Au commencement, la musique. Dans l’école d’un pays de mines, une salle de jeux pourvue
d’un piano, sans doute destiné à faire danser les tout-petits. Mains d’enfant qui frappent, en
veulent plus, encore, par gerbes, en masse, qui s’écrasent, cognent de déception, fracassent,
et pour finir, ferment le couvercle. Dehors les marronniers, le préau, et les cyclorameurs
abandonnés, le temps des vacances. À trois portes de là, en pleine ville, derrière
l’alignement des façades de briques toutes semblables, rouges, noires de suie, vivote une
ferme, avec trois vaches dans une étable. Chaque soir, on va y chercher le lait, dans un
bidon. L’institutrice s’assied avec les fermiers, un moment, fait la conversation. Grandes
personnes entre elles, qui parlent de choses graves. Les enfants à leurs pieds n’aspirent qu’à
une chose, voir les vaches. Ce sont les années d’immédiat après-guerre.
L’écriture vient ensuite. Papier, crayons gainés de laiton, derrière un rideau. Et gommes.
L’écriture derrière un rideau, discrète. Les grandes personnes s’affairent, discutent entre
elles. On dessine sur un coin de table. On écrit, on lit. On n’a jamais appris. C’est venu tout
seul, sans qu’on le sache.
Quelques mois plus tard, dans une autre école, on dessine une pomme. On tombe amoureux
d’une maîtresse qui ajoute du rouge à cette pomme, lui donne du relief. On se croit préféré.
Mais elle ajoute du rouge à toutes les pommes.
On se raconte des histoires. On lit des vies de saints, des vies héroïques, à la lueur du
lumignon, sous les couvertures, on parcourt le désert, les forêts. Sous la hutte, dans les plis
du rideau, on écoute le hurlement des loups. Dehors, il gèle. On souffle sur ses doigts et on
écrit, on part sur leurs traces, on suit la piste, elle disparaît dans les arbres, on écrit pour ne
pas la perdre, pour que cela continue, l’aventure, le voyage en compagnie des bêtes, et pour
se perdre soi-même. On oublie la musique, et les questions que l’on se posait, il n’y a pas si
longtemps, alors que pépiaient les moineaux sur le rebord des toits, que fais-je sur cette
terre ?
Les enfants paraissent insouciants, peau rose ou couleur d’épice, en proie à des douleurs
élémentaires, intestins qui se tortillent, gencives en feu. L’entourage qui les scrute n’attend
d’eux que des réactions, des fonctionnements d’organisme, des réponses de singes savants.
Ils apprennent vite, se conforment, font, disent ce qu’on attend d’eux. En réalité ils sont
désespérés, leur vie n’a aucun sens, ils regardent le mur d’en face et se posent des questions
qu’ensuite plus personne ne se pose, que tous, par tous les moyens, travail, occupations très
sérieuses, élevage de la génération suivante, distractions, plaisirs, évitent de formuler, et ce,
jusqu’à la dernière extrémité, au dernier souffle, des questions inutiles, parce que trop
métaphysiques. Être ici ou nulle part, venir de nulle part, aller nulle part, et pourquoi ? Les
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enfants sont de grands philosophes, avant d’oublier. Ils offrent des visages hermétiques.
Mais la psychologie qui s’intéresse tellement à l’amnésie infantile serait bien avisée de
s’interroger sur cette énorme amnésie qui dure la vie entière et engloutit la racine de toute
angoisse, ce savoir premier du non-sens radical.
La musique fait irruption, ouvre une brèche dans le monde gris de l’enfance. Elle s’inscrit à
jamais dans le cerveau, laisse son empreinte, un sillon sensible qui se ranime au moindre
effleurement de la mémoire. L’oreille des enfants est vierge, le son s’y grave, y déploie des
bouquets de sensations d’une fraîcheur ineffable. Plus jamais la solitude, plus jamais l’ennui.
On habite ailleurs, où habitent les âmes. On dialogue avec elles, on se fond en elles.
Entre les paumes, le disque noir, miroitant de tous ses sillons parallèles. On le pose sur le
plateau, on décroche le bras de l’appareil, le tire en arrière jusqu’au point de mise en
marche et, tandis que le plateau commence sa rotation, on dépose à l’orée des sillons le
minuscule bijou, le saphir. Il arrive que celui-ci hésite, dérape hors-piste. Le plus souvent, il
entame sa course immobile. Les crépitements, les grattements de cet infime labour ne
gênent pas. On ne les entend pas. La musique crée son propre silence, la cathédrale dans
laquelle elle éclot et se répand, la voûte qu’elle dilate à l’infini. Elle pénètre le corps, s’y
propage, l’inonde dans les moindres recoins, les bras s’abandonnent, les mains se
détendent, l’âme quitte son enveloppe terrestre et voyage.
Les appareils modernes s’introduisent dans les foyers alors qu’on sort tout juste de la petite
enfance. C’est une chance. De grosses choses un peu encombrantes, dont le maniement
devient vite familier : des tourne-disques ; plus tard, on dira : des électrophones. Dans les
salles de classe, les enseignants en sont encore à tourner la manivelle d’énormes engins et à
poser sur les disques une grosse tête munie d’une aiguille, pareille à une monstrueuse tête
de guêpe. Un barrage de bruits parasites se dresse alors au travers duquel on perçoit les
sons. Légers, presque flexibles, les microsillons délivrent selon leur format et leur vitesse de
rotation des musiques fort différentes. Pour être exact, les 78 tours sont des vestiges de la
technologie précédente, des trésors archéologiques : accompagnée d’un accordéon, une
voix s’élève, avec un accent impossible, savoureux, profère des airs de danse, des chansons
québécoises qu’on a encore dans la bouche des années après. Les 45 tours, on les écoute le
soir, avant le coucher. Ils racontent des histoires aux enfants, des leçons de morale enrobées
de sucre, ou, d’une voix suave, distillent des chansons tout aussi édifiantes. Certains
chanteurs s’en sont fait une spécialité. Plus tard, le 45 tours devient la rampe de lancement
des « yé-yés », chacun y va de son 45 tours, les Johnny, les Sylvie, les Chats, les Portes, les
Chaussettes. Rien de tout cela ne peut être qualifié de musique.
Les 33 tours entrent à la maison en même temps que le tourne-disque ; au nombre de deux.
Ils recèlent chacun presque une heure de délice ; l’un des deux surtout, une symphonie tout
entière. On s’y prépare, on s’installe, on pose le saphir, on ferme les yeux.
La musique est indescriptible. Celle-ci est d’une lenteur merveilleuse, elle distille chaque
note, chaque timbre, cordes d’abord, clarinette, hautbois, cors. D’une douceur ! Elle ne
raconte pas. Elle peint, porte à l’existence, touche par touche, ineffable… Une soie, une
mousseline. Elle absout.
