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Daniel Colson
I - Bakounine et Proudhon
Vraisemblablement Bakounine n'a jamais eu le temps ni la volonté de lire directement ou de
façon approfondie Spinoza. Il le connaît cependant. Il le cite parfois, et ses textes les plus
philosophiques ne sont pas sans être marqués par l'influence de ce philosophe. Chez
Bakounine, on peut ainsi distinguer au moins deux appréhensions de Spinoza. Une
appréhension de jeunesse, principalement à travers la première philosophie de Schelling 3 qui,
de façon diffuse, ne cesse jamais d'inspirer sa pensée; comme le montrent le type de liberté
dont il se réclame 4, sa dénonciation constante du libre arbitre et, surtout, sa conception
matérialiste de la nature et du monde.
" La nature c'est la somme des transformations réelles qui se produisent et se reproduisent
incessamment en son sein [...]. Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela vous amuse, peu
m'importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d'autres sens que celui que je viens de
préciser : celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement
prédéterminée, ni préconçue, ni prévue, de cette infinité d'actions et de réactions particulières
que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. " 5
La seconde référence, sans doute influencée par la lecture de Proudhon, est tardive, explicite
et fortement critique. Pour Bakounine, Spinoza, malgré son panthéisme, n'échappe pas aux
illusions de tous ceux, et ils sont nombreux, qui prétendent considérer toute chose du " point
de vue de l'absolu, ou, comme disait Spinoza, sub aeternitatis ", en renvoyant ainsi l'homme
au néant de son existence " relative "6.
" Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme sub stance ou idée divine, et le
premier pas qu'ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal
dans la fange du monde matériel; de la perfection absolue dans l'imperfection absolue; de la
pensée à l'être, ou plutôt de l'Être suprême dans le néant. "7
Deus sive natura, Dieu ou la nature. Il y aurait ainsi, chez Bakounine, deux lectures possibles
de Spinoza :
- Avec, d'un côté, un Spinoza théologien, certes atypique, mais théologien quand même, pour
qui Dieu s'identifie à la nature, à la substance, mais toujours sous la forme d'un principe
premier et transcendant, cause absolue et infinie d'une infinité d'êtres finis, irrémédiablement
renvoyés au néant de leur finitude.
- De l'autre, un Spinoza athée, inspirateur silencieux, via Schelling et Diderot, d'une
conception de la nature pensée sous la forme d'une " combinaison universelle, naturelle,
nécessaire et réelle, nullement prédéterminée ", d'une " infinité d'actions et de réactions
particulières ". Une nature qu'il importe peu alors qu'on l'appelle Dieu ou absolu. Dans cette
double et contradictoire appréhension de Spinoza, on peut ainsi retrouver l'ambiguïté des
interprétations contemporaines de ce philosophe, et d'abord du sens qu'il convient de donner à
la formule célèbre de l'Éthique, Deus sive natura.
1
Source : Source : http://www.plusloin.org/refractions/textes/refractions2/spinoza-colson.html
- Dieu/ou/la nature; s'agit-il de deux définitions équivalentes d'une même réalité; la substance,
cause infinie, absolue, lointaine et verticale de tout ce qui existe? 8
- Dieu/c'est-à-dire/la nature; le concept de Dieu n'est-il au contraire que le point de départ
conventionnel d'un processus de pensée qui le transforme en autre chose, en une perception
nouvelle du monde qui est le nôtre? Un monde radicalement immanent, où la cause efficiente
de la scolastique se transforme en cause de soi 9, où, comme le voulait Bakounine, la
nécessité peut enfin se transformer en véritable liberté 10.
Deus sive natura, Dieu/ou/la nature. Au-delà des mots, il faut effectivement choisir, à travers
une troisième traduction possible de la formule célèbre de Spinoza, une traduction résolument
disjonctive, certes erronée, mais qui, paradoxalement, donne peut-être le sens des choix de
Spinoza face à Descartes et à la pensée de son temps, des choix et de l'engagement
qu'impliquent l'intérêt actuel pour ses textes et le sens qu'ils peuvent prendre pour nous.
ooo
Proudhon ignore longtemps Spinoza. Ses cahiers de lectures, soigneusement répertoriés de
1838 à 1844, ne le mentionnent jamais. Il est absent de De la création de l'ordre (publié en
1843), alors que ce livre consacre deux grandes parties à la philosophie et à la métaphysique.
À l'exception de rares allusions, en passant, dans les Contra dictions économiques, il faut
attendre 1858 et son grand ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l'Église pour que
Proudhon s'engage enfin dans une critique de Spinoza; à la mesure de tout ce qui peut
rapprocher, donc opposer, les deux pensées, et d'une façon qui manifeste une lecture directe et
attentive des textes. Cité plusieurs fois, Spinoza fait l'objet de trois développements critiques;
dans la quatrième étude, à propos du problème de l'État; dans la septième, à propos de
l'absolu; dans la huitième, à propos de la conscience et de la liberté.
De ces trois critiques, c'est certainement la première qui est la plus sévère et la plus
expéditive. Proudhon range Spinoza aux côtés de Platon et de Hegel, du côté du despotisme
11. " Saint de la philosophie ", persécuté par toutes les Eglises, Spinoza a su, avec Machiavel
et Hobbes, se libérer des ombres et des dominations de la religion 12. Mais " en désapprenant
l'Évangile " il s'est contenté de " rapprendre le destin ", le fatum des Anciens, la raison d'État
de Platon 13. Nécessité et raison, tel est l'insupportable couple conceptuel que réinventent
Machiavel, Hobbes et Spinoza; un couple qui justifie le " plus effroyable despotisme "14. En
effet, parce qu'il obéit au principe de nécessité, l'État échappe à tout jugement, à toute
distinction entre le bien et le mal. Il " a le droit de gouverner, au besoin par la violence, et
d'envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort "15. " Balancées " par
la seule et hypothétique prudence du souverain face à une révolte toujours possible des
gouvernés, les formes gouvernementales, longtemps monarchiques ou aristocratiques, ont
beau devenir démocratiques, elles ne cessent jamais d'obéir à la raison d'État, à la raison
politique 16.
