Vous êtes sur la page 1sur 25

L'IDÉE D'HUMANITÉ, PAR-DELÀ L'UNIVERSALISME MÉTAPHYSIQUE ET

LE RELATIVISME NIHILISTE

Vincent Citot

Association Le Lisible et l'illisible | « Le Philosophoire »

2009/1 n° 31 | pages 89 à 112


ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380343
DOI 10.3917/phoir.031.0089
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2009-1-page-89.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


Distribution électronique Cairn.info pour Association Le Lisible et l'illisible.
© Association Le Lisible et l'illisible. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme
métaphysique et le relativisme nihiliste

Vincent Citot
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


ue par une certaine idée de la clarté, la pensée a une tendance
M remarquable à prendre position pour, ou contre, et à se fixer
en un lieu déterminé qu’elle tâchera de protéger de toutes les
formes d’adversité. Ce qu’elle appelle une thèse ou une doctrine ressemble
ainsi à un camp retranché, où elle pourra édifier une forteresse, tenir un
siège, canonner les doctrines concurrentes. C’est un grand confort d’être
ainsi établi quelque part. Cela donne un point de vue sur le monde et permet,
du haut d’un donjon intérieur, de contempler l’horizon déployé par nos
idées. Les plus ambitieux nourrissent alors quelque projet de conquérir le
monde, armés de ces idées, c’est-à-dire de leur soumettre le réel.
Il serait vain de trop critiquer cette tendance de la pensée, qui est
comme sa pente naturelle. L’histoire de la philosophie illustre assez bien
cette disposition à prendre position, et apparaît ainsi comme un vaste champ
de bataille, où s’affrontent des écoles et des théories. Les historiens des
idées, et les philosophes eux-mêmes, mettent en évidence des couples de
doctrines antagonistes, permettant de définir des alliances plus larges. C’est
ainsi qu’on a pu opposer l’idéalisme au matérialisme, et, entre les deux, une
armée de philosophes cherchant à les concilier.
Cette opposition, que certains qualifieront de scolaire et simplificatrice,
n’est pas aussi artificielle qu’il y paraît, car elle semble correspondre à deux
tendances fondamentales de la pensée. Ou bien celle-ci tire les conséquences
ontologiques de sa prétention à dire le vrai, et alors elle devra reconnaître
que cette vérité est de l’ordre de l’idée, du concept, de l’esprit, etc. Ou bien

Le philosophoire, n° 31, 2009, p. 89-112


90 L’Universel

elle cherche à s’effacer devant le réel qu’elle voudrait signifier, et alors c’est
lui qui sera la mesure du vrai, dans son objectivité et dans sa matérialité.
Cette opposition se décline de mille façons.

L’universalisme est un idéalisme, le relativisme un matérialisme

Pour ce qui nous intéresse plus précisément ici, il apparaît que


l’idéalisme est de près ou de loin un universalisme, et le matérialisme un
relativisme. En effet, si la vérité est une loi d’esprit, si elle est quelque chose
que l’esprit découvre par ses lois propres et grâce à l’excellence de sa nature
(qu’on l’appelle Raison, Intuition ou Révélation), alors cette vérité sera la
même pour tout esprit. Les désaccords entre esprits ne s’expliquent que par
le fait que certains esprits ne sont pas pleinement spirituels, et trop
encombrés de passions, d’affections, de sensations, de matière. Inversement,
si la vérité consiste d’abord en un acte de soumission de la pensée au réel
qu’il s’agit de penser ; si ce sont ses lois à lui qui définissent la vérité, alors
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


