Première partie : « De la résurrection du corps à l’éternel retour »
Chapitre 1 : « Le corps sous la loi » « S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité. Mais si le Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi notre foi. » (saint Paul, Première épître aux Corinthiens : I Cor., XV, 13-14) Ces deux versets de la première épître aux Corinthiens désignent aussi clairement et fermement que possible le fondement de la prédication paulinienne. La théologie de saint Paul et, au-delà, toute la théologie chrétienne dont il est l’initiateur, déployant le sens de la révélation de Jésus sur le chemin de Damas, est centrée sur la mort et la résurrection du Christ. Celle-ci n’est pas le premier cas d’une résurrection dont la possibilité serait préalablement donnée, au contraire elle en constitue l’origine gracieuse. La résurrection du Christ, la résurrection en Christ, est la croyance propre du chrétien et Dieu lui-même est invoqué comme celui dont la puissance relève les morts. La résurrection qui marque le passage de la mort à la vie après le passage de la vie à la mort est une résurrection du corps. Aussi, pour élucider les concepts de vie et de mort en tant qu’ils se rapportent à la résurrection, c’est-à-dire à la justification, et accéder au fondement de la théologie paulinienne, devons-nous prendre le corps comme point de départ et fil conducteur. Comment saint Paul conçoit-il le corps ? Dans un autre passage de la première épître aux Corinthiens, il compare l’unité de l’Église à celle du corps : « De même en effet que le corps est un tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne sont qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. » [2][2]Id., XII, 12 sq. Laissons provisoirement de côté le terme ecclésial et christique de la comparaison, pour ne retenir que ce qui concerne le corps humain. Le corps est l’unité d’une pluralité de membres dont les fonctions diffèrent. Comment cette unité est-elle possible et d’où provient-elle ? Elle ne trouve pas son origine dans les membres eux-mêmes comme l’atteste la variation imaginaire suivante qui reprend un vieil apologue : « Et le corps n’est pas un membre unique mais plusieurs. Si le pied disait : puisque je ne suis pas la main, je ne suis pas du corps, en serait-il moins du corps pour cela ? Et si l’oreille disait : puisque je ne suis pas l’œil, je ne suis pas du corps, en serait-elle moins du corps pour cela ? Si le corps n’était qu’œil, où serait l’ouïe ? S’il n’était qu’oreille, où serait l’odorat ? » Cette fable, qui met en jeu tous les sens à l’exception du goût, manifeste d’une part que chaque membre est membre du corps et, d’autre part, que l’unité qui règne entre les membres ne dérive pas de ceux-ci puisque aucun d’entre eux n’est susceptible de représenter le corps dans sa totalité. « Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? » L’unité du corps ne résidant ni dans un membre, ni dans une âme immortelle dont saint Paul ignore tout, elle ne peut prendre source qu’en Dieu qui « a posé chacun des membres dans le corps selon qu’il a voulu ». Si l’unité du corps, la disposition de ses membres, est l’œuvre de la volonté divine, l’appartenance des membres au corps se confond avec l’appartenance de notre corps à Dieu. Saint Paul conçoit donc le corps au lieu même de notre rapport à Dieu. Le corps comme unité divine d’une pluralité de membres est l’homme même dans son ouverture à Dieu et, du même coup, à ses prochains dans le monde. 