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Oral/Ecrit : Préliminaires linguistiques

Author(s): Georges Mounin


Source: Ethnologie française, nouvelle serie, T. 20, No. 3, Entre l'oral et l'écrit (Juillet-
Septembre 1990), pp. 256-261
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40989205 .
Accessed: 10/06/2014 22:38

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Oral/Ecrit
Préliminaireslinguistiques
GeorgesMounin
Honoraire,Université
Professeur
de Provence

Mêmesi on veutn'étudierque les rapports


actuels représentation de nomspropresà fonctiongénéalo-
gique.Chez les Sumériens, versle mêmetemps,on

cuirei ceni ci i uiai uc ia langue nantaise, il il csi pas
._ i» •*
_.i? i j_ i_ i r ; ii_? a.

inutilede rappeler quelquesévidencesqu'onperdfaci- trouved'aborddes tablettes avec des dessinsd'objets


lementde vue en coursde discussion. formant des listes,des dénombrements, sans doute
Toutd'abord,il fautgarder présent à l'espritque les de
l'embryon procédés de comptabilité, et de numé-
hommesparlent sansdoutedepuisau minimum unou ration.
deuxmillions d'années- si l'on acceptele pointde vue La choseà relever, quantà ce moment de l'histoi-
de Leroi-Gourhan (1964a,1964b,1965,passim)selon re,c'estque ces diverstypesde dessinstrèsarchaïques
qui Yhomofaber et Yhomoloquensse présupposent necomportent, commel'avaitsoulignéMeillet,riende
l'unl'autre.Caril estdifficiled'imaginer aujourd'hui ce qui dansla languene peutpas êtreévoquéparun
que l'apprentissage de la fabrication
d'outillages abon- objet: ni adjectifspar exemple,ni verbes.Il n'y a
dants,reproduits surdes modèlesstéréotypés, se soit doncpasencorenotation graphique d'énoncésvocaux.
réalisésans une transmission orale,si rudimentaire Les écritures proprement dites,syllabiques,conso-
A monavis,lescritiques
soit-elle. de cettethèsenefont nantiques, puisalphabétiques, sortiront certesdu per-
guèreque tenter de l'affiner,de la nuancerchronolo- fectionnement de ces trèsvieillespratiques graphiques,
giquement. - Mais l'argument selonlequelunpinson par une séried'inventions dontl'histoireest mieux
des Galapagos,avec son épine,ou un chimpanzé, connue(Mounin,1967,pp. 21-106).Mais il n'y aura
quand il ôte quelques ramillesd'une brancheafin écriture,c'est-à-direlangue écrite,qu'à partirdu
d'explorerl'entréed'unetermitière, sontaussifaber, momentoù un récepteur pourrareproduire à haute
n'estguèrevalable- saufpoursuggérer qu'il y a conti- voix, oralement,l'énoncé completque l'émetteur
nuitéde l'animalà l'homme,maisavec quel fossé! absentavaitnotégraphiquement. Trèstardivement, il
y a tout ou
justecinq peut-être sixmille ans.Cet énor-
medécalageentrelangueoraleetlangueécritedevrait
| Langues et codes êtrerappelé,neserait-ce quepourtenter de détruire une
façonde parler, imagéemaisplusque hasardeuse, qui
En regardde ces milliersde sièclesde communica- voit presquetoujours,aujourd'hui,langueorale et
tionorale,il fautinlassablement redireque les traces langueécritecommel'averset le reversd'unemême
graphiques- ne disonspas encoreles écrituresni médaille,et qui ont toujoursété contemporaines.
mêmeles préécritures - laissées par l'homme,ne Mêmesi desconséquences actuellesde ce gigantesque
datentau plusque de quelquesmilliers d'années.Bien fosséchronologique n'existaient pas, il fauttoujours
qu'ontne sache pas grand-chosesur les le peu
origines, le réévoquerpourcombattre unefaçonde voirinvé-
qu'on saitméritetoujoursd'êtreremisen mémoire. téréede présenter les choses,bienqu'elle soitrécen-
Les plus ancienstracéschinois,surdes écailles de te.
tortue,doiventavoir eu des fonctionsmagiques, En effet,peut-être la premièrechose à direà des
accompagnéessans douted'énoncés.Les churingas non-linguistes aujourd'huisurce sujet,c'est que les
des aborigènesaustraliens,selon Leroi-Gourhan languesne sontpas des codes,et que la langueécrite
(1964a, 1964b, 1965 passim),bien qu'ils ne soient n'estpas unrecodageou untranscodage de la langue
pas des dessinsfiguratifs,ontsans douteservieux orale.Aprèss'êtreservisdurant quelquesdécennies de
ausside supports aide-mémoire à desrécitsmythiques cette image commode, qui venait tout droit de
dont ils n'étaient pas la formeécrite. Chez les Saussure,beaucoupde linguistes se sontaperçusque
Egyptiens,les premiers documents, qui datentd'il y a le termeetle conceptqu'ellevéhiculait devenaient une
cinquantesièclessontégalementdes dessins,qui ne métaphore plusfourvoyante qu'utile.Saussurel'avait
notentpas des phrasesmaisdes scènesavec des sym- employéeà uneépoqueoù le mot«système»n'était
boles,lesquelsmarquent peut-êtreunpassageversla pas du toutcourant.Ce derniertermeprésentait