La seconde critique ne vise plus les ouvrages politiques de Spinoza, mais l'Éthique, son œuvre
philosophique majeure. On pourrait la résumer par cette formule de Proudhon : " Spinoza [...]
commence [...] par un acte de foi dans l'absolu. "17 On retrouve la critique de Bakounine.
Comme pour la plupart des philosophes, l'erreur de Spinoza est dans son point de départ. "
Principe d'illusion et de charlatanisme ", l'absolu peut bien s'" incarne(r) dans la personne [...],
dans la race, dans la cité, la corporation, l'État, l'Église ", il aboutit inévitablement à Dieu 18.
Que Spinoza, dans l'Éthique, commence directement par Dieu est donc à mettre au crédit de
son extrême rigueur, mais la rigueur d'un " grand esprit dévoyé par l'absolu "19. Cette erreur
du commencement n'est pas seulement philosophique. Pour Proudhon elle est directement au
fondement des conceptions politiques de Spinoza, de sa célébration inévitable du despotisme
et de la raison d'État. En effet, face à l'absolu, être infini, que peut l'homme du fond de sa
finitude, de l'esclavage de ses passions? Rien, sinon se soumettre à " une discipline de fer
organisée sur le double principe de la raison théologique et de la raison d'État "20.
" Spinoza, qui croyait faire l'éthique de l'humanité, a refait, more geometrico, l'éthique de
l'Être suprême, c'est-à-dire le système de la tyrannie politique et religieuse sur lequel
l'humanité vit depuis soixante siècles. On l'a accusé d'athéisme : c'est le plus profond des
théologiens. "21
La troisième critique, peut-être la plus discutable, est en même temps la plus intéressante,
pour trois raisons : 1) parce qu'en abordant la question de la liberté elle est au cœur du
problème spinoziste, le problème du couple nécessité-liberté; 2) parce que, en pensant déceler
une contradiction dans le système de Spinoza, Proudhon ouvre, à ses yeux, une faille dans ce
système, dans l'enchaînement nécessaire (donc despotique) de ses développements; 3) parce
que, ce faisant, Proudhon est conduit à expliciter toute une dimension de ses propres
conceptions de la liberté et, peut-être, les liens que celles-ci entretiennent avec le spinozisme.
Rappelons l'essentiel de la thèse de Proudhon. Fidèle à son habitude du paradoxe et du contre-
pied, Proudhon prétend montrer : 1) comment Descartes, partisan du libre arbitre, construit
une théorie qui aboutit à le nier; 2) comment Spinoza, négateur du libre arbitre, propose au
contraire une théorie qui le suppose nécessairement 22. Descartes philosophe du despotisme,
Spinoza philosophe de la liberté. Au-delà de l'intérêt qu'une telle thèse peut avoir pour une
oreille anarchiste, et avant même de considérer la force de l'intuition de Proudhon, on ne peut
tout d'abord qu'être surpris par son inconséquence apparente. Comment Spinoza, le
philosophe de l'absolu, de la nécessité et de la raison d'État, qui, très logiquement, refuse toute
signification au libre arbitre, peut-il être en même temps le philosophe de la liberté, une
liberté inhérente à son système? Entraîné par son goût de la provocation, Proudhon est conduit
à développer une argumentation paradoxale. Ennemi du libre arbitre, Spinoza ne l'est que
parce qu'il est d'abord un cartésien conséquent. En affirmant avec Descartes la nécessité
absolue de l'Être (Dieu), Spinoza se contente de montrer l'inconséquence d'une pensée qui se
réclame par ailleurs de la liberté, puisque, en dehors de Dieu lui-même, un tel système exclut
toute liberté 23. Mais cette incohérence de Descartes, que Spinoza met au jour à partir du
système de Descartes, on la retrouve, inversée, dans la philosophie de Spinoza, sous le regard
de Proudhon cette fois. Comment Spinoza peut-il nier le libre arbitre, puisque, dans l'Éthique,
il prétend montrer comment l'homme, création dégradée et misérable de la toute- puissance
divine, soumise à l'obscurité et aux illusions des passions, peut malgré tout " remonter le
courant de la nécessité " qui l'a produit, s'affranchir des passions qui l'entravent et le trompent,
accéder à la " liberté aux dépens de la nécessité qu'elle se subordonne "? 24
" Il faut le voir pour le croire; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le
voient-ils point? L'Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en
Dieu, est en même temps une théorie du franc-arbitre de l'homme. Le mot n'y est pas, et il est
juste de dire que l'auteur n'en croit rien; mais depuis quand juge-t-on un philosophe
exclusivement sur ses paroles? "25
On est sans doute ici au plus près de l'intuition de Proudhon, l'intuition que Spinoza peut dire
autre chose que ce qu'il semble dire à ses lecteurs du XIXe siècle; l'intuition d'une autre
signification du spinozisme, masqué par le " système de Descartes " et par deux siècles de
traductions et de critiques plus ou moins aveugles; une signification qui n'apparaîtrait à l'œil à
demi perspicace de Proudhon que sous la forme d'une contradiction. Contra diction chez
Spinoza, mais contra diction (ou hésitation) chez Proudhon lui-même. En effet, dans sa
fougue démonstrative et rhétorique, Proudhon ne parvient pas écarter de ses phrases
l'ambivalence qui le saisit tout à coup. L'affirmation de la liberté (le franc-arbitre) qu'il croit
déceler chez Spinoza est-elle une simple contradiction de son système ou, au contraire,
comme il le dit plus loin, sa conséquence nécessaire? 26 Spinoza n'est-il que le disciple de
Descartes, un disciple intransigeant et rigoureux qui irait jusqu'aux extrêmes conclusions du
système de son maître, ou bien au contraire le génial inventeur d'une théorie nouvelle, d'une "
originalité sans égale "? 27
" Depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles? " On mesure mieux,
cent cinquante ans plus tard, la grande difficulté où se trouvait Proudhon pour expliciter son
intuition. Pour cela il aurait fallu qu'il revienne au texte latin et qu'il accorde à Spinoza une
attention et une sorte de désintéressement personnel qui n'étaient ni dans son tempérament, ni
dans ses habitudes. Il aurait surtout fallu qu'il aille jusqu'au bout de sa critique des traducteurs
et des critiques de son temps, car malgré l'acuité de son regard et ses propres qualités de
limier ou de chien de chasse, il était effectivement doublement prisonnier de cette traduction
et de cette critique : prisonnier du texte de E. Saisset, particulièrement calamiteux 28;
prisonnier d'une interprétation française de Spinoza soucieuse de réduire ce dernier à n'être
qu'un continuateur de Descartes, un sectateur de l'absolu, un rationaliste et un idéaliste
impénitent, un pur logicien, ennemi de toute expérience, de toute démarche expérimentale 29.
