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LE CONCEPT D'INCERTITUDE : DU CONSTAT À L'ESPOIR...

Cécile Van de Leemput, Pierre Salengros

Presses Universitaires de France | « Le travail humain »

2007/3 Vol. 70 | pages 201 à 208


ISSN 0041-1868
ISBN 9782130561354
DOI 10.3917/th.703.0201
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2007-3-page-201.htm
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ÉDITORIAL
EDITORIAL

LE CONCEPT D’INCERTITUDE :
DU CONSTAT À L’ESPOIR...
THE INCERTAINTY CONCEPT :
FROM STATEMENT TO ESPERANCE
par C. VAN DE LEEMPUT et P. SALENGROS1

Le concept d’incertitude aura coloré le dernier demi-siècle, et inspiré


bon nombre de recherches dans le cadre des sciences humaines, et parti-
culièrement de la psychologie du travail, alors même que nous nous atten-
dions, dans la foulée des travaux nés des progrès de l’intelligence artifi-
cielle et de la robotique, et du développement de l’informatique, à la
naissance d’une société technicienne basée sur les certitudes de jugement
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et d’évaluation.
Nous utilisons le terme d’ « incertitude » comme s’il était familier et
univoque à tous les chercheurs de notre discipline ; cependant le fait que
chacun des contributeurs des articles de ce numéro spécial ait tenu à pro-
poser une définition – au moins – montre qu’il ne s’agit pas là d’un terme
univoque, même appliqué à un domaine bien défini de la pensée. Nous ne
le définirons pas autrement dans cette introduction, mais le lecteur aurait
tout bénéfice à ne pas s’aventurer dans l’une des monographies présentées
sans s’arrêter à cette détermination particulière, qui souvent définira déjà
les options de recherche proposées.
Guy Karnas, à qui nous rendons hommage, a accompagné la plupart
des développements de la psychologie du travail au cours du dernier tiers
du XXe siècle, quand il ne les a pas marqués par ses travaux, et on peut
dire qu’il a été ainsi acteur, spectateur et enseignant de ses évolutions. Il
ne serait pas aisé à ses collègues de retracer aujourd’hui l’évolution de la
pensée d’un scientifique qui a toujours manifesté ses inquiétudes quant
aux grands élans de réussite de sa discipline, privilégiant toujours le doute
raisonnable comme fondement de son évolution de penseur.
En consonance avec ce doute, le constat doit être entériné aujourd’hui
qu’une partie au moins des espérances qui avaient vu l’essor de cette dis-
cipline, qui portait à l’origine les vocables de « psychologie industrielle »
ou de human engineering, n’ont pas abouti aux succès escomptés à court et
moyen terme.

1. Université libre de Bruxelles, Laboratoire de psychologie du travail et psychologie écono-


mique (LAPTE), avenue Roosevelt, 50, CP 122, 1050 Bruxelles, Belgique ; lapte@ulb.ac.be.