Ethnologiefrançaise,XX, 1990, 3, Entre l'oral et l'écrit

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d'ailleurslui aussides risques,dansla mesureoù les


languesnaturelles ontdesaspectsqui sontcodiquesou
systématiques - maisaussid'autresaspects,nonmoins
importants qui ne le sontpas. Les termes«code» et
« système » avaientau départl'intérêt de souligner les
premiers fortement, maisle défautde masquertotale-
mentles seconds.Surtout,ils suggéraient que ces
aspectscodiquesou systématiques des languesnatu-
rellesétaientbeaucoupplussimplesqu'ils ne le sont
en réalité,que ce soiten phonologie, en morphologie
ou en syntaxe.
Les exemplesvoyants,faciles,clairset parfaite-
mentà leurplacedansunpremier tempspédagogique
- celuide la prisede contactavec la description syn-
chroniqueet l'analysestructurale - ontassez long-
tempsoccultédesréalitéslinguistiques bienpluscom-
plexes,que les linguistes n'ignoraient certespas,mais
queles scienceshumaines engénéral, etla philosophie
enparticulier, perdaient facilement de vue.L'histoire
des sciencesestd'ailleurspleinede ces métaphores,
triomphantes d'abord,éclairantes etneuves,etcontre
lesquellesaprèscoup il a fallu se battrelongtemps
pourjeterunregardneufsurla réalitétellequ'elle est
derrière les mots(Mounin,1970,pp. 77-86).
Si les languesnaturelles étaientdes codes,au sens
strict du terme, il y a longtemps que toutesles gram-
mairesd'unelanguenaturelle seraient univoques.Il y
a longtemps aussi qu'on auraitformaliséet mis sur
ordinateur les sous-systèmes hiérarchisés (phonèmes,
monèmes,déclinaisons,conjugaisons,dérivation,
composition, structures syntaxiques) avecleursréper-
toiresfermésde règles.On n'en est pas là, même
aujourd'hui, parceque mêmedanslespartiescodiques
(phonologie,morphologie, voiresyntaxe),les sous-
systèmessont d'une complexitépresque infinie,
presquejamaisbi-univoque (unseulsignifié parsigni-
fiant,un seul signifiant parsignifié).Quantà ce que,
danschaquelangue,véhiculent la sémantique, la rhé-
toriqueetla stylistique, on estdevantdes réseauxde
sous-systèmes toujoursouverts, jamais fixes,proba- 1. Churingasaustraliens.Collectionet cliché Musée de
blement nonformalisables. Paris.
l'Homme,