Âme pour mens, passions pour affectus, générale pour commune, etc., comment, avec une
telle traduction, Proudhon aurait-il pu échapper à une lecture idéaliste et chrétienne d'un texte
qui, écrit en latin, prend bien soin d'utiliser le vocabulaire et les catégories de pensée de son
temps? Sous la plume trompeuse de Saisset et le regard méfiant de Proudhon, Spinoza ne se
contente pas d'apparaître comme un héritier de la gnose chrétienne et de sa théorie
métaphysique de la Chute et de la Rédemption 30. Sa pensée semble s'inscrire naturellement
dans une catharsis et un dualisme tout aussi tradi tionnels : la liberté contre la nécessité, la
connaissance opposée aux passions du corps, l'âme comme principe spirituel de salut et de
liberté 31. Mais c'est pourtant ici, à l'intérieur même de son incompréhension de Spinoza, que
l'analyse de Proudhon est la plus intéressante, pour la question qu'il lui pose, et pour la
réponse que cette question implique :
" Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les
vibrations de cette nécessité de plus en plus affaiblies ont donné naissance aux âmes engagées
dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen
de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu'elles n'en ont reçu au moment
de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres? "32
Forces libres, franc-arbitre, sans doute Bakounine n'a-t-il pas complètement tort de reprocher
à Proudhon son fréquent idéalisme, sa fascination pour les catégories de Kant et sa fâcheuse
tendance à faire parfois de la conscience et de la liberté humaine une faculté a priori et
transcendantale, absolue 33. Mais si Proudhon devait vraiment succomber à ses penchants
idéalistes, c'était certainement au moment de sa lecture de Spinoza, de ce Spinoza rationaliste
et logicien en train d'être inventé par la tradition française. Or il n'en est rien. Proudhon pose
une tout autre question à Spinoza. Il ne se satisfait pas de la liberté abstraite que lui présente la
traduction de Saisset, ce degré zéro de la liberté que Proudhon appelle joliment " communion
sèche, l'hypothèse de la liberté en attendant la liberté "34. Mais, du même coup, il montre
comment lui-même refuse de se satisfaire du vide métaphysique qu'implique habituellement
la théorie du libre arbitre 35. Son problème n'est plus celui du franc-arbitre, conçu sous la
forme d'une faculté abstraite et transcendantale, a priori et générale, mais au contraire celui de
la force ou plutôt des forces capables de produire l'homme comme être conscient et libre. En
effet, aux yeux de Proudhon, ce que le système de Spinoza présuppose invinciblement, au
même titre que son propre système, ce n'est pas la liberté absolue, abstraite, métaphysique,
que dénonceront Bakounine et Malatesta, ce sont des forces et des puissances, ces " forces
libres " dont il demande à Spinoza comment il peut ignorer l'existence pour penser la
libération de l'homme 36.
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Comment penser ces puissances préalables et fondatrices? Comment celles-ci peuvent-elles
donner vie à une liberté suffisamment radicale pour mériter qu'on la nomme libre arbitre? On
connaît (ou l'on devrait connaître) la réponse de Proudhon que l'on pourrait résumer ainsi.
1) Puissance et liberté sont indissociables. Toute puissance est une liberté; toute liberté est une
puissance. Et c'est sous ce double aspect, indissociable, que l'une et l'autre sont, ensemble, la "
condition préalable et productrice " de tout exercice de la raison 37.
2) Condition, cette puissance et cette liberté ne relèvent ni d'une faculté a priori et
transcendantale, ni d'une nature humaine préalable et fondatrice. Comme la raison et comme
toutes les propriétés que l'homme peut développer, elles sont elles-mêmes une " résultante
"38; la résultante d'un composé d'autres puissances 39, elles-mêmes résultantes d'autres
composés, d'autres forces, etc. Ce que Proudhon résume en disant que " l'homme est un
groupe "40.
3) D'où un premier principe proudhonien. Dans l'homme, comme dans toute chose, ce qui
semble être au principe, au commencement, ne vient qu'après, n'est qu'un effet de
composition, la liberté comme l'âme, les facultés comme l'ensemble des éléments ou des
essences apparemment à l'origine du composé humain, l'unité de la création comme l'unité du
moi 41.
5) D'où une seconde affirmation de Proudhon. Résultante et liberté, la puissance humaine est
à la fois une réalité radicalement nouvelle, autonome, porteuse de sa propre force, et à la fois
l'expression des forces et des puissances qui, en se composant, la rendent possible 43. Pour
Proudhon on ne peut pas sortir de cette double affirmation, volontairement antinomique :
autonomie radicale de cette résultante comme réalité propre; dépendance radicale de cette
résultante par rapport aux forces qui la rendent possible 44.
