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Marie-José Latour
2010/2 n° 15 | pages 21 à 40
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749213415
DOI 10.3917/enje.015.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2010-2-page-21.htm
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1, 2, 3 : la répétition *
Marie-José LATOUR
Y a-t-il une activité humaine qui ne soit pas prise dans la répé-
tition ? Répéter : revenir, redire, recommencer, reprendre. Dire ce que je
fais, rapporter, parler, faire ce que je dis. Ressasser, réitérer, ratiociner,
ruminer. Essayer, citer, réciter, réclamer. Recréer, raconter, réécrire, réins-
crire, rayer. Restituer, refaire, jouer. Rabâcher, répépier, représenter,
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rapporter. Retrouver le même est impossible, c’est cet impossible qui cause
la répétition. C’est un impossible à répéter qui se répète. C’est parce qu’il
est impossible de répéter qu’il est impossible de ne pas répéter. « Loué soit
le cor de postillon ! », s’exclamait celui que Lacan nommait « le plus aigu
des questionneurs de l’âme avant Freud 1 », Søren Kierkegaard 2. Cet ins-
trument dont on n’est jamais sûr de pouvoir tirer le même son, « celui qui
le porte à sa bouche pour y déposer sa sagesse ne se rendra jamais cou-
pable d’une reprise et celui qui, en guise de réponse, met à la disposition
de son ami un cor de postillon, ne dit rien, mais explique tout. […] C’est
mon symbole. […] le cor de postillon sur ma table doit toujours me rappe-
ler ce qu’est le sens de la vie. Vive le cor de postillon ! ».
La syntaxe du hasard
La répétition, ça conte donc, et la question clinique qui se pose est :
comment ça compte ? « Conter » et « compter » ont la même étymologie,
ils viennent de computare, calculer, énumérer, dresser la liste. Cela dit
assez bien qu’il n’y a pas qu’une façon de compter. « Conter » a long-
temps désigné la narration des choses vraies et ce n’est qu’au XVIe siècle
qu’il prend l’acception péjorative du « récit fait pour abuser ». Dommage,
car c’est bien là que la vérité révèle son ordonnance de fiction 3 !
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indique, dans la langue française, avec ce qui ne cesse pas. Freud pro-
posait l’Anankê, la Nécessité, comme un nom pour le destin, la force des
choses (« j’ai deux dieux : Logos et Anankê, l’inflexible raison, le destin
nécessaire 4 »), et elle va donner à Lacan l’occasion de donner un autre
accent à la répétition : « La répétition est unique à être nécessaire 5 », pour
la construire comme concept fondamental de la psychanalyse.
En commençant à lire les textes au programme des enseignements
des collèges cliniques sur le thème de l’année, je me suis rendu compte
que les Écrits commencent par un texte qui concerne la répétition et que
ce même texte commence par une phrase sur la répétition : « Notre
recherche nous a mené à ce point de reconnaître que l’automatisme de
répétition prend son principe dans ce que nous avons appelé l’insistance
de la chaîne signifiante. » C’est cette fonction d’insistance qui est à la
racine même du langage et que Lacan situait d’ailleurs comme la marque
d’un véritable enseignement, « celui qui arrive à éveiller une insistance
chez ceux qui écoutent 6 ». Nous savons à quel point il y est parvenu, et
encore à ce jour.
Cette première référence de Lacan sur la répétition est donc un
conte que Lacan lui-même nomme ainsi, « La lettre volée » d’Edgar Allan
Poe, un conte « fondamental pour un psychanalyste 7 », puisque s’y lisent
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4. S. Freud, « Entretien avec Charles Baudoin », dans C. Baudoin, Y a-t-il une science de
l’âme ?, Paris, Fayard, 1957, p. 50.
5. J. Lacan, « D’un dessein », dans Écrits, op. cit., p. 367.
6. J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de
la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 242.
7. Ibid., p. 211.
8. P. Quignard, La barque silencieuse, Paris, Seuil, 2009.
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genre presque inhumain », l’importance des contes, non pas de ceux qui
nous feraient dormir debout, mais de ceux qui mettent en leur cœur l’in-
dompté, l’indomptable, cela même qui ne s’en laisse pas conter ! En effet,
les contes sont ces récits qui mettent en évidence « l’autre côté du “Il était
une fois”, [là où] se tient le “Un jour, mourir” ».
Il suffit de relire le texte de Freud dans Psychopathologie de la vie
quotidienne 9 pour prendre la mesure de l’automaton du signifiant et se
rendre compte à quel point, « pendant que le sujet n’y pense pas, les sym-
boles continuent à se chevaucher, à copuler, à proliférer, à se féconder,
à se sauter dessus, à se déchirer 10 ». L’ordre du symbole n’est pas consti-
tué par l’homme mais le constitue. À dire un nombre au hasard, vous ver-
rez comment 78 se trouve être la moitié du prix du chapeau que vous
auriez souhaité vous offrir et à ce prix-là le désir aurait pu s’exaucer !