l’esprit ne peut plus se supposer source universelle de la vérité. Cette source,
c’est le concret de l’expérience, c’est le particulier, d’où il faudra tirer le
général. Ne pouvant faire de recension exhaustive de toutes les expériences
possibles, les vérités expérimentales n’auront jamais le caractère
d’universalité. L’universalité ne peut être que de principe, c’est-à-dire d’
“esprit”. C’est “l’esprit” qui décide du nécessaire et de l’impossible, du
légitime et de l’essentiel, donc de l’universel. Il n’y a pas d’expérience de
l’universel, car il n’y a d’expérience que du particulier. La science ne peut
prétendre à l’universalité et à la nécessité de ses lois qu’en affirmant plus
qu’elle n’expérimente. D’où vient alors cette vérité affirmée, sinon de la
Raison, par exemple, confiante en elle-même et en ses lois à elle ?
On entend par idéalisme la tendance de la pensée à faire confiance
dans les lois supposées universelles de la pensée, et par matérialisme la
tendance inverse, qui consiste à chercher les dessous de la pensée, les lois
impensées de la pensée que celle-ci doit retrouver. L’idéalisme est un
universalisme parce qu’il pose l’ “esprit” au-dessus de ses conditions
matérielles ; le matérialisme est un relativisme parce qu’il veut soumettre les
prétentions spiritualistes et universalistes à une infrastructure
(physiologique, physique, sociale, économique, historique, etc.) qu’il s’agit
d’exhumer par l’expérience et que l’on ne peut déduire a priori. Pour la
pensée matérialiste, les lois de l’ “esprit” sont des lois du corps (du corps
physique ou du corps social) qui s’ignorent. Elles ne peuvent se découvrir
qu’au contact du réel dans des expériences particulières, et sont donc
relatives à l’expérience et à la connaissance de ce réel. Le matérialiste pense
le particulier ou le général (qui est la généralisation du particulier), non
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 91
et le relativisme nihiliste

l’universel qui ne peut qu’être la prétention d’un “esprit” qui le pose a


priori.
L’universalisme dogmatique est présomptueux, le relativisme nihiliste
irresponsable

J’entends par universel ce qui est nécessaire, essentiel, légitime. Ces


trois propriétés ont ceci de singulier qu’elles ne sont pas constatables
empiriquement. Le nécessaire, par exemple, ne fait jamais l’objet d’un
constat. Il n’est pas un fait d’expérience, mais plutôt un archi-fait d’esprit, si
cette expression peut avoir un sens. Il est nécessaire que, si Socrate est un
homme et que tous les hommes sont mortels, Socrate soit mortel. Que
Socrate ait existé ou non, qu’il soit vivant ou non, immortel ou non, cette
relation est nécessaire. L’essentiel n’est pas davantage une donnée
empirique : il est une décision d’esprit. L’essence s’opposant par principe à
l’existence, elle ne saurait être soumise à ses lois. Si je pose que la pensée
est ce qui, en l’homme, est l’essentiel, je ne vois pas quelle expérience ou
quel spécimen pourrait me donner tort. Qu’on me montre un homme qui ne
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


pense pas, je n’en serais nullement troublé, n’y voyant un homme que par
accident, ou un individu qui n’en aurait que l’apparence. Le légitime, enfin,
ne peut pas non plus faire l’objet d’une preuve ou d’une réfutation
empirique. Antigone estime légitime que son frère soit enterré, et la raison
d’État n’y peut rien. Si on lui démontrait que cela provoquerait des révoltes,
des indignations, une guerre civile, etc., la terre entière pourrait s’enflammer
qu’elle ne trouverait pas moins légitime cette hommage à son frère − ce
serait seulement déraisonnable, ce qui est bien autre chose.
L’erreur serait de confondre l’universel avec le général ou le commun,
qui sont des conjonctions de cas particuliers. Une caractéristique
contingente qui se retrouverait à l’identique dans tous les cas recensés n’en
constituerait pas pour autant une essence universelle. Si l’on tue tous les
cygnes noirs de sorte qu’il ne subsiste plus sur terre que des cygnes blancs,
la blancheur n’en deviendra pas l’essence universelle du cygne. Si des droits
considérés comme légitimes sont bafoués partout, cela ne prouve rien contre
leur prétention à la légitimité. Inversement, la généralisation totale du non-
droit ne suffit pas à en faire une essence universelle. Bref, l’universel n’est
pas le général, ni la généralisation intégrale d’une caractéristique empirique.
Ainsi donc, l’universel doit être posé a priori, avant toute expérience.
Il est une prétention de l’esprit à ne pas se faire dicter sa loi par les choses.
Qu’il prenne la forme du rationalisme, de l’essentialisme ou du moralisme,
l’universalisme est toujours assis sur cette prétention. Il est une autoposition
de l’esprit. Je tâcherai de montrer que cette prétention peut prendre la forme
d’une présomption, et que l’esprit présomptueux est celui qui, au fond, a
quelque chose à craindre, qu’il cherche à exorciser par cet acte même de
rejet. La présomption est le fait d’une intelligence mal assurée d’elle-même.
92 L’Universel