6) On peut ainsi comprendre l'ambiguïté apparente des formules de Proudhon lorsque, pour
définir la liberté humaine, il parle à la fois de forces libres et de libre arbitre. Puissance
nouvelle au regard des puissances qui la rendent possible, la liberté humaine justifie tout à fait
qu'on lui reconnaisse l'ensemble des caractéristiques qui s'attachent généralement à la notion
de libre arbitre. En effet, contrairement à ce que pense Bakounine et à ce que suggèrent
certaines formules de Proudhon, la notion de libre arbitre et le " sentiment intime " qui
l'affirme n'ont rien d'idéalistes 45. Leur idéalisme n'est que l'effet de leur ignorance,
l'ignorance de ce qui les rend possibles, des forces et du jeu de composition de forces sans
lesquels ils ne seraient rien et dont ils sont pourtant l'expression autonome 46.
7) C'est en ce sens, essentiel à l'ensemble des analyses de Proudhon, que la liberté humaine ou
le libre arbitre peuvent aussi se transformer en illusion despotique, en absolu mensonger et
autoritaire, se croire à l'origine de ce qui le rend possible, transformer l'erreur déterministe de
l'effet en erreur tout aussi déterministe de la cause. La puissance de la liberté humaine n'est ni
un effet ni une cause mais la résultante forcément autonome, comme toute résultante, d'un
composé de forces sans lesquelles elle n'est rien. Voilà ce qu'il faut comprendre pour
Proudhon.47
8) Dernière caractéristique de la réponse de Proudhon, qui découle de toutes les autres, mais
en reconduisant, et en bouclant de façon élargie, à l'échelle de tout ce qui existe, le
balancement et les contradictions qui donnent force et vie à sa pensée. Puissance supérieure,
la liberté humaine peut à juste titre, de par la complexité et la richesse du composé qui la
produit, prétendre s'affranchir de toute nécessité externe et interne, prétendre à l'absolu 48.
Elle ne cesse jamais d'être une partie intégrante du monde qui la produit et dont elle semble si
fortement se distinguer 49. Cela pour quatre grandes raisons.
a - Le composé humain ne diffère en rien de tout autre composé, de tout ce qui compose la
nature, si ce n'est en degré de puissance :
" L'homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal, mais à un plus haut degré que
ces derniers; d'autant plus vivant, plus sentant et mieux pensant que ses organes, groupes
secondaires, sont dans un accord plus parfait entre eux, et forment une combinaison plus
vaste. "50
b - La liberté propre au composé humain n'est elle-même que le degré supérieur d'une liberté
présente dans tout composé, aussi rudimentaire soit-il, dans la mesure où la liberté est
coextensive à la puissance des êtres :
" [...] la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes
et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l'homme qui seul tend à
s'affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s'en affranchit en effet. "51
c - Résultante d'un enchevêtrement de puissances et de spontanéités, la liberté humaine n'est
pas un achèvement. C'est une liberté en devenir, le degré intermédiaire d'une puissance et
d'une liberté plus haute à construire, à partir de l'ensemble des puissances constitutives du
monde et du jeu de composition qu'elles autorisent :
" [...] en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l'être, en
sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapproche du type humain, plus la liberté
en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l'homme même, le libre arbitre se
montre d'autant plus énergique que les éléments qui l'engendrent par leur collectivité sont
eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit.
"52
d - Inscrite, en aval et en amont, dans l'ensemble des puissances constitutives de ce qui est, la
liberté humaine est à la fois une partie et le tout, à la fois " ce qu'il y a de plus grand dans la
nature " et, comme l'écrit Proudhon, " le résumé de la nature, toute la nature "53 :
" [...] l'homme, multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie intégrante du monde, qu'il
tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre. "54
C'est en ce sens que la liberté humaine, telle que la conçoit Proudhon, peut rompre avec les
illusions despotiques et idéalistes de la liberté cartésienne et s'affirmer comme révolutionnaire
55. C'est en ce sens qu'elle annonce les conceptions anarchistes à venir, en particulier celles
d'Elisée Reclus, lorsque celui-ci affirme " le lien intime qui rattache la succession des faits
humains à l'action des forces telluriques ", lorsqu'il explique comment " l'homme est la nature
prenant conscience d'elle-même ", mais aussi lorsqu'il affirme dans la même page, au plus
près de la pensée de Proudhon, comment " c'est de l'homme que naît la volonté créatrice qui
construit et reconstruit le monde "56. On connaît donc le problème posé par Proudhon et sa
façon d'y répondre. Un lecteur de Spinoza, même peu expérimenté, ne manquera pas d'être
frappé, intuitivement, de façon vague mais certaine, par la proximité (intime dirait Bakounine)
qui unit ces deux auteurs. En quoi les lectures contemporaines de Spinoza, débarrassées des
vieilles interprétations idéalistes et logiciennes, permettent-elles de vérifier ou d'infirmer cette
intuition?
II - L'interprétation marxiste
Dans l'intérêt actuel pour Spinoza, la lecture marxiste occupe une place importante, au plus
près des préoccupations sociales et révolutionnaires de Proudhon et plus généralement de la
pensée libertaire, mais au plus loin également, comme nous allons essayer de le montrer.