3Est-ce à dire que le corps est cette ouverture ou que l’homme, exclusivement considéré au regard de Dieu, est essentiellement corps ? Lorsque saint Paul écrit : « Nous portons partout et toujours dans notre corps la mort de Jésus pour manifester par notre corps la vie de Jésus. En effet, quoique vivants, nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, pour manifester la vie de Jésus dans notre chair mortelle » [3][3]II Cor., IV, 10 sq., il est évident que la vie et la mort ne sont pas uniquement des phénomènes naturels au sens grec du terme mais surtout que « en notre corps » signifie « en nous » et que le mot de « corps » possède la valeur d’un pronom personnel. Il ne s’agit pas là d’un hapax. Exhortant les Romains à se détourner du péché pour se consacrer à Dieu, saint Paul adjure : « Que le péché ne règne donc pas dans votre corps mortel, ce serait obéir à ses convoitises, et ne présentez pas au péché vos membres comme armes d’injustice mais vous, vivants d’entre les morts, présentez-vous à Dieu et vos membres comme armes de justice pour Dieu. » [4][4]Rom., VI, 12 sq. A nouveau ici, « votre corps » et « vos membres » d’un côté, « présentez-vous » et « présentez vos membres » de l’autre signifient la même chose. S’il est ainsi possible de substituer sans modification de sens un pronom personnel aux mots de « corps » et de « membres », c’est bien que l’homme est d’abord et avant tout corps [5][5]Ces deux exemples ne sont pas les seuls. Bultmann, qui a…. 4Mais pourquoi saint Paul a-t-il compris l’homme en tant que corps ? Par où celui-ci révèle-t- il celui-là ? Quelle est la structure du corps qui le rend apte à dénommer l’être de celui qui peut dire Je ? Reprenons la description paulinienne au point où nous l’avons interrompue : « Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? Mais, de fait, il y a plusieurs membres et cependant un seul corps. L’œil ne peut donc dire à la main : je n’ai pas besoin de toi, ni la tête aux pieds : je n’ai pas besoin de vous. » [6][6]I Cor., XII, 19 sq. En insistant à la fois sur l’unité du corps et la pluralité de ses membres, saint Paul fait ressortir que l’unité du corps est celle d’un rapport. Chaque membre est nécessaire aux autres, est corrélatif aux autres. Le corps est un ordre de relation où toute relation est une dépendance réciproque et totale. La relation d’un membre à l’autre est relation d’un membre à tous les autres, c’est-à-dire finalement le rapport du corps à lui-même. L’unité du corps est donc celle du rapport à soi d’une pluralité de membres. Or, le rapport à soi est constitutif du Je. Aussi, à défaut d’âme, est-ce à partir du corps que doit être compris celui qui, parce qu’il est un soi, peut dire Je. 5La description n’est pas achevée et le verset suivant commence par une locution adverbiale comparative qui marque que l’essentiel n’a peut-être pas encore été atteint. « Mais bien plus, les membres du corps qui semblent les plus faibles sont nécessaires ; ceux qui semblent les moins honorables, nous les entourons de plus d’honneur et ceux qui sont indécents, on les traite avec le plus de décence ; ce qui est décent n’en a pas besoin. Mais Dieu a disposé le corps de façon à donner plus d’honneur à ce qui en manque pour qu’il n’y ait point de division dans le corps mais que les membres aient un égal souci les uns des autres. » Qu’est- ce qui importe ici, abstraction faite du passage progressif du corps humain au corps christique ? Si saint Paul oppose un corps hiérarchisé selon la force, l’honneur et la décence, à un corps dont les membres sont égaux malgré leur différence, un corps divis à un corps indivis, c’est que l’unité des membres et du corps est sujette à variation selon que l’axiologie qui la commande est nôtre ou divine. L’unité du corps, c’est le soi, et si la première peut être rompue, c’est que le second peut être scindé. Quel est le sens de cette scission ? L’unité du corps créé est également une disposition de la volonté divine. Par conséquent, la scission du soi ne saurait avoir d’autre sens que celui d’une rupture entre l’homme et Dieu, d’un antagonisme entre l’évaluation humaine et l’évaluation divine des membres, d’un conflit entre les possibilités du soi que signifient les