Souvenez-vous, plus près de nous, du témoignage de Pierre Rey 11. Il
raconte comment il est abasourdi par ce que lui fait remarquer l’ami qui
l’a envoyé chez Lacan, « le Gros ». Ce qu’il dit, ses paroles, ses histoires,
celles qu’il écrit, puisque c’est son métier, ne doivent rien au hasard, sou-
tient celui-ci. Par exemple, à propos d’un dialogue où est demandé « À
quelle profondeur sommes-nous exactement ? » est répondu « Soixante-
trois mètres vingt-sept ». Pourquoi 63,27 ? Par hasard, répond P. Rey.
Quelques semaines plus tard, ils se bousculent involontairement dans une
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12. J. Lacan, « Le séminaire sur “La lettre volée” », op. cit., p. 30.
13. Ibid., p. 16.
14. P. Quignard, La barque silencieuse, op. cit.
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Bobines et comptines
Il paraît que « l’adulte, voire l’enfant plus avancé, exigent dans leurs
activités, dans le jeu, du nouveau ». Les marchands ne s’y trompent pas !
Mais quel est le vrai secret du ludique ? interroge Lacan. Si pour l’adulte
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15. J. Lacan, « Le séminaire sur “La lettre volée” », op. cit., p. 50.
16. Ibid., p. 43.
17. J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie…, op. cit., p. 231.
18. R. Adam, Lacan et Kierkegaard, Paris, PUF, 2005.
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19. J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux…, op. cit., p. 60.
20. L. Aragon, « Persiennes », dans Œuvres poétiques complètes, tome I, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque La Pléiade », 2007.
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premier temps Lacan relève dans les jeux d’occultation le lieu où « le désir
s’humanise et où l’enfant naît au langage 24 », cette bobine « réelle » anti-
cipe ici la dimension de réel qui va être le nouvel axe autour duquel, à
partir du Séminaire XI, Lacan va centrer la répétition.
Enfin, je voudrais vous dire un mot sur la bobine de Lacan, la bobine
torique. Vous savez que dans le Séminaire IX Lacan choisit le tore pour
présenter la structure de la névrose, soit cette figure topologique qui,
comme la structure de départ de l’organisme, a un intérieur. Le tore est
donc constitué de deux cercles autour d’un axe, ces deux cercles ne pou-
vant s’évanouir sans que l’âme du tore ne s’évanouisse. Ce qui intéresse
particulièrement Lacan, c’est l’irréductible du trou. Sur cette figure, il exa-
mine les deux cercles. Un cercle fait la révolution et constitue la scansion
de la demande répétitive qui s’enroule comme un fil autour d’une bobine.
Nous y voilà !
La demande fait donc le tour du tore et revient à son point de
départ. Rappelons que répétition vient du latin re-petitio ; petitio, c’est la
réclamation, la requête, la pétition, la demande du re. Au moment où la
demande accomplit cette ré-volution, sans avoir besoin de compter, on
sait qu’elle a fait un tour de plus, le tour autour du cercle vide, le cercle
du désir. Autrement dit, quand on pense avoir fait le tour de la question,
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24. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op. cit., p. 318.
25. J. Lacan, « L’étourdit » (1972), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 445-496.
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Sujet à redite
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1, 2, 3 : la répétition —— 31
31. J. Lacan, Le séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie…, op. cit., p. 110.
32. J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux…, op. cit., p. 54.
33. Ibid., p. 59.
34. J. Lacan, Le séminaire, Livre IX, L’identification, inédit, leçon du 16 mai 1962.
35. S. Kierkegaard, La reprise, op. cit., p. 114-115.
36. Cité par N. Rimasson-Fertin, dans J. et W. Grimm, Contes pour les enfants et la mai-
son, Paris, José Corti, 2009, p. 591.
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non plus une culture du malheur. Une psychanalyse est ce qui permet « au
sujet de se placer dans une position telle que les choses, mystérieusement
et presque miraculeusement, lui arrivent à bien, qu’il les prenne par le
bon bout 39 ». Cela prend un certain temps de pouvoir choisir cette place,
d’abandonner celle où l’on reste sous les coups. Pourquoi quelqu’un
peut-il prendre goût à rester sous les coups du sort ? C’est vraiment le type
de question qui se traite dans une cure analytique pour peu que celui qui
s’y engage ne recule pas à trouver à redire à se savoir sujet à redite.
La reprise
Chaque analysant sait combien de fois il a fallu reprendre, revenir sur
tel ou tel signifiant, tel ou tel souvenir, telle ou telle scène, pour attraper le
point qui change radicalement la perspective. La différence qui surgit là
dans ce qui est pourtant une répétition m’a amenée à me demander quelle
était finalement la différence entre un remake et une reprise. Comment se
fait-il que je n’aille pas voir Taxi 4 ou L’âge de glace 2 alors que je vais
m’intéresser à la reprise d’Hiroshima mon amour par Nobuhiro Suwa ?