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Il y aura, bien sûr, d’autres musiques. Plus virtuoses, plus légères ou plus héroïques, des
menuets, des ouvertures, d’autres symphonies, chaque fin d’année en apportera une, et
toute l’année suivante, on écoutera la nouvelle venue, au point de la savoir par cœur, note
par note, d’un bout à l’autre. Mais aucune, sauf peut-être, bien plus tard, celle de Mahler,
n’aura cette puissance initiatique.
L’écriture, quant à elle, en est aux balbutiements. Le premier roman finit à la poubelle. Un
divertissement, en lieu et place des thèmes latins ! Mais peut-être s’étouffait-il déjà de lui-
même. D’une manière ou d’une autre, son sort était scellé. Elle s’exerce à présent dans l’art
de la rédaction qui, les années passant, deviendra l’art de la dissertation. On y peint de pâles
soleils du Nord au-dessus de plaines grises, on y défend par l’escrime argumentaire des
causes déjà bien connues par les livres, les images des dictionnaires et par la musique elle-
même, celles des Horace et des Coriolan, on y affine la distinction entre le beau et le joli.
Dans les salles d’étude, avec vue sur le parc, les heures s’étirent, mélancoliques. Les feuilles
tombent, les feuilles d’automne. Des images flottent, des mots se cherchent, s’échangent, il
en vient sur la langue, sur le papier, ils prennent place, éprouvent leurs sonorités, se
rejettent l’un l’autre ou au contraire s’attirent comme des aimants, et pour finir,
laborieusement, se rangent dans l’ordre imposé, dans leur carcan de rimes et de pieds. Cela
fait des sonnets, à la manière de.
Souterraine, souveraine, la musique est là, toujours. Elle règne. Par sa puissance, par ses
transports. Par le frémissement de ses cordes. Aucune parole ne fait décoller de cette
manière. Les pieds quittent le sol, on n’est plus soi-même, ou plutôt, on est un autre soi, plus
vaste, plus aérien, on dirige, des fils invisibles au bout des doigts, on tire soi-même l’archet,
pousse le souffle dans les cuivres, impulse le roulement des percussions, à deux bras
empoigne la phalange entière de l’orchestre et la soulève, la porte aux nues. Chaque midi,
devant la glace, on est chef d’orchestre. Chef de sa propre vie. Et cette vie est symphonie.
Mais chef d’orchestre, en réalité, ce n’est pas possible. Il est trop tard, et les conditions ne
sont pas réunies. Les musiciens ne naissent pas de rien, et ils commencent tôt, à peine sur
leurs jambes. Le piano lui-même semble hors de portée. Trop monumental, il convient aux
salles de classe ou aux salons cossus, pas aux maisons modestes, situées en bout de rue,
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dans une ville de province. Il faut un instrument plus discret, passe-partout. Moins cher
aussi. Et l’on commet l’erreur de croire qu’un violon fera l’affaire et que, de ses cordes, la
musique coulera de source.
Le voici donc, dans sa boîte tapissée de bleue : l’instrument magique. Moins beau qu’on ne
s’y attendait, trop vernissé, grossièrement taillé dirait-on ; ceux que l’on avait vus dans
d’autres mains, portés à l’épaule, semblaient plus fins, d’un bois patiné. Celui-ci a l’éclat
tapageur d’un violon médiocre. On tend l’archet, on le frotte de colophane, quasi
religieusement, comme si de cette préparation devait jaillir le miracle : quelques minutes
d’un rêve qui se prolonge et que nulle réalité ne vient encore briser. Enfin, le contact a lieu.
L’archet se pose sur les cordes, c’est la déconvenue. Immédiate. Sans appel. De la corde de
mi ne sortent que des gémissements aigus, discordants, des cris de chat. Les autres, plus
graves, vibrent davantage, mais celle-ci, métallique, déchire les doigts et les oreilles. Le son,
filé, finit en grincement. L’archet va trop vite, ou pas assez. Mais surtout, l’artiste en herbe
affronte cette évidence : le violon, à la différence du piano, n’est pas l’orchestre ; associé à
d’autres, pris dans la masse, il produit cette sonorité soyeuse qui enchante, mais de sa
propre nature, c’est un solitaire, qui tantôt s’enivre de ses propres trilles, d’autres fois,
méditatif, déroule ses volutes dans un air raréfié où la moindre erreur s’entend. Le son est
trop aigu, la ligne mélodique sans épaisseur, elle a cette linéarité, cette pauvreté propre à
l’écriture. On objectera la vélocité, la brillance. Mais les doubles cordes, les arpèges,
l’ampleur du vibrato sont réservés à des doigts virtuoses. L’apprenti en reste à des sons
simples, il compte les temps et les coups d’archet, va de la pointe au talon et du talon à la
pointe, surveille son coude, son poignet, son petit doigt. Et à lui qui ne sait rien, la partition
paraît d’une indigence humiliante : quelques notes, distribuées sur trois ou quatre portées,
un air connu, quasi enfantin, dont il se lasse vite. Il croyait pouvoir, d’un coup, s’envoler
jusqu’aux cimes. Ce qu’il produit fait fuir, insupportable aux autres et à ses propres oreilles.
Relégué sous les combles, et lui-même solitaire, en tête en tête avec sa passion déçue,
l’artiste s’exerce, il fait des gammes. Personne pour le soutenir, l’amener à un peu plus
d’humilité, de patience, lui faire comprendre que ce sont les premiers pas, et que chaque
pas le mène vers son but. Le but paraît si lointain, inaccessible. Et en réalité, il l’est ; il le sait,
par intuition, d’un savoir certain : la distance jusqu’à la beauté est infinie et aucun effort ne
l’en rapprochera jamais. L’effort est inutile. Et donc, les gammes sont une corvée.
Chaque midi, il monte au grenier, lieu de l’exil, exécute ce qui est devenu son devoir, et qui
ressemble à une sorte de punition – tu l’as voulu, alors tu le feras, jusqu’au bout –, quelque
chose qui ne mérite pas le nom de musique. Pendant ces mêmes mois et années, il continue
à s’enivrer de toutes les symphonies, des concertos, des danses hongroises, de Lalo et de
Paganini, et de leurs interprètes, les Grumiaux, les Oïstrakh, pas encore Menuhin, il
accumule, en vrac, tout ce qui est audible et qui lui plaît, l’émeut, traverse son corps, le met
en rythme, en transe, il scande, bat la mesure, branle des pieds à la tête, visage à la
renverse, se convertit en auditeur, un auditeur intransigeant qui savoure le moindre filet de
note, le moindre silence et qui, jamais, sauf exception, ne pourra supporter les salles de
concert, les tousseries, les remuements, les grattages de gorge, les papotages, et même ces
applaudissements, trop mécaniques, qui, à peine la dernière note posée, transforme toute
musique en chose extérieure, en spectacle. Écouter est un acte religieux, un recueillement
au sens exact du terme – rassemblement d’un soi éparpillé –, et une élévation hors sol, une
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extase. La communion s’opère par le haut, et non par la proximité des coudes et des corps
parallèles, figés sur leurs fauteuils.
