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Écrire dans la trace 21.09.

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Textyles
Revue des lettres belges de langue française

49 | 2016
Réécritures
Réécritures

Écrire dans la trace


JEAN-MARIE PIEMME
p. 77-82
https://doi.org/10.4000/textyles.2725

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Texte intégral ACCUEIL DES 593 OPENEDITION SEARCH OpenEdition
1 Je voudrais mettre à plat l’idée que je me fais de récriture. Et tant qu’à m’exprimer
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sur le sujet, j’opterai pour une formulation radicale en disant que la récriture est un
geste artistique qui ne concerne pas seulement le texte, mais traverse le processus
théâtral dans sa totalité. Sa dynamique se fait sentir de la pièce qui s’écrit au stylo sur la
feuille ou sur l’écran de l’ordinateur jusqu’au dernier spectateur qui assiste au spectacle
de la mise en scène de cette pièce. Je vais maintenant tenter de déployer la logique de
cette hypothèse.
2 La logique de la récriture procède de l’action de deux forces contraires évidentes.

1. Il existe toujours du texte avant nous. L’an 1 du texte n’existe pas. Quelque chose
s’est dit avant, s’est dit dans une forme singulière, s’est dit dans un accrochage
singulier à un temps, à une époque. Le texte qu’on écrit aujourd’hui suppose
l’existence du passé.
2. Quelle que soit la distance qui nous sépare d’une pièce, nous entendons toujours
cette pièce au présent. Une pièce de théâtre met différentes temporalités en
coexistence ou en tension. Il y a le temps de l’histoire racontée (le Jules César de
Shakespeare, par exemple, est censé se passer dans l’Antiquité). Il y a le temps
de l’écriture de l’œuvre (1599, pour ce même Jules César de Shakespeare) et
enfin le temps de la représentation possible, l’œuvre représentée, disons en
2016. De ces trois temps, le dernier domine les deux autres. Il les domine en ceci
que le spectateur ne peut pas effacer l’aujourd’hui de sa mémoire, de son corps,
de son intelligence, de sa raison ou de sa folie. On ne peut pas abolir les

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événements personnels qu’on a vécus ou qu’on a fantasmés, pas plus qu’on ne


peut abolir les événements collectifs qui sont advenus dans la réalité.

