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LA NOTION DE SUJET

Marie-Madeleine Bertucci

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2007/2 n° 157 | pages 11 à 18


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200923563
DOI 10.3917/lfa.157.0011
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LA NOTION DE SUJET
Par Marie-Madeleine BERTUCCI
IUFM et Université de Cergy-Pontoise

La notion de sujet est une notion contestée. Elle a été mise en cause par les
sciences humaines pour deux raisons essentielles. D’abord, l’idée d’une
souveraineté sans partage sur le monde de l’homme comme sujet, s’est
révélée être une conception fragile dénoncée par la pensée contemporaine,
à la lueur des événements politiques du XXe siècle et des remises en ques-
tion de cette notion par la psychanalyse1 (Renaut, 2006). Or, comme on
va le voir, la notion de sujet persiste dans le champ des sciences humaines
et la question ne peut être considérée comme close. Par ailleurs, en quoi
cette question peut-elle intéresser la didactique du français et en quoi est-
ce le signe d’un déplacement de cette discipline vers le champ des sciences
humaines ? On peut voir dans cet intérêt l’émergence d’une pratique
spéculative de la littérature qui serait à la fois style d’écriture et de pensée
(Sabot, 2001 : 11) et participerait de ce fait à l’élaboration d’un savoir
théorique sur le monde, comme les sciences humaines ou la philosophie
mais à travers des formes originales : langagières et stylistiques.
On tentera de faire le point ici sur la place du sujet en mettant en
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évidence le passage de la conception cartésienne du sujet comme cons-
cience unifiée à celle du cogito brisé de P. Ricœur, rupture fondatrice qui
fonde le principe de l’identité narrative et donne toute sa pertinence au
couple sujet lecteur / sujet scripteur.

La place du sujet dans la recherche en sciences humaines :


quelques jalons en philosophie
Avec le terme de sujet, se trouve valorisée en l’homme une double apti-
tude : l’auto-réflexion, aptitude à la conscience de soi et l’auto-fondation,
capacité à fonder son propre destin (Renaut, 2006). Ces deux grands axes
ont déterminé depuis Descartes la notion de subjectivité, fondée sur la
possibilité pour l’homme d’être conscient et responsable de ses pensées et
de ses actes.
Du point de vue cartésien exprimé dans le Discours de la méthode, le sujet
est d’une certaine manière transparent. Il semble avoir un accès direct à la

1. Laquelle n’a pas toujours été abordée par les philosophies du sujet même si Althusser ou
Descombes ont abordé la question psychanalytique.
Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

réalité comprise comme indépendante, comme un monde en soi, suppo-


sant une ontologie de l’objet :
« J’ai remarqué certaines lois, que Dieu a tellement établies en la nature, et
dont il a imprimé de telles notions en nos âmes, qu’après y avoir fait assez
de réflexions, nous ne saurions douter qu’elles ne soient exactement obser-
vées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. Puis en considérant
la suite de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités… »
(Re. 1970 : 102-103)

Le sujet peut accéder à une connaissance vraie, par les idées qu’il trouve
en lui, et dont Dieu l’a doté. Par l’organisation pertinente de ces mêmes
idées, il peut corriger les erreurs et les illusions et démontrer dans la théorie
un réel déjà organisé de manière définitive, dont il s’agit de découvrir la
théorie. L’objet existe indépendamment du sujet :
« J’avais éprouvé de si extrêmes contentements, depuis que j’avais com-
mencé à me servir de cette méthode, que je ne croyais pas qu’on en pût re-
cevoir de plus doux, ni de plus innocents, en cette vie ; et découvrant tous
les jours par son moyen quelques vérités, qui me semblaient assez impor-
tantes, et communément ignorées des autres hommes… » (Id.)

L’activité scientifique parait être une activité de découverte et de mise en


ordre d’un réel préexistant et ordonné par Dieu. Mais l’originalité réside
dans la possibilité de construire une connaissance vraie en se positionnant
en tant que sujet et par l’instauration d’une méthode. Le risque est celui du
solipsisme, en l’absence de théorisation d’un rapport intersubjectif, autre-
ment dit il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.
La première vraie rupture se fait avec Kant et la notion de sujet transcen-
dantal. Celui-ci fonctionne comme un lieu logique où s’exercent les caté-
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gories de la sensibilité et de l’entendement qui donnent accès à la
connaissance. En outre, si Kant reconnait « que toute notre connaissance
commence avec l’expérience2 » (Rééd. 1975 : 31), il note également qu’elle
ne procède pas toute de l’expérience. La raison ne se contente pas de
découvrir des lois existant à priori et qu’il n’y aurait plus qu’à trouver. Au
contraire, le sujet a un pouvoir constitutif et il produit une théorie qu’il
vérifie par la suite dans l’expérience, ce qui le conduit à exercer un pouvoir
sur le réel :
« Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même
d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les princi-
pes qui déterminent ses jugements, […], qu’elle doit obliger la nature à
répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire par
elle3 » (Id. : 17).