Langue orale, l'usage du mode «code» résidedans le faitqu'on


langueécrite oralesdoncpendant
parledes languesnaturelles, plus
d'unmilliond'années,commede codagesde «la pen-
En réalité,pource qui concerneles rapports entre sée». Or,nousne savonspratiquement riend'orga-
langueoraleet langueécrite,l'impropriété du terme niquesurla penséeavantqu'ellesoitverbaliséeparune
«code» n'estpas là. Etantdonnéun énoncéou une langue.Il y a mêmedes savantsqui croientqu'il n'y
suited'énoncés,entendus onpeuttou-
ou enregistrés, a pas de pensée sans langage.Pourtantl'école de
jours les notergraphiquement, soitavec l'Alphabet Piageta mis en évidencequ'il existe,par exemple
PhonétiqueInternational, soitau moyende l'ortho- chezles sourds-muetsde naissance,des schemessen-
graphenormalede la langue,quandcelle-cien a une. sori-moteurs mémorisésquipréludent à l'actionetqui
Etonle faitcouramment. La véritableéquivoquedans sontde la pensée.Nous savonsaussiparexpérience,

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2. Hiéroglyphesau bas d'une stèle.Stèlesdu NouvelEmpire,P. Lacau, Catalogue généraldu Musée du Caire. PhotoC.N.R.S.

pourpeu que nous y soyonsattentifs, et par intros- rythme, etc., ainsique l'absencedes éléments indivi-
pection,que nousavonsdes activitésmentales, rêve- duelsexpressifs de la parole,ceuxqui signalent incons-
ries,projets,prévisions de comportement, qui ne sont ciemment ou nonle rapport affectifentrel'émetteur et
pas accompagnés de langageintérieur. On peutobser- son énoncé,voireentrel'émetteur et le récepteur. Il
vermême,avec unpeu d'attention, qu'on peutparler généralisecetteobservation, etpose que touthomme
de quelquechose,etmêmeen public,touten pensant qui s'exprimeparécritdoit,d'une manièreou d'une
d'autreschosesnonverbalisées(Jean,1961). autre,suppléerà cetteabsencede la situation parla
Curieusement, la différence crucialeentrelangue réintroduction de beaucoupd'élémentsde cettesitua-
oraleet langueécritene sembleavoirétéperçueque tion,qu'il est contraint d'évoquerpourrendreinter-
trèstardivement.Michel Bréal (1897) notait,et prétable sonmessageécrit.«Le faitimportant, conclut-
presqueen passant,que l' intercompréhension était il, qu'il doit recréerles situations, suggèrequ'une
finalement toujoursassuréedans la communication partienotablede l'activitéde l'écrivainest consa-
oraleparceque le locuteur etl'auditeurétaientfaceà crée à des descriptionset à des présentations des
face et disposaient, le
pourinterpréter message, de situations. » (qui explicitent les messages) (Martinet,
tousles élémentsde situation nécessaires.En 1928, 1962,pp. 123-128).
Blinkenberg (3e éd. , 1969)écrivaitque « les énoncés A ma connaissance,peu de linguistesontcentré
(écrits)évoluent versuneindépendance vis-à-vis de la leuranalysesurces formulations proprement théo-
Situation,trèssensible même si elle n'estpas totale aux riques, lorsqu'ils ont étudié, d'un point de vue essen-
niveauxlesplusélevésde la démarcheintellectuelle ». tiellement pédagogique,les différences entrel'oralet
Maiscettevuetrèsneuve,commecellede Gardiner en
1951,restait centrée à l'opposéde nospréoccupations
actuelles: surla recherche desénoncésproprement lin-
guistiques, qui étaient alors le matériau premier de
touteanalysestructurale. En 1961,Cosériurenverse
pourainsi direces observations jusqu'alors margi-
nales,etsouligne,lui,que la langueécritene dispose
pas de certainsentornos (environnements) ou qu'elle
ne les récupèreque trèsincomplètement, et «c'est
pourquoisouligne-t-il, dans la mesure où elle en a
besoin,elle doit les créerpar l'intermédiairedu
contexte verbal» (Cosériu,1961,p. 21).
A la mêmedate(conférence d'Oxford, 1961),André
Martinet(1962) définitexhaustivement cettediffé-
rencefondamentale entrelangueoraleetlangueécri-
te.Beaucoupde traits inhérents auxénoncésoraux,dit-
il, ne sont pas notés par les énoncés écrits. Par
conséquent, l'émetteur qui écritau lieude parlerdoit
prendre en compteou essayerde prendre en compte
de la situation
les traits qui concernent le message,car
le lecteurseradansunesituation souvent trèsdifférente
de cellequi auraitéclairéce messagepourunauditeur.
Dans la communication écrite, Martinet soulignequ'il
va falloircompenser l'absencedes élémentssegmen- 3. Objetsumérienen terrecuite(XXVIesiècleav. J.-C). Recueil
tauxde l'énoncé,l'intonation, l'accent,le débit,le de tabletteschaldéennes,Paris, 1903.

