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Maxime N'Debeka
Ce texte, appris par coeur et récité fiévreusement par des milliers de Congolais a,
selon des témoins de l'époque, démontré que la poésie n'était pas un luxe d'esthètes
et pouvait vraiment se faire la porte-parole légitime des consciences populaires.
Militant très engagé, accusé de complot, condamné à mort puis gracié, longtemps
assigné à résidence, N'Debeka sait dans sa chair ce que sont la prison, l'exil, toutes
les menaces et les déceptions d'une vie politique houleuse.
Il fut aussi le premier à traiter le thème théâtral de l'ascension et la chute d'un chef
d'Etat-dictateur. Sa pièce Le Président (P.J. Oswald, 1970) a précédé bien d'autres
oeuvres devenues aujourd'hui classiques, telles que Le Pleurer-rire d'Henri Lopes,
Pour ses premiers pas dans le roman, il reste fidèle à la thématique de ses principales
oeuvres théâtrales : satire du pouvoir absolu, critique de la démagogie et de ses
slogans incantatoires, dénonciation de l'arrivisme mais aussi tragédie de la chute de
tyrans presque pitoyables (dont on pourrait penser qu'ils nous ressemblent
furieusement). L'argument principal du livre est l'histoire de Zacharion, dit « Vieux
Zack » pour les intimes, c'est-à-dire toute la population du Bangragra, pays
« imaginaire » d'Afrique où règne une démocratie aux allures virtuelles, celle de « la
parole libre autorisée », et construite sur quatre groupes de pression : le Haut d'en
Haut, le Bas d'en Haut, le Haut d'en Bas et le Bas d'en Bas. Ces formules disent
magnifiquement, mieux que d'hypothétiques classes sociales, comment s'articule une
société, toujours liée pour l'essentiel au pouvoir militaire. Car c'est par l'armée que
se sont imposés Vieux Zack, le « Grand Scrutateur de la Foi Démocratique
Ordonnée » et « Procurateur Général de la Justice des Damnés » (tels sont ses titres
officiels), ainsi que son « petit cousin », le Chef de l'Etat, appelé aussi par les médias
« Père Nourrisseur ». La dérision est palpable, tout comme dans la description des
méthodes employées par les deux larrons complices pour grimper jusqu'au sommet :
c'est par la vente de poulets grillés à la braise et de brochettes assaisonnées aux
aphrodisiaques, stimulants et anesthésiants tirés de la botanique locale qu'ils ont
débuté leur carrière. Métaphore limpide : du pain (de temps en temps) et des jeux
(truqués). Mais cette ascension fulgurante s'est payée par des sacrifices de proches et
des ingratitudes mortelles. En bref, dans les placards, il y a de nombreux squelettes.
Et ce sont précisément leurs ombres qui vont venir hanter les coupables par le
truchement bien actuel du courrier électronique.
N'Debeka mêle, avec un humour sombre, technologie et magie et l'un des grands
charmes du roman est sans doute dû à cette irruption du « deuxième monde », du
« nocturne » (les Occidentaux diraient le « fantastique ») dans le « premier monde »,
le « diurne », la « réalité ».
Remords donc, jusqu'à la folie, de Vieux Zack, hanté aussi par une souffrance
intime : la mort d'une épouse qu'il a aimée, aime encore éperdument jusqu'à renier et
haïr Dieu lui-même. En effet, à côté de la parabole politique et sociale féroce, on
trouve également, dans Sel-piment à la braise, une étonnante humanité du
protagoniste : père de famille inquiet pour l'avenir de sa fille, futur beau-père
maladroit, nouveau riche attendrissant, autodidacte insensible aux prestiges culturels
du patrimoine français. Car un sous-thème surprenant se glisse au fil des chapitres :
l'hommage rendu à la Ville de Blois, qui a accueilli depuis quelques années le
réfugié politique qu'est devenu Maxime N'Debeka. Les châteaux de la Loire et le
Mais l'essentiel n'est pas, à mes yeux de lecteur, dans le traitement des divers
sous-thèmes qui émaillent certains chapitres. C'est surtout, par le biais d'une écriture
inventive, inspirée, à la fois lyrique et mordante, le rappel du fait que les vieux
démons (nationaux et étrangers) n'ont pas fini de rôder dans les couloirs des
« jeunes » démocraties. Le rappel aussi de la fragilité et de la versatilité des peuples,
si aisément manipulables. Et l'affirmation, une fois de plus, que la littérature est
utile, et peut mieux affiner notre perception du monde et sa compréhension. N'en
déplaise aux technocrates.