Ce détour par Descartes et Kant est utile pour illustrer le contraste avec
la pensée contemporaine et l’intérêt qu’elle porte à la subjectivité. Ce
détour s’impose également pour aborder la question de l’apparition de la
2. Critique de la raison pure, Introduction de la deuxième édition, (1787), {1re édition
1781}, Paris, PUF, 1975.
3. Préface de la seconde édition, (1787).

12
« La notion de sujet »

notion d’individu, qui prend le pas sur celle de sujet, (être pensant et siège
de la connaissance), dans la modernité et le développement de la subjecti-
vité particulièrement utile pour aborder la littérature et les questions mises
en jeu dans ce numéro. Disparaissent ainsi dans la conception moderne de
l’individu la dimension d’universalité du sujet et sa position en surplomb.
Autrement dit, la notion d’individu suppose de renoncer à l’ontologie de
l’objet et à la notion de sujet incarnée dans le cogito cartésien et de prendre
en compte l’intersubjectivité4.

La notion d’individu : l’émergence de la réflexivité


en sociologie
Avec le développement de la sociologie, la réflexion sur la subjectivité et
l’intériorité, qui a rompu avec la conception évoquée à l’instant du sujet,
s’est étoffée, à travers la figure de l’individu. Mais on a vu se développer un
paradigme, avec une terminologie assez floue et variable selon les auteurs
qui utilisent les termes de sujet et d’individu de manière synonymique sans
se référer à la notion de sujet telle qu’on l’a précédemment définie.
L’individu moderne se caractérise par l’émergence d’une dimension
spécifique, la subjectivité présentée comme « domaine de soi soustrait au
social5 » (Martuccelli, 2002 : 437). De nombreux concepts référant à de
nombreuses traditions intellectuelles renvoient à la subjectivité :
« intériorité, intimité, conscience, introspection, autoconscience… » (Id.).
Le terme de subjectivité plus englobant permet d’insister sur le fait qu’elle
est d’abord « une expérience particulière de soi » (Id.), mais aussi une ques-
tion collective (Ehrenberg, 1995 : 14). La subjectivité est un espace réflexif :
celui de la représentation de soi. Elle est aussi le lieu de la prise de cons-
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cience par l’individu de ses représentations et de sa relation au monde. © Armand Colin | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 189.6.245.206)
Ainsi, il n’y a plus de frontière étanche entre l’expérience sociale et la
subjectivité. Celle-ci a une part importante dans la construction de l’iden-
tité, ressentie par l’individu comme étant hors social. Néanmoins la subjec-
tivité a une part de social alors qu’elle est vécue comme relevant la sphère
de l’intime, sans que soit perçue cependant forcément par l’individu, la
part commune avec celle des autres. L’émergence de la subjectivité résulte
de la montée en puissance de la réflexivité dans la modernité comme savoir
sur soi et comme forme d’action :
« La réflexivité est au sens fort du terme un phénomène propre à la moder-
nité, et cela dans un double sens. D’une part, elle est un produit culturel,
induit par l’expansion de la modernité elle-même. D’autre part, elle est une
pratique à visée extérieure, et non pas tournée vers l’intériorité, une attitu-
de qui accompagne notre action, la commente et devient parfois, à terme,
une forme d’action en tant que telle, à distance de toute action. » (Martuc-
celli, Id. : 510)

4. Il faudrait développer cette question telle qu’elle a été envisagée par la phénoménologie
et notamment par E. Husserl puis M. Merleau-Ponty mais cela excéderait le cadre restreint
de cet article.
5. L’individu ne fonctionne pas pour autant comme une entité plus ou moins autonome, il
comporte inextricablement une part de social.