L'opposition la plus visible, et sans doute la plus déterminante, porte sur le lien que cette
lecture marxiste prétend établir entre les textes politiques de Spinoza et l'ensemble de sa
philosophie. Parce que, aux yeux de ce courant, elle " est de part en part politique ", la pensée
de Spinoza n'admettrait pas d'être scindée entre des textes de pure philosophie et des textes
politiques en partie circonstanciels 57. Au contraire, comme A. Matheron s'est efforcé de le
montrer, la doctrine politique de Spinoza, parce qu'elle est homologue à la structure de
l'Éthique, permettrait seule de penser les relations interhumaines et surtout de construire le
concept d'individualité si essentiel à la compréhension de la pensée de Spinoza et à l'intérêt
que nous pouvons lui porter 58. Mieux, comme le montre A. Negri (et comme on avait pu le
dire de Marx en d'autres temps), c'est dans son dernier ouvrage politique, laissé inachevé, le si
bien nommé Traité de l'autorité politique (TP), que Spinoza deviendrait enfin lui-même, que,
au terme d'un long processus de maturation, de promesses et de crises, sa pensée connaîtrait
son achèvement, l'ultime fondation capable de donner sens à l'ensemble des écrits antérieurs.
Sans doute une lecture aussi politique de Spinoza, pour qui " l'innovation spinozienne [...]
rend vraie l'imagination du communisme "59, pour qui le spinozisme " est une philosophie du
communisme ", a-t-elle toutes les raisons de confirmer les objections de Proudhon. Et
pourtant, avec son génie de frôler parfois les positions libertaires alors même qu'elle s'en
éloigne le plus, cette interprétation peut également sembler satisfaire largement aux exigences
d'une lecture anarchiste; cela de trois façons.
- À propos de la question de Dieu et du commencement en premier lieu, la principale
objection de Proudhon et de Bakounine. Contre une interprétation jusqu'ici largement
dominante, la thèse de A. Negri prétend justement montrer comment Spinoza parvient, au fil
de son œuvre, à se libérer de Dieu comme commencement absolu. Pour A. Negri, " l'Éthique
commence [...] in media res. Elle ne suit [...] qu'en apparence le rythme d'une abstraction
fondatrice. L'Éthique n'est en aucun cas une philosophie du commencement. [...] Chez
Spinoza il n'y a pas de commencement "60.
- Seconde raison d'être satisfait par l'interprétation marxiste et politique de Spinoza : la
question de la force et de la puissance. Comment, demandait Proud hon, Spinoza peut-il
penser la libération de l'homme sans présupposer nécessairement l'existence de forces libres
capables d'une telle libération? Là encore, certaines formules de Negri peuvent tout à fait
sembler satisfaire à l'objection de Proudhon. À la subjectivité humaine, collective et
individuelle, conçue par Proudhon sous la forme d'un composé de forces et de puissances,
répond, presque en des termes identiques, la façon dont le Spinoza de Negri est censé penser
le sujet et la subjectivité : sous la forme d'une " continuité subjective " de la " puissance de
l'être "61, un " être puissant, qui ne connaît pas de hiérarchie, qui ne connaît que sa propre
force constitutive "62.
- Troisième et dernier point d'accord, qui découle du précédent : le refus de la médiation.
Contre une interprétation traditionnelle qui tend, d'une façon ou d'une autre, à placer Spinoza
du côté de Hobbes ou de Rousseau, du côté du contrat social et d'une vision juridique de la
démocratie, Negri prétend bien établir le " positivisme juridique de Spinoza "63. Comme
l'écrit brutalement Matheron dans sa préface, pour le Spinoza de Negri, " le droit, c'est la
puissance, et rien d'autre "64. État (hérité du vieil absolutisme précapitaliste), société
bourgeoise comme contrepoids démocratique, rapports de production comme organisation et
comme forme de commandement : toutes ces " médiations des forces productives " sont
radicalement récusées par le Spinoza de Negri65. " Chez Spinoza, il n'y a [...] plus la moindre
trace de médiation : c'est une philosophie de l'affirmation pure, [...] c'est une philosophie
totalisante de la spontanéité "66. Comment l'anarchisme, qui a fait de l'action directe et du
refus de tout intermédiaire, de tout représentant, un des axes essentiels de sa pensée et de sa
pratique, pourrait-il ne pas faire sienne une interprétation pour qui " le refus du concept même
de médiation est au fondement de la pensée de Spinoza "67?
Trois bonnes raisons donc, pour la pensée libertaire, de faire sienne l'interprétation marxiste
de Spinoza; mais trois raisons presque trop belles, qui accentuent jusqu'à la caricature les
traits que l'on reconnaît habituellement à l'anarchisme : son immanentisme absolu et
l'immédiateté de ses repères et de ses prises de position; son refus de toute médiation, de toute
attente, de tout échelonnement, de toute délégation et de toute représentation; le volontarisme
exacerbé et subjectif d'une vision utopique prétendant se soumettre la réalité, immédiatement
et directement. Trois raisons qui, par leur radicalité même, ne sont pas sans susciter tout aussi
immédiatement la méfiance d'un mouvement habitué, depuis plus d'un siècle - du Marx de la
Guerre civile en France au Kampuchéa démocratique de Pol Pot, en passant par l'État et la
Révolution de Lénine et la Révolution culturelle maoïste -, à d'autres travestissements de ses
positions, à d'autres simplifications, à d'autres mises en scène d'une pratique et d'une vision
libertaires beaucoup plus complexes et subtiles que ne le voudraient ses manifestations les
plus visibles et ses détracteurs les plus courants.
ooo
Sans entrer dans une discussion approfondie des analyses de Negri, il suffit d'observer
comment, dans leur démarche et leurs conclusions, elles tendent à vérifier les pires
inquiétudes de Proudhon. In media res, partir du milieu des choses, nous dit A. Negri; et, plus
précisément, partir de la multiplicité des " êtres particuliers " qui peuplent le " monde des
modes "68. Mais à la radicalité de cette première et de cette seconde affirmation, qui ne font
l'objet d'aucun développement conséquent, s'oppose aussitôt l'abstraction négative et tout
aussi radicale, mais longuement développée cette fois, de la troisième : le refus de toute
médiation. Un refus violent et absolu qui conduit aussitôt Negri, sans transition donc, à
affirmer l'" unité " et l'" univocité " de l'" être " dont toutes ces " choses " ne sont plus que l'"
émanation ", à affirmer la " potentialité absolue de l'être " comme " source " des " mille et une
actions singulières de chaque être ", à affirmer la " compa cité ", la " totalité " et la " centralité
" d'un être unique dont les modes ne sont que des " formes ", des " variations " et des " figures
", à affirmer la " transparence " et la " force unifiante " de l'être, bref à affirmer et réaffirmer
sans cesse l'" être " ou le " divin " comme " production infinie de puissance "69.