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l'écrit.Denise Francois-Geiger (1989, pp. 92-93 et conférences et coursscolaireset universitaires, allo-


96) donneunbonrésumé- danssonArgotologie - de cutions,discours, etc.Le caractère essentielde ce fran-
l'acquisdesdernières décenniessurce point.D'abord, çais,c'est qu'il estun oralcalqué surl'écrit,maintes
la distinction,quin'estpastoujours facile,entrelangue foisavec adresseou virtuosité. Celui qui parlebien,
oraleetlanguepopulaire : « Etantdonnéleprestigede celuiqui saitparler,danstoutesces situations, para-
Vécritdans unpays commela France,on a souvent doxalement, c'est celuiqui parlecommeunlivre.
attribuéà la languepopulairedes traitsd'oralité Pendanttoutunsiècleou deux,les deuxfrançais se
caractéristiques de toutusageoralde la languecomme partagent les registressanstroples mêler,surla base
l'abondancedes « on », desprésentatifs « c'est » et d'un noyausolidede lexiquecourant,toutela mor-
« ilya », ou encorecelledes ruptures syntaxiques, des phologienominaleetverbale,etl'essentielde la syn-
interruptions, etc., traitsquidémontrent que la langue taxe.Cet équilibre,ou ce parallélisme des usages se
orale n'estpas unsous-produit de Vécrit,maisjouit détruit,lentement avant1939,trèsviteaprès 1968.
d'uneéconomiepropreà des besoinsspécifiques età La littérature,puis le journalisme(avec Libération)
ses modesdefonctionnement. » L'auteurnoteencore banalisenttousles registres de langue.La boucleest
que «c'est par référence à l'écritet à son modede boucléelorsqueles hommespublics,à la télévision ou
fonctionnement qu'il estd'usagedéjugerde la riches- dansleursinterviews, donnentl'autoritéde la chose
se des emploisde la langue.Or,répétons-le, l'oral a admiseà l'ensemblede tousces registres, et tendent
sonéconomie propre,qui tientà ses conditions d'uti- à stigmatisereux-mêmes le françaispublicofficiel en
lisation: onparle à unou à des locuteurs, ou devant le qualifiantde « languede bois».
un ou des auditeurs(le soliloque est sévèrement
réprouvé); on doittenircomptedes possibilitésde
mémorisation, onestsouventinterrompu, ou bienl'on Formeécrite
s'arrêtede soi-même lorsqu'ona l'impression d'avoir
étécompris. . .lin 'estpas question de « "parler comme
et usage oral
un livre». La complexité et la variétédes structures
nesontpeut-être Le tableaune seraitpas encorecompletsi onnégli-
syntaxiques pas, à l'oral,lefindufin
de l'efficience communicationnelle ». geait,au moinsdansles payslargement analphabètes
ou trèspeu scolarisés,l'existenceou plutôtla survie
Ce qui compliqueencorele problèmedes rapports de languessansécriture, où la transmissionoralea pré-
entrel'oraletl'écrit,au moinsenFrance(etsansdoute dominéetprédomine encore,avec des caractères for-
dans quelques autres pays de la vraie galaxie mels,aussi normatifs au moinset aussi complexes
Gutenberg) c'estque depuisunsiècle- engros- tous
les registres, nomméssouventà tortniveaux(ce qui que ceuxdes languesécritesclassiques.
Il fautse souvenirà cetégardque Platondéplorait
induitunjugementsociologique),sontentrésde plein l'invention de l'écriture,
droitdansl'écritlittéraire. qui selonlui devaitdétério-
Qu'on pensedéjà aux ser- rerla mémoire, base de la transmission oralede tout
vanteset aux paysansde Molière,ou au style«pois- ce que nousappellerons la littérature
sard»de Vadé pourle XVIIIe siècle; au VictorHugo quandelle sera
couchée par écrit,avec les lettresdes alphabets.
duDernierjour d'uncondamnépuisdesMisérables;
à Zola,puisà Céline,puisà Sartreou Queneauentant Rappelonsl'extraordinaire prouessedu sanscrit,où
des monuments verbaux,des épopées,des liturgies,
quejalonsvoyants : lesregistres lesplustabous,le sca- des prièresontété conservésintacts,y comprisdans
tologique, le grossier, le vulgaire, le familier,le popu- leurarticulation exacte,leurphonologie,leuraccen-
laire,l'argotiqueet le pornographique sontentrésen tuation, leurdébit,leurrythme - parceque toutefaute
forcedans l'écritlittéraire ou journalistique. Denise dans l'exécutiondétruirait leurpouvoirmagiqueou
François-Geiger (1989,pp.58-75)a biendécrittoutes sacré.Pensonsà la cantilation bi-millénaire
peut-être
les gradations de ces usages,depuisl'emploi«spora- deslectures de la Thora(Jousse,1925,1929).Pensons
dique» des localisationsthématiques, le marquage
également auxtechniques desgriotsafricains,
qui sur-
d'unou plusieurs personnages, jusqu'aux« argotiers » vivent jusqu'à nosportes,auxaèdesetauxrhapsodes,
purs. prolongeant presquejusqu'aujourd'hui destechniques
Mais en mêmetemps,on doittenircompted'un de la transmission archaïqued'Hésiodeetd'Homère,
autrefait: à mesuredu développement d'un Etattrès au pointde nousla fairemieuxcomprendre grâceaux
centralisé,puisà causeprincipalement de l'école pri- travauxde MilmanParry(1925-1929)etd'AlanLord
maireobligatoire, on voitgrandirun françaiscom- (1964).
munqu'AndréMartinet (1973,pp. 16-18)nommele Tout cela devraitau moinsdétruireun peu plus
français officiel : c'estceluiqu'onparledanstoutesles cetteautreillusioninvétéréequi faitcroireque la
relations publiques,assemblées,réunions, tribunaux, langueécriteest la formela plus accomplied'une

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langue,et que la langueorale n'en seraittoujours paraîtpertinent dansunesituation de communication,


