Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
2022 10:21
Textyles
Revue des lettres belges de langue française
49 | 2016
Réécritures
Réécritures
CATALOGUE Tout
Texte intégral ACCUEIL DES 593 OPENEDITION SEARCH OpenEdition
1 Je voudrais mettre à plat l’idée que je me fais de récriture. Et tant qu’à m’exprimer
REVUES
sur le sujet, j’opterai pour une formulation radicale en disant que la récriture est un
geste artistique qui ne concerne pas seulement le texte, mais traverse le processus
théâtral dans sa totalité. Sa dynamique se fait sentir de la pièce qui s’écrit au stylo sur la
feuille ou sur l’écran de l’ordinateur jusqu’au dernier spectateur qui assiste au spectacle
de la mise en scène de cette pièce. Je vais maintenant tenter de déployer la logique de
cette hypothèse.
2 La logique de la récriture procède de l’action de deux forces contraires évidentes.
1. Il existe toujours du texte avant nous. L’an 1 du texte n’existe pas. Quelque chose
s’est dit avant, s’est dit dans une forme singulière, s’est dit dans un accrochage
singulier à un temps, à une époque. Le texte qu’on écrit aujourd’hui suppose
l’existence du passé.
2. Quelle que soit la distance qui nous sépare d’une pièce, nous entendons toujours
cette pièce au présent. Une pièce de théâtre met différentes temporalités en
coexistence ou en tension. Il y a le temps de l’histoire racontée (le Jules César de
Shakespeare, par exemple, est censé se passer dans l’Antiquité). Il y a le temps
de l’écriture de l’œuvre (1599, pour ce même Jules César de Shakespeare) et
enfin le temps de la représentation possible, l’œuvre représentée, disons en
2016. De ces trois temps, le dernier domine les deux autres. Il les domine en ceci
que le spectateur ne peut pas effacer l’aujourd’hui de sa mémoire, de son corps,
de son intelligence, de sa raison ou de sa folie. On ne peut pas abolir les
de Vigny, voyait le poète en vigie. Monté au plus haut du mât, le poète indique à
l’humanité son chemin. Jean Genet de son côté célèbre dans l’œuvre d’art sa capacité à
éveiller la nostalgie d’un autre monde possible. D’un siècle à l’autre, on voit ce qui
s’effondre : une conception messianique de l’œuvre d’art. Ce changement dans la façon
d’envisager la fonction du théâtre ne me paraît pas indépendant de la question de la
récriture.
7 Pratiquer sciemment la récriture aujourd’hui définit des places, des fermetures, des
positionnements, au premier rang desquels on peut placer le rejet radical d’une vision
romantique de l’artiste. L’idée de l’artiste simili divin, alpha et oméga de lui-même,
créateur au sens fort du terme, singe de dieu, puisque dieu créa le monde à partir de
rien, ne peut pas consonner avec l’idée de récriture. La croyance romantique de la
création a besoin de la première fois, a besoin d’une mythologie de l’origine. Dans la
vision romantique, l’auteur est toujours l’an 1 de son propre monde. Là où Racine
pouvait insister sur sa soumission à l’autorité des grands anciens (préface de
Britannicus : « J’avais copié mes personnages d’après le plus grand peintre de
l’Antiquité, je veux dire d’après Tacite. Et j’étais alors si rempli de la lecture de cet
excellent historien, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant de ma tragédie dont il ne
m’ait donné l’idée »), l’artiste romantique trouve sa légitimité en lui-même (Vigny,
préface de Chatterton : « Il n’y a ni maître ni école en poésie ; le seul maître, c’est celui
qui daigne faire descendre dans l’homme l’émotion féconde, et faire sortir les idées de
nos fronts, qui en sont brisés quelquefois »). Maints travaux universitaires ont dégonflé
ce mythe, je n’y insiste pas. Mais morte à l’université ou dans les livres savants, l’idée de
la création comme jaillissement divin, spontané, d’un « moi » en souffrance et en
expansion, même affadie, même lessivée par les platitudes du lieu commun, reste active
dans l’esprit d’une partie du public et dans celui des médias. Le cadavre bouge encore.
Fardé aux couleurs de l’événementiel, il a même belle allure. Dans les instances citées
(une partie du public, les médias) les notions de sincérité (tout vient de moi, tout moi
est là-dedans) et d’originalité (je l’ai fait comme personne) restent des valeurs
dominantes, fortement prisées. La sincérité et l’originalité sont aujourd’hui de
remarquables agents de promotion pour un produit qui cherche son marché et il n’est
pas rare que la récriture soit considérée comme de la « création pis-aller ». Au pire un
ersatz de création véritable, une impuissance à créer ; au mieux, un divertissement
d’artiste se permettant des private jokes. Pourquoi toujours récrire, demande-t-on ? Du
neuf, grand dieu, du neuf ! Même les concours d’écriture ont souvent une clause de
règlement qui interdit explicitement les récritures. Ainsi pourrait-on facilement exclure
de la compétition l’œuvre entière de Heiner Müller, si on pouvait envisager sans éclater
de rire un Heiner Müller postulant un prix dans un concours.
8 Mais la récriture n’est pas définissable sur le seul plan du refus. Elle implique aussi
une vision positive de l’acte d’écrire. Lapidairement, je dirais qu’elle met l’accent sur la
valeur d’usage du texte. Que faire d’un texte ? Ici résonne une injonction brechtienne
toujours actuelle : pas d’intimidation par les classiques.
9 Ce qui est en jeu, c’est le refus du muséal, de la thésaurisation culturelle, de la culture
qui se vit comme un capital s’accumulant sans cesse au fil du temps, capital qui se
transforme rapidement en un pouvoir. La culture est un pouvoir comme un autre
quand elle fonctionne comme un marqueur de distinction. Il y a un usage de la culture
qui est ennemi de l’expérience artistique. Contre l’idée d’une thésaurisation des œuvres,
contre leur devenir-fétiche, leur pseudo-sacralité, la notion d’expérience vient à point
nommé. Faire l’expérience d’un texte, d’une œuvre consiste à trouver la valeur d’usage
qu’il a pour nous, pour soi. C’est par là que nous sortons à la fois de la théologie
artistique et de la consommation culturelle.
Notes
1 GENET (Jean), L’Étrange Mot d’…, (1967) dans Théâtre complet, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 883.
2 RANCIÈRE (Jacques), Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 19.
3 PIEMME (Jean-Marie), Le Souffleur inquiet, et autres écrits sur le théâtre, Bruxelles, Espace
Nord, 2012, p. 217-221.
4 VALÉRY (Paul), Tel quel 1, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1996, p. 206.
Référence électronique
Jean-Marie Piemme, « Écrire dans la trace », Textyles [En ligne], 49 | 2016, mis en ligne le 15
novembre 2016, consulté le 21 septembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/textyles/2725 ; DOI : https://doi.org/10.4000/textyles.2725
Auteur
Jean-Marie Piemme
Droits d’auteur
Tous droits réservés