient par ailleurs limitées. La science
a aussi servi de base à de nombreux traités depuis
le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires
adopté en 1963. Je suis très confiant dans le fait que
les discussions entre scientifiques, politiciens, mi-
litaires et diplomates continueront à être extrême-
ment utiles pour construire une compréhension
mutuelle sans laquelle nous ne pourrons pas réta-
blir une paix durable. Une paix sans laquelle nous
ne pourrons pas relever avec succès les défis aux-
quels l’humanité est confrontée §
PROPOS RECUEILLIS PAR CHLOÉ DURAND-PARENTI ET GUILLAUME GRALLET
 ANS

« Améliorer la condition humaine »

par Jennifer Doudna
PRIX NOBEL DE CHIMIE 2020
Professeure de biologie moléculaire
à l’université de Berkeley et membre
de l’Académie américaine des sciences,
elle partage le Nobel en 2020 avec
Emmanuelle Charpentier pour la mise
au point des ciseaux moléculaires
Crispr-Cas9.
« Je suis incroyablement opti-
miste quant au fait que les dé-
couvertes fondamentales que
permet la science continueront à
permettre le développement de
nouveaux médicaments, la créa-
tion de procédés dans l’agricul-
ture ou encore la mise au point
de stratégies climatiques sus-
ceptibles de sauvegarder notre
planète tout comme d’améliorer
la condition humaine. »

Serge Haroche
« Le choix de Cassandre »

PRIX NOBEL DE PHYSIQUE 2012
Chercheur en physique quantique.
­Dernier ouvrage paru : « La Lumière
­révélée » (Odile Jacob).
PARIS, 02/07/2020, JEAN PIERRE CHEVENEMENT DANS SON BUREAU – WINNI WINTERMEYER/REDUX-REA
« Le Point » : Que vous inspire
la devise du « Point », « choisir
de ne désespérer de rien » ?
Serge Haroche : Cette formulation
semble suggérer qu’on peut décider
d’être optimiste en toutes circonstances,

L
e chercheur Serge Haroche a passé
sa vie à étudier les secrets de la lu-
mière, dont l’étude a marqué les tra-
vaux de Galilée comme ceux d’Einstein.
Dans La lumière révélée, il s’est attaché
à montrer le rôle essentiel que les in-
terrogations sur la lumière ont joué
dans l’élaboration de notre représenta-
tion de l’Univers et de la théorie de la
relativité, ou encore dans l’élaboration
de la théorie quantique et l’appréhen-
sion de l’infiniment petit. Le Prix No-
bel de physique 2012 expliquait au Point
il y a deux ans : « La recherche est par dé-
finition une activité risquée ! C’est souvent
de cette recherche ouverte et ambitieuse que
naissent les grandes inventions. »
par simple volonté de l’être, par néces-
sité morale ou éthique, en somme.
Est-ce toujours facile ?
Cette attitude devient difficile voire im-
possible à tenir face aux terribles dan-
gers qui menacent le monde. Mais nous,
les scientifiques, n’avons pas le choix.
Malgré le bruit des bottes et des canons,
nous devons persister à analyser et à dé-
crire ce qui se passe et ce qui se profile
pour la planète si l’humanité continue
à la conduire sur la trajectoire actuelle.
Cassandre, en annonçant ce qui atten-
dait Troie, espérait être écoutée et avait
donc en quelque sorte « choisi » de ne
désespérer de rien §
PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME GRALLET

60 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 Dan Shechtman
« La vie est un cadeau très rare »
PRIX NOBEL DE CHIMIE 2011
Professeur à ­l’université du Technion,
à Tel-Aviv.
N
é le 24 janvier 1941 à Tel-Aviv (Is-
raël), Dan Shechtman a établi l’exis-
tence des quasi-cristaux, un alliage
métallique au sein duquel les atomes
sont assemblés dans un modèle qui n’est
jamais répété, contrairement aux lois
UAN IGNACIO MAZZONI/EFE/MAXPPP
jusqu’alors admises de la nature. Sa dé-
couverte a été incomprise et combattue
pendant plusieurs années.
Le Point : Quels sont vos motifs
d’espoir ?
Dan Shechtman : La vie est un cadeau
très rare. La probabilité qu’un individu
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naisse est très proche de zéro, et nous
sommes donc extrêmement chan-
ceux d’avoir le don de la vie. Se sa-
crifier, c’est renoncer à soutenir nos
objectifs de vie et nos ambitions face
à la difficulté. Je n’ai jamais ressenti
un tel sentiment, et j’ai toujours tra-
vaillé pour surmonter les difficul-
tés scientifiques et celles de la vie.
Peut-on appliquer cette
philosophie à la science ?
Si vous êtes un expert dans votre
domaine scientifique, n’abandon-
nez jamais lorsque les résultats
tardent à apparaître. Faites-vous
confiance, continuez à travailler, et
ils apparaîtront § PROPOS RECUEILLIS PAR
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Incarner un
« humanitaire de révolte »
PRIX NOBEL DE LA PAIX 1999
AVEC MÉDECINS SANS FRONTIÈRES
Ce pédiatre dirige Médecins sans
­frontières France depuis 2013.
L
’association Médecins sans frontières
(MSF) est née quelques mois avant
Le Point, formée par un groupe de mé-
decins voulant agir plus librement qu’au
sein de la Croix-Rouge, l’organisation
de référence à l’époque. L’espace poli-
tique humanitaire s’arrêtait là où com-
mençait la raison d’État, la neutralité et
l’équidistance des belligérants dans les
positionnements publics étant égale-
ment considérées comme des conditions
nécessaires à l’action. Les fondateurs de
MSF ne l’entendaient pas de cette oreille.
Reconnaissons, cinquante ans plus tard,
que leur intuition était la bonne.
Pourtant, cette idée originaire n’a
cessé d’évoluer, de s’affiner, de se trans-
former, au gré des changements de nos
contextes d’intervention et de la société,
et au prix de questionnements internes
incessants. Pour en illustrer certains, je
voudrais revenir ici sur un épisode mar-
quant qui interviendra près de trente ans
plus tard : l’attribution du prix Nobel
de la paix à MSF.
En réalité, nous étions sur la liste des
nominés depuis le début des années
1990 : Claude Malhuret et Rony Brau-
man avaient milité pour cela. Chaque
année, notre secrétaire général prépa-
rait même un communiqué de presse,
au cas où… Mais, les années passant, il
s’était lassé. Aussi, le 15 octobre 1999
au matin, quand le comité Nobel appela
le siège international de MSF pour an-
noncer que le prix était décerné à notre
organisation, il n’avait préparé aucun
texte et ne décrocha même pas le télé-
phone ! Le président international de
62 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par le Dr Mego Terzian
MSF, en visite à Paris ce jour-là, décro-
cha, lui, le sien. Son premier réflexe fut
de demander à son assistante de rappe-
ler le numéro pour vérifier qu’il ne s’agis-
sait pas d’une blague.
Si MSF restait une bande joyeuse-
ment désorganisée, nous craignions
après trois décennies que l’organisation
soit devenue trop importante, trop ins-
titutionnelle, une crainte que l’attribu-
tion du prix Nobel allait renforcer.
D’ailleurs, certains pensaient qu’il fal-
lait le refuser, parce qu’il prêtait à confu-
sion – MSF n’était pas une organisation
Pour nous,
­l’humanitaire ne
­devait pas masquer
les responsabilités des
­décideurs politiques.
pacifiste –, parce qu’il allait nous em-
bourgeoiser ou, plus simplement, parce
que ça aurait eu de la gueule ! « Il vaut
mieux avoir tort avec Sartre qu’avoir rai-
son avec Kissinger ! » écrivait l’un de nos
volontaires sur le terrain.
Négociations. Pendant les jours qui
suivirent l’annonce, une autre question
occupa les esprits des états-majors de
MSF : qui doit recevoir ce prix ? Le pré-
sident de MSF France, la section mère
historique, ou le président du mouve-
ment MSF International ? En effet, dès
les années 1980, d’autres sections MSF
s’étaient créées en Europe puis à travers
le monde. Pour certains, c’est ce mouve-
ment international qui était récompensé.
Pour d’autres, seule la section française
était assez ancienne et légitime pour mé-
riter un prix Nobel ! On imagine les né-
gociations sur l’étiquette aussi rudes
que celles qui ont dû avoir lieu l’année
précédente entre John Hume et David
Trimble, ou en 1994 entre Yitzhak Ra-
bin et Yasser Arafat… L’idée que les pré-
sidents de MSF France et International
lisent ensemble le discours fut rejetée
par le comité Nobel… Ce sera le président
de MSF International, James Orbinski :
cette année-là, c’est officiel, MSF n’était
plus une organisation française.
En se replongeant dans les archives,
on retrouve des tics de l’époque deve-
nus anachroniques. Ainsi le New York
Times, en annonçant la nouvelle, pré-
sente MSF comme une organisation « de
plus de 2 000 personnes », ne comptant
que les expatriés et passant sous silence
les milliers de nationaux qui œuvraient
BRUNO DE COCK/MSF
pourtant déjà de façon décisive, un ou-
bli aujourd’hui inimaginable tant leur
rôle est compris et reconnu.
Par ailleurs, la grande angoisse de
l’époque était la « militarisation …
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9, rue du Colonel-Pierre-Avia – 75015 Paris. Crédits photo : Getty Images – BGPN/BUGP – 09/2022. –

… de l’aide humanitaire », qui fait
l’objet d’un passage important dans le
discours de James Orbinski. Certaines
armées occidentales distribuaient de
l’aide dans les pays qu’elles occupaient,
pour se faire mieux accepter des popu-
lations. Nous trouvions ça scandaleux,
car cela brouillait la perception de l’aide
et mettait en danger les « pures » ONG…
Cette mode n’allait durer qu’une décen-
nie, pour être remplacée ces dernières
années par une nouvelle tendance qu’on
espère aussi passagère : la criminalisa-
tion et l’assimilation à l’ennemi de po-
pulations entières et de ceux qui tentent
de leur apporter de l’aide, dans le cadre
de guerres menées au nom de la lutte
contre le terrorisme.
La question de la relation de l’huma-
nitaire au politique était centrale : pour
nous, l’humanitaire ne devait pas mas-
quer les responsabilités des décideurs
politiques, ces deux domaines devant
rester à la fois étanches et en friction.
Raison pour laquelle nous étions gênés
quand quelques dirigeants ou ex-diri-
geants de MSF, comme Bernard Kouch-
ner, Xavier Emmanuelli ou Claude
Malhuret, rejoignaient des gouverne-
ments. Personne n’aurait pu imaginer
qu’une vingtaine d’années plus tard la
tendance s’inverserait et que des respon-
Des volontaires de MSF évacuent une civile à la gare de Pokrovsk, dans l’est de l’Ukraine, le 29 mai 2022.
64 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
sables politiques (David Miliband, Cé-
cile Duflot, Frédéric de Saint-Sernin,
Benoît Hamon ou récemment Jean-Yves
Le Drian) rejoindraient les ONG.
L’annonce du prix Nobel fut faite le
15 octobre, la cérémonie se tint un mois
plus tard. L’idée de mettre un cos-
tume-cravate et d’aller accepter un prix
devant une assemblée de notables met-
tait tout le monde mal à l’aise. N’étions-
nouspasfiersd’incarnerun« humanitaire
de révolte » ? Alors ce jour-là, dans la
salle norvégienne, les volontaires MSF
invités portaient un tee-shirt portant la
mention « Grozny » écrite en lettres de
sang. La Tchétchénie, et notamment sa
capitale, était écrasée de bombes russes
depuis quelques mois, les pertes hu-
Ce jour-là, dans la salle
norvégienne, les
volontaires MSF
portaient un tee-shirt
portant la mention
« Grozny » écrite en
lettres de sang.
maines et les destructions étaient consi-
dérables. Le discours d’acceptation du
prix Nobel par MSF commencerait donc
par un appel au président Eltsine pour
qu’il mette un terme aux bombarde-
ments de civils, et il se poursuivrait par
une manifestation devant l’ambassade
de Russie à Olso.
Tout cela peut paraître dérisoire au-
jourd’hui. On le sait, les bombardements
de Grozny se sont poursuivis, ne lais-
sant qu’un vaste champ de ruines, et ont
été suivis depuis par d’autres conflits,
d’autres bombardements, d’autres
ruines, de l’Afghanistan à l’Ukraine, de
l’Irak à l’Éthiopie, du Soudan à la Syrie.
Chaque fois, des équipes de MSF tentent
d’assister les victimes. Souvent, elles y
parviennent. Et toujours elles protestent
contre les pouvoirs qui sacrifient les po-
pulations sur l’autel des logiques poli-
tiques et militaires.
Indépendance. Bien sûr, notre indi-
gnation est souvent filtrée. Parfois par
éthique, pour éviter de « tomber dans le
syndicalisme humanitaire qui renvoie sans
cesse les politiques à leurs responsabilités,
en ayant soin de mettre la barre bien haut
afin de nous préserver toujours l’espace de
gueuler notre dépit jusqu’à la fin des temps… »
comme l’écrivait le président de MSF
France Philippe Biberson en 1996. Par-
fois par calcul ou par faiblesse, craignant
pour la sécurité des équipes, pour l’ac-
cès aux populations ou même pour
l’image de l’association. Quelques mois
après la remise du prix Nobel, le même
Biberson disait ceci lors de son dernier
rapport moral : « L’indépendance […] re-
pose dans l’assurance que nous n’avons rien
à perdre. Notre pouvoir de négociation, c’est
la force du faible ; et la seule chose qui me-
nace notre indépendance, c’est de se penser
comme une institution respectable et puis-
sante. »
Contre cette tentation-là, qui nous
guette d’autant plus que les moyens de
MSF n’ont cessé de croître grâce à la gé-
nérosité de millions de donateurs à tra-
vers le monde, nous devons continuer
de nous battre. Pour pouvoir dénoncer
aussi bien les bombardements russes en
FRANCISCO SECO/AP/SIPA
Ukraine, la destruction de notre hôpital
de Kunduz, en Afghanistan, par l’armée
américaine, ou encore le cynisme des
États européens, dont la politique mi-
gratoire continue de provoquer chaque
jour des morts en Méditerranée §

Comme une lumière
au-delà de l’obscurité
Tadao Ando dans l’église de la lumière à Ibaraki, au Japon.
PRIX PRITZKER D’ARCHITECTURE 1995
Né en 1941 au Japon, il est l’un des plus
grands architectes vivants, célèbre
pour l’église de la lumière d’Ibaraki ou
la transformation de la Bourse de
Commerce en ­musée, à Paris.
Son architecture s’adresse autant à
l’âme qu’au corps.
A
vec l’implacable pandémie de Co-
vid-19 et l’invasion de l’Ukraine par
la Russie, la communauté interna-
tionale connaît une confusion sans pré-
cédent dans ce siècle. Son effet se fait
sentir jusqu’à notre studio, où 80 % du
travail se fait à l’étranger. Nos clients, in-
fluencés par les circonstances précaires
des conflits mondiaux, sont désormais
résignés à un avenir imprévisible. Mais
nous nous devons de rassembler nos
66 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Tadao Ando
forces pour surmonter les problèmes
que nous envoie l’époque. Et même si
je me demande combien de temps en-
core je pourrai me battre, je reste néan-
moins déterminé à relever tous ces défis
dans mon travail quotidien.
L’une des choses qui me désespèrent,
c’est de voir, par exemple, que les en-
fants ont accès à toutes sortes de livres
venus des quatre coins du monde, mais
qu’ils sont hélas souvent vissés à l’écran
de leur téléphone. Moi qui ai été un en-
Je suis né pendant la
guerre. L’ombre du
conflit a toujours été
projetée sur mon
­chemin.
fant pauvre, élevé dans le vieux quar-
tier d’Osaka, je n’ai pas eu la chance de
pouvoir lire des livres, et ce souvenir a
été le moteur de la “Forêt des livres d’en-
fants” à Osaka, à Kobe et dans la ville de
Tono. C’est un bâtiment que j’ai conçu
dans l’espoir que les enfants découvrent
le plaisir de la lecture et que je souhaite
continuer à concevoir dans le monde
entier.
Dans ma vie, j’ai dû faire face, en ef-
fet, à de nombreux revers. Né pendant
la guerre et élevé dans l’après-guerre,
l’ombre du conflit a toujours été proje-
tée sur mon chemin. Lorsque j’ai obtenu
mon diplôme d’études secondaires, ma
situation financière et mon niveau
KAZUHIRO NOGI/AFP
d’études ne m’ont pas permis de pour-
suivre un cursus universitaire. J’ai fait
de la boxe en espérant pouvoir en vivre,
mais j’ai raccroché les gants après avoir
assisté à la démonstration du talent brut

Le cylindre de béton de la Bourse de Commerce, à Paris.
COURTESY TADDAO ANDO – BERND JONKMANNS/LAIF-REA – ZHENG JUNBIN/IMAGINECHINA VIA AFP
du futur champion du monde, Masa-
hiko “Fighting” Harada.
Cet échec m’a permis de grandir et
m’a désigné une nouvelle voie : l’archi-
tecture, comme une lumière au-delà de
l’obscurité. Apprendre l’architecture
par moi-même, en voyageant dans le
monde entier, m’a permis de bâtir le
socle de ce que je suis aujourd’hui. Mais
je n’aurais jamais pu surmonter certains
des problèmes que j’ai rencontrés dans
ma vie sans le soutien de ceux qui
­m’entourent.
Tous les projets vénitiens réalisés
avec M. Pinault (propriétaire du Point),
par exemple, impliquaient la rénova-
tion de structures historiques, une
tâche difficile que nous avons entre-
prise avec une équipe d’historiens, d’ar-
chitectes et d’ingénieurs en structure,
mécanique et matériaux.
Lorsque, en 2015, j’ai reçu une nou-
L e double escalier
en spirale
du He Art Museum
à Foshan, en Chine.
Le Chichu Art Museum, sur
l’île de Naoshima, au Japon.
S phère de Walter De Maria.
velle fois une commande de sa part, il
s’agissait de la rénovation de la Bourse
historique des céréales, la Bourse de
Commerce. En arrivant sur le site, j’ai
éprouvé un sentiment contradictoire,
entre admiration pour l’histoire du lieu
et inquiétude quant au musée qui ou-
vrirait ici : le bâtiment était situé au cœur
de Paris, logé entre le Louvre et le Centre
Pompidou. Il attirerait l’attention du
monde entier, et ma responsabilité en
tant qu’architecte serait immense.
La construction a été ardue. Le pro- Ando boxeur, avant l’architecture.
gramme exigeait un nouveau niveau de
sous-sol tout en conservant les struc-
tures existantes, et d’importantes heures
de discussion ont été consacrées à la
question fondamentale de la conserva-
tion culturelle.
L’architecture n’est puissante qu’à la
mesure, et seulement à la mesure, de
ceux qui la portent  §
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 67
 ANS
Hugo Duminil-Copin
« L’existence de l’inaccessible
fait partie de mon quotidien »
MÉDAILLE FIELDS 2022
À 37 ans, il est enseignant à la faculté
des sciences de l’Université de Genève
et professeur permanent à l’Institut
des études scientifiques à Paris-Saclay.
Le Point : Dans votre parcours,
scolaire notamment, y a-t-il un
moment où vous avez perdu espoir ?
Hugo Duminil-Copin : En première, je
me souviens d’un contrôle de mathé-
matiques catastrophique, une vraie
claque. J’ai beaucoup appris de cet échec,
en particulier à ne pas céder à la pa-
nique, à savoir rester humble et à redi-
riger mon énergie dans une nouvelle
direction. J’ai travaillé dur et ai remonté
la pente. A posteriori, ce fut un acte fon-
dateur, une formation express à réagir aux diffi-
cultés, qui se révélera très utile dans mon métier
de ­mathématicien.
Y a-t-il eu des moments particulièrement
difficiles dans vos recherches ?
Le sentiment de désespoir assaille régulièrement
les scientifiques, moi le premier. Des mois durant,
mon cerveau décortique, analyse, dépense de
l’énergie sur un sujet qui parfois n’avance pas, ou
pire, qui avance dans une mauvaise direction.
L’investissement physique et émotionnel est
énorme… Et donc la déception d’autant plus grande
lorsque je réalise que cela ne fonctionnera pas.
Afin de combattre ces sentiments qui risquent
d’inhiber ma créativité future, j’aime à me rappe-
ler trois pistes de réflexion. Premièrement, l’évi-
dence même, prendre du plaisir dans l’acte de
chercher lui-même, et non pas seulement dans
celui de trouver… Deuxièmement, savoir repla-
cer ce sentiment de déception dans un contexte
plus grand. Même si je peux facilement désespé-
rer de ne pas parvenir à résoudre mon problème
préféré, l’expérience montre qu’il n’y a aucune
raison de douter du fait qu’un jour, quelqu’un
trouvera la solution tant recherchée. Ainsi, chaque
petite pierre à l’édifice commun, même si elle
consiste en l’identification de fausses pistes, aide
68 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
la communauté dans son ensemble. Troi-
sièmement, une observation plus anec-
dotique : les mathématiques ont cette
spécificité d’exceller à prouver que cer-
taines choses sont impossibles. L’exis-
tence de l’inaccessible fait partie de mon
quotidien. J’ai appris à accepter la possi-
bilité de l’impossibilité, ce qui apaise par-
fois un peu mes maux.
Qu’est-ce que la recherche a à nous
apprendre sur le désespoir ?
Si le mathématicien ou la mathémati-
cienne est naturellement, à titre person-
nel, confronté au doute et au désespoir,
la communauté des mathématiques dans
son ensemble n’y est que peu sujette. Cette
dernière constitue même un exemple ins-
pirant de la puissance et de la résilience
de l’esprit humain. Les problèmes ma-
thématiques résistent à l’usure du temps. Cer-
tains restent incompris pendant des millénaires.
La face du monde évolue perpétuellement, tan-
dis qu’eux ne changent pas d’une virgule, témoins
des difficultés d’hommes et de femmes du passé,
JULIEN FAURE POUR « LE POINT » – HUGO DUMINIL-COPIN
toujours d’actualité. Invariablement, les mathé-
maticiens finissent par découvrir leurs solutions.
Ces problèmes deviennent alors des théorèmes
donnant naissance à de nouvelles conjectures,
sur lesquelles des générations désespéreront peut-
être, et qui finiront par être domptées à leur tour.
Cette avancée perpétuelle, presque inexorable,
offre un message d’espoir sur les capacités de
l’homme à dépasser les difficultés qui se dressent
devant lui. Quand on pense qu’il y a à peine mille
cinq cents ans, le zéro n’avait pas été inventé, et
qu’aujourd’hui nous jonglons avec l’infini, quel
chemin parcouru § PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME GRALLET
O n tenta pendant deux millénaires de prouver le 5e postulat
d’Euclide, énoncé vers 300 avant J.-C. Il fallut attendre le
XIXe siècle pour se rendre compte qu’il était impossible de le
faire. Ce constat mena à l’introduction des géométries non eu-
clidiennes, comme illustrées sur ce dessin d’Escher. Ces géomé-
tries jouent un rôle prépondérant dans la théorie de la relativité
générale d’Einstein.
Une promesse d’avenir Legs ou assurance-vie :
pour la jeunesse en une voie pour défendre
difficulté des valeurs

Stories

Transmettre
son patrimoine

LE POINT STORIES POUR

 Une jeunesse à aider,
des valeurs à transmettre
Depuis plus de 155 ans, Apprentis d’Auteuil défend des
valeurs fortes pour aider la jeunesse en difficulté.
L
’ambition d’un monde plus
juste se mesure à l’aune
d’une jeunesse apaisée,
éclairée et libérée des
tracas qui la frappent de
plein fouet. Malheureusement, les
défis du quotidien qui ébranlent les
jeunes d’aujourd’hui interpellent et
imposent une attention particulière.
Fin 2021, plus d’un million et demi
de jeunes (15-29 ans) n’étaient ni en
emploi ni en formation. Une situation
alarmante qui s’ajoute aux quelque
95 000 jeunes qui quittent chaque
année le système scolaire…
En décembre 2021, la commission
des affaires économiques pointait
l’aggravation de la précarité chez
les jeunes, notamment en raison de
la problématique du logement qui
constitue leur premier poste de dé-
pense. Ainsi, parmi les 18-29 ans, un
jeune sur cinq vit aujourd’hui sous
le seuil de pauvreté. C’est plus que
toutes les autres classes d’âge de la
population.
« Casser ces cercles vicieux qui
insécurisent »
Face à ces difficultés, la Fondation
© Besnard/Apprentis d’Auteuil
Apprentis d’Auteuil se dresse en dé-
fenseur d’une jeunesse fragilisée.
« Casser ces cercles vicieux qui in-
sécurisent, épuisent, éloignent et
excluent est un enjeu immense. La
précarité entraîne l’isolement et, bien
souvent, la mise en danger. C’est pour-
quoi les équipes d’Apprentis d’Auteuil
accueillent et accompagnent de nom-
breux jeunes pour les aider à regagner
la force d’agir », explique le directeur
général Nicolas Truelle.
Créer du lien et redonner espoir en
l’avenir, telles sont les missions que
la Fondation Apprentis d’Auteuil
(héritière de L’Œuvre de la Première
Communion créée par l’abbé Roussel)
défend depuis 1866. Reconnue d’uti-
lité publique en 1929, elle n’a eu de
 LE POINT STORIES POUR

cesse de se renforcer au fil du temps

au point d’offrir désormais un accom-
pagnement complet et transversal.
En effet, son action va aujourd’hui de
la petite enfance à l’aide aux familles
en difficulté, en passant par l’insertion
professionnelle des jeunes adultes.
Ses équipes comptent d’ailleurs
quelque 6 700 collaborateurs, 1 600
6 700 collaborateurs, 1 600 bénévoles
et 90 volontaires en service civique
bénévoles et 90 volontaires en ser- sein de ses 300 établissements et
vice civique. Autour d’eux, ce sont dispositifs.
plus de 30 000 jeunes et 6 000 fa-
milles qui bénéficient chaque année « Les éducateurs m’ont appris à
de l’action d’Apprentis d’Auteuil au me construire »
Joris est l’un d’eux. Pris en charge
par la fondation en fin de collège, le

Contribuer à l’action
jeune homme se rappelle du contexte
qui l’a amené à être accompagné :

d’Apprentis d’Auteuil, c’est simple « J’étais interne à la maison familiale

rurale de Loches (en Indre-et-Loire,
NDLR) et j’ai passé l’année scolaire
en 3e prépa pro au lycée profession-
L’histoire de Joris illustre à merveille l’action d’Apprentis d’Auteuil, nel agricole Sainte-Jeanne d’Arc.
les déclics qu’elle peut générer et les vocations qu’elle peut susciter. Avant, j’étais dans la filière générale
Ainsi, si vous vous sentez solidaire des actions menées et je n’avais pas de super notes. Je
par la fondation, il est possible de transmettre tout ou partie de votre décrochais en cours. »
patrimoine dans un cadre fiscal avantageux (1).
Sous la houlette des équipes d’Ap-
Ces démarches nécessitent une vraie réflexion et les équipes dédiées
prentis d’Auteuil, Joris se reprend en
de la fondation sont là pour vous éclairer sur chaque subtilité et vous main et ses notes passent de 9 à 14
proposer un accompagnement sur-mesure, notamment à travers sur 20. Son état d’esprit non plus n’est
l’assurance vie et le legs. plus le même : « Ça m’a fait mûrir et
ça m’a donné envie de travailler. Ça
Pour mieux préparer votre succession, l’assurance-vie s’impose comme m’a aussi fait comprendre qu’il faut
l’instrument d’épargne flexible (les bénéficiaires peuvent être modifiés travailler pour avoir de bonnes notes,
pour soi et pour plus tard ». Une prise
à tout moment) par excellence. Souscrire un contrat d’assurance-vie au
de conscience qui a éclairé son hori-
nom de la Fondation Apprentis d’Auteuil fera donc de votre patrimoine
zon. « Maintenant, je m’oriente vers la
constitué un levier porteur d’espoir pour les jeunes en difficulté. vente dans le vêtement. Les qualités :
Véritable promesse d’avenir pour la jeunesse fragilisée, le legs vous être résistant et souriant, savoir aller
permet de transmettre tout ou partie de votre patrimoine grâce à un vers les clients, être sociable, avoir
testament qui sera toujours vérifié, voire rédigé par un notaire. de l’empathie et ne pas penser qu’à
Il vous est possible de léguer l’intégralité de vos biens, une partie soi. J’ai beaucoup appris ici ! »
de votre patrimoine ou uniquement un bien précis.

Pour plus d’informations sur les libéralités en faveur d’Apprentis d’Auteuil :

Christophe Maury
© Geoffroy Lasne/Apprentis d’Auteuil

Responsable relations testateurs

01 44 14 76 20
relations-testateurs@apprentis-auteuil.org
Plus d’informations sur www.apprentis-auteuil.org

(1) En tant que fondation reconnue d’utilité publique, Apprentis d’Auteuil est exempt de droits de mutation sur les legs
et assurances-vie.
 ANS
Emmanuel Macron
« Demandez aux
Ukrainiens si le modèle
russe leur fait envie »
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
« Le Point » a beaucoup écrit,
ces dernières décennies, sur le thème
du déclin de l’Occident. Nous avons
­envoyé au chef de l’État quelques
questions à ce sujet et il a pris la plume
pour nous répondre.
Le Point : On parle beaucoup du
déclin relatif de l’Occident, et donc
de l’Europe et de la France.
Faut-il s’y résoudre ? Et si oui,
est-ce désespérant ?
Emmanuel Macron : L’Occident est un
espace de civilisations, fort de son histoire, qui a bâti les
démocraties libérales, l’État de droit, les libertés indivi-
duelles et collectives fondamentales, des arts et des
cultures multiples, une civilité unique au monde et un
modèle de production, de recherche et d’innovation qui
a porté les dernières révolutions industrielles. Derrière
cette notion d’Occident, il y a tout de même beaucoup
de diversité. L’Europe, ce n’est pas les États-Unis. Nous
avons un modèle social différent, un attachement à la
solidarité et à la fraternité qui est autre, un universalisme
bien différent du multiculturalisme.
Ce qui est vrai, c’est que l’Occident traverse une crise
quant à la stabilité de ses valeurs et l’efficacité de son
fonctionnement. Il traverse aussi une crise démogra-
phique, car le reste du monde se peuple beaucoup plus
vite, tandis que l’Occident vieillit. Par là même, de plus
en plus de champions industriels, technologiques, mi-
litaires ne sont plus occidentaux. La production de pen-
sée, de vérité, d’histoire se fait aussi ailleurs. Il y a donc
un « décentrement » du monde, lequel n’est pas mauvais
en soi. Il faut juste que nous nous pensions différem-
ment dans le monde, et que nous le comprenions.
Pour prendre une image issue de l’histoire antique, le
roi perse Xerxès, après une bataille navale qu’il avait per-
due à cause d’une tempête, avait ordonné à ses soldats
de frapper la surface de l’eau pour punir la mer, respon-
72 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
sable de la défaite. Face aux défis qui
nous assaillent, on peut se lamenter et
frapper la mer. On peut aussi, et c’est
mon parti pris, regarder lucidement la
situation, rassembler nos forces et com-
battre pour peser sur le cours des élé-
ments. Ce refus de la fatalité est d’autant
plus crucial que les inflexions du monde
s’accélèrent, que nous vivons une ère
de profondes transformations et de
grandes recompositions.
Le cadre multilatéral hérité de
1945 est en crise : il l’était dès avant l’in-
vasion de l’Ukraine par la Russie, parce
qu’il était contesté dans ses mécanismes
et son effectivité, et parfois par des acteurs qui en étaient
les garants historiques. Plus profondément, ce sont les
valeurs universelles qui semblent remises en question.
Quand un membre fondateur des Nations unies trans-
gresse de manière aussi flagrante la Charte et bafoue le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est le socle
de notre édifice commun qui vacille.
Cette crise s’accompagne d’un rééquilibrage mondial,
qui est à la fois la cause et la conséquence de ce grand va-
cillement. D’une part, on assiste à une polarisation crois-
sante entre la Chine et les États-Unis, qui sont entrés dans
une compétition – voire une rivalité –stratégique. D’autre
part, ce grand vacillement est plus sourdement ampli-
fié par des puissances de déstabilisation et des chocs qui
aggravent la fragmentation du monde. Or nos biens com-
muns mondiaux et nos enjeux universels, le climat, les
inégalités, la démographie, nécessitent plus que jamais
une réponse coordonnée et vigoureuse.
STEPHANE LEMOUTON / BESTIMAGE
Le paradoxe, et notre difficulté aujourd’hui, c’est donc
de penser et de transformer un monde où les nations
s’éloignent quand les causes communes devraient les
rapprocher. Nous sommes passés d’un monde où nous
vivions sur les dividendes d’un ordre fragile à une remise
en question anarchique de nos règles du jeu.
La première solution, c’est d’agir en Européens, de
porter une Europe politique. Nous l’avons fait, au cours
de ces dernières années, pour donner vie à l’accord de Pa-
ris sur le climat, pour lutter contre le terrorisme en ligne
avec l’appel de Christchurch, pour préserver un accord
avec l’Iran sur le nucléaire. Les vaccins donnés à l’Afrique
au plus fort de la pandémie n’étaient ni russes ni chinois,
ils étaient européens. L’aide à l’adaptation au défi clima-
tique n’est pas financée en yuans mais en euros et en
­dollars. Pour briser un duopole et éviter l’escalade, il faut
au moins un tiers – et l’Europe doit investir ce rôle mon-
dial de coopération et d’initiatives, ce qui suppose de
conforter sa solidité interne, terrain sur lequel, là encore,
nous avons beaucoup progressé.
La deuxième solution, c’est de bâtir des partenariats
plus agiles, des alliances de bonnes volontés. J’étais à
New York la semaine dernière : le Fonds mondial contre
le sida, le paludisme et la tuberculose a sauvé 50 millions
de vie en vingt ans et peut faire disparaître ces maladies
d’ici à 2030. Certains combats planétaires ne se ­gagneront
que par la coalition : l’éducation, l’alimentation… Nous
ne devons rien céder, sur aucune des valeurs universelles
de l’Occident. Le déclin ne survient que si l’on s’y résout.
« Il faut suivre sa pente, pourvu que ce soit
en montant », disait Gide. Je n’ai aucune
propension au fatalisme.
Mais au-delà de tout cela, je crois que « Les vaccins donnés bérales doivent se réinventer autour des
notre contribution à l’histoire contempo-
raine du monde est plus vivante que ja-
à l’Afrique au plus
mais : notre universalisme philosophique, fort de la pandémie
le primat de l’individu rationnel et libre,
des libertés qui lui sont attachées donnent n’étaient ni russes
des valeurs et des cadres de pensée et d’ac-
tion profondément universels. ni chinois, ils étaient Est-ce
La démocratie libérale occidentale
européens. »
est concurrencée par les autocraties
(Poutine a théorisé l’obsolescence du
libéralisme), mais on parle aussi de modèle
singapourien… Chaque pays doit-il choisir sa voie ?
Le libéralisme connaît une crise multiple, en effet. Dans
nos représentations et dans nos consciences, le libéra-
lisme politique, adossé à l’idée d’un progrès perpétuel
des conditions de vie des classes moyennes, s’est grippé.
La démocratie est confrontée à une crise d’efficacité. Et
nos sociétés vivent en tension entre les droits reconnus
aux minorités et le sentiment d’insécurité culturelle de
la majorité. Les extrêmes gagnent partout du terrain et
vont de plus en plus loin pour déstabiliser nos démocra-
ties, jusqu’à assaillir le Capitole américain. Les régimes
illibéraux, autoritaires ou autocratiques s’érigent en
contre-modèle. La démocratie libérale a perdu son mo-
nopole légitime de l’idéal commun, si tant est qu’elle l’ait
jamais eu.
Toutefois, je ne crois pas non plus que dans cette
concurrence des universalismes, le modèle libéral ait
perdu la bataille. Demandez aux Ukrainiens si le modèle
russe leur fait envie. Demandez à la Moldavie, qui a été
reconnue comme candidate à l’Union européenne, quel
modèle elle préfère. Demandez, même, à tel ou tel pays
d’Asie si les investissements chinois leur offrent réelle-
ment la liberté et le développement. Voyez comme les
valeurs de liberté de conscience sont défendues, au-
jourd’hui, dans les rues d’Iran.
Le rôle de l’Occident, de l’Europe et de la France en
particulier, doit se jouer à deux niveaux.
Dans l’ordre international, nous assurer que, pour re-
prendre vos termes, chaque pays puisse choisir sa voie.
Le principal obstacle à l’autodétermination des peuples,
là encore, n’est pas, aujourd’hui, une tutelle occidentale.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, inventé par
Wilson, vient de Kant, d’une tradition libérale. C’est l’ha-
beas corpus des individus appliqué aux nations. Et je ne
connais pas de peuple qui, chacun en ce qui le concerne,
le jugerait dépassé ou indésirable. Simplement, ces der-
nières décennies, nous avons brouillé les cartes en nous
substituant parfois aux peuples, en changeant leurs di-
rigeants et en pensant pouvoir faire la guerre pour nos
valeurs à la place des peuples eux-mêmes.
Ensuite, dans nos pays. Pense-t-on que les régimes
autoritaires fonctionnent mieux ? Ont-ils mieux réussi
face au virus ? Devant le défi du climat ? Je crois le
contraire. Mais nos démocraties doivent réussir à mieux
réconcilier efficacité et espoir de chacun,
et à trouver le calme à l’heure des réseaux
sociaux. Je pense que nos démocraties li-
grands récits qui unifient et combattent
les peurs, et que nous devons accepter la
pluralité des modèles, dans le respect à
l’international, et rechercher la stabilité
et la coopération face à nos défis.
la deuxième défaite
de Fukuyama ?
Je ne veux pas compter les points dans la
guerre des idées. Ce qui est sûr, c’est que la
philosophie d’une téléologie perpétuelle,
où la démocratie libérale ferait tache d’huile peu à peu
à la surface du globe, a vécu, nous le constatons chaque
jour. MM. Krastev et Holmes l’ont très bien décrit dans
Le Moment illibéral. Nous allons vers un monde marqué
à la fois par des crises immédiates, comme la crise éner-
gétique, l’invasion russe, la recomposition des chaînes
de valeur, et par des enjeux de long terme, au premier
rang desquels, bien sûr, le dérèglement climatique et l’ef-
fondrement de la biodiversité. Dans cet entre-deux-
mondes, je ne veux pas penser aux défaites, je veux
relever les défis et viser les victoires que l’on peut rem-
porter : sortir des énergies fossiles, sauvegarder notre bio-
diversité, bâtir des solutions de paix dans notre voisinage
proche, lutter contre les inégalités à la racine, nous battre
contre la désinformation. Tant qu’il y aura des hommes,
des causes à porter, des maux à combattre, des rêves à
vivre, l’histoire de l’humanité continuera de s’écrire.
Il y a cinq ans, vous répondiez au « Point » à
l’affirmation de Giscard ,  « La France est une
grande puissance moyenne » : « La France doit
redevenir une grande puissance tout court. »
Et maintenant ?
Le premier éditorial du Point, vous le rappelez dans ces
pages, affirmait qu’il ne fallait jamais désespérer …
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 73
 ANS

… de rien. C’est un principe millénaire de notre na- en mettant en place, pour la première fois, une capacité
tion, et c’est un mot d’ordre pour inventer un nouvel d’endettement en commun. Est-ce que ce sont une in-
usage du monde. La France est une grande puissance fluence et des résultats qui témoignent d’un rang rési-
d’équilibre, par tradition et par vocation. Notre ambition duel ou moyen ? Je ne le crois pas.
collective doit se placer à cette hauteur. Si nous nous re- Si nous sommes plus forts sur la scène du monde,
tournons sur les dernières années, nous avons porté face c’est que nous avons redonné de la vigueur à notre mo-
à la pandémie, avec d’autres, l’initiative Act-A pour le dèle productif, industriel, scientifique et culturel, grâce
partage des vaccins, le développement des capacités de à des réformes engagées très tôt. C’est ainsi que nous
production, le renforcement des systèmes de santé. En pouvons sans peur investir dans nos transitions clima-
ce qui concerne le climat, nous sommes le fer de lance tique et démographique et rendre plus fort notre mo-
de l’accord de Paris, que nous avons su dèle social. Nous sommes une nation
préserver malgré le retrait américain plus forte car nous travaillons plus, le
entre 2017 et 2020. Pour le combat de la « Le droit des peuples à chômage recule, les investissements
biodiversité, c’est la France qui est au pre- étrangers affluent, et nous pouvons in-
mier rang, de même que pour la régula- disposer d’eux-mêmes, vestir dans notre rayonnement et nos
tion du numérique. À travers le Forum capacités de projection. Pour la première
de Paris sur la paix, nous avons proposé, inventé par Wilson, fois, la France a respecté chaque année
dès 2018, une enceinte de dialogue face
aux grands vacillements du monde. Nous
vient de Kant, d’une le budget prévu par sa loi de program-
mation militaire. Nous avons voté une
sommes encore à l’origine du Forum Gé- tradition libérale. » trajectoire d’accroissement de notre aide
nération Égalité, qui est un instrument publique au développement, qui doit
très concret pour soutenir le droit des devenir une politique d’investissement
femmes et tous ceux qui luttent pour cette cause, et tou- solidaire. Nous allons continuer, bien sûr, pour confor-
jours défendre un féminisme universaliste. En Afrique, ter notre souveraineté, et cela suppose la maîtrise de
enfin, et ailleurs, la France mène une action déterminée nos finances publiques, le plein-emploi, un effort ma-
et de long cours contre le terrorisme, en y payant le prix jeur que nous poursuivrons sur l’éducation. Je ne crois
RETROUVEZ
du sang. En Europe, depuis cinq ans, nous avons contri- L’INTÉGRALITÉ pas que notre puissance soit « moyenne ». Nous proje-
bué à façonner la conversation stratégique, en introdui- DE L’INTERVIEW tons dans le monde entier le rayonnement de notre ca-
sant des idées fortes – autonomie, souveraineté, D’EMMANUEL pitale, de nos paysages, de notre histoire, de notre culture,
endettement en commun – qui sont devenues, depuis, MACRON SUR de notre langue, de notre diplomatie et de notre art de
lepoint.fr
des réalités concrètes, institutionnelles, de notre conti- vivre. Nous ne sommes pas une puissance moyenne,
nent. Et nous avons, grâce à un accord franco-allemand, nous sommes une nation qui se donne les moyens de
plus que doublé le budget de notre Europe à l’été 2020, sa puissance § PROPOS RECUEILLIS PAR É.G.

Le regard de Chappatte
DESSINATEUR
Ardent
défenseur du
droit à la satire,
le Suisse Patrick
Chappatte
(né en 1967)
­collabore au
« Temps »,
au « Spiegel »,
au « Boston
Globe », au
« Canard
­enchaîné »…
Il nous adresse
ce dessin.

74 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 ANS

Les crises que nous venons

de traverser ont donné
une force nouvelle à la raison
par François Hollande
ANCIEN PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
(2012-2017)

N
e désespérer de rien, c’est ce que
nous intimait Claude Imbert. Et
d’abord de la « raison » puisque
c’était déjà il y a cinquante ans le défi
du Point.
La cause paraît aujourd’hui une
­gageure quand le doute est devenu un
réflexe, la confusion une méthode, la
suspicion une protection, l’émotion un
paravent, la contradiction un bouclier
et le mensonge une arme.
Il n’y aurait plus de faits incontes-
tablement établis, de vérités scienti-
fiquement démontrées, de chiffres
scrupuleusement construits, d’images
rigoureusement vérifiées. Tout serait
sujet à caution, à débat, à surenchère.
Voire à provocation. Les idées seraient
équivalentes aux opinions, les tweets
vaudraient des discours, les slogans
remplaceraient les arguments, les pré-
jugés seraient des verdicts.
Mais les crises que nous venons de
traverser, malgré les malheurs qu’elles
provoquent et les douleurs qu’elles in-
fligent, ont donné une force nouvelle
à la raison, au point d’accabler les pro-
phètes, les charlatans et les manipula- d­ émocrates et les dictateurs sur la même exigeante raison plutôt que de parier
teurs de toute sorte. ligne de responsabilité. sur l’arbitraire, le repli ou l’exclusion.
Pour vaincre une pandémie, mieux Pour défendre la liberté individuelle, Si je regarde l’Histoire, ses leçons
vaut des vaccins que des breuvages ou le pluralisme politique, la dignité hu- sont implacables, car malgré quelques
des sevrages. Pour sauver l’humanité, maine, mieux vaut investir dans cette rechutes sinistres, le progrès et la
mieux vaut reconnaître l’urgence ­d émocratie ont toujours vaincu la
­climatique plutôt que de nier l’éléva- ­régression et la barbarie, mais pour
ÉLODIE GRÉGOIRE POUR « LE POINT »

tion constante des températures. Pour
terrasser le terrorisme, mieux vaut com-
prendre le fanatisme islamiste plutôt
que de tolérer les manquements aux
règles de la vie en commun. Pour
­prévenir les guerres, mieux vaut scru-
ter les comportements des dirigeants
belliqueux plutôt que de placer les
Si je regarde l’Histoire,
ses leçons sont impla-
cables. […] Le progrès
et la démocratie ont
toujours vaincu.
l’avenir et pour ne désespérer de rien,
soyons lucides, tout dépendra de
­l’engagement des citoyens, car il n’y a
pas d’espérance sans combattants pour
la lever et surtout pour l’entretenir §
Dernier livre paru : Bouleversements.
Pour c­ omprendre la nouvelle donne mondiale
(Stock, 2022).

76 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 « Mettez-vous à la place des désespérés »
Cheikh Tamim
ben Hamad Al Thani
ÉMIR DU QATAR

« Nous croyons nous aussi à ce prin-

cipe [de ne désespérer de rien] et nous
l’appliquons dans notre politique étran-
gère. Il faut toujours donner de l’espoir,
ne j­amais renoncer. En particulier, il faut
donner des raisons d’espérance à la

ÉLODIE GRÉGOIRE POUR « LE POINT »

jeune génération. Mettez-vous juste à
la place des gens désespérés, imaginez
ce qui se passe dans leur tête, ce qui
leur vient à l’esprit… »
PROPOS RECUEILLIS PAR L. D. B. ET E. G.

munch
Edvard Munch, Vampire, 1895, huile sur toile, 91 × 109 cm, Oslo, Munchmuseet. Photo © CC BY-NC-SA 4.0 Munchmuseet.
Un poème de vie,
d’amour et de mort

musée d’orsay
20 septembre 2022
22 janvier 2023
Réservation à l’avance
fortement conseillée

Avec le généreux soutien de Cette exposition est organisée En partenariat média avec Billets | informations
par le musée d’Orsay, Paris, musee-orsay.fr
avec le soutien exceptionnel
du MunchMuseet, Oslo.