3 Le présent est consubstantiel au spectateur. On peut tenter de reconstituer la façon


dont on avait probablement représenté Jules César à l’époque de sa création, retrouver
l’espace scénique, le mode de jeu, la diction, le type d’éclairage, la mise en place, on
peut tendanciellement tout reconstituer, en tout cas on le pourrait si on avait les
documents nécessaires, mais quel que soit le degré de fidélité de la reconstitution, le
spectateur qui va y assister restera lui au présent. Il ne pourra jamais être le spectateur
historique de la pièce historique. Il ne pourra pas retrouver la structure mentale,
l’horizon sensitif, les dispositifs conceptuels, les croyances, les connaissances ou non-
connaissances du passé, les mythes du temps, les attentes. Ma tête de spectateur 2016
ne sera jamais cette tête-là. Revenir en arrière est impossible, s’abolir comme sujet
regardant est impossible. En assistant à la représentation du Jules César de
Shakespeare telle qu’elle eut lieu à sa création, aussi exacte soit-elle, je ne peux pas
oublier qu’en 1963 un président des États-Unis fut assassiné, par exemple. Ou qu’en
Belgique en 1991 un ex-vice-Premier ministre fut aussi assassiné. Ainsi mon activité
spectatorielle vient-elle surcharger de significations nouvelles un schéma événementiel
ancien. Le présent par sa simple présence introduit des éléments imprévus dans le hier,
il fait de l’œuvre ancienne une structure ouverte capable d’accueillir des éléments
impensés par l’auteur. Les significations ne gisent pas dans le texte, immobiles comme
un trésor dans son coffre, elles se construisent dans l’interaction du texte et du temps,
elles sont donc variables, changeables, niables, transformables. Le sens n’est ni une
chose, ni un état, c’est un rapport en mouvement.
4 Le sachant ou ne le sachant pas, le spectateur d’aujourd’hui est donc, sinon un
récrivain, tout au moins un corps et une conscience engagés dans un processus de
récriture. Son regard, son silence pendant la représentation contiennent des actes de
transformation. On aura compris que je ne partage pas l’idée de la passivité du
spectateur au théâtre. Pour y croire il faudrait imaginer que le spectateur est une page
blanche, inerte, sur laquelle s’écrit le spectacle. Un spectateur vierge, intact, disponible
viendrait s’exposer à l’imprégnation d’un texte ou d’une mise en scène et ressortirait de
la salle tout chargé du message que lui destinait la scène. Cette idée-là relève de la
fiction. Elle est rassurante pour les producteurs de spectacles (auteurs ou metteurs en
scène) mais elle ne correspond pas à la réalité. Elle n’est qu’un modèle fantasmé de
communication optimale. Bien codé, bien transmis, le message viendrait percuter sa
cible, laquelle cible prendrait conscience de quelque chose en sortant de la salle.
5 Le geste conscient de la récriture rappelle que l’original lui-même est déjà inscrit
dans un «  avant  », soit explicitement, soit implicitement. Le Jules César de
Shakespeare, pour reprendre mon exemple, s’alimente largement au texte de Plutarque
La Vie des hommes illustres. Et lorsque l’explicite immédiat fait défaut, il reste que
toute écriture prolonge, conteste, radicalise, potentialise, annule la ou les écritures qui
vivent avant elle. Jean Genet a énoncé cet état de fait dans une formule lumineuse en
écrivant un jour : « Si mon théâtre pue, c’est parce que l’autre sent bon. »1 Ici, on peut
penser que se trouve récrite une certaine idée du théâtre qui s’incarnait dans le « sentir
bon  » des dramaturges en vogue dans les années quarante – Giraudoux, Anouilh,
Montherlant, Mauriac, Cocteau, etc. Genet, par la valorisation du négatif, invalide la
supposée positivité des autres. Il ne dit pas «  je suis une première fois  », il prend
simplement acte de la tension de son geste d’écriture face à des écritures qui le
précèdent. La théorie littéraire des années soixante a formulé cette tension en se basant
sur le concept d’intertextualité.
6 En 1835, le jeune Thomas Chatterton, personnage de la pièce éponyme d’Alfred