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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

Ce sont particulièrement les effets du savoir sur soi qui sont intéressants
car ils permettent la construction d’un regard critique, qui participe de
manière récursive à la construction du soi : « Par la réflexivité, le soi se
fabrique en quelque sorte lui-même » (Martuccelli, id. : 511). Réflexivité
sociale et réflexivité personnelle sont intriquées : « l’individu pense avec le
collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision
par le contexte » (Kaufmann, 2001 : 209). La réflexivité personnelle, grille
de perception et d’enregistrement se construit à travers une architecture
cognitive, qui constitue un trait identitaire (Id.).
Cette vision positive de la subjectivité n’est pas partagée par tous cepen-
dant. M. Foucault (1976 : 84-85) en a développé la critique en montrant
qu’elle était en fait un moyen pour le pouvoir de normaliser les individus,
par le biais d’une série de discours ou de vulgarisations de discours,
produits entre autres par les sciences sociales, qui suscitent une réflexivité
savante (Martuccelli, id. : 514), laquelle aboutit à une normalisation des
individus par le pouvoir qu’elle exerce sur eux. Celle-ci résulte :
« Des douceurs insidieuses, des méchancetés peu avouables, des petites ru-
ses, des procédés calculés, des techniques, des « sciences » en fin de compte
qui permettent la fabrication de l’individu disciplinaire. » (Foucault,
1976 : 315).

Pour M. Foucault, l’individu est le produit d’une entreprise de normali-


sation du pouvoir, la réflexivité apparait comme une des facettes de l’entre-
prise de contrôle. On ne développera pas davantage la conception de
M. Foucault, mais elle vient nuancer les notions de subjectivité et de
réflexivité et montre que le débat contemporain sur ces questions est
ouvert et qu’il n’y a pas d’unanimité, d’où l’ambivalence du terme.
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On terminera cette analyse en insistant sur le fait que, quelles que soient © Armand Colin | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 189.6.245.206)
les divergences de points de vue, la réflexivité occupe une place de choix
dans la réflexion contemporaine, parce qu’elle est aussi, on l’a dit, une
forme d’action, si on admet qu’agir, c’est aussi présenter discursivement ce
qu’on fait. Ce commentaire sur les pratiques, produit par la réflexivité,
contribue à la construction de la subjectivité et, par là, à la saisie moderne
de l’individu. Si la réflexion sur l’individu prime dans la sociologie, la ques-
tion du sujet a néanmoins été développée, notamment par A. Touraine, ce
qui ne contribue pas à la simplification terminologique. Il ne s’agit pas
néanmoins d’un retour à la conception cartésienne.

Sujet acteur et force critique


La notion de sujet permet d’articuler rationalisation et subjectivation6
mais le sujet, au contraire de l’individu, ne se construit pas par la réflexivité,
mais par l’action collective et le conflit social. Cet aspect de la question,
malgré les apparences, n’est pas si éloigné d’une perspective littéraire, à
condition d’admettre que l’écriture comme la lecture peuvent être et sont
des formes d’engagement, et conduisent au développement d’une cons-
6. Au sens d’action effectuée par le sujet.

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« La notion de sujet »

cience critique dans la dialectique de leur co-construction. Nombreux sont


les exemples en littérature de Montaigne à É. Glissant.
Selon A. Touraine7, deux conceptions du sujet s’affrontent dans le
champ de la modernité : d’une part une conception qui identifie le sujet à
la rationalisation, d’autre part à un sujet, qui est liberté :
« Ceux qui veulent identifier la modernité à la seule rationalisation ne par-
lent du Sujet que pour le réduire à la raison elle-même et pour imposer la
dépersonnalisation, le sacrifice de soi et l’identification à l’ordre imperson-
nel de la nature ou de l’histoire. Le monde moderne est au contraire de plus
en plus rempli par la référence à un Sujet qui est liberté, c’est-à-dire qui
pose comme principe du bien le contrôle que l’individu exerce sur ses ac-
tions et sa situation, […]. Le Sujet est la volonté d’un individu d’agir et
d’être reconnu comme acteur8. » (1992 : 267)
A. Touraine poursuit en montrant que « Le Sujet n’est plus la présence
en nous de l’universel, […]. Il est l’appel à la transformation de Soi en
acteur » (1992 : 269). Le terme acteur est essentiel dans cette conception.
Il n’est pas un principe moral, il ne s’identifie pas à la communauté, la
nation ou l’ethnie, définis par A. Touraine comme « des fragments éclatés
de la modernité » (Id. : 283). Au contraire, il est défini par son action,
son aptitude à tisser des liens, à construire des relations ou des opposi-
tions (Id. : 282). De ce fait, il est difficile de séparer le sujet de sa situation
sociale. Il est un mode de construction de l’expérience sociale (Id. : 301) et
un principe fondateur de l’analyse des manifestations de la vie individuelle
et collective (Id. : 361). Cette analyse, me semble-t-il, si on l’applique à la
littérature, construit la figure du lecteur / scripteur comme acteur, non plus
dans un splendide isolement mais dans une action orientée par la réflexivité,
et productrice de théories ayant pour enjeu la transformation du social, du
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fait de la fonction critique de la littérature et de sa force subversive.
Le sujet n’est ni le moi, ni un soi social mais il construit une figure qui
se dégage des rôles, des normes, des valeurs sociales. Cette production de
soi s’opère par sa capacité à exercer une pensée critique sur la production
des orientations culturelles, sous leur forme sociale, soumises à la tempo-
ralité, inscrites dans l’histoire (Id. : 456). Ces rapports sociaux sont des
rapports de pouvoir, et ce sont les orientations culturelles qui sous-tendent
les conflits sociaux. Les modèles culturels sont les moyens par lesquels une
société produit ses normes, notamment dans le domaine de la connais-
sance. Le sujet constitue une force critique, une force de contestation. Il
peut se définir comme une « force de résistance aux appareils de pouvoir,
appuyée sur des traditions en même temps que définie par une affirmation
de liberté » (Id. : 408). On propose donc ici de s’appuyer sur une défini-
tion moderne du sujet, qui n’est plus un « principe transcendant d’ordre
du monde », mais un instrument de résistance aux pouvoirs et appareils,
bien que cette définition puisse susciter des critiques et être contestée (Id. :
456). On peut défendre l’idée que la modernité se lit comme une affirma-
7. Il proposera plus tardivement une définition du sujet par son désir dans Pourrons-nous
vivre ensemble ? Paris, Fayard, 1997.
8. C’est l’auteur qui souligne.

