Si la sociologie a parfois souffert d’un procès de légitimité dans le débat public, qui a
souvent remis en question l’objectivité de sa démarche et la valeur scientifique de ses
résultats, l’ouvrage d’Erwan Dianteill et de Michael Lowy, Le sacré fictif, socilogies et
religion : approches littéraires ne prend pas pour modèle ultime d’accès à la vérité la
méthode scientifique, mais montre comment la littérature peut également être un modèle et
voie à emprunter pour accéder à une certaine connaissance sociologique.
Cet ouvrage, écrit par deux sociologues, propose de concevoir la littérature comme une
source permettant de compléter et même d’aller plus loin dans la compréhension de certains
faits sociaux. Dès leur préface, Dianteill et Löwy se placent dans la lignée de Marx et Engels,
les pères du socialisme scientifique, qui voyaient tous deux dans la littérature de Balzac et des
écrivains anglais du 19ème, des moyens d’exprimer très justement une réalité sociale. Les deux
auteurs de l’ouvrage font ensuite référence à Pierre Bourdieu qui évoquait la nécessité pour
les sociologues de s’intéresser aux « problèmes fondamentaux »1 soulevés par certaines
œuvres littéraires, puis à Lewis Coser qui considère que l’écrivain peut parvenir à des
« perceptions pénétrantes de processus sociaux »2 avant le sociologue. Ainsi, si le caractère
complémentaire de la sociologie et de la littérature avait déjà été soulevé, il ne semble pas que
des études démontrant concrètement comment la littérature apporte un savoir différent et
supplémentaire à celui de la sociologie aient eu lieu.
C’est justement le projet de cet ouvrage qui se concentre sur la façon dont la littérature
apporte une connaissance supplémentaire au fait religieux. Les auteurs ne se placent donc pas
dans le champ de la sociologie de la littérature, qui se concentre sur le fait littéraire comme un
fait social, et s’occupe d’étudier les conditions de production d’une œuvre, celles de sa
diffusion et de sa réception. Les auteurs proposent d’étudier les œuvres littéraires comme des
« révélateurs de faits sociaux » et de montrer comment elles peuvent aider à dépasser
certaines limites de la sociologie, notamment en ce qui concerne l’analyse des faits religieux.
Ainsi, aux côtés des travaux de sociologie des religions, les romans peuvent apporter un
1
Pierre Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 180
2
Lewis Coser, Sociology through Literature. An Introductory Rader, Engelwood Cliffs, Prentice Hall, 1963, p.4.
1
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éclairage essentiel à ces approches scientifiques, en proposant un texte écrit selon un point de
vue personnel, composé de personnages concrets, dans un espace spatio-temporel défini, ce
qui permet ainsi une compréhension subjective des faits religieux. Cette approche subjective
est particulièrement essentielle pour comprendre et donner un sens aux actes religieux,
difficiles à cernés dans leur complexité en usant uniquement de concepts extérieurs et
scientifiques. Les auteurs soulignent également à quel point la polyphonie permise par la
fiction est une façon plus juste de rendre compte de la réalité d’une société en mouvement,
prise dans ses contradictions.
La préface s’achève en abordant le problème que peut poser l’idée que la fiction rende
compte d’une réalité. En effet, si le discours scientifique des sociologues cherche à décrire
concrètement la réalité telle qu’elle est et se présente à nous, dans la fiction l’auteur est libre
d’inventer. Elle peut alors être considérée comme « fausse » car fictive. Or selon, pour
Dianteill et Löwy, « toutes fictions n’est pas nécessairement fausse par rapport au réel », et
c’est justement la liberté qu’elle autorise qui permet la construction d’idéal-types dans les
personnages fictifs, qui peuvent devenir « des modèles concrets d’intelligibilité du monde
social ».
Le nom de la rose d’Umeberto Eco traite de la question des révoltes franciscaines en Italie
du Nord au XIIIème et XIXème siècles. Il s’intéresse plus particulièrement, au sein du
courant des spirituels, à l’affirmation du mouvement des Fraticelli qui mènent activement un
combat contre les riches.
Erwan Dianteill et Michael Löwy montrent que le positionnement d’Umberto Eco sur cet
événement historique se trouve dans la lignée des analyses marxistes déjà émises par Karl
Kautsky dans Précurseurs du socialisme moderne et par Max Beer dans Histoire du
socialisme et des luttes des classes. Les deux interprètent cet événement comme l’embryon
d’une lutte des classes pas encore arrivée à son stade de maturité. Ainsi, Umberto Eco établit-
il également le lien entre l’hérésie franciscaine et la lutte des classes, à travers les personnages
d’Adso, jeune moine narrateur de l’histoire, et Guillaume, personnage modéré mais qui
adhère aux idées des spirituels, qui présentent chacun dans leur discours l’hérésie franciscaine
comme une réaction de « ceux qui sont exclus du rapport avec l’argent » contre « les prêtres
corrompus »
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religions en affirmant que la pulsion sexuelle est incompatible avec l’ascèse rationnelle
prônée par le christianisme, il pointe également la proximité du mysticime et de l’érotisme. Le
dévot qui se trouve dans une situation d’ « intimité mystique avec Dieu » risque de «déraper »
dans le « trop humain » du fait de la proximité psychologique de l’expérience mystique et
érotique. L’ouvrage d’Eco permet d’aller plus loin et de comprendre comment l’hérésie
déolcinienne est née de ce basculement du mysticisme à l’érotisme, prônant un amour
passionnel du christ, intégrant l’amour charnel, directement rejeté par le rationalisme du
chrétien.
Enfin les auteurs soulignent que l’ouvrage d’Eco aborde habilement la question
ambivalente du rire qui est plutôt un attribut du diable pour la religion, puisqu’il est associé
aux fous ou à une réaction corporelle triviale, et trop peu spirituelle. Or, c’est justement pour
cacher un ouvrage d’Aristote sur la comédie que Jorge tue ses confrères, il l’estime dangereux
puisqu’il ne fait pas du rire une simple réaction instinctive, mais il l’érige en objet de
réflexion et d’art.
Ainsi Eco montre-t-il que c’est à partir du moment où le rire et le sexe sont intégrés à un
discours cohérent, intellectuel et légitimé par un système de pensée qu’ils deviennent
incompatibles avec la foi catholique, qui n’est plus en mesure de justifier sa haine du corps ni
de promettre une rédemption ultérieure. La légitimation du rire et du sexe au sein du discours
religieux vient saper les fondements du catholicisme et c’est tout le système de valeur de cette
religion qui risquerait de s’effondrer, en tout cas aux yeux de Jorge de Borge.
L’approche défendue par cet ouvrage me semble essentielle, non seulement parce qu’il se
concentre sur l’étude d’un savoir d’ordre subjectif et humain mais parce qu’il propose une
voie adaptée pour le saisir dans sa plus juste mesure. La modèle scientifique ayant fait de
l’objectivité des résultats et de la démonstration rationnelle les voies royales pour prétendre
tenir un discours légitime sur un sujet, il semble pourtant que la méthode scientifique ne soit
pas compatible avec certains pans de la sociologie qui ne peut se tenir à des observations
quantitatives et extérieures, alors qu’elle étudie des faits sociaux construits par des relations
entre individus, dans un réseau de personnalités complexes. Ainsi pour l’étude du fait
religieux qui est vécu d’abord intimement sous la forme de la foi, la littérature apparaît
comme un espace privilégié pour faire exister la réalité subjective que la religion peut prendre
pour un individu.
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