L’idéalisme et l’universalisme dogmatique ont ce caractère de dénégation


du réel, qu’ils doivent craindre en un sens ou en un autre.
Le relativisme a d’autres peurs. L’esprit de prudence et d’économie qui
le caractérise (ne pas poser d’absolu) tourne parfois à l’esprit de soumission
− puisqu’il s’agit de soumettre l’esprit à la chose même, dans sa variabilité,
dans son historicité, dans sa contingence. Cette déférence devant les choses
masque alors parfois une certaine inquiétude devant la responsabilité de
penser et de juger par soi-même. S’en remettre toujours à l’infini complexité
du réel, au point, dans la forme nihiliste du relativisme, de renoncer à le
hiérarchiser, c’est être à la fois impuissant à en bien juger, et irresponsable
par rapport à la nécessité de mon engagement.
J’entends par relatif ce qui est contingent (plutôt que nécessaire),
factuel (plutôt qu’essentiel), indifférent (plutôt que légitime). Il apparaîtra
que dissoudre le nécessaire dans le contingent, l’essentiel dans le factuel et
le légitime dans l’indifférence axiologique, n’est pas moins néfaste que
l’opération inverse qui définit l’idéalisme universaliste. La métaphysique
universaliste craint l’épreuve du réel et veut en sauver l’esprit ; le
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


positivisme relativiste craignant l’autorité de celui-ci se réfugie dans une
réalité censée nous en dispenser. Du point de vue de notre responsabilité de
bien juger, les deux attitudes sont intenables. L’intelligence vraie
consisterait à mettre les prétentions d’esprit à l’épreuve du réel, et soumettre
la multiplicité des expériences à un jugement avisé. Ne pouvant renoncer ni
à l’expérience, ni au jugement, il faudra renoncer et à l’universalisme (sous
son aspect dogmatique), et au relativisme (quand il prend la forme du
nihilisme).
Ainsi, pour en revenir aux métaphores du début, nous avons bien
affaire à deux camps retranchés : l’universalisme et le relativisme. Ils luttent
sur tous les terrains de la philosophie, aussi bien en théorie de la
connaissance qu’en philosophie morale, en épistémologie qu’en philosophie
politique et en philosophie du droit. Entre ces deux camps, des pacifistes qui
agitent des drapeaux blancs. Ce sont des médiateurs prudents, des
conciliateurs utiles, mais dont les positions philosophiques sont mal assurées
et nécessairement ambiguës. J’essayerai pour ma part de penser, par-delà
cette dichotomie, un horizon d’universalité qui ne tienne ni de l’illusion
idéaliste, ni du nihilisme relativiste.

I- L’illusion de l’universalisme absolutiste

Quand l’universalisme se fait absolutiste

Universel vient du latin universus, qui signifie « tout entier », « tous


sans exception ». Une loi est dite universelle si elle ne connaît aucune
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 93
et le relativisme nihiliste