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de  Vigny, voyait le poète en vigie. Monté au plus haut du mât, le poète indique à
l’humanité son chemin. Jean Genet de son côté célèbre dans l’œuvre d’art sa capacité à
éveiller la nostalgie d’un autre monde possible. D’un siècle à l’autre, on voit ce qui
s’effondre : une conception messianique de l’œuvre d’art. Ce changement dans la façon
d’envisager la fonction du théâtre ne me paraît pas indépendant de la question de la
récriture.
7 Pratiquer sciemment la récriture aujourd’hui définit des places, des fermetures, des
positionnements, au premier rang desquels on peut placer le rejet radical d’une vision
romantique de l’artiste. L’idée de l’artiste simili divin, alpha et oméga de lui-même,
créateur au sens fort du terme, singe de dieu, puisque dieu créa le monde à partir de
rien, ne peut pas consonner avec l’idée de récriture. La croyance romantique de la
création a besoin de la première fois, a besoin d’une mythologie de l’origine. Dans la
vision romantique, l’auteur est toujours l’an  1 de son propre monde. Là où Racine
pouvait insister sur sa soumission à l’autorité des grands anciens (préface de
Britannicus  : «  J’avais copié mes personnages d’après le plus grand peintre de
l’Antiquité, je veux dire d’après Tacite. Et j’étais alors si rempli de la lecture de cet
excellent historien, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant de ma tragédie dont il ne
m’ait donné l’idée  »), l’artiste romantique trouve sa légitimité en lui-même (Vigny,
préface de Chatterton : « Il n’y a ni maître ni école en poésie ; le seul maître, c’est celui
qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde, et faire sortir les idées de
nos fronts, qui en sont brisés quelquefois »). Maints travaux universitaires ont dégonflé
ce mythe, je n’y insiste pas. Mais morte à l’université ou dans les livres savants, l’idée de
la création comme jaillissement divin, spontané, d’un «  moi  » en souffrance et en
expansion, même affadie, même lessivée par les platitudes du lieu commun, reste active
dans l’esprit d’une partie du public et dans celui des médias. Le cadavre bouge encore.
Fardé aux couleurs de l’événementiel, il a même belle allure. Dans les instances citées
(une partie du public, les médias) les notions de sincérité (tout vient de moi, tout moi
est là-dedans) et d’originalité (je l’ai fait comme personne) restent des valeurs
dominantes, fortement prisées. La sincérité et l’originalité sont aujourd’hui de
remarquables agents de promotion pour un produit qui cherche son marché et il n’est
pas rare que la récriture soit considérée comme de la « création pis-aller ». Au pire un
ersatz de création véritable, une impuissance à créer  ; au mieux, un divertissement
d’artiste se permettant des private jokes. Pourquoi toujours récrire, demande-t-on ? Du
neuf, grand dieu, du neuf  ! Même les concours d’écriture ont souvent une clause de
règlement qui interdit explicitement les récritures. Ainsi pourrait-on facilement exclure
de la compétition l’œuvre entière de Heiner Müller, si on pouvait envisager sans éclater
de rire un Heiner Müller postulant un prix dans un concours.
8 Mais la récriture n’est pas définissable sur le seul plan du refus. Elle implique aussi
une vision positive de l’acte d’écrire. Lapidairement, je dirais qu’elle met l’accent sur la
valeur d’usage du texte. Que faire d’un texte  ? Ici résonne une injonction brechtienne
toujours actuelle : pas d’intimidation par les classiques.
9 Ce qui est en jeu, c’est le refus du muséal, de la thésaurisation culturelle, de la culture
qui se vit comme un capital s’accumulant sans cesse au fil du temps, capital qui se
transforme rapidement en un pouvoir. La culture est un pouvoir comme un autre
quand elle fonctionne comme un marqueur de distinction. Il y a un usage de la culture
qui est ennemi de l’expérience artistique. Contre l’idée d’une thésaurisation des œuvres,
contre leur devenir-fétiche, leur pseudo-sacralité, la notion d’expérience vient à point
nommé. Faire l’expérience d’un texte, d’une œuvre consiste à trouver la valeur d’usage
qu’il a pour nous, pour soi. C’est par là que nous sortons à la fois de la théologie
artistique et de la consommation culturelle.

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10 En tant que spectateur au présent, faire l’expérience du texte consiste à l’incorporer,