Les rares prestations publiques auxquelles ses professeurs prétendent le faire participer
tournent à la catastrophe. Il tremble de tous ses membres, se trompe de tempo, accumule
les fausses notes, finit par s’interrompre pour sauver l’ensemble dont il est partie. Durant
cette même période mémorable, lors d’une interprétation de l’Hymne à la joie, il reste la
bouche ouverte, mime des paroles qu’il a oubliées.
L’épreuve s’arrête là. Le violon réintègre sa boîte, sa table encore poisseuse de colophane,
son vernis déjà écaillé. Il en ressortira quelques années plus tard pour une nouvelle
tentative, et un nouvel échec. Et c’en sera fini. Il dormira désormais, les crins de son archet
détendus, son bois desséché, comme dorment les momies dans leur sarcophage.
Pour compenser, l’auditeur, devenu étudiant, se gave de toutes les musiques. Le temps ne
lui est plus mesuré. Il ne soûle que lui-même. Dans sa chambrette, il peut tout écouter, et
remettre cent fois le disque sur l’électrophone poussif récupéré dieu sait où. Le temps est
loin où, tasse de thé entre les doigts, il déclarait, péremptoire, aux deux vieilles dames qui lui
enseignaient leur art : La musique s’arrête à Beethoven. S’arrête et commence. Car de
l’avant, il ignorait tout ou presque. Beethoven était l’alpha et l’oméga. Mais le voici, en
quelque sorte libéré de cet amour premier, quasi filial, de cette entrave qui l’empêchait de
connaître. Beethoven est un père qui laisse grandir son enfant. Et l’enfant s’émancipe,
touche à tout. Aux chorales de kibboutz, aux chansons paillardes, et pour l’instant à
Tchaïkovski, l’homosexuel musicien, et à son concerto, envoûtant, enveloppant, romantique
à souhait, à ce violon râpeux qui en trois coups d’archet escalade la gamme et s’épanouit
comme une corolle ou une robe emportée dans un mouvement de valse. Il se laisse prendre,
se laisse aimer, caresser. Il cède à la séduction. Il rêve ses tourments, avant de les vivre.
Il devient, pour ainsi dire, futile. Il aime le chatoyant, le virtuose, Mendelssohn, toute cette
musique romanesque, sentimentale. Il renonce à l’intériorité. Dans le même temps, il
découvre des choses plus brutes qui sentent la terre rouge, la poussière, la chaleur, des voix
africaines, des pulsations, des voix sombres, fatiguées, le blues de Lightnin’ Hopkins. Ou le
sitar de l’Inde, les raffinements venus de cultures lointaines dont il a bien conscience qu’elles
lui sont étrangères, et qu’il ne sait comment raccrocher à la sienne propre. Il n'est dans ces
mondes qu’un visiteur de passage.
Les Bergman, les Wajda, de leur côté, offrent des regards, des gros plans sur les visages,
lèvres humides, grain de la peau, mais surtout des voix, de femmes ou d’hommes, des
syllabes roulées, chuintées, prononcées du fond de la gorge, paroles rares, slaves ou
germaniques, dont il ne comprend pas le sens, mais que leurs locuteurs semblent goûter,
dans la bouche, comme la chair même de la vie, sa substance la plus intime. Il voudrait alors
être cette bouche, et ces lèvres, et ces dents, avoir comme eux sur la langue cette salive et
cette manière mouillée de chuchoter les aveux, les confidences, de tramer les conspirations.
Et tout cela, musiques et voix, le tiraillent en tous sens, l’écartèlent, il part dans toutes les
directions, ne sait comment tout tenir ensemble, comment faire de toute cette matière un
seul être.
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L’écriture hésite. Roman ou poésie, les deux impliquent des postures différentes. Le roman
s’écrit en position allongée, sur un bloc-notes 21/29,7 à petits carreaux, avec à portée de
main, posés sur la malle qui fait office de table les accessoires de toute activité intellectuelle,
en ce temps-là le cendrier et les cigarettes. Il a besoin de concentration, de ce lieu rétréci où
le corps se replie. Il s’abstrait. La poésie, elle, court les rues, elle s’assied à la terrasse des
cafés, hume l’air, capte un visage, une silhouette, les jeunes pousses qui viennent aux arbres.
Mais au préalable, elle choisit avec soin les instruments de son inspiration : un carnet à
couverture toilée ou de moleskine brillante, à la tranche violette, dont les pages neuves,
presque collées, se feuillettent avec pour accompagnement une sorte de craquement quasi
sensuel, c’est un bonheur de les tourner, une à une, de les voir se froisser, s’additionner,
semées de caractères minuscules, tandis qu’à droite, elles forment bloc, encore si
nombreuses ; la couleur des encres, bleue ou mauve, le feutre à pointe effilée qui écorche le
papier, arrache des fibres imperceptibles, trace son labour dans la blancheur. Ce bruit est le
propre du poète au travail, non du romantique échevelé qui lance au vent ses paraphes,
mais du scribe ; celui de la plume, du calame qui grave ses signes dans la cire. Il est bon de se
sentir un scribe, de gratter le papier, de ciseler les lettres, une à une, méticuleusement : de là
vient l’inspiration, du désir que ce bruit continue. C’est le privilège de l’écriture lente, avec
des blancs, des incertitudes. Et les quelques mots sur la page ne sont pas rien. Puis on se
lève, on paye le café, une ou deux pièces sur le guéridon, et l’on met le carnet dans la poche.
Rien n’est nécessaire encore. On butine, on cueille à foison. On se fait des brassées de sons,
d’images, de poésie. On engrange, on se constitue des réserves pour des jours qu’on
n’imagine même pas. C’est une adolescence qui se prolonge, dans un présent indéfini.
La nécessité vient avec le désir, l’irruption du désir. Avec la joie, l’exultation, exultate,
jubilate. Et avec l’attente, la privation. La patience du désir. Et le deuil du désir, de l’amour.
Le désespoir suffocant. Le temps commence, et ses désastres. Jusqu’au deuil, le vrai,
l’irréparable, qui ne supporte plus une seule note.
Schubert, sur la route. Dans la chaleur d’un début d’été. La poussière, le bruit. Toutes
fenêtres ouvertes. L’appareil à cassettes sur le tableau de bord. Un andante, avec ses
redites, lancinantes, ses sursauts, ses bouffées de chagrin. Elle, sur le siège d’à côté, et son
profil d’une dureté de rapace, ses yeux butés, d’une fixité imbécile. Elle a prononcé tout à
l’heure les mots définitifs, et maintenant elle se tait. Rien à répondre. La voiture roule. Les
immeubles filent en arrière. Cette monotonie, la frappe répétée d’une note, cette goutte
impitoyable qui fore le cœur et, jaillissant de ce creuset comme une fleur à longue tige
souple, l’incantation du violoncelle.
