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Liliana FOȘALĂU
Introduction
La littérature suisse romande laisse lire deux sites thématiques majeurs : le renfermement comme
attachement aux propres valeurs, lié aussi à l’insularité, et l’ouverture, le départ, comme expression du désir de
l’Autre, du monde. On connaît la tradition de la littérature de voyage1 que la seconde tendance a donnée. Parmi les
noms les plus célèbres de cette littérature (entendue aussi comme celle qui interroge l’espace d’un point de vue
particulier, à l’intérieur d’une problématique très complexe du rapport au monde, rapport territorial / géographique,
linguistique, culturel, identitaire dans un sens très large), on retrouve un Charles-Albert Cingria, un Nicolas Bouvier,
un Maurice Chappaz. Entre les trois, quelques points de ralliement : la disponibilité à l’ouverture, la passion de
l’espace, une géographie qui donnera des formes originales de géolittérature (terre, pays, paysage s’y réinscriront
selon une nouvelle topo-affectivité), la vocation de la découverte (extérieure et intérieure – forme de connaissance)
et, en dernier lieu selon ce rapprochement, un parcours qui mène du voyage à l’écriture du paysage et/ou du pays.
La tradition que ces pérégrins illustrent est ancienne et réputée en Suisse ; force nous est de rappeler ici des noms
comme celui de Thomas Platter, Jean-Jacques Rousseau, Jakob Burckhardt et Blaise Cendrars.
Mais à part les écrivains voyageurs suisses et leur perspective sur le propre espace, sous divers rapports
au grand univers, on a remarqué l’existence de textes sur la Suisse qui intègrent cette littérature des confins et en
diversifient les nuances, les renseignements, les témoignages d’un monde (par endroits) disparu 2. On a considéré à
la fois qu’il ne serait pas dépourvu d’intérêt de tenter une comparaison entre l’écriture de la Suisse par les voyageurs
suisses et celle réalisée par un célèbre et intrépide écrivain français de la seconde moitié du XIXe siècle, Théophile
Gautier, qui a consacré à l’espace dont nous nous occupons ici un recueil intéressant, charmant et peu connu de nos
jours, Impressions de voyage en Suisse. On se tiendra pour l’instant aux approches que proposent les trois écrivains
qui font l’objet de notre choix.
J’ai le droit alors de considérer Lausanne comme on considère un individu, un être humain en dehors de sa race,
sous le seul rapport cosmique, dans sa parenté avec d’autres villes à substruction également – Hong-Kong
disais-je… […] C’est une puissante ville en somme, où l’on devrait se promener, paraître, disparaître : ne jamais écrire. Ce que
l’on y éprouve échappe à la concision littéraire (Florides helvètes, p. 10).
Le tort, quand on veut parler d’un lieu, est qu’on veut faire de la géographie, c’est-à-dire aussi de l’histoire, et tout
de suite on est perdu. Une ville a une multitude de choses dont rien ne produit l’équivalent dans ce qui est pensé ou
dans ce qui est vu.
Une autre manière d’inviter à la découverte du réel tant de fois ensorcelé et ensorcelant par le réel même,
avec ses diverses notes, rumeurs, harmonies qui construisent, malgré toute réticence, l’aspect par excellence
polyphonique de ce texte. On se rappelle sa formation musicale suivie à Genève et ses hautes connaissances dans
le domaine, qu’il n’hésite pas à partager avec son lecteur, surtout dans Florides helvètes, Le parcours du Haut-
Rhône et Musiques de Fribourg. Souvent, en lisant, on a l’impression d’un goût pour les sonorités, pour la musique
chez l’écrivain qui dépasse de loin l’approche visuelle du réel. La musique, elle peut venir de partout, il faut
seulement savoir l’entendre, encore une fois – ouvrir l’oreille. Ainsi par exemple dans ce passage citadin où de
l’ultramoderne on passe vite à l’ultrapoétique :
Ce sont des usines, de petites usines : deux usines, trois usines, cinq petites usines en bois gris vermoulu
recouvert de mousse. Oui, exactement comme des coques, et bien calfatées : afin d’empêcher qu’on voie. On doit
seulement entendre. C’est un sourd bruit de roues uni à un cliquetis modeste (Impressions d’un passant à Lausanne,
p. 44).