Le Travail Humain, tome 70, no 3/2007, 201-208


202 C. Van de Leemput et P. Salengros

QUELQUES MOTS D’HISTOIRE


ET UNE PREMIERE FRONTIÈRE

Lorsque Jean-Marie Faverge vient s’installer à Bruxelles, après une


carrière déjà longue dans le domaine de l’étude du travail au CERP à Paris,
et au moment où l’ouvrage fondateur qu’il écrit avec André Ombredane,
Analyse du travail paraît aux PUF, les grands principes de ce que sera la
fondation de la pensée ergonomique, en particulier l’ergonomie physique
et la pensée informationnelle, sont déjà mis en place et conduisent à des
succès certains. Dans la foulée de la théorie de l’information et de la signi-
fication des travaux relatifs à la détection du signal, ces deux principes
vont contribuer fortement à asseoir le sentiment qu’un pas décisif a été
franchi dans la maîtrise de l’analyse de l’activité humaine, avec des retom-
bées sur l’accidentabilité ou sur l’organisation, par exemple. Dans
l’Europe des Six récemment constituée, ces travaux vont contribuer à la
mise en œuvre de grands projets d’études, comme le programme cadre de
la Communauté européenne consacré à la sécurité dans les mines de char-
bon, les mines de fer et la sidérurgie. Ces travaux vont ensuite mettre en
évidence l’importance de l’ergonomie des systèmes, mais aussi rencontrer
les prémisses de l’ergonomie des modes de pensée, au travers de cette
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démarche qui portait alors le nom d’ « ergonomie heuristique », et qui
allait donner naissance à l’ergonomie cognitive.
Dès ses premiers travaux, G. Karnas est confronté à une frontière inat-
tendue. Dans l’étude qu’il consacre à l’activité du réservateur de com-
pagnie aérienne, en particulier à la mise en œuvre d’un processus de sur-
réservation (overbooking) des sièges d’avion, nécessaire aux résultats
économiques de la compagnie, il montre que, quelle que soit la simulation
utilisée pour assister le réservateur, aucune ne permet de faire mieux que
le comportement « heuristique », et parfois apparemment incohérent, de
celui-ci. Si des règles existent pour approcher au mieux le remplissage des
sièges de l’appareil, elles apparaissent hautement informelles, malaisé-
ment transférables par formation, et ne peuvent guère se transmettre que
par un processus long de compagnonnage. On trouvera un développe-
ment de ces résultats dans la contribution de P.-J. Marescaux, dans ce
numéro.
En un sens, l’expérience est terrifiante ; si elle contribue à la définition
de la quatrième démarche de l’ergonomie, elle remet en cause l’un des
piliers de la psychologie du travail des mieux établis depuis des décennies,
la formation du personnel, le sentiment que le psychologue du travail est
clairement la ressource méthodologique phare en cette matière. Qu’on en
juge par l’un ou l’autre exemple : les travaux du CERP en France dans les
années 1950 ; ou le développement de l’école roumaine dans la formation
professionnelle... L’assurance que les didactiques du travail initiées par
l’expérience de l’analyse psychologique permettent de répondre à la majo-
rité des besoins de formation dans le monde du travail menace de
s’évanouir. C’était pourtant, pour le psychologue du travail dans les
années 1960, la porte d’entrée privilégiée dans le monde du travail.
Le concept d’incertitude : du constat à l’espoir... 203

Certes, les exemples « aberrants » de ce type ont pu paraître rares à


l’origine, et soutenir les efforts vers une didactique de la formation ; mais
la complexification du contenu intellectuel des emplois, qui allait
conduire au développement de la psychologie cognitive et aux difficultés
croissantes de création d’une méthodologie en la matière, allait bientôt
montrer que la ressource du processus formatif devait être modulée par
d’autres variables. Ainsi, et alors que la relation homme-activité paraissait
jusque-là singulière, il est apparu que des critères psychosociaux devaient
entrer dans les préoccupations du chercheur. On en trouvera de nom-
breux exemples dans les contributions de ce numéro.

PROBLEM SOLVING ET INCERTITUDE

G. Karnas allait poursuivre ses recherches dans le domaine de la réso-


lution de problèmes et initier des projets dans ce cadre, proches des
préoccupations de la décision industrielle, mais proches aussi de la
recherche de laboratoire ; bien des équipes de chercheurs, à l’université
ou sur le terrain, œuvraient dans cette perspective, avec bonheur, tout en
rencontrant les limites déjà évoquées. Déjà, les problèmes de la consigne,
pour ne parler que de ceux-ci, posaient des questions dans l’ajustement
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des items d’investigation ; une incertitude de plus.
P.-J. Marescaux a été, à Bruxelles, une cheville ouvrière de ces tra-
vaux, et il les évoque dans son article « Exigences, incertitudes et ajuste-
ment des conduites ». Revenant aux fondamentaux de cette méthodo-
logie, il y rappelle quelques idées sources ; tout d’abord, que l’idée
d’incertitude relève essentiellement de la notion de probabilité, et qu’on
peut la rattacher à la seconde démarche de l’ergonomie, le traitement de
l’information, l’ajustement au « signal », les opérations de vigilance ;
adepte d’une généralisation du problem solving, il montre que l’incertitude
informationnelle n’est pas l’apanage des tâches cognitives fortes, comme
la gestion de radars ou l’interprétation de tumeurs sur des radiographies,
mais qu’elle est bien partagée par les exigences du travail d’exécution, par
exemple dans les tâches d’évaluation des quantités de travail ou celles qui
concernent l’adaptation de l’opérateur aux demandes de l’organisation.
Montrant qu’il s’agit là de mécanismes comparables d’incertitude, des
exemples comme la gestion ouvrière des immondices interpellent en
contrepoint aux recherches complexes sur le poids de la navigation
aérienne sur les opérateurs.