Nobuhiro Suwa est un cinéaste japonais né à Hiroshima. Il a réalisé
H Story 40 en 2000. Il se propose dans ce film de refaire, mot pour mot,
intonation pour intonation, mais aujourd’hui et avec d’autres acteurs, le
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42. J. Lacan, Le séminaire, Livre IX, L’identification, op. cit., leçon du 16 mai 1962.
43. J. Lacan, « Compte rendu sur La logique du fantasme », dans Autres écrits, op. cit.
44. Cité par S. Kaganski, « Sur le tournage de H Story », Les inrockuptibles, 8 mai 2001.
45. N. Suwa, H Story, op. cit.
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46. Entretien avec S. Lange, Mensuel de l’EPFCL, n° 47, Paris, décembre 2009.
47. F. Pessoa, Ode maritime, Paris, Éditions de La Différence, 2009.
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Chiffrage et répétition
Colette Soler a distingué, dès son séminaire de 1991-1992, La répé-
tition dans l’expérience analytique, la répétition des Uns dans le chiffrage
de la répétition en tant que concept fondamental de la psychanalyse,
celle qui vient à la charge des psychanalystes 50. Suivant l’élaboration de
Lacan, on peut dégager les trois temps de la structure de la répétition : le
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temps de la rencontre (temps 1), que l’on peut nommer également l’ex-
périence de jouissance (trauma ou plaisir exquis), qui est différent de la
rencontre avec l’Autre du signifiant, puis le temps de l’immixtion de la dif-
férence (temps 2), soit de la perte, et enfin le temps de la répétition de la
perte (temps 3) et de la jouissance en tant que perdue. Il y a donc une
marque, l’index de cette perte et la perte assurée. L’essence du signifiant
étant la différence, le premier signifiant est inaugural de la jouissance
qu’une rencontre a inscrite, mais il ne pourra être repéré qu’après coup ;
c’est en effet un temps logique qui inscrit le trait unaire comme mémorial
de jouissance (s’il y a commémoration, alors c’est qu’il y en a eu). Le
deuxième temps vise la retrouvaille, nécessairement perdue, puisque le
même, d’être répété, diffère. La deuxième fois fonde la première comme
perdue. Ce deuxième temps inscrit la perte, le ratage, qui au troisième
temps se répétant inscrit l’écart entre le premier et le deuxième.
Cette question du trait unaire est essentielle. Le trait unaire est non
pas le signifiant mais ce qui le rend possible 51. Le trait inscrit la chose au
prix de son effacement, crée les vertus de la soustraction. Ce qui compte,
c’est non pas le un de la totalité mais le un de la différence. Ce trait de
discrétion affecte d’une perte celui qui en subit la marque. Nous avons
une approche imaginaire de ce temps mythique dans Métaphysique des
tubes 52, comme Brigitte Hatat 53 nous l’a remis en mémoire en Avignon.
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51. J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, en
particulier le chapitre III.
52. A. Nothomb, Métaphysique des tubes, Paris, Albin Michel, 2000.
53. B. Hatat, « De la nécessité à la contingence », inédit, mars 2010.
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la main vers lui, Dieu, décidé à le mordre, s’arrête, surpris par un bâton
blanchâtre entre les doigts. « C’est du chocolat blanc de Belgique, dit la
grand-mère […] c’est pour manger. » Petit morceau d’anthologie où l’au-
teur décrit le plaisir exquis dont la marque va changer le rapport du sujet
au monde, au point de pouvoir s’y compter : « En un soubresaut de cou-
rage, il attrape la nouveauté entre ses dents, la mâche mais ce n’est pas
nécessaire, ça fond sur la langue […] le miracle a lieu. La volupté lui
monte à la tête, lui déchire le cerveau […]. C’est moi qui vis ! Je ne suis
pas “il” ni “lui”, je suis moi. » Grâce à une expérience de jouissance qui
transforme la perception en représentation, le vivant devient sujet. La
barre de chocolat écrit l’effet de perte qui produit le sujet divisé. Cet Un
inaugural n’est pas un signifiant de l’Autre, c’est un Un de jouissance.
Il y a une grande différence entre construire un nombre et le numé-
rer. Du même ordre que celle que l’on rencontre entre la construction cli-
nique et l’énumération des séances. Le Un qui est au principe de la répé-
tition est fendu d’un manque. D’où vient ce premier Un ? J’avais rapporté
cette remarque fort pertinente d’une fillette qui témoignait d’une certaine
fascination devant une énumération sans fin, à laquelle j’avais cru objec-
ter : « Oui, on peut toujours ajouter 1. » « – Oui bien sûr, me rétorqua-
t-elle. Mais le problème… c’est qui ? Qui c’est qui ajoute 1 ? Car si per-
sonne n’ajoute 1, alors le nombre il n’existe pas ! » Un autre enfant m’a
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