5
Dans l’Introduction à l’ouvrage déjà cité, p. 15.
6
Ibidem, p. 10.
Pour revenir aux destinations du voyage, on rappelle que le deuxième « cercle spatial » de l’œuvre de
Cingria est formé par Paris et Rome. Le troisième est représenté par Constantinople – simultanément un ailleurs et
un lieu familier (les siens y tenaient des comptoirs), source de rêveries et de prouesses, porte ouverte sur l’Orient. La
Chine, fortement attrayante, est pour le bourlingueur « le contrepoint à l’Occident ». Un élément qui le distingue de
ses autres coreligionnaires - écrivains nomades, c’est sa manière de concevoir l’ailleurs, qui n’a rien à voir avec la
distance. Partout où l’on est, le monde ouvre à ses surprises, à condition que le promeneur, le flâneur dresse lui
aussi l’oreille, ouvre l’œil. Kenneth White pourrait bien faire de Cingria un géopoéticien avant la lettre, étant donnée
sa présence plénière et permanente au monde.
Son écriture, concue et pratiquée pour dire la magie du réel, rend avec attachement l’expérience subjective
de l’errance, dimension de la vie du flâneur, du rôdeur, du vagabond qui est en permanence en quête de l’équilibre
précaire entre tout et rien, l’ici et l’ailleurs, le visible et l’audible, le moi et les autres, l’écriture et le silence.
Ce qui est lémanique a joué dans ma vie un rôle important. […] Ce lac d’étain au lever du jour, d’où nous
sortions de beaux poissons : il y avait là une sorte d’aventure, d’atmosphère féerique. Et je suis du signe des Poissons,
donc plus à l’aise dans l’eau que sur terre (RD : 45).
Les deux éléments fondamentaux de l’univers, l’eau et la terre, les deux coordonnées définitoires de son
paysage identitaire, le lac et la montagne, fondent son destin et l’incitent à la découverte d’autres géographies. En
même temps, ils définissent une sensibilité qui avait donné dans la littérature une typologie bien connue, toujours par
un Suisse promue : le promeneur solitaire. Bouvier le dit lui-même : « Dans mon statut de Suisse, il y avait la
nourriture alpestre et cette nourriture lémanique, spécifiquement liée à une sensibilité rousseauiste » (RD : 46).
Quant au voyage, il tient à la fibre même de son identité ; partir pour Bouvier c’est vivre, respirer. Le voyage
est toujours une découverte : « Ça, c’était la découverte physique, charnelle, musicale, vocale du monde. Ce que
j’appelle la connaissance par la plante des pieds » (RD : 60).
Bouvier est très sensible aux strates accumulées par le temps, et dont est composé notre héritage culturel.
Il reconnaît que ses voyages lui ont facilité « la découverte du patrimoine européen, et ensuite l’acquisition du
patrimoine Mittel Europa, du patrimoine balkanique… ». C’en est une étape du voyage et de la connaissance du
monde. En une autre étape, faite elle aussi d’allers et retours, il ira vers des pays où les lettres et les idéogrammes
(voir la filiation spirituelle Segalen – Bouvier, pour ne pas oublier Cendrars ou Michaux) constellent le voyage. Son
choix de l’Orient est dit dans quelques titres : Japon (1967), Chronique japonaise (1975), Journal d’Aran et d’autres
lieux (1990), de même que sur l’ensemble du roman Le Poisson-Scorpion (1981) et de L’Usage du monde (1963).
Une importance à part dans le déroulement du voyage est attribuée au signe écrit, inscrit dans un élément
de l’espace. Ce qu’il admire en Asie c’est « cette densité historique saisissante », le fait que dans des endroits où
l’on ne voit personne sur des lieues et des lieues, « il y a toujours un petit tumulus, un tombeau de marabout qui est
là pour le rappeler, ou une inscription » (RD : 73). Il n’a cesse d’avouer son amour des « traces écrites » qui
7
Comme l’écrivain le mentionne dans Routes et déroutes, Genève, Métropolis, 2004, p. 24.