Tzipi Livni
« La paix pour tous
les enfants d’Israël »
D
ans sa villa de Tel-Aviv, Tzipi Livni a pris ses
distances avec la scène politique israélienne,
où, durant vingt ans, elle a joué un rôle pré-
pondérant. Elle fut plusieurs fois ministre, no-
tamment aux Affaires étrangères et à la Justice.
Son parcours idéologique l’a menée de la droite
dure au centre gauche. Malgré les difficultés, elle
reste persuadée que l’avenir d’Israël passe par la
paix avec les Palestiniens.
Le Point : Pourquoi avez-vous choisi de ne
désespérer de rien ?
Tzipi Livni : Dans ma vie politique, j’ai toujours re-
gardé en avant. J’étais concentrée sur ma tâche,
ma mission. Je savais que je devais continuer, quels
que soient les obstacles ou les difficultés. Jusqu’au
moment où j’ai pris la décision de prendre mes dis-
tances avec la scène politique. Pas par désespoir,
pas par découragement. Tout simplement parce
qu’il m’a semblé que mon combat politique n’était
plus une priorité en Israël, aussi bien chez les
­décideurs politiques qu’au sein du public. Mes
convictions, elles, restent les mêmes.
Au-delà de cette décision, lorsque
vous exerciez des responsabilités
gouvernementales, y a-t-il eu un ou
des moments où vous étiez sur le point
d’être désespérée ?
Désespérée, non ! Mais envahie par un sentiment
très lourd de ratage, oui. Cela ne m’est pas arrivé
souvent. Mais il y a un épisode qui m’a touchée
lors des négociations avec les Palestiniens en 2013-
2014. Nous étions parvenus à un accord avec les
Américains. Et le Premier ministre, Benyamin
­Netanyahou, avait donné son consentement, sous
certaines réserves, afin de négocier sur la base de
cet accord. Mais les Palestiniens n’ont pas donné
de réponse. Et tout s’est arrêté. Nous avons alors
organisé une rencontre tripartite : Israël, Autorité
autonome et États-Unis, l’objectif étant de com-
prendre le pourquoi de cet échec. Alors que nous
« Si j’ai pris mes distances, c’est que j’ai eu le sentiment
que mon combat n’était plus à l’ordre du jour dans le pays. »
78 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
étions autour de la table, notre frustration était
telle que mon assistant m’a fait passer une feuille
sur laquelle était écrit un seul mot : tragédie ! Alors,
oui, ce fut un des moments les plus difficiles de
ma carrière politique. Je me suis retrouvée face à
un trou béant, celui qui s’ouvre lorsqu’il ne reste
rien de l’espoir qui vous a porté.
Avez-vous eu le sentiment que vous aviez
failli ?
Pas du tout. Je savais que j’avais tout donné. Non,
la véritable difficulté pour moi, à ce moment-là,
ANCIENNE tenait dans le fait que toutes mes aspirations, tout
MINISTRE DES ce que je désirais pour mon pays, n’avaient pu se
AFFAIRES ÉTRAN- réaliser. J’étais convaincue alors – et je le suis
GÈRES ET DE LA ­toujours – de la nécessité pour l’État d’Israël de
JUSTICE D’ISRAËL parvenir à un accord avec les Palestiniens.
Depuis plus de trois ans, vous êtes en marge
de la vie politique...
Si j’ai pris mes distances avec la scène politique,
c’est que j’ai eu le sentiment que mon combat pour
la paix et pour la démocratie israélienne n’était
plus à l’ordre du jour dans le pays. Pour l’heure,
sans pour autant penser à un quelconque retour
aux responsabilités, je sors, de temps en temps,
de ma réserve. Avec chaque fois le même objectif :
faire entendre ma voix sur des sujets auxquels je
crois et qui sont absents du débat public. Je me
suis attelée à l’écriture d’un essai pour expliquer
aux Israéliens pourquoi nous devons nous sépa-
rer des Palestiniens et trouver les moyens de vivre
côte à côte, dans deux États différents. Actuelle-
ment, l’horizon est bouché pour ceux qui par-
tagent ces convictions, aussi bien en Israël qu’en
Palestine. Mais même si la voie à laquelle je crois
est totalement bloquée, je me dois de trouver une
autre o­ ption et les moyens de la voir se réaliser ;
toujours, bien entendu, dans la perspective de ce
JACK GUEZ/AFP
que je crois juste. Ce combat pour la paix, il y va
de ma responsabilité envers la génération de mes
fils et de tous les enfants d’Israël § PROPOS R­ ECUEILLIS
À TEL-AVIV PAR DANIÈLE KRIEGEL
 ANS

Taïwan est en première ligne pour

la défense de la démocratie en Asie
par Joseph Wu
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
DE TAÏWAN

L
a voie vers le développement démo-
cratique et la lutte pour la liberté à
Taïwan ont été semées d’embûches.
Mais grâce au courage et à la foi infati-
gables du peuple taïwanais, une trans-
formation démocratique a été accomplie.
La première élection présidentielle
­directe a eu lieu en 1996, mettant fin à
un demi-siècle de régime autoritaire à
parti unique et annonçant le début de
cette nouvelle ère.
Sans aucun doute, le plus grand défi
et la plus grande menace pour la démo-
cratie taïwanaise viennent de la Chine,
qu’une courte étendue de mer sépare. La
Chine ne vise pas seulement à saper le
système démocratique de Taïwan. De- statu quo à travers le détroit de Taïwan comprennent que la défense de la sou-
puis des années, elle conteste la place avec la force militaire, notre devoir solen- veraineté, du territoire et du mode de
de Taïwan dans la communauté inter- nel est de sauvegarder notre souveraineté vie démocratique de la nation relève de
nationale et ambitionne sans vergogne nationale, de tenir la ligne de défense de notre propre responsabilité.
de changer le statu quo dans le détroit la démocratie, de rester en état d’alerte en Malgré les menaces militaires de la
en employant la force militaire. Pour- permanence et d’être prêts à toute éven- Chine, nous nous sommes toujours
tant, le peuple taïwanais reste uni. En- tualité. Taïwan donne la priorité à une ­efforcés de maintenir le statu quo entre
semble, nous avons résisté à la bataille mise à niveau globale de ses capacités les deux rives et de préserver la paix
du détroit de Taïwan de 1958 et nous de défense nationales. Cela comprend dans le détroit de Taïwan. Nous avons
avons surmonté la crise des missiles de le développement de navires de guerre sans cesse appelé la Chine à r­ econnaître
1996. Confrontés à de nouveaux défis, et d’avions militaires de construction le fait que ni la République de Chine
nous sommes convaincus que nous les nationale, le renforcement des forces (Taïwan) ni la République ­populaire de
relèverons une fois de plus. La Chine a de réserve, l’élargissement et l’appro- Chine ne sont subordonnées l’une à
récemment utilisé la visite à Taïwan de fondissement de la sensibilisation à la l’autre.
la présidente de la Chambre des repré- défense du public et le développement
sentants des États-Unis, Nancy Pelosi, de capacités de guerre asymétriques. Le Statu quo. La Chine n’a pas j­ uridiction
comme prétexte pour organiser autour peuple et le gouvernement de Taïwan sur Taïwan, seuls les Taïwanais ont le
de Taïwan des exercices provocateurs droit de décider de leur avenir. C’est le
de ses forces navales et aériennes ; pour statu quo. Le maintien de la ­situation
BILLY H.C. KWOK/THE NEW YORK TIMES/RÉA

nous harceler avec des drones ; pour
nous bombarder avec sa guerre psycho-
logique, sa désinformation et ses cybe-
rattaques ; et s’entraîner à des scénarios
possibles en vue d’une future invasion.
À ces provocations sournoises, la popu-
lation a répondu par le calme et a réagi
avec prudence, faisant preuve d’une
confiance et d’une résilience inflexibles.
Alors que la Chine tente de changer le
80 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Lorsque la guerre actuelle est essentiel pour p ­ réserver
la paix et la stabilité régionales et est
a éclaté en février, également dans l’intérêt supérieur de
toutes les parties concernées. La l­ iberté
les Taïwanais et la démocratie sont inscrites dans
ont ressenti une l’ADN du peuple taïwanais. Tout en
défendant la souveraineté nationale
­profonde affinité et en préservant les libertés démocra-
tiques, le peuple de Taïwan continuera
avec l’Ukraine. de ­prospérer et de faire progres- …
Nouvelles Perspectives
Imaginez un garde-temps mécanique conçu avec minutie,
inspiré de la tradition japonaise,
intégrant une touche de modernité.
Cette montre est là.
Presage

Un garde-temps mécanique, qui rend

hommage à la tradition japonaise.
 ANS

… ser le d
­ éveloppement général de
notre nation.
Lorsque la guerre a éclaté en février
de cette année et que la Russie a illéga-
lement envahi l’Ukraine, les Taïwanais
ont ressenti une profonde affinité avec
l’Ukraine. Au-delà de notre adhésion aux
sanctions conjointes de la communauté
internationale contre la Russie, nous
avons apporté une aide à l’Ukraine par
divers canaux. Nous pensons que dans
le climat international actuel, des ré-
gimes autoritaires comme la Russie et
la Chine poursuivront leurs tentatives
d’étendre leur influence dans le but d’éro-
der les fondements des sociétés démocra-
tiques. La capacité de la communauté
démocratique à rétablir l’ordre dans cette
situation chaotique dépend de la capa-
cité des partenaires démocratiques à tra-
vailler ensemble dans la solidarité pour
convaincre d’autres pays partageant les
mêmes idées et à formuler conjointement
des contre-mesures efficaces.
Position clé. Taïwan est en première
ligne pour la défense de la démocratie
en Asie. La situation de part et d’autre
du détroit de Taïwan est étroitement
liée à la sécurité de toute la région
­Indo-Pacifique. Nous occupons une
­position clé en termes de géopolitique,
de défense de la démocratie, d’écono-
mie et de commerce, voire de chaînes
d’approvisionnement industrielles
mondiales. La République de Taïwan
n’est pas la seule à avoir intérêt à ce
qu’elle soit sur la scène mondiale ; le
monde entier ne peut faire sans Taïwan,
étant donné le rôle crucial qu’elle joue.
Bien que Taïwan soit une démocra-
tie relativement récente, l’histoire de
son développement démocratique ne
concerne pas seulement les habitants
de cette terre et la manière dont ils ont
défendu leur droit de vote. Elle montre
aussi qu’une démocratie jeune et dyna-
mique peut jouer un rôle pionnier dans
la défense des valeurs démocratiques.
L’île est à juste titre fière de son système
de gouvernance. Même confrontés aux
menaces et à l’oppression à long terme
de la Chine ainsi qu’aux récents assauts
de la pandémie de Covid-19, nous
n’avons jamais abandonné notre enga-
gement envers la démocratie. Taïwan
est disposé à travailler avec toutes les
nations éprises de paix pour contribuer
au développement durable de la
­démocratie  §

« On n’évite pas la guerre en se montrant

complaisant avec les dictateurs »
Anders Fogh Rasmussen  des sanctions très faibles. Nous
avons envoyé un mauvais
EX-SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’OTAN (2009-2014)
et ancien Premier ministre danois (2001-2009), il est ­signal au maître du Kremlin.
aujourd’hui très impliqué dans le conflit ukrainien On a vu ensuite en 2014
avec sa fondation Alliance des démocraties. comment il a pu, sans
« Ma longue vie politique m’a conséquence ou presque,
appris qu’il ne faut désespérer s’approprier les terres de
de rien, garder l’optimisme en dépit son voisin et annexer illégale-
de tous les défis, même quand ils pa- ment la Crimée. Par nos faiblesses,
raissent insurmontables. Aujourd’hui, nous avons ouvert la voie à l’invasion
c’est vrai, l’horizon paraît bien sombre. de l’Ukraine le 24 février dernier.
Mais le monde ne sera pas meilleur si Nous devons en retirer cette leçon : on
on baisse les bras et qu’on plonge n’évite pas la guerre en se montrant
dans le pessimisme. Face à la Russie, complaisant avec les dictateurs. On se
OLEG PETRASYUK/EPA VIA MAXPPP

nous avons clairement fait des erreurs. résout simplement à l’établissement

Nous avons réagi trop faiblement en
2008 lorsque Vladimir Poutine a en-
vahi la Géorgie. Nous avions alors des
réactions trop timides, en adoptant
82 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
d’un nouvel ordre mondial où règne la
loi du plus fort. C’est pourquoi nous
devons être résolument fermes face
aux dictateurs. » PROPOS RECUEILLIS PAR SLIM ALLAGUI
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L’Europe a montré
qu’elle peut être à la hauteur
COMMISSAIRE EUROPÉEN
L’ancien ministre de l’Économie
et des ­Finances (2005-2007) est chargé
du marché ­intérieur au sein
de la ­Commission ­européenne.
G
uerre en Ukraine, pandémies, pé-
nuries énergétiques et alimentaires,
bouleversements climatiques,
­colère sociale sur fond d’inflation re-
cord… Les crises qui s’enchaînent sont
devenues le décor permanent, la trame
de nos vies, au point que certains
­n’hésitent plus désormais à parler de
« permacrise ».
Plutôt que de désespérer – et de
s’adonner parfois à la tentation du
vote ­extrême –, il ne tient qu’à nous
­d’inventer les parades et les solutions
qui permettront de surmonter les cham-
boulements présents et à venir. J’ajoute
que, comme à la faveur de l’exception-
nelle mobilisation des Européens sur les
vaccins, nous avons la grande chance de
pouvoir le faire ensemble, en Européens
et en mobilisant notre détermination,
notre créativité et, tout particulière-
ment, notre esprit de solidarité.
Car c’est ensemble que nous pour-
rons faire face aux complexités et à
l’instabilité géopolitique du monde
qui nous entoure. Soyons clairs. De la
même ­manière qu’aucun pays européen
n’aurait pu faire face, seul, au ­Covid-19,
­aucun pays n’a aujourd’hui les moyens,
seul, de se libérer de la dépendance éner-
gétique russe, de financer les investis-
sements militaires nécessaires à une
défense autonome, de s’émanciper de la
dépendance des composants et des tech-
nologies critiques, ou encore de mener
à bien la transition écologique que nos
concitoyens appellent de leurs vœux.
84 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Thierry Breton
Je ne prône pas ici une solidarité béate
dans une Union naïve. Dans le domaine
énergétique, par exemple, certains pays
très dépendants du gaz russe font appel
à la solidarité européenne. C’est légi-
time.
Mais pour que cette solidarité fonc-
tionne, chaque État membre doit
prendre ses responsabilités et mettre
en œuvre toutes les mesures propres à
Qui pouvait penser,
en février, que
nous pouvions
nous découpler
du gaz russe ?
réduire la demande de gaz : sobriété dans
la consommation et substitution du gaz
russe par d’autres sources d’énergie. Le
« choc gazier » qui frappe l’Europe est à
la fois sans précédent et d’une telle am-
pleur que nous ne devons pas nous in-
terdire d’explorer toutes les options qui
se ­présentent à nous.
J’ai bien conscience que cela suppose
parfois de prendre des décisions diffi-
ciles. Je pense à cet égard à la Belgique
et à l’Allemagne qui ont choisi de diffé-
rer la fermeture de leurs dernières cen-
trales nucléaires ou de relancer des
centrales au charbon. Mais il s’agit, on
l’a compris, de mesures d’urgence de
courte durée qui sont nécessaires pour
affronter l’hiver.
Un facteur aura été particulièrement
décisif dans la gestion récente des crises
– et le sera encore davantage à l’avenir :
la vitesse de décision et d’exécution. Il
n’aura fallu que quelques s­ emaines à
l’Europe pour changer son « logiciel »
avec le fonds de relance et la décision
inédite de s’endetter en commun. C’est
la même vitesse qui a p ­ révalu dans notre
réponse collective à la guerre d’agres-
sion menée par le Kremlin. Qui pouvait
penser, en février, que nous ­pouvions
nous découpler du gaz russe ? C’est
­désormais chose quasi faite.
Les temps difficiles que nous vivons
nous obligent à agir dans un environ-
nement complexe. Mais nous sommes
BRUNO DELESSARD/CHALLENGES-RÉA
forts de la plus grande démocratie
­o ccidentale fondée sur des valeurs
­universelles, un État de droit solide et
un principe r­ econnu d’égalité des
chances. 
Ils nous invitent aussi à agir vite, de
manière ­s olidaire et souveraine :
­l’Europe a montré, ces trois dernières
années, qu’elle pouvait être à la h
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Yuval Noah Harari

« La démocratie dispose
d’excellents mécanismes
d’autocorrection »

OLIVIER MIDDENDORP/SP

88 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

HISTORIEN
L’auteur du succès mondial « Sapiens »,
qui a familiarisé des millions de personnes avec
­l’anthropologie, les neurosciences ou l’intelligence
artificielle, souhaite s’adresser aux enfants avec
« Nous, les indomptables » (Albin Michel).
Le Point : Seriez-vous d’accord pour dire
qu’on peut choisir de ne désespérer de rien ?
Yuval Noah Harari : Je crois qu’il ne faut jamais sous-es-
timer la stupidité humaine. C’est l’une des plus
grandes forces de l’histoire de notre espèce. Mais il
ne faut jamais désespérer de trouver de la sagesse et
de la compassion non plus. Elles sont aussi des forces
puissantes, surtout face à un problème majeur, tel
que le changement climatique. Il est dangereux et ir-
responsable de se laisser aller au désespoir, parce
qu’on arrête alors d’essayer. L’un des problèmes que
je constate est que trop d’individus se racontent des
histoires dans lesquelles ils sont les victimes. Leur
identité est construite autour de cette victimisation
mais non autour d’un pouvoir individuel. C’est aussi
une histoire que des pays, certains
d’entre eux très puissants, comme la
Russie ou la Chine, se sont racontés ;
ils seraient des victimes de l’Occident. « Trop d’individus
Même en Occident, on entend de plus
en plus ce genre de discours victimaire :
construisent leur identité
même les hommes blancs aux États- autour de la victimisation,
Unis, soit l’un des groupes les plus pri-
vilégiés des deux derniers siècles, se mais non autour d’un
voient comme des victimes. La raison
de cela, c’est que le statut de victime ­pouvoir individuel.  »
vous déleste de toute responsabilité.
C’est ce qui rend très dangereux le fait
que de plus en plus d’individus et de pays cherchent
à atteindre ce statut. Nous pouvons tous choisir le
genre d’histoire que nous racontons à propos de nous-
mêmes et il est crucial que nous insistions collecti-
vement sur nos capacités d’action et sur notre pouvoir.
Quelle différence faites-vous entre dictature et
démocratie ?
Une dictature ne reconnaît pas ses torts. Un dictateur
qui ferait une erreur accuserait les étrangers, les en-
nemis ou les traîtres et utiliserait la situation pour
réclamer plus de pouvoir. La démocratie, en revanche,
dispose d’excellents mécanismes d’autocorrection.
Les élections en sont l’exemple le plus évident. Il
s’agit d’une opportunité, pour le public, de dire qu’ils
ont fait une erreur en élisant un parti plutôt qu’un
autre. La séparation des pouvoirs, la presse libre, les
cours de justice indépendantes permettent aussi ce
genre de correction.
Comment expliquer alors que la démocratie ne
soit pas bien plus répandue dans le monde
qu’elle ne l’est aujourd’hui ? Pourquoi la
démocratie n’est-elle pas bien plus attirante que
la dictature ?
Les dictatures sont très attirantes pour une partie de
la population. Il y a quelque chose de rassurant, de
réconfortant à entendre quelqu’un qui vous dit : « J’ai
toutes les réponses. Je ne fais pas d’erreur. Faites-moi
confiance et tout ira bien. » C’est d’autant plus vrai
maintenant que nous sommes noyés sous les infor-
mations. Nous nous sentons dépassés par le change-
ment climatique, la guerre en Ukraine, la pandémie…
Sur tous les sujets, des opinions contradictoires se
font face, et la plupart d’entre nous n’ont pas les ou-
tils nécessaires pour savoir laquelle est la bonne.
Beaucoup d’individus se tournent donc vers le
lien humain le plus fondamental, celui de faire
confiance à un autre quoi qu’il arrive. Ce rôle est joué
par les leaders charismatiques. Les gens établissent
souvent un lien personnel avec ces leaders. Bien sûr,
ils ne les connaissent pas personnellement, mais
c’est un lien personnel unilatéral. Ils suivent cette
personne, lisent ce qu’elle écrit sur Twitter, voient
ses images, et sentent qu’ils peuvent lui faire confiance.
C’est quelque chose de très humain de dire : « Je fais
confiance à cette personne. Je crois tout ce qu’elle
dit. Et si quelqu’un avance le moindre argument
contre elle, je ne l’accepterai pas. »
Pourquoi ce comportement se
retrouve-t-il chez autant de
monde ?
C’est compréhensible. Cela ren-
voie à quelque chose de très pro-
fond dans notre nature d’animal
social, qui consiste à faire confiance
à un autre être humain. L’alterna-
tive, qui est à mon avis une bien
meilleure stratégie, tout en étant
très difficile à mettre en œuvre sur
le plan psychologique, consiste à
faire confiance à une institution, comme les univer-
sités ou les cours de justice. On ne les connaît pas
personnellement, c’est une entité impersonnelle. On
ne fait pas confiance à un professeur ou à un juge en
particulier. C’est pourquoi la défiance à l’égard des
institutions démocratiques est une tendance inquié-
tante. Il faut aussi dire que les démocraties à grande
échelle sont une chose extrêmement rare dans l’his-
toire de l’humanité. Il s’agit d’une très bonne chose
à préserver. Pendant la majeure partie de l’histoire
de l’humanité, ces démocraties de masse étaient tout
simplement impossibles à mettre en place. Les dé-
mocraties de petite taille étaient les systèmes poli-
tiques originaux des êtres humains. Mais lorsque des
sociétés humaines plus importantes ont émergé
après la révolution agricole, ces démocraties ont
­disparu. Les seules dont nous ayons connaissance
dans les temps anciens sont celles de villes ou de tri-
bus, suffisamment petites pour que tout le monde
puisse discuter ensemble des événements. Pour
qu’une démocratie fonctionne, il faut être capable
de tenir une conversation. Nous n’avons aucun
exemple de démocratie à grande échelle avant …
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 89

… l’apparition des médias de masse à la fin de
la période moderne. Elle ne devient possible que
parce que nous pouvons avoir des conversations
politiques à travers les journaux, la radio ou la té-
lévision, auxquelles tout le monde participe. Mais
même dans ce cas, c’est encore très difficile.
Comment expliquez-vous que certaines
sociétés coopèrent bien mieux que d’autres ?
Est-ce parce qu’elles disposent simplement de
meilleures fictions ?
C’est une combinaison de plusieurs facteurs. Les
histoires en elles-mêmes sont toujours essen-
tielles, mais elles ne suffisent pas. Pour avoir une
nation, il faut une mythologie nationale. Cela ne
fonctionne pas autrement. Mais une fois que vous
avez une nation qui fonctionne,
vous avez également besoin
d’autres choses, comme une bu- « Cinquante personnes
reaucratie ou un système fiscal ef-
ficace. C’est pourquoi la qui travaillent ensemble
manifestation ultime du patrio-
tisme n’est pas de chanter l’hymne peuvent faire bien plus
national ou de lever le drapeau,
mais de payer ses impôts, afin que que cinq cents qui militent un
les autres habitants de votre pays
puissent bénéficier d’une bonne
isolément. »
éducation, de soins de santé et de
bien-être. Ce dont vous avez besoin, c’est d’une
mythologie nationale pour inspirer les gens. Mais
il faut aussi construire ce système bureaucratique
énorme, compliqué, qui collecte les impôts et
construit les hôpitaux. Vous avez besoin de poètes,
mais aussi de comptables, d’ingénieurs et
­d’infirmières.
Pourquoi est-il si important de mettre
l’histoire globale de l’humanité à portée des
plus jeunes, selon vous ?
Mon objectif principal est d’aider les enfants à com-
prendre qui ils sont. Chaque enfant se demande
« Qui suis-je ? D’où est-ce que je viens ? ». Dans de
nombreux pays, les écoles enseignent aux enfants
beaucoup de choses sur leur identité nationale.
Vous apprenez l’histoire de votre nation, de votre
peuple, de votre culture. C’est important, mais ce
n’est pas suffisant. Les gens sont des êtres incroya-
blement complexes, et notre identité nationale
n’est qu’une partie de ce que nous sommes. Chaque
personne est constituée de nombreux éléments,
qui proviennent du monde entier.
Vous aimez le football ? Il a été inventé par des
gens en Grande-Bretagne. Vous aimez le café ? Vous
devez remercier les Éthiopiens qui l’ont découvert
et les Arabes qui l’ont répandu dans le monde en-
tier. Vous aimez adoucir votre café avec du sucre ?
Vous devriez être reconnaissant aux Papous qui
ont domestiqué la canne à sucre en Nouvelle-Gui-
née il y a au moins 6 000 ans. Vous aimez la Bible ?
Elle a été écrite par des gens du Moyen-Orient il y
a 2 000 ans. Le dramaturge de l’Antiquité Terence,
90 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
né à Carthage au IIe siècle avant notre ère, a dit :
« Je suis humain, et rien de ce qui est humain ne
m’est étranger ». C’est très vrai. Chaque personne
est ­l’héritière de l’ensemble de la création humaine.
Votre nouveau livre, « Nous, les
indomptables » semble aussi avoir pour
ambition d’enseigner aux enfants à être de
meilleurs citoyens.
Est-ce le cas ?
Oui. Surtout, ce livre cherche à responsabiliser
les lecteurs concernant ce qui se passe autour de
nous. Le message central de l’ouvrage est que le
monde dans lequel nous vivons ne devait pas né-
cessairement être tel qu’il est. Il a été, pour une
grande part, créé par les humains eux-mêmes,
par le biais de leurs choix et de leurs
décisions. De ce fait, nous avons aussi
le pouvoir de changer le monde en
faisant des choix différents de ceux
de nos aînés, en racontant d’autres
histoires.
Nous, les indomptables est avant tout
livre d’histoire, mais véhicule l’idée
que l’histoire est une étude du chan-
gement plutôt que du passé. Lorsqu’on
apprend la façon dont les choses ont
changé dans le passé, on apprend aussi
comment changer le présent et, par ricochet, l’ave-
nir. Si quelque chose vous semble injuste, ou dan-
gereux, il vous est possible de le changer. Vous avez
même la responsabilité d’essayer.
Dans le cas de la lutte contre le changement
climatique, un individu ne peut jouer qu’un
rôle réduit. N’est-ce pas injuste de placer une
telle responsabilité sur l’individu ?
Si, bien sûr. Je ne veux pas sous-entendre qu’un
individu peut changer le monde par lui-même.
Ce n’est pas comme ça que ça marche : le message
du livre est que le véritable pouvoir de l’huma-
nité réside dans sa capacité à ­coopérer en grand
nombre. Nous ne sommes pas maîtres sur Terre
parce que nous sommes plus puissants ou intel-
ligents que les dauphins, les éléphants ou les
chimpanzés. Ce qui nous rend particuliers, c’est
notre capacité à coopérer en nombre illimité. Des
millions de personnes peuvent se rassembler au-
tour d’un projet ou d’un réseau. Lorsqu’on me de-
mande quelle est la meilleure chose à faire pour
s’occuper des problèmes du monde ma réponse
est toujours la même : il faut coopérer avec d’autres.
Il ne faut pas essayer de tout faire par soi-même ;
« Nous, les indomp- il faut rejoindre une organisation. Cinquante per-
tables. Comment les sonnes qui travaillent ensemble peuvent faire
humains ont conquis bien plus que cinq cents qui militent isolément.
le monde », Le poids du monde ne repose donc pas sur les
de Yuval Noah Harari épaules de chaque individu, mais il faut tout de
(Albin Michel, 168 p., même se souvenir que nous disposons tous d’un
19,90 €). À paraître le certain degré de pouvoir §
5 octobre. » PROPOS R­ ECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD
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 ANS
Nassim Nicholas Taleb
« Nous n’avons jamais
vécu dans un monde
aussi libre »
PHILOSOPHE ET STATISTICIEN
Ancien trader libano-américain,
­l’auteur influent du « Cygne noir » est
­professeur d’ingénierie du risque
à l’université de New York.
Le Point : Êtes-vous d’accord
avec l’idée qu’on peut choisir de
ne désespérer de rien ?
Nassim Nicholas Taleb : C’est une
question d’optimisme, ce qui dépend
de la personne et de la situation.
Quand je prends l’avion, je veux que
le personnel navigant commercial
soit très optimiste, et les pilotes hor-
riblement pessimistes. En finance,
quand on est trader, il ne faut pas es-
pérer, mais plutôt assurer ses ar-
rières. Le faux optimisme empêche
de prendre des mesures de précau-
tion ! Cette nuance s’applique aussi
à l’échelle de la société. Nous sommes
tous relativement progressistes et
conservateurs ; personne ne veut
que la société se fige totalement, autrement nous
serions encore au Moyen Âge ! Et en même temps,
la plupart d’entre nous ne veulent pas d’un chan-
gement trop rapide. Cette notion d’espoir a aussi
une connotation religieuse ; elle explique large-
ment le succès des religions organisées. Je suis un
grand défenseur de la religion, parce qu’elle donne
un certain espoir dans le futur sans heurter le pré-
sent. À part quelques fous, personne ne se suicide
dans l’espoir de passer dans un monde meilleur.
Il ne s’agit même pas de croyance : « amen » ne veut
pas dire je crois, mais j’ai confiance !
« Plus les choses s’améliorent,
plus les gens sont mécontents. »
92 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Qu’entendez-vous par là ?
On ne peut pas priver les gens de
l’espoir : il faut donc adopter une at-
titude binaire, en se protégeant
contre les choses qui nous menacent
tout en gardant une foi, un espoir
qui ne dérange pas. Or il existe de
mauvais espoirs ! Par exemple, les
gouvernements qui accumulent un
déficit budgétaire en espérant que
la situation s’arrangera d’elle-même.
Voilà un espoir qui fait mal. En re-
vanche, il ne faut pas non plus se
méfier de tout. Je remarque que les
paranoïas sont mal placées, en par-
ticulier chez les complotistes. Ces
derniers se méfient d’informations
largement vérifiables tout en croyant
aveuglément des charlatans comme
Edward Snowden.
En quoi Edward Snowden est-il
un charlatan ?
Nous n’avons jamais vécu dans un
monde aussi libre. Mais on assiste à
un phénomène, déjà identifié par
Alexis de Tocqueville dans le cas de l’égalité : plus
les choses s’améliorent, plus les gens sont mécon-
tents. Or c’est cette amélioration même qui pousse
les individus à avancer encore ! Ce phénomène
s’explique par le fait que nos cerveaux analysent
les anecdotes (partielles) plutôt que les statistiques
(l’état complet des choses). Dès lors, plus la trans-
parence gagne l’information, plus les gens pensent
qu’il existe des complots du gouvernement visant
à leur dissimuler des choses. Snowden en est un
symptôme. Pis, il se compromet auprès de Poutine
D.R/NT
et défend la liberté en Californie tout en se …
 ANS
… trouvant lui-même en Russie. Comme si
quelqu’un s’installait en Arabie saoudite pour dé-
fendre les droits des femmes à Paris.
La démocratie est un système autocorrectif. Les
lanceurs d’alerte permettent des rectifications du
système ; c’est l’avantage des démocraties sur les
autocraties, qui ne corrigent que rarement leurs
erreurs. Il faut se garder de recourir à de fausses
équivalences, en se concentrant sur l’anecdote plu-
tôt que sur la réalité statistique. Il y a une diffé-
rence entre un gouvernement élu qui maintient
l’ordre et une dictature qui exerce une répression
sur sa propre population. Les photos se ressemble-
ront peut-être, pas la situation. Cette focalisation
sur le bruit, sur le fait divers, plutôt que sur la ré-
alité statistique, est délétère, parce que cela em-
pêche de voir que le monde s’améliore sur bien des
plans.
Que pensez-vous alors des gens qui souffrent
d’éco-anxiété ?
Je suis heureux qu’ils soient là. Je veux que la so-
ciété ait une écologie d’individus
qui nous empêchent de faire cer-
taines choses, même si c’est pour
des raisons absurdes. Dans une so- « Snowden se compromet
ciété, il est important d’avoir des
pessimistes et des optimistes. C’est
auprès de Poutine et
la clé pour parvenir à un compro- ­défend la liberté en Cali-
mis.
On a pourtant des raisons de fornie tout en se trouvant
s’inquiéter du réchauffement
climatique…
lui-même en Russie. »
J’en suis très inquiet aussi. Mais on
a l’impression que lorsque l’incerti-
tude est très grande, la prise de décision est diffi-
cile. Pourtant elle est en réalité bien plus facile. Si
vous avez soif et que vous voyez un verre dont vous
ignorez le contenu, cette incertitude vous conduira
à ne pas le boire : c’est la solution évidente. Moins
on sait ce qui se passe, plus certaines solutions
s’imposent. Si on ne comprend pas le climat, il est
clair qu’il faut agir comme si ce dernier était en
danger d’altération radicale.
On va probablement être contraints de
consommer moins cet hiver en raison de la
crise énergétique.
Heureusement ! C’est ce qui s’est passé dans les an-
nées 1970. En 1973, la crise pétrolière a provoqué
une baisse de la consommation, et l’effet a été très
bénéfique. Cette crise a totalement détruit l’URSS,
parce que la moitié de ses revenus provenaient des
matières premières. Or la baisse de la consomma-
tion a entraîné une surabondance d’énergie, ce qui
a fait chuter les prix. Malheureusement, cette baisse
a aussi conduit à produire à nouveau des voitures
consommant beaucoup de pétrole. Le marché n’est
pas suffisant pour gérer ces effets : il faut donc une
éthique de régulation des consommations.
La stratégie russe de couper le gaz vers
94 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
l’Europe serait-elle donc court-termiste ?
C’est un suicide pour la Russie. Les individus vont
consommer moins de gaz, ce qui aura un impact
de long terme sur les prix. Soit dit en passant, il
faut être un peu fou pour s’appuyer sur les Russes,
ce qui est désormais très clair. Les adaptations à
venir vont donner une autonomie à l’Europe qui
dessert les intérêts russes : cet embargo sur les ex-
portations de gaz est une arme qui ne s’utilise
qu’une fois.
Pour en revenir au climat, le remplacement du
gaz russe par du charbon allemand n’est tout
de même pas une bonne nouvelle…
C’est pour cela qu’il faut s’appuyer sur le nucléaire.
En Allemagne, les mouvements antinucléaires
ont été largement financés par l’URSS. La théorie
de l’hiver nucléaire, promue entre autres par Carl
Sagan, était fondée sur des articles scientifiques
créés de toutes pièces par le KGB ! La désinforma-
tion russe ne date pas d’hier. Il est intéressant de
se souvenir que Vladimir Poutine était en Alle-
magne de l’Est à l’époque, il a dû en
tirer un certain nombre de leçons.
Le nucléaire présente effectivement
un danger ; mais de la même ma-
nière qu’il vaut mieux sauter dix fois
d’un mètre de hauteur qu’une fois
de dix mètres, il serait pertinent de
construire un grand nombre de pe-
tites centrales nucléaires afin de mi-
nimiser les conséquences d’un
potentiel incident.
Certains objectifs écologiques
semblent extrêmement
ambitieux, comme celui d’atteindre l’objectif
zéro émission nette de CO2 en 2050. A-t-on
un espoir d’y parvenir ?
Je ne suis pas un optimiste de nature, mais je crois
si ça se fait, cela sera très rapide : boule de neige ou
rien.. Au Liban, l’État ayant fait faillite, le prix de
l’électricité est monté : du coup, dans mon village,
tout le monde est en train de passer au solaire !
C’est la même chose pour la vente de voitures élec-
triques, qui connaît une accélération importante.
Nous sommes en train de nous passer des énergies
fossiles dans certains domaines.
Mais l’électrification ne risque-t-elle pas de
poser un problème d’accès aux terres rares
nécessaires pour la construction de batteries ?
La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de
construire des batteries avec autre chose que du
lithium. D’ici à 2050, il est évident que d’autres
techniques de fabrication auront été développées.
Il y a beaucoup de désinformation dans ce domaine,
en particulier du fait des compagnies pétrolières §
PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD
*
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 ANS
Steven Pinker
« Apprécier les valeurs
qui ont rendu possibles
nos réussites »
PSYCHOLOGUE COGNITIVISTE
Spécialiste du langage et des
­relations sociales, ce chercheur
­canadien-américain est professeur
à Harvard. Dernier livre paru :
« Rationalité » (Les Arènes).
P
our le psychologue, les
­données factuelles du pro-
grès doivent nous donner
confiance dans notre propension
à résoudre les problèmes de l’hu-
manité. Quand on pense à ceux
qui ont « choisi de ne désespérer
de rien », son nom vient vite à
­l’esprit.
Steven Pinker, psychologue
cognitiviste spécialiste du lan-
gage et professeur à Harvard, a en
effet consacré la plus récente
­partie de sa carrière d’essayiste à
susciter notre optimisme en nous
montrant, chiffres et données à
l’appui, comment notre monde
ne s’est jamais aussi bien porté.
Une œuvre commencée par
La Part d’ange en nous (Les Arènes, 2017) qui ex-
pose l’extraordinaire régression de la violence
observée dans les sociétés modernes, et poursui-
vie avec Le Triomphe des Lumières (Les Arènes,
2018) et Rationalité (Les Arènes, 2021), deux ou-
vrages détaillant les fondements du progrès hu-
main : la méthode scientifique, la raison,
l’humanisme et la philosophie libérale.
Aujourd’hui, toujours pour creuser ce sillon,
Steven Pinker se penche sur les effets psycholo-
giques de notre connaissance du progrès : pour-
rait-elle améliorer la santé mentale et nous
permettre d’aborder les problèmes locaux et
­g lobaux avec un état ­d ’esprit toujours plus
constructif ?
96 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Le Point : Pour ne pas
désespérer, à quels indicateurs
nous conseillez-vous de faire
en priorité attention ?
Steven Pinker : Commencez par
la chose la plus précieuse de toutes :
la vie. L’espérance de vie à la nais-
sance a plus que doublé au cours
du XXe siècle, et les taux de mor-
talité infantile et maternelle, mé-
triques fondamentales du bien-être
humain, ont également chuté par-
tout dans le monde. Voyez ensuite
la prospérité, en particulier au
plus bas de l’échelle, à savoir l’ex-
trême pauvreté : elle est passée de
90 à 9 % de la population humaine
au cours des deux derniers siècles.
Troisièmement, l’éducation, et le
fait que le taux d’alphabétisation
a augmenté pour atteindre près
de 80 % de la population mon-
diale, 90 % chez les moins de
25 ans. Les autres indicateurs de
premier plan sont : l’accès à l’élec-
tricité et à l’Internet ; le bonheur,
la santé mentale et le suicide ; le
travail des enfants et la maltraitance infantile ; la
violence envers les femmes ; le temps libre ; l’ac-
cès aux petits luxes de l’existence que sont les
voyages, les divertissements et une alimentation
variée. Enfin, on peut citer les mesures de la qua-
lité de l’environnement, notamment de la pureté
de l’air intérieur et de l’eau potable. Autant d’élé-
ments qui, en moyenne, se sont améliorés. Ce qui
ne signifie pas, bien entendu, que le progrès sur-
JESSE DITTMAR/REDUX-REA
vient partout et tout le temps.
Le secret n’est-il pas aussi de chercher à
comprendre le progrès ?
De fait, en appréhendant les données du progrès,
on en vient à se poser la question suivante : com-
ment a-t-il été rendu possible ? Parce que …
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30 000
EUROPE
DE L'OUEST
20 681 $
20 000
EUROPE
DE L'EST
10 000
MONDE 15 212 $
0 0
1850 1880 1900 1920 1940 1960 1980 2000 2018
… laissées telles, les choses empirent, elles ne
s’améliorent pas. L’existence même du progrès
sous-­entend que l’ingéniosité et la volonté hu-
maines ont résolu un problème dans le passé, avec
un certain degré de réussite. Et cela peut accroître
notre confiance dans le fait que nos efforts actuels
pourraient nous permettre de surmonter les dif-
ficultés auxquelles nous sommes confrontés au-
jourd’hui. Alors oui, on peut considérer cela comme
de l’optimisme, mais j’y vois plutôt les effets d’une
analyse rationnelle de la condition humaine. Ce
qui, j’insiste, ne veut pas dire que tout va pour le
mieux ou que les choses vont s’améliorer d’elles-
mêmes, bien au contraire.
Une pandémie, une guerre en Europe, une
crise économique que d’aucuns nous
annoncent comme la pire depuis la Seconde
Guerre mondiale… Les événements qui se
succèdent justifient-ils toujours un tel
progressisme éclairé ?
Incontestablement, l’invasion de l’Ukraine par
Poutine, qui a inversé soixante-quinze ans d’ab-
sence de guerre interétatique en Europe, et une
tendance mondiale à s’éloigner de la guerre en gé-
néral, est un énorme pas en arrière. Personne ne
connaît la suite. Il est possible que cela marque la
fin de la « longue paix » et le retour d’une ère d’af-
frontements entre empires et civilisations. Ou
alors, cette guerre sera un événement similaire à
la réintroduction de l’esclavage dans l’Empire
français par Napoléon après son abolition – une
régression tragique, mais temporaire. Cette hypo-
« La guerre en Ukraine est une régression tragique,
mais temporaire. »
98 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
L’évolution de la faim dans le monde
Part de la population mondiale ayant un apport énergétique
inférieur à ses besoins, en %
12 13,2 % 8,9%
en 2019
10
8
MONDE
6
4
2
Source : Our World in data.
2001 2004 2006 2008 2010 2012 2014 2016 2019
thèse est plus probable. Poutine a paralysé sa
propre économie, acquis des territoires ruinés et
hostiles qu’il lui faudra pacifier et reconstruire,
et il a échoué dans tous ses principaux objectifs.
Il n’a pas semé la désunion en Occident, ni stoppé
l’expansion de l’Otan, ni démilitarisé l’Ukraine et
il a encore moins bloqué son rapprochement de
l’Occident. Il n’a pas non plus permis à la Russie
de regagner le respect de la communauté interna-
tionale, ni étalé aux yeux du monde la puissance
et l’efficacité de l’armée russe. Rien ne dit que
d’autres dirigeants aient envie de marcher dans
ses pas…
Qui plus est, le progressisme éclairé n’éradique
pas tout ce qui est « mauvais » et il n’est pas tou-
jours porteur d’amélioration partout. Ce ne serait
pas du progrès, mais un miracle ! Pour que des ré-
gressions, même terribles, démentent ce progres-
sisme, il faudrait que les problèmes soient
permanents et insolubles et qu’aucun de nos ef-
forts ne parvienne à changer les choses. C’est tout
le contraire qui se passe : les vaccins et les antivi-
raux ont considérablement minimisé le nombre
de décès dus à la pandémie ; les décisions prises
par les gouvernements ont réduit, et non aug-
menté, le chômage provoqué par la situation sa-
nitaire… et Poutine a été sanctionné pour son
agression. Là encore, j’insiste, on ne connaît pas la
suite. Concernant la guerre en Ukraine, je ne suis
pas optimiste pour les années à venir. Mais l’his-
toire des pandémies et des récessions passées
montre que les progrès reprennent vite une …
 ANS

Démocraties, autocraties, qui gagne ? Un monde moins violent

Part des démocraties et des autocraties dans le monde, en %* Part des décès par homicide dans le monde, en %
100 15,8% 1
*Les régimes politiques selon AUTOCRATIES FERMÉES 0,73%
les critères de la classification en 2019
de Lührmann et al. (2018) et 33,9%
80
l'évaluation des experts
0,8 0,80% MONDE
de V-Dem. AUTOCRATIES
ÉLECTORALES
60 0,6

31,1%
40 DÉMOCRATIES 0,4
ÉLECTORALES
20 19,2% 0,2
DÉMOCRATIES
LIBÉRALES Source : Our World in data.
0 0
1850 1880 1900 1920 1940 1960 1980 2000 2021 1990 1995 2000 2005 2010 2015 2019

… fois la catastrophe initiale gérée. Nous de- probablement faux, ou du moins incomplet. Si
vrions concentrer nos efforts dans ce sens, pour votre appréciation de la réalité est liée aux actua-
que cela continue d’être le cas. lités, alors elle est systématiquement déformée.
Une vaste littérature en sciences Les informations que nous offrent les médias sont
comportementales et cognitives nous un échantillon non aléatoire et lourdement biaisé
apprend que lorsque les temps sont durs on des pires faits survenant sur la planète un jour
se ferme. N’avez-vous pas peur que le donné. La plupart des événements sont négatifs,
libéralisme hérité des Lumières soit en parce qu’il y a beaucoup plus de chances que
perdition, justement, parce que nous avons quelque chose tourne mal que bien. Et ce qui va
(ou qu’on nous donne) l’impression que nos bien tient souvent, précisément, du non-événe-
conditions matérielles se détériorent ? ment – c’est un pays en paix, une région qui ne
Oui, effectivement, cela m’inquiète. Lorsqu’on connaît pas la famine – ou de tendances ne bou-
prend pour acquis les réalisations et les réussites geant que de quelques points de pourcentage par
de l’humanité, aussi improbables et merveilleuses an, mais qui, petit à petit, cumulé sur le long terme,
qu’elles aient été, on ne parvient pas à apprécier ont de quoi transformer le monde. Dès lors, seuls
les valeurs qui ont rendu tout cela possible, en les grands ensembles de données peuvent nous
particulier la connaissance, la raison et la priorité fournir une image précise de l’état du monde et de
accordée au bien-être humain. Et l’on peut en ve- son évolution.
nir à ignorer, voire mépriser, les institutions mo- C’est la raison pour laquelle vous ne cessez de
trices de ces progrès : la démocratie libérale, la répéter : « Suivez les données, pas les gros
science, la presse libre, les marchés réglementés titres. »
ou encore les organisations de coopération inter- Oui, car de la sorte, vous pouvez prendre conscience
nationale. de toutes les améliorations qu’a connues le monde
En 2017, le « Guardian » faisait de vous l’un des et qui sont cachées dans les journaux : diminution
chefs de file du « nouvel optimisme ». Que de l’extrême pauvreté, des guerres, des génocides,
pensez-vous de cette étiquette ? de l’analphabétisme, du racisme, de la criminalité
Elle n’est certainement pas de mon fait ! L’opti- violente, du temps de travail, des décès acciden-
misme est un état d’esprit, celui qui vous fait voir tels et de l’oppression des femmes. Autant d’infor-
le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Mon mations qui auraient de quoi rendre optimiste, si
propos, en réalité, n’est pas tant de vous faire chan- jamais l’optimisme était la conséquence de la dé-
ger votre vision du monde que de vous faire com- couverte de nouveaux faits, pas d’un changement
prendre que ce que vous pensez en savoir est de mentalité § PROPOS RECUEILLIS PAR PEGGY SASTRE

« Si votre appréciation de la réalité est liée aux actualités,

alors elle est systématiquement déformée. »
100 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
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 ANS

Élisabeth Badinter
Réagir est un devoir
PHILOSOPHE mais sur la raison, le rela­tivisme sur l’universalisme,
L’écrivaine est spécialiste du siècle des Lumières. un phénomène dramatique qu’accélère encore le règne
Dernier ouvrage paru : Les Conflits d’une mère des réseaux sociaux. Or nous n’avons jamais eu au-
tant ­besoin de connaissance et d’esprit critique. Si je
(Flammarion). parviens à ne pas désespérer complètement, c’est grâce
à l’esprit de résistance que m’a transmis mon père, qui

J
usqu’à très récemment, je n’ai jamais été tentée
par le désespoir, un état de conscience qui nous
fait penser que tout est perdu, et qui à mes yeux
ne peut être atteint que lorsque la mort est là, soit
parce que votre santé est irrémédiablement touchée,
soit parce qu’une guerre abominable fait des ravages
autour de vous… Mais je peux vous confier que j’ai
quand même un pied dans le désespoir, même si l’autre,
heureusement, tient bon. La raison ? L’inquiétude ter-
rible que me cause la chute vertigineuse de notre école
publique laïque dans les classements internationaux,
et nos constats nationaux ! Une école qui est l’un de
nos biens les plus précieux, surtout pour toutes celles
et ceux qui ont besoin d’un ascenseur social en état
de marche, mais que l’on voit plonger, notamment
parce que le ressenti et les croyances y priment désor-
m’a toujours inculqué l’idée qu’en présence de fautes
graves, d’injustice, réagir est un devoir.
On reproche à la France, dernièrement, l’usage du
mot « laïcité ». Je crois qu’il est mal compris et qu’il
faut être très clair : la laïcité n’est pas un combat contre
les croyances dans la société française, mais la sépa-
ration de l’Église et de l’État qui garantit, à l’école, une
parole libre et de vérité. L’école est le lieu où l’on ac-
quiert des connaissances, pas des croyances. Et notre
laïcité permet aussi aux Françaises de protéger leurs
droits contre les religions qui les ont privées de tant
de libertés personnelles. Au moment où la moitié des
États américains prohibent l’avortement, donc de dis-
poser de son corps, il est bon de rappeler cette sépa-
ration de l’Église et de l’État, et que Dieu ne fait pas
la loi en France § PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Boris Cyrulnik
Décider de voir autrement le monde
NEUROPSYCHIATRE
L’essayiste a « vulgarisé » la notion de ré-
silience. Dernier livre paru : Le Laboureur
et les Mangeurs de vent (Odile Jacob).
dernières années. Maintenant après un trauma, il faut tout re-
il faut choisir, trois chemins penser pour se remettre à
s’offrent à nous. vivre.
– Se résigner c’est consen- Et chaque fois qu’une
tir à la mort. Quand le psy- culture s’est effondrée, les
chisme s’éteint, l’angoisse Humains qui ne voulaient
HELENE BAMBERGER/OPALE.PHOTO – VALENTINE VERMEIL/REA

P
our penser par soi-même, nous de-
vons nous nourrir de la pensée des
autres. Un désert relationnel où il
n’y aurait rien à comprendre serait le
royaume du désespoir. Pour se mettre
en marche, il faut une équipe, une étoile
du Berger, une rencontre, un rêve ou un
compte à régler. Alors la vie prend sens
et métamorphose la manière de la res-
sentir.
L’histoire de notre monde est faite de
catastrophes, d’effondrements suivis de
virages qui amorcent une nouvelle vie.
C’est ce qui vient de nous arriver, ces
102 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
disparaît, on se laisse faire,
c’est tout.
– Mais un danger nous menace.
À chaque période de chaos, de boulever-
sement écologique et culturel, un sau-
veur apparaît qui nous vend de faux
espoirs. « Je sais d’où vient le mal » dit-il,
« c’est Dieu qui nous punit, c’est l’étran-
ger qui vient manger notre pain. Votez
pour moi, je vais régler ce problème ».
Beaucoup de dictateurs, élus démocra-
tiquement, n’ont fait qu’ajouter du mal-
heur au malheur.
– Mais quand une autre vie apparaît
pas mourir ont découvert
d’autres techniques et établi
de nouvelles relations. Ils ont
choisi de nouvelles expressions artis-
tiques, tissé de nouveaux liens sociaux
et modifié l’échelle de leurs valeurs
éthiques.
« En choisissant de ne désespérer de
rien », nous décidons de voir le monde
autrement et de nous y engager pour le
réformer. Pourrions-nous appeler ces
métamorphoses « renaissance » ? Pas de
doute, il faut rêver et retrousser ses
manches §
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 ANS
Peter Sloterdijk
« Le point est
un très beau symbole »
PHILOSOPHE
Le philosophe le plus décapant
­d’Europe évoque ce que représente
pour lui.. le point ! Dernier ouvrage
paru : « Faire parler le ciel » (Payot).
Le Point : La vie intellectuelle
est-elle un antidote au
désespoir ?
Peter Sloterdijk : Dans les années
50 et 60 peut-être, parce qu’il y avait
dans la pensée, alors, une dimension
utopique. La confiance en la vie théo-
rique y était, du reste, plus forte que
maintenant. Aujourd’hui, on pense
plutôt à la formule de Nietzsche se-
lon laquelle les intellectuels sont
des « légionnaires du moment pré-
sent », un peu des mercenaires qui
se font payer par les circonstances…
Je préfère pour ma part habiter sur
la montagne et m’exercer, selon l’exigence
nietzschéenne, à bien supporter le froid.
« Le monde est déchiré par le conflit des
déprimés et des mégalomanes », nous
écriviez-vous en mars 2019. Ne vivons-nous
pas aujourd’hui un moment désespérant pour
vous, l’européen convaincu, alors que certains
pays d’Europe, agités de passions nationales-
populistes, parfois mégalomanes (ou
déprimées), défient l’idée européenne à
laquelle vous croyez tant ?
La peur, c’est vrai, s’invite dans le « palais de cris-
tal » européen, pour reprendre la métaphore qu’uti-
lisait Dostoïevski pour décrire l’existence dans une
sphère de prospérité. Des populations se sentent
mises de côté et estiment que les promesses d’amé-
lioration sociales-démocrates n’ont pas été tenues.
Cette peur peut se transformer du jour au lende-
main en rage contre le « système », mais ces ré-
flexes primitifs qne sont pas expansionnistes,
comme ceux qui s’exprimaient avant la Première
Guerre mondiale. Il s’agit davantage de réflexes
craintifs, défensifs ; on a peur de devoir partager
avec autrui la « rente de lieu » que vous donnait
104 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
auparavant le fait d’être né en Eu-
rope : soit une certaine situation éco-
nomique, un certain confort médical,
par rapport à ceux qui habitent en
dehors de ce palais de cristal. Le re-
pli dans les illusions nationalistes
est donc préoccupant. Mais je crois
que se produit en même temps un
réveil de l’identité européenne qui
devrait nous redonner espoir. La
guerre en Ukraine nous sort de cette
nuit nationaliste : elle nous prouve
que nous avons des intérêts com-
muns, pour ne pas parler de valeurs
communes. Héraclite disait que la
nuit chaque homme vit dans son
monde et que le jour il rentre dans
le « koïnon », l’ensemble des choses
que nous partageons. Il me donne
envie d’espérer !
« Le Point » fête ses 50 ans. Que
vous inspire ce moment ?
Une modeste contribution. Inspirée justement par
le nom de votre journal. Je viens en effet d’écrire
un petit essai sur l’apparition dans la pensée grecque
du point, le signe de la simplicité absolue. Il joue
un rôle semblable à celui de l’atome : par rapport
à la ligne, le point est l’élément qui n’est plus divi-
sible (ce que signifie le mot « atome »). En ce sens,
le point est l’élément au-dessous duquel il n’est
pas possible de trouver plus petit : ce que les phi-
losophes appellent un « noème » pur. Je trouve que
c’est donc un très beau symbole que de se baptiser
Le Point. Il y a l’idée que l’intelligence peut se ras-
sembler autour de ce minimum essentiel, ce point
neutre entre ce que Descartes appelait le dualisme
de l’esprit et de la matière. Quand le point est ap-
paru dans l’Histoire, on a décidé de le matérialiser
typographiquement, sur la page, par une petite
boule d’encre figurant le point limite à partir du-
AUBREY WADE/PANOS-REA
quel la pensée peut se reposer et recommencer,
après la régression analytique, à faire demi-tour,
à entamer une progression pour entrer, enfin, dans
la sphère de la construction. Oui, un beau sym-
bole, quand on tient à la vie intellectuelle §
PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT
AVEC LE PRÊT
À IMPACT POSITIF,
PLUS VOUS RECYCLEZ
VOS DÉCHETS,
PLUS LE TAUX
DE VOTRE PRÊT BAISSE
 ANS

Mieux vaut combattre

le pire que rêver
perpétuellement du meilleur
par André Comte-Sponville
PHILOSOPHE
« Exister, c’est insister, continuer à être et
à agir », écrit le philosophe, qui aurait pu
souscrire à la phrase de Claude Imbert.
Mais lui plaide pour un gai désespoir, une
sagesse désespérée. Dernier ouvrage
paru : « Le Plaisir de penser » (Vuibert).

