Vous êtes sur la page 1sur 3

Mathilde, ex-infirmière en Ehpad : « 

Si on
est soi-même mal, on ne peut pas soigner »
Mathilde Basset, 25 ans, ancienne infirmière en Ehpad, publie « J’ai rendu mon uniforme »
(éd. du Rocher). ((VINCENT MAGRINI))

Dans une longue lettre postée sur Facebook, cette jeune


infirmière qui exerçait dans un Ehpad public de l’Ardèche
avait vidé son sac. Un an plus tard, elle sort un livre.
Par Henri Rouillier L’Obs / Rue89

Publié le 03 février 2019 à 11h00

Le 27 décembre 2017 sur Facebook, Mathilde Basset vide son sac. À l’époque, cette jeune
infirmière récemment diplômée travaille temporairement dans un Ehpad installé au sein d’un
hôpital public de l’Ardèche. Dans un post partagé plus de 20.000 fois depuis, elle écrit : « Ce
matin, j’étais seule pour 99 résidents, 30 pansements, un œudème aigü du poumon, plusieurs
surveillances de chutes récentes et j’en passe. » Ce qu’elle dénonce, c’est le manque
d’effectif au sein de son service. Il y a trop à faire pour que Mathilde travaille correctement,
elle craque.

« Comme les 20 jours précédents. Je presse les résidents pour finir péniblement ma
distribution de médicaments à 10h15 (débutée à 7h15). Je suis stressée donc stressante et à
mon sens, maltraitante. »

Un an plus tard, alors qu’elle a quitté l’Ehpad pour un centre médico-psychologique où elle se
sent beaucoup mieux, elle publie « J’ai rendu mon uniforme » aux éditions du Rocher. Un
témoignage dans lequel elle raconte la dégradation des conditions de travail des infirmières en
Ehpad, mais aussi des aides-soignantes et des agents des services hospitaliers, dont les métiers
finissent par se mélanger, faute de budget, alors même que leurs spécialités sont essentielles
au fonctionnement de ces lieux de vie un peu particuliers.

Avec Mathilde Basset, on a parlé d’un couple de résidents amoureux, du jour où elle leur a
très mal parlé, des comprimés qui finissent par tous avoir la même forme, du stress des
cadences et de ce que l’on peut faire pour essayer que ça change.

Comment peut-on physiquement et psychologiquement s’occuper seule de 99 patients ?


Quels stratagèmes avez-vous mis en place pour que le travail (la distribution des
médicaments, les divers soins) soit fait malgré tout ?

Alors on ne peut pas. Ce n’est pas possible. On n’exerce pas le métier qu’on a appris parce
qu’on n’a pas le temps de ponctuer nos journées d’actes qui témoignent des valeurs
soignantes qu’on nous a enseignées à l’Institut de formation en soins infirmiers.

Donc on fait du mauvais travail. Et le stratagème que l’on développe finalement, c’est celui
qui consiste à fermer un peu les yeux sur l’attention que l’on voudrait pouvoir transmettre, et
le lien que l’on voudrait pouvoir créer avec chaque résident. On va à l’essentiel, on priorise
les soins tarifés, facturables à la sécurité sociale. On omet volontairement certains soins
comme l’administration de collyre pour essayer de gagner du temps.

Ce que vous décrivez dans votre livre ressemble à la souffrance éthique, définie en
sociologie comme une douleur liée au reniement de ses valeurs professionnelles. Est-ce
que vous en avez entendu parler pendant votre formation ?

On n’en parle pas forcément de manière explicite, mais on s’en rend compte en tant que
stagiaire, lorsqu’on rapporte ce type d’expérience à nos formateurs, qui prennent alors un air
un peu peiné. C’est comme ça que ça se passe, on sait qu’elles ne peuvent pas faire autrement
et que c’est le manque d’effectif qui impose la cadence. En ce qui me concerne, pour les
Ehpad, j’avais l’impression qu’on pouvait passer au-dessus de la maltraitance institutionnelle.
Qu’on pouvait réussir à travailler en s’affranchissant de ce poids. Et puis une fois sur place,
on trouve ça inadmissible, impossible. On a un peu peur aussi, on avait l’impression de
contribuer à une cause honorable et l’on s’aperçoit que ce n’est pas le cas.

Vous racontez qu’un matin, alors que vous étiez en retard dans la distribution des
médicaments, vous vous êtes fâchée contre un résident qui n’était pas dans sa chambre.
En fait, il était dans la chambre de son amie, résidente elle aussi. Quand vous avez
réalisé que vous lui aviez parlé sèchement, vous vous êtes excusée, en larmes. Est-ce que
vous estimez avoir déjà été maltraitante dans l’exercice de votre métier ?