8
Ibidem, p. 27. Dorénavant, dans les citations du texte, on utilisera l’abréviation RD, par souci de simplification.
« émeuvent profondément ». Bouvier parle de l’existence, dans ses pérégrinations, d’un « axe est-ouest qui est une
filiation de cultures écrites » (RD : 74).
Bouvier est amené à reconnaître l’existence d’une « dialectique de la vie nomade, faite de deux temps :
s’attacher et s’arracher » (RD : 76). Tous les espaces, qu’ils lui soient proches (on pense à la Suisse natale) ou
lointains (on pense surtout au continent asiatique, où il a entrepris de nombreux voyages et séjours), lui imposent le
même régime du jeu de forces antithétiques : l’attachement et la rupture, semblables en cela à la relation
amoureuse. Et lui de conclure : « on n’arrête pas de vivre ce couple de mots tout au long de la route » (RD : 76).
Considéré comme un parfait écrivain voyageur, Bouvier demeure toujours poète dans son cœur. Le volume
Le dehors et le dedans en rend compte, de même que, dans sa prose, la voix rêveuse qui s’attarde à sa guise et
selon son rythme devant la réalité afin d’en rendre, simultanément, la transparence et la profondeur.
Le départ chez Bouvier est fondé sur le rêve éternel de l’homme de se libérer, de se « désentraver » (H.
Michaux). Voyager équivaut aussi au fait d’acquérir la liberté intérieure. L’écrivain éprouve une fascination à part
pour l’espace intermédiaire qui est celui du voyageur, l’espace où l’on vit loin de ses origines, et qui donne le
sentiment de n’appartenir à aucun lieu, de vivre dans un état de flottement entre deux eaux, dans le fuyant, l’instable,
l’indicible.
Les fonctions du voyage chez Bouvier sont multiples : à part le dépaysement et l’exotisme (fonctions
connues chez tous les écrivains voyageurs), il y a cette soif de mouvance, le désir de « perdre le Nord », parce que
l’ailleurs reste toujours un peu déstabilisant. En plus, le voyage est une forme d’interrogation constante ; il permet de
sortir de soi, d’échapper à l’emprise du narcissisme. Une affirmation qui attire l’attention par son originalité porte sur
« la fonction nourricière du voyageur » ; celui-ci n’arrive jamais les mains vides, il apporte son écot – les réponses
aux questions qu’on lui pose, les choses à raconter, les musiques à faire entendre, les photos qui porteront
témoignage de ses aventures spatiales et culturelles. Ce qu’il y a de gagné à la fin d’un voyage, c’est « le sentiment
de bien habiter cette planète » (RD : 85). La route qui, chez lui aussi, apparaît parfois comme route de la vie, vous
apprend également la leçon de la modestie, de l’humilité, du rien qu’est l’ego : « faire l’expérience de ce rien est une
chose très nécessaire sur le chemin de la vie. Il faut la faire au moins une fois » (RD : 87). Dans des moments
d’extase que la vie nomade peut donner, mélange de fraîcheur et de fatigue, « l’ego disparaît complètement dans la
fusion qui se produit avec ce qui nous environne. C’est pour ça que j’ai tellement aimé voyager », s’exclame
l’écrivain ! Et on le croit bien !
Voyager pour faire don de ses découvertes passe aussi par l’interrogation sur l’écrire, son sens, les
sacrifices réclamés, mais aussi les fruits ramassés. Les écrivains font « ce travail de recherche, de greffier, par
lequel ils parviennent à convaincre le lecteur qu’il est beaucoup plus riche intérieurement et beaucoup plus intelligent
qu’il ne le pensait ». Ils lui font découvrir « des territoires qu’il a en lui, mais qu’il a laissés en friche » (RD : 94).