Entre les modes et la substance il n'y a rien. Telle est la thèse de Negri sur Spinoza. Ou plutôt,
et c'est ici que les affirmations apparemment si libertaires de Negri s'éloignent infiniment du
projet anarchiste, dans ce rien il y a la politique qui l'autorise et qui l'exige, le pouvoir
politique, la toute-puissance politique, l'absolu du politique dénoncé par Proudhon, ce presque
rien qui fait tout et qui fait toute la différence avec le projet libertaire. Écho théorique assourdi
du maoïsme de la Révolution culturelle, Negri récuse toute médiation de l'être, mais c'est pour
mieux confier au seul politique la redoutable prérogative, non seulement de " médiatiser " sa
puissance et sa vérité, mais encore de le " constituer " comme " puissance " et comme " vérité
", de le faire " être ", à travers sa " constitution " la plus parfaite, cette " révolution " sans "
devenir " qu'est l'omnino abso lu tum imperium de la démocratie 70.
Chez le Spinoza de Negri, l'" être " et la " subjectivité politique " ne sont que les deux faces
d'une seule et même puissance, vérifiant ainsi jusqu'à l'absurde, le diagnostic sans appel de
Proudhon et de Bakounine : l'enchaînement inéluctable d'une pensée fondée sur le double
absolu de la religion et de la politique, de la nécessité et de l'arbitraire, de la " nécessité
absolue " comme justification absolue d'un arbitraire absolu 71; un absolu en miroir où l'être
communiste se réalise directement dans le ballet sans failles de la politique qui lui donne
corps, là où les choses et les hommes sont effectivement condamnés à participer au plus
effroyable des despotismes, à l'harmonie ou (selon les moments) à la vin dicte de masse d'une
mise en scène politique des corps et des âmes qui ne tolère aucun écart, aucun vide, aucune
hésitation, aucune mala dresse, aucun différend, aucune crise, aucune critique forcément
négative, aucune histoire forcément incertaine, aucune expérience forcément tâtonnante, bref,
aucun devenir.
Comme l'écrit Negri :
" L'actualité de Spinoza consiste avant tout en ceci : l'être ne veut pas s'assujettir à un devenir
qui ne détient pas la vérité 72. La vérité se dit de l'être, la vérité est révolutionnaire, l'être est
déjà révolution. [...] Le devenir manifeste sa fausseté, face à la vérité de notre être
révolutionnaire. Aujourd'hui, le devenir veut en effet détruire l'être, et supprimer sa vérité. Le
devenir veut anéantir la révolution; [...] une crise est toujours une violation négative de l'être,
contre sa puissance de transformation. "73
Et c'est spontanément et sans surprise que l'enthousiasme révolutionnaire de Negri renoue,
comme naturellement, avec les références religieuses de soumission à l'absolu que Proudhon
et Bakounine avaient cru si vite déceler chez Spinoza :
" Le monde est l'absolu. Nous sommes écrasés avec félicité sur cette plénitude, nous ne
pouvons fréquenter que cette circularité surabondante de sens et d'existences. "Tu as pitié de
tout parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie/ toi dont le souffle impérissable est en
toute chose"(Livre de la sagesse, 11, 26-12,1) [...] Tel est le contenu de l'être et de la
révolution. "74
Dans le cadre de cette étude, il n'est pas possible ni même utile d'analyser en détail les
impasses et l'impuissance d'une interprétation qui, à travers les concepts de multitude,
d'imagination et d'individu, s'efforce en vain de donner ne serait-ce que d'un contenu matériel
à la politique comme " constitution de l'être ". Fidèle à la tradition despotique dont il se
réclame, Negri se contente de masquer le vide terrifiant de ses conceptions politiques derrière
une interminable évaluation pédagogique des progrès et des reculs de Spinoza sur le chemin
de la vérité : à travers " discriminations " et " césures ", " limites " et " interruptions ", "
destructions " et " reconstructions ", " passages décisifs " et " seuils critiques "; mais aussi "
crises " et " stades intermédiaires ", " blocages " et marches en " avant "; ou encore, "
approximations " et " faiblesses " momentanées, " confusions " et " dissymétries ", " retours
en arrière " et " accidents ", " incertitudes " et " déséquilibres internes "; et puis, de nouveau, "
reculs " et " banalités ", " ambiguïtés " et " confusions ", " renversements " et " réapparitions
résiduelles ", etc.75, en attendant le très attendu silence final de l'inachèvement du TP, là où,
faussement désolée, l'"imagination" des dirigeants révolutionnaires (et autres Pol Pot de l'être)
peut enfin se déployer sans entraves.