qu'unsous-produit infirme, appauvri, négligé,déchu. pourinterpréter les messagesqu'elleencadre.Et,peut-
Oril a existéetil existetoujours desformes trèsnobles êtreavec plusde précision, de paralinguistique, pour
et trèsricheset trèssavantesde languesnonécrites, l'étudedes traitsspécifiquesdes voix,du débit,de la
qui transmettent ce que certains nomment «l'oralité» mimique,de la gestique(ici, on dit aussi: la kiné-
d'une culture, paroppositionà l'étymologie de «lit- sique).La pragmatique recouvre à peuprèsles mêmes
térature». L'oppositionoral/écrit n'a pas toujoursla domaines, avecle mêmeobjectif. Un de ses chapitres,
mêmesignification ni la mêmevaleurque dans les la proxémique, décritles attitudes des interlocuteurs
paysde la galaxieGutenberg. rapprochés, côteà côteou faceà face,avecuncontact
Certes,empiriquement, l'écrita tentéd'améliorer corporelou non- attitudes peut-être pertinentes elles
toujours plusla notation de toutce qui échappaità son aussipourinterpréter le message.
alphabet. L'histoirede la ponctuation illustrebienl'un Grâce au magnétoscope,on accumuleainsi des
desaspectsde ceteffort. Beaucoupde genscroient que massesde documentsqui peuventaiderles spécia-
l'écritured'un textea toujoursétéce qu'elle estsous listesdanscertainsdomaines(la psychologie,
nos yeux.Tantqu'on n'a pas vu des reproductions appli-
quée ou non,la psychiatrie, les «chasseursde têtes»,
d'inscriptions, de chartes,de manuscrits anciens,on etc.). Mais on resteici dansle domainede l'hermé-
ignoreque l'idée de séparer les mots par blancsest
des
neutique, de la subjectivité desobservants etdesobser-
venuetard; que le point,qui marquela limited'un vés. Rien n'en transparaît dans l'écriture : que l'on
énoncégrammaticalement complet,apparaîttardive- songeà la pauvreté certaine desnotations romanesques
ment; que la virgule, le point- virgule, les deux-points, surles voix ( « dit-il», « répondit-il », « ronfla-t-il »,
les pointsde suspension cherchent, assez tardaussi,à à l'ini-
etc.),ainsiqu'à l'échecdupointd'interrogation
noterles articulations syntaxiques qui sontégalement tialede l'espagnol,ou dupointd'ironiecherà Pessoa.
cellesdu sens,etqui commandent ou peuventaiderà
trouver le débit,le ton,le rythme juste.Commeles ali- La prioritégénétiquede l'oral surl'écrit,même
néasetles paragraphes. Il suffità cetégardd'avoirpu dans l'ontogenèse(le petitenfantapprendà parler
étudier de prèsles recherches qu'unacteurvivantfait bienavantd'écrire,si jamais il atteint ce stadecultu-
pourretrouver toutcela, maispartiellement, dans le rel)ne signifie pas que la relationsoitunilatérale. Au
