Vous êtes sur la page 1sur 2

https://www.academie-francaise.

fr/la-langue-du-ventre-0
La langue du ventre
Le 1 mars 2018
Dany LAFERRIÈRE
Bloc-notes du mois de mars 2018
 
Je me souviens de mon étonnement à la découverte de Rabelais. J’ignorais que le ventre
était admis dans les livres. J’ai ri aux éclats comme si lire ces mots me libérait de quelque prison
linguistique. Le ventre occupait une place centrale dans son œuvre. Une envie folle de m’égarer
dans une des poches de Gargantua. On n’a aucune idée de l’impact de Rabelais dans un pays où
l’on ne mange pas à sa faim. Ah ! cette abondance ! Rabelais a tenté de garder, un temps, la
littérature dans l’arrière-cuisine, avant qu’elle ne file vers ces salons où l’on cause plus qu’on ne
mange. C’est là que le café affronta le thé dans un combat dont on n’a aucune idée aujourd’hui.
Ces boissons s’adressent beaucoup plus à l’esprit qu’au ventre. Ah ! l’esprit et ses subtilités !
Ah ! le cœur et ses atermoiements ! Le ventre, lui, ne ment pas.
Dans le monde de Rabelais et ses amis, on parle fort, les blagues fusent, les mots sont
parfois salaces. Cette grande vitalité qui me rappelle les jours de fête, peu nombreux, où l’on
mangeait à ventre déboutonné. Une montagne de riz au centre de la table. On plaçait autour de ce
soleil blanc les légumes (igname, manioc, patate douce, banane verte). Et, dans une petite
assiette, l’avocat dont on se demandait si c’est un fruit ou un légume. La viande n’était ni variée,
ni abondante. Une ratatouille d’aubergine. La soupe fumante de giromon précédait tous les plats.
J’étais plutôt intéressé par les fruits (mangue, ananas, corossol, grenadine) et surtout la
possibilité de courir partout sans se faire réprimander.
Le repas haïtien n’a pas bougé depuis près de deux siècles. Et les mots pour nommer les
plats non plus. Quand on est sur une île la visite se fait rare et, comme on sait, c’est le visiteur
qui souvent arrive avec un goût nouveau.
Cette langue du ventre s’enrichit de l’air du temps. Un rien l’habille. Un fruit peut
changer de nom en traversant une frontière. L’ananas ne se mange qu’à midi en Haïti et le soir
ailleurs. De plus on mange différemment suivant le paysage. Ce fut le cas quand je passai de
Port-au-Prince à Montréal. Du chaud au froid. Tout avait changé dans l’assiette : le goût, l’odeur
et la couleur de la nourriture. De même que l’heure du repas. En Haïti le grand repas est à midi,
alors qu’il est à 18 heures au Québec. Point n’est besoin de parler du nom des plats. Je crois que
le choc alimentaire fut aussi grand que celui de la température. Mais le Québec lui-même a
connu sa révolution du goût au moment de l’Exposition universelle. Durant cet été de 1967,
Montréal s’est ouvert au monde. Et les pavillons les plus visités étaient ceux qui proposaient de
la cuisine exotique. Les Montréalaises s’y sont précipitées. Elles furent plus intrépides que les
hommes, plus conformistes en matière alimentaire. Elles notèrent les recettes et subtilement
glissèrent quelques plats inconnus dans le régime familial. Et tout en évitant de dépasser la ligne
rouge où l’organisme se rebelle à toute tentative de le forcer. Les habitudes alimentaires ne sont
pas différentes des habitudes linguistiques. La route des épices, comme celle des accents, se
révèle parfois dangereuse. Peu à peu le fade, malgré certaines nuances discrètes, baisse les bras
face à un déferlement d’épices. Des années plus tard l’odeur des épices remplacera celle des pins
sous la neige. Les premiers immigrés qui arrivèrent dans les années 1970 (dont moi en 1976)
furent ravis de retrouver certains goûts qu’ils étaient sûrs d’avoir perdus en quittant leur pays.
En 1990 je quittai Montréal pour Miami afin de retrouver la solitude nécessaire à
l’écriture. Mais à chaque fois que je rentrai à Montréal pour la publication d’un livre, je
remarquai un changement dans la configuration linguistique de la ville. Un quartier était occupé
par un nouveau groupe, et, résultat, des odeurs nouvelles parfumèrent la ville. Les Montréalais
prirent d’assaut ces minuscules restaurants aux saveurs d’ailleurs. L’univers olfactif s’élargissait,
et avec lui le goût des mots nouveaux. Les Grecs offrirent au moins deux mots à la ville et au
monde : souvlaki et baklava. On se disait qu’on n’arriverait jamais à les prononcer correctement.
Aujourd’hui ils sont dans le langage populaire et on les trouve épatants (un clin d’œil à mon ami
Jean d’Ormesson : le mot, pas la chose). Le baklava eut du mal à cause d’un excès de sucre, mais
le mot est resté grâce à sa musique. Pour le menu chinois, capable d’offrir 92 plats à la fois
semblables et différents, on évitera de retenir les noms pour garder le goût, submergés que nous
sommes par cette gastronomie millénaire. Les Japonais sont arrivés, après l’Amérique latine et sa
cuisine mexicaine qui brûle les palais, avec l’ambition de rafraîchir la bouche. Un mot sobre, net,
bref comme un haïku est resté : le sushi. Ces cuisines millénaires se sont affrontées au début
avant de s’associer face à la crise financière qui ne tarda pas. Le Vietnam, souple comme un
bambou, a plié pour ne pas se casser. On afficha à la devanture des restaurants : cuisine chinoise,
vietnamienne, thaï, coréenne. C’est ainsi qu’une ville se raffine par des saveurs qui traînent dans
leur sillage des mots nouveaux. Pour le plaisir de la bouche et de l’esprit.
 

Vous aimerez peut-être aussi