exception, si elle rassemble en elle tous les phénomènes. Cette étymologie,


pourtant, ne nous permet pas de faire la différence conceptuelle qui
s’impose entre ce qui est commun à une catégorie de phénomènes, et qui
donc les rassemble tous sans exception, et ce qui est universel, c’est-à-dire
ce qui serait nécessaire, essentiel ou légitime. Ce qui est commun forme
communauté ; et les communautés ne sont que des phénomènes particuliers
à plus grande échelle. Nous restons dans le particulier. Mais si l’on pousse
les considérations étymologiques plus avant, on voit que universus se
décompose en uni (« un ») et versus (« dans la direction de », « vers »). Ce
qui est uni-versel, c’est ce qui fait que tous les phénomènes particuliers sont,
sous un certain rapport, un. Ainsi, ce qui est universel chez l’homme, c’est
ce qui unifie tous les individus humains sous un principe ou une loi donnée.
L’universel est ce qui nous unifie et nous porte vers l’Un. Or, cette unité
n’est pas exactement une totalité, une collection. L’uni-versel n’est pas ce
qui fait communauté, mais ce qui fait unité principielle. Cette unité n’est pas
de l’ordre de la ressemblance, qui est celui des apparences, mais de l’ordre
de la nécessité, de l’essentialité et de la légitimité du principe. Bref,
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


l’universel dit l’unité spirituelle, et non la communauté des apparences ou
des conditionnements.
L’universel est de droit (de jure), non de fait (de facto). C’est ce qui le
différencie de la généralité, y compris de la généralisation à la totalité des
cas considérés. Par exemple, si tous les hommes, sans exception, défendent
demain l’idée que 2 + 2 = 5 ou que les chambres à gaz n’ont pas existé, cela
ne deviendra pas pour autant une vérité universelle. Ce sera seulement une
certitude générale, et totalement généralisée. L’universel n’étant pas dans
l’ordre du fait, il n’est pas constatable ni susceptible d’entrer dans des
statistiques. On ne peut déterminer ce qui est universel en faisant des
sondages, car ils ne donnent que des faits particuliers ou généraux. On voit
donc que l’universel se refuse, par principe, à la réfutation empirique. C’est
sa prétention propre, et c’est aussi sa fragilité, car il ne pourra pas se
confirmer par l’expérience, par l’histoire, par la science.1 On peut même se
demander si cette idée d’universel n’a pas été formée pour se protéger des
aléas des découvertes empiriques et scientifiques, en les déclarant
incompétentes à légiférer à son propos. C’est aussi une façon pour la

1
La science empirique et expérimentale est en marche vers l’universel, mais ne saurait
l’atteindre tant que son histoire n’est pas achevée. Aucune théorie scientifique n’est
universelle : l’histoire des sciences est un travail de relativisation continue de ce que les
théories antérieures prenaient indûment pour universel. Elle n’empile pas des vérités
universelles les unes sur les autres : elle est l’histoire de révolutions théoriques, de
renversement de point de vue, de généralisation. Élargir l’expérience, la préciser, la
spécifier, pour trouver des lois plus englobantes, plus générales − mais pas universelles.
Comment donc l’universel pourrait-il avoir une histoire ?
94 L’Universel

religion, la morale et la métaphysique, de garder un domaine propre de


vérités, et, par là, de se légitimer en retour.
L’universel est aussi porté à s’absolutiser. Il tend à rejeter les demi-
mesures, car, dit-il, une maxime à moitié légitime n’est pas légitime du tout,
une vérité plus ou moins nécessaire n’est pas nécessaire du tout, et un
principe partiellement essentiel est absurde. Légitime veut dire absolument
légitime, et nécessaire absolument nécessaire, comme essentiel absolument
essentiel. L’universalisme se présente ainsi comme un absolutisme, et c’est
pourquoi il est aussi un idéalisme. Il apparaîtra, en réalité, qu’il peut être
repensé d’une façon plus modeste et plus sceptique : la légitimité peut être
relative et l’universel peut faire l’économie de l’essentiel. Mais, dans ce qui
suit, je me borne à critiquer cette dérive absolutiste et idéaliste de
l’universalisme. Je distinguerai l’universalité supposée des valeurs (plan
axiologique) et celle des vérités (plan cognitif).

