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Titre : Cinéma animal

« Depuis le temps, peut-on dire que l’animal nous regarde ? » Cette question posée par Jacques
Derrida fait écho au titre de cette séance et aux images du film d’Artavazd Pelechian, Les
Habitants (1970). Que vois-je au creux de ces regards d’animaux qui m’interpellent depuis la nuit
des temps ? Un en-deçà, un au-delà de la vision, « regard de voyant, de visionnaire, d’aveugle
extra-lucide » comme le dit Derrida. N’y a-t-il pas là quelque chose de commun à l’œil de l’animal
et à celui de la caméra ? Leur cécité nous fait voir au-delà, passer du champ de la vision à celui de
la voyance. Cinéma, animal : la consonance des deux termes laisse entendre l’idée de « machine
animée » qui les traverse et qui semble au départ du film de Pelechian. Il s’agit d’une symphonie
visuelle – pour le cinéaste arménien, « l’image se trouve du côté du son et le son du côté de
l’image » – entièrement composée de mouvements d’animaux, tout à la fois moteurs et produits
du montage. Ce cinéma essentiellement musical et rythmique repose, tant sur le plan sonore que
sur le plan visuel, sur des répétitions, des ellipses, des changements de vitesses qui doivent
amener le spectateur à percevoir, ou plutôt à entrevoir ce que Pelechian appelle des « images
absentes ». Quelles sont les images absentes des Habitants ? C’est à l’homme qu’on pense
immédiatement, qui ne se fait jamais voir mais constamment entendre à travers la musique
d’orchestre et les sons violents qui alternent au cours du film. Une quête de l’humain dans, ou
plutôt depuis l’animal (lui aussi adjectif substantivé), c’est l’enjeu de ce travail que Pelechian
poursuivra avec son documentaire Les Saisons (1975) sur la vie pastorale. Pour penser encore avec
Derrida, voilà ce qui s’aperçoit, ce qui s’entrevoit dans le regard sans fond de l’œil animal ou
mécanique : « les fins de l’homme », « le passage des frontières depuis lequel il ose s’annoncer à
lui-même ».

Damien Marguet

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