L
a formule de Claude Imbert (qu’on
trouve aussi à quelques variations
près chez Pline le Jeune) semble es-
camoter une dimension qui, pour l’athée
que je suis, est importante : le fait qu’il
y a bien quelque chose de désespérant
dans la condition humaine, puisque l’on
meurt. Celui qui dit « J’espère ne jamais
mourir » est un imbécile ou un croyant
(quoique hérétique s’il se croit chrétien),
et j’essaie de n’être ni l’un ni l’autre. Puis
il y a le réel même, qui ne se donne pas André Comte-Sponville, chez lui, en Normandie, en 2021. Il fait sienne la « sagesse désespérée » de Camus.
à espérer mais à connaître. Si vous espé-
rez qu’il n’y a pas de dérèglement clima- lonté », disait Gramsci. Il avait raison : Enfin, la formule de Claude Imbert
tique, que ce n’est qu’un mythe ou un un homme d’action est le contraire d’un ne dit rien des limites de l’espérance, par
complot, vous êtes un climatosceptique, rêveur. Et un homme heureux se recon- quoi elle est la marque de notre faiblesse,
et je ne le suis assurément pas. Faut-il naît à ceci qu’il a cessé d’espérer le bon- comme disaient déjà les stoïciens, bien
alors s’enfermer dans la désespérance, heur pour demain. De là ce que j’ai appelé plus que de notre vertu. On n’espère que
je veux dire dans la tristesse, la dépres- un gai désespoir, que Camus, en son ce qui n’est pas, que ce qu’on ignore ou
sion ou la mélancolie, ne plus penser temps, avait déjà évoqué (« Il n’y a pas qui ne dépend pas de nous. On n’aime
qu’à la mort et s’en désoler, attendre le d’amour de vivre sans désespoir de vivre ») ou on ne transforme que ce qui est, qu’on
néant ou la catastrophe sans rien faire ? mais dont on trouve aussi la trace dans connaît au moins en partie, ou qui dé-
Au contraire ! Plus on a conscience de la les sagesses antiques ou orientales. pend de nous. Ce n’est pas l’espoir qui
finitude sans appel de la vie, plus on fait agir, mais le désir, la volonté et
tient à la vivre bien, le plus intensément, l’amour ! Cela ouvre la voie, que j’ai
le plus dignement, le plus heureuse- Un homme voulu, après d’autres, explorer. Il ne s’agit
JULIEN FAURE POUR « LE POINT »

ment possible ! Là-dessus ,voyez Épicure,
Montaigne, Spinoza. Et plus on prend
en compte le réel tel qu’il est, plus on se
donne les moyens de le transformer.
Mieux vaut combattre le pire que rêver
perpétuellement du meilleur ! « Pessi-
misme de l’intelligence, optimisme de la vo-
106 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
pas de s’interdire d’espérer, tâche im-
heureux se reconnaît possible et vaine, encore moins de dé-
sespérer de tout (ce qui supposerait qu’on
à ceci qu’il a cessé n’ait plus peur de rien), mais simple-
­d’espérer le bonheur ment d’espérer un peu moins (donc de
craindre un peu moins), et surtout de
pour demain. connaître, d’agir et d’aimer un peu plus §
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87, rue de Richelieu 75002 Paris, RCS PARIS n° 054 500 814 – SIRET 054 500 814 00063 – Illustration non contractuelle destinée à exprimer une intention architecturale d’ensemble
et susceptible d’adaptations : Asylum – septembre 2022.
 ANS
Robin Dunbar
« Apprendre dans le bac
à sable de la vie »
ANTHROPOLOGUE ET BIOLOGISTE
Spécialiste du cerveau et du comportement social
des primates, le Britannique Robin Dunbar est
­professeur émérite de psychologie évolutionnaire
à Oxford. À paraître en 2023 : « Amitiés ».
R
obin Dunbar est de ces scientifiques dont la
bonhomie détonne face à l’envergure de
l’œuvre. Ce spécialiste de la biologie du com-
portement est célèbre pour le « nombre » qui porte
son nom : 150, soit le maximum d’amis qu’on peut
avoir, nombre qui coïncide avec la dimension type
une tribu paléolithique. Mais son apport à la connais-
sance de notre humanité est loin de s’arrêter là. On
lui doit la prodigieuse hypothèse du « cerveau so-
cial » qui démontre les liens réciproques entre la
taille du cerveau d’une espèce et celle de son réseau
social caractéristique. Ou encore la théorie du lan-
gage par le commérage, voulant que le langage ait
évolué dans notre espèce pour nous permettre
d’échanger des informations sociales stratégiques
pour notre survie et notre reproduction.
108 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Le Point : Faire le choix de ne désespérer de
rien, est-ce une bonne attitude selon vous ?
Robin Dunbar : L’optimisme est toujours une bonne
idée. C’est lui qui vous fait sortir de votre lit le ma-
tin, frais et dispos pour attaquer votre journée. En
avant !
Le contraste entre la solidité de vos
recherches sur les différences
comportementales entre hommes et femmes
et leur assise biologique, et le peu de cas
qu’en font les médias ou, pire, les politiques,
n’est-il pas, quelque part, une raison de
désespérer ?
TOM PILSTON/PANOS-REA POUR « LE POINT »
Le monde est bourré d’idéologies contre lesquelles
nous devons lutter. Je suis persuadé que l’explica-
tion patiente finira par l’emporter et par convaincre.
Mais cela peut prendre beaucoup de temps et être
très frustrant, parce que personne n’aime renon-
cer à son idéologie préférée !
Qu’est-ce qui fait que ces données sont si
difficiles à populariser ?
Renoncer à nos idéologies est toujours extrême-
ment difficile, même en science ! Parce que cela
implique d’admettre que nous avons peut-être eu
tort. Il est toujours douloureux de devoir renon-
cer aux convictions et aux croyances que nous
avons chéries parce qu’elles ont donné un sens et
une stabilité à nos vies. M’est avis que cela s’ap-
plique à chacun d’entre nous. Nous pouvons vivre
des épiphanies lorsque nous entendons parler
d’une idée qui nous fait dire : « Bon sang, mais c’est
bien sûr  ! » Sauf que ce sont des moments à haut
risque, où nous quittons l’emprise d’une idéolo-
gie portée par un leader charismatique pour la
remplacer par une autre, et un autre leader charis-
matique. Finalement, que de tels moments soient
relativement rares est peut-être un motif de ré-
jouissance. Le plus souvent, pour abandonner ses
vieilles idées, il faut se laisser persuader longtemps…
Ne peut-on pas déplorer un manque de
connaissance des soubassements biologiques
des comportements humains dans l’opinion
publique ?
La bataille entre ceux pour qui notre comporte-
ment est inné et ceux qui le croient acquis ne date
pas d’hier… On la retrouve dans la religion depuis
des milliers d’années : dans le christianisme, il y a
les sectes qui croient que tout est prédéterminé et
celles pour qui nous devons gagner notre place au
paradis. Plus récemment, on la déniche dans les
idéologies, en priorité dans le marxisme-léninisme,
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mais elle est encore présente dans de nombreuses
idéologies cherchant à « rendre le monde meil-
leur », des années 1960 à aujourd’hui. Ceux qui
cherchent à rendre le monde meilleur craignent
que, si le comportement est inné, leur projet pro-
gressiste est voué à l’échec – qu’il est impossible
de créer un avenir meilleur. Ils sont donc obligés
de croire que tout comportement est acquis. Mais
vous savez quoi ? Rien dans la vie n’est ni entière-
ment acquis ni entièrement inné (c’est-à-dire gé-
nétique) : en biologie, tout est toujours un peu des
deux. Ce à quoi nous devons vraiment nous atte-
ler, c’est de comprendre quelle part de notre com-
portement est à même d’être modifiée, et là où c’est
impossible.
Dans « Amitiés »*, votre autobiographie
scientifique, vous semblez circonspect face à
la peur que peuvent susciter les réseaux
sociaux – en montrant qu’au bout du bout on
s’en sert comme nos arrière-grands-parents se
servaient du téléphone, pour communiquer
avec des gens que nous fréquentons dans la
« vraie vie ». Pourquoi ?
Les réseaux sociaux présentent de nombreuses ca-
ractéristiques utiles, c’est certain, mais rien n’est
gratuit dans la vie ou en biologie : il y a toujours des
inconvénients à tout ce qui est un avantage. Le sel
est bon pour la santé, mais l’excès de sel est …
ARMES ANCIENNES ET
OBJETS MILITAIRES
ART ASIATIQUE
SACS ET BAGAGES
VINS & SPIRITUEUX
 ANS

… mauvais ; la viande est bonne pour la santé,
mais un régime exclusivement carné provoque un
empoisonnement aux protéines ; l’oxygène est bon
pour la santé, mais l’oxygène pur est toxique, etc.
Le fait est que le monde social humain est pro-
bablement la chose la plus compliquée de l’uni-
vers, et il nous faut beaucoup de temps pour
maîtriser les compétences nécessaires pour le gé-
rer. À 5 ans, nous sommes presque totalement
compétents sur le plan langagier et dans bien
d’autres domaines de la vie quotidienne, mais il
nous faut encore une bonne vingtaine d’années
pour devenir pleinement qualifiés dans le domaine
social – et même là, aucun d’entre nous ne le maî-
trise parfaitement ! De telles compétences sont la
diplomatie, la flexibilité et la tolérance, et nous ne
pouvons les apprendre que dans ce que j’appelle
le « bac à sable de la vie » – en jouant avec d’autres
enfants dans un contexte auquel nous ne pouvons
échapper, et qui nous force donc à apprendre à
faire des compromis. Si vous vivez votre vie en
ligne, vous n’acquérez pas ces compétences – là est
le véritable danger § PROPOS RECUEILLIS PAR PEGGY SASTRE
*
 À paraître en 2023 aux éditions Markus Haller.

Le regard d’Elizabeth Colomba

ARTISTE
Elizabeth Colomba est une ­artiste peintre
française. Coautrice de « Queenie, la mar-
raine de Harlem » (Anne Carrière), elle a
notamment réalisé en juin 2022 la une du
« New Yorker » ­célébrant le jour de l’Éman-
cipation des esclaves afro-américains.

P lus qu’un simple

portrait de l’au-
trice, couturière et
philanthrope
afro-américaine
Harriet P. Jacobs,
cette peinture est un
hommage à la téna-
cité et à la résilience
d’une femme face à l’oppression. Née
­esclave en 1813 et harcelée sexuellement
par son maître, Jacobs s’enfuit pour New
York, passant d’abord sept années cachée
et accroupie dans un réduit pour proté-
ger ses enfants. L’idée fixe de son escla-
vagiste le conduit à publier des images COURTESY ELIZABETH COLOMBA – TAWNI BANNISTER/NYT-REDUX-REA

d’elle pour la retrouver, présentant la

jeune femme comme vêtue d’une « pa-
rure gaie et à la mode », formulation dont
s’est inspirée Colomba dans sa peinture.
Cette description non seulement révèle
le talent de Jacobs pour la couture, mais
dévoile aussi l’obsession de son maître.
Une fois à New York, Jacobs intégra les
réseaux abolitionnistes afin de militer
auprès d’eux. Gouvernante le jour, elle
devient écrivaine la nuit. Son autobio-
graphie – l’une des rares de son genre –
reste une œuvre puissante de résistance
où l’on retrouve la vérité de son enfer, de
« Apprêtée et vêtue de charmante manière » (2022), d’Elizabeth Colomba. son esclavage et de sa survie § PEGGY SASTRE
110 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
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La technologie est l’une des

114 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

clés d’un monde meilleur
par Tim Cook
PDG D’APPLE
Pour faire face aux défis qui s’annoncent,
le chef du géant américain est convaincu
que nous devons, malgré les périls, avoir
foi dans l’avenir et dans l’innovation.

I
l y a tout juste 50 ans, le premier nu-
méro du magazine Le Point enjoignait
à ses lecteurs à travers la France de ne
jamais désespérer de rien. L’Europe était
alors en pleine guerre froide, et il s’agis-
sait d’encourager les Français à rester
optimistes. Ainsi, malgré des temps
­difficiles, le magazine appelait ses lec-
teurs à imaginer un avenir meilleur pour
eux-mêmes et pour le reste du monde.
Cet état d’esprit doit demeurer au-
jourd’hui. Certes, nous devons faire face
à de nombreux défis, d’ordre aussi bien
économique qu’environnemental et
­géopolitique. Mais nous ne devons dé-
sespérer de rien, car nous ne pouvons
tout simplement pas nous le permettre.
Au contraire, les enjeux auxquels nous
sommes confrontés requièrent notre
­totale attention. Et grâce aux nouveaux
outils dont nous disposons, je crois
­p rofondément en notre capacité à
nous rassembler pour les surmonter,
tous ensemble.
Chez Apple, nous avons toujours
été optimistes quant au potentiel des
technologies à améliorer la vie de cha-
cun. Nous sommes convaincus que,
lorsque la technologie est empreinte
d’humanité, elle peut avoir un impact
immensément positif sur le monde.
Cette inébranlable conviction nous
anime lorsque nous créons des produits,
comme dans tout ce que nous faisons.
Le changement climatique est un
exemple flagrant. Qu’il s’agisse …

L e 1er octobre 2019, Tim Cook

APPLE INC.

venait à la rencontre des étudiants

de Polytech Montpellier.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 115

« Chez Apple, nous avons toujours estimé qu’il était de notre responsabilité d’aider à faire avancer des solutions. »
… des incendies qui ont ravagé les
forêts ­françaises cet été ou des vagues
de chaleur qui ont touché le monde
­entier, la crise climatique s’accentue
de mois en mois. Mais notre détermi­
nation à lutter contre ce phénomène
s’accentue tout autant.
En ce moment même, des entreprises
de toutes tailles et de tous secteurs
prennent des mesures concrètes pour
réduire leur empreinte carbone. Dans
le domaine du climat, des entrepreneurs
introduisent des initiatives de façon à
proposer des solutions d’avenir. Des
­développeurs mettent au point des
­applications pour nous aider à mieux
comprendre notre propre impact sur
l’environnement afin que nous adop­
tions ainsi un mode de vie plus du­
rable. Des associations et des militants
écologistes sensibilisent l’opinion et
­exigent des actions concrètes de la part
des leaders du monde entier. Dans tous
les secteurs, des organisations travaillent
activement ensemble et montent des
projets communs pour aider à réduire
les gaz à effet de serre, lancer des inno­
vations et protéger notre planète.
En tant qu’entreprise, nous avons
toujours estimé qu’il était de notre res­
ponsabilité non seulement de contri­
116 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
buer à des solutions pour faire face aux
grands défis auxquels nous sommes
confrontés, mais, plus encore, d’aider
à les faire avancer. C’est aussi dans ce
but qu’après avoir atteint la neutralité
carbone pour nos bureaux et nos ma­
gasins à travers le monde, nous nous
sommes engagés à étendre cet objectif
à toute notre chaîne logistique et au
­cycle de vie de nos produits d’ici à 2030.
C’est également dans ce but que nous
avons fait de l’innovation notre priorité,
­notamment en matière de recyclage,
avec l’objectif de pouvoir un jour nous
approvisionner sans extraire aucun
­matériau de la terre. Et c’est encore
dans ce but que nous sommes profon­
dément concernés par les autres grands
enjeux que peuvent être l’accessibilité,
le respect de la vie privée, la santé et
l’éducation.
Cet espoir se renforce
chaque jour :
la jeunesse actuelle
est prometteuse
et talentueuse.
Ce sont des domaines, parmi de nom­
breux autres, dans lesquels le monde
fait des progrès importants et où nous
constatons que la technologie a un grand
rôle à jouer et peut vraiment faire la
­différence. Le monde est plein d’initia­
tives innovantes et inspirantes – certai­
nes qui améliorent déjà la vie des gens,
d’autres dont l’impact reste à découvrir
– et je ne peux, par conséquent, m’em­
pêcher d’être optimiste pour l’avenir.
Cet espoir se renforce chaque jour,
quand je vois la génération qui aura pour
mission de continuer ce que nous avons
commencé. Qu’il s’agisse des enfants
qui s’ouvrent à des opportunités totale­
ment nouvelles en apprenant à coder
ou des étudiants en France et ailleurs
qui remettent en question les anciens
modes de pensée : la jeunesse actuelle
est prometteuse et talentueuse. Ces
jeunes utilisent les technologies pour
répondre à des problèmes complexes,
non pas malgré les difficultés auxquelles
nous faisons face, mais à cause de
BROOKS KRAFT/APPLE INC.
celles-ci. Pour Apple, leur formidable
passion est une source d’inspiration, de
créativité et une motivation pour amé­
liorer le monde dans lequel nous vivons.
Et nous avons hâte de créer, ensemble,
un avenir meilleur §
 ANS

Stéphane Bancel 
« Dans dix ans,
on gérera les cancers
comme on gère le diabète »

CHARLES KRUPA/AP/SIPA

118 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

PDG DE MODERNA
Pour ce Marseillais, cofondateur de ce laboratoire
­américain qui s’est imposé pendant la pandémie,
nous n’en sommes qu’au début de la révolution ARNm.
Dans son viseur : les virus respiratoires, les maladies
­tropicales et même le cancer.

F
ondée en 2010 à Boston, l’entreprise de Stéphane
Bancel est aujourd’hui la seule au monde, avec sa
­rivale, Pfizer-BioNTech, à proposer des vaccins à
ARN messager (ARNm) contre le Covid-19. Le centra-
lien de 50 ans, formé chez BioMérieux, imagine déjà
la suite. Ce sera d’abord un vaccin unique contre toutes
les formes de grippe. Puis, un sérum contre un certain
nombre de virus c­ hroniques. Et enfin, d’ici une décen-
nie, un traitement contre la plupart des cancers. Un
vaste et enthousiasmant programme.

Le Point : Notre fondateur, Claude Imbert,

estimait qu’il ne fallait jamais désespérer de rien.
Partagez-vous cet état d’esprit ?
Stéphane Bancel : Entièrement ! Étant entrepreneurs,
on a dû tout construire à partir de rien chez Moderna.
On a connu de nombreux échecs. Mais on n’a jamais
désespéré. PUB
Quelle force intérieure vous a poussé
à vous lancer dans cette aventure ?
Je me suis dit, il y a environ dix ans, que si on parvenait
à découvrir une manière de produire des médicaments
à partir de l’ARN, lequel fonctionne un peu comme
­l’informatique avec un code, on allait être capables de
changer la médecine pour toujours. Si vous regardez
l’industrie pharmaceutique depuis cent cinquante ans,
il n’y a eu que deux grandes révolutions technologiques
jusqu’à maintenant : la petite chimie fine et les recom-
binants [les vaccins dits à ADN recombinant consistent à
insérer un gène du virus dans une cellule afin de produire un
antigène, NDLR]. L’ARN messager est la troisième. Et son
impact sera encore plus considérable.
À part le Covid, quels sont les domaines
d’application ?
Il y a trois grands domaines. D’abord, les maladies
­respiratoires d’origine virale. Aujourd’hui, il y a une
­dizaine de virus, aux symptômes similaires à ceux de
la grippe, qui peuvent rendre malade ou tuer. Nous
­travaillons à un vaccin unique pour les contrer tous.
Ce sera progressif. Moderna produira, d’ici deux ans,
un vaccin contre la grippe et le Covid. Puis, d’ici quatre
à cinq ans, un vaccin capable de gérer à lui seul 90 %
des maladies respiratoires d’origine virale. Le …

« Dès nos débuts, on s’est dit

qu’on allait continuer quoi
qu’il arrive, jusqu’au dernier
centime dans nos caisses. »
 ANS
… deuxième grand domaine, ce sont les virus
qui nous rendent malades dans la durée. Notam-
ment celui d’Epstein-Barr : il provoque la mono-
nucléose et peut être un des facteurs explicatifs de
la sclérose en plaques. Ou encore le cytomégalo-
virus : c’est la première cause des déformations du
fœtus dans les pays développés. Il n’existe, à l’heure
actuelle, aucun sérum pour les enrayer car ils sont
très complexes. La technologie de l’ARN messager
devrait permettre d’y parvenir, avec des premiers
traitements commercialisés d’ici trois à quatre ans.
Quel est le troisième grand domaine ?
C’est le cancer. Étant une mutation de l’ADN, il
peut donc, lui aussi – du moins dans la plupart des
cas – être traité par la technologie de l’ARN mes-
sager. Dans dix ans, nous devrions être en mesure
de gérer la plupart des cancers comme on gère le
diabète. J’ai 50 ans, donc je dis souvent à mes amis
que le but est d’essayer de rester en bonne santé
pendant les dix prochaines années. Comme on a
de plus fortes probabilités de déve-
lopper un ­cancer après 60 ans, ma
génération devrait être l’une des
­premières à bénéficier des futurs
traitements. Nous travaillons aussi
sur le VIH. Mais là, on ne sait pas du
tout quand on sera prêts car le VIH
mute tout le temps et parce que notre
compréhension de son fonctionne-
ment est encore limitée.
Où en êtes-vous de vos projets
de traitement contre
les maladies tropicales
comme l’infection au virus Zika
ou le chikungunya ?
C’est un autre de nos chantiers. Beau-
coup de grands laboratoires y ont
­renoncé ces dernières années, car ils ne sont pas
parvenus à trouver le bon modèle économique.
Notre plateforme et notre manière décentralisée
de travailler devraient nous permettre d’y arriver.
En mars, nous avons lancé le programme « mRNA
Access », grâce auquel n’importe quel scientifique
dans le monde peut utiliser notre base de données
pour concevoir un vaccin sur son propre champ
d’expertise. Je vous donne deux exemples : un nou-
veau vaccin contre la tuberculose avec l’Institut
Pasteur de Paris, et un vaccin contre la rage avec
l’Institut Pasteur de Tunis.
Vous est-il arrivé de douter de l’ARN
messager, cette technologie révolutionnaire
sur laquelle vous avez tout misé ?
Oui, beaucoup ! Ma confiance dans l’ARN messa-
ger a fait des yoyos extraordinaires dans les deux
ou trois premières années du projet. Il y avait des
semaines où j’étais convaincu qu’on allait révolu-
tionner la médecine, et d’autres où je me disais
qu’on n’y arriverait pas… Mais abandonner n’a
­jamais été une option.
120 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Vous aviez levé, avant le Covid, plus de 3 mil-
liards de dollars sans pour autant avoir sorti un
seul produit. La pression devait être massive…
Oui, mais nous avons toujours été transparents
avec nos investisseurs. Je me souviens qu’on leur
avait clairement dit : « Ce sera ou zéro ou beaucoup.
Si ça marche vous serez riches, si ça ne marche pas vous
aurez perdu votre mise ! » Dès nos débuts, on s’est
dit qu’on allait continuer quoi qu’il arrive, jusqu’au
dernier centime dans nos caisses. On se voyait
comme des alpinistes. On grimpait, on grimpait,
on grimpait, sans se retourner, et en se disant qu’on
finirait bien par atteindre le sommet. Tant qu’il y
avait de la vie, il y avait de l’espoir. Et heureuse-
ment, plus on avançait et plus on découvrait de
nouveaux débouchés.
Quand le Covid-19 est apparu, la plupart
des observateurs pensaient qu’il faudrait
attendre trois ans pour créer un vaccin.
Étaient-ils pessimistes ?
Ils ont manqué d’informations.
Peu de gens parmi les leaders scien-
tifiques mondiaux avaient alors
conscience de la vitesse à laquelle
les spécialistes de l’ARN messager
pouvaient aller. Je me souviens
d’être allé voir l’équipe du docteur
Anthony Fauci, qui conseillait la
Maison-Blanche dans la lutte contre
le Covid, en septembre 2019. Quand
je leur ai dit qu’il nous faudrait seu-
lement soixante jours pour com-
mencer les premiers essais cliniques,
ils m’ont rigolé au nez ! Le docteur
Fauci m’a rappelé qu’il avait fallu
vingt mois pour démarrer les essais
clini­ques lors du premier virus Sras,
en 2002. Et moi, je lui disais qu’on pouvait aller dix
fois plus vite. Le pari a été tenu. Au début de la
crise, le monde scientifique a aussi sous-estimé
l’ingéniosité humaine.
Qu’entendez-vous par là ?
Quand tout le monde est focalisé sur un objectif,
les choses vont plus vite. Pendant la pandémie,
toute la communauté scientifique mondiale a
œuvré de manière extraordinaire. Je n’avais jamais
travaillé sept jours sur sept de ma vie. Et pourtant,
on l’a tous fait. Je me rappelle que le matin, en
­arrivant au bureau, on se demandait : « Quel jour
on est aujourd’hui ? » Personne ne savait si on était
dimanche, lundi ou mardi. L’enjeu était tel qu’on
était tous mobilisés. On a fait en un an ce qui au-
rait dû prendre plusieurs années. Il m’arrivait de
CHARLES KRUPA/AP/SIPA
faire trois réunions sur Zoom avec la FDA [Food
and Drug Administration, NDLR] dans la même
­journée, alors qu’il aurait fallu deux ou trois mois
en temps normal. Quand chaque heure compte,
quand tout le monde est sur le pont, la collabora-
tion humaine peut faire des miracles.
Une autre crise nous menace, celle du réchauffe-
ment climatique. Pensez-vous qu’une mobilisation
rapide, à l’image du développement fulgurant
des vaccins contre le Covid-19, soit envisageable
pour venir à bout de cet immense défi ?
Totalement. Le réchauffement climatique est une me-
nace majeure. Mais je ne sais pas si l’on va pouvoir la
régler. Car on a un problème d’alignement des pays. Il
y a encore trop de gens sur la planète qui doutent de
son existence. Certaines personnes ont aussi pensé que
le Covid-19 était une farce, mais heureusement elles
sont restées très minoritaires. Notamment parce que
chacun a rapidement vu des membres de son entou-
rage tomber malade. Donc on a pu agir vite. Mais s’agis-
sant de la crise climatique, on a un vrai problème de
consensus mondial.
Se prépare-t-on assez à lutter
contre un prochain Covid ?
Seuls les virus respiratoires peuvent créer des pandé-
mies planétaires. Car les virus non respiratoires, comme
Ebola ou Monkeypox, se propagent moins vite – et heu-
reusement. Le risque qu’un nouveau Sars plus mortel
que le Covid surgisse me semble faible. Mais si cela de-
vait arriver, Moderna serait certainement capable de
sortir un vaccin en six mois. Toutes les familles de virus
respiratoires sont connues. Grâce à l’augmentation de
nos capacités industrielles, nous serions en mesure de
fabriquer 3 milliards de doses par an. Si j’ajoute la ca-
pacité de notre concurrent Pfizer, cela fait deux socié-
tés à ARN messager qui peuvent produire 9 milliards
de doses annuellement. C’est suffisant pour vacciner
l’ensemble de la population mondiale.
« La période pandémique, de l’évolution rapide
du virus et de la contamination planétaire presque
continue, sera terminée fin 2022 », disiez-vous
l’an dernier, dans une précédente interview
au « Point ». En a-t-on fini avec le Covid ?
Oui, je pense que la période pandémique du Covid est
terminée. Mais il ne va pas disparaître pour autant. Il
faut savoir qu’avant le SARS-CoV-2, 10 à 15 % des hos-
pitalisations en Europe et aux États-Unis étaient dues
chaque année à de vieux coronavirus issus de pandé-
mies antérieures. Comme la grande grippe de 1870, qui
était un coronavirus. Elle continue toujours à circuler.
Donc le SARS-CoV-2 ne va pas disparaître ; il va deve-
nir endémique. En revanche, l’espèce humaine va
construire une immunité collective. Et on va pouvoir,
dans le cas des personnes âgées ou plus fragiles, gérer
ce virus avec des rappels, comme la grippe.
Que vous inspirent les nombreuses
critiques faites à la science et aux scientifiques
sur les réseaux sociaux ?
Ça m’inquiète beaucoup pour les démocraties à travers
le monde. Les pères fondateurs des démocraties occi-
dentales pensaient que l’espèce humaine, devenant
mieux éduquée et mieux informée à travers le temps,
pourrait mener des discussions de plus en plus nour-
ries pour aller de l’avant. Or, avec les réseaux sociaux,
tout le monde peut dire n’importe quoi. Et ce …
 ANS

… « n’importe quoi » a souvent plus de suc-
cès que la vérité ! C’est dramatique. Il faut que
les hommes retrouvent le goût de la vérité.
C’est d’ailleurs pour cela que j’ai accepté cet
­entretien. Les journaux comme le vôtre ont un
rôle extraordinaire à jouer. Selon une étude, la
­moitié des Américains disent se contenter de
leur fil d’actualité Facebook pour s’informer.
Quand j’étais jeune, on consultait la presse ou
des encyclopédies.
Pourquoi avez-vous récemment attaqué
Pfizer-BioNTech en justice ?
Pendant la pandémie, malgré le fait que nous
avions constaté une utilisation de certains de
nos brevets par Pfizer-BioNTech, nous avons
­décidé de ne rien faire car nous voulions que tout
le monde puisse se concentrer, y compris nos
concurrents, sur la lutte contre le Covid-19. Mais
maintenant que la pandémie s’est calmée, et que
nous sommes dans une situation où il y a plus
de vaccins que de demande – de nombreuses
­sociétés ont mis des dizaines de milliers de doses
à la benne faute de demande, y compris dans les
pays en voie de développement –, nous pensons
qu’il est important que notre propriété intellec-
tuelle soit respectée et indemnisée.
Espérez-vous contraindre votre concurrent
à signer un accord de licence ?
On verra. Nous n’avons pas pour objectif d’obte-
nir l’interdiction de la production des produits
Pfizer-BioNTech. Les dirigeants de cette entreprise
disent toujours qu’ils sont pour le respect des bre-
vets. Eh bien, ils n’ont qu’à appliquer ce principe.
Où en est votre projet d’ouvrir une usine
en France ? Y avez-vous renoncé ?
Nous avons annoncé la création de trois usines :
une au Canada, une en Angleterre et une en Aus-
tralie. Pour la France, les discussions sont en cours.
J’aimerais qu’elles avancent plus vite et je crois
que le président Macron aussi. Pour l’instant, nous
n’avons pas encore trouvé un schéma qui puisse
convenir à toutes les parties. Mais comme je suis
un entrepreneur optimiste, je ne désespère pas §
PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS MIGUET

Notre esprit de compétition…

par Carlos Tavares
PDG DE STELLANTIS
Le patron du groupe automobile,
adepte d’une détermination sans faille,
nous livre ses solutions pour tenir bon.

J e suis honoré de pouvoir contribuer

à la célébration de l’anniversaire du
Point, un magazine de référence et ac-
teur des débats de notre société au cours
des cinquante ­dernières années.
Le titre du premier éditorial plein de
sens de Claude Imbert, écrit dans la
­dynamique des Trente Glorieuses – on
ne parlait pas encore du premier choc
pétrolier – prend une dimension nou-
velle dans le contexte chaotique am-
biant dans lequel nous opérons avec
nos équipes et dans lequel nous vivons
en tant que citoyens. L’histoire ne se
­répète pas, elle s’amplifie, et je souscris
totalement à l’état d’esprit que ce titre
BLONDET ELIOT/ABACA

inspire. Il est en parfaite résonance

avec celui de Stellantis, l’entreprise que
j’ai le privilège de diriger et que je tra-
duirais par : « Never Ever Give Up ! »
Plus que l’optimisme béat, qui peut
122 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
 Agilité mentale, précision
dans l’exécution et
­résilience sont les meilleurs
­antidotes au désespoir.
jouer le rôle d’un soporifique puissant au service
du statu quo, c’est l’agilité mentale, la précision
dans l’exécution et la résilience qui sont les meil-
leurs antidotes au désespoir et permettent d’ou-
vrir le champ des possibles. Ces limites ne doivent
pas être le fait du seul dirigeant, comme une sorte
de fait du prince. C’est au contraire une apprécia-
tion et une action collectives qui doivent fédérer
l’équipe et faire bouger les lignes en engageant le
corps social de l’entreprise ainsi que ses parties
prenantes. À Stellantis il n’y a pas de « Old Co » ou
de « New Co », mais simplement « ONE Co » !
À Stellantis, notre performance opérationnelle,
obtenue dans un contexte de crises cumulatives
(disponibilité des semi-conducteurs et de l’éner-
gie, inflation des matières premières, fragmenta-
tion des marchés, tensions géopolitiques…),
démontre que notre détermination est sans faille
et que nous avons délibérément « choisi de ne déses-
pérer de rien ». Notre esprit de compétition est le
fondement de la pérennité que nous construisons
jour après jour pour être utiles et contribuer à ré-
soudre les enjeux sociétaux auxquels font face les
citoyens. Il ne faut pas dogmatiquement inquié-
ter les générations futures, au risque de désespé-
rer ceux qui nous succéderont.
Nous, décideurs économiques et politiques,
sommes les « passeurs de relais » d’un bien com-
mun qui est la liberté de mouvement. Nos conci-
toyens peuvent légitimement être inquiets au
regard de la réalité des éléments environnemen-
taux factuels portés par les médias et qui nour-
rissent leur opinion individuelle. Le risque de
désespoir est d’autant plus fort que le futur s’ajoute
au présent et que les réseaux sociaux permettent
l’expression de positions dogmatiques que les faits
contredisent. C’est pourquoi un hebdomadaire de
référence comme Le Point a un rôle déterminant à
jouer afin d’éviter que leur inquiétude légitime ne
se transforme en désespoir, qui est un puissant fer-
ment de dérèglements sociétaux et de risques pour
nos institutions, fragilisées par la récurrence des
crises que nous traversons.
Construisons aujourd’hui avec bienveillance
une mobilité durable pour le plus grand nombre,
que Le Point pourra saluer en 2072 comme ayant
été un moteur de progrès et de cohésion, en citant
Robert Mallet (1) dans l’éditorial de son centenaire :
« Ce n’est pas l’impossible qui désespère le plus, mais le
possible non atteint. » §

1. Apostilles ou l’utile et le futile, de Robert Mallet (1972).

Il faut refuser un monde
où la pollution serait la norme
par Estelle Brachlianoff
DIRECTRICE GÉNÉRALE DE VEOLIA
La patronne du leader français de
la gestion de l’eau, des déchets et de
l’énergie estime que, loin de chercher des
coupables, il faut se retrousser les manches
pour remporter le défi climatique.
E
n dépit des catastrophes naturelles
et des crises qui se succèdent, il y a
de nombreuses raisons d’espérer !
Les progrès de la médecine et des ser-
vices essentiels qui ont augmenté la
­durée et la qualité de vie de milliards
de personnes, le potentiel immense de
l’écologie des solutions, la mobilisation
des jeunes pour un développement
124 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
­ artagé et équilibré… Mais quand s’ac-
p Nous vivons une période charnière
croissent les désordres du monde et,
avec eux, la tentation du baisser-les-bras,
l’espérance devient choix, exercice de
la volonté, détermination sans cesse
­renouvelée. En tant que directrice gé­
nérale de Veolia, le choix de ne jamais
désespérer résulte, notamment, de
­l’expertise et de l’inventivité de notre
groupe au cours de ses 169 années
­d’existence ; de la force d’un collectif
composé de femmes et d’hommes
­passionnés par leur métier. Il résulte
aussi de nos refus : refus d’un monde
où la pollution serait la norme, refus
de  la pénurie de ressources essentielles,
refus du chômage et de l’exclusion.
entre deux mondes, l’un au mode de
­développement intenable, et l’autre qui
aspire à être durable, l’un qui s’estompe,
et l’autre qui éclot. À l’échelle de la
­planète, nous n’en sommes qu’aux
­prémices de la transformation écolo-
gique. La moitié des solutions néces-
saires à cette transformation existe. Les
entreprises, les villes, les centres de re-
cherche ont la capacité d’inventer l’autre
moitié. Avec eux, nous y travaillons
­activement. C’est en se mobilisant
LUDOVIC MARIN/AFP
pour déployer les solutions existantes
et pour créer celles qui manquent,
­plutôt qu’en désignant des coupables,
que l’on construira l’avenir §
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industrielles
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Nous agissons pour contribuer à préserver les ressources de la planète.

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d’une eau de qualité, consommée en quantité responsable, sur toute notre chaîne de valeur.