INCERTITUDE ET SÉCURITÉ

S’il est un domaine qui semble voué naturellement à l’évocation du


concept d’incertitude, c’est bien celui de la sécurité et de la fiabilité
humaine. Les travaux en la matière anticipaient de beaux espoirs et per-
mettaient la formalisation de modèles, qui supposaient des gains sérieux ;
204 C. Van de Leemput et P. Salengros

toutefois, l’étude de la problématique de l’ « accident » n’a jamais pu


satisfaire complètement les exigences des ergonomes..., ni celle des assu-
reurs industriels. Les travaux consacrés à l’erreur humaine, notamment
dans des cas particulièrement médiatisés, apportent l’évidence qu’il reste
des démarches à poursuivre, et bien des variables à explorer, avant
d’espérer faire faire un nouveau bond à la question de la fiabilité
humaine.
La maîtrise des risques et leur gestion sont restées l’un des défis les
plus visibles – et pour cause – de la psychologie du travail, et un problème
majeur tant pour les théoriciens que pour les praticiens. En cette matière,
il a fallu abandonner l’espoir de s’en tirer avec les seules variables fac-
tuelles de l’événement, et avec les pédagogies d’arbre des causes pour tout
bagage. L’inscription de variables relevant de la psychologie sociale des
opinions et des attitudes paraît nécessaire pour rendre compte de
l’interprétation des situations accidentogènes. C’est là une méthodologie
qui émerge depuis peu et à laquelle D. R. Kouabenan a consacré ses tra-
vaux de recherche. D. R. Kouabenan propose, dans « Incertitude, croyan-
ces et management de la sécurité », une telle analyse, ainsi qu’une pers-
pective analytique en la matière.
La contribution de D. R. Kouabenan s’attache à la perspective des
représentations, le risque étant vu tant comme un construit cognitif que
comme un construit social, sinon politique. Se référant au concept
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d’image opératoire, il évoque à l’appui de ses convictions plusieurs recher-
ches de G. Karnas aussi bien dans le domaine de la sécurité routière que
dans le domaine industriel. « En situation d’incertitude, les représenta-
tions et les croyances permettraient de compenser l’absence d’explication
rationnelle et de donner sens aux événements », argumente-t-il, ouvrant là
une nouvelle porte aux recherches.
Interprétant les croyances comme spécifiquement génératrices d’incer-
titude ou de fausse certitude, les travailleurs (ce concept au sens large, car
conduire un véhicule, c’est aussi un travail) auraient recours à des heuris-
tiques de prise de décision. Ils pourraient être alors victimes d’un
ensemble de biais de l’évaluation des risques.

LIMITES DE L’OPÉRATEUR ET RATIONALITÉ LIMITÉE

En règle générale, les limites de l’opérateur, en tant que travailleur,


vont apparaître rapidement comme bien plus difficiles à surmonter que ne
le laissaient penser la richesse des résultats expérimentaux de terrain. Les
principes du processus ergonomique supposaient un opérateur bien
formé, et répondant correctement aux sollicitations de son environne-
ment. Somme toute, nous vivions là selon cette hypothèse que, lorsqu’il
s’agit de son activité, professionnelle ou privée, l’homme se conduit de
manière aussi algorithmique ou raisonnable que possible, même s’il ne
peut y répondre complètement.
Mais cette rationalité même pose question. Comme on pouvait s’y
attendre, c’est dans le domaine économique que le constat a été d’abord
Le concept d’incertitude : du constat à l’espoir... 205

fait du caractère irrationnel de la décision humaine, entraînant l’incer-


titude de sa prédictibilité. Les travaux de Herbert Simon sur le concept de
« rationalité limitée » avaient ainsi intéressé la réflexion de G. Karnas.