divers rapports de valeur susceptibles d’être incorporés. La fidélité et l’infidélité à Dieu, l’obéissance ou la désobéissance à sa parole, sont donc des possibilités du corps, et lorsque saint Paul affirme que « le corps est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps », c’est immédiatement après avoir prévenu que « le corps n’est pas pour la fornication » [7][7]Id., VI, 13., ce qui, à l’évidence, suppose qu’il puisse l’être. 6L’homme est corps et par corps nous devons entendre une ouverture à soi qui, en tant que telle, est une ouverture à Dieu, plus rigoureusement : l’ouverture à Dieu qui, en tant que telle, est l’ouverture du soi à soi. L’unité du corps ne saurait donc être naturelle – le corps ne l’est pas – mais relève de la création, du lien de l’homme à Dieu, c’est-à-dire de la seule histoire sainte. Selon qu’il se confie à ou se défie de Dieu – et se défier de Dieu revient à défier Dieu –, le corps est uni ou divisé, en soi approprié à soi ou en soi retourné contre soi. Quelles sont alors la portée et la signification de cette disruption de soi qui est rupture d’avec Dieu ? Saint Paul, avons-nous vu à l’instant, oppose deux destinations, deux manières d’être du corps : être pour le Seigneur ou être pour la fornication. Que recouvre cette « fornication » ? C’est une« œuvre de la chair », un « péché à l’endroit de son propre corps » [8][8]Cf. Gal., V, 19 sq. et I Cor., VI, 18.. Partant, l’analyse des concepts de chair et de péché doit permettre de saisir pourquoi et comment le corps vient à se démembrer. 7Selon un usage vétérotestamentaire, la chair désigne l’homme périssable face à l’Éternel. Lorsque saint Paul annonce « qu’aucune chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi » ou que Dieu a choisi « ce qui n’est pas pour abolir ce qui est afin qu’aucune chair ne se vante devant lui » [9][9]Rom., III, 20 et I Cor., I, 28 sq., l’expression « aucune chair » signifie « quiconque », et le mot de chair a un sens personnel. A quel titre la chair peut-elle se substituer au corps pour exprimer le soi ? Quelle est la différence entre chair et corps ? Si nulle chair ne peut être justifiée par l’exercice de la loi, ni se vanter devant Dieu, c’est que la chair lui est étrangère, hostile. « Ni la chair ni le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu. » [10][10]I Cor., XV, 50. Comment faut-il alors comprendre la chair si, contrairement au corps, elle ne peut ressusciter ? La chair qui, dans tout l’Ancien Testament, n’est pas une seule fois attribuée à Dieu, c’est d’abord la peau et les muscles des animaux ou des hommes, c’est ensuite l’homme lui-même tel qu’il se voit et s’apparaît. « N’est pas circoncis qui l’est dans l’apparence, dans la chair. » [11][11]Rom., II, 28 et 27. La chair est donc coextensive à la visibilité naturelle – « prépucé de nature » équivaut à incirconcis selon la chair – et, à supposer qu’il soit légitime de parler ainsi, la phénoménologie paulinienne fait de la chair l’être même du visible. Toutefois la chair ne caractérise pas seulement le corps tel qu’il se voit mais au sein de ce qu’il voit. La sagesse du logos, la sagesse du monde que recherchent les Grecs est une sagesse « selon la chair » à laquelle s’oppose la grâce de Dieu [12][12]Cf. I Cor., I, 17-26 et II Cor., I, 12.. La chair, c’est donc le corps en tant qu’il se rapporte à lui- même et au monde, bref en tant qu’il se déporte de Dieu. Saint Paul ne dit-il pas, à quelques lignes d’intervalle, que « ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair » et que, par la croix du Christ, « le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde » [13][13]Gal., V, 24 et VI, 14.. 