La route apprend aussi à voir au sujet qui a déjà largement et authentiquement ouvert les yeux. À l’ami
peintre et compagnon de route, Thierry Vernet, Nicolas Bouvier doit, comme il l’affirme à maintes reprises, la vue
picturale du paysage. Découvrant dans le sud iranien, aux côtés de Vernet, des harmonies de couleurs, « toutes les
teintes que le sable peut avoir et ce bleu omniprésent, d’une finesse extraordinaire, qui se marie au rose saumon et
au violet léger du crépuscule », il exprime son émerveillement dans une formule inégalable : « C’est comme si j’avais
traversé la France à pied avec Van Gogh » (RD : 96).
On est en présence d’une écriture éminemment poétique, mais constamment dirigée par une mémoire qui
filtre pour faciliter la rencontre du lecteur avec ce moi ouvert au monde qu’est, par excellence, l’écrivain voyageur.
On demeure aussi dans l’écriture à caractère autobiographique, car le moi raconte son départ, son périple et son
retour, son aventure dont le poème terrestre sera donné par une écriture épurée, à même de transmettre l’envol, le
besoin du départ, de la découverte. Mais quelle occasion pour nous, lecteurs, de philosopher de manière très
socratique, de constater nos limites et la soif de dépassement, en lisant les mots du grand écrivain romand : « Tout
voyage a pour moi son élément d’apprentissage » ; « Je me suis rendu compte […] que c’était un état de manque qui
m’avait mis sur les routes, de même que c’était un état de manque qui faisait que je me précipitais sur des grimoires
dans les bibliothèques. C’est ça qui nous fait courir » ; c’est « en effet le reflet de mon indigence qui conduit à une
quête, à une recherche » (RD : 181).
Je ne suis jamais sorti de mon village. Je suis quelqu’un qui restreignait tout à sa petite patrie, à son pain, le
reflet de l’âme, et à ses ceps. Je voudrais cependant partir. Partir sur place, dans ma ville natale, vers ce que les
chercheurs, les mystiques appellent le désert intérieur. Bourlinguer. Je juge terrible d’entendre cet appel, de sentir cette soif
à cinquante ans (PV10, p. 68).
9
Apud Daniel Marcheix, in L’écrivain auteur de sa ville , Juliette Vion-Dury (dir.), PU de Limoges, « Espaces Humains », 2001, p.
184. Il s’agit d’une étude de socio-sémiotique assimilable dans ses concepts critiques et son fonctionnement par la critique
thématique ou par la géocritique - science des espaces humains qui renvoie principalement à la nature linguistique et
idéologique de la notion d’espace.
10
Pour des raisons d’économie d’espace et pour éviter les répétitions, nous avons utilisé pour les textes de Chappaz les
abréviations suivantes : THR pour Testament du Haut-Rhône, PV pour Portrait des Valaisans…, PVA pour Partir à vingt ans.
Un fil indestructible tisse dans l’œuvre la conjonction-vocation du pays et de l’écriture, du moi et du
paysage. Selon les propres mots de l’auteur, « entre espace et durée, entre le lieu et le moi, les données sont
réversibles ». Ou, pour nuancer encore, il ajoute : « les pays et les poèmes, c’est tout un ». L’espace n’existe pas en
l’absence de l’individu, l’individu ne peut se définir sans se situer dans une place précise, et la perception du moi,
comme celle du temps ou de l’espace (entendu surtout comme pays), ne se concrétise que dans et par l’écriture qui
toujours s’origine dans un espace, dans une terre, chez lui, terre-pays.
Chercher à assimiler et à écrire l’espace de l’identité suppose encore le rajout d’une série d’éléments, parmi
lesquels les sociaux, idéologiques, psychologiques et culturels tiennent une place de choix. C’est aussi une tentative
d’interroger la « place-identité suisse » dans les altitudes du paysage, dans le caractère des gens qui l’habitent -
paysans, montagnards, vignerons sont à leur tour porteurs de marques spatiales et culturelles identitaires, dans le
sens du fleuve, le symbolisme du jardin, mais aussi de l’arche (visible allusion biblique), dans la résistance du rocher
qui structure et qui n’annule pas, mais fortifie encore l’amertume de la disparition d’une civilisation. Cette complainte
à peine dite, mais ressentie constamment, l’adieu à l’espace du passé qui irrémédiablement se confond au bonheur
(à son tour irrécupérable) reviennent souvent sous la plume de Chappaz. Mai l’auteur ne s’arrête pas sur son
amertume, il va toujours plus loin, car interroger l’espace identitaire, c’est aussi saisir la différence dans la
ressemblance, le moi dans l’autre, à travers la communion dans et par l’écriture. Écrire le moi, c’est indéniablement
chez l’écrivain romand écrire le paysage, le pays, car, tel qu’il l’affirme dans la Vocation des fleuves, « tu ne peux
être toi-même qu’en ayant le sens du fleuve », ayant le devenir comme parcours dans le sang. Et, tout comme il n’y
a pas de fleuve sans source, on peut bien comprendre que chez Chappaz on est en présence d’une écriture de
l’origine, par excellence porteuse de mémoire affective, religieuse, intellectuelle, culturelle, écriture stratifiée elle-
même par les couches de ces « diverses mémoires ».