Schubert allait derrière le cercueil de son maître. Portant le flambeau, avec trois
compagnons musiciens. Une année plus tard, il mourait à son tour, à trente et un an, d’une
syphilis ou d’une intoxication au mercure, remède censé le soigner. Schubert est un fils. C’est
un frère. Un petit homme rond, pourvu de petites lunettes, rondes elles aussi, un petit
homme affable, joyeux, de bonne compagnie, comme tous les petits hommes qui essaient
de vivre et qui donnent le change, présentent un visage rieur, font la fête en bande et
boivent et chantent, heurtent les pots de bière, et luttent en grand secret contre la force
funeste qui les entraîne par le fond. Un semblable, qui n’ouvre pas de voie, mais fait ce qu’il
peut sur une route incertaine, assailli par les chants magiques venus de derrière les arbres,
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toujours sur le point de tomber et se relevant. La moindre mélodie, si anodine qu’elle soit,
fait entendre ces dépressions, ces chutes de majeur en mineur, et l’angoisse au bord de
l’abîme. Ni héroïque, ni charpentée, sa musique dit ce qui est : la jeune vie, dans l’étreinte
de la mort, le voyage qui s’achève dans le marécage du roi des aulnes.
Et maintenant, elle crie : elle ne gratte plus le papier, elle griffe, elle voudrait passer au
travers, se transformer en son, pour que tout le monde l’entende, entende ce qu’elle a à
dire, elle n’a pas de mots assez crus, assez obscènes pour clamer la souffrance, se lacérer,
elle saigne, elle voudrait être sang, écrire avec du sang. Ce que peut la musique, pleurer,
arracher les oreilles, elle ne le peut pas. Elle n’a que de pauvres choses banales à sa
disposition, des mots secs, abstraits, faibles d’avoir traîné partout. Alors elle reprend, elle
recommence, elle n’a jamais bien dit, assez dit. Elle rabâche. Tant que dure l’écriture, dure
aussi la passion. Elle voudrait échapper à la linéarité, devenir partition. Donner de
l’épaisseur. Doubler en page gauche ce qui a déjà été dit en page droite, contraindre le
lecteur à suivre les deux pages à la fois, à écouter les accords et les dissonances. Imaginer à
l’infini des variations sur un thème unique, inventer des contrepoints. En même temps,
sauver le souffle, le feu, comme le fait Artaud dans son délire lucide sur Van Gogh, le suicidé
de la société. Elle est au bord de la folie.
Est-ce à ce moment-là que vient l’idée de calquer la phrase écrite sur la phrase musicale, de
lui insuffler son ampleur, sa dynamique, ce qui implique d’interrompre le morceau en cours,
de repartir quelques sillons en arrière et de reprendre, le temps que les mots trouvent leur
place, s’intègrent au rythme imposé, puis d’aller plus avant et de recommencer, à n’en plus
finir ? Les mots se gonflent alors d’une splendeur, d’une sève merveilleuse, ils
s’épanouissent comme de larges fleurs pulpeuses aux branches d’un arbre prolifique.
Eblouissants, jusqu’au silence qui suit, où ils s’affaissent comme des charpies.
Peut-être pas. Peut-être est-ce plus tard. À ce moment-là, le corps se replie contre le mur,
sombre dans un demi-sommeil, peuplé de cauchemars, de trains qui partent et de sursauts,
tandis qu’une chanson plane au-dessus des toits de zinc, je suis malade, complètement
malade…
Il y faut beaucoup de temps et de calme. Que les choses rentrent dans l’ordre, que le travail
dompte les embardées du cœur, épuise son énergie. Et de l’ennui. De cette espèce d’ennui,
de tristesse vague qui vous prend quand tout ce qui est à faire semble accompli, que l’avenir,
devant, semble un océan sans horizon. Il ne reste plus qu’à déplorer, à s’enivrer de
déplorations, de voix de femmes entrelacées qui portent la déploration jusqu’à l’extase.
Aleph, beth, les saintes voix s’élèvent, se consolent l’une l’autre. Parmi les ors obscurs des
chapelles, des ombres passent, voilées de noir, s’agenouillent dans des froissements de soie.
Puis c’est le violon de Biber, Heinrich Ignaz Franz, né en Bohème, seul violon peut-être à
donner pareille impression de densité, mais d’une densité déchirée, désaccordée,
réaccordée, qui se joue sur plusieurs cordes à la fois au point qu’il semble être deux ou trois,
et qui porte l’âme à une telle hauteur, vertigineuse, qu’il n’est pas question d’accompagner,
mais de se laisser soulever, de s’abandonner à la contemplation. Sonates du rosaire pareilles
à une eau de torrent, d’une pureté, d’une beauté telles qu’elles font paraître les virtuosités
d’un Paganini ou de ses semblables comme des artifices, des tortillements d’humains
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impuissants restés sur la terre. La seule musique peut-être qui laisse entrevoir ce que
pourrait être la musique des anges, si elle existait.
L’écriture ne peut pas suivre. Elle rampe. Condamnée à continuer son chemin au ras du sol.
Elle oublie. Elle s’oublie. Perdue dans une beauté qu’elle n’a pas créée, convaincue de
l’inutilité d’ajouter quoi que ce soit. Une telle musique ne peut être source d’inspiration, elle
se suffit à elle-même, elle n’appelle rien, rien de plus. Elle crée le silence.
Suffoquée, rendue muette, elle essaie de se renflouer, comme une vieille barcasse couchée
sur le flanc, avec des émotions qui ne sont pas les siennes. En vain. Elle retombe. Ni
Monteverdi et ses vêpres si peu virginales, si théâtrales, si voluptueuses, dont il reste après
qu’elles se sont tues comme une sorte de fourmillement dans la chair, ni Haendel n’y
peuvent rien. Haendel a pourtant une franchise, une bonne humeur qui donneraient envie
de danser à quiconque se trouve dans la détresse. Il est fait pour les traversées du désert.
Dixit, dixit, dominus, martèle-t-il avec vigueur, dans un élan qui met le corps en marche, loin
de toute mystique, sur une voie qui est celle de la vie heureuse, assurée, dans un rapport
tranquille à Dieu et à l’au-delà. Mais ce sont là vastes architectures faites pour les palais, les
ors, le spectacle. Et personnages solides, ventrus, emperruqués, qui marquent la cadence de
leur canne à pommeau. Choses terrestres qui donnent de la joie, mais n’ouvrent pas de
gouffre.