8Que la chair soit aversion à Dieu ressort d’un passage de l’épître aux Romains : « Ceux qui sont selon la chair visent ce qui est charnel, ceux qui sont selon l’esprit, ce qui est spirituel. Or la visée de la chair, c’est la mort, la visée de l’esprit, la vie et la paix. C’est pourquoi la visée de la chair est inimitié contre Dieu. » [14][14]Rom., VIII, 5-7. En distinguant les charnels et les spirituels, saint Paul distingue deux rapports de l’homme à Dieu, deux manières d’être du corps. L’antagonisme entre la chair de mort et l’esprit de vie a le corps pour siège. Qui sont ceux de la chair ? Ce sont d’abord les Grecs qui « ont changé la gloire de Dieu incorruptible contre une icône à la ressemblance d’homme corruptible, d’oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles » [15][15]Id., I, 23. et n’observent pas les commandements de la loi qui, à défaut de révélation expresse, est inscrite dans leur cœur, comme en témoigne le phénomène universel de la conscience morale en tant que savoir de soi vis-à-vis de Dieu. Ce sont ensuite et surtout les Juifs qui, possédant la loi – « formule de science et de vérité » [16][16]Id., II, 20. –, ne la respectent jamais. Les Grecs sont des Juifs qui s’ignorent, et les Juifs ignorent la loi qu’ils ont reçue. Être selon la chair c’est, grec ou juif, être sous la loi. Aussi est-ce en fonction de celle- ci que doivent être compris, dans leur sens paulinien, la chair, le péché et la mort. 9Saint Paul entend par loi la lettre de l’alliance, ce qu’il nommera le premier « l’ancien testament » [17][17]II Cor., III, 14. et, plus étroitement, les prescriptions révélées par Dieu pour conduire l’homme à la justification sans laquelle il n’est ni salut ni vie éternelle. S’il arrive à saint Paul de parler de la loi dans son acception rituelle ou cultuelle, il n’en demeure pas moins qu’il lui accorde une signification essentiellement morale puisque « toute la loi est remplie dans cette unique parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même » [18][18]Gal., V, 14.. La morale dont il est ici question n’est pas la science régionale qui, avec la logique et la physique constituent, pour les stoïciens, la philosophie – cette « fallace vide qui procède de la tradition des hommes, des éléments du monde et non du Christ » [19][19]Col., II, 8. – mais ce dont relève l’économie du salut, l’histoire sainte, bref la totalité des rapports de l’homme, c’est-à-dire du corps, à Dieu. Cela étant, pourquoi tous les corps, grecs ou juifs – ici la différence importe peu –, sont-ils des corps de mort et de péché, pourquoi la loi n’est-elle jamais respectée ou accomplie ? La réponse paulinienne est radicale : la justification par la loi est impossible parce qu’elle méconnaît la justice divine. Où réside cette méconnaissance ? Si « Moïse écrit que la justice de la loi, l’homme qui l’aura pratiquée en vivra » [20][20]Rom., X, 5., alors la justice légale est pour les Juifs la condition à laquelle ils sont appelés à satisfaire pour recevoir la vie. C’est dire, d’une part, que la justice est ce dont nous vivons au sens même où le péché est ce dont nous mourons, et, d’autre part, que la justification devant Dieu dépend de nos œuvres. Mais vouloir obtenir justice par les œuvres de la loi, c’est vouloir l’obtenir par soi-même, de soi-même, et substituer sa propre justice à celle de Dieu. Une telle substitution forme l’essence du péché qui est vantance, affirmation et glorification inconditionnelles de soi-même, « confiance dans la chair » [21][21]Phil., III, 3.. Loin de délivrer du péché, la loi y enferme sûrement, irrémédiablement, et ce qui devrait vivifier condamne à une vie de mort. Sous la loi, les corps demeurent des corps de chair qui « prennent leur ventre pour Dieu » [22][22]Id., III, 19., autrement dit la chair elle-même. Vivre sous la loi selon la chair, c’est donc en fin de compte vivre sous la colère de Dieu. 10Est-ce à dire pour autant que la loi est péché ? « Certes non ! Mais je n’ai connu le péché que par la loi. » [23][23]Rom., VII, 7. Que signifie connaître