Je ne pense pas avoir été maltraitante. Négligente, plutôt. Mais la négligence amène la
maltraitance et les négligences étaient telles… En fait, on n’accorde pas aux patients la
relation humaine qu’ils peuvent attendre d’une infirmière dans un lieu de vie. On est
maltraitant en ce qu’on promet de créer un lien qu’on n’est pas en mesure de construire parce
qu’on n’a pas le temps.

La négligence s’installe aussi dans le manque de respect à l’égard de la liberté de mouvement


de ces personnes qui sont effectivement chez elles ici. Nous sommes chez elles. Au prix
qu’elles paient, elles ont bien le droit de passer d’une chambre à l’autre.

Il y a par ailleurs des négligences plus fondamentales, médicamenteuses par exemple.


Pressées par le temps, on ne respecte pas forcément le protocole qui consisterait à vérifier la
prescription avant de donner le médicament, parce qu’on pense la connaître par cœur. Et ce
n’est pas le cas. La preuve en est avec cette patiente dont je parle dans le livre, qui s’est rendu
compte que je ne lui donnais pas les bons comprimés. Heureusement qu’elle avait toute sa tête
parce que je n’avais plus la mienne. J’aime bien cette expression parce qu’elle parle d’elle-
même. Après, ce qui me gêne avec le terme de “maltraitance”, c’est qu’on a l’impression
qu’elle est exercée volontairement, alors que non, justement.

Ce livre émerge un an après que vous avez envoyé une lettre à la ministre de la Santé
concernant vos conditions de travail dans cet Ehpad. Qu’est-ce que vous attendez
aujourd’hui des pouvoirs publics ?

Une des raisons pour lesquelles j’ai accepté d’écrire ce livre, c’est que je voulais contribuer à
ce qu’on prenne conscience de la considération que l’on a aujourd’hui pour nos aînés. Pour
des personnes qui se sont battues toute leur vie pour bâtir la société dans laquelle nous vivons,
nous.
Une fois âgés et placés de la sorte, on leur dit qu’ils ne servent plus à rien, qu’ils sont des
encombrants. Une fois cet éclair parvenu à la tête de nos dirigeants, on peut espérer un
renforcement de nos effectifs, aussi bien en termes d’infirmières, que d’aides-soignantes et
d’agents des services hospitaliers. On peut aussi espérer qu’il soit un jour plus facile
d’organiser la prise en charge d’une personne âgée en fonction de ses habitudes à elle, et non
du fonctionnement d’un service. Par exemple, pourquoi réveiller à 7h du matin quelqu’un qui
a l’habitude de se lever à 8h depuis longtemps ?

Un des objectifs de ce livre, c’est également d’informer les familles de résidents mais aussi
les futurs soignants de la situation telle qu’elle est vécue du côté des blouses blanches. Si on
est soi-même mal dans sa peau, on n’est de toute façon pas disponible pour les personnes
qu’on est censées accompagner.

Vous écrivez qu’il y a des familles de résidents qui partagent votre désarroi, que
“d’autres menacent d’écrire à l’Agence régionale de santé pour dénoncer les conditions
d’hébergement de leurs aînés, sans se rendre que cela [vous] rendrait plutôt service.”
Est-ce qu’en tant qu’infirmière, vous vous êtes parfois sentie seule face à la réalité du
vieillissement ?

Je pense que les familles et les proches sont concernés par le vieillissement à partir du
moment où ils rendent visite à leurs aînés, que ce soit tous les jours ou quelques fois par an. Je
pense que les familles tentent de l’être au maximum, mais elles ressentent souvent de la
culpabilité à l’égard de leur incapacité à garder leur proche avec elles. La société a évolué, les
gens n’ont plus les moyens de s’arrêter de travailler ni d’accueillir leurs aînés chez eux, cela
donne lieu à de l’exigence – tout à fait justifiée – à l’égard du soignant.

Je comprends les familles qui s’en prennent à nous, je leur pardonne aussi. Elles réagissent
peut-être par manque d’information, mais aussi à cause d’une difficulté à accepter ce qui se
passe. En tant que soignante, je ne l’ai pas accepté non plus. Donc je ne peux pas leur en
vouloir, nous sommes dans le même bateau désormais !

Agnès Buzyn et l’urgence vieillesse

En mai dernier, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a annoncé un plan grand âge pour les
Ehpad, une mesure d’urgence chiffrée à 300 millions d’euros supplémentaires pour 2019, qui
vise à favoriser la création de postes de soignants. Une initiative substantielle mais
insuffisante au regard du rapport d’information rendu par les députées Monique Iborra
(LREM) et Caroline Fiat (LFI) en mars dernier, qui préconisait un investissement de « 8 à 10
milliards d’euros à terme » afin d’atteindre un ratio de 60 soignants pour 100 résidents.

Vous aimerez peut-être aussi