CRÉER LA BEAUTÉ QUI

FAIT AVANCER LE MONDE
 ANS
Stewart Butterfield
« L’obsession de ne vouloir
faire aucune erreur paralyse »
COCRÉATEUR DE FLICKR ET DE SLACK
Pour l’entrepreneur, qui a revendu la messagerie
professionnelle Slack à Salesforce, il ne faut pas
­hésiter à prendre le risque de l’échec pour parvenir
à ses fins.
L
’homme d’affaires canadien Stewart B­ utterfield,
49 ans, a grandi dans une cabane en bois, dans
un petit village de l’Ouest canadien, avant de
devenir une figure de la Silicon Valley.
Le Point : Vous avez grandi
dans une zone reculée
de Colombie-Britannique...
Stewart Butterfield : J’ai en ­effet
passé les cinq premières années
de ma vie dans une cabane sans
accès à l’eau ni à l’électricité, en
Colombie-Britannique. Mes
­parents y étaient arrivés trois
ans auparavant. Mon père ve-
nait de New York, ma mère de
Montréal. C’était une décision
délibérée de leur part, comme
une réaction au sentiment que
le monde était en train de
­s’écrouler. Mon père voulait
ainsi éviter d’être enrôlé pour
la guerre du Vietnam. L’histoire
est faite de cycles, dont certains
sont particulièrement violents,
mais il y a généralement de
bonnes choses qui viennent
après. Je pense qu’il y a toujours
une raison d’être optimiste.
Il existe, en ce moment, un
rejet du progrès technique…
Si les impacts de la technologie
à court terme peuvent être par-
fois mitigés, à long terme ils
sont ­généralement très bons. Prenez la Tamise, à
Londres, et la rivière Charles, à Boston : au XIXe
siècle, lors de la révolution industrielle, ces cours
d’eau étaient extrêmement pollués. Eh bien, au-
jourd’hui, nous avons réglé le problème, on a pu
y réintroduire des poissons, sans remettre en
126 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
­question les avantages de la révolution industrielle.
Les nouvelles technologies
sont-elles à ce point bénéfiques ?
Il nous faudra un peu de temps pour comprendre
comment tirer parti de ces technologies sans
­subir certains de leurs inconvénients. Je pense par
exemple au fait de passer, moi compris, beaucoup
trop d’heures par jour sur nos téléphones. Mais
c’est quand même magique ! Quand j’étais enfant
et que je voulais une information, je devais me
rendre physiquement dans une bibliothèque pour
l’obtenir, à moins de connaître
personnellement un expert du
domaine. Aujourd’hui, je peux
me procurer n’importe quel livre
en moins de dix secondes. Je suis
allé récemment en Italie pour
le mariage d’un ami : alors que
je ne parle pas un mot d’italien,
j’ai pu communiquer avec tout
le monde, en utilisant les outils
de traduction instantanée.
Mais ce nouveau monde
connecté a un impact
écologique important...
La Terre a connu des périodes
­particulièrement chaudes et
d’autres beaucoup plus froides.
Je ne doute pas que, d’ici à cent
ans, nous aurons trouvé une
­s olution qui garantisse le
­bien-être et la santé sur Terre.
Mais à court terme, la situation
peut apparaître dramatique
pour certaines populations
­vulnérables. Le Pakistan en est
un bon exemple, tout comme le
Bangladesh. Il est donc difficile
de dire que tout ira bien, alors
que, pour des dizaines de mil-
BLOOMBERG/GETTY IMAGES
lions de personnes, tout sera dévasté, et qu’elles
y perdront leurs maisons.
Faut-il remettre en cause la recherche
du progrès ?
Je pense au contraire qu’il faut investir davantage
dans les sciences. Les technologies de …
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 ANS

« Nous n’allons pas forcément

réussir à inverser le changement
climatique, mais nous allons
multiplier les adaptations. »
… ­capture du carbone sont de plus en plus performantes
et de moins en moins coûteuses. Idem pour le solaire. Vous
­savez, il est parfois moins coûteux d’investir dans une instal-
lation solaire que de faire passer un câble électrique sur quelques
kilomètres de terrain. Nous n’allons pas forcément réussir à
inverser le changement climatique, mais nous allons multi-
plier les adaptations.
Avant de créer Flickr et Slack, vous avez essuyé
de nombreux revers. Diriez-vous, comme Steve Jobs
en 1984, que les Français ne devraient pas avoir peur
de l’échec ?
Ce qui paralyse est l’obsession de ne vouloir faire aucune
­erreur. Beaucoup, en entreprise, sont ainsi paralysés par la
perspective de leur évaluation par leur supérieur hiérarchique,
quand une promotion ou une augmentation de salaire se joue.
Ils veulent pouvoir dire à leur manageur : « Regardez ce projet
sur lequel j’ai travaillé. Il a été couronné de succès. » Et donc tout
ce qui comporte un risque, ils veulent l’éviter. Si une décision
apparaît risquée, alors ils veulent avoir quinze réunions avec
vingt personnes différentes pour diffuser la responsabilité
« Le remède,
en cas d’échec. Si vous pouvez faire en sorte que les gens
­surmontent ça, vous avez gagné.
Le travail à distance va-t-il s’imposer dans le futur ?
c’est l’action ! »
Ma fiancée est à la tête d’une entreprise qui vend des bagages.
Son équipe doit se réunir régulièrement pour examiner
chaque produit, vérifier que les coutures sont bonnes, que les Philippe Oddo
fermetures éclair fonctionnent, et réfléchir à la conception.
Mais les personnes travaillant dans le domaine de la compta- ASSOCIÉ-GÉRANT DE LA BANQUE ODDO BHF
bilité, de la finance ou encore du droit ont moins de raisons de Le banquier, à la tête du groupe familial devenu la première
se réunir tous les jours. Par ailleurs, le fait de pouvoir embau- ­société financière franco-allemande, assure que c’est en faisant
cher des personnes capables de travailler au moins en partie preuve d’adaptabilité que l’on peut faire face aux défis à venir.
à distance permet de recruter sur une base beaucoup plus large.
À quoi pourrait ressembler Slack à l’avenir ?
Imaginez que vous commenciez aujourd’hui un nouveau « Je vous confirme qu’il ne faut jamais
­travail. L’idée serait, en vous connectant une première fois, désespérer de rien ! Le meilleur remède
d’accéder à tous les messages importants de votre service. Vous
pourriez également assister aux formations nécessaires, lire au désespoir, c’est l’action. À chaque
les réponses aux questions que tout le monde se pose, tout fois que je me suis retrouvé dans une
comme rattraper des réunions auxquelles vous n’avez pas pu
assister. Le principal avantage de Slack, par rapport aux e-mails, situation difficile, je me suis attaché
est de rassembler un grand nombre de fonctionnalités de à réduire le terme de mes objectifs
­manière fluide.
Vous avez appris seul à programmer. Faut-il enseigner
tout en précisant leurs ambitions.
le code informatique à nos enfants ? Il peut arriver qu’il faille redessiner des
JULIEN FAURE POUR « LE POINT »

Oui, mais, davantage que tel ou tel langage, qui peut devenir ­perspectives du jour au lendemain.
moins pertinent avec les années, je pense que c’est la logique
qui est derrière tout cela qui est intéressante. Être capable de On peut imaginer que certains
penser clairement et logiquement permet de conceptualiser ­Ukrainiens, aujourd’hui, doivent redéfinir
le monde. C’est ce qu’explique le physicien Carlo Rovelli, dans
L’Ordre du temps, mon livre de chevet du moment §  leurs ­objectifs heure par heure. »
PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME GRALLET PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS MIGUET

128 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 2022

EGIS
Groupe international d’ingénierie
de la construction et d’exploitation

NOVAFRANCE ENERGY
Spécialiste du développement

Acteur
de projets dans les énergies
renouvelables

2021

majeur de GROUPE STERNE

l’investissement
Services de transport
et de logistique

VALGO

dans la
Revitalise les sites industriels

CETIH
Spécialiste de

transition
l’enveloppe de l’habitat

2020

énergétique
AMARENCO
Producteur indépendant
d’énergie solaire

EUROGROUP
Fournisseur de composants
L’action pour le climat n’attend pas. Tikehau Capital s’est saisi de moteurs électriques
depuis bientôt 10 ans des enjeux climatiques et de la nécessité
ENSO
de tenir son rôle dans la transition vers une économie et un Société de services d’énergie
avenir plus durables. Notre plateforme à impact apporte des et de production d’électricité
solutions de financement pour réduire à grande échelle l’empreinte renouvelable

carbone de notre économie. Comment ? En accompagnant en COOLPLANET

priorité les secteurs de l’efficacité énergétique, de la mobilité Décarbonisation de l’industrie
bas carbone et des énergies propres. En mobilisant, avec notre
Centre d’Action Climat, un réseau d’experts chargés de structurer 2019
des solutions efficaces et d’accompagner les entreprises dans
leur transition au quotidien. L’action pour le climat n’attend pas.
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Efficacité énergétique
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des bâtiments

2018

1 milliard €
GREENYELLOW
Solution de Transition énergétiques

investi dans le développement de 14 entreprises avant 2018

œuvrant pour la transition énergétique.
EREN
Producteur Indépendant
d’électricité d’origine
renouvelable (solaire et éolien)

Quadran QUADRAN
Producteur d’énergie solaire

ASSYSTEM TECHNOLOGIES
Groupe d’ingénierie indépendant
 ANS
Thomas Buberl
« Je ne suis pas sûr que nous allions
vers un monde de privations »
DIRECTEUR GÉNÉRAL D’AXA
Pour ce fervent européen, patron allemand de
­l’assureur, les entreprises ont les moyens financiers,
­humains et technologiques de faire face à la situation.
Le Point : Cette rentrée 2022 est anxiogène.
Les crises s’enchaînent et s’empilent les unes
sur les autres. Cela vous désespère-t-il ?
Thomas Buberl : C’est vrai, le paysage est sombre.
Nous sommes dans une période périlleuse avec
des défis multiples et simultanés
qui additionnent leurs effets. Cette
succession de chocs crée une for-
midable p ­ ression sur le système
et impose des e­ njeux fondamen-
taux que nous croyions acquis : la
paix, la défense, la santé, l’énergie.
Mais le plus grand risque, à mes
yeux, est de nous laisser envahir
par un sentiment d’impuissance.
Nous devons, au contraire, être
­actifs, lucides et volontaires. C’est
mon état d’esprit en cette rentrée
en tant que dirigeant d’entreprise.
Dans un contexte comme celui
que nous vivons, les entreprises
ont un ­devoir d’action et de res-
ponsabilité. D’abord, parce que c’est leur ADN. En-
suite, parce qu’elles en ont les moyens financiers,
humains et technologiques. Enfin, parce que les
transformations à venir sont inéluctables, donc
il faut les prendre à bras-le-corps. Nous avons dû
faire face par le passé à des situations terribles,
nous avons su y répondre quand nous avons agi
collectivement.
Le monde qui nous attend sera-t-il
forcément plus mauvais que celui d’avant ?
La sobriété, est-ce « moins de tout » ?
Je ne suis pas sûr que nous allions vers un monde
de privations. Personne ne peut prédire ce que l’in-
novation et le progrès nous apporteront demain.
Nous devons, en revanche, revoir nos priorités et la
manière dont nous consommons. Je pense notam-
ment à l’énergie. La situation actuelle nous fait
prendre conscience des enjeux. La sobriété est une
chance d’atterrir en douceur par un effort c­ ollectif.
130 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Mais, à plus long terme, nous devons repenser la
manière dont nous consommons nos ressources.
En tant qu’assureur, vous êtes confronté à toutes
les catastrophes que le monde contemporain
endure… Y aura-t-il bientôt des événements
qu’aucune entreprise ne pourra plus assurer ?
Plus les temps sont durs, plus l’assurance démontre
son caractère vital. À AXA, nous faisons notre mé-
tier et continuerons à le faire. Mais nous le disons
depuis des années : il faudra de nouvelles actions
collectives si nous voulons protéger efficacement
contre des risques plus globaux
et plus coûteux, comme le chan-
gement climatique ou le risque
­cyber. Nous ne partons pas de
zéro. Le régime des catastrophes
naturelles en France est efficace et
démontre bien comment mutua­
lisation et anticipation permettent
de protéger les populations. La
­prévention doit aussi jouer un rôle
essentiel.
Il y a des solutions, mais il nous
faut réfléchir à un nouveau pacte
de solidarité, du même niveau
d’ambition que le compromis
­historique de l’État providence en
Europe après 1945.
Dans ce monde divisé, vous qui êtes le patron
allemand d’un grand groupe français,
comment envisagez-vous le rôle de l’Europe ?
L’Europe reste une idée neuve. Elle est la bonne
échelle pour agir face aux défis du monde, coopé-
ration climatique ou découplage Chine-États-Unis.
Nous portons collectivement la conviction que
paix et prospérité peuvent être atteintes par le droit
et la coopération. Et puis, ne noircissons pas le
­tableau. Nous avons des atouts, des positions, des
savoir-faire enviés. Être la première aire consom-
matrice du monde, c’est un réel pouvoir et une
réelle responsabilité pour fixer des normes afin de
protéger usagers et citoyens, sur la question des
ÉLODIE GRÉGOIRE/RÉA
données personnelles par exemple. Le conflit ukrai-
nien a conduit à un réveil stratégique qui donne
une nouvelle identité et une nouvelle force à l’idée
européenne, soucieuse de défendre ses valeurs et
ses modes de vie § PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE BORDET
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 ANS

L’espoir est dans le cœur

par Masih Alinejad
JOURNALISTE ET MILITANTE
Contrainte à l’exil par la République
islamique, l’opposante féministe est à
l’origine du mouvement qui a amené des
Iraniennes à retirer leur voile obligatoire,
un acte devenu le symbole de résistance
au régime.

J
e m’appelle Masih Alinejad et je suis
née dans un petit village appelé Qomi
Kola, dans le nord de l’Iran. Ma fa-
mille a toujours été très traditionnelle
et religieuse, de sorte qu’elle me faisait
porter le voile islamique même à l’inté-
rieur de la maison. Mon seul espace de
liberté se trouvait dès lors dans le che-
min qui séparait mon domicile de l’école,
où le tchador (voile intégral) était obli-
gatoire pour les jeunes filles. J’y retirais
discrètement mon hidjab, jusqu’à ce que
mon père me prenne un jour en flagrant
délit. En m’apercevant, il m’a craché
­dessus. Mais je ne lui en veux pas. Je sais
qu’il m’aime et qu’il a été victime d’un
lavage de cerveau de la part d’un sys-
tème qui l’a dressé contre sa propre fille.
Un régime selon lequel je dois recevoir
une éducation islamique si je compte
aller un jour au paradis. Cette idéologie
a bouleversé ma vie. Au lendemain de
la révolution en 1979, les femmes se sont
vu confisquer la plupart de leurs droits
civiques. Je n’ai jamais pour ma part eu
la possibilité de montrer mes cheveux
en public, de chanter, de faire du vélo
ou de me rendre au stade de football. La
situation a été encore plus dure pour ma
mère. Elle, qui ne portait à l’époque du
STEFAN FALKE/LAIF-REA POUR « LE POINT »

chah qu’un foulard ample, s’est retrou-

vée du jour au lendemain revêtue d’un
tchador noir qui ne laissait dépasser que
son nez. Mais, à vrai dire, ma mère a tou-
jours été mon modèle. Contrainte sous
la République islamique à rester vivre à
la maison, elle n’a jamais souhaité que
je suive le même destin. Face à l’injus-
tice qui nous frappait, elle m’a appris
que je n’avais que deux options : …
132 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
des Iraniennes dévoilées

 asih Alinejad à New

M
York, le 22 septembre.

U ne manifestante iranienne brûle son foulard sous les acclamations de la foule.
Cette photo, publiée le 19 septembre sur Twitter, est devenue virale.
… me ­résoudre à devenir une femme
au foyer ou lutter. J’ai choisi la seconde.
J’ai décidé de devenir la championne de
ma propre vie. Au lieu de rester une vic-
time, je suis devenue une combattante.
J’ai été ainsi la première jeune fille
exclue du lycée de mon village pour
avoir osé remettre en cause l’existence
de Dieu. J’ai été envoyée en prison pour
avoir écrit sur un mur que la religion
était répressive en Iran. Je suis la pre-
mière femme de Qomi Kola à être tom-
bée enceinte avant même de célébrer
mon mariage, puis à divorcer de mon
mari à l’âge de 19 ans, car il était hors de
question de vivre jusqu’à la fin de mes
jours avec un homme que je n’aimais
plus. Pour toutes ces raisons, mon nom
a été entaché de honte dans mon propre
village et j’en ai été exclue. J’ai alors dé-
cidé de déménager à Téhéran pour de-
venir journaliste, afin de donner une
voix à tous ceux qui, comme moi, n’en
avaient pas. Au début des années 2000,
j’ai commencé à écrire pour des jour-
naux iraniens réformateurs. À l’époque,
je croyais sincèrement à la possibilité
pour le système islamique de se réfor-
mer de l’intérieur et d’apporter enfin
leurs droits aux femmes. En tant que re-
porter, j’ai révélé beaucoup d’affaires au-
tour des salaires et des habitudes des
parlementaires iraniens. Or ceux-ci n’ont
134 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
répondu qu’en m’attaquant sur mon
­apparence physique et la façon dont je
portais le voile. En réalité, ils ne m’en-
visageaient qu’à travers mon image
sexuée. Dès lors, j’ai compris que ce pou-
voir ne me verrait jamais pour ce que je
suis. Peu à peu, j’ai été écartée de tous
les journaux avec lesquels je collaborais.
L’autocensure était de mise dans tous
les médias. À la veille du mouvement
vert de 2009 contre la réélection de Mah-
moud Ahmadinejad à la présidence, les
autorités iraniennes m’ont proposé de
quitter le pays et je me suis exilée aux
États-Unis. La République islamique
pensait alors sans doute s’être débarras-
sée de moi, comme nombre de ses op-
posants contraints de vivre à l’étranger.
C’est exactement l’inverse qui s’est pro-
duit. En étant hors de mon pays, j’ai pu
décupler la portée de ma voix.
J’ai été la première
jeune fille exclue du
lycée de mon village
pour avoir osé
remettre en cause
l’existence de Dieu.
Grâce à la force des réseaux sociaux,
j’ai créé une plateforme pour toutes les
personnes qui vivaient exclues à l’inté-
rieur de l’Iran. Dès 2014, j’ai lancé la
­campagne « Moments furtifs de liberté
des femmes iraniennes » appelant les
femmes à se filmer en train de retirer
leur voile. Deux ans plus tard, j’ai créé
les « mercredi blancs », demandant
aux Iraniennes d’ôter leur hidjab en
­public. À l’époque, certaines militantes
en Iran estimaient que la question du
voile obligatoire n’était pas une priorité
par rapport à l’obtention de la liberté
politique et à la lutte contre la corrup-
tion. Mais, avec nos initiatives, nous
avons envoyé le message selon lequel
le fait de ne pas pouvoir choisir ce que
nous portions sur notre tête était en ré-
alité la première des libertés qui nous
était confisquée. Grâce à Internet, les
femmes se sont peu à peu trouvées et,
ensemble, nous sommes devenues plus
fortes.
Tentative d’assassinat. Avec ce
mouvement de désobéissance civile,
nous avons ébranlé la République isla-
mique, qui considère le voile comme un
pilier auquel elle ne peut renoncer. Et
celle-ci a tenté de me faire taire par tous
les moyens possibles et imaginables en
s’attaquant tout d’abord à ma famille.
Elle a effrayé ma mère en annonçant à
la télévision que j’avais été violée par
trois personnes. Elle a poussé ma sœur
à me déshonorer publiquement. Elle a
emprisonné mon frère durant deux ans
et demi, parce qu’il avait refusé de m’at-
tirer dans un piège tendu contre moi en
Turquie. Puis, voyant que cela ne me fai-
sait pas courber l’échine, le régime s’en
est pris directement à moi en tentant de
m’enlever sur le sol américain cette an-
née, avant d’envoyer un homme armé
pour m’assassiner. Cela fait tout de même
froid dans le dos. J’ai tellement été sous
pression que j’ai parfois pensé au sui-
cide. Mais j’y ai toujours renoncé en me
disant que ces misérables ne parvien-
draient pas à m’abattre. Ils ont beau avoir
des armes, ce sont eux qui ont peur de
moi. Si j’ai perdu beaucoup de choses
TWITTER/@ALINEJADMASIH
dans ma vie, je n’ai jamais perdu l’espoir.
Et celui-ci se retrouve aujourd’hui dans
le cœur de la jeunesse et des femmes ira-
niennes qui retirent leur voile et mani-
festent aux quatre coins du pays pour
en finir avec la tyrannie §

Les voix des Afghanes
ne se sont pas éteintes
MILITANTE DES DROITS DES FEMMES
Plus jeune femme nommée maire
en Afghanistan, elle s’est exilée
en Allemagne à l’arrivée des talibans,
en 2021. Son livre : « Zarifa : le combat
d’une femme dans un monde
d’hommes » (Éd. JC Lattès).
J
e m’appelle Zarifa Ghafari et j’ai
27 ans. Je suis l’une des premières
femmes à avoir été désignée, en 2019,
maire en Afghanistan dans la ville de
Maidan Shahr. Si les talibans n’étaient
pas encore au pouvoir à l’époque, ils
étaient omniprésents dans la région
conservatrice du Wardak où j’avais été
136 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Zarifa Ghafari
nommée. Ainsi, en raison des pressions
exercées par des groupes mafieux liés
aux islamistes, qui trouvaient impen-
sable qu’une femme seule puisse diri-
ger une ville, il m’a longtemps été
impossible de me rendre sur mon lieu
de travail. Un jour, j’ai décidé de braver
les menaces à mon encontre et j’ai été
attaquée et blessée à la tête. Mais ayant
obtenu ce poste au mérite – grâce à mes
compétences universitaires–, il m’était
inconcevable d’y renoncer et j’ai tout de
même mené à bien ma mission jusqu’en
2021, avant d’évoluer au sein du minis-
tère afghan de la Défense. À l’époque,
nous avions beaucoup d’espoir pour
l’avenir de notre pays. Notre génération
allait faire progresser l’Afghanistan. On
se disait que d’ici dix à vingt ans, notre
État pourrait concurrencer certains pays
de la région. Malheureusement, les ta-
libans se sont emparés du pouvoir le
15 août 2021 et ont tout détruit sur leur
passage. Le pays, qui était promis à un
avenir radieux, n’existe plus.
À cause des islamistes, l’Afghanistan
a été coupé du reste du monde. Il ne fau-
drait d’ailleurs sous aucun prétexte que
la communauté internationale recon-
naisse le nouveau régime taliban, car il
n’a tenu aucune de ses promesses. Sous
l’Émirat islamique, les femmes ont été
exclues de leur travail. Les filles ont été
interdites d’école et nous n’avons plus
de quoi manger. La situation sécuritaire
s’aggrave de jour en jour, de sorte que
tout le monde cherche à fuir, quitte à de-
voir vendre sa maison et renoncer à toute
sa vie pour espérer rejoindre l’Iran ou le
Pakistan. Pour ma part, j’ai dû quitter
ma patrie en août 2021 pour me réfu-
gier en Allemagne. Malgré la distance
physique, je reste connectée à l’Afgha-
nistan, tant par le cœur que par l’esprit.
Et si la situation est aujourd’hui critique
dans notre pays, les voix des Afghanes
ne se sont pas éteintes, bien au contraire.
Nous, les femmes, avons toujours été les
premières opposantes aux talibans, alors
que les États-Unis négociaient avec eux
et nous affirmaient qu’ils avaient changé.
Si nous avons été trahis par les Améri-
MATHIAS FILIPPINI/REA POUR « LE POINT »
cains, les Afghanes n’ont pas abandonné
Je crois en la force
de ma génération
et en la justesse de
notre combat.
 leur combat pour autant. Ainsi, les pre-
mières manifestations contre les fonda-
mentalistes à K
­ aboul en septembre 2021
rassemblaient des femmes. Et si celles-ci
ont été réprimées, les voix les plus puis-
santes dans le monde pour dénoncer la
situation dramatique des Afghanes sont
aujour­d’hui celles de femmes.
Le but de ma vie est de ne jamais
­désespérer de rien, et de refuser d’être
déçue par quoi que ce soit. Je crois per-
ILLUSTRATION : COCO POUR « LE POINT » - ÉRIC TSCHAEN/RÉA POUR « LE POINT »
sonnellement en la force de ma généra-
tion et en la justesse de notre combat,
qui se poursuit, hier comme aujourd’hui,
pour de meilleurs lendemains. Si mon
existence a connu des hauts et des bas,
j’ai vu, quelles que soient les époques,
les femmes lutter en Afghanistan, à la
différence des hommes qui ont toujours
œuvré à sa destruction. Aujourd’hui, le
peuple afghan est fatigué de la guerre et
doit se réformer de l’intérieur, sans la
Le regard de Coco
moindre ingérence extérieure. Il nous
faut également prendre des risques, car
rien ne s’obtient gratuitement dans la
vie. Voilà pourquoi j’ai décidé de retour-
ner en Afghanistan au mois de février
dernier, afin de venir en aide à une cen-
taine de familles, notamment des
femmes veuves. Beaucoup d’autres mi-
litants afghans qui passent leur temps
à critiquer sur Facebook ne peuvent pas
en dire autant § ­PROPOS RECUEILLIS PAR ARMIN AREFI
DESSINATRICE
Le 7 janvier 2015, elle a vu débarquer
les terroristes islamistes à la rédaction
de « Charlie Hebdo ». Après avoir publié
« Dessiner encore » (Les Arènes),
Coco a envoyé ce dessin au « Point ».
N ous sommes une
petite entreprise
qui a choisi de ne dé-
sespérer de rien. »
(Claude Imbert,
1972)
« Et vous ? Avez-
vous déjà été tentée
par le désespoir ? »,
me demande-t-on.
Je doute que le désespoir puisse ten-
ter ou même qu’on puisse le choisir ou
pas. Je crois plutôt qu’il s’installe, qu’il
s’immisce. Ouvrez-lui la porte et il vous
gagne. Il finira peut-être même par vous
ronger.
Au lendemain de l’attentat du 7 Jan-
vier 2015 à Charlie Hebdo, le désespoir
était là. Aux confins de l’horreur et du
chagrin. De l’insensé et de la détresse.
Il eût suffi de rien pour qu’il emporte
tout, mais on lui a résisté dans un corps-
à-corps acharné. L’envie de dessiner, de
rire, questionner, transgresser et conti-
nuer le journal. Plus que tout, affirmer
notre liberté.
Le désespoir, c’est quand on n’y croit
plus. C’est comme mourir un peu. S’y
abandonner, c’est avoir renoncé à
se battre. Et moi j’ai choisi d’en chier,
de me battre, de lutter. Pour ceux qui
nous ont été arrachés et pour me sentir
vivante.
On se lève et on fait face §

Alaa Salah
« Les reines de Nubie se sont battues
pour la liberté pendant 7 000 ans »
S
a silhouette drapée de blanc un soir d’avril 2019
à Khartoum, au Soudan, a fait d’Alaa Salah une
icône. Debout sur une voiture, la jeune femme
déclamait un poème sur la liberté quand un photo-
graphe a immortalisé la scène. Aussitôt relayé sur
les réseaux sociaux, le cliché provoque l’admiration
du monde entier et précipite, à sa manière, la chute
du dictateur Omar el-Béchir. Trois ans plus tard, des
militaires ont repris le pouvoir au Soudan, à la fa-
veur d’un nouveau coup d’État. Exilée au Royaume-
Uni, Alaa Salah refuse toutefois de perdre espoir et
promet de continuer la lutte au nom des reines de
Nubie et de l’honneur des femmes de son pays.
Le Point : La situation est confuse au Soudan,
où les militaires ont repris le pouvoir. Restez-
vous optimiste ?
Alaa Salah : Je n’ai jamais perdu espoir dans l’ave-
nir du Soudan et je crois toujours que le change-
ment surviendra pour les gens de ma génération.
Nous avons commencé le processus en décembre
2018 [les débuts des manifestations contre Omar
el-Béchir, NDLR], il poursuit son cours et fera émer-
138 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
ger la démocratie, la liberté, la paix et la justice.
N’avez-vous jamais douté ou perdu espoir ?
J’ai senti le désespoir lors du coup d’État du 25 oc-
tobre 2021 et face aux violences qui ont entraîné
la mort de dizaines de personnes ces onze derniers
mois. Mais je ne peux pas me résigner, je crois dans
le pouvoir de la jeunesse et des femmes du Sou-
ÉTUDIANTE dan, qui continuent de résister tant bien que mal.
Alaa Salah, avec Quel rôle jouent les femmes dans la lutte pour
Martin Roux livre la démocratie au Soudan ?
son témoignage Les femmes de mon pays sont des résistantes.
dans « Le chant ­Depuis des décennies, elles luttent contre les gou-
de la révolte – vernements, les traditions, les coutumes et une
partie de la société qui veulent les priver de droits.
SOPHIE PALMIER/REA POUR « LE POINT »
Le soulèvement Mes ancêtres, les Kandakas, les reines de Nubie,
soudanais raconté se sont battues pour la liberté pendant sept mille
par son icône » ans. Je suis fière d’être une de leurs descendantes
(Éd. Favre). et de prolonger la lutte. Aujourd’hui, nous affron-
tons un gouvernement qui a recours à toutes les
formes d’oppression contre les femmes. Notre force
réside dans notre unité. Unies, nous finirons par
obtenir les droits que nous réclamons §
PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN PEYRON

Les joies et les larmes
que nous avons partagées
MILITANT PRODÉMOCRATIE
Plus jeune député de l’histoire de
Hongkong, Nathan Law a été contraint
à l’exil pour échapper à la prison
où croupissent ses amis. Il nous écrit.
C
’est dans le ciel le plus noir que les
étoiles brillent le plus. Elles nous
montrent le chemin vers l’avenir et
nous guident hors des abîmes les plus
­redoutables. En des temps de désespoir,
l’incroyable courage d’individus singu-
liers et l’aura qui en émane deviennent
notre carburant pour avancer – vers
une destination qui nous rend dignité et
respect.
J’ai rencontré Joshua Wong quand il
avait 17 ans : jeune activiste le plus en
vue de Hongkong, il avait déjà fait la cou-
verture du magazine Time. Il s’était déjà
forgé un nom parce qu’il avait mené une
campagne réussie contre le lavage de cer-
veau par l’éducation nationaliste à Hong-
kong. J’étais de quatre ans son aîné et
nous avons collaboré pour faire progres-
ser l’aile étudiante du mouvement pro-
démocratie. Cela n’a jamais été facile : Pé-
kin est la plus grande puissance autoritaire
des dernières décennies, et toute tenta-
tive de démocratisation du système de-
vait inévitablement finir réprimée par le
gigantesque appareil d’État. Tout en ayant
une appréhension claire du voyage ardu
devant nous, il était intrépide, infatigable
et passionné. Nous n’avons jamais parlé
de nos peurs. Mais nous avons toujours
discuté en détail de ce à quoi ressemble-
rait l’avenir si nous arrêtions de résister.
Quand nous manifestions ensemble
pour la première fois, nous n’envisagions
même pas la possibilité que, quelques an-
nées plus tard, nous puissions être sépa-
140 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Nathan Law
rés par des murs de prison et éloignés de
milliers de kilomètres l’un de l’autre. Il
est maintenant enfermé en prison à Hong-
kong, tandis que je suis en exil au
Royaume-Uni avec un statut de réfugié.
Nous avons tout fait ensemble. Nous
avons scandé des slogans protestataires
dans la rue, travaillé dans le même bu-
reau du conseil législatif et été emprison-
nés pour une peine identique pour la
même accusation. Mais en 2020, en rai-
son de la mise en œuvre de la loi sur la
sécurité nationale (LSN), qui criminalise
la liberté d’expression et met en prison
les militants démocrates, nos sept années
de collaboration ont pris fin brutalement.
Au moment où la loi a été adoptée, son
passeport a été confisqué par le gouver-
nement et il n’avait aucun moyen de par-
tir. J’ai eu la chance d’embarquer dans un
avion qui m’a transporté à l’autre bout
du monde, trouvant refuge dans un pays
démocratique. Alors que lui et de nom-
breux autres militants politiques restent
à Hongkong derrière les barreaux, j’ai la
responsabilité de les défendre, et parfois
de parler en leur nom.
La camaraderie et la fraternité qui nous
ont nourris et soutenus sont irrempla-
çables. Tant d’entre nous se sont tenus
côte à côte pour manifester au fil des ans,
luttant pour les rêves que nous avons par-
tagés et continuons de partager. Ces
jours-ci, je rêve souvent de lui et des nom-
breux combattants de la liberté avec les-
quels j’ai eu le privilège de travailler. Je
rêve de notre temps passé ensemble et
c’est plein de passion et sans peur. Les
souvenirs et les rencontres présents dans
mon esprit maintiennent ma motivation
et je m’engage à faire de mon mieux pour
délivrer ces personnes enchaînées par les
fers de l’autocratie.
Certes, le combat pour la démocratie
s’accompagne de l’espoir de retrouver
tous mes amis. Mais pour certains d’entre
eux, je ne suis pas sûr de les revoir un
jour.
Cela fait plus de dix-sept mois que
Jimmy Lai est détenu. Au cours des deux
dernières années, il a été traduit en jus-
tice pour au moins six chefs d’accusation,
dont deux en vertu de la LSN, qui im-
pliquent une peine maximale de réclu-
sion à perpétuité. Alors qu’il est
aujourd’hui âgé de 74 ans, de nombreux
analystes politiques croient que les au-
torités chinoises vont l’emprisonner
jusqu’à la fin de sa vie. Jimmy, l’un des
CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP
plus éminents soutiens du mouvement
démocratique, a un parcours très diffé-
rent de nous tous – il était milliardaire et
avait une entreprise médiatique très pros-
père. Son influence et sa richesse sont les
raisons précises pour lesquelles il a été
ciblé. Il a fondé la société Next Digital,
 autrefois cotée en Bourse, qui publiait
Apple Daily, un journal très populaire qui
avait une position critique à l’égard du
gouvernement dictatorial chinois. Les
autorités chinoises détestent les dissi-
dents politiques et la diversité de points
de vue, et elles ont décidé de dissoudre le
journal après l’arrestation de six de ses
dirigeants, dont Jimmy. Il aurait pu re-
noncer à l’acte dangereux de défier le ré-
gime autoritaire le plus puissant du
monde. Il avait toute la richesse néces-
saire pour vivre une vie incroyablement
confortable avec ses proches. Pourtant,
il a choisi de payer sa dette à cette ville
de Hongkong qui l’avait porté au firma-
ment, lui qui était parti de rien.
« Je suis arrivé ici avec un seul dollar. J’ai
gagné tout ce que j’ai eu grâce à cet endroit. »
« Si c’est l’heure de payer ma dette, ce sera
ma rédemption. »
« Je pourrais juste vivre ma vie paisible-
ment, mais si je finis en prison, j’aurai vécu
ma vie d’une manière qui a du sens. »
Tels sont les propos qu’il a tenus à la
BBC dans sa dernière interview en tant
qu’homme libre. Il savait que le jour ar-
riverait où la police viendrait frapper à
sa porte. Il s’est dévoué à notre ville avec
détermination et bravoure. Les murs de
la prison finiraient peut-être par l’entou-
rer, mais ils n’emprisonneraient jamais
ISAAC LAWRENCE/AFP
Je m’engage à faire de
mon mieux pour
délivrer ces personnes
enchaînées par les fers
de l’autocratie.
son esprit. De nombreux militants poli-
tiques défendent toujours leurs convic-
tions et, si nécessaire, sacrifient leur
liberté pour préserver la justice. Lorsque
ces nuages ​​​​sombres planent sur Hong-
kong, cette ville où des millions de per-
sonnes ont défilé pour se défendre, ces
militants tenaces nous montrent à quel
point nos libertés et nos démocraties sont
vraiment précieuses. Leur courage nous
rappelle pourquoi nous devons persévé-
rer. Ils ont décidé de se dresser et de lut-
ter contre le régime dictatorial – Joshua,
pour l’avenir de cette ville, Jimmy, pour
rembourser cette cité qui lui a tout donné.
Des gens de tous horizons, de tous âges
et de tous milieux socio-économiques
ont leurs raisons de défendre Hongkong,
et ils sont unis par leur amour pour
cette ville.
Jusqu’à ce jour, je me souviens de ma-
nière saisissante du temps passé avec mes
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 141
pairs. Ce dont je me souviens le plus, à
part les événements historiques, ce sont
les joies et les larmes que nous avons par-
tagées dans les moments les plus pénibles
et les plus banals. Derrière toutes les his-
toires magnifiées, ce sont aussi des indi-
vidus avec les mêmes besoins que vous
et moi. Pourtant, projetés dans ces lieux
et ces temps inquiétants, ils doivent payer
beaucoup plus pour espérer jouir de la
liberté. Les admirer est une chose, être
assez courageux pour agir et les soutenir,
c’en est une autre. Nous devons aussi en
payer le prix – utiliser moins de produits
bon marché fabriqués en Chine, éviter
de porter de la fast fashion produite par le
travail forcé ouïghour, réduire la dépen-
dance de nos pays à l’économie chinoise
–, toutes ces mesures qui atténuent l’in-
fluence des régimes autoritaires ont des
ramifications économiques. Pourtant,
pour eux, pour mes amis, nous devons
agir en solidarité. Et pour nous, pour l’ave-
nir de la communauté démocratique et
l’effort mondial pour faire face à la mon-
tée de l’autoritarisme, nous devons res-
ter unis.
Quand nous les voyons, nous voyons
l’espoir – l’espoir de la persévérance, l’es-
poir de l’humanité. Tant qu’ils seront là,
nous ne désespérerons jamais, nous ne
pouvons jamais abandonner §
N athan Law (au centre)
et Joshua Wong,
autre figure de proue
de la révolution
des parapluies (à dr.),
à Hongkong,
le 14 juillet 2015.
« La prison, ce n’est pas
la fin du monde »,
écrit ce dernier depuis
sa cellule où il est
incarcéré depuis
vingt mois.

Olga Rudenko
« En Ukraine, nous voyons
le pire mais aussi le meilleur
de l’humanité »
«S
i Kiev est attaqué, qui reste ? » C’est la ques-
tion qu’Olga Rudenko a posée à ses jour-
nalistes dans la nuit du 24 au 25 février
2022, quand les chars russes commençaient à dé-
ferler sur l’Ukraine. La rédactrice en chef du Kyiv
Independent, 33 ans, redoutait que la panique ou le
désespoir gagnent sa jeune rédaction. Mais ses re-
porteurs ont continué à faire ce qu’ils estiment être
leur devoir. Pendant qu’à Moscou les médias indé-
pendants ferment les uns après les autres, le Kyiv
Independent poursuit sa mission : documenter une
guerre qui est aussi, d’une certaine manière, un
­combat pour la liberté de la presse.
Le Point : Malgré la guerre, malgré les
atrocités, vous gardez espoir ?
Olga Rudenko : Je ne désespère pas du tout. Je ne
ferai pas ce que je fais si je pensais qu’il n’y avait pas
142 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
RÉDACTRICE d’espoir. L’année écoulée a été incroyablement dure
EN CHEF DU pour nous tous en Ukraine. La plus difficile depuis
« KYIV des décennies. Malgré tout, elle nous a enseigné une
chose : quand le peuple est uni, il est capable de
INDEPENDENT » consentir à d’immenses sacrifices pour une cause
Le monde a qu’il croit juste. Nous voyons en Ukraine le pire
découvert mais aussi le meilleur de l’humanité. Je suis impres-
son visage en sionnée par la façon dont mon équipe gère le quo-
ANATOLII STEPANOV/SIPA POUR « LE POINT »
une du magazine tidien. D’autant que certains sont encore très jeunes.
américain Time, À tous les niveaux, ils font un travail incroyable. La
plupart ont des proches directement touchés par
qui l’a classée
ce conflit. Leur résilience est prodigieuse.
parmi les N’avez-vous jamais désespéré, même au plus
« dirigeants fort de l’offensive russe ?
de la prochaine Il y a eu des jours où j’ai senti que j’étais proche de
génération ». perdre espoir. Parfois, il m’arrive de me demander
si nous sommes condamnés à écrire toute notre vie
des articles sur les atrocités que subit notre peuple.
 Mais je me reprends vite, le lendemain, je me re-
mets au travail. Notre cause est loin d’être perdue,
au contraire. Il est évident que nous finirons par
l’emporter sur le despote.
Êtes-vous convaincue de la supériorité des
forces démocratiques sur celles des régimes
autoritaires ?
J’en suis certaine à 100 %. C’est le sens de l’Histoire.
Les dictateurs finissent par se rendre, terrés dans
leur bunker, ou par se suicider. L’Occident vaincra,
la liberté triomphera. C’est une question de temps.
La jeunesse ukrainienne peut-elle servir de
modèle au reste de l’Europe ?
À tout point de vue. Regardez la force que nous pro-
cure le fait d’être unis. Pourquoi l’Ukraine est-elle
encore debout aujourd’hui ? Ce n’est pas unique-
ment grâce à l’aide de nos alliés, c’est aussi en rai-
son de la bravoure du peuple ukrainien. Nous avons
désormais une bonne chance de l’emporter, ai-
Le regard d’Art Spiegelman
ILLUSTRATION : ART SPIEGELMAN – BERTRAND LANGLOIS/AFP
dez-nous à triompher. Ne nous oubliez pas. Je re-
viens d’une série de séminaires au Royaume-Uni,
en France, en Italie… On y parle des menaces qui
pèsent sur ces pays, de l’inquiétante montée des na-
tionalismes et de l’avenir de l’Europe. Mais on parle
de moins en moins de la situation en Ukraine. Or
l’avenir du continent se joue avant tout ici !
Que vous inspire le fait qu’en Occident
certains préfèrent désormais s’informer via les
médias de l’État russe ?
La lutte contre la désinformation est l’un des prin-
cipaux défis de notre époque. Personne n’a encore
trouvé de solution. Je comprends que des gens
pensent que certaines choses leur sont cachées. Mais
tous les événements mondiaux ne sont pas la consé-
quence d’un complot. Faire attention à ce qu’on lit,
à ce qu’on regarde devrait être aussi important que
le fait de se laver les mains, c’est une hygiène de base
à adopter § ­PROPOS RECUEILLIS PAR JULIEN PEYRON
AUTEUR, DESSINATEUR
Pilier du New Yorker, Grand Prix de la
ville d’Angoulême 2011, Prix Pulitzer avec
« Maus » en 1992, il a offert au « Point »,
un rare dessin de jeunesse de 1966.
E
n matière de dé-
sespoir, Art Spie-
gelman est un
maître. Maus, qui re-
late l’expérience
concentrationnaire
de son père, rescapé
des camps nazis, est
considérée aujour­
d’hui comme la plus grande bande des-
sinée de l’histoire. Ce New-Yorkais pur
jus a aussi retranscrit l’expérience du
11 septembre 2001 dans une autre BD, À
l’Ombre des tours mortes. Derrière ces deux
œuvres crépusculaires, Spiegelman in-
vite aussi à la renaissance et à la résilience,
même si les temps présents auraient plu-
tôt tendance… à désespérer cet ombra-
geux pessimiste : « Depuis que le Tennessee
a banni Maus [Pour usage de mots inap-
propriés et nudité ! NDLR], je peux déses-
pérer de presque tout ! N’est-ce pas Descartes
qui a dit chez vous “Je suis désespéré donc je
suis” ? Mais je souhaite au Point un très
joyeux anniversaire et je suis heureux qu’il
ne suive pas mon exemple ! » § ROMAIN BRETHES
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 143
 ANS

La résilience dans la peau

par Mila

ARTISTE
Mila, 19 ans, travaille sur un album
de chansons dont elle a écrit les
textes, attendu en 2023. Dernier livre
paru : « Je suis le prix de votre
liberté » (Grasset).

L
e mot « résilience » est tatoué à
l’encre noire sous ma poitrine. Il
me rappellera à chaque instant à
quel point je suis puissante face à
mes adversaires et que je peux me
délester de mes fardeaux. Mon vrai
moi me mettra une claque quand
une larme de trop s’échappera. On
ne peut surmonter le désespoir sans
avoir pris conscience de l’importance
de notre place dans le monde. Pour-
quoi, pour s’accomplir, compter sur
le temps, alors que nous pouvons
avoir la maîtrise de notre futur
proche ? Pourquoi laisser prise à des
émotions néfastes, le poison distillé
par nos ennemis ?
Parce que je considère que ma vie
est précieuse, je refuse de la quitter
sans avoir aimé, découvert et accom-
pli mille choses. Malgré les attaques,
les lâchetés, la misère du monde…
Oui, nous sommes capables de deve-
nir plus forts en soulevant des charges
trop lourdes pour nos épaules. Nous
avons le pouvoir de sauver autrui et
de nous sauver nous-mêmes en pui-
sant notre force dans ce qui aurait pu
nous détruire. Rien ni personne ne
parviendra à dévier le cours de ma
vie, qui ne suit aucune règle, si ce
n’est celle d’être libre. La résistance
ne fait pas seulement de nous des
survivants, mais des êtres qui
prennent sans cesse leur revanche.
MILA POUR « LE POINT »

J’aimerais citer Jean d’Ormesson :

« Je n’ai jamais cessé d’être heureux. […]
La vie n’est pas une fête perpétuelle. (…)
Merci pour les roses, merci pour les
épines. »  §
144 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
 Alimentation, immunité,
environnement, longévité...
Ma santé, ma bataille
Montpellier Opéra
Comédie

07—08 octobre 2022 Un évènement

Illustration : Jean Paul D’Alife

Rencontres / débats / démonstrations

Gratuit Inscription sur Le Point Événements
#FuturapolisSanté

Les leçons de vie des der
 ibres, arrêtés, tortu-
L tit-fils. « Il me dit que j’étais jolie quand je
rés, déportés sous l’oc-
cupation nazie, ils ont
fait le choix de l’es-
poir, de la lutte et de la
France. Témoignages.
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN
T
out le monde connaît l’ordre de la
­Libération : les fameux compagnons,
1 046 membres d’une chevalerie de
la France libre. Ils sont tous décédés. Or
une autre décoration est née, elle aussi
des combats, dont les Français ignorent
presque tous l’existence : la médaille de
la Résistance française. Si l’ordre fut créé
dès le 16 novembre 1940, il fallut at-
tendre le 9 février 1943 pour que le chef
de la France combattante – et non plus
le chef de la France libre – sorte de son
chapeau cette médaille. En difficulté
face au général Giraud couvé par les
Américains, le général de Gaulle y voit
l’occasion d’asseoir son emprise sur les
forces intérieures qu’il tente d’unifier
au même moment grâce à Jean Moulin.
Mais la récompense fut plus largement
distribuée, puisque remise, entre 1945
et 1947, à plus de 65 000 récipiendaires,
dont 18 communes, 15 collectivités lo-
cales et 21 unités.
À la différence de l’ordre de la Libé-
ration, cette décoration peut encore être
remise à titre posthume. De nouvelles
médailles sont décernées chaque année.
Autant de cérémonies qui réunissent
des centaines de personnes, comme ré-
cemment à Oyonnax. Une trentaine de
médaillés sont, eux, encore vivants. À
la différence des compagnons de la Li-
bération, ils n’eurent pas à se battre
comme soldats dès 1940 ; certains s’en-
gagèrent très jeunes, dès 14 ans, avec
leurs parents, sur le territoire français.
En réalité, ceux qui peuvent témoigner
se comptent sur les doigts d’une main.
Nous sommes allés à leur rencontre §
146 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
Michèle Agniel, une adolescente engagée.
Michèle Agniel
96 ANS
Dès 14 ans, elle entre en résistance ;
distribue des tracts, cache des aviateurs.
Sur dénonciation, elle est ­déportée avec
ses parents.
«C e sera la dernière fois que je parle »,
nous a-t-elle prévenus au télé-
phone. « Combien de temps durera notre
entretien ? Une heure ? Parce que je fatigue,
vous savez. » L’entretien durera presque
trois heures, sans l’ombre d’une pause.
Elle reçoit encore chez elle des l­ ycéens,
par petits groupes de dix, à qui elle ra-
conte sa guerre et sa d ­ éportation. « Oui,
bien sûr, ils sont intéressés, affirme-t-elle,
mais ça dépend du professeur d’histoire. Je
les connais, leurs professeurs, j’ai confiance
en eux », précise cette ancienne institu-
trice. Elle ouvre sa mémoire mais aussi
ses grands classeurs, soigneusement ran-
gés, bourrés de photos et de documents
rares comme cette carte de France en si-
mili soie qu’on distribuait aux aviateurs
américains qu’elle hébergeait avec ses
parents au 22 de la rue Sacrot, à Saint-
Mandé. C’est dans ces classeurs qu’elle
apprend aussi à lire à son arrière-pe-
faisais de la résistance. »
De l’histoire ancienne ? Ce n’est cer-
tainement pas Michèle Agniel qui vous
le dira. « Quand je regarde ce qui se passe
en Ukraine, je revis juin 1940, notre retour
de Fort-Mahon à Paris, lorsque le train a
été bombardé deux fois et qu’on a vu Abbe-
ville en feu. » « Il faut qu’on les aide, ajoute
celle qui a été libérée du camp de Königs-
berg en Neumark par les Russes, le
31 janvier 1945. Puisque nous, on y est ar-
rivés, pourquoi les Ukrainiens, ils n’y arri-
veraient pas ? »
11 novembre 1940. Dans ses clas-
seurs, on trouve aussi les petits tracts
qu’elle a distribués dès le mois de no-
vembre 1940 ; au nom de la France éter-
nelle, on n’y souhaitait pas que du bien
à la nouvelle force occupante. Son aven-
ture a débuté bien étrangement, par
l’une de ces sortes de pactes tacites, se-
crets, qui résument le monde du silence
que fut la Résistance. « À Fort-Mahon, où
un lycée s’était ouvert en 1939 pour des Pa-
risiens, ma mère s’était liée d’amitié avec
une professeure d’anglais, Jeannette Sa-
muel, âgée de 19 ans, dont la mère était l’in-
tendante du lycée Hoche à Versailles. Le
11 novembre 1940, Jeannette revient à Pa-
ris et nous présente, à Saint-Mandé, sa sœur
aînée, Jacqueline. C’était le 11 novembre,
je m’en souviens, car au lycée Hélène-­
Boucher, où j’étais élève, une feuille avait
circulé pour appeler les lycéens à manifes-
ter à l’Arc de Triomphe. J’étais en troisième,
mais j’en avais entendu parler, j’avais l’in-
tention de m’y rendre, et je me suis dit :
mince, je vais devoir rester à la maison pour
voir les sœurs Samuel. » Ce 11 novembre,
comment ne pas l’évoquer ? Tous par-
tagent la même indignation, notam-
ment le père de Michèle, Gérard Moet.
MÉGANE CHIECCHI POUR « LE POINT »
Ce Néerlandais d’origine, ancien vague-
mestre aux ordres de Pétain à Verdun,
devenu fondé de pouvoir à la Bourse, a
été outré par la demande d’armistice
formulée par le maréchal. Âgée alors de
14 ans, Michèle n’a pas oublié, elle, le
choc éprouvé lors du retour à Paris fin
juin : « Le chauffeur de taxi à la gare du
niers résistants
 ichèle Agniel dans
M
son appartement
de Vincennes (Val-
de-Marne), en juillet
2022.
Nord nous a dit : “Vous voulez voir Paris
sous la botte de l’occupant ?” Cette phrase
m’a cinglée comme une gifle. » Trois jours
après la rencontre avec les sœurs Sa-
muel, une enveloppe kraft leur parvient
à Saint-Mandé. « Nous ouvrons, très intri-
guées. Des tracts. Avec juste ce petit mot : à
recopier et à distribuer. » L’expéditeur, évi-
demment, n’est pas mentionné. Mais le
courrier, le cachet de la poste faisant foi,
MÉGANE CHIECCHI POUR « LE POINT »
provient de Versailles. « Ma mère appelle
Mme Samuel : “Vos filles nous ont-elles écrit ?
– Oui, répond-elle. Peuvent-elles continuer
à vous écrire ? – Bien sûr.” » C’est ainsi que
tout a commencé.
Michèle entame ainsi des navettes
entre Paris et Versailles où elle prend li-
vraison des tracts au domicile d’Yvette
Gouineau, professeure de français à
Hoche, plaque tournante du mouve-
ment embryonnaire Ceux de la Résis-
tance. « Je ronéotypais avec elle. La première
fois, je suis repartie avec les mains noires
d’encre. La fois suivante, j’ai mis des gants.
Je planquais les tracts dans mon cartable,
surtout le cahier de musique et le livre d’his-
« J’avais un tel
­bonheur à faire
quelque chose que
le danger était secon-
daire, passait après. »
toire-géographie, qui étaient les plus grands.
Car il y a bientôt eu un journal, Résistance,
qui avait un format supérieur. » À la gare
de Versailles, où les contrôles sont fré-
quents, elle ouvre à l’avance son cartable
qui ne sera jamais fouillé. À Saint-Mandé,
banlieue encore pavillonnaire, elle fait
la tournée des boîtes aux lettres avec son
petit frère, âgé de 10 ans. « On faisait
comme si on jouait. »
Le jeu se complique quand Yvette lui
demande, un jour de 1942 : « Pensez-vous
que vos parents pourraient héberger des pri-
sonniers de guerre évadés ? » Rendez-vous
est pris entre Mme Moet et Yvette, qui
sympathisent. La famille intègre le
­réseau Bourgogne, dirigé par Georges
Broussine. L’appartement de …