Proudhon reprochait trois choses à Spinoza : 1) partir de Dieu, de l'absolu; 2) lier ses
conceptions politiques à cette métaphysique de l'absolu, en débouchant ainsi sur le plus "
effroyable des despotismes "; 3) être incapable de rendre compte de la liberté que,
paradoxalement, son système présuppose nécessairement. Sous l'apparat de ses proclamations
révolutionnaires, l'interprétation marxiste ne fait que confirmer, à la énième puissance
pourrait-on dire, les deux premières objections. Mais ce faisant, et comme Proudhon, elle ne
peut que buter sur la troisième, une objection à rebours, qui s'étonne du texte même de
Spinoza, de ce qu'" incroyablement " il continue de dire malgré ce qu'il semble dire, malgré ce
qu'on lui fait dire; une objection entêtée et entêtante que Negri lui même ne peut s'empêcher
d'opposer à ses propres conclusions :
" Si la démocratie, selon Spinoza, est une organisation constitutive de l'absoluité (c'est la thèse
de Negri), comment en même temps peut-elle être un régime de liberté? Comment la liberté
peut-elle devenir un régime politique sans renier sa propre naturalité? "76
Ou encore, dans des termes presque identiques à la critique de Proudhon :
" Comment une philosophie de la liberté peut-elle se résumer en une forme absolue de
gouvernement ou au contraire comment une forme absolue de pouvoir peut-elle être
compatible avec une philosophie de la liberté? [...] Comment rendre compatible absoluité et
liberté? "77
Et, un peu plus loin :
" Ne serions-nous pas en présence d'une utopie totalitaire [...] (là où) toute distinction et toute
détermination s'évanouissent? "78
Il est difficile de mieux dire et d'exiger avec plus de force une autre interprétation de Spinoza
ooo
Dans la préface qu'il a donnée à la traduction française du livre de Negri, Deleuze résume
ainsi sa propre manière de lire et de comprendre Spinoza et, d'une certaine façon, compte tenu
des circonstances, sa propre façon de concevoir la politique chez Spinoza :
" Les corps (et les âmes) sont des forces. En tant que tels, ils ne se définissent pas seulement
par leurs rencontres et leurs chocs au hasard (état de crise). Ils se définissent par des rapports
entre une infinité de parties qui composent chaque corps, et qui le caractérisent déjà comme
une "multitude". Il y a donc des processus de composition et de décomposition des corps,
suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent. Deux ou plusieurs
corps formeront un tout, c'est-à-dire un troisième corps, s'ils composent leurs rapports
respectifs dans des circonstances concrètes. Et c'est le plus haut exercice de l'imagination, le
point où elle inspire l'entendement, de faire que les corps (et les âmes) se rencontrent suivant
des rapports composables. "124
C'est sans doute dans ce texte, ramassé et abstrait et pourtant si proudhonien par sa forme et
son contenu, que la rencontre entre une lecture philosophique et libertaire de Spinoza et la
pensée anarchiste proprement dite apparaît le plus nettement; de trois grandes façons :
1) À propos de la multitude en premier lieu. Sans doute les guillemets qu'emploie Deleuze
servent-ils à marquer une certaine distance, à signifier qu'il s'agit d'une notion propre à
l'auteur qu'il préface et que ce mot ne fait pas partie des principaux concepts de Spinoza 125.
Mais ils servent aussi à montrer comment, en employant le mot multitude et en le
réintroduisant au cœur de la philosophie de Spinoza, Deleuze transforme complètement sa
signification politique initiale. Si, pour Proudhon, l'individu est un groupe, un composé de
forces ou de puissances qui ne diffère que de degré de tous les autres composés (minéraux,
végétaux et animaux)126, le Spinoza de Deleuze ne dit pas autre chose. Avec Proudhon et
contre Negri, la multitude cesse d'être l'horizon hypothétique et insaisissable d'une révolution
à venir; elle est déjà-là, à portée de la main, en nous et autour de nous. La multitude n'est plus
la synthèse finale et unifiante de toutes les individualités humaines conduites par une seule
âme, du côté de l'infiniment grand (la " constitution de l'être "); elle se démultiplie en une
infinité de multitudes, à l'intérieur d'une infinité de corps et d'âmes, du côté d'une infinité
d'infiniment petits 127. Mieux encore, parce qu'elle est intérieure à chaque corps et à chaque
âme, donc à tous les corps et à toutes les âmes, la multitude cesse d'être attachée aux seules
réalités humaines, à l'individualité humaine et à l'étroitesse de ses passions. De l'intérieur de
toute chose, elle embrasse la totalité des corps et des âmes, la totalité des individualités
qu'elles soient humaines ou non humaines.
2) La force en second lieu. " Les corps (et les âmes) sont des forces ", nous dit Deleuze et c'est
" en tant que tels " 1) que par des rapports entre une infinité de parties ils se définissent
comme multitude; 2) qu'ils sont pris (âmes et corps) dans des " processus de composition et de
décomposition [...] suivant que leurs rapports caractéristiques conviennent ou disconviennent
". En quelques mots, cette force que Proudhon exigeait de Spinoza, qu'il identifiait lui-même à
la résultante de tout composé, et qui, chez Negri, s'était transformée en entité abstraite et
générale (la " puissance de l'être "), Deleuze la réintroduit au centre des analyses de Spinoza,
dans chaque corps (et dans chaque âme) et dans son acception la plus matérielle qui soit
(physique, chimique, biologique). Grâce à la force et à la multitude, ce que l'interprétation
politique de Spinoza s'était efforcée de séparer, la nature et la seconde nature (Negri),
l'humain et le non-humain (Mathe ron)128, le Spinoza de Deleuze les réunit de nouveau :
" Une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature
qui est elle-même un individu variant d'une infinité de façons. "129
Comme le dit encore Deleuze, le " plan de la nature " " ne sépare pas du tout des choses qui
seraient dites naturelles et des choses qui seraient dites artificielles "130. Plan d'immanence et
unité de composition 131, ou, dans le vocabulaire de Bakounine cette fois, " combinaison
universelle [...] d'une infinité d'actions et de réactions particulières que toutes ces choses
réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres "132, les processus de
composition et de décomposition des corps et des âmes obéissent tous, humains ou non-
humains, à un modèle physico-chimique 133. Même les notions communes qui, à partir des
plus universelles, commandent l'architecture et le développement rationnels et géométriques
de l'Éthique, sont aussi, dans leur construction, non seulement une " mathématique du réel ou
du concret ", mais surtout " des Idées physico-chimiques, ou biologiques, plutôt que
géométriques "134. Et l'éthique elle-même, cette spécificité de la puissance humaine, est
également, dans ce qui la fonde comme dans sa mise en œuvre, une " épreuve " d'ordre
physico-chimique 135.