le péché par la loi ? Faut-il comprendre que la loi révèle le péché en tant que péché ou, plus profondément, que la loi incite au péché, suscite le péché ? La loi ne saurait être la ratio cognoscendi du péché parce que la connaissance n’a pas ici de sens théorique. Et la suite du texte montre clairement que la loi, telle une ratio essendi, est à l’œuvre dans le péché lui-même : « Je n’aurais pas su la convoitise si la loi n’avait dit : tu ne convoiteras pas. Mais le péché a pris occasion du commandement pour produire en moi toute convoitise, car sans la loi le péché est mort. » La loi est donc l’étai du péché, et il y a une ruse du péché comme il y a une ruse de la raison. Relativement à son origine, la loi est sainte, relativement à son donataire charnel, elle est ce par quoi le péché prend corps et se fait connaître. Le péché s’arc-boute sur la loi pour manquer à la loi, tire de la loi la force de transgresser la loi qu’il retourne ainsi contre elle- même, en faisant d’un commandement de vie un instrument de mort. « Moi, je vivais sans loi autrefois ; mais quand le commandement est venu, le péché a pris vie. Moi, je suis mort et je me suis trouvé avec un commandement de vie qui m’a été une mort. » [24][24]Id., VII, 9-10. Si après avoir jadis vécu dans l’innocence, maintenant je suis mort, la mort présente qualifie ma vie, et le péché retourne la vie contre elle-même. Vivre sous la loi ou vivre sous le péché, c’est vivre une vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même, c’est vivre contre la vie, appuyée sur elle en tant qu’elle est à moi, opposée à elle en tant qu’elle est à Dieu. « Je suis mort », cela veut dire : je suis un corps divisé, séparé de Dieu, un corps de chair. 11Cette argumentation appelle d’ores et déjà plusieurs remarques. 1) La vie et la mort ne doivent pas d’emblée s’entendre en un sens biologique, grec, mais relativement à la parole de Dieu qui place tout homme devant le choix de l’une ou l’autre [25][25]Cf. Deutéronome, XXX, 15 sq.. Cela n’implique pas que vie et mort n’aient aucune signification naturelle, mais que la « nature » est toujours comprise dans l’horizon du salut. Tel est d’ailleurs l’un des sens de la création. 2) La description paulinienne de la vie sous la loi suppose qu’il soit possible de récapituler toute l’histoire d’Israël, avant comme après l’exil, selon une loi dont l’observation mènerait au salut. Or, la récapitulation de cette histoire sous « la loi » est tardive et, en outre, loin d’être une servitude, la loi est, pour le juif fidèle et pieux, objet d’amour et source de joie [26][26]Cf. Psaume CXIX.. 3) Enfin, il y a dans la diatribe de saint Paul un saut illégitime, une subreptice modification de sens, pour ne pas dire un véritable sophisme. Obtenir justice par ses propres œuvres n’équivaut nullement à substituer sa propre justice à celle de Dieu. Je peux vouloir être justifié par mes propres œuvres sans que la justice devant laquelle je comparais soit proprement mienne, je peux désirer justice pour moi sans pour autant me rendre justice moi seul et moi-même. Bref, saint Paul ne démontre pas que la justification légale méconnaît la justice divine, est par essence perverse et pécheresse. Or cette affirmation est la pierre angulaire de son interprétation du rôle des Juifs dans l’économie salutaire. Certes, le rejet de la loi procède finalement de la foi en Jésus-Christ en tant qu’il accomplit la loi, sourd d’une nouvelle théophanie. Mais convenir que seule une théophanie peut en abolir une autre conduit ici à admettre une solution de continuité entre le Dieu d’Israël et celui qui ressuscite son Fils, à s’interdire par conséquent de voir en Christ l’accomplissement de la promesse faite à Abraham et, pour finir, à rompre l’unité de l’histoire sainte. 