Dans le classeur de Michèle Agniel, la photo d’un des aviateurs hébergés chez ses parents, à Saint-Mandé.
… Saint-Mandé comporte cinq
chambres : trois sont consacrées à
­l’hébergement. « Un jour, mon père, d’or-
dinaire si austère, m’attendait à la gare
d’Austerlitz, avec un grand sourire : on a
une surprise pour toi. Dès que j’ai ouvert la
porte de la maison, un grand type m’a sa-
luée : “Hi, Michèle, how are you ?” C’était
mon premier aviateur américain. Joseph
Bickle. » Les jeudis de Michèle – jour de
congé à l’époque – sont consacrés aux
aviateurs. Elle va les chercher parfois en
province, à Chauny, dans l’Aisne, ou à
Lizio, dans le Morbihan, avant de les ra-
mener à Paris : « Ils me suivaient comme
une ombre, mais j’avais ordre s’il y avait
des contrôles de ne pas m’occuper d’eux. »
Le danger ? « J’avais un tel bonheur à faire
quelque chose qu’il était secondaire, il pas-
sait après. » Le reste de la semaine,
­Michèle suit ses cours au lycée Hé-
lène-Boucher en partie occupé par l’ad-
ministration allemande qui lui ­rappelle,
si besoin, la raison de son combat.
Dénonciation. L’appartement de-
vient une fourmilière. Dans la filière
du réseau Bourgogne, les Moet sont une
de ces plaques tournantes qui servent
à retaper les aviateurs repêchés avant
qu’ils ne prennent le chemin de l’Es-
pagne, via Lavelanet et Andorre. « Pour
le ravitaillement, mon père, qui avait re-
trouvé du travail à la mairie du 12e arron-
dissement, était secondé par Andrée à
l’état civil qui n’enregistrait plus tous les
morts : on récupérait ainsi des tickets de
nourriture. » Pour les boots des aviateurs,
impossible de les retailler malgré l’aide
d’un cordonnier ; seul du cirage noir
148 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
permet d’effacer leur couleur jaune-
beige si caractéristique. Les pantalons
sont rallongés par sa mère. Quant aux
photos, fournies dans le kit de survie,
leur format ne convenait pas aux pa-
piers français. « J’allais au Photomaton
des Grands Magasins du Louvre. Comme
je venais presque chaque semaine, la pré-
posée a fini par me demander : “Mais c’est
qui tous ces grands types qui vous accom-
pagnent ?” Il faut dire que j’étais de petite
taille. J’avais une réponse toute trouvée :
“C’est des sourds-muets qu’on envoie dans
un établissement spécialisé à Toulouse.” »
L’aventure s’arrête brutalement le
18 avril 1944. La cheville ouvrière de la
filière, Jean Carbonnet, séminariste de
l’abbé Courcel, à Charenton, venu s’ins-
taller à Saint-Mandé, est en contact avec
un type qui les alimente avec le marché
noir. Ce dernier demande des faux pa-
piers pour un cousin en permission du
STO. Mais il parle trop et, comme le ré-
seau décide de ne pas lui accorder sa
carte, il se venge en allant les dénoncer
à la Milice. « C’était deux semaines avant
mon bac. Je revenais de chez une amie ma-
lade, j’étais préoccupée, je ne remarque pas
que l’immeuble est cerné. » En cas d’arres-
tation, il était convenu qu’un objet se-
Pour survivre, lors
des appels, elle se
­récite des poèmes et
des théorèmes de
mathématiques.
rait accroché à la fenêtre. Sa mère
échappe à l’attention des gendarmes al-
lemands pour nouer sa chemise de nuit.
Son père rentre, il la voit, mais les re-
joint tout de même. Il ne reviendra pas
de Buchenwald, de même que l’abbé
Courcel, pris aussi dans la souricière. Le
délateur, lui, dont Michèle ne parvient
pas à se remémorer le nom, sera
condamné et exécuté après la Libéra-
tion. « Quand je l’ai su, ce fut malgré tout
un choc. »
Elle nous lit la lettre que sa mère, pla-
cée dans la même cellule qu’elle à Fresnes,
a pu faire passer dans un vêtement d’une
détenue libérée à destination de son frère
âgé de 13 ans : il y est question d’une
chambre partagée, de sa sœur qui danse…
Tout est fait pour le rassurer. Il ne les re-
verra pas avant plus d’un an. « Si j’ai sur-
vécu à Ravensbrück, puis à Königsberg en
Neumark, c’est aussi parce que je n’ai ja-
mais quitté ma mère, que j’ai pu protéger et
qui m’a protégée. » Pour survivre, lors des
appels, elle se récite des poèmes et des
théorèmes de mathématiques, en atten-
dant de pouvoir passer son bac.
Transmettre. Le 11 juin, jour de ses
19 ans, elles peuvent quitter enfin l’hô-
pital militaire de Wagrowiec où elles
sont soignées par les Russes depuis
quatre mois. Après un périple ferroviaire
de huit jours, elles arrivent au Lutetia
vers lequel convergent les nouvelles sur
les déportés. « “Moet ? Oui, il est revenu”,
nous dit une employée quand on l’interroge
sur mon père. Elle part vérifier et resurgit
en larmes. Elle avait confondu avec un mon-
sieur Chandon qui, lui, était revenu. » Sa
mère a perdu son mari, mais elle retrou-
vera son fils toujours vivant. « Broussine,
le patron du réseau Bourgogne, nous a fait
obtenir la croix de guerre ainsi que la mé-
daille de la Résistance française, mais fran-
chement, le plus important, c’est qu’on était
réunis. »
Transmettre. Pendant quarante ans,
Michèle, mariée à un ancien de l’armée
Leclerc, prématurément décédé, reste
très discrète sur son périple. « “Pourquoi
MÉGANE CHIECCHI POUR « LE POINT »
en parlez-vous ? Nous aussi, on a souffert”,
me répondait-on. Ils ne comprenaient pas. »
Mais au début des années 1980, sa mère
pose devant elle toute une pile de jour-
naux qui traduisent la montée en puis-
sance du négationnisme : « Maintenant,
m’a-t-elle dit, tu n’as plus le droit de te
taire. » §
 Jean Samuel
98 ANS
À 20 ans, il fit partie du « train de la
mort », qui quitta Compiègne le 2 juillet
1944 pour Dachau. Dans la Résistance, il
fut expert en faux papiers.
«O n n’était plus beaucoup. Avec tous les
morts, on respirait mieux. » Il vous
dit ça tranquillement, d’emblée, peut-
être pour vous tester, qui sait ? Vendredi
17 juin 2022, Paris 15e arrondissement,
il fait 38 degrés dans les rues, mais chez
Jean Samuel, 98 ans, on respire bien
aussi, grâce à la climatisation. Cet an-
cien marathonien se déplace sur deux
béquilles, mais le visage est celui d’un
jeune homme, presque aussi juvénile
que son épouse, Estelle, rencontrée en
1947, chez des amis à Rouen. Elle servira
parfois de béquille pour un récit flottant
dans la chronologie.
C’était donc par une journée aussi
chaude que celle-là. Un 2 juillet, en 1944,
et le train, formé au camp de Com-
piègne-Royallieu, ne voulait pas démar-
rer. « Nous étions cent par wagon, un tonneau
d’eau au milieu, on avait reçu chacun une
miche de pain, un saucisson, nous étions de-
bout, serrés comme à l’heure de pointe du
métro, on s’est dit que la moitié pourrait s’as-
seoir pendant que l’autre moitié resterait de-
bout au fond. Puis au bout d’une demi-heure,
on a échangé, l’autre moitié s’est mise de-
bout et ainsi de suite, mais le train ne dé-
marrait pas, il faisait de plus en plus chaud.
À la fin, certains sont devenus fous, se sont
battus, ils sont tombés, se sont fait piétiner,
ils sont morts… » Voilà pourquoi, au bout
du compte – 63 morts à la fin du voyage –,
Jean Samuel peut nous glisser qu’il res-
MÉGANE CHIECCHI POUR « LE POINT » – COLLECTION PARTICULIÈRE/DR
pirait mieux. D’autant qu’il a eu de la
chance, car il était près de la porte du
wagon, mal fermée, l’air passait.
On était venu voir l’un des rares réci-
piendaires de la médaille de la Résistance
encore vivants, et voilà qu’on tombe sur
l’unique survivant, avec Yves Meyer, hé-
las hospitalisé, du « train de la mort ». Ce
train de 2 521 déportés qui mit trois jours
en pleine canicule à rallier Dachau ; à l’ar-
rivée, 891 cadavres, dont 63 dans le wa-
gon de Jean Samuel, qui nous raconte
avec cette bonhomie des témoins de l’hor-
reur qui banalisent à l’extrême l’indi-
cible. Que fait-on pendant ces trois jours ?
« On attend que ça se passe. » Comment
Jean Samuel, le 17 juin 2022, à son domicile. Ci-dessous, la photo d’identité d’« André Ratier », en 1944.
dort-on ? « La première nuit, on s’est dit, on
va se coucher, mais où trouver une place, c’est
comme ça qu’on dort sur trois couches de ca-
davres, et bizarrement, on dort quand même
bien. Mais le deuxième jour, on s’est dit, ce
n’est pas possible, et on a poussé les cadavres
au fond du wagon. » Et le reste à l’avenant.
« À l’entrée dans le Reich, près de Metz [à No-
véant-sur-Moselle, NDLR], les Allemands
contrôlaient les wagons et les ont ouverts en
criant : “Les vivants descendent, les morts
restent !” » Goguenard, Jean Samuel ré-
pète cette phrase : « Comment l’oublier ? »
Mais comment Jean Samuel, âgé de 20 ans,
s’était-il retrouvé dans ce train de la mort ?
« On me colle en
plein milieu de mes
papiers le mot
“Juif”. De rage, je les
ai déchirés. »
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 149
Il faut revenir à l’exode de 1940. Grâce
à la voiture d’un cousin soldat, ce grouil-
lot de la Bourse, habitant de la rue de
Bretagne, atterrit à Agen, où il est re-
cueilli par une tante. Il y reste comme
aide-comptable avant que, à la fin de
1942, on ne mette un tampon sur sa carte
d’identité : « J’étais un bon petit Français
qui ne demandait rien à personne. Je n’étais
ni croyant ni pratiquant, mais voilà qu’on
me colle en plein milieu de mes papiers le
mot “Juif”. De rage, je les ai déchirés. C’était
peut-être une connerie, mais je n’ai pas ré-
fléchi, c’était plus fort que moi. » De faux pa-
piers – au nom de Sanslaville – lui
permettent de travailler à Millau comme
comptable d’une école d’où il part ravi-
tailler les maquis avec des camions du
Secours national.
Alias André Ratier. Puis son frère
aîné, Michel-Claude, qui travaille pour
le réseau des MUR à Lyon, où il sera ar-
rêté par Klaus Barbie, le met en contact
avec un responsable : Pierre Kahn-Fa-
relle. Cet industriel s’occupe d’un ré-
seau, Plutus, qui fabrique des faux
papiers, d’où son surnom, Pierre-des-
Faux-Papiers. « Il avait dû rapatrier le ré-
seau de Lyon à Paris fin 1943. Mon frère me
dit : “Tu vas rencontrer Pierre.” On se donne
rendez-vous au jardin des Tuileries. J’arrive
avec la revue allemande Signal. Je fais le
tour du petit bassin : personne. Du grand
bassin : personne. Je m’en vais quand on me
met la main sur l’épaule. Mon sang se glace.
C’était Pierre-des-Faux-papiers. »
Pendant six mois, Jean Samuel, ex-
pert en écritures, gère le stock du 25,
cité des Fleurs, dans le 17e, où le …

La veste de déporté de Jean Samuel : « Elle était plus sale quand je suis revenu à Paris. »
… ­réseau Plutus s’est installé. Il s’ap-
pelle alors André Ratier. « J’avais pris ce
nom dans l’état civil de la ville de Montpel-
lier où des résistants travaillaient à la mai-
rie. On récupérait ainsi des identités. Cet
André Ratier était parti s’installer en
Afrique du Nord. » Il ne prend guère de
précautions : « Un jour, je suis contrôlé
dans le métro. En plus de la carte d’iden-
tité, on avait une carte de travail qui devait
être fournie par l’employeur. J’avais tout
rempli moi-même, l’écriture était identique.
Henri Becker
98 ANS
Arrêté par la Gestapo à Grenoble le
20 août 1944. À 20 ans, il a déjà de
­longues activités clandestines à son actif,
notamment dans le maquis du Vercors.
«L ’un d’eux s’approche de moi et, sur un
ton très doux, il me dit : c’est si triste
de mourir à 20 ans. Je me décontracte. Il en
profite pour me décocher un violent coup de
poing dans l’estomac. Je tombe par terre. Il
repose la question : des adresses, des dates
de rendez-vous. Il me propose même d’être
l’un des leurs… » La scène a lieu à Gre-
noble, le 20 août 1944, sur le cours Ber-
riat, au siège de la Gestapo.
Soixante-dix-huit ans plus tard, Henri
Becker, bon pied bon œil, nous la décrit
comme si elle avait eu lieu hier, nette,
« sans bavure ». Nous sommes loin de
Grenoble, au dixième étage d’un im-
meuble parisien, quai de la Loire : la ter-
rasse baignée d’un soleil caniculaire
150 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
Le policier français m’a rendu l’ensemble
en me glissant : “La prochaine fois, essaie
de la faire remplir par quelqu’un d’autre.”
Comme quoi… » À la cité des Fleurs, ils
sont une dizaine à travailler. Là non
plus, la prudence n’est pas toujours de
mise : un jour, ils font rouler une presse
d’imprimerie sur les pavés : « Un bou-
can du tonnerre, tous les voisins se sont mis
aux fenêtres. » Faut-il s’étonner si, le
18 mai 1944, ils sont tous arrêtés par la
Gestapo ?
H enri Becker, à
Paris, le 13 juin
2022.
Après Dachau, les mines de Neckar-
gerach, où Jean va pelleter de la boue
pendant des mois jusqu’au 29 avril 1945.
Là encore, il va prendre un train, qui le
ramène à Dachau : « Les avions alliés nous
ont bombardés, on a ouvert les portes, les pi-
lotes ont vu qu’on était des déportés, ils sont
repartis, quel soulagement ! »
Plus que son travail dans la Résistance,
c’est son séjour à Dachau, où il manque
mourir à l’infirmerie, qui l’escorte au-
jourd’hui. « J’ai quitté Dachau, mais Dachau
ne m’a jamais quitté, je l’ai dans la tête. » Son
épouse Estelle revient dans le salon avec
sa tenue de déporté, pieusement conser-
vée : « Elle était plus sale quand je suis re-
venu à Paris. » Il deviendra aussi trésorier
du Comité international de Dachau. Ils
vont témoigner dans les écoles, mais au-
jourd’hui, Jean Samuel est plus perplexe :
« Allez raconter à des jeunes ce qui s’est passé
à Dachau ! Ce n’est qu’une histoire, c’est mon
histoire. » C’est également l’Histoire, lui
répond-on. Il nous montre tout de même
sa médaille de la Résistance. Celle qu’il
portait un soir de 1947 quand il a rencon-
tré Estelle à Rouen, où il allait tenir un
grand magasin de vêtements. Jean Sa-
muel sourit. « Après la guerre, j’ai oublié.
Je voulais vivre. J’étais allé danser. » §
MÉGANE CHIECCHI POUR « LE POINT » (X2)
 donne sur la butte Montmartre, en sur-
plomb du bassin de la Villette.
Groggy mais sauvé, voilà le jeune
Henri emmené dans la caserne de Bonne,
la prison grenobloise des Allemands.
Deux jours plus tard, les couloirs en sont
vides et les portes ouvertes. Les occu-
pants ont quitté Grenoble.
À l’explosif. Henri Becker n’est pas le
membre le plus célèbre de cette famille
juive alsacienne. Son petit frère, Jean-
Jacques, né en 1930, est un illustre his-
torien de la France du XXe siècle. Sa petite
sœur, Annie, plus connue sous le nom
d’Annie Kriegel, a été l’une des histo-
riennes du Parti communiste. Henri, lui,
ancien élève des Mines, a fait une car-
rière brillante, mais moins médiatique :
ingénierie, grands travaux. La Grande
Halle de la Villette, la gare de la Part-Dieu
à Lyon, le palais des Festivals de Cannes,
ou les premiers ensembles de Sarcelles
dans les années 1950, sont nés sous l’égide
de cet infatigable. « Mon action dans la
Résistance m’aura mieux préparé à exercer
très tôt des responsabilités. » Mais il n’en a
jamais fait étalage. Au contraire. « Jeune
patron, je n’allais pas raconter à mes colla-
borateurs que j’avais détruit des établisse-
ments avec des explosifs, que j’avais braqué
des gendarmes, attaqué des mairies… » Ce
fut pourtant le cas. Le siège grenoblois
de la Légion des Volontaires français
contre le bolchevisme, les établissements
Dauphin ont sauté sous ses bombes, des
mairies furent dévalisées de leurs tickets
d’alimentation pour ravitailler le ma-
quis du Vercors.
En février 1942, Henri convoque son
père au lycée Louis-le-Grand où il a été
placé comme interne : « Je lui explique que
je veux partir de France, m’engager en An-
MÉGANE CHIECCHI POUR « LE POINT »
« Mon action dans la
Résistance m’aura
mieux préparé à
exercer très tôt des
responsabilités. »
gleterre. Il me dit que je suis un peu jeune. Je
viens d’avoir 17 ans. » La rafle du Vél’ d’Hiv
va accélérer les choses. « Mon père était
un homme réaliste. Nous quittons Paris fin
juillet avec le projet de franchir la ligne de
démarcation. » Ils arrivent à Grenoble où
Henri se retrouve avec Jean-Jacques Ser-
van-Schreiber en classe de mathéma-
tiques spéciales au lycée Champollion.
Il se politise, rédige des tracts qu’il dif-
fuse, intègre les Jeunesses communistes.
Le déclic survient en mars 1943 quand
son père, sans travail, assiste à des pro-
cès au palais de justice. Il aborde l’un des
accusés, l’étudiant Gérard Guérin, qui
avait saboté une manifestation de sou-
tien à Pétain. Ce gaulliste proche du mou-
vement Combat vient habiter avec eux
H enri Becker a
­rédigé un album
de souvenirs, qu’il a
­illustré lui-même
avec des aquarelles.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 151
dans la même pension de famille cras-
seuse. « C’est par lui que je suis devenu agent
de liaison de Louis Richerot, le futur patron
du Dauphiné Libéré. » Il se rend à vélo à
Lyon, arpente l’Oisans, puis le Vercors,
dont il finit par connaître tous les secrets,
ce qui lui sauvera la vie lors de l’assaut
donné par les Allemands sur le plateau.
Rencontre avec de Gaulle. Son
combat ne s’arrête pas à Grenoble. Il s’en-
gage dans la 1re armée, un régiment d’in-
fanterie marocaine qui le conduit en
Alsace, puis en Allemagne. « De retour
en Forêt-Noire, j’apprends que de Gaulle est
près de Berchtesgaden, pour une revue. Je
me glisse parmi les soldats à côté de lui. Il
me toise avec l’air de dire : qui c’est celui-là ? »
Ce fut sa seule rencontre avec le chef de
la France libre.
Récemment, il a écrit à Florence Parly,
ministre des Armées, pour obtenir la Mé-
daille militaire à laquelle il a droit. « On
m’a répondu qu’ayant reçu pour mes activi-
tés professionnelles la Légion d’honneur, une
décoration supérieure, la Médaille militaire
m’est interdite. C’est absurde. » Les ministres
passent, les résistants demeurent §
 ANS

MANTOVANI GALLIMARD/OPALE

152 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 J’étais survivante
par Scholastique Mukasonga
ÉCRIVAINE
Prix Renaudot 2012 pour « Notre-Dame du
Nil », l’autrice franco-rwandaise a écrit ce
texte pour « Le Point ». Dernier livre paru :
« Kibogo est monté au ciel » (Gallimard).
Au lycée Notre-Dame
de Cîteaux
L
orsque par un hasard qui tient pour
moi du miracle, je fus admise au ly-
cée Notre-Dame de Cîteaux à Kigali,
le lycée le plus renommé, où on était
censé former l’élite féminine, j’étais bien
consciente que si j’avais eu cette chance,
ce n’était pas parce que j’étais plus douée
que mes camarades qui resteraient au
village et se résigneraient à n’être que
de simples paysannes.
Un quota de 10 % limitait aux élèves
Tutsis l’accès aux études secondaires. Je
devais donc, pour ne pas donner de pré-
texte à un renvoi, avoir les meilleures
notes. Surtout en français et en religion.
La barre était bien haute, il fallait m’ac-
crocher coûte que coûte. Plus question
de dormir. Pour apprendre, ou plutôt ava-
ler mes leçons, je passais mes nuits dans
les WC, seul endroit solitaire et éclairé.
Mes bonnes notes ne me valurent au-
cune considération de la part de mes ca-
marades. Bien au contraire. Je n’étais
toujours qu’une Tutsie, c’est-à-dire une
« Inyenzi », un cafard. Je prenais indû-
ment une place qui revenait de plein
droit à une authentique fille du peuple
majoritaire. J’étais vouée aux corvées de
vaisselle, de nettoyage des latrines et au
réfectoire, je me contentais des restes.
À chaque période de vacances sco-
laires, je revenais à Nyamata, lieu d’exil
où ma famille avait été déplacée mais
où je retrouvais la chaude tendresse de
la protection maternelle. Je retrouvais
le sommeil.
Bien des fois, j’ai pensé à ne plus re-
tourner au lycée. À quoi bon tant de
haine et d’humiliations ? Mais cette place
au lycée, elle n’était pas que mienne,
j’étais l’espoir de tout un village. Et j’ai
tenu bon.
En exil
C’est en 1973, chassée de l’école d’assis-
tantes sociales de Butare, que mes pa-
rents ont décidé que je devais m’exiler
au Burundi voisin. Les violences et les
massacres à répétition qu’ils vivaient au
quotidien ne pouvaient qu’aboutir à une
extermination totale. Je parlais français :
je serais leur mémoire quand viendrait
le jour de leur mort. J’ai obéi comme une
fille obéissante doit l’être pour ses ­parents.
C’est ainsi qu’en pleine nuit, sous une
pluie battante, je me suis enfoncée dans
la savane. La frontière du Burundi était
à 40 kilomètres. Je devais l’atteindre
avant que le soleil se lève et que les mi-
litaires, si par malheur la pluie cessait,
ne commencent leur patrouille.
Je me suis vite égarée dans le laby-
rinthe des buissons d’épineux. Comment
retrouver le sentier qu’on m’avait indi-
qué et qui menait au Burundi ? Je tour-
nais en rond et, prise de panique, j’étais
certaine de me trouver nez à nez avec un
léopard ou un éléphant. J’avais les pieds
en sang, je m’abritais, désespérée sous un
grand acacia, et je laissais libre cours aux
sanglots qui m’étouffaient. Jamais je n’ar-
riverais au Burundi, mieux valait rebrous-
ser chemin et tenter de retrouver la
demeure familiale. Mais j’ai vite chassé
cette mauvaise pensée, mes parents
m’avaient confié une mission, je devais
l’accomplir. Je me suis remise en marche,
un peu au hasard, et je ne sais quelle
J’avais les pieds
en sang, je m’abritais,
­désespérée sous un
grand acacia.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 153
bonne étoile m’a servi de guide : au petit
matin, je me suis retrouvée sur la place
du marché de Ruhuha. J’étais au Burundi.
J’étais en France en 1994 quand sur-
vint le génocide des Tutsis au Rwanda.
Depuis mon départ pour l’exil, même
munie d’un passeport français, il m’était
toujours interdit de retourner chez mes
parents à Nyamata. Emportée dans les
tribulations de l’exil, c’était comme si
ce n’était pas moi qui vivais loin du
Rwanda, mais plutôt le Rwanda qui s’était
peu à peu éloigné de moi.
Gardienne de la mémoire
Le génocide des Tutsis en ce printemps
1994 vint me rappeler ce pourquoi mes
parents m’avaient choisie pour l’exil. Sans
grand espoir, j’attendais dans l’angoisse
les nouvelles de ceux que j’avais laissés
au Rwanda. Y aurait-il des ­survivants à
Nyamata, le pays des Tutsis ? La réponse
vint sous une enveloppe affranchie d’un
timbre exotique. J’hésitais longtemps à
l’ouvrir. Il fallut bien m’y résoudre. À l’in-
térieur, il n’y avait qu’une feuille à grands
carreaux a­ rrachée à un cahier d’écolier
et sur cette feuille, 37 noms, les 37 noms
dont j’avais désormais charge de mé-
moire. Oui, c’était bien là la mission que
mes parents m’avaient confiée : être la
mémoire de ceux qui n’auraient pas de
tombes. Le fardeau me parut soudain
trop lourd. À quoi bon continuer à vivre ?
N’était-il pas injuste de leur survivre ?
pourquoi ne pas les rejoindre dans leur
mort ? au moins ne plus p ­ enser, sombrer
dans la folie, la folie me serait plus douce.
Et puis, il y eut cette voix. Oui, je l’ai
bien entendue, du plus profond de moi,
celle de mes parents. J’étais survivante.
J’ai accepté la douleur d’être survivante.
De ma souffrance, j’ai tiré une force nou-
velle. Cette force fut de pouvoir écrire.
Grâce à la littérature, j’ai pu être la gar-
dienne digne de la mémoire des miens.
Je ne suis pas une fille ingrate : l’écriture
m’a sauvée §

Le mot qui conviendrait
le mieux serait « obstination »
par Michel Houellebecq
ÉCRIVAIN
Prix Goncourt 2010. Dernier livre paru : « anéantir » (Flammarion).
« Je connais peu ce sentiment d’espé-
rance, et celui de désespoir, au fond, pas
tellement non plus. De tempérament
plutôt paresseux et lâche, je n’ai jamais
eu l’impression d’agir parce que j’es-
comptais, ou que j’espérais, tel ou tel
­résultat, mais plutôt mû par une chose
difficile à cerner, le mot qui conviendrait
le mieux serait sans doute « obstina-
tion ». L’obstination peut, je crois, rem-
placer bien des qualités. Une formulation
154 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
élégante et classique serait celle de
­Guillaume d’Orange : « Il n’est pas besoin
d’espérer pour entreprendre, ni de réus-
sir pour persévérer. » Dans ses romans
d’enfance, le père instituteur de Marcel
Pagnol considère cette phrase comme
la plus belle de la langue française. C’est
en tout cas la plus célèbre du fondateur
des Pays-Bas, mais à titre personnel je
préfère encore sa devise, d’une énigma-
tique brièveté : « Je maintiendrai ». »
©PHILIPPE MATSAS/OPALE VIA LEEMAGE

DESSINATEUR
Né à Belgrade en 1951, l’auteur,
dessinateur, peintre et réalisateur,
artiste protéiforme par excellence,
n’a eu de cesse de mettre en récit,
et en beauté, les soubresauts
géopolitiques, technologiques et
écologiques qui agitent notre
COURTESY ENKI BILAL
monde. L’auteur de la trilogie
« Nikopol » et du récent « Bug 3 »
(Casterman) nous envoie cette
peinture et ces quelques mots.
Le regard d’Enki Bilal
A i-je un jour désespéré ? La question
est brutale. L’état d’affliction, de
­détresse, de désespérance donc, est pour-
tant une constante de la condition
des humains, quels qu’ils soient, d’où
qu’ils viennent… Est-on pour autant
tous concernés ? J’ai beau chercher,
fouiller dans mes mauvais souvenirs,
moments de vie sombres, je ne trouve
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 155
rien. J’ose tenter une explication. Ma ca-
pacité à toujours considérer la zone de
devant, le futur proche, comme un défi
salvateur. Comme si les sables mou-
vants durcissaient sous mes pieds,
et uniquement sous mes pieds, et per-
mettaient le coup de rein libérateur.
L’idée étant de tenir jusqu’au bout de
la route §

L’espoir est un muscle
par Björk
ARTISTE
Immense musicienne, chanteuse, autrice-compositrice, actrice,
souvent classée parmi les 100 personnalités les plus influentes
du monde, l’Islandaise Björk, de son nom complet Björk
­Guomundsdottir, a vendu plus de 20 millions de disques.
Alors qu’elle s’apprête à sortir « Fossora », le 11e album de sa
­carrière, elle a envoyé ces mots au « Point ».
156 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
« Pour moi, une chanson est un
­vaisseau merveilleux dans lequel on
peut jeter un problème et le résoudre.
Toutes les chansons de mon nouvel
­album Fossora s’ouvrent sur une raison
de désespérer où je révèle mon état de
grande vulnérabilité (la mort de ma
mère, mes enfants quittant le nid…),
mais je trouve toujours la solution au
milieu de la chanson et elle finit sur
l’espoir. J’espère que les lecteurs du
Point prendront le temps d’écouter les
paroles de ce disque. Par exemple, la
chanson « Atopos », inspirée par un
chapitre des Fragments d’un discours
amoureux, de Roland Barthes, part de
la difficulté à se connecter à l’autre, des
désaccords nés de la différence entre
l’idée rêvée qu’on se fait de la personne
aimée et de nous-même, ou entre des
personnes aux idées opposées.
En amour comme en politique, on
pourrait désespérer de l’éloignement
des gens : l’écart entre la droite et la
gauche, la diminution du nombre de
mariages… Finalement, pourquoi ne
pas se concentrer sur ce qui nous
­rassemble plutôt que sur ce qui nous
sépare ? Je  finis la chanson par la
VIDAR LOGI/OLI RECORDS
­répétition de cette phrase : « Hope is a
muscle » (l’espoir est un muscle).
C’est un hymne à la fois politique et
­personnel » § PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-SOPHIE JAHN
 Le regard de Jul

AUTEUR-DESSINATEUR
Agrégé d’histoire, auteur-dessinateur
passé de la presse à la saga « Lucky
Luke », dont il est le nouveau scéna-
riste, Jul est aussi l’auteur de la série
d’animation « 50 Nuances de Grecs »
CECILE GABRIEL/SP – ILLUSTRATION : JUL POUR « LE POINT »

sur Arte.

I l y aurait toute une neurobiologie

de l’espoir à décrire : quelle est cette
joyeuse case qui s’allume dans le cer-
veau quand tout est perdu, qui nous
fait encore espérer un événement qui
viendra tout changer in extremis ?
Le « coup de théâtre » est une faci-
lité pour les scénaristes, mais une né-
cessité pour les humains : soyons
indulgents avec ceux qui préfèrent
l’espoir, fils de la curiosité, au déses-
poir, fils de l’intelligence ! §

Saison 2022-2023 Samedi 8 octobre

Les TABLE RONDE 14h00
Colloques « VERS UN NOUVEL ORDRE MONDIAL »

de Menton
JEAN-LOUP BONNAMY | XAVIER DRIENCOURT |
HENRI GUAINO | VÉRONIKA DORMAN |
ANIMÉE PAR THOMAS RABINO

Samedi 8 octobre 2022 GRAND ENTRETIEN 16h30

au Palais de l’Europe « ENFANT DE BOHÊME »
Avec GILLES KEPEL, autour de son dernier livre
« Enfant de Bohême » (Gallimard)
Conférences-débats ANIMÉ PAR THOMAS RABINO

Entrée libre et gratuite


Le désespoir m’a conduit
au premier chapitre
ÉCRIVAIN
L’auteur culte d’« American Psycho »
­répond au « Point » sur la question du
désespoir. Dernier livre paru : « White »
(Robert Laffont).
J
’ai hésité à répondre à cette question
parce que je me suis toujours vu
comme une personne qui n’a jamais
été tentée par le désespoir. Cette idée,
d’ailleurs, me semble contraire à la fa-
çon dont j’essaie de vivre : je veux évi-
ter le désespoir et je m’y emploie
activement. C’est simplement la ma-
nière dont je veux exister, non seule-
ment en tant qu’être humain mais aussi
en tant qu’écrivain. Pour m’investir dans
ce que j’écris, je dois avoir les idées claires
et être passionné. Ainsi l’excitation de
travailler sur un livre repousse-t-elle
toujours le désespoir. Et pourtant, de
fait, c’est quand même cet état qui in-
fluence mon travail, et il l’a toujours
158 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Bret Easton Ellis
fait, que ce soit pour Moins que zéro, pour
American Psycho ou pour Lunar Park. Le
désespoir est en effet ce qui déclenche
le roman chez moi – et le matérialise.
Il peut être, même, une force motrice,
mais il se dissipe lorsque l’ouvrage com-
mence à prendre forme et disparaît au
moment où je l’écris et que la paix le
remplace. Par exemple, pour The Shards
[prochain roman à paraître en janvier
aux États-Unis, NDLR], le livre est parti
du fait – une forme de nostalgie – que
j’étais hanté par toutes les erreurs que
j’avais commises quand j’étais jeune et
Le désespoir peut être
une force motrice, mais
il se dissipe lorsque
l’ouvrage commence
à prendre forme.
par la perte des personnes qui m’étaient
chères à cause de mon imagination
d’écrivain hyperactive et florissante.
Cela m’attristait. Certes, pas au point
d’en mourir, comme c’est le cas dans le
livre, mais, de façon moins métapho-
rique, je croyais que des choses étaient
vraies alors qu’elles ne l’étaient pas et
j’embellissais des événements qui
étaient loin d’être aussi spectaculaires.
L’idée du livre est née de ce désespoir
et, pendant une semaine, il m’a enve-
loppé, c’était tout ce que je pouvais res-
sentir, mon seul point de référence. Cet
état, que je ne pouvais pas contrôler
mais que je ne combattais pas non plus,
m’a conduit au premier chapitre et, au
RYAN PFLUGER/NYT-REDUX-REA
fur et à mesure que j’écrivais, il s’est
levé et a fini par disparaître. Alors oui,
peut-être que, au bout du compte, je
suis toujours tenté par le désespoir…
Comment trouver la force de continuer ?
En écrivant § TRADUIT DE L’ANGLAIS (AMÉRICAIN) PAR
CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT
 Au point où on en est !
« Il est dans ma nature de
par Amélie Nothomb désespérer. Cela m’arrive
PRIX RENAUDOT 2021
Dernier ouvrage paru : « Le Livre des sœurs » (Albin Michel) au moins une fois par se-
maine. À chaque fois, je re-
cours à une technique que
j’ai appelée « Au point où
on en est ». Exemple : je vis
une situation insurmon-
table, j’étouffe, je ne vais
pas m’en sortir. Je pense
aussitôt à tous les autres
points qui ne vont pas dans
LEA CRESPI/PASCO

ma vie et je me dis : « Au

point où on en est ! » Cela
m’allège immédiatement. »

PALMARÈS DES LIBR AIRES 2022

Nouveau coup
de maître...

... de l’un des

plus singuliers...
Photos auteure : © Pascal Itoæ

... auteurs français.

Nicolas Ungemuth, Le Figaro Magazine

LA RENTRÉE LITTÉRAIRE ALBIN MICHEL

 ANS

Les valeurs de l’artisan sont

une promesse d’optimisme
par Véronique Nichanian
CRÉATRICE-ARTISAN
Sans fureur, la directrice artistique
de l’univers masculin d’Hermès a libéré
l’homme des carcans et mené ainsi une
révolution de l’allure, accompagnant
ainsi les évolutions de la société.

N
ietzsche disait : « À chaque époque, il
y a un monde en décomposition et un
monde en devenir. » Ainsi, certaines
personnes désespèrent toujours et
d’autres vont de l’avant. Le monde a be-
soin de penseurs, de gens curieux et ou-
verts, dans des champs d’expertise très
différents, de la recherche à la mode. Il
faut savoir rester en éveil et croire en
l’être humain. On dit souvent : « Quand
on est jeune, c’est pour la vie. » On pourrait
aussi dire : « Quand on est curieux, c’est
pour la vie. »
Pour ma part, j’ai toujours considéré
que le mouvement était un choix – au
même titre que le bonheur, en étant
consciente que dans un contexte mon-
dial complexe, les réalités sont différentes
pour chacun. Cela demande parfois un
effort. Mais la solution réside dans l’ac-
tion, dans le faire. Les valeurs de l’arti-
san – et je me définis comme une
créatrice-artisan – portent cette promesse
d’optimisme. Dans la force et la vérité
du geste, dans cette forme de création, il
y a quelque chose de solide, de réel, de
réconfortant, aussi : dans l’échange et le
dialogue permanents que j’ai avec les ar-
tisans d’Hermès jaillissent les idées et,
également, l’envie d’aller plus loin, de
partir ailleurs, d’oser un pas de côté pour
avancer autrement. Refaire la même
OLIVIER METZGER

chose, c’est être satisfait de soi-même. Et

cela n’a pas beaucoup d’intérêt. La dyna-
mique passe par la remise en question,
par une certaine prise de risque. …
160 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
 LE POINT STORIES POUR
VOTEZ POUR

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préférés parmi une sélection issue de ses plus grands succès et du palmarès annuel
du Point de ces dernières années. Votez pour gagner une invitation à la soirée
de remise des prix ainsi que des livres.
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 ANS

… Pour ma part, le hasard m’a
conduit, après des études de mode fé-
minine, à commencer ma vie profes-
sionnelle dans la mode masculine, ce
qui m’a emmenée vers un monde
d’hommes. J’ai parfois été confrontée
à des structures et à des cultures peu
ouvertes aux femmes… Je me souviens
d’un de mes premiers voyages au Ja-
pon, au cours duquel mes interlocu-
teurs ne m’adressaient pas directement
la parole. Ce sont pourtant des hommes
qui ont cru en moi et ont ponctué mon
itinéraire professionnel – hier, Nino
Cerruti et Jean-Louis Dumas, au-
jourd’hui, Axel Dumas et Pierre-Alexis
Dumas. Je crée pour des hommes. Et le
pas de côté peut s’exprimer dans cet
univers a priori codé, que ce soit par le
recours à la couleur, à de nouvelles ma-
tières, à d’autres proportions… voire
par la reconquête de la cravate, consi-
dérée comme un instrument d’affirma-
tion de soi et de sa liberté.
Personnellement, j’ai fait de la mode
pour ne pas ressembler aux autres – ado-
lescente, je me composais des tenues
éloignées des codes. Et aujourd’hui,
dans un monde où une forme d’osten-
tatoire peut régner, je préférerai tou-
jours le charme à la beauté, le caractère
à l’uniformité, la faute de goût au total
look.
« Faire ensemble » . Demeure aussi
que c’est souvent lors des périodes de
crise que la créativité culmine. Tout
comme à d’autres secteurs, la pandé-
mie de Covid-19 a donné un coup d’ar-
rêt à la mode : après la stupeur, il fallait
imaginer autre chose, travailler autre-
ment avec les équipes. Ce moment a été
celui d’un temps retrouvé d’échanges
et d’innovations. Nos fournisseurs ha-
bituels de tissus ne pouvaient plus ni
produire ni livrer ? Nous avons regardé
ce que nous avions en stock et nous
avons créé –j’adore bricoler, faire avec
ce que j’ai. Et puis s’est posée la ques-
tion de présenter une collection sans
défilé, comme c’est normalement le cas.
Nous avons décidé de travailler avec le
metteur en scène et vidéaste Cyril Teste.
Nous avons appris à nous connaître et
à collaborer à distance. Nous nous
sommes ensuite rencontrés, et en
quelque sorte reconnus, lors des repé-
rages effectués dans les ateliers d’Her-
mès à Pantin, qui ont constitué le décor
du film mettant en mouvement les cou-
lisses, les vêtements, les modèles. Cette
rencontre entre nos deux univers – ce-
lui du spectacle vivant et celui de la
mode – et nos deux équipes a été un
­m oment d’exaltation et d’émotion
­collectives.
L’affirmation de ce « faire ensemble »
permet aussi de garder intactes la cu-
riosité et l’exigence. Les temps sauvages
que nous vivons rendent aussi plus pré-
cieuse l’exigence de l’instant – et ses
possibilités. De goûter ainsi, comme le
résume parfaitement le titre du livre
d’Antoine Fenoglio et Cynthia Fleury,
Ce qui ne peut être volé §

Ma thérapie est passée par la cuisine

par Olivier Roellinger « Défiguré par mon chien à 2 ans et
demi, abandonné par mon père à
CUISINIER 13 ans, tabassé gratuitement à mort
Avec ses trois étoiles, il a mis Cancale sur la carte de la gastronomie.
Dernier livre paru : « Pour une révolution délicieuse » (Fayard). par cinq gamins à 20 ans… Les
épreuves ne m’ont pas épargné. La
résilience m’a permis de les surmon-
ter en les transformant en force. Je
me suis rendu compte de la chance
de pouvoir vivre pleinement sa vie et
me suis juré de profiter de chaque
miette en gardant l’esprit d’un enfant.
Très vite, j’ai compris que ma théra-
pie passerait par la cuisine. C’est elle
JEAN CLAUDE MOSCHETTI/REA

qui m’a sauvé. Aujourd’hui, mes deux

enfants ont repris le flambeau. Leurs
rêves ont rejoint les miens, me don-
nant ainsi le sentiment d’être devenu
immortel. » PROPOS RECUEILLIS PAR THIBAUT DANANCHER
162 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
RÉSERVEZ VOTRE BILLET
 ANS

Katalin Kariko 
« J’ai eu besoin
de tous ces échecs
pour me ressourcer »

ALAMY STOCK PHOTO/ABACA

164 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

P
oursuivre envers et contre tout. S’il est une per-
sonne à qui le terme pugnacité sied particuliè-
rement, c’est bien Katalin Kariko. Née en 1955 à
Szolnok, une petite ville de Hongrie, elle a joué un
rôle déterminant dans la découverte de l’ARN mes-
sager qui a permis la mise au point en un temps re-
cord de vaccins contre le Covid-19. Aussi, lorsque
Le Point lui a proposé de réagir à l’appel de Claude
Imbert, qui, dans son premier éditorial, expliquait
avoir choisi de ne jamais désespérer de rien, elle a
accepté avec enthousiasme que l’on reprenne les ex-
traits les plus personnels des interviews qu’elle avait
accordés à notre journal les 29 janvier 2021 et 2 avril
2022. Certes, la découverte de cette molécule qui sert
d’intermédiaire dans la synthèse des protéines est
une aventure collective, mais elle doit beaucoup à
la volonté de cette chercheuse, fille d’un boucher et
d’une comptable ayant fui la Hongrie avec 90 dol-
lars d’économies cachés dans l’ours en peluche de
sa fille. Direction l’université de Temple, puis celle
de Pennsylvanie, où elle est placardisée et ses de-
mandes de crédit rejetées, ses recherches étant jugées
trop iconoclastes. Si beaucoup voient aujourd’hui
en elle une future Prix Nobel, la vice-présidente de
BioNTech garde un sens de l’humour intact, tout
comme sa volonté d’en découdre §
Le Point : Pourquoi être partie aux États-Unis ?
Katalin Kariko : Quitter la Hongrie en 1985 a été
une décision difficile, j’adorais mon labo. Le pro-
blème, c’est qu’il était totalement impossible d’y tra-
vailler, faute de moyens et, pour les grands groupes
pharmaceutiques, l’ARN n’était pas un champ de re-
cherche convaincant. J’ai été candidate à un poste
en France, à Montpellier, au sein du laboratoire de
Bernard Lebleu, mais il était encore très difficile, à
l’époque, d’accéder à des centres de recherche d’Eu-
rope de l’Ouest depuis la Hongrie. Nous sommes
donc partis pour Philadelphie. C’était une énorme
prise de risque pour moi. Avec mon mari, nous
avions une fille de 2 ans et demi, un nouvel appar-
tement confortable. En Hongrie, j’avais ma propre
machine à laver, à Philadelphie je lavais mon linge
la nuit dans un sous-sol. Mais j’étais convaincue que
la situation allait s’améliorer, que tout était pos-
sible. Si j’étais restée en Hongrie, je serais devenue
cynique, aigrie, médiocre.
Aller aux États-Unis vous a donné des ailes…
Cela nous a tous poussés à être meilleurs. Ma fille,
Zsuzsanna Francia, est devenue double médaillée
d’or olympique d’aviron ! Comme elle le dit, après
500 mètres de course, elle ressent de fortes douleurs
dans les muscles, mais elle ne renonce jamais. Son
objectif est de finir première ! C’est ainsi que je dé-
finirais les États-Unis : on y prend des risques ma-
jeurs, mais pour des retombées potentielles majeures.
Quand vous émigrez et repartez à zéro, vous n’avez
rien à perdre ! En Hongrie, mon mari était ingénieur,
en arrivant ici il était gardien ou faisait le ménage.
Si certains de vos pairs ont remis en question
le sujet de vos recherches, votre famille a été
une source d’inspiration.
Oui, bien sûr, je suis très fière de ma fille. J’étais étu-
diante diplômée quand elle est née. Quatre mois plus
tard, j’ai repris le travail parce que, à ce moment-là,
en Hongrie, nous pouvions nous appuyer sur des
services de garde d’enfants abordables. Une infir-
mière diplômée était présente dans cette garderie
et, chaque jour, un pédiatre se rendait dans l’établis-
sement, qui offrait également les vaccins gratuite-
ment. J’ai vu des femmes scientifiques se poser la
douloureuse question : dois-je avoir un enfant ou
dois-je poursuivre ma carrière ? Je leur répondais :
vous pouvez avoir les deux. N’abandonnez pas vos
rêves. Vous ne pouvez pas être parfaites en tout. Pas
besoin d’être la bonne à tout faire de votre famille
et de trop dorloter vos enfants, car ils doivent ap-
prendre à avoir des responsabilités. Ma fille a appris
CHERCHEUSE à se lever le matin, à préparer son repas pour l’école,
EN BIOCHIMIE car j’allais au laboratoire très tôt. Et vous voyez, elle
Vice-présidente n’a pas si mal tourné… [rires].
de la start-up La science peut-elle réunir les peuples ?
allemande Oui, bien sûr. Parce que nous, scientifiques, sommes
toujours à la recherche d’une solution à différents
BioNTech, elle phénomènes, en les analysant et en essayant de les
a joué un rôle comprendre. En doutant, et en travaillant de ma-
déterminant dans nière collective.
la découverte de Que pensez-vous de la biotech en France ?
l’ARN messager qui La France, c’est un beau pays pour les vacances
a permis la mise au d’été. Mais essayez donc de comprendre pourquoi
les Français ont dû venir ici, aux États-Unis ? Pour-
point des vaccins quoi Stéphane Bancel [le PDG de Moderna, NDLR]
contre le Covid-19. ne dirige-t-il pas une entreprise française en France
pour mettre au point des vaccins ? Pourquoi il n’y a
pas plus de sociétés comme BioNTech en France ? Je
pense que c’est à cause du financement. Aux États-
Unis, avec le capital-risque, on donne davantage
aux petites entreprises. C’est sans doute une ques-
tion de culture, qui n’existe peut-être pas en Europe.
Ici, les gens investissent plus dans les biotechnolo-
gies, parfois dans 30 entreprises différentes, et si une
réussit, tant mieux. Quand une piste mérite d’être
explorée, on poursuit !
Que faut-il faire pour améliorer la recherche
dans notre pays ?
Il devrait y avoir plus de start-up dirigées par des
scientifiques. Pour cela, vous avez besoin de cher-
cheurs qui souhaitent transformer leur idée en un
produit, en abandonnant une position académique
sûre et en prenant un risque. Et vous avez également
besoin de capital-risqueurs qui aideraient à finan-
cer ces projets inédits. Il y a des preneurs de risque
ici, en Europe, mais il devrait y en avoir plus. Aux
États-Unis, l’essaimage d’entreprises à partir d’uni-
versités est plus répandu, et obtenir de l’argent est
plus facile. Cela dit, mon cas contredit un peu ces
propos car, quand j’ai essayé de présenter mes idées
aux investisseurs, ça n’a pas marché, ils n’ont …
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 165
 ANS
… pas donné d’argent… [dans les années 1990,
ses demandes de financement ont été rejetées plu-
sieurs fois, la communauté scientifique étant plus
intéressée par la recherche sur l’ADN et la thérapie
génique, NDLR]. Cependant, à la fin, j’ai réussi à ob-
tenir une bourse de 1 million de dollars d’un crédit
gouvernemental consacré aux petites entreprises,
et cela m’a aidée à faire avancer notre projet. Donc
nous avons besoin de plus de preneurs de risque.
Savez-vous combien de fois j’ai été licenciée, ou
écartée ? J’ai eu besoin de tous ces échecs pour me
ressourcer, me recentrer et voir ce qui était impor-
tant. Nous devons nous concentrer sur ce que nous
pouvons faire et nous améliorer, au lieu de nous tor-
turer en nous demandant pourquoi c’est nous qui
avons été licenciés.
Que faut-il apprendre à nos
enfants ? Les mathématiques, le
code informatique, la littérature ?
Ce qui est important, c’est de pro-
poser aux enfants le plus de choses
différentes possible. Ils ont besoin
d’ouvrir les yeux sur ce qu’ils aiment
faire. Comme cela, ils peuvent choi-
sir la bonne profession, celle qu’ils
aiment, celle qui les passionnera.
Vous passez la plus grande partie
de votre vie d’adulte au travail, il est
donc important que vous aimiez ça,
que vous soyez très bon dans ce do-
maine, que ce soit votre hobby aussi
et que vous ayez une vie heureuse et
épanouissante. C’est tout. Vous avez
besoin d’un travail qui vous mette au « La gloire immédiate n’a
défi, qui fasse ressortir le meilleur de
vous-même. Les enfants apprennent pas d’importance. Parfois,
à se fixer des objectifs, travaillent dur
pour y arriver, sont heureux lorsqu’ils on travaille pendant des
ont accompli une tâche et sont prêts
à relever le prochain défi.
mois, des années avant
Il y a un souvenir qui vous a d’obtenir un résultat. »
particulièrement marquée…
Lorsque j’étais en quatrième, j’ai rem-
porté un concours local de biologie et je me suis
qualifiée pour la finale nationale, qui se déroulait
pendant une semaine à Budapest. La capitale était à
150 kilomètres de là où nous vivions et mon père, qui
était boucher, et ma mère, comptable, ne pouvaient
pas se permettre de manquer le travail si longtemps,
donc ils m’ont mise dans le train pour Budapest. La
plupart des autres enfants sont arrivés en voiture
avec leurs parents. Je me souviens clairement, en-
core aujourd’hui, à quel point j’étais fière de mon
exploit, j’avais hâte de reprendre le train pour ren-
trer chez moi et dire à mes parents que j’avais ter-
miné à la troisième place, et que la radio m’avait
interviewée. Cette expérience m’a donné envie
d’aller plus loin, de participer à d’autres concours
de biologie et, en 1969, d’écrire à l’encre et au stylo
166 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
un essai sur l’œuvre de Carl von Linné [un natura-
liste suédois du XVIIIe siècle, NDLR].
Certains chercheurs, comme la
neuroscientifique Ghislaine Dehaene-
Lambertz, disent que chaque enfant est un
scientifique qui veut apprendre…
Exactement. Les enfants ont besoin d’apprendre.
Je me souviens que, lorsque je vivais à Kisujszallas,
une petite ville de 10 000 habitants, nous avions
derrière notre maison des animaux de ferme, des
cochons, des poulets, des canards, et un grand jar-
din dans lequel nous plantions tout ce dont nous
avions besoin pour manger. Un phénomène inté-
ressant avait alors attiré mon attention. Les plumes
sur le cou des canards étaient d’une belle couleur
métallique verte ou bleue. Plus tard, pendant mes
études à l’université, j’ai appris que
ces plumes sont grises, elles sont juste
structurées de telle manière que la
lumière naturelle se reflète sur elles.
Quel livre vous a le plus
marquée ?
C’est Le Stress de la vie, du Hongrois
Hans Selye, que j’ai découvert alors
que j’étais au lycée. Il est le premier
à avoir appliqué le terme « stress » au
corps humain, alors qu’il était em-
ployé essentiellement en physique.
Sa théorie ? Les gens gâchent du temps
et leur vie avec des regrets. Si j’ai per-
sévéré sur l’ARN alors que personne
n’y croyait, c’est parce que je n’ai pas
attendu qu’on me tape sur l’épaule
pour me dire : « Katie, tu fais du bon
boulot ! » Je savais que ce que je faisais
était bien. Et que cela s’améliorerait.
Quel conseil donnez-vous aux
jeunes chercheurs ?
Ne cherchez pas les récompenses,
l’argent ou la gloire. Faites de votre
mieux et soyez satisfaits. Dans cette
société de l’apparence, ce n’est pas
votre look qui doit compter, mais bien
la valeur que vous générez. La gloire immédiate n’a
pas d’importance. Parfois, on travaille pendant des
mois, des années avant d’obtenir un résultat. S’il n’y
avait pas eu cette pandémie, personne ne saurait qui
je suis – et cela m’irait très bien.
Avez-vous pensé un jour à abandonner vos
recherches ?
Jamais. Aujourd’hui, j’ai assez d’argent pour pou-
voir me permettre de ne rien faire, de traîner chez
ALAMY STOCK PHOTO/ABACA
moi. Pourtant, je n’ai jamais arrêté de travailler ! J’ai
toujours un objectif, un nouveau projet qui me mo-
tive. Je pense encore pouvoir apporter ma pierre à
des édifices de recherche. Un jour, je m’effondrerai
au milieu de mes recherches ! §
PROPOS RECUEILLIS PAR GWENDOLINE DOS SANTOS, CAROLINE TOURBE ET
GUILLAUME GRALLET
 ANS