DE L’ÉCONOMIQUE À LA GESTION
DES CARRIÈRES ET DES EMPLOIS

Dans cette perspective socio-économique, il faut reconnaître que bien


des processus démographiques ou productifs pèsent toujours davantage
sur les garanties et les certitudes dans le domaine de l’emploi. Fr. Fracca-
roli, dans « L’expérience psychologique de l’incertitude au travail », ana-
lyse l’expérience de l’incertitude dans le domaine professionnel en termes
d’attentes par rapport au travail, de construction de l’identité personnelle
ou professionnelle, en termes de sens donné à la carrière, ou de liens avec
l’organisation du travail elle-même.
Ses travaux nous placent au centre d’une culture du travail qui est
aujourd’hui profondément modifiée sur le plan des perspectives d’emploi
et de carrière ; l’instabilité des postes de travail est devenue la règle, les
emplois intermittents ou atypiques deviennent le mode préférentiel de
gestion industrielle. On peut comprendre dès lors que le sens du travail
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change et que des rapports contradictoires naissent entre les vœux indivi-
duels pour un emploi stable et durable, et « l’expérience sociale concrète
de l’instabilité ou de la précarité ».
L’auteur lie ces difficultés, la gestion des carrières et le contrat psycho-
logique, dans le cadre de l’équité et de la justice procédurale. Comment
faire entrer les perspectives de flexibilité dans les rapports entre incerti-
tude et perception d’équité ? Comment intégrer les attentes, attitudes,
comportements vis-à-vis du travail dans la sphère collective ou indivi-
duelle du travailleur ? Des recherches initiées par le Bureau international
du travail avaient apporté des éclairages surprenants sur des métiers peu
étudiés sous l’angle de leur niveau de précarité, comme les secteurs non
marchands ou de l’Horeca (hôteliers, restaurateurs, cafetiers).
Incertitude de carrière, incertitude de choix professionnel, le lien est
évident ; et si nous intervertissons ici ce qui est le déroulement diachro-
nique des événements, c’est pour mieux mettre en lumière les incertitudes
qui habitent le début même du processus de détermination des options
professionnelles.
Y. Forner s’intéresse à « l’indécision de carrière des adolescents ». Ses
prémisses regardent les univers familiaux et scolaires des sujets ; son projet
ne peut naturellement pas consister à fustiger l’indécision en la matière, qui
apparaît ici comme bien plus naturelle que partout ailleurs. En un certain
sens, on pourrait même parler de l’éloge de l’incertitude : divers auteurs
assument positivement l’incertitude ou évoquent la « sagesse de l’indé-
cision ». Selon Y. Forner, l’indécision « laisserait la personne disponible
aux changements, ce qui pourrait constituer un facteur d’adaptation ».
Naturellement, il est nécessaire de dépasser le seul constat du droit à
l’indécision ou à l’incertitude. Encore faut-il évaluer. L’évaluation de
206 C. Van de Leemput et P. Salengros

l’indécision passe par l’analyse d’un certain nombre d’outils, d’échelles,


d’inventaires. Ces inventaires vivent la réalité de la création de telles
épreuves qui se basent sur la mise en œuvre de « facteurs d’indécision » en
vue de leur validation. Y. Forner se penche spécifiquement sur le concept
de soi et sur l’identité, en vue de leur modélisation.