La morale et le droit ne sauraient être universels


© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


Quelles seraient les valeurs susceptibles d’unifier l’humanité − si ce
n’est en fait, du moins en droit ? En fait, d’abord, c’est peu dire qu’aucune
ne s’est jamais imposée à tous les hommes et à toutes les cultures. En droit,
c’est ce qu’il reste à déterminer. Y aurait-il des principes éminemment
légitimes, par soi, en soi, absolument ? Existe-t-il une faculté très spéciale
capable de les saisir ? Ces valeurs universelles s’imposent-elles à l’esprit ?
Faut-il que celui-ci fasse un effort sur soi qui le libèrerait des contingences
empiriques, sociales, psychologiques ? Ces valeurs peuvent-elles faire
l’objet d’une Révélation ? Mais comment distinguer Révélation et folie,
spiritualité et prétention idiosyncrasique ? L’idée de valeurs transcendantes
universelles suppose, pour qu’elles soient connues, une sorte d’intuition des
essences qui ressemble fort à un acte de foi. Or, la foi, par principe, est ce
qui ne rend pas compte de soi, ce qui ne se vérifie pas et n’en éprouve
nullement le besoin. Il est donc très aventureux, pour un philosophe, de
poser certaines valeurs comme des absolus universels. Ce serait confondre
philosophie et religion, réflexion et foi. Certes, il est tout aussi aventureux
de poser la relativité radicale de toutes les valeurs, ce qui serait confondre
philosophie et science (la science des valeurs ne saurait en légitimer
aucune), réflexion et connaissance. Le philosophe dans sa démarche la plus
propre se tiendra à distance de l’idéalisme religieux et du matérialisme
scientiste.
On voudrait que « le respect de la personne humaine » soit le principe
d’une morale universelle. L’idée est belle, mais très imprécise. Il faudra
encore être capable de dire si tout est respectable dans une personne, ou bien
définir celle-ci plus rigoureusement. J’examinerai, en troisième partie, sur
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 95
et le relativisme nihiliste

quoi peut se fonder un respect de la personne humaine qui ne fasse pas droit
à des idéaux transcendants, ni à un concept métaphysique de l’universel.
Pour le moment, je me contente de noter combien cette idée de respect est
éminemment variable selon les époques, les cultures, les sociétés, et donc
définit en creux un universel abstrait et inopérant.
Serait-ce « l’intégrité physique » de la personne qui est à respecter ?
On ne vois pas bien en quoi il y aurait, dans un corps, matière à respect. S’il
s’agit d’interdire la torture, il faudra définir en quoi elle consiste. Où passe
la frontière entre la contrainte et la torture ? Et qui donc voudrait fonder le
droit sur l’absence de contrainte ? Toute définition concrète de la torture est
éminemment culturelle, c’est-à-dire particulière. Certes, au-delà d’une
certaine limite, la torture est patente et ne fait l’objet d’aucune contestation.
Mais justement, cette limite n’a pas de contours nets. L’universel, ici, reste
abstrait, et incapable de prescriptions précises. L’idée même que chacun se
fait de son intégrité (physique ou psychique) est déterminée par un contexte
social, historique et psychologique. Il s’est trouvé des penseurs pour
défendre l’idée que l’éducation des enfants est une façon de faire violence à
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


leur naturel en voulant leur imposer des idées et des principes qu’ils n’ont
pas formés eux-mêmes. A l’autre extrémité, certains trouveront très légitime
de torturer quelques individus pour que les aveux extorqués permettent d’en
sauver beaucoup d’autres. Alors, quel critère universel permet de tracer la
frontière entre « violence » et « respect » ? A partir de combien de vies
sauvées est-il légitime d’en torturer une seule ? Cela n’est jamais légitime,
dit Kant : le respect de la personne est inconditionné.
Il disait aussi qu’il ne fallait jamais mentir, même si, comme l’objecte
Constant qui se moquait de Kant, de sanguinaires brigands me demandent si
je n’aurais pas abrité chez moi la jeune fille qu’ils poursuivaient pour la
détrousser et la violer. Tous les hommes ont-ils donc le droit à la vérité, et
aux mêmes égards ? Poussé à la limite, cela revient à ne faire aucune
distinction de mérite et de démérite entre les hommes, tous étant censés être
égaux en dignité du fond leur humanité. Cette égalité, pourtant, est elle-
même un postulat métaphysique, sous conditions socio-historiques. Il serait
aisé de montrer comment s’est constitué historiquement l’individualisme
moral et juridique qui définit la Modernité. Beaucoup l’ont fait, et bien fait.
Les universalistes auront toutefois raison d’objecter que le fait ne réfute pas
le droit, et donc que l’historicité de la morale n’est pas un argument contre
elle : après tout, il se pourrait que l’humanité ait mis 2,5 millions d’années à
trouver une morale qui n’en est pas moins, finalement, la seule
véritablement légitime en soi et pour soi. Mais c’est oublier que cette idée
Moderne de la morale elle-même évolue constamment, en fonction des
impératifs sociaux et de la casuistique toujours renouvelée que nous impose
l’avancée des sciences et des techniques.
96 L’Universel