Le microbiote intestinal
ressemble à un zoo
par Laurence Zitvogel

ONCOLOGUE
Clinicienne, spécialiste
de l’immunothérapie
à l’institut Gustave-Roussy

J
’étais face à mes étudiants pour la
préparation à l’oral du grand concours
classant de la première année de mé-
decine en cette année 2022. Une jeune
femme s’élance dans la justification de
son choix de carrière, expliquant qu’elle
ne se sent pas d’autre issue que de deve-
nir médecin légiste, pour sauver l’âme
en peine surplombant le corps gisant
sur la table d’acier glacée et appelant en-
core au secours, comme si l’irréversibi-
lité pouvait encore trouver une solution.
On apprend en médecine qu’il n’y a
plus de problème lorsque existe une so-
lution. La recherche est la solution à la
médecine qui a un problème. Le sym-
bole de l’Institut national du cancer est
la silhouette d’un homme à genoux qui
tend la main à un autre homme, qui
tente de le relever. L’art de la médecine
s’exerce debout, habillé, sur un sujet al-
longé et nu. Il y a une fosse abyssale
entre le concept et la réalisation, entre
l’objectif et ses possibilités de succès,
qui peuvent changer le monde, révé-
lant des mécanismes cellulaires ou bio-
logiques fondamentaux capables de
devenir de nouvelles cibles thérapeu-
tiques, soulageant ainsi les souffrances
de milliers d’individus et restaurant
ROMAIN GAILLARD/RÉA POUR « LE POINT »

leur liberté de vivre.
À chacun son Everest ! Il nous appar-
tient de décider ou non de gravir la mon-
tagne, pour rejoindre le sommet au plus
vite, car le temps compte, par compéti-
tivité ou par nécessité humaniste. Mon
premier parcours médico-scientifique
a été remarqué grâce à mon obstination
à introduire le système immunitaire et
168 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
l’immunothérapie dans le combat contre
le cancer, c’est-à-dire de faire participer
les globules blancs à la lutte contre
­l’ennemi.
J’ai fait mes premières classes aux
États-Unis où j’ai retenu la phrase de
Kennedy : « Ne demande pas ce que ton
pays peut faire pour toi mais pose-toi plutôt
la question inverse, de ce que tu peux faire
pour ton pays. » Malgré mes efforts et
­réalisations à Gustave-Roussy, le pavil-
lon des cancéreux du moderne Villejuif,
l’évaluation par les pairs, qui attribue
les gros financements à la recherche, ne
m’avait pas sélectionnée pour la pour-
suite de mes travaux scientifiques sous
prétexte que ma renommée était «­­  par-
tagée avec mon compagnon de vie », plus
 brillant et célèbre que moi à cette époque.
Le sol s’est alors dérobé sous mes pieds.
Et c’est là que l’ascension de la face nord
de l’Everest s’est présentée comme une
nécessité impitoyable, m’obligeant à me
recréer une identité scientifique propre
à partir de zéro.
Oui, zéro : absence de données, de
compétences, d’outils, de modèles, le
néant au niveau des collaborateurs in-
dispensables à la réussite du projet. Ne
désespérer de rien, c’est rêver au fil de
sa vocation, au fil de son expérience an-
térieure qui donne les ailes pour voguer
au-dessus des nuages, imaginer le som-
met de cette montagne et le panorama
final de la beauté du monde, vu de haut,
alors qu’on en connaît l’orfèvrerie in-
terne par les douloureuses étapes inter-
médiaires. N’est-ce pas finalement
Construire des transformations
profondes plutôt que les subir
par Valérie Masson-Delmotte
CLIMATOLOGUE
Directrice de recherche au Laboratoire
des sciences du climat et de l’environne-
ment de Paris-Saclay, coprésidente
du groupe de travail 1 du Giec.
L
’été 2022 a été emblématique des
conséquences du changement cli-
matique qui s’aggravent. Les impacts
et les risques sont de plus en plus com-
plexes et difficiles à gérer, affectent la vie
de milliards de personnes dans le monde
et entraînent des dégradations parfois ir-
réversibles des écosystèmes dont nous
dépendons. Mais nous disposons de
connaissances qui montrent sans équi-
PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP
voque que les émissions de gaz à effet de
serre, notamment issues des énergies fos-
siles, sont la cause du réchauffement pla-
nétaire et de ces changements rapides,
généralisés, qui s’intensifient. Nous avons
identifié les multiples facteurs clima-
tiques générateurs d’impacts affectant
chaque région, et les risques clés spé-
À chacun son Everest !
Il nous appartient
de décider ou non de
gravir la montagne.
l’analyse du chemin menant au succès
qui est la vraie quête du bonheur dans
l’effort ?
Notre équipe a pu mettre en évidence
le rôle du microbiote intestinal dans sa
capacité à dicter le tonus immunitaire
et dans sa lutte contre le cancer pendant
les thérapies. Le microbiote intestinal
est un très vaste écosystème contenant
des milliards de bactéries, virus, phages,
parasites et champignons. Il ressemble
à un zoo où toutes les cages pourraient
cifiques à chacune. Alerte précoce, ser-
vices climatiques, solutions techniques,
solutions fondées sur la nature, mutua-
lisation de risques et filets de protection
sociale… Des options peuvent être dé-
ployées pour réduire les risques mais
certaines perdent en efficacité dans un
monde plus chaud. Se projeter à hori-
zon 2030 ou 2050 permet de construire
des réponses efficaces à court terme en
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 169
soudainement être ouvertes, détruisant
l’équilibre interne et éliminant les es-
pèces régulatrices. Identifier nos bons
et nos mauvais microbes intestinaux et
leurs molécules pour les transférer ora-
lement lorsque le champ de bataille est
en défaite chez le patient en échec thé-
rapeutique ouvre une nouvelle voie de
traitement en oncologie. Vivre dans un
pays libre nous donne le pouvoir de
rendre cette Terre meilleure. Mon his-
toire a rejoint celle des pionniers de l’im-
munothérapie dans un livre intitulé A
Cure within – ce qui signifie « la guéri-
son est en soi » –, écrit pour honorer les
Prix Nobel de 2018 dans notre discipline.
Puisons en nous la stratégie qui nous
donnera la liberté de planer au-dessus
des nuages pour faire entrer le soleil.
Let’s the sunshine in ! §
renforçant la résilience à moyen terme.
Des options disponibles dans chaque
secteur d’activité permettraient ainsi de
réduire de moitié les émissions de gaz à ef-
fet de serre d’ici à 2030, de manière juste,
en rendant accessibles à tous des styles
de vie soutenables et sobres en carbone,
qui mettent l’accent sur le bien-être et
la santé. Une baisse massive et rapide
des émissions de gaz à effet de serre est
nécessaire pour limiter le niveau de ré-
chauffement largement sous 2 °C, voire
proche de 1,5 °C, et contenir l’escalade
des risques pour le vivant, la sécurité
alimentaire, en eau, et celle des lieux de
vie. Elle permettrait une amélioration ra-
pide de la qualité de l’air et porterait ses
fruits d’ici une vingtaine d’années pour
l’évolution de la température de surface
planétaire, et éviterait une accélération
croissante de la montée du niveau de la
mer, qui va néanmoins se poursuivre à
très long terme. Face à l’urgence, seule
la capacité à construire collectivement
ces transformations est source d’espoir  §
 ANS

Je me suis accroché
à mon rêve
par Lluis Quintana-Murci

PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

- INSTITUT PASTEUR
Biologiste et généticien des populations,
directeur de recherche au CNRS, ses
travaux éclairent l’histoire des génômes
humains et leur évolution.

«L
e métier de chercheur a un avenir
incertain. Si tu aimes la recherche,
il faut que tu fasses médecine, au
pire, tu pourras exercer et ainsi subvenir à
tes besoins ! » C’étaient les réactions que
je rencontrais quand, à la fin des années
1980, je parlais de faire des études en bio-
logie. Malgré ces recommandations, j’ai
décidé de m’inscrire en biologie à l’uni-
versité de Barcelone, car le monde de la
recherche m’intriguait.
Au bout de cinq années d’études, j’ai
commencé une thèse de doctorat en
1994, à l’université de Pavie, en géné-
tique des populations, c’est-à-dire l’étude
de la diversité génétique des populations
humaines afin de mieux comprendre
notre histoire et l’adaptation de notre
espèce aux différents environnements
rencontrés au cours du peuplement de
la planète. « Pas un sujet porteur », me di-
sait-on. « Il faut plutôt te tourner vers la re-
cherche médicale, plus appliquée. Travaille
sur le cancer ou le VIH », me conseillait-on.
J’étais pourtant intimement persuadé
qu’il fallait s’intéresser à des sujets fon-
damentaux, comme l’étude de la diver-
sité génétique humaine, car cette
discipline serait utile à terme, y compris
dans le domaine médical.
En 1999, en arrivant à Paris pour un
stage postdoctoral, ne voyant pas d’ave-
nir dans mon sujet de recherche, j’étais
découragé. Suivant les conseils de mon
térêt évident du sujet, la passion n’était
pas au rendez-vous. Alors, au bout de
deux ans, j’ai décidé de revenir à mon
premier amour, la génétique des popu-
lations. Il fallut ensuite trouver un poste
permanent… mais je me heurtais de nou-
veau à des réactions décourageantes.
« Avec ton sujet de recherche, il te sera diffi-
cile de trouver un poste en France, d’autant
plus que, n’étant pas français, tu n’as pas
beaucoup d’appuis et on sait tous qu’il faut
être parrainé pour avoir un poste. » Pour-
tant, je me suis présenté au concours du
CNRS en 2001, avec un sujet en géné-
tique des populations, et j’ai été reçu.
Étape suivante dans la vie d’un cher-
cheur : monter son propre laboratoire.
J’ai ainsi postulé en 2007 pour créer mon
J’étais intimement
persuadé qu’il fallait
laboratoire à l’Institut Pasteur. Encore
une fois, les conseils, par ailleurs bien-
veillants, étaient : « Ce n’est pas avec tes
études sur les migrations humaines que tu
obtiendras un laboratoire à Pasteur. Il te
faut soit être plus médical, soit travailler sur
les maladies infectieuses. » J’ai néanmoins
obtenu mon laboratoire. Depuis, l’Ins-
titut Pasteur n’a cessé de me soutenir, ce
qui m’a permis de faire de ma passion
ma carrière ! Et en 2019, j’ai été nommé
professeur au Collège de France, titu-
laire de la chaire Génomique humaine
et évolution.
Malgré tous ces moments de décou-
ragement, je me suis accroché à mon
rêve. Et avec de la passion, beaucoup de
persévérance et un peu de chance, j’ai
pu le réaliser. En dépit des faibles moyens
accordés par nos gouvernements à la re-
cherche académique en France (surtout
les salaires inadaptés des jeunes cher-
cheurs), je suis convaincu qu’il faut être
SP/QUINTANA

entourage, je me suis penché sur une s’intéresser à des sujets positif, insister, se mobiliser afin de
thématique plus médicale : la génétique ­préserver son plus grand atout : la liberté
de l’infertilité. Cependant, malgré l’in- fondamentaux. de créer §
170 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

La vie finit toujours
par percer les pires situations
par Éric de Moulins-Beaufort
PRÉSIDENT DE LA CONFÉRENCE
DES ÉVÊQUES DE FRANCE
Archevêque de Reims. Dernier livre paru :
« L’Église face à ses défis » (CLD).
«I
l ne faut désespérer de rien. » Ce
pourrait être une incantation. J’y
entends un profond message d’es-
pérance : la vie finit toujours par percer
les pires situations. Cette phrase me fait
penser aussitôt à la manière dont saint
Paul décrit Abraham, le père des croyants :
« Espérant contre toute espérance » (Ro-
mains 4, 18). Abraham pressent que Dieu
peut et veut rendre la vie plus forte que
la mort. Que nous enseigne ici Abraham ?
Qu’il n’y a pas de fatalité qui enferme les
humains, il n’y a pas de d ­ estin qui impo-
serait à chacun un chemin de vie.
Il faut entendre aussi : « Il ne faut même
pas désespérer de soi. » Une étape impor-
tante, au tout début de mon parcours, a
été deux jours de doute profond sur ma
Abandonner ?
Ah ça non, jamais !
GRAND RABBIN DE FRANCE
Membre de l’Institut, ancien aumônier
en chef des Armées. Dernier livre paru :
« Réinventer les aurores » (Pluriel).
«U
ne équipe de pensée qui a
choisi de ne désespérer de
rien » : votre journal a fait
sienne cette devise, qui pourrait être
aussi la définition exacte du judaïsme !
Treize fois, dans l’histoire de France, les
172 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
capacité à répondre à l’appel de Dieu au
sacerdoce. J’en ai été tiré, le troisième jour,
par la figure d’Abraham, « espérant contre
toute espérance ». Pour mener sa vie plei-
nement en marchant vers Dieu, il est bon
de mesurer ses compétences, de les déve-
lopper et d’en acquérir d’autres ; mais il
est sans doute nécessaire aussi d’avoir
conscience, avec humilité, de sa compli-
cité toujours possible avec le mal, et de
faire l’expérience que Dieu peut nous ti-
rer de cela, que nous n’y sommes pas en-
par Haïm Korsia
fermés, que le combat spirituel est un
combat joyeux. Pas plus il ne faut déses-
pérer de l’humanité : devant les massacres,
les tortures, devant la découverte de la
prégnance des faits d’atteintes sexuelles
et de violences sur des mineurs ou des
personnes vulnérables, que veut dire : ne
désespérer de rien, ne pas désespérer de
l’humanité, ne désespérer de personne ?
L’espérance contre toute espérance
d’Abraham n’a pas été une simple incan-
tation. Elle a ouvert un long chemin d’al-
liance qui aboutit au Christ Jésus, à sa
mort et à sa résurrection et au don de
l’Esprit saint. L’histoire de l’humanité
est une histoire spirituelle : l’histoire
d’un combat incertain pour que l’amour
désintéressé en chacune et en chacun
l’emporte sur les forces du mal. La vie
humaine est une réponse à une pro-
messe, une promesse qui, malgré tout
ce qui lui est contraire, sera tenue
jusqu’au bout §
juifs ont été expulsés du royaume. Sous
Dagobert – qui n’était pas si bon que
SÉBASTIEN LEBAN POUR « LE POINT » (X2)
ça ! –, Philippe Auguste, Louis IX, Phi-
lippe le Bel et j’en passe… Jamais ils ne
se sont laissés envahir par la désespé-
rance et ils sont toujours là, à participer
à la construction de cette société, pré-
sents dans chacune de ses fibres. Avant
qu’il ne soit emmené par la milice, Tris-
tan Bernard dit à sa famille : « Nous vi-
vions dans la peur d’être arrêté ; à présent,
 Gallimard
présente
nous vivrons dans l’espérance. » Cette idée, je la
trouve formidable. C’est le propre de l’humain
que de trouver la voie de l’espérance, y compris
dans les situations les plus douloureuses, les plus
désespérées. Face à l’épreuve, certains s’aban-
donnent à la fuite en avant, d’autres se réfugient
dans le passé (« c’était mieux avant »), le sage
cherche à donner du sens aux choses pour faire
renaître l’espérance. Face aux fracas du monde,
penser et repenser les événements, les mettre en
perspective, permet de les désamorcer et de re- CHRISTOPHE ONO - DIT- BIOT

lancer notre capacité d’espérer. L’espérance, c’est

la construction d’un possible. J’ai été aumônier TROUVER
des armées et j’ai connu les soldats du 13e RDP REFUGE
(régiment de dragons parachutistes), dont la de- rom a n

vise est « Au-delà du possible ». Les imbéciles pen-

Photo F. Mantovani © Gallimard

seront y trouver l’impossible ; ces valeureux y
voient un nouveau possible.
C’est précisément l’espérance à laquelle nous
invite Claude Imbert : ne jamais s’arrêter aux
données objectives du monde. Prendre du recul, GALLIMARD

expliquer, donner des clés de compréhension

pour redonner du sens. Face à la vitesse d’exécu-
tion du monde, faire ce pas de côté pour le pen-
ser et ne pas se laisser bousculer par lui. CHRISTOPHE
ONO-DIT-BIOT
Refuser l’indifférence, aussi, et se mettre à
l’écoute. « L’inverse de l’amour n’est pas la haine
mais l’indifférence », a pu écrire Elie Wiesel. La
vraie question que pose la Shoah – et l’on pour-
rait dire la même chose du génocide des Armé-
Trouver refuge
ROMAN
niens, de celui des Tutsis, et d’autres événements
dramatiques – est le silence de ceux qui ont laissé
faire. C’est pourquoi nous célébrons les Justes, « Le roman le plus solaire de la rentrée.
qui, eux, n’ont pas laissé faire. Une cavalcade captivante, jubilatoire et
déroutante, brillante et sexuée. »
Etienne Gernelle, Le Point
« Je ne jette jamais mes cartes ». « Choi-
sir de ne désespérer de rien » : j’en ai fait aussi un
« Tendre, inquiétant, intime et épique :
mode de fonctionnement personnel. Ne jamais
Trouver refuge nous donne les clefs pour
considérer qu’une situation est perdue, désespé-
rester humain face à l'adversité. »
rée. On peut ne pas réussir, échouer douloureu- Nathalie Dupuis, Elle
sement mais abandonner, ah ça non, jamais !
Ainsi, je joue aux cartes en famille. Très souvent, « Un roman sur la paternité et l’éveil à la
quand mes enfants sont mécontents de leur jeu, transcendance, un miroir tendu à notre
ils disent « friche ! », ça leur permet de jeter leurs libre-arbitre, nos espoirs et nos renoncements.»
cartes et de les rebattre. Eh bien moi, jamais je ne Sabine Audrerie, La Croix
« friche » et ils le savent. Même avec des cartes a
priori peu cohérentes, on peut tenter des choses, « Style souple, fluide, physique. L’œuvre
parfois même gagner. d’un combattant. Un formidable roman
Toutes les épreuves, même les plus dures, sont sur la transmission entre un père et une
là pour nous rappeler qu’on est capable de les af- fille. »
fronter. Et c’est précisément la foi et l’espérance Vincent Jaury, Transfuge
qui nous permettent de rester debout. Il y a ce
psaume (130), magnifique : « Depuis les profon- « Un océan de nature et de grâce. »
deurs, du fond de l’abîme, je T’invoque, Seigneur. » Lydie Baillie, Page des Libraires
C’est lorsque nous sommes pris dans les chaînes
de la souffrance que l’on trouve la voie.
L’espérance est un choix permanent qui nous
ouvre l’horizon §
PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS BASTUCK
Disponible également en livre audio lu par Laurent Stocker
de la Comédie-Française dans la collection Écoutez lire

Arriver à envisager l’inconcevable
PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION
PROTESTANTE DE FRANCE
Pasteur de l’Église réformée.
L
a Bible offre nombre de récits, figures
et paroles pour réfléchir à la théma-
tique de l’espérance et de la désespé-
rance. L’apôtre Paul dit d’Abraham qu’il
a « espéré contre toute espérance ». Par
cette expression il souligne que le père
des croyants est demeuré confiant m ­ algré
l’adversité qu’il lui fallait affronter alors
que tardait l’accomplissement des pro-
messes qui lui avaient été faites. « Ne dé-
sespérer de rien » est une expression qui
parle aux chrétiens. Elle résonne parce
qu’elle rejoint le cœur de leur foi. Qu’est-ce
qui peut amener un chrétien à « espérer
contrer toute espérance » ? À demeurer
Une réserve de félicité en nous
MOINE BOUDDHISTE
Dernier ouvrage paru : « Carnets d’un
moine errant » (Allary Éditions).
A
u fond du fond de soi, on trouve tou-
jours une dimension qui n’est pas
altérée par les duretés de la vie. L’ex-
périence contemplative nous relie à cet
espace immuable de liberté et de paix, et
permet de cultiver ce bien-être. Derrière
le rideau noir des pensées perturbatrices,
des peurs, des tristesses, nous avons en
chacun de nous une réserve de félicité.
Si vous cultivez ces ressources intérieures,
cela permet de n’être jamais complète-
ment déstabilisé, voire désespéré. La tris-
tesse peut être compatible avec
l’épanouissement. Elle n’est pas l’envers
du bonheur ; le désespoir, oui. Un pétard
dans une petite boîte peut faire beaucoup
de dégâts ; quand il explose dans un grand
174 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Christian Krieger 
confiant face à une situation inextri-
cable ? À résister au fatalisme ? À demeu-
rer un acteur déterminé alors que tous
les vents semblent contraires et que l’am-
biance est apocalyptique ? Il faut l’ad-
mettre, parfois ne pas désespérer tient
de ­l’irrationnel.
En tant que pasteur, lors des séances
de catéchisme, j’ai souvent été confronté
par Mathieu Ricard
ciel, on l’entend à peine. Jamais je n’ai
connu de moments de désespoir. Comme
tout le monde, durant mon adolescence,
j’ai vécu des instants où je ne savais pas
où j’allais, s’ils avaient duré, peut-être au-
rais-je sombré dans le désespoir ; mais j’ai
eu la chance de rencontrer des maîtres
spirituels qui ont donné un sens à ma vie.
Quand vous avez le sentiment d’aller
dans une bonne direction, la longueur
à des jeunes réfractaires aux récits de mi-
racles. Leur esprit n’arrivait pas à envi-
sager l’inconcevable et notamment cet
acte de foi de croire vivant celui qui est
mort crucifié. Or c’est précisément là
l’origine de la confiance qui permet d’« es-
pérer contre toute espérance » et donc là
que se niche mon refus de la fatalité.
L’Évangile du matin de Pâques donne à
espérer avec persévérance là où il sus-
cite cette foi qui permet de croire que la
mort injuste ne l’a pas emporté mais que
Dieu a rendu à la vie celui qui incarne
un message d’espérance pour tous. Et
Paul de préciser, « l’espérance qu’on voit
n’est plus une espérance : ce qu’on voit,
peut-on l’espérer encore ? Mais si nous
espérons ce que nous ne voyons pas, nous
l’attendons avec persévérance » §
du voyage ne fait rien à l’affaire. Chaque
GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP – MARC CHAUMEIL/DIVERGENCE POUR « LE POINT »
pas est une joie en forme d’effort. Et les
difficultés ne peuvent plus être des
sources de désespoir ; un obstacle sur-
monté devient un accomplissement.
Après un deuil, plutôt que sombrer dans
l’affliction, il me semble préférable de ré-
aliser de belles choses en hommage à la
personne défunte. Je me souviens de la
cérémonie de crémation de mon amie
Marilyn Silverstone, une grande photo-
graphe de l’agence Magnum et une nonne
bouddhiste, au Népal. L’ambassadeur des
États-Unis m’avait dit : “Je n’ai jamais vu
de funérailles si joyeuses.” Nous étions
70 moines et nonnes, nous chantions des
prières, il faisait beau, nous avons accom-
pagné Marilyn dans la mort en célébrant
sa vie. C’est ce que je fais actuellement
auprès de ma mère, bientôt centenaire §
PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER
 Les religions ont
un rôle à jouer face
aux désillusions
par Chems-Eddine Hafiz
RECTEUR DE LA GRANDE MOSQUÉE
DE PARIS
Dernier ouvrage paru : « N’en déplaise
à certains, nous sommes les enfants
de la République » (Kero).
O
ù en étions-nous du désespoir, il
y a cinquante ans ? En 1972, notre
société observait avec angoisse le
« dimanche sanglant » en Irlande, l’en-
lisement au Vietnam ou le massacre
de Munich. Cette année-là, je ne pen-
sais pas que le mot « islam », désignant
simplement ma religion et celle de
millions d’autres, allait un jour être
associé aux maux du désespoir. En
1972, j’avais 18 ans.
L’islam que j’ai appris et défends
aujourd’hui est une quête intérieure
vers l’amélioration de sa relation à
Dieu : on ne peut être un meilleur
croyant sans être un meilleur homme.
Il enseigne comment avoir la foi en
tout ce que l’on fait et comment gar-
der à l’esprit, en toute circonstance,
que la bonté envers son prochain est
l’essence même de la foi.
VINCENT FOURNIER/JA-REA
L’islam ne se vit pas dans la peur.
Si la crainte de Dieu permet de réfré-
ner nos faiblesses et nos lâchetés, c’est
bien l’espoir infini de la bonté et de la
miséricorde de Dieu qui nous anime :
« Ô mes serviteurs qui avez commis des
PA R L E R É A L I S AT E U R
DE SNOW THER APY
ET T H E S QUA R E
“ DÉCAPANT ”
PARIS MATCH
“ UNE COMÉDIE
COMPLÈTEMENT FOLLE ”
LES ECHOS
“ VIRTUOSE ”
LE PARISIEN
excès à votre propre détriment, ne déses-
pérez pas de la miséricorde de Dieu »,
nous dit le Coran (sourate 39, verset
53). Il nous dit aussi que chaque exis-
tence connaît des épreuves à surmon-
ter avec patience, et à côté de chaque
difficulté réside une facilité.
L’espoir en Dieu nous conduit à lui HARRIS CHARLBI WOODY
rendre grâce pour tout le bien dont bé- DICKINSON DEAN HARRELSON
néficie l’humanité depuis la création.
Mais notre époque est minée par la
s olitude, l’individualisme et
­
­l’intolérance. Les religions ont un rôle
à jouer face à ces désillusions. J’en ai
la conviction.
Après un demi-siècle d’exercice
journalistique rigoureux, il est donc
temps de faire le point sur la situation
du monde et de considérer notre plus
grand chantier : mettre au centre de UN FILM DE
RUBEN ÖSTLUND
nos préoccupations notre commune
humanité. L’autre, croyant ou non, est
un frère avec lequel nous pouvons
vivre au présent et préparer un meil-
leur avenir. Les musulmans, en parti-
culier, sauront y œuvrer. Je les y
encouragerai par tous les moyens.
Fort heureusement, nous continue-
rons à nous informer auprès de jour-
nalistes qui ont su préserver leur
honnêteté intellectuelle. Et lorsque
nous évoquerons l’islam dans cinquante
ans, Le Point célébrera son centenaire
comme le fait aujourd’hui la Grande
Mosquée de Paris, et cette religion sera
connue et reconnue à sa juste valeur §
Mettre au centre
de nos préoccupations
création : benjamin seznec / TROÏKA • photo : sina östlund • crédits non contractuels
AU CINÉMA
notre commune LE 28 SEPTEMBRE
humanité.
 ANS

Je pense à une femme

de Mossoul
par Élise Boghossian

FONDATRICE DE L’ONG ELISECARE

Petite-fille de réfugiés arméniens, Élise
Boghossian, acupunctrice en zone de
guerre, intervient dans plusieurs pays,
dont l’Irak et la Syrie, afin de venir en
aide aux populations civiles. Dernier livre
paru : « Au royaume de l’espoir, il n’y a
pas d’hiver » (Robert Laffont).

J
e n’ai jamais été tentée par le déses-
poir. Par la colère, oui. Le décourage-
ment, parfois. Mais le désespoir, non.
Je n’ai pas le droit. Mon grand-père est un
survivant du génocide arménien perpé-
tré par les Turcs en 1915 : un de ceux qu’on
appelait de façon imagée et violente, « les
restes de l’épée ». Il avait été déporté en
Syrie, à Alep, puis dans le désert, vers Deir
ez-Zor. Ceux qui ont survécu à cette
marche épuisante, comme lui, ont en-
suite été massacrés, parfois à la hache. Il
y a perdu deux frères et s’est réveillé au
milieu des cadavres. Quand il est revenu
sur les terres qui étaient les siennes, en
Anatolie, elles n’étaient plus les siennes.
Il a dû ravaler son passé, jusqu’à son nom,
qu’il ne pouvait plus porter. Ce nom je
l’ai gardé, même mariée, et l’ai transmis
à mes fils. Cette mémoire ne me quitte
pas. Je la porte en moi, et elle me porte.
Je pense souvent à cette belle phrase de
Bernanos : « L’espérance est une détermina-
tion héroïque de l’âme, et sa plus haute forme
est le désespoir surmonté. » Voilà sans doute
pourquoi j’ai décidé de quitter le confort
de mon cabinet parisien pour consacrer
ma vie à des victimes innocentes, qui,
WIKICOMMONS

comme mon grand-père, ont tout perdu

et vivent comme des mendiants, au centre
de jeux qui les dépassent, des jeux …
176 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
 L’Académie Goncourt &
présentent

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… de corruption, de manipulations
politiques, de laisser-faire de la part des
grandes puissances, qui sont pourtant
parfois la cause de ces s­ ituations. Je ne
suis pas tentée par le désespoir, mais par-
fois cette situation me rend dingue.
Je pense souvent à une femme, ren-
contrée en 2014 dans un camp, à Mos-
soul. Elle avait les cheveux tout blancs
alors qu’elle n’avait que 37 ans. Elle était
chrétienne, et trois jours avant, les
hommes de Daech lui avaient enlevé sa
fille unique. Tous les chrétiens qui
n’avaient pas quitté la ville se voyaient
prendre leurs enfants, les garçons pour
être convertis de force à l’islam et servir
de chair à canon ou de machines à tuer,
les filles pour être vendues dans les
­marchés aux esclaves et souvent violées
quotidiennement. Cette femme cuisinait
quand ils étaient entrés dans sa maison.
Elle avait tenté de les en empêcher et avait
J’aurais pu lâcher
même couru derrière eux alors qu’ils em-
menaient sa fille. Cette femme m’a bou-
leversée : malgré ses cheveux blancs, elle
de nombreuses fois
avait le même âge que moi, et sa fille, le
même âge que mon fils… Je me suis sen-
tie soudain très bête avec mon ONG et par Moussa Camara
mes boîtes de médicaments, comme si
j’étais devenue la bonne conscience des FONDATEUR DE L’ASSOCIATION LES DÉTERMINÉS
États, l’une de celles qui leur permettaient Créée en 2015, l’association Les Déterminés (www.lesdetermines.fr)
de déculpabiliser par rapport à des situa- propose des formations gratuites pour développer l’entrepreneuriat
tions de guerre qu’ils avaient en partie dans les territoires ruraux et les quartiers populaires.
créées. Quoi que je puisse faire, alors cela
ne servirait donc à rien face à une telle
violence ? C’est pourtant de cette ren- « Désespérer, c’est en quelque sorte abandonner,
contre qu’est né le « bus des femmes »,
mon plus beau rêve accompli, une cli- ne plus essayer. À la tête d’une structure comme
nique mobile dédiée aux filles et aux Les Déterminés, vous imaginez bien que je suis
mères traitées comme des marchandises
par Daech, parfois dès l’âge de 11 ans. Ce capable de vous dire en quoi il ne faut désespérer
bus sillonne le nord de l’Irak et a pris en de rien. Je suis né dans un quartier et j’aurais pu
charge 3 500 femmes victimes de trafic
sexuel. Il est né des visages que j’ai croi- de nombreuses fois lâcher, et pourtant je suis là
sés sur ma route, comme celui de cette où je suis. C’est dans les plus grosses crises que
femme de Mossoul, qui continue à m’ins-
pirer comme d’autres visages inspirent naissent les plus grosses opportunités. Ma force
ma f­ ormidable équipe § ­PROPOS RECUEILLIS PAR de persévérance fait que je mène chaque projet
­CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT
jusqu’au bout, qu’importent les obstacles,
J’ai été tentée par la l’environnement, les barrières que je peux
KHANH RENAUD POUR « LE POINT »

rencontrer. Grandir dans un quartier m’a appris

­colère, oui. Le découra-
qu’à force de détermination, de courage et de
gement, parfois. persévérance, on change des trajectoires, des
Mais le désespoir, non. destins. Et j’en suis la preuve, car je n’ai jamais
Je n’ai pas le droit. désespéré. »
178 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
 Le sens de la mission
est la plus noble des énergies
par le général Jean-Claude Gallet
ANCIEN COMMANDANT DE LA BRIGADE
DES SAPEURS-POMPIERS DE PARIS
En 2019, il a conduit l’opération de
sauvetage lors de l’incendie de Notre-
Dame. Dernier livre paru : « Éloge du
courage » (Grasset)
F
ace à une situation chaotique – un in-
cendie, un attentat – décider, com-
mander et agir ne sont pas les choses
MARC CHAUMEIL/DIVERGENCE
les plus difficiles et les plus stressantes.
La clé, c’est la gestion du collectif face à
l’imprévu ainsi que le sens de la mission.
Cela se travaille en amont, sur la durée,
par temps « calme », chaque jour. Se pré-
parer à réagir face à l’inconnu, se prépa-
rer à engager sa propre vie pour sauver
© Thomas PADILLA / AGENCE 1827 / RTL
quelqu’un, c’est faire appel à sa propre
humanité. C’est le sens de la mission.
C’est ce qui, devant le chaos, vous permet
de ne pas « désespérer de tout ». Face à
une tragédie, la lucidité, le réalisme
peuvent conduire à une forme de déses-
poir. Mais le sens de votre engagement
vous permet de dépasser l’effet de sidé-
ration, l’abattement et le pessimisme. Et
de réagir ! L’optimisme dans l’action,
lorsque celui-ci est basé sur la légitimité
de la mission, c’est une énergie d’une
puissance folle qui permet de faire avan-
cer un groupe face au chaos. Au Rwanda,
après le génocide, j’ai entendu ce pro-
verbe tutsi : « Après la nuit vient toujours
l’aube. » Ces mots simples touchent du
doigt une réalité : il y a toujours un point
cardinal, une lumière qu’il faut aller cher-
cher. Celle-ci s’incarne dans l’humanité
qui anime chacun d’entre nous. C’est à
elle qu’il faut se raccrocher pour affron-
ter le pire. Cette lumière s’entretient et
se travaille. Quand on l’oublie, on baisse
la tête. » § PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN GUBERT

J’agis pour organiser
ma survie
NAVIGATRICE ET ÉCRIVAINE
Première femme à avoir accompli le tour
du monde en solitaire en 1991, ingénieure
agronome de formation et présidente
d’honneur du WWF, la navigatrice
est aussi une romancière reconnue.
Dernier ouvrage paru : « Le Naufrage
de Venise » (Stock).
D
ésespérer, cela ne m’est pas encore
arrivé. Certes, j’ai connu des situa-
tions extrêmes, du genre « pronos-
tic vital engagé » pour être concrète, par
exemple quand mon bateau a fait un
tonneau complet à 2 000 kilomètres au
sud de l’Australie, en 1994, ce qui est
quand même assez limite avec un voi-
lier de 18 mètres… J’avais déjà démâté
pendant la traversée, et fait faire un grée-
ment de fortune aux îles Kerguelen, mais
180 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Isabelle Autissier
là, tout le pont était arraché. Quand il
s’est remis à l’endroit, j’ai tout simple-
ment pris un seau et commencé à éco-
per. Je pars toujours, en effet, du principe
énoncé par M. de La Palice : si je ne suis
pas morte, c’est que je suis vivante…
Alors j’agis pour organiser ma survie.
Peut-être qu’un jour il n’y aura pas de so-
lution, mais en attendant je prévois tou-
La fonte des glaciers,
elle se voit à l’œil nu.
Je ne peux pas vous
dire comment tout cela
va finir, mais j’ai envie
de me battre.
jours un plan A, un plan B, un plan C. Je
crois que je n’ai jamais encore désespéré
parce que j’ai choisi librement de me li-
vrer à cette activité et que je sais que si
le pire arrive, c’est-à-dire la grosse ava-
rie qui met le bateau « à risque », comme
on dit, je saurai utiliser les outils que j’ai
développés pour me donner le maxi-
mum de chances de m’en sortir. Quand
on se retrouve au milieu du Pacifique Sud
avec un bateau retourné, la quille en
l’air, ce qui m’est aussi arrivé, je ne vais
pas vous cacher qu’il peut y avoir un
moment de sidération au départ, mais
très vite, c’est vrai, on met les émotions
à distance, et on convoque plutôt le cer-
veau gauche que le cerveau droit !
Je n’ai donc, pour le moment, encore
jamais désespéré. Ce qui ne m’a pas em-
pêchée d’avoir parfois très mal devant
certains spectacles auxquels j’ai été
confrontée dans ma vie de navigatrice :
quand vous êtes au nord du Spitzberg,
à plusieurs milliers de kilomètres de
toute vie habitée, et que vous tombez
sur des plages qui sont des tapis de plas-
tique, vous vous dites qu’il y a un vrai
problème. De la même façon quand je
compare les photos des glaciers que j’ai
prises au Groenland il y a quelques an-
nées et maintenant : la fonte des glaciers,
elle se voit à l’œil nu. Mais que vou-
lez-vous, là aussi je ne désespère pas, car
je ne me sens pas concernée par le débat
qui consiste à dire si on est pessimiste
ou optimiste sur l’état de la planète : je
ne peux pas vous dire comment tout
MARCEL MOCHET/AFP
cela va finir, mais j’ai envie de me battre.
C’est ce qu’on a­ ppelle un choix sans re-
gret, et j’ai t­ oujours eu cette tendance à
baisser la tête et à avancer §
PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT
 ÉLISABETH ASSAYAG
13H - 14H
LA FRANCE BOUGE
CapaPictures / Europe 1

Rien ne doit vous détourner
de votre objectif
JUDOKA
Le champion de judo le plus capé de
l’histoire avec cinq médailles aux JO,
dont trois en or, ne désespère pas,
malgré les blessures, de participer
à Paris 2024.
J
e travaille avec une psychologue de-
puis mes 15 ans. À chaque séance, le
sujet de la blessure est évoqué. Il fait
partie intégrante de notre vie d’athlète
de haut niveau. Nous n’aimons pas ces
moments-là, car le doute plane et il ne
faut pas qu’il s’installe. D’où l’importance
de poursuivre une activité physique, de
s’entraîner malgré tout, en piscine ou à
vélo. Cela évite de gamberger. Décider de
repousser les limites de son corps ou non
est une vraie question. Mon choix actuel
J’ai enlevé « je ne peux pas »
de mon vocabulaire 
NAGEUR
L’athlète américain, retiré des bassins
depuis 2016, a remporté 28 médailles
olympiques, dont 23 en or, et a battu
au cours de sa carrière 37 records du
monde.
C
e qui a fait la différence, c’est le tra-
vail et toutes les valeurs qui l’accom-
pagnent. Je n’aurais jamais pu avoir
une telle carrière sans cette éthique. C’est
quelque chose dont on parle souvent et
c’est ça, le plus grand secret derrière tous
les succès : si tu veux être le meilleur, tu
182 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
par Teddy Riner
est de ne pas écouter mon corps. Ai-je
tort ? Ai-je raison ? On le saura au lende-
main de ma participation aux Jeux de Pa-
ris 2024. Avec l’âge – j’ai 33 ans –, mon
corps me laisse rarement en paix. Je dois
composer avec. Pourvu qu’il me supporte
jusqu’au bout ! Ces deux prochaines an-
nées, l’objectif d’être aux JO de Paris
2024 va m’animer chaque jour. Rien ne
doit vous détourner de votre objectif, et
par Michael Phelps
dois bosser ! Mon entraîneur, Bob
­Bowman, m’a dit d’enlever la phrase « je
ne peux pas » de mon vocabulaire. Il a
façonné mon cerveau et mon esprit de
vous devez toujours y croire. Pour cela,
j’ai la chance d’avoir ma famille. C’est
mon cocon, là où je me ressource, là où
je trouve un soutien absolu et incondi-
tionnel. C’est primordial pour moi, j’ai
besoin qu’ils soient à mes côtés. Et puis,
j’ai toujours eu le goût du jeu ! Pas de sport
si l’on ne s’amuse pas. Aux jeunes, je dis :
« Amuse-toi d’abord, joue ! Le reste viendra
après, si tu dois poursuivre une carrière d’ath-
lète. » J’ai toujours eu un profond respect
pour les grands champions, ceux qui nous
font rêver. Lors du Mondial de foot en
1998, j’avais le sentiment de vivre l’aven-
ture avec les Bleus, depuis leur bus, qui
passait sous la fenêtre de mes parents en
allant au Stade de France, jusqu’à la fête,
les jours de victoire. Je me disais qu’un
jour ce serait moi §
PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER UBERTALLI
PHILIPPE MILLEREAU/KMSP VIA AFP – CLIVE ROSE/GETTY IMAGES VIA AFP
telle sorte que j’ai très vite évacué de ma
tête toutes les expressions négatives. J’ai
traversé des moments peu évidents, mais
ça m’a permis de grandir et d’en tirer des
leçons. Le plus important, maintenant,
c’est d’en parler le plus p ­ ossible. Plus
j’en parle, plus je me sens comme une
personne normale. Ce doit être un bon
procédé, car, aujourd’hui, je me sens
moi-même. Est-ce que je suis un opti-
miste dans la vie ? J’essaie de l’être. Ce
n’est pas toujours évident, mais je m’ef-
force de voir les choses du bon côté §
PROPOS RECUEILLIS PAR ADRIEN MATHIEU
 LES ANNONCES IMMOBILIÈRES DU POINT

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1989
Un demi-siècle de unes
Environnement,
high-tech, affaires…
ces couvertures
qui ont forgé l’ADN
du « Point ».
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN
ET GUERRIC PONCET, AVEC STELLA DE SANTIS
O
ctobre 1972 : dès son troisième nu-
méro, Le Point dénonce en couver-
ture les gaz mortels qui s’échappent
des matières plastiques en combustion.
Incendies de voitures, de boîtes de nuit,
d’immeubles : les décès s’accumulent en
France. La faute à des mousses de polyu-
réthane, agents mortifères que découvre
le grand public. La journaliste chargée
du dossier pointe aussi du doigt la com-
bustion sauvage des ordures plastiques,
leur rôle tragique dans les incendies de
forêt, le faible équipement du pays en in-
cinérateurs. C’est le premier dossier d’une
longue série que l’hebdomadaire – qui
comportait, comme c’est le cas de nou-
veau aujourd’hui, un service Environne-
ment – consacrera à une planète en fusion.
Dans les années 1990, il fut reproché
au Point d’avoir donné la parole au cli-
matosceptique Claude Allègre : une opi-
184 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
1975
nion parmi d’autres dans un magazine
où a dominé la défense renforcée de l’en-
vironnement à l’exclusion de toute reli-
giosité écologique. Dans un éditorial de
1991, Claude Imbert, répondant à un lec-
teur qui lui demande : « Seriez-vous deve-
nus écolos ? », résume cette position : « Nous
disons “oui” à l’écologie et “non” à l’écolo-
gisme. Ce que nous devons à nos lecteurs,
c’est d’explorer les nouveaux risques. Notre
devoir est de dénoncer l’inacceptable en son-
geant aux droits des générations futures. »
Pas de progrès à tout prix, mais « sans je-
ter le bébé Progrès avec l’eau du bain ».
Voilà pourquoi Le Point s’attaqua aux
« portites » et aux « bétonnites » aigus qui
massacraient le littoral, lançant même
une opération pour sauver la pointe du
Raz. En 1975, trois ans avant le naufrage
de l’Amoco Cadiz, Denis Jeambar et Ka-
rine Pommereau imaginent le scénario
détaillé d’un supertanker déversant
200 000 tonnes de pétrole dans la Médi-
« Nous disons “oui”
à l’écologie et “non” à
l’écologisme », résume
Claude Imbert dans
un éditorial de 1991.
1985
terranée, pollution-fiction à laquelle
deux hauts fonctionnaires de la partie
sont sommés de réagir. Dans les années
1980, des unes épinglent les consé-
quences des rejets industriels, ces pluies
acides, mal de la décennie, qui ravagent
les forêts de l’est de la France – « La Fo-
rêt assassinée » – ainsi que les eaux pol-
luées en sous-sol ou déficientes, en raison
de sécheresses répétées – « Le Mal de
l’eau ». À chaque fois, Le Point propose
des solutions, des chiffres, tente d’éclai-
rer sur les raisons des excès de notre
consommation d’eau. En 1990, il fait sa
une sur un climat détraqué par l’homme,
où des spécialistes annoncent une folle
accélération de la toupie atmosphérique.
Le séisme Internet. Emblématique
de ce souci écologique, la série didactique
de longs entretiens menés sur sept nu-
méros en 1977 par Pierre Desgraupes :
« Les Déchets du progrès ». Un éminent
naturaliste, Jean Dorst, explique que
« l’homme est arrivé avec son satané cer-
veau ». Un spécialiste de la mer, Philippe
Cousteau, souligne que l’eau « est le point
d’aboutissement de toutes les formes de pol-
lution ». Le biochimiste Joël de Rosnay
espère que « nous sommes en train de prendre
conscience de la globalité des problèmes et de
la finitude de la niche écologique ». Enfin,
pour une des premières fois en …
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officiel
et le festival Lumière,
nous aussi.
© Leah Gallo