12Revenons à la scission du corps sous la loi qui n’a jamais été aussi puissamment décrite qu’à la fin du chapitre VII de l’épître aux Romains qui, rappelons-le, constituait pour Luther « la pièce maîtresse du Nouveau Testament et le plus pur de tous les évangiles » [27] [27]Préface à l’épître de saint Paul aux Romains (1522). . Lorsque saint Paul ouvre l’analyse de l’ego charnel en posant que la loi est spirituelle, il ne la considère plus comme relevant de la lettre qui tue mais de l’esprit vivifiant du Christ [28][28]Cf. II Cor., III, 6.. La loi est spirituelle quand, rassemblée sur le seul commandement d’amour, elle est devenue charité. C’est donc au regard d’un nouveau principe de justification, d’une nouvelle justice, qu’est exhibée la division du corps charnel sous la loi, division exclusivement perceptible à la fin de la loi, depuis le Christ. Examinons cette description : « Nous savons que la loi est spirituelle mais moi je suis charnel, vendu au péché. En effet, mes œuvres, je ne les comprends pas car ce que je veux, je ne le pratique pas mais ce que je fais, je le hais. » [29][29]Rom., VII, 14 sq. L’ego charnel qui parle ici est partagé entre ce qu’il veut et ce qu’il fait. C’est parce qu’il ne fait pas ce qu’il veut et fait ce qu’il ne veut pas, qu’il ne comprend pas ce qu’il récolte. L’analyse paulinienne, qui doit être entendue en un sens purement éidétique, implique que le corps, qu’il vive selon la chair ou selon l’esprit, soit volonté. Saint Paul détermine l’homme comme corps et le corps comme volonté. Mais que veut proprement le corps ? En tant qu’ouverture à Dieu, il ne saurait proprement vouloir que ce que Dieu a voulu de lui et pour lui en lui révélant la loi, à savoir la vie. La volonté veut la vie. Si donc je ne reconnais pas mes actes et ne m’y retrouve pas, c’est que, voulant la justification et la vie, j’obtiens le péché, et le paradoxe est que je cesse de me comprendre lorsque ma volonté s’affirme contre celle de Dieu au lieu de renoncer à elle-même pour celle de Dieu, mais, dans les deux cas, ce vers quoi se tourne, ou ce dont se détourne, ma volonté est la volonté divine. Le corps que je suis est donc constitué par le rapport de ma volonté à celle de Dieu. Le corps est un rapport entre volontés. Sous la loi, le corps de chair veut le contraire de ce qu’il veut puisqu’il ne veut pas ce que Dieu veut et la volonté est retournée contre elle-même. Cela présuppose d’abord que je sache, en tout état de cause, que la loi est bonne, que la volonté de Dieu est par nature « bonne, plaisante, parfaite » [30][30]Id., XII, 2.. La disjonction du vouloir et du voulu, l’autonomie de ma volonté relativement à ce que par essence elle veut : la volonté de Dieu, implique que la loi soit tenue pour sainte. « Si donc je fais ce que je ne veux pas, j’accorde à la loi qu’elle est bonne. » [31][31]Id., VII, 16. Cela présuppose ensuite qu’il ne suffit pas de connaître la loi, « formule de science et de vérité », pour être justifié et que la connaissance selon la chair est impuissante à gouverner la volonté. 13Partagé entre ce qu’il veut et ce qu’il fait, entre la bonté de la loi et la malignité de ses actes, l’ego charnel est dessaisi de lui-même. « Ce n’est donc plus moi qui accomplis l’acte mais le péché qui habite en moi. Je sais en effet que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair, car vouloir le bien est à ma portée mais non l’accomplir. Ainsi, le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’acte mais le péché qui habite en moi. » [32] [32]Id., VII, 17 sq. Sous la loi, le Je se clive, s’écarte de soi, faut en ayant conscience de soi comme d’un autre, et ce n’est pas tant le sujet qui est pécheur que le péché sujet. Dans la proposition : « Je veux le bien et je fais le mal » qui caractérise le corps sous la loi, le premier Je n’est pas identique au second. L’un appartient à Dieu, l’autre à la chair. Le Je qui veut le bien est celui dont