L’écriture ne rampe plus. Elle se terre. Devenue humble. Elle laisse le champ libre aux choses
sérieuses, à la vie bien réglée, à ce qui fait l’ordinaire de tout un chacun. Le postulant
renonce à la vie d’artiste. À ce qu’il imaginait de la vie d’artiste, à la chambre à soi, aux
déambulations nez en l’air, dans les rues ou à la campagne, aux nuages, à la poésie. On ne
s’ennuie plus. On travaille, on n’a plus une minute à soi. C’est une bonne chose. La vie est
entièrement comblée, encadrée, plus une fissure où glisser quoi que ce soit de désir ou de
manque. Plus un intervalle pour une insatisfaction. Pour un questionnement. Tout est en
place. Dans ce contexte, l’écriture apparaît comme une distraction, un loisir. Les livres sont
faits pour être lus avant de s’endormir, ou dans les trains, ou sur les plages, pendant le
temps de vacance, le bien nommé, quand le soleil chauffe et que la seule occupation qui
vaille est de se tourner de côté et d’autre pour prêter le flanc à ses rayons. Quant aux
musiciens, les Biber, Monteverdi, Couperin et autres, ils n’étaient que mercenaires. Et ils
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avaient commencé tôt. Leurs pères déjà étaient employés du prince, payés pour des messes,
des vêpres, et des sonates du Rosaire. Ils travaillaient à la commande. Non à l’inspiration. Et
les fils héritaient du savoir des pères. Pour ce qui est du génie, ils n’y avaient aucun mérite.
Dès l’enfance, la musique coulait dans leurs veines.
C’en est donc fini, et de l’écriture, et de la musique. Écrire est du temps perdu. Écouter plus
encore. Que dire de la posture de celui qui écoute, bras ballants, mains ouvertes, bouche
ouverte, comme saisi, en état de transe ? La musique est hypnotique. La musique est une
hypnose.
L’époque se plaît aux drogues, aux musiques planantes, et les poètes chantent la petite
fumée, le mezcal, et les substances hallucinogènes, les poudres blanches et les piqûres qui
vous envoient au septième ciel, si vite qu’on n’en revient plus.
Il faut traverser ce rideau d’illusions et revenir sur terre. Tâter le sol. Considérer que ce
monde est le seul réel, le meilleur des mondes possibles. La musique aussi est illusion,
promesse non tenue. Il faut passer à travers, rejoindre le banal, le quelconque. Soi-même
devenir quelconque. Aussi quelconque, aussi banal que possible. Le dos courbé. La plume
asservie. Tel est le commencement de l’apprentissage.
Quel fracas ? Quel soulèvement pour ébranler un ordre si bien établi ? Cela se produit dans
un hôpital. Sur une terrasse, à l’extérieur d’une rangée de chambres. On lève les yeux au ciel,
et l’on se dit… Peu importe ce que l’on se dit. On est seul au monde. Comme un fruit arraché
de son arbre. L’arbre est mort. Quelques minutes auparavant, on posait les mains sur son
corps. Il se refroidissait, la sève ralentissait, il passait de l’état de vivant à l’état de chose.
Incapable de penser, de maîtriser, dans un état de vide mental, on assistait, hébété, au
passage, à ce qui ne peut se partager, à ce qui ne se partage pas. Et vint, indiscernable des
autres instants, l’instant insaisissable où il ne fut plus que chose.
Alentour, la rumeur du monde n’a pas cessé. On ne l’entendait plus. Voilà qu’elle reprend, à
nouveau audible. Il est urgent de partir, de quitter le bruit. Car, en dépit de la sidération, le
partage a eu lieu, passant par les mains et par le corps qui se laissait toucher, qui s’en
remettait à l’autre corps, et par la volonté, l’esprit qui se transfusaient, indépendamment
des consciences, d’un corps à l’autre.
Le bloc-notes sur les genoux. La porte grande ouverte. Dehors, les sapins. Le silence. Sur le
visage les larmes. La plume gratte, sans interruption. Elle n’a plus à chercher, elle sait quoi
dire. Elle écrit sous la dictée. L’esprit guide la main, les mots tombent juste, sans forcer. Un
grand état de joie, de lumière, trois pieds au-dessus du sol. L’écriture crée sa propre
musique. De temps à autre, l’écrivant se lève, met les mains dans la terre, ou bien s’en va
arpenter les bois. La douleur toujours présente, fichée comme un couteau. Vive, nécessaire.
Il reprend. Les feuillets noircis s’accumulent autour de ses pieds.
Cela fait un livre. Une sorte de monument funéraire, bâti avec du souffle, des sons, du
rythme, quelque chose qui se dit, qui vient du fond obscur, de la bouillie informe, et monte
par la gorge, mouillé avec les pleurs, aboutit dans la bouche, en syllabes, liées par des
ligatures plus ou moins souples, avec des accélérations, des détentes, et qui forme des suites
tantôt harmonieuses, tantôt brutales ou dissonantes, et des volutes, et des envolées, et des
chutes. Qui se dit, et se redit, se répète, se marmonne, se creuse, une sorte de moule où les
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émotions aveugles viennent se couler, et trouvent leur identité, après qu’on a rectifié,
retaillé, comme on ajuste un costume sur un corps. Et désormais elles ont leur place. Et leur
nature. Elles sont ce qu’elles sont. Et l’on se souviendra d’elles, comme elles sont. Comme
l’écriture les a faites. Elles tiendront dans la poche, sous forme d’un petit volume, que l’on
pourra ressortir, à tout moment, ouvrir pour les y retrouver intactes, frémissantes, sans pour
autant être saisi d’une douleur mortelle, et l’on oubliera la fange, le marasme d’où elles sont
nées.
Trouver l’instrument qui est le sien. Celui que l’on peut emboucher, avec satisfaction. Avec
lequel on fait corps. Que l’on peut poser et retrouver, comme un objet ami qui ne vous
quitte jamais, un cuivre râpeux, un hautbois, abandonné sur un canapé, un violon dans sa
boîte, prêt à être saisi, mis à l’épaule. Le feutre préféré, la plume aiguë, le cahier à
couverture cartonnée, ou le bloc-notes, la table, large, ensevelie sous les essais et erreurs,
toujours le même coin, les mêmes manies, les mêmes heures. Le retour vers le travail, ce qui
est devenu un travail, et l’attente, le silence.
De ce qui va advenir, on ne sait rien, un mot peut-être, ou rien. Un bout de phrase surgit, on
avance, on fraye une route, sans visibilité, dans une brousse qui épaissit, et l’angoisse
monte, faut-il poursuivre, revenir en arrière, faut-il reprendre, à quelle croisée de chemins
s’est-on égaré ?
Et pour dire quoi ? Qu’y a-t-il à dire qui n’ait déjà été dit ? L’amour, la mort, quoi d’autre,
depuis le début du monde ? La guerre, mais que raconter de guerres dont on ne fut pas
témoin ?