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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

tion de la subjectivation. Dans cette perspective, l’enjeu du pouvoir n’est


pas la mainmise sur les techniques mais la maitrise de la diffusion des
« représentations, des informations et des langages » (Id. : 456). Le sujet
constitue un acteur social et politique qui se meut dans un espace social à
comprendre comme un champ de « conflits, de négociations et de média-
tions entre la rationalisation et la subjectivation », qui constituent les deux
aspects à la fois opposés et complémentaires de la modernité (Id. : 457).
C’est d’ailleurs bien là l’enjeu du recours à la notion de sujet pour la didac-
tique, instaurer des méthodes tout en laissant l’espace ouvert à une inter-
prétation subjective des textes, non verrouillée, à la fois autonome et
consciente de la tradition.
La conception du sujet comme acteur est un acquis théorique incontes-
table car il autorise à dépasser le modèle de l’être purement social. Il prend
en compte aussi l’aptitude du sujet à produire ce même social, d’où sa posi-
tion de sujet et sa force critique.
Mais la question du sujet est plus complexe encore si on introduit dans le
champ de la réflexion la figure du sujet en littérature, car chez les sociolo-
gues la figure du sujet reste encore unifiée. C’est dans toute sa complexité
qu’elle doit être abordée, si on admet de se situer dans une perspective où
les catégories ne sont pas isolées les unes des autres mais entrent en interac-
tion, dans une situation de porosité. On pourrait décrire celle-ci par
analogie avec la contigüité des différents « moi » chez Proust9, qui coexis-
tent tout en se plaçant sur des territoires radicalement différents les uns aux
autres.

La figure du sujet en littérature


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Identité narrative, histoire de vie : sujet lecteur / sujet scripteur
Or Proust comme Musil, Joyce et une partie de la littérature du
XXe siècle ont déconstruit la figure du sujet qui apparait comme une figure
divisée, plurielle et hétérogène et non comme une figure unifiée :
« composition paradoxale […] suprêmement hétérogène et pourtant défi-
nitivement indissociable » (Castoriadis, 1990 : 193). La littérature cons-
titue d’évidence un lieu privilégié dans lequel le sujet peut se dire ou
s’écrire dans un jeu sur et avec la temporalité. Ce moment de construction
du sujet rompt le flux temporel comme un « accordeur […] de temps
hétérogènes » (Pineau, 2004 : 271), qui construit l’identité narrative au
moyen du récit, des histoires de vie prises dans leur sens le plus large.
Le roman de formation (Bildungsroman) illustre cet aspect. Le
Bildungsroman avait pour visée de donner à ses lecteurs « un destin de réfé-
rence, un “patron” biographique » destiné à leur permettre de réfléchir à
leur propre histoire (Delory-Monberger, 2004 : 70-71). Fondé sur la
mimesis, ce dispositif romanesque a une fonction didactique. Il affirme la
correspondance entre la formation du héros de roman et la formation du
9. « Pour que j’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas discontinuité, que
je n’eusse pas un instant cessé d’exister, de penser d’avoir conscience de moi… » Proust,
Le Temps retrouvé, rééd. 1973, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1047.