La morale n’est pas plus universelle qu’éternelle, parce qu’elle ne fait


que répondre aux problèmes qui se présentent dans un contexte donné.
Avant qu’il soit possible de manipuler génétiquement les embryons
humains, la morale n’en disait mot. Maintenant que c’est possible, elle tente
de trouver en elle, a priori, un principe d’où l’on pourrait déduire tel ou tel
interdit, telle ou telle limite. Mais elle ne trouve rien en elle, car la morale
est vide dès qu’elle raisonne du point de vue de Sirius. Elle pourra tout aussi
bien proscrire absolument toute manipulation génétique de l’humain au nom
de la dignité de « l’Homme », qui ne saurait être un produit technique, etc.,
et, l’année suivante, décréter tout aussi « absolument » et « a priori » que
ces manipulations sont un devoir pour tout médecin qui peut grâce à elles
soigner telle ou telle maladie génétique, et cela, encore au nom de l’éternelle
« dignité » de « l’Homme ». En somme, ces idées de l’homme et de sa
dignité sont éminemment variables, et il semble qu’il faille conclure avec Le
Bon que « La morale représente la synthèse des besoins sociaux d’une
époque. Par le seul fait qu’elle veut subsister, une société est obligée d’avoir
un criterium irréductible du bien et du mal » (Aphorismes du temps présent,
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


p. 73).
Le droit lui-même est chose essentiellement sociale et historique : il
n’y a pas de principes universels d’une justice a priori. L’idée de « droit de
l’homme » est belle et juste, mais l’histoire de ces « droits de l’homme »
montre à quel point l’idée de « l’homme » dépend des cultures et des
époques. Depuis plus de deux siècles, on ne cesse de proclamer toujours
plus de « droits de l’homme », selon un processus cumulatif qui empile des
droits nouveaux sur d’autres plus anciens, et qui les contredisent parfois
frontalement. Cela ne gêne pas beaucoup les moralistes, qui continuent d’y
voir une sorte d’avènement historique et progressif de l’universel. Il est tout
de même comique de voir comment les principes universels, parfois, en
viennent à se contredire… Les droits de l’homme onusiens, par exemple,
sont en constante évolution du fait de l’ajout de nouvelles déclarations
« universelles » depuis les années 60. Ces adjonctions ne sont que des
tentatives de modération du droit individualiste occidental par les
conceptions non-occidentales du droit et de la justice, de plus en plus en
force à l’Assemblée Générale des Nations Unies depuis l’accession à
l’indépendance des pays du « tiers-monde ».
Rien ne montre mieux que l’histoire du droit international combien le
droit est au fond issu d’un rapport de force, et en est la manifestation.1 Ce

1
Sur cette question de l’universalité des droits de l’homme, de leur évolution, et des
contradictions qui en résultent, on pourra lire « Le naturel, le culturel et le spirituel », in Le
Philosophoire n°27, déc. 2006. Sur les conflits politiques et idéologiques qui secouent les
institutions internationales, voir : « Du juste équilibre entre démocratie et technocratie
dans une organisation internationale. L’exemple de l’UNESCO », n°30, Automne 2008.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 97
et le relativisme nihiliste

rapport de force n’est pas armé, car la violence ne donne aucun droit, et se
définit plutôt comme l’abolition de toute justice. Il s’agit d’un rapport de
force non pas frontal, mais souterrain, social, historique. Rousseau a raison
de dire que le droit du plus fort n’est pas un droit, mais l’absence de droit,
car le droit est inutile s’il n’est que la répétition d’un fait brut. Mais Le Bon
a raison de dire : « Le droit est de la force qui dure » (Aphorismes du temps
présent, p. 72), si l’on entend par force l’ensemble des forces sociales en
présence, définissant une mentalité collective qui finit par se refléter dans
les institutions qui l’encadrent.