Avec le soutien de :


… France, Jean-François Saglio, di-
recteur de la prévention des pollutions,
évoque et explicite la création d’un effet
de serre.
« Ne pas jeter le bébé Progrès avec l’eau
du bain », écrivait donc Claude Imbert.
Dès la fondation du journal, la technolo-
gie fait partie de l’ADN du Point. Un dos-
sier de couverture de 1974 liste les
innovations qui nous attendent d’ici à
l’an 2000 et incarne bien l’esprit du jour-
nal qui a choisi de « ne désespérer de rien »,
en titrant « Demain n’est pas si noir ». Les
couvertures high-tech des premières an-
nées sont consacrées au téléphone (fixe),
« L’Outil du futur » ou aux magnétoscopes
à cassettes, sans oublier « La Folie des jeux
vidéo », un secteur alors balbutiant. En
juin 1980, Le Point se penche sur une
étrange mode chez les jeunes : « La Pas-
sion des micro-ordinateurs » suivie, en
1982, d’un guide pour découvrir « Com-
ment s’y mettre ».
En 1984, notre journaliste Daniel Gar-
ric, fervent adepte des premiers ordina-
teurs Macintosh, héberge chez lui à Paris
un certain… Steve Jobs. L’article raconte
comment le fondateur d’Apple, en
smoking, a passé plus d’une heure à mon-
trer aux enfants du journaliste, âgés de
2 et 3 ans, comment utiliser une souris
et un clavier, plutôt que de se rendre au
banquet organisé en son honneur dans
un grand restaurant parisien. « Mac, c’est
formidable, mais on ira plus loin encore »,
promet le génie un brin colérique qui
lancera l’iPod, l’iPhone ou encore l’iPad,
révolutionnant le monde numérique.
À la fin des années 1990, le journal
consacre sa une au séisme Internet. « Tout
ce que vous avez toujours voulu savoir
sur l’Internet », promet la couverture,
avec un « l » apostrophe qui en dit long !
Deux ans plus tard, en mars 2000, rebe-
lote, Le Point célèbre le Web en titrant :
« Ça y est, la France s’enfièvre ». À la fin
de la même année, c’est l’apparition du
premier Guide du numérique du Point,
un rendez-vous qui perdurera jusqu’aux
années 2010 pour proposer aux lecteurs
des tests de centaines de produits, des or-
dinateurs aux appareils photo, en pas-
sant par les téléviseurs ou les téléphones
mobiles. La tech reste bien présente dans
les colonnes du Point : ces dernières an-
nées, le journal a lancé son palmarès des
innovateurs, dénoncé les abus des G ­ afam,
exploré l’empire d’Elon Musk ou passé
au crible les technologies pour lutter
186 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
ANS
1980 1998
1989 1973
contre le changement climatique. De-
main n’est pas si noir !
Pionnier sur les innovations, Le Point
a été aussi attentif aux bouleversements
sociétaux. Dès 1973, il enquête sur ces
associations qui pratiquent l’agriculture
biologique au nom d’une « charte de la
nature ». En 1977, Christine Rigollet ré-
vèle le business de la solitude, les agences
matrimoniales, les clubs de rencontres,
comme ce club des Solitaires qui avait
élu cette année-là sa « Miss », Brigitte
le Lièvre. « Ne jouez pas seul au flipper à
la Saint-Sylvestre. Ne soyez pas tenté comme
ce jeune ingénieur solitaire d’embrasser De-
nise Fabre sur la bouche à travers le petit
écran. Ne passez pas votre fin d’année de-
vant la télé après avoir fait votre lessive. »
Qui sait si la troupe du Splendid n’avait
pas lu cette enquête avant d’imaginer la
Thérèse du Père Noël est une ordure ? En
1977 toujours, un article intitulé « Le
patron aime les femmes » dénonce le
En 1984, notre journa-
liste Daniel Garric,
adepte des premiers
­ordinateurs Macin-
tosh, héberge chez lui
un certain… Steve Jobs.
harcèlement sexuel. En 1973 encore,
Le Point zoome sur un autre bouleverse-
ment majeur : le travail des femmes.
Cette année-là, elles sont plus de 250 000
à entrer sur le marché. Rappelant les ré-
centes avancées légales – réforme de
l’autorité parentale, du statut des mères
de famille, de droit de filiation, du re-
couvrement des pensions alimentaires,
de l’égalité des salaires –, l’hebdoma-
daire, par la voix d’Olivier Chevrillon,
écrit : « Le moment est venu d’aller plus loin,
de revoir de fond en comble, en partant de
ce fait incontestable que constitue la muta-
tion des rôles de la femme, des pans entiers
du droit français. » À de nombreuses re-
prises, le dossier sera rouvert, notam-
ment en 1987, pour se faire le témoin de
leur frustration de « superwomen ».
Du KGB à Bettencourt. Mais Le Point,
ce sont aussi des intuitions. Celle d’avoir,
avant Time, choisi pour homme de l’an-
née 1978 Deng Xiaoping. En janvier 1979,
l’hebdo couvre son voyage aux États-Unis.
Les visites s’enchaînent : la Nasa, une raf-
finerie. Le réformateur de la Chine dé-
couvre les plaisirs du rodéo sauce
barbecue, le crâne recouvert d’un cha-
peau de cow-boy. « Ainsi, vous connaissez
la Chine ? » s’étonne-t-il auprès de Carter,
qui se souvient qu’en 1949, officier sur
un sous-marin, il a fait escale à Tsingtao,
où il apercevait sur les collines les feux
de bivouac des communistes. « Comme
la vie est étrange, reprend Deng, j’étais le
commissaire politique de ces hommes-là. »
On apprend que Coca-Cola va bientôt en-
capsuler son breuvage à Shanghai.
Le Point, ce sont, enfin, des affaires.
Entre autres, Farewell, livrée en deux épi-
sodes de janvier 1986 par l’hebdomadaire
avec le livre de notre journaliste Thierry
Wolton, Le KGB en France. Bien rensei-
gné par la DST, Wolton révèle le beau ca-
deau fait par Mitterrand et Reagan lors
du sommet d’Ottawa de juillet 1981 : une
taupe soviétique est venue voir les Fran-
çais pour leur balancer l’espionnage tech-
nologique du KGB à l’Occident. Son nom,
Vladimir Vetrov, grillé dès 1982, n’est pas
encore publié. C’est aussi l’affaire Betten-
court, sortie en décembre 2008 par Hervé
Gattegno, le début d’un écheveau fisca-
lo-politico-judiciaire, qui allait tenir la
France en haleine pendant près de deux
ans. Comme l’écrivait Claude ­Imbert :
« Ce que nous devons à nos lecteurs, c’est
d’explorer les nouveaux risques. » §
 WARNER BROS. PICTURES ET MARVELOUS PRODUCTIONS PRÉSENTENT

“UN ÉMOUVANT PORTRAIT DE SIMONE VEIL” LE POINT

UN FILM DE
OLIVIER DAHAN
ELSA ZYLBERSTEIN
REBECCA MARDER
ÉLODIE BOUCHEZ
J U D I T H C H E M L A
OLIVIER GOURMET
M AT H I EU S P I N O S I
AVEC LA PARTICIPATION DE

S Y L V I E T E S T U D
ET DE

PHILIPPE TORRETON

AU C I N É MA LE 12 OCTOBRE
COURAMIAUD / LUFROY

COFIMAGE 31
© 2020 – MARVELOUS PRODUCTIONS - FRANCE 2 CINÉMA - FRANCE 3 CINÉMA
 Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy
Quand « Le Point » parut…
L
a naissance du Point, je m’en souviens comme si c’était
hier.
Il faut dire que ce fut un événement !
C’était l’époque où le surgissement d’un journal faisait
plus à l’ordre du monde que la création d’un parti ­politique.
C’était le temps où un schisme à l’intérieur d’un maga-
zine (L’Express, de Françoise Giroud, Jean-François Revel
et Jean-Jacques Servan-Schreiber, dont Claude Imbert et
les siens récusèrent l’hubris politicienne) était un trem-
blement de terre dont l’onde de choc n’était comparable,
sur l’échelle de Richter des mouvements d’idées, qu’à un
congrès de Tours ou une grande dispute idéologique.
Et c’était le temps où, pour lancer un magazine, on cou-
vrait les murs de toutes les villes de France de portraits
géants d’écrivains photographiés avec, à la main, le nou-
veau titre et, en légende, « Le Point, je sais pourquoi je le
lis ».
Je n’y tenais pas encore ce Bloc-notes (pour cela, je devrai
attendre le 20e anniversaire du puîné des news français).
Mais je me souviens de Georges Suffert chroniquant
Les Indes rouges, mon premier livre.
Je me souviens de l’extraordinaire atelier d’écriture
qu’était ce magazine d’auteurs où, de lui, Suffert, à Jean
Schmitt, Pierre Billard, Dominique de Montvalon, Michel
Colomès, le grand connétable François Nourissier, bien-
tôt Catherine Pégard et Marie-Françoise Leclère, et, bien
entendu, Claude Imbert, officiaient quelques-unes des
plumes les mieux acérées de Paris.
Je me souviens, chez lui, Claude, rue du Cherche-Midi
(tout un programme !), d’un premier déjeuner où il fut gé-
néreusement curieux d’un jeune normalien (un peu aven-
turier, immensément épris de littérature…) avec qui il
pouvait parler de Sénèque, réciter une églogue des Buco-
liques ou deviser des vertus ajoutées du pyrrhonisme (pour
le doute), de l’épicurisme (pour l’art de vivre) et du stoï-
cisme (pour, un jour, celui de mourir).
Et je me souviens de son premier édito, qu’il eut la dé-
licatesse de ne pas signer et qui se terminait par la formule
reprise en une du journal d’aujourd’hui : « Une équipe de
pensée qui a choisi de ne désespérer de rien ».
Je n’appartenais pas encore, je le répète, à l’équipe.
Mais la formule était magnifique.
J’aimais qu’on puisse choisir de ne pas désespérer.
J’aimais que le désespoir fût une donnée et son refus
une exigence.
J’aimais son pessimisme à peine secret (toutes choses,
à bien y regarder, sont fondamentalement désespérantes)
et son optimisme de principe (faire comme s’il y avait une
issue et, à force de parier, arriver parfois à la frayer).
J’aimais que Claude dise « rien » et que rien, vraiment
rien, c’est-à-dire, si les mots ont un sens, ni la politique, ni
188 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
la morale, ni les questions métaphysiques, ne doive, dans
son esprit, échapper au périmètre de sa maxime et à la
prescription de ne pas pantoufler dans le d ­ ésespoir.
Et quand, trois ans plus tard, débuta l’aventure des
nouveaux philosophes, c’est-à-dire d’une école de pen-
seurs qui étaient à la fois les plus mélancoliques des
hommes (trop de mal fait au nom de l’espérance et de sa
violence !) et les plus impénitents des activistes (soutien
aux dissidents, aux droits de l’homme, à l’héroïsme tra-
gique de ceux qui avancent d’autant mieux qu’ils n’ont,
devant eux, ni promesse ni horizon), je ne fus pas étonné
de voir ce journal au premier rang de ceux qui nous
­soutinrent.
Cinquante ans plus tard, le mot n’a pas vieilli.
Ne s’applique-t-il pas à ceux qui refusent de tenir pour
le fin mot de son Histoire le face-à-face, en France, de la
droite la plus bête et de la gauche la plus réac du monde ?
À ceux qui, en Occident, ne se résignent pas à ce mor-
tel combat : les policiers de la pensée, d’un côté, appelant
à purger les langues de tout ce qui, en elles, rappelle l’his-
toire des offenses faites à l’humain, et les apôtres, de l’autre,
d’une liberté d’expression réduite au droit de blaguer
comme des beaufs ou de se vautrer dans l’infamie antisé-
mite, négationniste, raciste ?
Ne pourrait-il être le viatique des incrédules définitifs
qui n’acceptent ni le prométhéisme béat des vieilles phi-
losophies progressistes (se mettre bien dans le sens de la
marche du train de l’Histoire et attendre que ça se passe)
ni le déclinisme des attardés du spenglérisme (fanatiques
de la poussière… volonté de néant érigée en lucidité… ave-
nir de nos regrets…) ?
Pour ma part, repensant à l’aventure finalement mêlée
de ce journal et de ma vie, je comprends que ce mot aurait
pu m’être un viatique dans bien des batailles dans les-
quelles j’ai avancé tête baissée, sans certitude de réussir,
parfois contre toute raison, mais avec détermination.
Et il le fut, à coup sûr, pour m’en tenir à la seule actua-
lité, durant ces six derniers mois où, sur le terrain comme
dans ces colonnes, je me suis évertué à faire entendre que,
dans la guerre de civilisation livrée par la Russie à l’Ukraine
et à l’Europe, la victoire ne reviendrait pas à la « deuxième
armée du monde ».
C’est rare, un journal qui a la foi sans avoir le goût de
l’absolu.
C’est beau une aventure de presse qui est aussi une ex-
périence de pensée.
Longue vie aux survivants et successeurs de la compa-
gnie voulue par Claude Imbert.
Venez à eux, lecteurs qui avez su renoncer aux prières
matinales de la presse qui croit trop.
Puisqu’il est sans horizon, notre avenir est sans limite.
Les facteurs Un parcours de Soulager l’hôpital
au service du soins plus simple en soignant mieux
bien-vieillir et plus fluide à domicile

Stories

La Poste
agit pour la santé
LE POINT STORIES POUR
Les facteurs au service
du bien-vieillir
La Poste a fait de la prévention de la perte d’autonomie
des seniors l’une des priorités de son action en faveur de la
santé. Les initiatives se multiplient grâce aux postiers et au
lien de confiance qu’ils ont tissé avec les Français.

S
i l’espérance de vie augmente
régulièrement en France,
l’espérance de vie en bonne
santé, elle, n’a pas changé
depuis 10 ans. Elle s’élève à
64,5 ans pour les femmes et 63,4 ans
pour les hommes. Afin de contribuer à
son allongement et d’aider nos aînés
à conserver leur autonomie le plus
longtemps possible, La Poste multiplie
les initiatives. « Nous misons sur notre
proximité avec la population et la ca-
pacité des facteurs à aller vers leurs
concitoyens », explique Philippe Dorge,
Directeur général adjoint du groupe en
charge de la branche Services Cour-
rier Colis. La moitié des situations de
dépendance sont évitables lorsque les
premiers signes sont détectés à temps.
Depuis deux ans, le groupe mène ainsi
une expérimentation dans le cadre du
programme ICOPE (Integrated Care for
Le rôle des postiers en chiffres
Older People) lancé par l’Organisation
Mondiale de la Santé. Facteurs et fac-
trices formés spécialement se rendent
au domicile des seniors éloignés du
système de santé. Leur objectif : repé-
rer d’éventuelles fragilités. Après avoir
obtenu leur accord, ils réalisent une
évaluation de leur environnement et
de leurs capacités fonctionnelles. Les
informations collectées sont ensuite
envoyées aux CHU partenaires, qui
informent le médecin traitant en cas
d’anomalie. La démarche a vocation
à être étendue dans la France entière.
La vieillesse et l’isolement rendent
également plus difficile le fait d’ache-
Détectées à temps, la
moitié des situations
de dépendance sont
évitables.
ter des médicaments. Pour y remédier,
La Poste a lancé une plateforme de li-
vraison nommée « Mes médicaments
chez moi ». Certains jours, le facteur
commence sa tournée en passant à la
pharmacie pour récupérer des enve-
loppes scellées – secret médical oblige.
En cas d’urgence, c’est un coursier qui
intervient en moins de deux heures. La
plateforme héberge les données de
santé et permet à l’officine de garder le
contact avec sa patientèle grâce à une
messagerie sécurisée.
Enfin, il faut savoir qu’entre 4 et 10 %
des plus de 70 ans vivant chez eux
souffrent de dénutrition. Là encore, les
facteurs se révèlent précieux en étant
capables de leur livrer des repas, pour
le compte de collectivités ou de par-
ticuliers. Formés et assermentés, ils

1100 1950 3 millions

répondent à un vrai besoin. En à peine
plus de cinq ans, La Poste est ainsi

seniors pharmacies de repas devenue le leader B2B du portage de

évalués par les facteurs
entre septembre et
octobre 2021 dans le cadre
du programme ICOPE
repas à domicile pour les seniors avec
partenaires du livrés à domicile plus de 9 000 bénéficiaires quotidiens
programme par La Poste dans toute la France. Une performance
Mes Médicaments dans toute qui n’aurait pas été possible sans le
Chez Moi la France en 2022 profond lien de confiance unissant les
postiers à la population.

Fluidifier
le parcours
des patients
De la pré-admission en ligne jusqu’au télésuivi qui sécurise
le retour à domicile, les services de La Poste font le lien entre
patients et personnels de santé, notamment à domicile.
E
n conséquence de la pé-
nurie de soignants, les
fermetures de lits se multi-
plient en France. Plus que
jamais, les personnels de
santé doivent conjuguer rapidité et
rigueur dans la transmission des in-
formations sur les patients. Dans ce
contexte tendu, la coordination des
différentes étapes du parcours de soin
est la clé de l’efficacité – et donc du
bien-être du malade - mais aussi celle
de la maîtrise des dépenses de santé.
Selon l’Institut Montaigne, progresser
en ce sens permettrait d’économiser
40 % des ressources consacrées aux
maladies chroniques. En tant que tiers
de confiance, La Poste est en mesure
d’apporter des réponses de qualité à
ce besoin crucial.
À cette fin, elle s’est diversifiée en
réalisant l’acquisition d’entreprises
spécialisées. En 2020, ce fut le cas
avec Nouveal e-santé. Leader de la di-
gitalisation du parcours patient, cette
société française travaille avec plus de
350 établissements de santé, 5 000
professionnels de villes et de grands
acteurs comme l’AP-HP ou Ramsay
Santé. Elle propose notamment des
solutions de télésuivi post-opératoire
en ambulatoire, ainsi que de la télésur-
veillance médicale. « En suivi d’onco-
logie, certaines personnes minimisent
leurs symptômes et n’osent pas ap-
peler », explique cette infirmière de
l’hôpital AP-HP Henri Mondor. « Le
télésuivi nous permet par exemple
d’adapter rapidement les posologies.
Les patients se sentent ainsi rassurés. »
Afin d’aller plus loin, La Poste vient de
signer le rachat d’Happytal, spécia-
liste de l’expérience patient dans les
hôpitaux. Cette PME innovante, créée
en 2013, emploie 370 salariés et colla-
bore avec 130 hôpitaux. Ses solutions
simplifient la gestion des admissions,
automatisent les demandes de prise
en charge auprès des mutuelles et fa-
cilitent la gestion des chambres indi-
viduelles.
À terme, La Poste souhaite faire
d’Happytal l’interlocuteur central
des hôpitaux, un opérateur unique
capable de coordonner et déployer
l’ensemble des services qu’elle est dé-
sormais en mesure de proposer aux
patients. Pour les établissements de
santé, c’est aussi la promesse de pou-
voir offrir un accompagnement tou-
jours plus personnalisé.
LE POINT STORIES POUR
DELPHINE MALLET
Présidente de La Poste Santé et Autonomie
« La Poste est un partenaire
de la French Care »
La Poste a-t-elle vocation à soigner ?
Non, ce n’est pas son rôle ! La santé,
c’est bien plus large que le soin. La
Poste investit ce champ - et celui des
services aux plus âgés - parce qu’elle
a pour mission de créer du lien. Notre
ambition : être un lien entre les soi-
gnants et les patients, en apportant
des services humains et numériques,
au domicile comme à l’hôpital. Nous
voulons rendre service à la santé de
tous, sur tout le territoire.
Qu’avez-vous mis en place ?
Nous sommes partis de notre sa-
voir-faire originel, qui est d’aller vers
des millions de personnes chaque jour.
Les facteurs contribuent aujourd’hui à
la santé en livrant des médicaments,
des repas – ce qui aide à lutter contre
la dénutrition des plus âgés – mais
aussi en étant capables de dépister des
fragilités liées au grand âge.
Quelles sont vos autres innovations ?
Grâce à plusieurs acquisitions, nous
voulons devenir le leader multi-spé-
cialiste de la prestation de santé à
domicile. Nous contribuons également
à fluidifier les parcours de santé, à
l’hôpital comme en ville. Enfin, nous
agissons en faveur de la prévention. La
Poste est ainsi devenue partenaire de
la French Care, ce mouvement des ac-
teurs de la santé visant à décloisonner
la filière et accélérer l’innovation.

Soulager l’hôpital
Accompagner la transformation du système de santé français
en contribuant à une meilleure prise en charge des patients
à domicile. Tel est l’un des axes stratégiques du groupe La
Poste, qui a fait le choix d’acquérir quelques-unes des meil-
leures entreprises françaises dans cette discipline.
A
vec l’âge, les maladies
chroniques gagnent du
terrain. Selon les chiffres
des entreprises du médi-
cament, près de 70 % des
personnes âgées de 85 ans et plus dé-
clarent souffrir d’une telle pathologie.
L’hôpital ne pouvant répondre à tous
les besoins, il est nécessaire de renfor-
cer la première ligne de soin. Forte de
sa proximité avec la population, de ses
valeurs d’accessibilité et de service,
La Poste a fait le choix de s’engager
au côté des professionnels de santé.
Elle s’est donnée pour mission de de-
venir un leader multi-spécialiste de la
prestation de santé à domicile. Son ob-
jectif : consolider les expertises et les
savoir-faire dans les territoires afin de
contribuer à l’amélioration des prises
en charge à la maison, aussi bien en
sortie d’hospitalisation que pour les pa-
tients atteints de maladies chroniques.
Ce type d’accompagnement néces-
site un savoir-faire particulier. C’est
pourquoi La Poste a choisi de réaliser
l’acquisition d’acteurs éthiques, cen-
trés sur le patient dans le respect des
prescriptions médicales. Le premier
rachat en 2017 fut celui d’Asten San-
té. Cette entreprise est experte dans
le suivi des patients à domicile avec
l’installation de dispositifs médicaux
prescrits aux personnes atteintes de
pathologies respiratoires, ou encore
des matériels nécessaires aux perfu-
sions, à la nutrition clinique et à l’in-
sulinothérapie par pompe. Forte de
quelque 1 000 collaborateurs et de
plus de 50 d’expérience, Asten Santé
fait intervenir une équipe pluridiscipli-
naire d’experts, capables de nouer une
relation de proximité avec les patients,
leur entourage et les professionnels
de santé afin de favoriser l’accepta-
tion du traitement et son observance.
Des équipes
interdisciplinaires
pour une relation
de proximité
En octobre 2018, La Poste a ensuite
procédé au rachat de Diadom, dont
les compétences sont complémen-
taires à celles d’Asten Santé. Spécia-
lisée en urologie, stomathérapie et
LE POINT STORIES POUR
neurostimulation, Diadom se charge
de l’approvisionnement en maté-
riel médical, soulage les patients des
contraintes administratives, assure un
suivi médico-technique et propose
un accompagnement personnalisé.
Ensemble, Asten Santé et Diadom re-
présentent quelque 1 300 salariés et
traitent aujourd’hui plus de 120 000
patients dans toute la France.
Moins de deux ans plus tard, le groupe
est entré au capital de Newcard. La
start-up lilloise innove dans la télésur-
veillance des insuffisances cardiaques
et des transplantations rénales. Elle
compte étendre son activité à d’autres
maladies chroniques comme l’insuf-
fisance respiratoire, le diabète et les
troubles neurologiques. À elle seule,
l’insuffisance cardiaque concerne plus
de 1 million de patients en France et
engendre 150 000 hospitalisations par
an. Cela représente près de 2 milliards
d’euros de dépenses pour l’Assurance
Maladie. L’amélioration de la prise en
charge des patients à domicile pour-
rait à terme engendrer une économie
de plusieurs centaines de millions
d’euros par an pour pour le système
de santé français

Éric Servat
« Nous devons changer
de culture par rapport à l’eau »
Enjeu. La gestion de l’eau sera au cœur de Futurapolis Santé, o­ rganisé
par Le Point à Montpellier les 7 et 8 octobre. Pour le directeur du centre
Icireward, de multiples solutions existent pour éviter les gaspillages.
Le Point : L’été 2022 a vu se succéder les crises : Ressource. Éric Servat,
sécheresses en Europe et en Chine, mousson directeur du Centre
meurtrière au Pakistan, pluies diluviennes en ­international Unesco
Italie… Qu’il y ait des crises de l’eau ne fait de l’eau Icireward, qui
aucun doute. Mais y a-t-il une crise de l’eau ? rassemble 17 labora-
Éric Servat : L’eau recouvre un peu plus de 70 % de la toires de recherche,
surface de la planète, et pourtant les ressources en eau 400 scientifiques et
qui nous sont facilement accessibles, celles qu’on va près de 150 doctorants.
trouver dans les cours d’eau ou dans les lacs, repré-
sentent à peine 1 % du volume total. Vivons-nous une
crise globale de l’eau ? Oui et non… La ressource reste
la même, pourtant le réchauffement climatique, la
croissance de la population, l’urbanisation galopante
MAX BAUWENS/REA
créent de profonds bouleversements. Le changement
climatique conduit à des stress hydriques [ressource
d’eau inférieure à la demande, NDLR] de plus en plus
importants dans certaines régions du globe. Parallè-
SCIENCESFUTURAPOLIS SANTÉ
lement, d’autres régions sont confrontées à un excès
d’eau. Et il n’y a pas un endroit de la planète qui ne
soit pas concerné par cette problématique. Plus de
3 milliards de personnes vivent aujourd’hui dans des
zones où la ressource est rare, au minimum pendant
un mois par an. Nous savons que d’ici à 2050, au moins
40 % de la population mondiale sera confrontée à des
pénuries d’eau.
Avec bientôt dix milliards d’êtres humains sur la
planète, pourrons-nous y faire face ?
Le changement climatique amplifie férocement les
phénomènes de fond. Au cours de la dernière décen-
nie, la population s’est accrue de 800 millions d’êtres
humains, qui ont eu besoin d’un accès à l’eau pour
leurs activités, leur développement… Et l’urbanisa-
tion conduit de plus en plus de personnes à ­s’entasser
dans des mégalopoles, à une vitesse absolu- …
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 193
SCIENCESFUTURAPOLIS SANTÉ
… ment effarante, notamment sur le continent
africain. Si l’Occident a connu une urbanisation maî-
trisée, plus soutenue sur le plan du développement
des infrastructures, ce n’est pas le cas partout. Une
ville comme Lagos, au Nigeria, gagne 500 000 habi-
tants chaque année ! Sans infrastructures, leurs re-
jets se déversent directement à l’endroit où ils vivent,
contaminent les nappes phréatiques ou les cours
d’eau… Par ailleurs, cette urbanisation va quasi sys-
tématiquement de pair avec l’émergence d’une classe
moyenne dans de nombreux pays en développement,
et conduit ainsi à une augmentation des besoins.
Entre 1900 et le début de notre siècle, la demande en
eau a été multipliée par six, et on s’attend à ce qu’elle
double encore d’ici à 2050. C’est lié au fait que le ni-
veau de vie et les conditions de confort des gens s’amé-
liorent, ce qui est une bonne nouvelle. Simplement,
il va falloir trouver des solutions qui continuent à
permettre aux gens de vivre mieux, dans des condi-
tions de sécurité sanitaire et alimentaire correctes.
Est-ce que c’est possible ?
L’avenir peut effectivement sembler angoissant.
Quand on regarde l’intensification du stress hydrique
sur le bassin méditerranéen, considéré comme l’un
des « hotspots » du changement climatique, on
constate en particulier sur la rive sud une raréfaction
des précipitations, une concentration croissante de
population, une sursollicitation des nappes phréa-
tiques… Certaines infrastructures manquent pour
construire un système de traitement qui pourrait per-
mettre ensuite la réutilisation des eaux usées, la re-
charge artificielle des nappes, ou d’autres solutions.
Mais faut-il battre sa coulpe et se lamenter ? Non. La
situation est complexe, c’est incontestable. Pour au-
tant, il faut nous retrousser les manches, et mettre
en place des solutions.
Vous appelez à « changer notre rapport à l’eau ».
Que voulez-vous dire ?
Le rapport que nous avons, en France, vis-à-vis de
l’eau n’est pas le même que dans des régions sahé-
liennes ou subsahéliennes du continent africain, par
exemple. Quand vous n’avez pas de précipitations
pendant neuf mois de l’année, vous nourrissez une
forme de respect vis-à-vis de l’eau. Notre propre rap-
port à cette ressource est faussé, bien qu’elle soit in-
dispensable à notre survie et à l’ensemble de nos
activités économiques. C’est une des raisons pour
lesquelles nous sommes considérablement en retard
par rapport à la réutilisation des eaux usées. Il est in-
vraisemblable, aujourd’hui, d’arroser des espaces
verts publics et de nettoyer les rues avec de l’eau po-
table ! Cela n’a aucun sens. En France, on ne réutilise
que 1 % de nos eaux usées, contre 10 % en Italie et
15 % en Espagne. À l’arrivée, ce sont des millions de
mètres cubes d’eau. Et, par ailleurs, nous perdons en-
viron 20 % de notre eau, qui a été traitée, dans des ré-
seaux de distribution vétustes. Nous avons un besoin
urgent d’investissements, et d’une prise de conscience.
Nous devons être plus économes. Adapter notre agri-
culture pour qu’elle consomme moins ; prévoir des
194 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
« La désespérance est un luxe que nous
ne pouvons pas nous permettre, face
aux défis colossaux qui s’annoncent. »
stockages là où ce sera possible et pertinent, déve-
lopper l’irrigation… Et pour cela, en mettant tous les
acteurs autour de la table, développer une culture
du compromis qui nous manque cruellement.
Il ne faut « désespérer de rien », en somme… ?
La désespérance est un luxe que nous ne pouvons pas
nous permettre, face aux défis colossaux qui s’an-
noncent. Où trouverions-nous l’énergie, la ressource
intellectuelle, l’envie de mettre au point des solu-
tions ? Elles existent, et elles sont multiples. Limiter
au maximum le réchauffement climatique, en pre-
mier lieu. Changer d’approche et de culture par rap-
port à l’eau, ensuite, en adoptant une gestion réellement
économe. Enfin des solutions scientifiques et tech-
nologiques existent. Nous devons travailler sur la ré-
utilisation des eaux usées, sur la recharge artificielle
des nappes phréatiques, sur les techniques d’inten-
sification du recyclage dans le secteur industriel, trou-
ver des méthodes moins gourmandes en énergie pour
dessaler l’eau de mer… Nous devons aussi veiller à
maintenir la qualité de la ressource, en réduisant le
plus possible les polluants, les résidus de médica-
ments, de pesticides qu’on y déverse. Il faut financer
ce type de recherches. Cette question va devenir cru-
ciale avec l’élévation du niveau de vie moyen des po-
pulations, qui va souvent de pair avec le développement
d’activités de services et industrielles. Plus de 4 mil-
liards de personnes n’ont pas accès à des services d’as-
sainissement de qualité, aujourd’hui, et 3 milliards
d’êtres humains ne peuvent pas se laver les mains.
Dans certains pays, les filles ne reçoivent pas d’édu-
cation, car elles vont chercher l’eau plutôt que d’al-
ler à l’école. Comment voulez-vous construire ensuite
une société équilibrée, qui fonctionne ? Cela devrait
nous éveiller, dans notre pays plutôt comblé, sur la
réelle valeur de l’eau. Car demain, nous devrons pro-
fondément modifier notre manière de l’utiliser §
PROPOS RECUEILLIS PAR GÉRALDINE WOESSNER
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« L’eau, l’Homme, la vie », le vendredi 7 octobre à
9 h 45 : avec Hélène Fenet, professeure à l’université
de Montpellier UMR HydroSciences Montpellier
IRD/CNRS, Éric Servat, directeur du Centre Unesco
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PROGRAMME à l’Inrae, c’est l’une des tables rondes qui ­réuniront
COMPLET ET des scientifiques et des étudiants très impliqués
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n° 08 045 100 • Crédit photo : © Roman Jehanno • Conception : Insign 2022 • Merci à Marie-Elisabeth, Infirmière anesthésiste - IADE, d’avoir prêté son visage à notre campagne de communication.


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AMANGIRI

L’Amangiri, au cœur du désert de l’Utah : l’acmé de la rencontre entre brutalisme architectural et nature.

196 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 L’archi-voyage
Allier beauté d’un lieu et architecture. Donner ainsi du sens au voyage :
notre sélection d’adresses. PAR JEAN-MICHEL DE ALBERTI, CONSTANCE ASSOR, CÉLINE BAUSSAY, GILLES DENIS, CLARA LE FORT ET EDSON PANNIER
ATLANTIDE AMÉRICAINE
Amangiri, Utah, États-Unis
D
e loin, rien. Rien sinon les éclats
blancs du sable, les reflets ocre
et roses de ces reliefs du crétacé,
les broussailles qui parsèment
le désert de rocs et de pierres. On
a laissé derrière soi l’Arizona, la petite
ville de Page, son aérodrome, son crois-
sant d’églises – une par culte – et ses hô-
tels pour touristes venant explorer les
canyons et le Lake Powell. On a enjambé
celui-ci, constaté ses eaux basses, et pour-
suivi sur la Road 89. Soudain, un im-
mense panneau publicitaire en
technicolor sur le côté de la route : Wel-
come to Utah. Et puis, on oblique à droite.
Une flèche, une direction : Amangiri.
La route se privatise, le paysage se dra-
matise entre pitons et mesas, ces buttes
aux sommets arasés. Un aigle solitaire
survole le silence. Pas une construction
en vue. Soudain, en clignant des yeux,
on distingue un mur de ciment brut, lé-
gèrement érodé, comme si déjà l’air avait
eu raison de lui. On est arrivé.
Comme dans une moderne Atlantide,
version Pierre Benoit revue en mode
brutaliste, l’Amangiri se love contre la
montagne, imperceptible. Sa structure
de plain-pied participe de sa disparition,
les rares dénivelés ayant permis l’érec-
tion d’un escalier spectaculaire débou-
chant sur une galerie. Elle ouvre sur
l’horizon dans un parfait cadrage : c’est
l’architecture à la conquête de l’Ouest.
De lourdes et silencieuses portes donnent
accès à un immense espace, mi-biblio-
thèque, mi-salon, mi-restaurant, coloris
chics bois et sable, béton ciré du sol au
plafond. Pas un bruit : même à l’heure
des repas, on est loin du brouhaha des
salles à manger nord-américaines. Le
lieu inspire la quiétude, clôt les conver-
sations. Rien sur les murs non plus : ici
encore, d’immenses baies vitrées sur le
désert et en vis-à-vis sur un rocher aux
allures de monstre échoué. Autour de
ce rescapé des âges, surgi bien avant l’hu-
manité, on a creusé un bassin où l’eau
affleure. C’est de là que tout est parti, ra-
conte la légende de ce lieu. C’est autour
de ce roc-là qu’Adrian Zecha, fondateur
du groupe Aman, a décidé de la nais-
sance de cette retraite aux allures de ma-
nifeste. Sa martingale ? Associer un lieu
et une architecture d’exception dans des
structures de petite taille. Le tout en
L’Amangiri se love contre la
montagne, imperceptible.
Sa structure de plain-pied
participe de sa disparition.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 197
jouant des détails pour que le client se
sente chez lui, du service aux serviettes
de bain – non pas pliées mais accrochées
à des patères, comme à la maison –, à
l’absence de bruit de caisses enregis-
treuses – on ne signe rien, les transac-
tions sont basées sur la confiance…
Les Amanjunkies, comme se nom-
ment les fidèles, ont toujours suivi. Ils
sont passés des grandes réalisations des
débuts – l’Amanpuri, premier du genre
sur l’île de Phuket, en Thaïlande – aux
rapts de monuments historiques – la
villa des hôtes du roi Sihanouk à Ang-
kor, au Cambodge, ou le Palais d’été de
Pékin, en Chine –, via désormais les des-
tinations urbaines, de Tokyo à New York.
Demeure qu’à l’aune de l’hyperluxe,
l’Amangiri est devenu « une destination
trophée ». Voire l’acmé du genre. On
murmure qu’il s’agirait du plus bel hô-
tel du monde. Sans doute, car y aller se
mérite et a du sens. L’isolement et la dif-
ficulté d’accès participent de cette équa-
tion paradoxale. Phoenix ou Las Vegas
sont à quatre heures et demie de (très
belle) route ; Page n’accueille que deux
fois par jour un vol commercial échap-
pant à toute loi de connexion interna-
tionale avec l’Europe – et, avouons-le
tout de suite, quelques jets. Il y a de toute
manière plus de demande que d’offre :
l’Amangiri ne compte que 34 clefs …
STYLE
Pour effacer le bâtiment, on a utilisé le sable local comme ciment et on laisse l’érosion faire son œuvre.
… ouvrant sur le désert, sans aucun
vis-à-vis. Une dizaine de tentes im-
menses, jouant encore davantage la carte
du splendide isolement, le Camp Sarika,
à un battement d’ailes d’aigle du bâti-
ment principal, n’a pas fait diminuer la
pression sur les réservations. Mais a en-
core accru l’intérêt des réseaux sociaux
– près d’un demi-million de followers
suivent le compte de l’établissement,
instagramable à l’infini : la planète en-
tière veut voir, d’une manière ou d’une
autre, ce doux choc entre l’architecture
et la nature, le minimalisme de l’une ré-
pondant au gigantisme de l’autre, dans
un chant amébée jamais interrompu.
Les plus chanceux – et fortunés, mais
certains économisent des années – vi-
vront cette rencontre entre le civilisé et
le sauvage pour quelques jours. On y
vient à la découverte d’une esthétique
annihilant les frontières.
Dès le départ, les architectes Rick Joy,
Marwan Al-Sayed et Wendell Burnette
ont en effet pensé l’Amangiri comme
une symbiose entre le paysage et le bâti.
Une ambition soulignée par l’emploi
du sable local pour les bétons des struc-
tures, dont la couleur se fond ainsi avec
celle de l’environnement. Même souci
198 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
dans la volonté de laisser l’érosion faire
son œuvre sur le bâtiment comme elle
le fait sur les rocs – ici, le ruissellement
des rares eaux rouille la surface des
murs ; là, le feu des cheminées noircit
le gris. Et puis, au bout des lignes de
fuite à la De Chirico ou dans des pers-
pectives aux allures d’immense travel-
ling, l’Utah, intact. Un spectacle en
cinémascope et une histoire du monde
en douze couches géologiques dont la
formation débuta il y a plus de 300 mil-
lions d’années. Une succession de pla-
teaux et de canyons, de grès et de schistes
ponctuent ces étendues oscillant entre
rêves d’enfants et décor de la dernière
frontière. On s’y aventure parfois. Le
matin tôt, on peut marcher pour at-
teindre des grottes aux peintures ru-
pestres, ou filer avec un guide Navajo
Dès le départ, les archi-
tectes Rick Joy, Marwan Al-
Sayed et Wendell Burnette
ont pensé l’Amangiri
comme une symbiose
entre le paysage et le bâti.
vers les canyons de la région, riche de
pas moins de cinq parcs nationaux. Cer-
tains sont célébrissimes, comme l’An-
telope Canyon, gorges rouges et étroites,
dont les beautés disparaissent sous l’af-
fluence de touristes. Pas de panique : de
l’autre côté du lit de la rivière asséchée,
les mêmes paysages ne s’ouvrent que
pour les hôtes de l’Amangiri. À dire vrai,
les plus téméraires n’auront pas quitté
les 240 hectares du domaine. Ils auront
tenté l’ascension des mesas qui se prêtent
aux joies de la ferrata – une technique
d’escalade.
Mais plus nombreux sont ceux qui
décident de ne pas s’extraire du sanc-
tuaire. De croire au miracle de ces chants
d’oiseaux autour du bassin de la piscine
à fleur de roc. De trouver refuge dans
la quiétude des chambres ou dans les
pénombres travaillées du spa – ici, un
jeu de volets de bois géants offre de lais-
ser pénétrer ou pas la lumière ; là, le bé-
ton affleure avec le granit. De jouer en
quelque sorte au capitaine Morhange
de Pierre Benoit et de ne volontaire-
ment jamais quitter ces lieux posant la
simplicité et la beauté en axiome. La
vie en plus § GILLES DENIS
aman.com
AMANGIRI (X2) – GILLES DENIS (X3)

Lignes de fuite et minimalisme de l’Amangiri, comme une réponse aux reliefs de l’Utah.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 199
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Perché à hauteur de la canopée de la forêt de Ploseberg, le Forestis, datant de 1912, a été complété par une extension contemporaine de l’architecte Armin Sader.
À LA VERTICALE
Forestis,
Brixen, Italie
Ce nouveau refuge 5 étoiles perché à
1 800 mètres d’altitude a tout naturelle-
ment trouvé sa place dans les paysages
majestueux du Sud-Tyrol. Il redonne vie
à un ancien sanatorium datant de 1912,
complété par une extension contempo-
raine de l’architecte local Armin Sader :
une construction neutre en carbone, en
verre, en bois et pierre de la région, chauf-
fée aux énergies renouvelables. Trois
202 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
tours se dressent, tels des arbres de hau-
teurs inégales, au milieu de la forêt de
Ploseberg. Leurs lignes brisées font écho
à celles des aiguilles montagneuses qui
se dressent face à elles : un panorama à
grand spectacle, à admirer plein cadre
aussi bien depuis le restaurant locavore
que du spa aux produits de soins 100 %
naturels et à la piscine dedans-dehors,
ou des 62 chambres au design léché, dont
deux immenses penthouses avec leur
propre piscine en toit-terrasse.
À partir de 720 € la nuit en suite, dîner inclus.
­forestis.it
LES PIEDS DANS L’EAU
Palafitte,
Neuchâtel, Suisse
À même le lac ou sur la terre ferme, les
hôtes du Palafitte auront l’embarras du
choix. Cette adresse, édifiée à l’occa-
sion de l’Exposition nationale suisse
de 2002, propose une expérience sans
pareil de la plus vaste étendue lacustre
du pays. Sur le rivage, 14 pavillons dé-
voilent un panorama époustouflant, y
compris depuis la baignoire, grâce à
une paroi amovible. Les pilotis, sur les-
quels sont érigés les 24 suites lacustres,
évoquent d’anciens vestiges de ce type
découverts dans la région. Le design,
confié aux architectes Hofmann et Gail-
loud, bien que très moderne, est en to-
tale harmonie avec les eaux calmes de
Neuchâtel. Depuis la terrasse, on se
croirait presque sur le pont d’un bateau
et il suffit de descendre par l’échelle
pour profiter d’un accès privilégié au
lac. En été, kayak, paddle ou ski nau-
FORESTIS (X2)
tique permettent à ceux qui le sou-
haitent de prolonger la découverte.
À partir de 290 € la nuit. palafitte.ch
STYLE

EN SUSPENSION
Biosphere, Treehotel,
Harads, Suède

Situé à moins de 30 kilomètres du

cercle polaire, en forêt lapone, le
Treehotel a inauguré cet été la Bios-
phere, une spectaculaire chambre
perchée dans les arbres conçue par
Bjarke Ingels, petit génie de l’archi-
tecture danoise. À 35 mètres de hau-
teur, les hôtes dorment au sein d’une La chambre
structure sphérique composée de Biosphere,
350 nichoirs. Par ce geste architec- posée au cœur
tural, le designer a souhaité rappe- de la forêt
ler l’utilité de ces petites cabanes lapone, est
pour les volatiles et inciter à re- entourée de
prendre cette tradition campa- 350 nichoirs.
gnarde ancestrale. Les matériaux Une leçon
utilisés ne contiennent pas de subs- d’architecture et
tances chimiques et aucun arbre n’a d’ornithologie.
été déraciné pour le projet. Depuis
2004, les propriétaires du Treeho-
tel invitent l’élite de l’architecture
scandinave à concevoir des projets
de chambres et de suites : Bolle Tham
et Martin Videgard ont imaginé un
cube en miroir dans lequel la na-
ture se reflète à l’infini ; plus sage,
le bureau Snohetta a conçu une tra-
ditionnelle maison nordique aux
lignes modernes, en la surélevant
dans les pins. Dans tous les cas, cha-
cune des cabanes tend à réduire le
plus possible son impact sur l’envi-
ronnement.
MATS ENGFORS (X2)

À partir de 1 235 € la nuit dans la chambre

Biosphere, 600 € dans les autres unités dans
les arbres et 140 € dans la maison d’hôtes.
treehotel.se/en

204 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

BUSINESS
 STYLE

COURSE-POURSUITE
NH Torino Lingotto Congress,
Turin, Italie

C’est un vaisseau amiral de l’ère indus-

trielle : bâti à Turin entre 1917 et 1923
par Giacomo Mattè-Trucco, l’ancienne
usine et siège de Fiat se déploie sur
220 000 mètres carrés avec, symbolique
et très courue, une piste d’essai qui oc-
cupe toute la surface du toit des ate-
liers ! Deux lignes droites de 443 mètres
reliées par des virages paraboliques
composent alors un parfait circuit au-
tomobile pour tester de nouveaux bo-
lides. Supervisées par Renzo Piano,
douze années de travaux titanesques
ont été nécessaires pour réhabiliter et
restructurer l’ensemble, et redonner
toute sa superbe au bâtiment. Les
chambres – hautes sous plafond – de
l’hôtel NH occupent les anciennes
chaînes de montage verticales qui, com- REVOIR LE KENT quées, on trouve la Pobble House (bap-
plétées par de larges baies vitrées, per- The Retreat, Dungeness Beach, tisée The Retreat) de l’architecte Guy
mettent à la lumière naturelle Royaume-Uni Hollaway : imbriquées les unes dans les
d’abonder. Des galeries commerçantes autres, trois unités en maille métallique
ainsi que les espaces d’exposition de la Depuis les années 2010, une poignée rouillée, ciment gris et mélèze argenté
fondation Agnelli complètent le tout. d’architectes britanniques s’en donnent composent un trio d’espaces inter-
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passé tout le gotha du pays, jusqu’au
roi en personne. Lorsque les propriétés
de ses sources sont révélées, ce coin de
nature devient un lieu de villégiature
prisé et voit germer plusieurs hôtels,
et même un casino dans un élégant ma-
noir de 1910. Un siècle plus tard, les
bains historiques sont ressuscités par
l’éminence portugaise Alvaro Siza et
mués en un spa moderne. Puis, en 2012,
naît un concept hôtelier précurseur, si-
gné Luis Rebelo de Andrade : des abris
géométriques en bois et en ardoise dis-
GUY HOLLOWAY, ARCHITECTS STUDIO (X2)

séminés dans le parc. Les étonnantes

snake houses revisitent la cabane dans
les arbres, en version minimaliste, avec
leurs chambres suspendues ouvertes
sur la nature grâce à une large vitre cir-
culaire. Les eco-houses, de plain-pied,
avec terrasse, se fondent littéralement
dans la forêt. Ou quand l’architecture
ne fait qu’un avec la nature.
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Général de la Protection des Données (RGPD) du 27/04/16, elles peuvent donner lieu à l’exercice du droit d’accès et de rectification auprès de l’annonceur : CFC - Compagnie
Française de Croisières, 90 rue de Rome, 13006 Marseille. Immatriculation délivrée par Atout France, sous le numéro IM013220012. Les informations concernant notre Politique
de Confidentialité sont disponibles sur notre site Internet : www.cfc-croisieres.fr/vie-privee. Crédits photos : CFC - Compagnie Française de Croisières, Getty Images, iStock,
by AndyHumbert. Illustration couverture : Caroline Lhote. LPT0929
STYLE

PIERRE ANGULAIRE CABANE D’ESTHÈTE y passer la nuit. Curieuse ­destinée. Ré-

7132 Hotel,
Vals, Suisse
C’est le repaire absolu. Pièce maîtresse
signée par l’architecte suisse et lauréat
du prix Pritzker, Peter Zumthor, en 1998,
les thermes de Vals illustrent la philoso-
phie de cet artisan bâtisseur qui imagine
des édifices avec parcimonie, en prenant
tout son temps, dans un corps-à-corps
passionné avec des matières brutes. Chef-
d’œuvre discret ancré dans le canton des
Grisons, les thermes se découvrent
comme un dédale de bassins, sertis de bé-
ton et de quartz, qui semblent creusés à
même la roche. Au fil des espaces, des
jeux de lumière naturelle confèrent aux
perspectives une dimension sacrée.
Les aficionados d’architecture avant-gar-
Villa La Coste,
Le Puy-Sainte-Réparade, France
Réputé pour ses maisons industriali-
sées démontables, Jean Prouvé conçoit,
en 1944, d’ingénieux cabanons pour re-
loger les sinistrés de Lorraine après la
guerre. Ces habitats d’urgence en bois
de 6 mètres sur 6 étaient alors l’incar-
nation de la pensée humaniste de « l’ar-
chitecte des jours meilleurs ». Ils sont
à présent le Graal absolu pour une poi-
gnée d’esthètes érudits, mais privilé-
giés, prêts à débourser 2 800 euros pour
agencée avec soin pour sa nouvelle fonc-
tion par le cabinet d’architecture Rogers
Stirk Harbour + Partners, la villa nu-
méro 30 est l’archétype de la maison
nomade réduite à l’essentiel : un lit, un
banc, une bibliothèque, une assise et
un bahut. Le mobilier, majoritairement
composé de bois, est flexible et démon-
table, dans l’esprit de la conception ori-
ginelle – l’électricité, l’eau chaude et
l’extraordinaire cadre de la Villa La Coste
en plus.
À partir de 2 800 € la nuit.
villalacoste.com
JEREMY MASON MCGRAW – RICHARD HAUGHTON

diste séjournent à l’hôtel 7132 : si les

bases du complexe sont signées Peter
Zumthor dès 1996, sa vision se voit en-
richie par la contribution des Japonais
Tadao Ando et Kengo Kuma qui moder-
nisent les chambres à l’aide de bois. Juste
à côté se trouve 7132 Houses of Archi-
tects dont les chambres sont dessinées
par Peter Zumthor, Kengo Kuma, Tadao
Ando et l’Américain Thom Mayne.
À partir de 697 € la nuit. 7132 therme.com

210 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

05 > 09 octobre 2022
4ÈME ÉDITION

Rendez-vous
sur notre site
en scannant
le QR code
www.festival-cineroman.com
STYLE
ENSEMBLE, C’EST TOUT
Silent Living,
Portugal
Au départ, chaque maison a été pensée
comme un repaire familial : un lieu de
vie essentiel, et puriste, recueil d’émo-
tions partagées. Réalisées au Portugal
à partir de matériaux ancestraux (murs
extérieurs en bois, brique, toits en
chaume et sols en terracotta ou recou-
verts de sable), ces néocabanes per-
mettent de vivre en immersion avec la
nature. Une philosophie de vie décli-
La Casa na Terra, près de Monsaraz, fait corps avec la nature.
née depuis par l’architecte Manuel Aires
Mateus à travers une série de lieux dis-
séminés sur tout le territoire, où les
journées s’égrènent les pieds dans le
sable près de Comporta (dans l’une des
quatre maisons Casas na Areia) ou dans
une ancienne cabane de pêcheurs (Ca-
banas no Rio). On oublie le temps qui
passe dans l’Alentejo (Casa do Tempo)
ou on s’immerge sous la terre, au bord
d’un lac, près de Monsaraz (Casa na
Terra).
À partir de 400 € la nuit (3 nuits min.).
­silentliving.pt
POST-INDUSTRIEL
Dexamenes,
Amaliada, Grèce
À la fin des années 1920, le commerce
du raisin animait la côte occidentale
du Péloponnèse : face à l’île de Zathyn-
kos, l’usine de Dexamenes eut ses heures
de gloire. En témoignent aujourd’hui
son architecture brutaliste et d’im-
menses tanks de stockage transformés
en un hôtel des plus contemporains.
Allégé de son passé industriel par
l’agence grecque K-Studio, le site renaît
de manière épurée avec ses 35 chambres
et suites installées, pour la plupart, dans
NELSON GARRIDO (X2) – DEXAMENES HOTEL GREECE
d’anciennes cuves donnant sur la mer
Ionienne. Remplacées, les portes en bé-
ton servent à présent de marchepied
tandis que l’ensemble de la tuyauterie
a été réutilisé pour composer barrières
et garde-fous. Proportions modernistes,
sols en terrazzo, partitions en verre,
pergolas en métal et murs en béton pa-
tiné composent une vision architectu-
rale intemporelle. Mieux, un décor
cinématographique.
À partir de 127 € la nuit. dexamenes.com
 Immobilier
de prestige DU P RÉ SE N TÉ P AR

PARIS 7 – GRO S CAI LLO U PA R I S 16 – V I C T O R H U G O NEUILLY-SUR-SEINE – HOPITAL AMERICAIN

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parc privé au-dessus de l’hôtel Royal. Terrasse avec vue
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STYLE

CYKLAER – SCHINDLERHAUER – TREK – BRUCE AUFRERE

De haut en bas et de gauche à droite : faire

ses courses facilement à l’aide du 2-roues utilitaire
Lundi 20, de Moustache Bikes, améliorer ses
performances grâce au modèle sportif Fuel EXe, de Trek,
se balader – partout ! – en ville sur le vélo urbain
­Arthur, de Schindelhauer, ou l’E-Urban, de Cyklær.