la volonté appartient à Dieu, le Je qui fait le mal, celui dont la volonté désobéit à Dieu au profit de la chair. Vouloir le bien, c’est vouloir la vie, et le mal est la mort que je ne veux pas. Le bien et le mal, la vie et la mort s’ordonnent à ma volonté pour désigner chacune des possibilités de mon rapport à Dieu. Et comme saint Paul, qui assimile le mal au péché, ne conçoit jamais Dieu hors de toute relation avec l’homme, celle-ci, quelle qu’elle soit, s’inscrit dans l’antagonisme du bien et du mal. L’histoire sainte est une histoire morale, le Dieu qui juge du bien et du mal, un Dieu moral, bref tout se laisse comprendre sous l’opposition du bien et du mal, la connaissance du bien et du mal est celle, ultime, de la vie et de la mort, de ce qui vivifie et de ce qui mortifie en retournant la vie contre elle-même. Faut-il rappeler que les œuvres de la chair s’opposent aux fruits de l’esprit comme autant de vices à autant de vertus [33][33]Cf. Gal., V, 17 sq. ? 14La chair et l’esprit se disputent le Je, c’est-à-dire le corps. Il suffit pour s’en convaincre définitivement de poursuivre la lecture du chapitre VII de l’épître aux Romains : « Je trouve donc une loi pour moi lorsque je veux faire le bien : seul le mal est à ma portée. Car selon l’homme intérieur, je me complais dans la loi de Dieu, mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi de péché qui est dans mes membres. » [34][34]Rom., VII, 21 sq. Qu’est-ce que l’homme intérieur, et que vise saint Paul en reprenant cette expression platonicienne [35][35]Cf. République, IX, 589 a et Plotin, Ennéades, V, I, 10. ? L’homme intérieur s’oppose d’abord à l’homme extérieur comme l’esprit à la chair. Dans la seconde épître aux Corinthiens, saint Paul écrit : « Même si notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » [36][36]II Cor., VI, 16. Mais ensuite, et tel est le cas dans l’épître aux Romains, l’homme intérieur équivaut à la raison, et la raison à l’esprit. Que faut-il entendre ici par raison ? La raison, c’est la volonté en tant qu’elle connaît l’alternative devant laquelle elle est placée : le bien ou le mal, la vie ou la mort. A cet égard, la raison n’est ni bonne ni mauvaise, mais neutre. Dès lors, pourquoi saint Paul l’identifie-t-il à la loi de Dieu, à l’esprit ? Est-ce à dire que la volonté choisit toujours le bien ? Non, cela signifie seulement qu’elle se décide toujours pour le bien lorsque, conforme à son essence, elle est ce qu’elle doit être et ce qu’il lui est commandé d’être, à savoir volonté de vie, volonté de Dieu. Saint Paul peut confondre la raison et l’esprit parce que la volonté implique toujours une connaissance et que nul n’ignore, la conscience morale en témoigne, que la loi est bonne, sainte. 15Si l’homme intérieur que je suis se complaît dans la loi de Dieu tout en étant rivé au péché, la division du soi, le retournement du corps contre lui-même résultent de l’affrontement de la chair et de l’esprit pour la domination de mes membres. Mon corps peut être soumis à la chair ou à l’esprit, vivre de soi et par soi ou vivre de Dieu et par Dieu, être régi par le bien ou par le mal. Mais pour que ces deux possibilités lui soient offertes et puissent lui être propres, il faut que le corps, en tant que rapport de volontés, soit lui-même un phénomène moral dont la constitution en tant que telle dépend du péché ou de la justice, un phénomène dont l’être et la manière d’être sont toujours fonction du bien et du mal. En d’autres termes : le corps sous la loi est appelé à la mort, est un corps de mort, le corps affranchi de la loi est appelé à la vie, investi par l’esprit, sanctifié. La fin du règne de la loi ouvre donc la possibilité d’un changement de condition des corps, d’une requalification du corps et, centrée sur l’œuvre salvatrice du Christ, l’histoire sainte est toujours aussi l’histoire des corps.