L’INCERTITUDE ET LE POUVOIR DU SUJET

Les difficultés du psychologue social ou du travail, sinon celles du psy-


chologue scolaire se sont approfondies tout au long des quarante derniè-
res années ; et l’on peut épiloguer à perte de vue sur l’ensemble des rai-
sons qui conduisent à ce diagnostic. Sans doute d’abord la plus grande
proximité du psychologue avec les personnes qui ont recours, bon gré,
mal gré, à ses services ; une perte de la naïveté de ces dernières vis-à-vis
des interactions avec le praticien ; le sentiment que dire la vérité (et par-
fois simplement répondre aux questions) n’était peut-être pas la meilleure
manière de préserver ses intérêts... La sélection et le recrutement, la for-
mation, l’évaluation des personnes, jusqu’à l’orientation scolaire et profes-
sionnelle ont vécu cette incertitude spécifique d’autant plus vexante que le
psychologue a le sentiment d’agir pour le bien, sinon le mieux, de la per-
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sonne qu’il prend en charge, et qu’il y a quelque malaise à définir où l’on
en est de la relation avec son interlocuteur.
Si l’on ajoute les incertitudes qui pèsent sur la Société globale, mais
aussi sur chacune des micro-sociétés – école, hôpital, usine, administra-
tion –, et si l’on prend en compte l’incidence des médias de toutes formes,
l’on peut comprendre que la tâche du psychologue ait perdu la limpidité
et les indices de certitude qu’elle semblait montrer à l’aurore des
années 1960. L’image d’assistance se brouille au profit d’une relation
conditionnelle... L’exemple de l’indécision de carrière chez des adoles-
cents, développé par Y. Forner, semble le prototype parfait de l’incer-
titude. À partir de divers instruments dont il discute la pertinence, l’auteur
situe paradoxalement l’incertitude comme mécanisme d’explicitation
– mécanisme salutaire – de l’indécision de ces jeunes dans leur quête
d’avenir.

INCERTITUDE ET STRESS

La conception de l’incertitude dans la perspective de Y. Forner, pour


ce qui est de l’indécision, interpelle directement les travaux menés sur le
stress et sur le sens du travail. G. Karnas a été l’un des promoteurs de
l’étude Belstress (1995-1999) consacrée à un double projet : un projet
médical focalisé sur les relations entre stress professionnel et cardiopathies
ischémiques ; un projet psycho-organisationnel centré sur les antécédents
organisationnels, ceux liés à la fonction et à l’individu, afin de comprendre
le stress ressenti, ses conséquences à court et à long terme. Il va en parti-
Le concept d’incertitude : du constat à l’espoir... 207

culier interroger les modèles régissant la problématique du stress, et en


particulier celui de Karasek, très utilisé dans les travaux des praticiens, et
il en souligne les difficultés d’analyse.
Acceptant le défi d’établir un parallèle entre stress et incertitude,
A. Lancry tente d’abord une définition opérationnelle de ceux-ci, en évo-
quant pour l’incertitude les risques de contamination d’autres vocables
plus ou moins proches – doute, désordre, complexité, etc. Les idées qu’il
introduit dans cette perspective ont des rapports avec ceux de ses col-
lègues analystes : probabilité, indécision, contraintes... En raison des rela-
tions intimes entre stress et personne, il suggère de distinguer l’incertitude
liée aux trajectoires personnelles de celle liée aux trajectoires profession-
nelles, sans négliger leurs interactions. Proposant opportunément la défi-
nition « interférence d’une décision humaine et la survenue d’un événe-
ment aléatoire externe », il souligne tant l’importance de la prise en
compte de variables personnelles que celle du locus of control. Il rejoint
Fr. Fraccaroli dans la prise en compte des variables socio-économiques,
insécurité de l’emploi, contraintes de l’organisation, pressions tempo-
relles, stresseurs sociaux...

MÉTHODOLOGIE STATISTIQUE,
QUESTIONNAIRES ET INCERTITUDE
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Ne pas évoquer l’investissement de G. Karnas en ce qui regarde les
préoccupations méthodologiques de la psychologie serait laisser un pan
complet de sa carrière sous silence. Dans la tradition de son Laboratoire,
Guy Karnas s’est beaucoup investi dans la poursuite des travaux initiés
par Jean-Marie Faverge dans le domaine statistique, l’ayant accompagné
dans la formalisation informatique de l’analyse typologique puis dans le
développement de l’analyse factorielle des correspondances, sous le
vocable d’ « analyse binaire classique ». Il avait proposé une analyse à trois
modes, appelée analyse pseudo-ternaire, censée aider à l’interprétation
des données d’enquête et permettred’opérer un contrôle sur des résultats
trimodaux, malaisés à déchiffrer. Les conditions mêmes de l’analyse,
approximant les positions des points d’un univers par rapport à un autre,
permettaient d’inférer une interprétation relative des trois univers en
présence.
Mais ces contrôles soignés eux-mêmes n’ont pas fait disparaître les
appréhensions de G. Karnas pour ce qui était du traitement des question-
naires d’investigation. En effet, le temps passant, l’outil « questionnaire »
était devenu dans bien des cas la seule porte d’entrée pour accéder aux
« représentations » apportées par des répondants dans l’une ou l’autre
question soulevée par la psychologie du travail. Entre le questionnaire
déjà expérimenté et le questionnaire sur mesure, les écueils de validité lui
ont toujours paru plus que malaisés à résoudre.
Le questionnaire est devenu une technique d’investigation à la fois si
commune mais tellement incontournable qu’il devient l’outil principal des
travaux du psychologue praticien, jusque dans des domaines comme la
sécurité, que l’on croyait vouée à d’autres méthodes d’investigation,
208 C. Van de Leemput et P. Salengros