Une place importante dans l’élaboration d’une poétique de l’espace aurait chez Chappaz (comme jadis chez
Proust) les « noms de pays », les toponymes (auxquels on intègre aussi les noms d’eaux, très importants pour
l’identité suisse) et les coordonnées topographiques des lieux, qui, à force d’attachement, se muent en coordonnées
« topo-affectives ».
Parmi les noms de pays, Le Valais11 tient une place de choix. « Valais, vallis, vallis lacrimarum » dans
beaucoup de représentations, mais aussi, presqu’inséparablement, vallée « abundans frumento » - c’est dans ces
termes que Chappaz écrit le pays dans le Testament du Haut-Rhône. Dans L’Évangile selon Judas, le Valais, « la
vallée de larmes, c’est aussi le pays toujours en train de devenir le paradis ». Il y a quelque chose d’originel et
d’universel à la fois dans le paysage de Chappaz, qui peut très bien aider à délimiter et à analyser les coordonnées
de l’espace identitaire. Le poème de la Vocation des fleuves se donne à lire comme synthèse de plusieurs
dimensions de l’espace (géographique, religieuse, affective et culturelle), dimensions qui structurent en égale
mesure l’être et le pays :
La Suisse est un nœud un nœud rocheux/ Les Alpes tournent sur elles-mêmes […]/ L’Aar le Rhône la Reuss le Rhin le
Tessin chacun se sauve de son côté/ C’est le Jourdain qui se glisse dans le lit du Rhône […]/ Paroisses de mélèzes
paroisses de goémons,/ Je sens dans toutes les relations avec les miens l’immense petite Judée […]/ On n’oubliera
jamais ces sources […]/ Rousseau déjà est venu en Valais/ Le premier roman moderne s’appelle La Nouvelle Héloĩse/
La culture suit un trait d’eau/ Selon la nature le fleuve est la voie la vérité la vie.
Dans Portrait des Valaisans, Chappaz aboutit à une quasi-assimilation pays/manière de vivre : Ah !,
pendant si longtemps le Valais a été une île et une Bible ». La vallée est inséparable de la montagne non seulement
d’un point de vue géographique, mais surtout dans la perspective d’une archéologie du sens du monde. Dans leur
jeu de montée et de descente, d’altitude et de profondeur, les montagnes et les vallées « (...) manifestent une vie
cristallisée, unifiée en cette tâche » (Carraud, 2005 : 26). On y remarque « l’étagement des ordres de la vie, comme
les couches génésiques d’un paysage » (Ibidem). Une profusion du paysage et de la vie qui s’y déroule appelle une
11
Le Valais est un des derniers exemples en Europe d’une république paysanne et catholique, où les deux qualificatifs ont gardé
toute leur portée et leur signification. Par sa géographie, la région a préservé une civilisation que le développement des cantons
voisins a rendue anachronique, et qui l’apparente plutôt à des populations lointaines des montagnes d’Europe et d’Asie. Voir C.
Carraud, op. cit., p. 22.
représentation du monde qui puisse qualifier et orienter l’existence. Vivre, habiter, cela prend chez Maurice Chappaz
le sens d’une vocation:
Se faire le greffier des murmures du lieu natal, c’est écouter une voix qui énonce le réel comme une révélation
(...) ; c’est quitter le monde reçu comme un exil, mais pour le recevoir d’une autre manière (THR, p. 60).