3) La liberté enfin. Rabattues sur ce qui est, sur l'amont des possibles, les différentes formes
d'individualités que peut revêtir l'existence humaine peuvent bien embrasser la totalité infinie
des déterminations matérielles, être de part en part matérielles. Contrairement aux apparences
et aux a priori idéalistes d'une pensée dualiste, elles ne sont en rien réduites aux forces
naturelles, au non-humain (voire à l'inhumain). Bien au contraire; c'est grâce à ce retour entêté
sur ce qui fonde et constitue son existence, sur l'infini matériel des possibles, que l'homme
peut prétendre accéder à un monde de liberté, à un monde humain, un monde à soi, un monde
où, cessant d'être séparé de sa force, il devient enfin maître de sa puissance d'agir. Comme
l'écrit Deleuze :
" Ce qui définit la liberté, c'est un "intérieur" et un "soi" de la nécessité [...]. L'homme, le plus
puissant des modes finis, est libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir [...].
"136
Puissance, liberté, puissance d'agir, intérieur, " soi ", même si les références théoriques sont
différentes, nous retrouvons ainsi le vocabulaire et les perspectives de Proudhon :
" Si l'homme pense par lui-même, s'il produit ses idées comme son droit, il est libre. "137
Tel est le but, pour Proudhon comme pour le Spinoza de Deleuze, le Spinoza de la
connaissance par notions communes 138. Et la question qu'implique ce but commun est
également la même : comment penser par soi-même? Comment produire ses idées et son
droit?139 Pour le Spinoza de Deleuze il y faut les signes et l'expérience : les signes ou les
idées comme " sombres précurseurs " des notions communes 140; l'expérience ou
l'expérimentation comme préalable à toute pensée, à toute réappropriation de la puissance et
donc à toute liberté 141. Pour Proudhon il y faut les signes et l'action : les signes ou les idées
comme a priori certes mensonger et source d'esclavage mais dont on peut retrouver les
origines et qui, rapportés à ce qui les produit (les actes, les faits, la pensée instinctive),
peuvent permettre à l'homme de se libérer et de penser par lui-même 142; l'action comme
condition des signes et de la pensée, comme fondement de la puissance et de la liberté 143.
Dans les deux cas la démarche est la même : partir des signes comme condition immédiate et
à venir d'une pensée libre et par soi-même (ou en soi pour Deleuze) mais pour remonter
aussitôt à la source de toute pensée et de toute liberté : l'expérimentation pour Spinoza,
l'action pour Proudhon et, après lui, pour les principaux courants du mouvement libertaire.
Il est vrai que Proudhon (dans De la Justice tout du moins) tend à lier cette action au seul
travail, " un et identique dans son plan (et) infini dans ses applications, comme la création
elle-même "144, alors que pour le Spinoza de Deleuze le " plan " de l'expérience humaine, "
plan d'immanence ou de consistance, toujours variable ", c'est la " Nature " tout entière. Mais,
dans les deux approches, aussi différentes qu'elles puissent être par ailleurs, il s'agit bien : 1)
de situer cette expérience ou cette action humaine sur un plan de composition infini, à travers
des rapports que Spinoza appelle notions communes (pensées sur un modèle physico-
chimique et biologique) et Proudhon éléments du savoir ou éléments du travail (plutôt pensés
sur un modèle physico-mathématique)145; 2) de rapporter ces expériences ou ces actions de
composition aux formes d'intériorité toujours plus complexes et étendues que constituent les
composés humains; par sélection chez le Spinoza de Deleuze, sélection des " corps qui
conviennent avec le nôtre, et qui nous donnent de la joie, c'est-à-dire augmentent notre
puissance "146; par intériorisation des rapports de travail chez Proudhon, une intériorisation
immémoriale (à l'origine de l'humanité comme dechaque individu) mais sans cesse répétée et
élargie au plan de composition infinie de l'industrie humaine 147.
Corps et âme parmi d'autres corps et d'autres âmes, mais " le plus puissant des modes finis ",
et " libre quand il entre en possession de sa puissance d'agir ", l'homme a ainsi le pouvoir
d'expérimenter, d'apprendre à connaître ce qui est bon et mauvais pour sa puissance d'agir,
pour sa liberté 148. Et c'est à travers cette expérimentation des rapports qui lui conviennent, à
l'intérieur et à l'extérieur de ce qui le constitue, des refus et des accords, des oui et des non,
des associations toujours révocables, qu'il peut étendre ces rapports à des formes
d'associations toujours plus larges, disposer d'une puissance toujours plus " intense ", là où il
ne s'agit plus d'utilisations ou de captures, mais de sociabilités et de communautés 149.
Contrairement à la cité politique dont rêve Negri, l'émancipation philosophique et libertaire
que l'on peut lire chez Spinoza cesse alors d'être fondée sur la crainte ou l'angoisse, la
récompense et le châtiment. Comme le voulaient Proudhon et Bakounine, elle cesse de s'en
remettre à l'État et de lui confier le soin de tenir lieu de raison à ceux qui n'en ont pas, au plus
grand nombre, aux esclaves 150. Renonçant à toute coercition extérieure, même lorsque celle-
ci se dit éclairée, l'émancipation peut naître " des rapports qui se composent directement et
naturellement ", " des puissances ou des droits qui s'additionnent naturellement "151. Elle
peut prétendre naître directement des individus et des collectivités (qui sont elles-mêmes des
individus), de leur capacité à transformer, composer et recomposer à l'infini le " plan
d'immanence ou de consistance toujours variable " de ce qui est 152.
Daniel Colson
Notes