214 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

 À bicyclette
Au quotidien ou pour les loisirs sportifs, le vélo électrique bouleverse
le paysage et s’impose progressivement. PAR NICOLAS VALEANO
E
n centre-ville, le vélo à assistance
électrique (VAE) est, sur de nom­
breux trajets, le moyen de trans­
port le plus rapide grâce à l’aide
au pédalage jusqu’à 25 km/h. Il
permet aussi de faire un peu d’exercice
sans transpirer, son empreinte CO2 est
excellente et, avec des modèles haut de
gamme, sa conduite peut être très plai­
sante. En toute logique, il remporte donc
un succès grandissant, avec, selon l’Ob­
servatoire du cycle, un marché en hausse
de 28 % l’an passé (660 000 unités ven­
dues en France). Une alternative ­maligne
aux deux-roues motorisés, même élec­
triques, grâce à un usage et un stationne­
ment moins contraignants ainsi qu’à la
jouissance de pistes cyclables dédiées,
dont la réalisation est en plein dévelop­
pement. Le VAE est également un ins­
trument de liberté bien plus grand en
ville que la voiture personnelle, et il per­
met d’éviter la foule présente dans les
transports en commun. Enfin, offrant
une t­ enue de route et un freinage dignes
de ce nom, il est bien plus sûr que la trot­
tinette. Les autorités ne s’y sont pas trom­
pées : les primes à la conversion, les aides
locales et d’État permettent d’adoucir
son coût d’achat, élevé. Car si l’on trouve
des offres abordables à moins de 1 000 eu­
ros, il faut compter le double au moins
pour s’offrir un modèle présentant une
fiabilité et une qualité d’équipements
satisfaisantes. À commencer par le mo­
teur d’assistance et la batterie, qui ont
le plus gros impact sur le coût d’un VAE.
Certains modèles ont un moteur inté­
gré au moyeu de la roue avant ou arrière
qui peut suffire pour des trajets moyens,
mais les plus exigeants opteront pour
un moteur au niveau du pédalier, mieux
intégré et plus efficace. Si la puissance
est limitée par la législation à 250 watts,
préférer un moteur avec un couple (sa
force de traction) de plus de 50 newtons
par mètre. La batterie offrira une capa­
cité de 250 à 600 Wh, déterminant ainsi
une autonomie entre 40 et 130 km. Une
batterie démontable sera plus facile à
recharger à la maison que si elle reste
fixe, intégrée au cadre du vélo.
Antivol intégré. La transmission est
également un critère important : une
­vitesse peut suffire sur du plat, mais
­préférer au moins trois vitesses en cas
de dénivelé. La qualité des pneus et des
freins (souvent des systèmes hydrau­
liques à disques) est aussi à prendre en
compte pour un usage en toute sécurité,
Les primes à la conversion
ainsi que les aides locales
et d’État permettent
d’adoucir son coût d’achat.
Le Point 2617 | 29 septembre 2022 | 215
tandis que la présence de suspensions
accentuera le confort. Ne pas oublier la
question du poids (entre 12 et 25 kg),
surtout si l’accès au local à vélos com­
porte des marches ou bien si des trajets
­multimodaux sont envisagés.
Les modèles connectés permettent
d’être géolocalisés. Certains sont dotés
d’un système antivol intégré, tandis que
le marquage du cadre est obligatoire
­depuis l’an dernier, les vélos étant
­désor­mais inscrits dans un fichier natio­
nal pour décourager les vols, véritable
fléau des VAE.
Enfin, selon l’usage et le budget défi­
nis, il faudra opter pour un modèle d’une
catégorie adéquate, entre des vélos ur­
bains pliants ou plus orientés trekking,
des modèles sportifs de route ou tout-­
terrain, ou encore des vélos cargos, aptes
à transporter des enfants ou des charges
lourdes pour un usage pro. Le design,
quant à lui, restera un critère de choix,
car rouler sur un bel objet fait partie du
plaisir. Pour ceux qui hésitent à se
­lancer dans un achat si important,
­différents services offrent la possibilité
de goûter aux joies du vélo électrique
pour quelques dizaines d’euros par
mois, sans engagement, comme Véligo,
en Île-de-France, ou des prestataires
­privés, comme Swapfiets, Dance ou en­
core Red-Will. Et, dans la plupart des cas,
essayer le VAE, c’est l’adopter. …
STYLE
SO CLASSIC !
L’Electric P Line, de Brompton
Le petit vélo pliant anglais de référence
améliore encore sa version électrique
avec un cadre arrière en titane qui lui
permet d’obtenir un poids de seulement
12,7 kg. Autre nouveauté, sa ­transmis­sion
4 vitesses nouvelle génération, ultra-
simple à manier, permet d’exploiter au
mieux la vivacité du moteur, développé
avec Williams Advanced Engineering,
et son autonomie de 70 km. Un kit (95 €)
optimise le roulage du vélo replié, qui
se redéploie en moins de vingt secondes.
4 195 €.
TOUT ÉQUIPÉ
Le Cruiser, d’Angell
Deux ans après un lancement en
­fanfare, la start-up française Angell fait
évoluer sa gamme pour offrir avec son
Cruiser un produit plus mature, plus
confortable grâce à sa position de
conduite et ses nouveaux équipements.
Une garantie en cas de vol est désormais
incluse dans le prix de base. Proposé avec
deux types de cadres aluminium, dont
un s­ emi-ouvert (poids : 18,1 kg), il
­intègre toujours un écran couleur et
se reconnaît à sa batterie suspendue
au-dessus de la roue arrière.
2 990 €.
216 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
LES URBAINS
TRANSPORTABLE
L’Afternoon, d’Eovolt
La marque française Eovolt est spécia-
lisée dans les petits formats. Ainsi
­l’Afternoon est-il le modèle pliant
­intermédiaire de la gamme, avec ses
roues de 20 pouces et sa batterie inté-
grée à la tige de selle et protégée par
un verrou antivol. Ses sept vitesses
­permettent de pallier un poids consé-
quent de 23 kg qui, une fois replié,
­limitera sa capacité de transport. Il est
disponible en cinq coloris.
2 099 €.
TOUT SCHUSS
L’A5, de VanMoof
Les Hollandais de VanMoof ont marqué
le paysage urbain avec leurs e-bikes au
dessin moderne et élégant. Une version
à cadre ouvert, l’A5, rejoint la gamme :
moteur avant, batterie intégrée (mais
non amovible), trois vitesses auto­
matiques et verrouillage électronique
avec antivol intégré. Au guidon, un
­bouton boost permet de pousser le couple
disponible à 68 Nm : de quoi démarrer
au feu vert devant tout le monde.
2 498 €.
RÉTRO EN DIABLE
L’Arthur, de Schindelhauer
Tout en discrétion, le modèle Arthur
de l’allemand Schindelhauer intègre
­visuellement de manière parfaite son
assistance électrique. Ainsi le moteur
Mahle est-il caché dans le moyeu arrière
et la batterie, dans le cadre tout alumi-
nium. Les vitesses (six ou neuf, selon la
version) se passent en un clic sur un
­bouton de commande, et la courroie
­carbone assure réactivité et fiabilité à ce
vélo léger (15,7 kg) et ultrasoigné dans
les détails et le choix de ses équipements.
À partir de 4 995 €.
EOVOLT – BROMPTON – CYKLAER – SCHINDLERHAUER – VANMOOF/SP – ANGEL CRUISER
ULTRA-HIGH-TECH
L’E-Urban, de Cyklær
La marque de Porsche Digital, déve­loppée
avec le constructeur allemand Storck,
propose un magnifique modèle design
et très high-tech, comme en témoignent
sa caméra rétroviseur affichée sur l’ap-
pli smartphone dédiée ou son GPS inté-
gré. Son cadre carbone, sa transmission
SRAM Force, son solide moteur Fazua
de 250 W et 58 Nm de couple en font
un VAE très performant et léger (15,3 kg
seulement). Attention, les délais de
­livraison se comptent en mois. Dispo-
nible en orange, bleu ou gris.
7 299 €.
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B 114g CO2/km
C
D
Gamme Yaris Cross Hybride : consommations mixtes combinées (L/100 km) et émissions de CO2 combinées (g/km) selon norme WLTP : de 4,4 E
à 5,1 et de 100 à 116.
F
*Chiff res TOYOTA 08/22. ** Économie d’énergie par rapport à un véhicule thermique équivalent. ***Moyenne du temps de trajet en électrique au
31/08/22 de l’ensemble des essais réalisés en France dans le réseau Toyota dans le cadre des Essais ExtraORdinaires. Voir toyota.fr. G

Pour les trajets courts, privilégiez la marche ou le vélo. Pensez à covoiturer.

Au quotidien, prenez les transports en commun. #SeDéplacerMoinsPolluer
STYLE
CHAMPION
L’Overvolt GLP 2 Elite, de Lapierre
La marque française Lapierre équipe
avec ce VTT le champion du monde
­d’enduro Nicolas Vouilloz. Autant dire
que la performance est une priorité
pour ce modèle ultrasportif, fort d’une
géométrie extrême et d’une répartition
des masses optimisée pour privilégier
la vivacité, selon les souhaits du c­ oureur.
Son cadre carbone intègre les meilleurs
éléments disponibles et un moteur
Bosch Performance Line CX qui assurent
des sorties en montagne mémorables.
6 499 €.
SIMPLE ET ROBUSTE
Le LT, de Douze Cycles
Les Français de Douze Cycles sont
­spécialisés dans les vélos cargos. Le LT
est conçu pour transporter des enfants
comme des adultes et peut emporter
plus de 200 kg de charge. Stable avec
ses grandes roues de 24 pouces, il peut
être rangé verticalement pour prendre
moins de place. Il est proposé avec
­plusieurs motorisations, dans la roue
arrière ou sur le pédalier, des marques
Bafang ou Shimano. Il sera aussi dis­
tribué dans le réseau Toyota dès 2023.
À partir de 3 590 €.
218 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
LES SPORTIFS
HAUTES PERFORMANCES
Le Fuel EXe, de Trek
Le minimoteur électrique du VTT très
haut de gamme présenté par la marque
américaine Trek offre des performances
de premier plan. Visuellement discret,
il assure à ce monstre technologique
des évolutions ultraprécises, sans au­
cun bruit. La transmission fait appel à
un système de sélection des vitesses sans
fil pour plus de précision, et la batterie
de 360 Wh permet d’envisager des ­sorties
de deux à cinq heures. Le cadre carbone
permet de limiter son poids à 18,4 kg.
À partir de 6 499 €.
LES UTILITAIRES
RELEVER LA MOUSTACHE
Le Bikes Lundi 20, de Moustache
Très haut de gamme, les vélos du fabri­
cant français Moustache accueillent
un modèle cargo original. De type long-
tail (« cadre allongé »), le Lundi 20, qui
reçoit une nouvelle m ­ otorisation
Bosch Cargo Line, est rendu très ma­
niable avec ses roues de 20 pouces. Très
compact dans sa caté­gorie (1,85 m de
longueur), il peut être rangé à la verti­
cale. De nombreux accessoires per­
mettent de l’adapter à ses b ­ esoins,
familiaux ou professionnels.
5 599 €.
TOUT-TERRAIN
Le Grail : ON CF 7, de Canyon
Le « gravel » est un nouveau type de vé­
los, à l’aise sur l’asphalte comme sur les
­chemins. Ainsi les Allemands de Canyon
proposent-ils une gamme dédiée, dont
le Grail : ON est la version électrifiée. Son
cadre carbone permet un poids contenu
de 17,1 kg, il présente une géométrie
­allongée spécifique et intègre des pneus
larges crantés pour affronter toutes les
conditions. Ce haut de gamme très stylé,
mû par un moteur Bosch Performance
Line CX, est proposé en cinq coloris.
À partir de 4 999 €.
PRÊT À TOUT RDLXL – SP – BRUCE AUFRERE – TREK BICYCLE CO – LAPIERRE – CANYON
L’Equo Cargo Power, de O2feel
Très design, le modèle cargo de la marque
française O2feel cible la performance
avec son moteur Shimano Steps EP8.
Il est doté d’une roue avant de 26 pouces
et de 20 à l’arrière, ainsi que d’un gros
porte-bagages avant, ce qui lui donne
un look à part. Disponible en vert ou en
gris, avec dérailleur et chaîne ou vitesses
intégrées et courroie carbone, il propose
jusqu’à 240 km d’autonomie avec sa
grosse batterie optionnelle (300 €), pour
une charge maximale de 180 kg.
À partir de 3 899 €.
STYLE
Pour faire du vélo confortablement et en toute sécurité, certains équipements s’imposent. PAR NICOLAS VALEANO
PROTÉGER SA TÊTE
Le port du casque à vélo n’est
certes pas obligatoire, il est
pourtant indispensable. Il
existe des modèles ultralé-
gers qui se font oublier,
comme le très design casque
suédois POC Omne Air, qui
protège particulièrement
bien grâce à son insert Mips
mitigeant l’impact de chocs
multidirectionnels. Fine-
ment ajustable, il est aussi
très aéré pour un confort
maximal.
160 €, proposé en 6 coloris.
pocsports.com
220 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
La panoplie complète
FAIRE FI DES ÉLÉMENTS
Il n’y a pas de mauvais temps,
juste de mauvais équipe-
ments, dit-on. Alors, pour pa-
rer à toute éventualité, y
compris une averse soudaine,
la veste italienne de Tucano
Magic Day 2G est prête à se
transformer en cape couvre-
jambes protectrice et sa ca-
puche est assez grande pour
recouvrir un casque. Imper-
méable, coupe-vent et respi-
rante, avec un style élégant
pour être facilement portée
une fois le vélo garé.
169 €. tucanourbano.com
EMMENER SA VIE
Le sac Amager de l’entreprise
allemande Deuter est conçu
pour la pratique du vélo au
quotidien. Son tissu haute
densité est étanche et résis-
tant à l’abrasion, son dos est
aéré pour éviter la transpi-
ration et ses compartiments
intérieurs permettent de
maintenir ordinateur et ac-
cessoires bien en place. Un
casque peut y être accroché
avec ses lanières de fermeture.
Volume extensible de 25 + 5 litres,
970 g, 5 coloris, 200 €.
deuter.com
GARDER SA MONTURE
Grand spécialiste des an-
tivols, l’allemand Abus pro-
pose avec son Bordo un
modèle pliable facile à ran-
ger sur son support, sans cas-
ser la ligne de son vélo. Très
compact, il pèse cependant
son poids : 1,6 kg en version
6500K, la plus résistante.
Voilà le bon compromis pour
protéger sérieusement sa
monture sans s’encombrer
d’un antivol en U ou d’une
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L’énergie est notre avenir, économisons-la !

STYLE
La conversion du motard
Un scooter BMW, une moto Zero :
deux solutions pour passer à l’électrique. PAR MICHEL REVOL
I
ls se frottent les mains. Certes, il ne
s’est vendu, lors du premier semestre,
que 1 000 deux-roues électriques en
France, soit 1 % environ du marché ­total,
mais les constructeurs sentent le vent
les pousser. La raison est assez simple :
les réglementations limitant l’usage du
deux-roues thermique se multiplient.
Après l’instauration de ZFE (zones à
faibles émissions) autour des agglomé-
rations, la Ville de Paris vient de frapper
un assez grand coup en rendant le sta-
tionnement des deux-roues à essence
payant. Exemptés, les scooters et les mo-
tos électriques en profitent.
BMW n’est pas exactement une
start-up de l’électron. La firme bavaroise
a pourtant flairé le bon coup en com-
mercialisant, quelques années après son
premier scooter électrique (le C-Evolu-
tion), un engin haut de gamme à la ligne
ébouriffante. Le CE O4, c’est son nom,
est une sorte de paradoxe sur deux roues.
222 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
Alors que les scooters sont en général
compacts, de façon à se faufiler sans ef-
fort dans la circulation urbaine, le nou-
veau deux-roues électrique BMW est
long, très long : son empattement,
1,675 m, est à peine plus court que celui
de la Honda Goldwing, l’une des plus
grosses motos routières du marché. Cette
taille ne l’empêche toutefois pas de se
Le grand écran TFT couleur et connecté du CE 04.
Avec son empattement
géant de 1,675 m, le
scooter électrique BMW
CE 04 affiche une ligne
futuriste.
mouvoir avec aisance dans le trafic. Autre
curiosité pour un engin de ce standing :
le CE O4 ne possède qu’un petit coffre.
Situé sur le côté de la machine, il contient
tout au plus un casque intégral. BMW
propose néanmoins, pour pallier ce
manque de place, un joli top-case…
payant. L’étroitesse du coffre s’explique
par la batterie, placée très bas et logée
dans un cadre en acier tubulaire. Deux
types de moteurs sont disponibles. Le
plus puissant développe 42 ch en puis-
sance maximale (soit 31 kW), le second
31 ch (23 kW). Il n’est donc pas néces-
saire de posséder le permis A (toutes
­cylindrées), et les possesseurs du per-
mis B peuvent piloter la version de base,
avec sept heures de formation. Dans
tous les cas, quelques notions de pilo-
tage s­ eront appréciées : le scooter BMW
SP/BMW (X2)
dispose d’un couple phénoménal, ca-
pable de laisser sur place au démarrage
n’importe quelle moto. …
STYLE
… Il convient toutefois d’être assez
économe. La batterie, selon les données
du constructeur, peut assurer 130 km
de roulage, si l’on a la main douce sur
l’accélérateur. Mais, comme toute ma-
chine électrique, le CE O4 nécessite pas
mal de temps pour faire le plein d’élec-
trons. Il faudra consacrer plus de quatre
heures pour remplir la batterie à bloc
(la puissance de charge est de 2,3 kW
avec le chargeur intégré), et environ une
heure quarante avec le chargeur rapide
de 6, 9 kW, en option.
C’est sans doute l’inconvénient
­majeur du scooter bavarois, d’ailleurs
commun à la majorité des deux-roues
électriques. Pour le reste, BMW a soigné
sa machine, comme toujours. La firme
allemande l’a dotée d’un joli écran TFT
en couleur de 10,25 pouces, de plusieurs
modes de pilotage, d’un petit coffre aéré
dans lequel on peut recharger son smart-
phone, ou encore d’une selle curieuse,
toute plate mais plutôt confortable.
BMW s’en explique : pas la peine d’équi-
per un scooter d’un fauteuil de PDG
puisque les trajets quotidiens avec ce
genre d’engin n’excèdent pas 12 km
en moyenne.
À ceux qui roulent plus, ou à ceux
qui aiment la moto avec une tête de
moto, Zero offre une réponse. La firme
californienne, parfois baptisée la « Tesla
du deux-roues », commercialise depuis
224 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
quelques semaines une version épurée
de son modèle phare, la SR. L’engin,
­carrossé comme un roadster, est mû par
un moteur gorgé de puissance, acces-
sible seulement aux détenteurs du per-
mis A. Il délivre 55 kW, soit 74 ch, pour
un couple phénoménal de 166 Nm, beau-
coup plus que les 124 Nm de l’hyper­
sportive Ducati Panigale V4. Zero pense
sans doute à ceux qui restent sur leur
faim : on peut, par le biais du site Web,
paramétrer sa machine pour gonfler un
peu la puissance et atteindre 80 kW, soit
110 ch et 190 Nm ! L’ennui, forcément,
c’est qu’avec cette cavalerie d’équidés la
batterie se videra aussi à vitesse grand V.
En conduite modérée, le roadster élec-
trique est capable de parcourir, selon le
constructeur, 250 km en ville, et 124 sur
autoroute. Le temps de charge, lui, va-
rie de quatre heures et demie à moins
de deux heures avec un kit complet
vendu en option (système PowerTank,
par exemple).
Au guidon, la Zero SR respecte sa pro-
messe : c’est bel et bien une moto desti-
Si le prix de l’électricité a
grimpé depuis quelques
semaines, le plein d’élec-
trons est toujours plus com-
pétitif que celui d’essence.
La Zero SR,
pour ceux qui
voudraient
une électrique
qui ressemble
à une moto
traditionnelle…
née à rouler, en ville et sur route, même
si elle manque de l’agilité dont font
preuve la majorité des machines tradi-
tionnelles. Si le tableau de bord est mini­
maliste, tout comme les commandes au
guidon (quatre modes de pilotage, et
c’est à peu près tout), la Zero SR est bien
équipée : Traction control, ABS, système
de contrôle de stabilité Bosch ou encore
transmission par courroie. Le freinage
est assuré par un double disque à l’avant
(320 mm) et par un disque simple flot-
tant à l’arrière. Rien à redire de ce côté,
même si le mordant est un peu insuffi-
sant. La fourche avant (showa) plonge
en revanche un peu trop lors des frei-
nages appuyés.
Les constructeurs n’ont pas encore
trouvé la martingale. Les deux-roues
électriques restent handicapés par
une autonomie limitée et un temps de
charge un peu long. En utilisation ur-
baine et périurbaine, là où les trajets
sont courts et les bornes de recharge
nombreuses, ils s’affichent malgré
tout comme des solutions d’avenir. Si
le prix de l’électricité a grimpé depuis
quelques semaines, le plein d’élec-
trons est toujours plus compétitif que
celui d’essence. Le tarif d’achat, en re-
vanche, peut refroidir les ardeurs : le
SP/BOSCH (X3)
prix de la Zero SR démarre à 19 550 eu-
ros, celui du scooter BMW CE O4 à
12 150 euros…  §
STYLE

L’auto à la carte
De nombreuses formules de location permettent d’accéder à une voiture :
des innovations qui dessinent de nouveaux usages. PAR NICOLAS VALEANO

Le service Free2Move propose des locations sur mesure, comme avec cette Citroën Ami.

R
enoncer au diesel, franchir le pas du
100 % électrique, investir dans un
hybride, se laisser séduire par le
­compromis de l’hybride rechargeable,
penser à l’option GPL ou E85... Les di-
lemmes ne manquent pas au moment
de choisir sa prochaine voiture et
­l’énergie qui va la propulser. À moins de
passer outre et de renoncer à l’achat
d’une voiture et au budget annuel im-
portant qui va avec – de 5 000 à 10 000 eu-
ros par an, selon l’ACA (Automobile Club
Association) pour 2019, sans compter
les récentes hausses des prix du neuf
et des carburants. Ainsi, de nombreux
­a utomobilistes se sont-ils laissés
convaincre par d’autres solutions au
quotidien, comme le vélo ou le scooter
électrique. Voilà qui peut parfaitement
convenir aux trajets domicile-travail
en week-ends ou en vacances, pour les
courses du mois ou l’achat d’un meuble,
par exemple. Pour cela, il existe un vaste
panel de solutions de location selon des
schémas très différents. Heureusement,
les offres dans ce domaine n’ont jamais
été aussi nombreuses, de la durée la plus
courte (à la minute) à la plus longue
(plusieurs années), du véhicule le plus
compact au plus familial, électrique ou
thermique, voire sportif. Ainsi est-il
­possible de se passer de l’achat d’une
voiture tout en continuant à en utiliser
une lorsque le besoin s’en fait sentir. De
En plus de la location
à la minute, ces services
proposent des forfaits
­horaires ou journaliers,
quoi bénéficier en permanence du
­véhicule idéal au moment opportun.
La location de voitures partagées,
­facturée à la minute, est p­ articulièrement
répandue pour les engins de mobilité
individuelle comme les trottinettes
(Lime, Dott, Voi...), les vélos (classiques
ou électriques, comme les Vélib’, Tier,
Bird...) ou les scooters électriques
­(Cityscoot, Yego, Troopy...). Mais c’est
également un système proposé par
­différents services pour la location de
très courte durée d’automobiles, comme
Zity (Renault/Mobilize) ou Free2Move/
ShareNow (Stellantis), qui déclinent des
voitures électriques de tous gabarits, de
la petite Citroën Ami à la Renault Zoé
ou la Fiat 500. Le principe est simple :
une fois inscrit, avec son permis et ses
coordonnées bancaires, sur l’applica-
CITROËN

d’un urbain, mais pour certains usages, tion du service, les véhicules disponibles
la voiture s’impose : lors des départs pratiques et économiques. sont géolocalisés et peuvent être …
226 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
STYLE
… réservés en un clic. L’accès se fait
via le téléphone et la facturation est à
la minute, autour de 25 centimes.
­Attention, il faudra prendre en compte
le temps de trouver une place de station-
nement à la fin de la location avant de
stopper le compteur et, dans une ville
comme Paris, cela peut sérieusement
augmenter la facture. Ces services, dis-
ponibles dans plusieurs villes françaises
et étrangères, peuvent ainsi être utilisés
facilement en voyage. Par exemple, Zity
est présent à Paris, à Lyon, à Madrid et
à Milan, et ShareNow, dans huit pays
européens ainsi qu’aux États-Unis avec
même... la petite Citroën Ami. En plus
de la location à la minute, ils proposent
aussi des forfaits horaires ou journaliers
qui peuvent être à la fois économiques
et très pratiques, évitant d’aller dans une
agence de location chercher et rendre
son véhicule. Il existe aussi, dans certai­
nes villes, comme Paris, des systèmes de
location à l’heure ou à la journée, comme
Ubeeqo, avec des tarifs commençant à
6 euros par heure tout compris. Mais
ils présentent l’inconvénient ­d’obliger
à rendre le véhicule au même emplace-
ment que celui où il a été pris (des places
réservées dans la rue).
Certains réseaux de location classi­
ques offrent désormais également de
­livrer et de récupérer le véhicule à do-
micile, à l’instar du spécialiste Carlili. Il
est aussi possible d’y choisir le modèle
exact que l’on réserve, et de profiter de
cette occasion pour tester une voiture
précise. C’est également le cas avec le
228 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
service de location entre particuliers
­Getaround, à l’heure ou à la journée,
avec tous types de véhicules, des petites
citadines aux familiales 7 places, idéales
pour emmener des familles recompo-
sées en week-end. Sur le même principe,
mais avec des véhicules d’exception,
pour des événements spéciaux ou
­simplement pour le plaisir, des agences
spécialisées dans la location de voitures
de sport et de prestige proposent leurs
services. C’est le cas de Roadstr, qui
­rassemble une offre de voitures appar-
tenant à des particuliers, à partir de
Certains réseaux offrent
de livrer et de récupérer le
véhicule à domicile, ou de
choisir le modèle que l’on
réserve. Une occasion pour
tester une voiture précise.
Zity by Mobilize (à g.), présent à Paris, à Lyon,
à Madrid et à Milan, propose, en un seul clic,
des locations de très courte durée. Ceux qui
désirent un véhicule de prestige, comme cette
Mazda MX-5 ou cette Ford Mustang Convertible
(ci-dessous), se tourneront vers le service
de location entre particuliers Roadstr.
167 euros par jour, avec 250 km. Quant
aux services de location classiques des
grands réseaux, comme Hertz ou Avis,
au moment des vacances leurs prix ont
explosé, avec une hausse d’environ 20 %
en France à l’été 2022 en comparaison
avec l’été précédent, avec des tarifs se
­situant souvent autour des 500 euros
par semaine en été, selon l’agence d’ag-
glomération d’offres de location spé­
cialisée Carigami. Toujours selon cette
même source, aux États-Unis, il fallait
débourser 70 % de plus cet été, avec des
tarifs moyens de 625 euros par semaine.
Enfin, dans un tout autre genre, reste
pour se déplacer l’option – autrement
plus économique – de recourir aux
­services de BlaBlaCar pour des trajets
partagés, mais sans la même flexibilité.
Dans tous les cas, avec autant de possi-
bilités de retrouver les avantages d’une
voiture de manière temporaire, la
­mobilité urbaine d’avenir, sous toutes
SP (x3)
ses formes, est à la location §
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L’écomobilité et l’électrification sont plus que jamais au cœur de nos innovations.
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services et d’entretien dédiées aux 4 et 2 roues.
STYLE

Gordon Getty et son épouse,

Ann, en 1998. Ci-contre, la salle
à manger de leur maison de
San Francisco. À droite, deux
des tableaux mis en vente chez
Christie’s : « Bouquet, vase chinois »,
de Matisse et « Vaslav Nijinsky
dans “Danse orientale” »,
de Jacques-Émile Blanche.

Le goût Getty
Entre qualité rare et provenance fabuleuse, la dispersion de la collection Gordon et Ann Getty

BRUCE FORRESTER/SP – CHRISTIE’S 2022 (X2) – 2022 VISKO HATFIELD FOR CHRISTIE’S
chez Christie’s s’annonce comme un des moments phares du marché de l’art en 2022. PAR GILLES DENIS

T
out le monde n’a pas une fortune
­estimée par le magazine Forbes à un
peu plus de 2 milliards de dollars ;
tout le monde n’a pas non plus bon goût
– les deux observations n’étant pas cor-
rélées. Gordon Getty et son épouse, Ann,
disparue en 2020, cumulaient aisance
patrimoniale et passion pour le beau.
Presque logique quand on a eu pour père
et beau-père J. Paul Getty, aussi connu
pour son empire pétrolier et sa surface
financière que pour sa capacité à collec-
tionner le XVIIIe siècle et les antiquités
gréco-romaines. Son fils Gordon préféra
la musique aux forages quand son épouse
conjuguait talent de décoratrice et phi-
lanthropie. Une union qui s’épanouis-
sait dans leur maison de San Francisco,
réputée pour être l’une des plus belles
du monde – elle apparut régulièrement
dans les revues de décoration chic des
années 1970 et 1980, bluffées par la ma-
nière dont on pouvait vivre confortable-
ment au milieu de chefs-d’œuvre. Ceux-ci
sont aujourd’hui dispersés par Christie’s
pour une estimation globale de 180 mil-
lions de dollars, lors de quatre ventes
new-yorkaises à partir du 20 octobre, as-
sorties de six ventes en ligne et d’une
tournée mondiale des lots phares – sur
1 500 pièces proposées –, de Los Angeles
à Londres via Shanghai et Paris. Une
e­ scale soulignant sans doute la place de
la capitale sur le marché. On peut aussi
y voir comme un clin d’œil à l’éclectisme
très européen des Getty, chez qui Ma-
tisse côtoyait Monet, Boldini et Cana-
letto, Degas et Watteau, quand le
mobilier faisait la part belle aux œuvres
laquées du XVIIe siècle, reflet des arts
d’Asie que ces collectionneurs prisaient.
Une opulence chic et des choix qui ai-
guisent déjà l’appétit des esthètes et dont
le fruit de la vente sera versé à la Ann
and Gordon Getty Foundation for the
Arts créée en 2022 §
Exposition chez Christie’s, 9, avenue Matignon,
75008 Paris. Jusqu’au 1er octobre.

230 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

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Crédits : © Hervé Lewandowski © Adagp, Paris, 2021

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 JEUX

MOTS CROISÉS PAR ALBERT D’AUNAC

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
HORIZONTALEMENT I. Question d’ordre (4 mots). II. Ce qui
I A Q U I L E T O U R Solution de la grille
aurait pu se passer. III. Danse debout. Dessert. IV. Se conduisait du numéro 2616
II U C H R O N I E E en homme. Symbole chimique. V. On ne les joue pas au théâtre. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
III S M U R F N U I T VI. Préposition. Sans ressort. VII. Hippie renversé. Pas besoin de I C A P I L O T A D E

faire le pont. VIII. Protège la main. Comblé. IX. Petits aspirateurs. II I N A M I C A L E S

IV U R I A I T L I III M I F I G U E V S
V I N U T I L I T E S VERTICALEMENT 1. Réponse à I (2 mots). 2. Genre de quiz. IV E M T E L G I A

VI V U A T O N E S En ancienne Égypte. 3. Africain haut. Touche à l’ordi. 4. Ne pas le V T A T E A U R A Y

VI I T U R B I D E E
VII A B A B T G U E chatouiller ! 5.  N’abattait pas sur l’eau. Symbole à chercher.
VII E I D G R I G O U
6. Adverbe. Petit pâté. 7. Il ne le faisait pas souvent. Refroidit avec
VIII N I L L E G A T E VIII R O U X E N A S
un ace. 8. Chef-d’œuvre. Javanaise. 9. Ses contours sont vagues. IX E N C E N S E U S E
IX T E T E R E L L E S Est maintenant sur la réserve. 10. Remises sur le métier.

BRIDGE P AR MICHEL LEBEL

LE PROBLÈME DE LA SEMAINE LE TEST D’ENCHÈRES

Voici les jeux de Nord-Sud : II. Jeu de la carte Le test d’enchères du Point Réponses
Ouest entame du Roi de ¿ est fondé sur La Nouvelle Majeure 5 e, A 2 ¿ = 20 ; 2 • = 10 ; 3 \ = 5.
¿ 873 et rejoue la Dame (les ¿ adverses de Michel Lebel. Vous êtes minimum – 10 points H –
• 9862 sont répartis 5-2).
\ A 10 9 6 Le début des enchères a été : pour une intervention vulnérable.
±75 Appliquez la règle : sur le cue-bid
Réponse
Sud Ouest Nord Est de votre partenaire, répétez votre couleur
N Laissez passer deux fois l’entame,
Ouest continue ¿ pour votre As. 1\ 1¿ – 2\ avec une intervention minimum.
OE Si vous commencez par tenter l’impasse – ? Répondez 2 ¿.
S au Roi de \, en cas d’échec Est contre- B 3 ¿ = 20 ; 3 \ = 15 ; 2 ¿ = 5.
attaquera à ±, vous mettant au pied Vous êtes en Ouest (tous vulnérables). Vous possédez 13 points H « efficaces »
¿ A62 du mur ! Devez-vous tenter l’impasse Quelle doit être votre deuxième et une robuste majeure sixième.
• ARD au Roi (50 %) ou jouer sur le partage 3-3 Ne vous contentez pas de répéter
\ DV85 enchère avec chacun des cinq jeux
des • (36 %) ? Pour ne pas vous retrouver suivants ? votre couleur au palier de 2 !
±AD3
dans cette situation, pensez à anticiper Faites un saut à 3 ¿.
ce problème au moment de faire votre ¿ • \ ±
C 2 • = 20 ; 3 \ = 10 ; 2 ¿ = 5.
plan de jeu. Voici le bon plan de jeu : A RD976 D962 7 R62
I. Enchères Avec une valeur d’ouverture,
encaissez As-Roi-Dame de • avant de B A D 10 7 5 2 76 A 10 R98 vous pouvez annoncer votre deuxième
Sud donneur. tenter l’impasse au Roi de \. S’ils sont C R 10 9 7 3 A D 10 4 A 10 98 couleur sur le cue-bid. Répondez 2 •.
Faites les enchères de Nord-Sud, partagés 3-3, plongez de l’As de ± sur
D A V 10 8 4 D4 AD V986 D 2 SA = 20 ; 3 ± = 15 ; 3 SA = 10.
qui se déroulent dans le silence adverse. le retour à ±. Si les • sont partagés 4-2,
il vous reste encore la chance, à 50 %, E A D 10 8 4 AD4 8 R 10 9 7 Répondez 2 SA avec 14 points H,
Réponse de l’impasse au Roi de ±. un double arrêt dans la couleur adverse
La bonne séquence : Retenez cette manœuvre qui vous permet Infos bridge et une distribution 5-4-2-2.
de cumuler vos chances. E 3 \ = 20 ; 3 ± = 15 ; 3 ¿ = 10.
Sud Nord Le rendez-vous de l’automne
Le 7e Festival international de Paris Votre intervention est maximum
2± 2\ Voici les quatre jeux : et vous n’avez pas de bonne enchère
se déroulera du 28 octobre au 1er novembre
2 SA 3± ¿ 873 dans le cadre du Paris Country Club. naturelle. Pour indiquer la force
3\ 3 SA • 9862 Voici les deux épreuves au programme : de votre jeu, faites un nouveau
\ A 10 9 6 le tournoi par paires open cue-bid à 3 \.
Quelques commentaires : ±75 en trois séances (les 28, 29 et 30 octobre)
2 ± : 2 Fort indéterminé. ¿ RDV94 N ¿ 10 5 et le tournoi par paires mixte
2 \ : Relais. • 10 5 3 • V74 (les 31 octobre et 1er novembre).
OE
2 SA : Super 2 SA – 22 ou 23 points H \ 73 \ R42 Les séances débuteront à 14 h 30, VOTRE RÉSULTAT :
±RV2 S ± 10 9 8 6 4 - De 90 à 100 : un excellent résultat.
et une distribution régulière. sauf le samedi 29 (à 15 heures).
¿ A62 - De 70 à 85 : un bon résultat.
3 ± : Stayman pour rechercher • ARD
Parking gratuit sur place. - De 50 à 65 : assez bien, travaillez
un fit 4-4 à •. \ DV85 Inscriptions : comité du Val de Seine, davantage vos enchères.
3 \ : pas de majeure quatrième. ±AD3 bridgevds.com - Moins de 50 : lisez La Nouvelle Majeure 5 e.

LE POINT Dépôt légal : à parution - n° ISSN 0242 - 6005 - n° de commission paritaire : 0625 C 79739
1, boulevard Victor, 75015 Paris – Tél. : 01.44.10.10.10 – Fax : 01.43.21.43.24 Impression : Maury Imprimeur SA (45330 Malesherbes). Diffusion : MLP.

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232 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617

DeBonneville-Orlandini Photo ©Anthony Ghnassia / VisionbyAG
 CHRONIQUE
Le voile est un féminicide
PAR KAMEL DAOUD
Le voile tue. La démocratie, non. La mort de l’Iranienne Mahsa Amini rappelle une fois de plus cette évidence.
V
oici la réalité : une femme, Mahsa Amini, meurt à la
suite de son arrestation par la police des mœurs ira-
nienne parce qu’elle ne portait pas « correctement »
le voile. Des manifestations éclatent, des femmes brûlent
leur voile, coupent leurs cheveux pour rappeler au monde
leur tragédie, le courage, le coût de la liberté et le sens de
cet uniforme totalitaire.
Cela suffit à tout dire et à tout démentir. Ce n’est pas
un événement rare, d’ailleurs. Une femme harcelée, vio-
lentée, menacée, tuée ou excommuniée parce qu’elle re-
fuse de porter le voile est chose banale dans le monde dit
« musulman ». Une femme qui ose arracher ce linceul
confessionnel, c’est encore pire que l’apos-
tasie, c’est le choix de la pornographie, de la
prostitution, de la désobéissance civile.Il
faut être femme dans ces territoires pour le
vivre, en mourir et sourire de celles et ceux
qui, en Occident, prétendent que le voile est
une liberté.
L’enthousiasme n’est pas l’état d’âme d’un
écrivain, et peut-être encore moins la colère,
mais l’auteur de ces lignes ne peut rester im-
partial. Parce que, vivant dans le « Sud confes-
sionnel », il sait que ce morceau d’étoffe est
une prison et une condamnation à mourir
une vie entière, un enterrement vertical, le renoncement
acclamé à son propre corps. Il sait ce que cela coûte pour
les femmes et combien elles le paient. Et écouter l’« en-
gineering de l’islamisme » occidental présenter cela comme
une liberté et un choix et rameuter les opinions et les mé-
dias pour geindre sur une présumée confiscation de droits
provoque la rage.
Il faut donc rappeler les évidences coûteuses : le voile
n’est pas une liberté, mais sa fin. Le voile n’est pas un épi-
derme qui souffre d’un racisme adverse, mais un uni-
forme d’enrôlement. Le voile n’est pas le signe d’une
identité communautaire, mais un renoncement à toute
identité et communauté au bénéfice d’un refus de vivre
ensemble, de partager, de s’ouvrir, de s’enrichir mutuel-
lement. Le voile n’est pas une « origine », mais un efface-
ment de soi, des siens, de ses généalogies au bénéfice d’un
Un bout de territoire cédé, pas un bout de tissu choisi.
234 | 29 septembre 2022 | Le Point 2617
recrutement. Le voile n’est pas seulement un petit fou-
lard, c’est surtout ainsi qu’il commence. Le refuser, le com-
battre, n’est pas un acte ­néocolonial, l’ordre d’un colon.
Le dévoilement n’est pas une violence de colonisation re-
conduite, et l­’accepter, c’est concéder le territoire et le
corps de ses propres citoyens au bénéfice d’une autre loi.
Le voile a bénéficié de la « culpabilité » en Occident, de
l’intelligence de l’islamiste occidental expert en droits,
ONG et architectures associatives. Il a profité de l’histoire
mal soldée des colonisations et recycle les procès en ar-
naques rusées, les dénis en séparatismes. Il a surtout re-
cyclé le communautaire en confessionnel et le
confessionnel en stratégie de conquête.
Le voile est un bout de territoire cédé, pas
un bout de tissu choisi. Il prétextera la
« vertu » pour recruter le malaise, il se pré-
sentera comme une « culture » pour enta-
mer la déculturation. Il y a presque réussi :
aujourd’hui, au sud du monde, une femme
non voilée est une prostituée et, au nord,
une femme non voilée est une traître à sa
culture, à ses ancêtres.
Et il s’en trouvera pour le défendre, naïfs
ou fourbes, électoralistes ou populistes. Des
exilés ayant fui les islamistes d’Algérie dé-
fendent le voile et les islamistes en France parce que cela
sied à la « colère » professionnelle, à l’identité que l’on pense
défendre, à la lutte des classes ou au « décolonial » fantasmé,
à la rancœur ou à l’aigreur, ou parce que cela fait « joli »
dans le CV des convictions faciles, dites militantes.
Mais qu’on arrête une femme en Iran, qu’on la torture, ILLUSTRATION : DUSAULT POUR « LE POINT »
qu’elle meurt à cause de ce « tissu » qui n’est qu’une cami-
sole et tout reprend sens, s’ordonne selon ces évidences
à qui on fait une guerre sournoise : le voile n’est pas la li-
berté, ni l’identité, ni un choix. Il est prétendu choix dans
le pays qui a le respect des choix, c’est-à-dire des libertés,
c’est-à-dire dans les démocraties. Dans les dictatures, il se
montre pour ce qu’il est : un assassinat. Car on aura beau
jouer sur les mots, le voile tue. La démocratie, non. Des
Iraniennes auraient donné beaucoup pour venir vivre
leur liberté en France. Pas pour y renoncer §
Quand
on a 16 ans
on veut
réussir
mais pas
n’importe
comment
Aujourd’hui
La Banque Postale a 16 ans.
Et nous privilégions
le financement des entreprises
qui s’engagent dans la baisse
générale des émissions de gaz
à effet de serre.

Dans le secteur énergétique, nous privilégions le financement

des entreprises dont la trajectoire de décarbonation a
été validée scientif iquement. Plus d’informations sur
https://www.labanquepostale.com/newsroom-publications/
actualites/2021/decarbonisation-sbti.html
La Banque Postale ‒ SA à Directoire et Conseil de Surveillance.
Capital social : 6 585 350 218 €. 115 rue de Sèvres 75275 Paris
Cedex 06. RCS Paris n° 421 100 645. ORIAS n° 07 023 424.
F ROM ICONO C LAST TO IC O N

D’I C O N O C L AST E À I C Ô N E / R OYA L OA K 50 E A N N I V ER S A I R E

B O U T I Q U E A U D E M A R S P I G U E T PA R I S : R U E R OYA L E