Vivre (dans) un certain espace, c’est s’identifier avec, être soi-même le lieu. L’équivalence entre le texte
(comme représentation du pays) et le pays (comme référent où s’originent les signifiants), entre le pays et le moi qui
en est traversé (« Amère ma terre et plus amer moi-même... ») fait de la biographie « une manière de géographie
dessinant les régions où se situer » (Carraud, p. 52).
Le propre du paysage est de « se présenter toujours-déjà comme une configuration du pays » (Collot,
1997 : 193). Dans la littérature, le paysage ne coïncide pas avec un pays réel, mais il demeure l’image d’un pays
perçu du point de vue d’un sujet. C’est donc à l’idée de subjectivité que l’on devra se tenir lors du parcours des
représentations littéraires de l’espace, bien que le point de vue du sujet se ressource, dans la plupart des cas, à une
réalité objective. Le paysage a sa propre vérité intérieure, « plus profonde, plus spirituelle que la réalité physique »12,
lisible selon Chappaz dans le registre d’une grammaire du relief : « La grammaire d’une partie du monde est enfouie
ici ; les fronts, les solives, les granits contiennent les syllabes incréées qui clament purement Dieu » (THR, p. 41).
L’esthétique du Romantisme, qui avait multiplié et approfondi les résonances subjectives du paysage, tend vers
l’effacement des frontières entre intérieur et extérieur, anticipant sur une perception où l’œil devient inséparable de
l’affectivité, l’image s’élaborant selon des lois spéciales, qui induisent aussi de nouvelles manières poétiques de dire
et d’écrire le monde. Avant d’être informé par des représentations culturelles, le paysage est construit par une
manière de perception. Comme Jean-Pierre Richard l’avait si bien saisi, « au cœur du sensible, l’écrivain cherche en
tous sens son paysage vrai » (1978, p. 24). Pour Chappaz, au-delà d’un Valais réel, celui de tout habitant, il y a un
autre, son Valais, le pays intérieur. « Le Valais de mon cœur est plus grand que l’autre » (PVA, p. 60), dira dans ce
sens l’écrivain qui regrettera toujours de ne pas être un paysan (homme qui vit son authenticité en un rapport
d’ouverture et d’obéissance totale à la nature, à ses rythmes, à sa teneur). Ou, pour renforcer l’idée de ce
rapprochement foncier moi/paysage, il renvoie au « Valais qui existe hors de moi, et que je perçois en moi comme
une personne » (Ibidem, 62).
Conclusions
Les diverses perspectives sous lesquelles on a essayé d’approcher le paysage (géographique, ontologique,
phénoménologique, poétique) n’ont fait qu’enrichir ses dimensions, et raffiner nos possibilités et techniques
d’analyse. On se tient à la conception selon laquelle le paysage est l’espace du sentir, le foyer originaire de toute
rencontre avec le monde. Il constitue « la donne originaire de l’être » (Jean-Marc Besse, in Collot, 1997 : 340),
résultat de la communication première de l’homme et du monde. Expérience de la proximité des choses, l’espace
valorise un sujet mouvant, qui se construit en relation de permanente découverte du monde et de soi. La poétique de
l’espace identitaire nous donnera à lire en ses strates de signification un moi qui, dans la diversité de ses manières
d’approche du monde, laisse transpercer sa singularité.
Maingueneau a introduit la notion de « paratopie de l’écrivain », à travers laquelle il définit l’appartenance au
champ littéraire comme « une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire qui vit de
l’impossibilité même de se stabiliser ». Parmi les écrivains ici brièvement présentés, Cingria et Bouvier pourraient
illustrer cette situation, n’étant ni auteurs de simples récits de voyage, ni attachés à une seule tradition, ni à un seul
lieu, ni à une seule culture. Leur spécificité commune résiderait dans une « poétique du passage et de l’échange »,
comme données de l’œuvre qui s’imposent et les imposent à l’attention du lecteur de prime abord, mais où
l’ensemble de la construction trouve ses fondements dans les liens au pays, et la spécificité de l’écriture, dans une
poétique du paysage où, au centre de la description, le moi affirme une identité géo-affective d’un haut degré de
poéticité. Bouvier affirme son projet poursuivi le long de ses voyages d’exprimer « une sensibilité de type non-
métropolitain » qu’il situerait « hardiment entre la Saône et le Danube, et pour l’axe nord-sud – entre Holderlin et
12
Apud Michel Collot, op. cit., p. 195, qui renvoie à une conception de Proust sur les vertus du paysage intérieur, sur la manière
dont les sensations subjectives peuvent édifier le sens d’une œuvre ; on ajoute la nécessité d’interpréter le monde selon le
langage des choses, d’apprendre un autre type d’alphabet.