L’interprète n’a pas cette angoisse. Le texte est devant lui. Il humecte ses lèvres, porte
l’anche à sa bouche. Lève l’archet. Son souci est d’être à la hauteur de ce que la partition
exige, d’interpréter les signes, parfois même l’absence de signes, les énigmes. L’écrivant n’a
pas de texte, son texte est à l’intérieur, à l’état larvaire, mouvant, pareil à un fleuve des
enfers, une sorte de cloaque infâme plein de tourbillons et de vapeurs. A peine se penche-t-
il sur cette ébullition méphitique, qu’elle l’aveugle, l’intoxique, il n’y voit plus que de la
confusion, des ombres, des fantômes. En vain lance-t-il ses filets : il ne ramène que de
pauvres phrases qui, sitôt jetées sur la berge, se révèlent pour ce qu’elles sont : des
platitudes. Rien ne sort de ce fleuve infernal que des fœtus mort-nés. Ce qui manque à son
inspiration, imagine-t-il : le gourbi sous les toits, le halo jaune de la chandelle, la flamme qui
file, la fièvre, le grincement de la plume ébréchée sur l’épaisse feuille de papier. Il se dope, il
puise à tous les flacons. Mozart, dit-on, se baladait dans les rues de Vienne sa fiasque à la
main, et rentrait titubant au foyer. Aussitôt, il se mettait au travail, les merveilles coulaient
directement de son cerveau sur les portées. Beethoven alignait furieusement les croches et
triples croches, la fiole au pied de sa table. Il se levait, se mettait au piano. Il n’entendait plus
les notes, sinon dans sa tête. Il chiffonnait les feuilles à mesure qu’il les noircissait, les
balançait autour de lui. Il y en avait jusque dans son lit. Il dormait dessus, paraît-il. Mais de
ce désastre naissaient des chefs-d’œuvre. N’est pas Beethoven qui veut.
Tout un été. Un été entier, pendant qu’il fait si beau, qu’au dehors le soleil illumine la
végétation, les paysages, que les aiguilles d’épicéas chauffées à blanc exsudent leur parfum
entêtant de résine, que les promeneurs piaillent, poussent des cris enthousiastes, juste pour
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manifester leur plaisir d’être à moitié nus et de sentir le soleil leur brûler les bras et les
épaules, que les fumées odorantes s’élèvent des barbecues comme des nuages et, poussées
par le vent, filent à l’horizontale, portant aux narines le présage de ripailles, de tintements
de verres, d’embrassades et de joyeuse convivialité, tout un été, à l’ombre, entre quatre
murs, à biffer, tenter autre chose, arracher, jeter, reprendre, biffer encore, jauger chaque
mot d’un œil suspicieux, au point de ne plus oser en poser un autre, de le renier par avance
comme un avorton, un enfant mal formé, bon pour le tas d’ordures, de le supprimer avant
même qu’il soit né. Détruire, plutôt que créer, et constater ce qui reste, au terme de tant
d’efforts : la couverture d’un bloc-notes 21/29,7, vide de ses pages à petits carreaux, toutes
jetées au feu.
Le premier livre est urgent. Le deuxième inutile. C’est pour cela qu’il ne vient pas. Qu’il
s’avorte lui-même. Il refuse d’ajouter du bavardage à un monde qui n’en manque pas. A quoi
bon un récit, un roman de plus, une énième variante sur les mêmes thèmes, alors que le
paysage en est saturé et que le réel vous prend à la gorge ? La gloire est un mirage de
jeunesse. Et même l’immortalité. Il semblerait que récemment une nouvelle discipline
scientifique ait émergé, qui a pour objet la mort des étoiles. Dans quelques milliards
d’années, notre soleil se détruira lui-même, son rayonnement atteindra une intensité telle
qu’il absorbera notre planète, puis, après l’incandescence, comme un feuillet jeté dans la
cheminée, il se recroquevillera sur lui-même et deviendra une naine blanche que chanteront
les poètes. Mais les poètes auront disparu, pour de bon cette fois, et ceux qui les lisaient, qui
chantaient leurs poèmes, il n’y aura plus ni poètes, ni écrivains, ni personne.
Pourquoi écrit-on, quand on écrit ? Le premier livre ne se pose pas la question. Il vous met
devant le fait accompli. Il n’a pas de but. Il a une source. On dira, rétrospectivement, qu’on a
voulu sauver, une existence, une mémoire, du définitif oubli. En réalité, on n’a rien voulu du
tout, cela s’est fait sans décision, on écrivait, sans savoir pourquoi. On sentait la vie gonfler à
bloc les phrases et les mots comme si elle avait choisi ce véhicule pour se transmettre.
Mais un livre ne suffit pas. Jadis, se souvient-on, on voulait être écrivain. Pour quelle raison ?
se sauver soi-même, consolider, modeler l’être friable que l’on était, se donner une nature :
écrivain, et traverser les siècles, comme Beethoven. Les uns engendrent selon le corps, disait
Diotime, d’autres selon l’esprit. On écrirait poussé par une force souterraine, aussi obscure
que celle qui pousse les animaux et les plantes à se reproduire, et l’angoisse de la page
blanche, ou de la page illisible, barbouillée de repentirs et de biffures, ne serait autre qu’une
peur animale de la stérilité. L’écriture chercherait son objet, comme l’animal cherche le
partenaire avec qui il s’accouple, elle serait le fruit d’une sorte de copulation entre le désir
d’écrire, plus ou moins affiné en art d’écrire, comme la pulsion sexuelle s’affine en érotisme,
et un objet extérieur, événement, personnage ou histoire. Sans ce désir, pas de livre. Sans
quelque chose à dire, pas de livre non plus.
Elle part parfois d’un détail insignifiant. D’une goutte qui tombe dans un évier sale. De
cactées poussiéreuses, desséchées, dans une remise. D’une réflexion qui pique au vif. D’une
image qui obsède. D’un bout de phrase lancinant. On s’en approche avec précautions,
comme d’un insecte posé sur une fleur, on craint de le laisser échapper, on lui cherche une
suite, sans avoir l’air d’y toucher, de crainte qu’il ne s’envole, tout est affaire de patience, de
délicatesse. D’attention suspendue, en éveil. Et de rythme. Une cadence, où les mots
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L’acte même d’écrire est physique. Il met en jeu le corps. Monastique, debout devant un
pupitre, ou assis à un bureau, penché, quasi replié au-dessus de la page, comme pour la
protéger, éviter que rien ne s’échappe ; en tension, à la manière d’un coureur qui ne peut
relâcher son effort avant la fin de la course, ou au contraire, affalé, en attente, pêcheur de
mots au bord d’une rivière. Ou encore, vautré sur un canapé, dans la chaleur d’un lit, afin de
mieux oublier l’enveloppe charnelle, la mettre en état d’apesanteur et libérer l’esprit.
D’autres s’installent en terrain neutre, au-dehors, dans des bistrots, sur des terrasses, au
cœur du bruit, parmi les allées et venues, les chocs de vaisselles, les plaisanteries, les
interpellations des serveurs, les chuintements, les sifflements des percolateurs ou des
machines à bière, afin de s’en faire une niche pour mieux rentrer en eux-mêmes. Et les
doigts autour du stylo ou du feutre, et la graphie, les petites lettres qui avancent sur le
papier ni trop rêche, ni trop glissant, et le désordre, les feuilles amoncelés, l’enfouissement
et, dedans le corps, à l’intérieur du cerveau, la perpétuelle rumination : tout cela participe de
l’écriture.