texteécrit.Commeil suffit de comparerles dictions contraire, dansles culturesle plusfortement scolari-
du mêmerôlethéâtral pardes acteurs, contemporains sées,on découvrequ'à côtéde toutesles formeslin-
mais différents, pour mesurerl'incomplétudedes guistiquesacquises à l'oral avant six ou dix ans,
moyensdontdisposel'écritpournotertoutela signi- d'autresformesse développent. Ces formessontsou-
fication d'un textedestinéà redevenir oral. ventanormalesou fluctuantes par rapportà l'oral,
Cet empirismede la notationse vérifieaussi, parcequ'elles n'ont pas été d'abord entendues. Etleur
d'ailleurs,dansl'extrême diversité desfaçonsde ponc- prononciation ou certainsde leurstraitsgrammati-
tuerchez des auteursde mêmeépoque,pratiquant le caux sontcalquéssurleurorthographe ou l'analogie:
mêmegenrelittéraire, et parla diversité, nonmoins abasourdi désuet,exsangue,trisomique, carrousel,
des traditions nationalessur ce point. subside,commissure, transi( (s) ou (z) ), dinosaure(z)
surprenante,
Sans avoirfaitde comptages,on peutaffirmer par maisdinosaurien (s), geôleetgeôlier(entendus jéol),
exemplequ'en grosles écrivains italiensetles Anglo- arguer(commenarguer,gageure(souventcomme
beurre),dametquidam(prononcés commemadame),
saxonsponctuent beaucoupmoinsque nous. ou
n'est pachyderme (ki chi), kamikaze (presquetoujours
L'un desmoindres paradoxesde cettesituation
surce sujet. kamikaz), igné,magnat,gnomeetgnonom( (g + n) ou
pas la pauvretéde notreenseignement (n + j) ). Sans parlerde Ghislaineentenducomme
Bienqu'ondisposede bonsouvrages(Grévisse,1986),
la ponctuation n'a souventdroitqu'à unebrèveleçon, Guilène,Mène, GuislèneetJislène.Et sansparlerde
au seuildesgrammaires. Etpeut-être à moinsde place prononciations régionalesd'Ault,Auxerre,Belfort,
Bruxellesquelleque soit,pourtousces mots,la norme
encoredansles cours.Pourtant, quandonlitdeslettres
d'illettristes,on s'aperçoitque,beaucoupplusque le (ou la tolérance)proposéeparles dictionnaires.
manqued'orthographe, c'est la ponctuation déficien- Naturellement, ce sontles nomspropresétrangers
tequi entravela compréhension. qui sontle plus touchés: on entend,au coursde la
La linguistique contemporaine, aprèsavoirdécritce même émission,Kadafi et Kazafi pour Kadhafi,
qui constituele noyaudes structures d'une langue Gorbatchev, Gorbatchov,Gorbatchjov, Gorbatchjefet
donnée,s'intéressedepuisplusieursdécenniesà tout Gorbatchof etc.Pource qui est des genres,on enre-
ce qui n'estpas notégraphiquement. On parlealors, gistretrèssouventla lignite";assez souventunehié-
encorelâchement, de péri-linguistique : toutce qui roglyphe(plutôtle pluriel: des hiéroglyphestrès