Giono »13. Ce sont peut-être les mêmes raisons, auxquelles on ajoute le désir de fuir le spectacle de la ville et de
retrouver la beauté de la nature sauvage, qui poussent Gautier à écrire la nature suisse, le paysage (au détriment de
la ville, Genève apparaissant par exemple en une seule évocation plus ample dans le recueil mentionné dans
l’introduction), ce qui doit, probablement, avoir été conforme aussi à son âme romantique. Tout voyageur abrite un
peu en lui l’homme romantique, ce chercheur d’inconnu.
Écrire le pays, le lire, le donner à lire à la suite de la propre interprétation, d’un travail de déchiffrement, c’est
ouvrir sur quelques notions qui intègrent une approche plus complexe de la problématique de l’identité dans la
littérature francophone. Terre, pays, paysage, espace, moi, écriture, tout concourt à l’édification d’un système de
représentation et de perception des valeurs qui fondent notre être-au-monde.
Pour Bouvier, voyager et écrire le monde vu sont deux actes qui justifient pleinement l’existence : c’est
n’avoir pas vécu inutilement. Souvent, dans l’œuvre des écrivains romands analysés, est affirmée la relation individu
– espace comme condition sine qua non de l’existence. L’identité suisse (pluridimensionnelle et d’une universalité
étonnante de par le symbolisme de la montagne, du lac, des fleuves et de la nature en un sens plus complexe)
trouve une expression singulière et fort attachante avec la voix poétique de Maurice Chappaz, où l’écriture du moi
est inséparable du paysage. Si son parcours du monde en amplifie les significations par le retour au bercail - son
Valais réel et biblique à la fois, espace concret et mystique -, les deux autres écrivains voyageurs privilégient l’idée
d’un mouvement perpétuel (la métaphore de la roue chez Bouvier parlant de Cingria en constitue un exemple
éloquent). Pour eux, plus que le nom de l’espace, c’est le parcours et la découverte qui importent, tout comme leur
transcription littéraire.
Bibliographie
13
Dans La Suisse romande et sa littérature / La Licorne 16/1989, article “Lectures d’un Suisse errant”, p. 79.
Références critiques :
CARRAUD, Christophe, Maurice Chappaz, Paris, Seghers/
« Poètes d’aujourd’hui », 2005.
CHESSEX, Jacques, Charles-Albert Cingria l’instant et l’intemporel , Lausanne, L’Âge d’Homme/« Poche
Suisse », 2008.
COLLOT, Michel (dir.), Les enjeux du paysage, Bruxelles, OUSIA, 1997.
FOȘALĂU, Liliana (dir.), Dynamique de l’identité dans la littérature francophone européenne , Iaşi, Junimea,
2011.
JATTON, Anne-Marie, Nicolas Bouvier. Paroles du monde, du secret et de l’ombre , Lausanne, Presses
polytechniques et universitaires romandes/« Le savoir suisse », 2004.
La Suisse romande et sa littérature, « La Licorne » no. 16/1989, Poitiers, UFR de langues et littératures,
1989.
RICHARD, Jean-Paul, Littérature et sensation, Paris, Seuil/ « Points », 1978.
RICHARD, Jean-Paul, Pages Paysages. Microlectures II, Paris, Seuil/« Poétique », 1984.
VION-DURY, Juliette (dir.), L’Écrivain auteur de sa ville, Limoges, PULIM /« Espaces Humains », 2001.