L’écriture n’en demeure pas moins inquiète. Chaque livre procure à son auteur, quand il le
tient dans les mains, une joie immédiate, difficile à définir, bientôt suivie d’une impression
d’inachevé. Les livres sont comme des planètes, ils tournent autour d’un centre, s’en
approchent par lentes spirales sans jamais l’atteindre. Chacun d’eux s’en va rejoindre les
autres sur son orbite propre, et tout est à recommencer. On croyait avoir tout dit, et rien
n’est dit.
Creuser, vers l’œil, vers l’organe qui palpite, quelque part, au fond. Attendre, au bord de sa
paupière. Poser ses sandales. Un coup de gong. Un clignement. Hautbois, basson, et cor. De
cet abysse émerge une voix qui est la douleur même. Vertigineuse. Le chant de la terre,
emprisonnée, murée vivante, de la terre encore jeune, printanière, lançant son adieu aux
fleurs, à la beauté, à l’amour, à l’enfant qui joue encore dans ses jupes. L’adieu. Der
abschied.
Kathleen Ferrier, quand elle enregistra ce Chant de la terre sous la direction de Bruno
Walter, avait quarante et un an. Elle souffrait. L’histoire dit que pendant l’enregistrement,
elle poussait des cris de douleur. Elle mourut quelques mois plus tard. Elle mourut.
Aucune voix ne peut lui être comparée.
Elle est la voix de la terre.
Gustav Mahler, qui composa ce lied, était malade. Il venait de perdre sa fille.
Il était juif. Dire que cela s’entend serait abusif. Il y a cependant dans sa musique ce mélange
de noirceur, d’extase, de désolation, de cacophonie, qui évoque un Kafka et son humeur
d’écorché. Bien que converti au catholicisme, il dut subir, comme Freud, comme Schnitzler,
l’antisémitisme devenu la norme dans la capitale autrichienne. À l’instigation de Cosima
Wagner, il fut viré de l’opéra de Vienne. Et certes, il n’avait pas la belle assurance, la solidité
d’un Richard Wagner, le bel ancrage dans l’heimat allemand. Il ne vivait pas dans l’intimité
des princes, dans leurs châteaux gothiques. Ne se roulait pas comme un gigantesque cétacé
dans les vagues épaisses des mythes germaniques. Il y avait dans sa musique quelque chose
de mal élevé, de chaotique, de tonitruant, des cris de trompette, un usage effréné des
timbales, gongs et autres percussions, des dissonances, des écarts, des frottements de
timbres, des longueurs si longues, à ne plus pouvoir les supporter, une enflure de
l’orchestration, introduction de l’orgue, des voix, doublement des flûtes, hautbois, harpes,
cors, contrebasses, un orchestre obèse, pléthorique. Un mauvais goût typiquement juif.
Une musique décadente.
Dégénérée.
Aucun compositeur n’a su comme lui user des cuivres, des percussions, de la rugosité des
trombones, de la gravité caverneuse des contrebasses.
Nul n’a fait sentir à ce point la déchirure, le déséquilibre, l’effondrement, la lueur fugitive. À
un siècle de distance, l’abschied est le pendant de l’Hymne à la joie. Puissant, charpenté,
destiné au chœur, le texte de Schiller, poète allemand, est une déclaration de foi en
l’humanité. Le Chant de la terre s’inspire de poèmes chinois. Porté par une seule voix de
femme, l’abschied ne conclut pas, ne s’achève pas, il se dissout, il se perd dans un outre-
monde d’où l’homme a disparu, ewig, ewig…
La musique de Malher est une musique dangereuse. Elle engloutit. Elle ensevelit. On se
couche dans ses draps, et on se laisse mourir, engourdi.
Elle touche aux zones interdites.
On ne peut s’en approcher que rarement, et de biais, comme par inadvertance ; et l’écouter
qu’avec circonspection, attaché à un mât.
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Elle ne suscite pas. Elle n’inspire pas. Ce n’est pas une accompagnatrice. Ni un refuge. Elle
n’aide pas. Elle demeure, tapie, toujours présente, même silencieuse. Elle est une couleur,
une tonalité de l’être.
Est-il besoin de connaître les paroles ? Qui se soucie des poèmes chinois ? La voix suffit. Elle
est au-delà de tout récit. Elle est ce qui est, l’effort de la vie pour sortir du néant, le
soubresaut de ce qui meurt.
Donc, quand le destin frappera de nouveau – et il frappe toujours, avec la rigueur d’une loi
universelle – on ne la laissera pas faire. Elle est l’exacte musique qui convient et, pour cette
raison, on la gardera enfermée, comme une Perséphone amoureuse, prête à enlacer sa proie
et à lui donner le baiser de mort. A peine entrebâillera-t-on la porte, pour goûter deux ou
trois bouffées de son chant, le temps d’imaginer ce que cela serait de céder à sa magie, et la
refermera-t-on aussitôt. On pleurera sur des musiques plus compatissantes. On s’enivrera de
chants dans la salle d’attente de la psy. On se mettra en condition pour parler, pour
déverser. On inondera son parquet de larmes. On parcourra les rues sur l’air des Chérubins
de Tchaïkovski, inspiré du rite byzantin, les voix de basse comme un brouillard répandu sur
les eaux. On dînera au restaurant italien, et là, dans le brouhaha et les bruits de vaisselle, on
prendra en plein cœur une chanson, interprétée par un ténor aveugle. On ne se demandera
pas si c’est de l’art ou pas. Par la suite, on le verra sur scène, paupières baissées, une
chanteuse portugaise à ses côtés, toute tournée vers lui, les yeux sur ses lèvres, mais ne le
voyant pas, comme égarée en un pays lointain ; tous les deux fragiles.
Est-ce de l’art ? La chanson est un texte, associé à une musique. Quand elle n’est pas simple
bruit de fond, elle dit quelque chose. Elle concentre une histoire en un minimum de mots. Il
n’est même pas nécessaire de la comprendre. Bien souvent, quand il s’agit de chansons en
langue étrangère, on n’en saisit que quelques paroles, juste assez pour accompagner le
refrain. Il est rare qu’on ait besoin de plus. This is the end, my friend… et la musique fait le
reste. Ou bien : Baby, it’ s a wild world. Ou encore : If you want to sing out, sing out… On
écoute le grain de la voix, sa dureté, le timbre nasal, la cadence : If you want to be you, be
you, if you want to be me, be me. Et Harold dansait avec Maud jusqu’au bout de la vie.
Léonard Cohen chantait Suzanne, d’une voix nasillarde, on se laissait prendre à cette diction
monocorde, comprenant juste qu’il était question d’une porte qui s’ouvre et se referme,
d’une femme au bord d’une rivière.
Des années plus tard, la voix a changé. Elle a baissé de plusieurs tons. Une eau qui passe sur
du granit.