comme l’entretien ou l’observation. Bien des travaux sont consacrés à


cette méthodologie. Les enjeux des investigations qualitatives et quantita-
tives ont constitué un moteur pour G. Karnas dans la défense d’une psy-
chologie du travail centrée sur la pertinence des méthodes par rapport à
l’objet plutôt que d’accepter un dogmatisme méthodologique ou statis-
tique empêchant la créativité et l’hétérogénéité de la discipline.

L’INCERTITUDE, DU CONSTAT À L’ESPOIR

Au total, l’incertitude a gagné plus de terrain qu’elle n’a été éradiquée,


pour quasiment tous les secteurs de notre discipline, et aussi sans doute pour
chacune des méthodologies auxquelles nous nous référons, que ces métho-
dologies soient cliniques ou quantitatives. Une partie de nos craintes regarde
nos interlocuteurs dans leurs réactions à nos interactions ; une autre
concerne nos difficultés pour reprendre la main dans nos investigations ; une
autre sans doute représente nos craintes devant l’efficacité de nos outils...
Nous sommes, comme toujours, confrontés à cette difficulté de forma-
liser l’activité humaine de manière satisfaisante pour l’action et la prédic-
tion ; les modèles qui ne prennent en compte que peu de variables appa-
raissent vite comme non pertinents ; et les modèles trop complexes sont
impossibles à mettre en œuvre et même à valider. Ce qui apparaît à
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l’évidence des contributions présentées, c’est qu’il va falloir élargir sérieu-
sement nos perspectives ; les variables de l’environnement psychosocial
sont évoquées par tous les conférenciers ; les contextes économiques doi-
vent à présent être pris en compte, localement ou globalement ; les
contextes culturels ne peuvent plus être ignorés...
Ce numéro spécial s’inscrit dans la continuité de la journée d’étude
organisée à l’occasion de l’admission à l’éméritat de G. Karnas en 2005, le
choix du thème du management de l’incertitude en psychologie du travail
s’inspirant de celui de la leçon inaugurale qu’il avait donnée dans le cadre
de la Chaire Francqui (1999-2000), l’une des plus prestigieuses distinc-
tions scientifiques de Belgique, et où il avait développé le parallèle entre
l’incertitude sur les objets de nos travaux et sur celle de nos méthodes.
L’intérêt tant des orateurs pressentis que du public avait conduit à la
proposition d’une publication. On le comprend : celle-ci ne peut être un
point final à nos inquiétudes ; plutôt l’espoir que les chercheurs en psy-
chologie du travail puissent se réunir et débattre d’une telle probléma-
tique, de manière indépendante des champs thématiques qu’ils servent.
La confrontation des points de convergence ou de divergence en la
matière ne peuvent qu’enrichir les débats. Les diverses formes d’incer-
titude que nous vivons dans nos travaux, nos recherches, nos interven-
tions de terrain ne disparaîtront pas, mais leur intégration dans nos pré-
cautions méthodologiques pourrait en canaliser les effets.
Plaise au lecteur de nous excuser de ne pas fournir de recette ou de
réponse à ses inquiétudes, au contraire peut-être, mais de mettre en
exergue qu’il n’est pas seul à vivre ces « incertitudes » et qu’elles représen-
tent un bel espoir pour la poursuite de nos dialogues au sein de la psycho-
logie du travail. L’espoir, c’est déjà de savoir...

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