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Oral/Ecrit linguistiques 261

anciennes); un enzyme,une termite, une pample- tique).Mais l'écrita toujoursexercéetexerceencore


mousse,unigname,uneobélisque. un pouvoirfrénateur qui ralentitl'évolutionde la
Les causes prochainesde ces variationspeuvent langue.Ce pouvoirfrénateur, proportionnel à l'exten-
êtremultiples (motslus au pluriel,avec un singulier sionde la cultureécrite,estcertainement plusgrandà
rarissime, attraction d'un motvoisin,motsayantune mesureque s'étendent la scolarisa-
l'alphabétisation,
voyelleà l'initiale,etc.) Maisle pointde départ esttrès tion,puis la fonctionnarisation de larges secteurs,
souvent, au moinspourles motscitésici (le cas à' un administratifs,ou politiquesetsyndicaux. Longtemps
espèce est différent), un apprentissage surla forme ce freinagea étésous-estimé, parceque sa miseenévi-
écriteavantl'usage oral,généralement plustardifet dence apparaissaitcommeune formehonteusede
moinsfréquent. défensedu purismeet du fixismelinguistiques. En
Tousces faits,statistiquement rarespourl'ensemble fait,ce sontles conditions modernesde diffusion de
de la langue,expliquentet justifient aux yeux des la cultureécritequi,plusque la persécution jacobine
sujetsparlantsactuelsla vieille utopiedu fixisme, des dialecteset des patois- toujoursexagéréepolé-
fondésuruneorthographe miquement - rendent comptede la disparition en un
intangible.
Enfin,cheznousaujourd'hui, le retouren forcede sièclede toutesles formesde dialectesou de parlers
tousles registres orauxdansl'écritpermet de prendre régionaux.Le «françaisofficiel»d'AndréMartinet,
formeoraled'un françaiscommund'origineécrite,a
plus nettement conscienced'un faitlongtemps obs-
sansdouteencorede beauxjoursdevantlui.
curci par le purismeet le fixisme des cultures
Gutenberg : les languesorales,trèsstablessurcer-
tainspoints(morphologie, syntaxe)évoluentassez
viteou trèsvitesurd'autrespoints(lexiqueetphoné- G. M. , Béziers

| Référencesbibliographiques Leroi-Gourhan André,1964-a,Les religions de la préhistoi-


re,Paris,P.U.F.,154p.
1964-b,Le gesteetla parole,vol.1,Paris,Albin-Michel, 323p.
Blinkenberg A., 1969,Vordredesmotsenfrançaismoderne,
Copenhague, Munksgaard 3e
éditeur, éd. 1965, Le et
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