Les connaissances et les “vérités” scientifiques ne sont pas davantage


universelles

Si aucune valeur n’est absolue et universelle, on peut peut-être espérer


que, dans le champ du savoir, il en soit différemment. En effet, qu’est-ce
qu’une vérité qui ne serait pas universelle, c’est-à-dire qui ne vaudrait que
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


dans un certain nombre de cas particuliers ? Cette “vérité” locale n’en serait
pas une ; elle ne pourrait que nous mettre en chemin vers des vérités
supposées universelles, sachant rendre compte des phénomènes locaux
observés, et en énoncer les lois de variation. La vérité dans son principe
n’est jamais particulière, mais il y a des applications particulières de vérités
universelles. Les lois de ces applications sont elles-mêmes prescrites par
d’autres vérités universelles. Telles sont les réquisits de l’universalisme
cognitif. Est universel, dès lors, non plus ce qui est légitime, mais ce qui est
nécessaire, qui ne peut pas ne pas être.
Qu’il n’existe guère de vérité en ce sens, c’est ce que montre assez
facilement l’histoire des sciences empiriques. Cette histoire est l’histoire de
la découverte de la possibilité de l’impossible, et donc de l’impossibilité du
nécessaire : ce que l’on pense impossible et inenvisageable à une époque,
pour des raisons scientifiques, s’avère finalement possible avec l’avancée de
la science. Les lois scientifiques, loin d’être universelles, sont toujours
approximatives, perfectibles, plus ou moins locales. Chaque grande
révolution scientifique se présente comme une relativisation des théories
précédentes, désormais intégrées dans un modèle explicatif plus large. Les
anciennes lois ne sont pas fausses à proprement parler (ou alors toutes les
lois scientifiques le sont), mais locales, contextuelles. Que l’eau bouille à
100 degrés n’est pas faux en soi, mais c’est loin d’être une vérité
universelle. Cela dépend d’autres paramètres : la pression atmosphérique,
par exemple. On dira alors qu’il est “plus universel” d’énoncer
rigoureusement le rapport du passage à l’état gazeux de l’eau en fonction de
la pression atmosphérique. Mais ce rapport lui-même est peut-être déterminé
par un autre plus fondamental, qui reste à découvrir, et qui rendrait relative
98 L’Universel

cette loi et cette corrélation à des conditions particulières. Il faudrait


procéder à des expériences et des mesures ailleurs que sur terre, par
exemple, pour énoncer des lois encore plus générales au sujet des
transformations chimiques en question.
Ce processus de perfectionnement, de précision, de généralisation des
lois scientifiques n’a pas de fin. La science progresse par unversalisation-
particularisation de ses propres lois. Elle est ce passage même du “moins
universel” au “plus universel”. Aucune des lois scientifiques n’est d’emblée
universelle, au sens absolutiste du terme. Si la science avait accès à
l’universel, ses progrès ne consisteraient qu’en applications particulières de
lois déjà découvertes, et en accumulation d’observations empiriques. Mais
ce n’est nullement le cas : la science est bel et bien en quête d’universel ;
c’est là le sens de son progrès. On ne cherche que ce dont on manque.
En outre, beaucoup d’épistémologues se sont attachés à montrer la
relativité des savoirs scientifiques à leurs contextes sociaux et historiques
d’émergence. Cette épistémologie est dite « externalistes » parce qu’elle
pense les découvertes scientifiques dans leur dépendance aux conditions
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


