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LE RELATIVISME NIHILISTE
Vincent Citot
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elle cherche à s’effacer devant le réel qu’elle voudrait signifier, et alors c’est
lui qui sera la mesure du vrai, dans son objectivité et dans sa matérialité.
Cette opposition se décline de mille façons.
1
La science empirique et expérimentale est en marche vers l’universel, mais ne saurait
l’atteindre tant que son histoire n’est pas achevée. Aucune théorie scientifique n’est
universelle : l’histoire des sciences est un travail de relativisation continue de ce que les
théories antérieures prenaient indûment pour universel. Elle n’empile pas des vérités
universelles les unes sur les autres : elle est l’histoire de révolutions théoriques, de
renversement de point de vue, de généralisation. Élargir l’expérience, la préciser, la
spécifier, pour trouver des lois plus englobantes, plus générales − mais pas universelles.
Comment donc l’universel pourrait-il avoir une histoire ?
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quoi peut se fonder un respect de la personne humaine qui ne fasse pas droit
à des idéaux transcendants, ni à un concept métaphysique de l’universel.
Pour le moment, je me contente de noter combien cette idée de respect est
éminemment variable selon les époques, les cultures, les sociétés, et donc
définit en creux un universel abstrait et inopérant.
Serait-ce « l’intégrité physique » de la personne qui est à respecter ?
On ne vois pas bien en quoi il y aurait, dans un corps, matière à respect. S’il
s’agit d’interdire la torture, il faudra définir en quoi elle consiste. Où passe
la frontière entre la contrainte et la torture ? Et qui donc voudrait fonder le
droit sur l’absence de contrainte ? Toute définition concrète de la torture est
éminemment culturelle, c’est-à-dire particulière. Certes, au-delà d’une
certaine limite, la torture est patente et ne fait l’objet d’aucune contestation.
Mais justement, cette limite n’a pas de contours nets. L’universel, ici, reste
abstrait, et incapable de prescriptions précises. L’idée même que chacun se
fait de son intégrité (physique ou psychique) est déterminée par un contexte
social, historique et psychologique. Il s’est trouvé des penseurs pour
défendre l’idée que l’éducation des enfants est une façon de faire violence à
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Sur cette question de l’universalité des droits de l’homme, de leur évolution, et des
contradictions qui en résultent, on pourra lire « Le naturel, le culturel et le spirituel », in Le
Philosophoire n°27, déc. 2006. Sur les conflits politiques et idéologiques qui secouent les
institutions internationales, voir : « Du juste équilibre entre démocratie et technocratie
dans une organisation internationale. L’exemple de l’UNESCO », n°30, Automne 2008.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 97
et le relativisme nihiliste
rapport de force n’est pas armé, car la violence ne donne aucun droit, et se
définit plutôt comme l’abolition de toute justice. Il s’agit d’un rapport de
force non pas frontal, mais souterrain, social, historique. Rousseau a raison
de dire que le droit du plus fort n’est pas un droit, mais l’absence de droit,
car le droit est inutile s’il n’est que la répétition d’un fait brut. Mais Le Bon
a raison de dire : « Le droit est de la force qui dure » (Aphorismes du temps
présent, p. 72), si l’on entend par force l’ensemble des forces sociales en
présence, définissant une mentalité collective qui finit par se refléter dans
les institutions qui l’encadrent.
1
Dans La théorie de la connaissance des Stoïciens, Alain explique très rigoureusement
pourquoi la vérité ne saurait être qu’un acte de l’esprit, et non un fait, une correspondance,
une formule. La vérité n’est pas une adéquation ou une cohérence qui subsisteraient par
soi : elle est la pensée même dans son dynamisme. La penser comme « dévoilement »,
c’est encore occulter sa dimension active et la responsabilité du sujet à son égard, au profit
d’une rhétorique de la passivité.
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Toutes les valeurs et les cultures ne se valent pas. L’idée d’un relativisme
évolutionniste
Les systèmes de valeurs sont relatifs aux cultures qui les véhiculent et
les conditionnent, et les dispositions culturelles sont elles-mêmes
dépendantes d’une infrastructure sociale, économique, démographique, etc.
Ainsi, la morale et le droit reflètent les conditions infrastructurelles qui les
rendent possibles et les exigent comme condition de perpétuation du groupe
social. Il serait parfaitement stupide de vouloir imposer à un groupe de
chasseurs-cueilleurs une morale et un droit individualiste moderne, qui leur
feraient perdre l’attachement communautaire, condition de leur survie. En
fait, ce ne serait pas même possible, parce que les valeurs, étant ici le reflet
des besoins sociaux, ne peuvent s’imposer ni s’importer. A chaque fois que,
dans l’histoire, un peuple a voulu imposer par la force ses valeurs, son droit
et sa religion, il s’est heurté à toutes les résistances et inerties, d’autant plus
que les peuples en présence n’étaient pas parvenus au même degré de
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L’uni-versel est ce qui unifie les hommes, ce qui les tourne vers l’un.
Qu’est-ce donc qui fait l’humanité des hommes par quoi on les reconnaît ?
Je résume ici ce qu’il faudrait développer sur des centaines de pages : le
1
J’ai développé cette idée dans « La tentation métaphysique et l’exigence philosophique »,
Le Philosophoire, 9, nouvelle éd. 2006.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 105
et le relativisme nihiliste
1
J’ai tenté d’expliciter cette thèse au début de l’article déjà cité : « Le naturel, le culturel et
le spirituel ». Mais les concepts utilisés dans ce travail donnaient une tonalité encore trop
métaphysique à la réflexion. Tantôt, pêchant par excès d’idéalisme, j’y parlais d’« Esprit »,
tantôt, par excès de matérialisme, je niais toute hiérarchie des valeurs. En somme, la
réflexion était ballottée de l’idéalisme absolu au matérialisme absolu, sans trouver
d’équilibre. Le « scepticisme dynamique » que j’y défendais se présentait comme un aller-
retour vertigineux entre ces deux pôles, qui m’apparaissent maintenant moins comme deux
exigences nécessaires que comme deux illusions auxquelles le philosophe doit prendre
garde. Je n’en demeure pas moins sceptique.
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possible. Je ne peux penser sans postuler que la pensée ne vaut pas rien.
Penser, c’est penser que tout n’est pas pensable.1 D’où le caractère
dynamique du scepticisme : c’est un scepticisme qui ne nie pas, qui est
sceptique de soi. Je ne peux pas savoir si je suis réellement libre et pensant,
mais je ne peux pas non plus nier que je le sois peut-être. Je peux d’autant
moins le nier que chacun de mes actes et chacune de mes pensées supposent
leur irréductibilité aux conditions préréflexives qui les voient apparaître.
L’humanité de l’homme, donc, consisterait dans ce pouvoir
problématique et incertain de transcendance, qui est à l’origine de toutes
nos idées, croyances, raisons, valeurs, ainsi que de nos sentiments de
liberté, responsabilité et moralité. L’homme est celui qui fait usage de ce
pouvoir : tous les hommes en effet ont un langage, des idées, des croyances.
L’homme éclairé est celui qui prend conscience de ce pouvoir, qui le
revendique et le cultive. L’humaniste est celui qui promeut explicitement
cette puissance de liberté, et qui l’érige en valeur universelle. L’humanité
ainsi définie n’est pas un fait constatable, mais une puissance d’une part, un
pari d’autre part, et une tâche enfin. L’humanité est une puissance
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On trouvera en bibliographie différents travaux où j’ai tenté d’expliciter les enjeux
philosophiques de ces idées.
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et le relativisme nihiliste
BIBLIOGRAPHIE