Elle chante Treaty. Un beau titre.
I wish there was a treaty between your love and mine.
Et l’on y croit.
On entend treaty. Un pacte.
On entend your love and mine. Ton amour et le mien.
Et l’on croit à your love. Le mien ne fait aucun doute.
Treaty est l’histoire d’une trahison. Ou d’une illusion, comme on voudra. D’une parole non
tenue, d’une promesse entre un fantôme, qui peut être dieu, ou n’importe qui, et un croyant
qui, éperdument, sans réserve, se donne à lui.
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Si l’on avait pris la peine de peser chaque mot de cette phrase unique, et prêté attention à la
suite, on aurait pu entendre la vérité de ce conte : Seul l’un de nous deux était réel, et c’était
moi.
Les chansons ne sont pas toutes insignifiantes. Celle-ci a brûlé l’âme, y a laissé son
empreinte. Il faut en sortir, aller vers d’autres douleurs, d’autres vocabulaires.
Cohen avait trouvé refuge à Hydra. Il y avait rencontré sa muse. Sa muse l’avait quitté. Sur
les hauteurs de l’île, la lumière luttait avec l’ombre. Il luttait avec Dieu. Où était la lumière ?
Cohen écrivait dans la blancheur.
Tous les peuples ont leur manière particulière de dire le chagrin. Des mots qui ne sont qu’à
eux, et la musique qui va avec. Les Portugais ont le fado, où domine le regret des océans. 0
mar e tu, chantait Dulce Pontes, au côté du ténor aveugle. Le kaïmos des Grecs est un
chagrin d’Asie Mineure, né à Smyrne, puis venu s’échouer dans les tavernes du Pirée et de
Thessalonique. C’est un chagrin violent, amer, qui plie les corps en deux. Les Marika, les
Rosa, les Rita s’installaient sur l’estrade, encadrées par les bouzoukis, le laouto, le violon ou
la lyra, elles tenaient d’une main le tambourin pourvu de ses zilia, aman, aman,
commençaient-elles. Les yeux des mauvais garçons partaient dans le vague. Il est peu
probable que Léonard Cohen ait rencontré le kaïmos à Hydra. Une île trop riche, trop
prospère. Il y portait plutôt ses tourments de Montréal, attendant que la lumière les exécute
à coups de hache.
Des voix âpres, qui ne prétendent pas à la poésie, qui disent crûment ce qu’il en est de
l’histoire, de Smyrne livrée aux flammes, des foules massées sur les quais, des brûlés, des
noyés dans le port, des gramophones anglais couvrant les hurlements et les appels au
secours, ou plutôt, non : rien n’est dit de tout cela, il n’est question que d’amours sordides,
d’hommes qui battent leur femme à coup de ceinture, de chômeurs prêts à vendre leur
veste, d’ivrognes qui tanguent vers leur misère au petit matin. Mais tout est là, sous-
entendu : la pauvreté, l’arrachement, la perte du pays natal. L’arrivée dans un pays qui ne
vous veut pas. La survie. Et la musique comme refuge.
En poste à Londres durant ces mêmes années, monsieur le vice-consul, chassé à tout jamais
de Vourla, son pays d’enfance, compose un recueil poétique intitulé Mythistorima, dans
lequel on peut lire :
Mais que cherchent-elles, nos âmes, à voyager ainsi
Sur des ponts de bateaux délabrés,
Entassées parmi des femmes blêmes et des enfants qui pleurent…
Le registre est différent, le contenu est le même. Les exilés habitent leur musique, ils
habitent leur langue.
Les chanteuses sur les estrades parviennent à une sorte de perfection. Les écouter fait du
bien. Au centre de l’orchestre, elles ont une énergie qui les fait tenir droites. Leur nostalgie
n’est pas une faiblesse, c’est une déclaration de vie, de combat. La parole est crue. Elles ont
des corps. Pendant que les musiciens s’échauffent, animées d’une ondulation imperceptible
comme des bêtes prêtes à bondir, elles attendent que la musique les traverse et parvienne à
leur gorge.
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C’est ainsi qu’il faut écrire. Dru, dense, comme un pinceau plonge dans la peinture, la
fouaille, comme ces chanteuses chantent, avec leurs voix dédaigneuses, éraillées par l’alcool
ou le tabac. Aller dans la matière, la pâte du langage, la travailler, sans égards pour le joli, le
précieux, le bienséant, en faire une langue, sa langue. Dire juste, rien de plus.
Écriture et musique suivent des voies séparées. Elles ne s’imitent pas. Elles ne se jalousent
pas. Elles se font face, se regardent l’une l’autre, avec admiration et respect. Elles
dialoguent. Ce sont des muses qui conjuguent leurs efforts pour faire advenir la beauté.
Les Muses étaient les Chanteuses divines. Filles de neuf nuits d’amour – ou de sept, ou de
trois, selon les sources et les mythes – entre Zeus – ou peut-être Ouranos – et Mnémosyne,
la mémoire – ou Gê, la Terre, elles réjouissaient les dieux lors de leurs banquets et de leurs
noces. Sappho leur dédia sa maison, qu’elle-même nommait la maison des Muses. On
l’imagine vaste, fraîche, organisée autour d’un jardin intérieur où bruissait une fontaine,
ornée de roses, de violettes, peuplée de jeunes filles, pour certaines presque des enfants,
que la musicienne éduquait, initiait aux arts, et particulièrement à la poésie et au chant.
Sappho écrivait, elle fut même la première femme à écrire, en un temps où la poésie ne
s’écrivait pas, mais se disait. La langue grecque elle-même était musique, faite d’une
alternance de syllabes longues et brèves, et d’élévations ou abaissements de la voix. La
poésie jouait sur ces variations selon des règles strictes, si bien qu’ainsi rythmée et
psalmodiée, véritablement fille de la Mémoire, elle pouvait se transmettre oralement,
comme ce fut le cas de celle d’Homère. Mais Sappho écrivit, pour dire ce qui, en ce temps-là,
ne se disait pas : la vie intérieure, intime, les émotions du Je. Des sentiments d’Achille, on ne
sait rien que leurs manifestations, la colère, l’abattement. On devine la peur à travers la fuite
de Pâris. A peine en sait-on davantage sur l’amour, dans les adieux d’Hector à Andromaque.
Et dans toutes ces aventures, les femmes ont peu de place. Sappho écrit, chante le monde
des femmes, la beauté des femmes, en dehors des histoires de guerre auxquelles se plaisent
les hommes – Pour certains, c’est un rassemblement de fantassins, pour d’autres de
cavaliers, pour d’autres de navires, qu’ils disent être, sur la terre noire, ce qu’il y a de plus
beau ; mais moi je dis que c’est l’être qui désire – elle initie des femmes, de frêles jeunes
filles, à leur propre beauté, à leur valeur. A peine ont-elles compris cette leçon que, jeunes
mariées, elles s’en vont.
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