à tricoter sa propre expérience de la vie dans le texte. Donc à le dériver, à le
transformer. Assistant au spectacle, écoutant le texte, je recontextualise ce que je vois et
ce que j’entends à partir de ma propre expérience du monde, qui est faite d’événements
advenus, de rêves, de rencontres, de regrets, d’attentes, d’espoirs, d’illusions, de
tristesse, de deuil, etc. Lorsque j’investis ainsi ce que je vois ou ce que j’entends, je ne
fige pas le texte, je ne le stérilise pas par une révérence sacrée, je ne le classe pas sur
une échelle de valeurs, je ne le muséalise pas, je lui donne un sens ou du sens pour ma
vie. Je ne l’ajoute pas à ma cassette culturelle, je n’en fais pas le support d’une
distinction, je le malaxe, je le digère, j’en prends et j’en laisse, je me nourris. Dans cette
optique, le théâtre est un activateur de vie, un intensificateur d’existence, un obstacle
perturbateur de routines, un lanceur de dynamique. Sa séduction et sa force diminuent,
se figent là où il est réduit à la dimension d’un patrimoine qu’il faut gérer en bon père
de famille.
11 Je récuse ainsi l’idée reçue selon laquelle le bon spectateur est celui qui aurait
compris ce que veut dire le texte ou le spectacle qui s’appuie sur le texte. Et je considère
comme illégitime de faire honte à celui ou celle à qui aurait manqué cette
compréhension. « Vous êtes un mauvais spectateur, vous ne m’avez pas entendu ou vu
ce que je disais ou montrais  », dirait l’auteur froissé, ou le metteur en scène froissé,
oubliant que la récriture ne s’arrête pas avec eux. Écrivant, l’auteur se récrit lui même,
récrit d’autres textes, récrit le monde. Mettant en scène, le metteur en scène place la
récriture de l’auteur dans le corps de l’acteur et dans son propre imaginaire. Il procède
lui aussi à une récriture. Pourquoi le mouvement de la récriture s’arrêterait-il avec
eux ? Il faut au contraire considérer que le mouvement continue son chemin que ça leur
plaise ou pas. On ne peut qu’être d’accord avec Jacques Rancière quand il écrit : « Il [le
spectateur] sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres
choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son
propre poème avec les éléments du poème en face de lui. »2
12 Poussons la logique  à son terme  : si le spectateur est lui-même engagé dans la
récriture de ce qu’il voit ou entend, il ne peut plus être question de compréhension juste
ou fausse, de bonnes et de mauvaises lectures. Il ne peut y avoir de partage entre ceux
qui auraient bien compris le message et ceux qui l’auraient mal compris. Il faut plutôt
dire que l’idée d’un message tout constitué qu’il faudrait recueillir est une fiction. Le
spectateur fait face à un matériau travaillé, une architecture recomposée, un projet
reprofilé, qu’il va reprofiler à son tour. Cela ne signifie pas que toutes les
compréhensions s’équivalent. Cela signifie seulement que la question de leur vérité est
inopérante. Il peut bien sûr y avoir des lectures plus productives que d’autres, des
lectures qui brassent davantage d’éléments, dont la portée est plus ample, plus
universelle, plus éclairante que d’autres. Elles ne sont pas pour autant plus adéquates
ou inadéquates. Ce sont les postulats d’adéquation et d’inadéquation qui sont
inadéquats. Et si on admet que la vie nous met souvent en face d’erreurs fécondes et de
vérités stériles, il faut affirmer que même le contresens a sa place dans une attitude
spectatorielle. Qui peut m’empêcher de prendre dans ce que je vois ou j’entends, un
élément, un seul dans un spectacle entier, élément que je vais capter, et le joindre au
texte de ma propre vie ? Ai-je compris ce que l’auteur ou le metteur en scène voulait me
dire ? Que m’importe ! Comme spectateur (et j’insiste là-dessus, je ne dis pas qu’il n’y a
pas une autre approche des textes, mais elle relève alors d’un autre type d’activité),
comme spectateur, j’exerce mon droit d’écriture. Il peut arriver que l’auteur en moi
s’énerve à cette idée. Il reste que le spectateur en moi la met en pratique.
13 La posture d’autorité du texte et le respect qui va avec toute posture d’autorité sont

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ainsi contestés par le mouvement incessant de récriture. Autrement dit  : le sens


n’appartient à personne, personne n’est propriétaire du sens. Montaigne en son temps
disait déjà : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute. » (Essais,
3
III, p. 13) Jadis, j’ai écrit un texte intitulé « Davantage de bonnes trahisons » . J’y disais
combien me paraissait obsolète l’idée que la fidélité au texte soit le garde-fou de la mise
en scène. Pour ce faire, je m’appuyais sur une phrase déjà ancienne de Paul Valéry,
disant que «  l’œuvre dure en tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son
auteur l’avait faite  »4. C’était mon credo de l’époque. Je n’en ai pas changé. Mais ce
credo, je pourrais le compléter d’un autre texte que, par esprit de provocation,
j’intitulerais volontiers : « Davantage de malentendus productifs ».

Notes
1 GENET (Jean), L’Étrange Mot d’…, (1967) dans Théâtre complet, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 883.
2 RANCIÈRE (Jacques), Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 19.
3 PIEMME (Jean-Marie), Le Souffleur inquiet, et autres écrits sur le théâtre, Bruxelles, Espace
Nord, 2012, p. 217-221.
4 VALÉRY (Paul), Tel quel 1, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1996, p. 206.

Pour citer cet article


Référence papier
Jean-Marie Piemme, « Écrire dans la trace », Textyles, 49 | 2016, 77-82.

Référence électronique
Jean-Marie Piemme, « Écrire dans la trace », Textyles [En ligne], 49 | 2016, mis en ligne le 15
novembre 2016, consulté le 21 septembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/textyles/2725 ; DOI : https://doi.org/10.4000/textyles.2725

Auteur
Jean-Marie Piemme

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Tous droits réservés

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