16
« La notion de sujet »

lecteur. Cette homologie serait liée à la capacité de l’auteur de représenter


l’itinéraire de formation du héros et de faire naitre chez le lecteur une
faculté de représentation analogue (Delory-Monberger, 2004 : id.). On
peut dire que se met ici en place une histoire de vie, qui prend forme à
travers le récit et excède la catégorie du Bildungsroman pour embrasser celle
du biographique. Le récit biographique rend possible l’émergence d’un
sujet qui ne peut être visible que par un détour par sa vie personnelle. Le
récit de vie parce qu’il permet de connaitre la biographie des individus,
qu’il est un moyen d’accéder à la connaissance de l’autre, instaure un ordre
du sens (Adam, 1995) ouvre un accès à cette connaissance et en même
temps lui donne une forme.
Cet ordre du sens n’est possible qu’à travers la construction du récit,
laquelle fait émerger le sujet. Cela ne va pas néanmoins sans poser un
certain nombre de problèmes. On peut s’interroger en premier lieu sur le
statut narratif du récit de vie et sur son authenticité. Si on suit l’opposition
proposée par P. Ricœur (1983 : 123), qui distingue le récit de fiction de
l’historiographie, c’est plutôt dans la seconde catégorie qu’il s’inscrirait. Il
convient donc de faire appel aux notions de quasi intrigue, quasi person-
nage et de quasi évènement (Id. : 320) qui confirment l’analogie entre récit
de vie et récit de fiction et qui pour s’exprimer s’inscrivent à la fois sur le
paradigme de l’action tout en s’organisant suivant l’ordre syntagmatique
de la composition (Id. : 90). Pour être intelligibles les phases de l’action qui
jalonnent la vie d’un individu ont besoin de se structurer en autant de
« traits discursifs » (Id. : 90) qui vont constituer le récit et faire émerger le
sujet : « Si l’action peut-être racontée, c’est qu’elle est déjà articulée dans
des signes, des règles, des normes… » (Id. : 91).
Se saisissant comme objet du récit et quasi personnage, le narrateur ou
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quasi narrateur se pose à la fois en sujet et en objet du discours, donnant © Armand Colin | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 189.6.245.206)
de ce fait à l’observateur une possibilité de saisie de l’identité. Reste néan-
moins la question de l’authenticité et de la fiabilité des informations dont
le narrateur est le seul détenteur puisque, comme dans un récit de fiction,
il les sélectionne et les met en intrigue. D’emblée, le récit de vie est creusé
par le soupçon de l’inexactitude et donc toujours susceptible d’être inter-
rogé. Il n’en demeure pas moins un outil nécessaire à la compréhension de
l’identité, voire même à son élaboration. C’est parce qu’il se raconte que le
sujet se construit en tant que sujet et qu’il prend conscience en les disant
d’un certain nombre de traits constitutifs de son identité, lesquels en se
racontant se nouent et font apparaitre des liens. Identité narrative qui nait
au moment où le récit se fait et qui se présente de prime abord comme une
manière « d’histoire non encore racontée » pour utiliser par comparaison
la définition que donne P. Ricœur de la psychanalyse (1983 : 114). C’est
donc d’abord comme possibilité évènementielle ouverte qu’existe le récit
de vie, parce qu’il est fragmentaire, incomplet et souvent non terminé au
moment où il se donne à entendre, d’où la notion de cogito brisé, ce qui le
différencie fondamentalement du récit de fiction. Ceci ne signifie donc pas
pour autant un retour à la transparence du sujet qui serait redevenue
possible grâce au récit. Enfin, autre différence essentielle, le sujet se repré-
sente en se racontant, ce qui lui permet de se saisir d’une part et d’utiliser

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Le Français aujourd’hui n° 157, Sujet lecteur, sujet scripteur, quels enjeux pour la didactique ?

son récit comme lieu d’analyse d’autre part. Le « je » se pose en tant que
sujet en s’écrivant par l’acte d’énonciation tout comme le lecteur se cons-
truit en tant que sujet à travers la lecture et l’acte d’interprétation qu’elle
induit, dans une relation à l’altérité, qui fait disparaitre la figure métaphy-
sique d’un sujet réputé souverain.
La relation dialectique entre sujet scripteur et sujet lecteur, parce qu’elle
ouvre sur une herméneutique, offre une alternative à la formule rimbal-
dienne du « je est un autre ». Elle permet de problématiser la notion du
sujet après l’avoir critiquée et de postuler son autonomie dans les limites
de son caractère nécessairement fini et borné.

Marie-Madeleine BERTUCCI

Bibliographie
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© Armand Colin | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 189.6.245.206)

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