extra-scientifiques. C’est ainsi que Kuhn, Feyerabend, Lakatos, et plus
récemment B. Latour, ne cessent de déconstruire le mythe d’une science
pourvoyeuse de vérités universelles, libérée de ses relations à l’époque, à la
culture, aux dispositions idiosyncrasique des savants, et mêmes aux
possibilités de financement et de reconnaissance institutionnelle. Ces
discours démystifiants ne déconstruisent pas la science ; ils tendent de la
décrire telle qu’elle est : relative. L’universel n’est pour elle qu’un horizon.
D’une façon plus générale, en science, il n’est pas question de vérité
achevée, mais seulement, comme le dit Popper, de conjectures.
Quant aux sciences formelles, les mathématiques et la logique, on peut
bien dire qu’elles sont universelles, mais s’agit-il encore avec elles de
connaissance ? Ce serait une connaissance sans objet connu, ou dont l’objet
connu n’existe pas. Il y a des vérités mathématiques et des vérités logiques,
qui sont des vérités de raison. Cette raison, quand elle est dûment
formalisée, est bien l’outil par excellence de l’universel, car elle définit des
nécessités. Pourtant, ce qui est universel, ce ne sont pas les vérités énoncées
comme résultats in abstracto, mais le rapport vrai entre des objets idéaux,
des définitions et des axiomes. Les vérités n’existent pas en soi : se sont les
rapports qui sont vrais, et les opérations de l’esprit qui met en rapport.
Quand je dis que la somme des carrés des deux côtés d’un triangle rectangle
est égale au carré de l’hypoténuse, je ne dis rien sur l’hypoténuse elle-
même, mais j’énonce un rapport vrai. Or, pour qu’un rapport soit vrai, il faut
que quelqu’un mette en rapport, additionne, divise, compare. C’est pourquoi
on verra que l’universel est un acte, non un résultat abstrait ou une vérité qui
vaudrait par elle-même.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 99
et le relativisme nihiliste

D’une façon générale, la vérité est un acte de mise en rapport, non le


résultat-résidu d’un acte de mise en rapport.1 Une formule mathématique est
vraie, par exemple, si l’on peut remonter, à travers elle, au rapport vrai
qu’elle énonce. Le résultat en tant que tel n’est rien, n’est pas vrai, n’est pas
universel. Les rapports eux-mêmes n’existent pas dans la nature, ni dans les
triangles, ni dans les nombres. Affirmer la réalité des essences et des
« universaux », c’est glisser de la philosophie à la métaphysique et, de là, à
la religion. Croire que les rapports existent en soi est une forme moderne
d’animisme, qui consiste encore à mettre l’esprit dans la chose. Si les
« universaux » existent, alors en effet, la logique est la connaissance de
l’universel. Mais s’ils ne sont que des projections imaginaires de rapports
conçus par l’esprit en acte, alors il n’y a pas et il ne saurait y avoir de
connaissance de l’universel, ni de connaissance universelle. L’universel
reste un horizon pour la science et la logique, non l’objet d’une
connaissance réalisée. Que même les mathématiques et la logique aient une
histoire le montre assez.
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


*

Il y va des connaissances comme des valeurs. Elles ne sont pas


universelles en tant que telles, c’est-à-dire intrinsèquement nécessaires ou
légitimes, mais seulement relativement à un contexte (culturel, historique)
ou à un acte (d’expérimentation, de mise en relation). Si l’universel peut se
dire des valeurs et des “vérités”, ce ne sera pas comme universel statique,
achevé, objet de connaissance possible. L’universel ne peut avoir de contenu
positif, et ne peut donc faire l’objet d’une reconnaissance (morale, juridique)
ou d’une connaissance (expérimentale, formelle). Il n’est pas une chose, une
valeur ou une idée, qui existerait par soi, et qu’une bonne morale ou une
bonne science pourraient découvrir. Il n’est pas à dé-couvrir car il ne saurait
être préconstitué. Croire que l’universel existe sous une forme ou sous une
autre et que l’on peut y avoir accès (même historiquement et
laborieusement), c’est idolâtrer une hypostase métaphysique.

1
Dans La théorie de la connaissance des Stoïciens, Alain explique très rigoureusement
pourquoi la vérité ne saurait être qu’un acte de l’esprit, et non un fait, une correspondance,
une formule. La vérité n’est pas une adéquation ou une cohérence qui subsisteraient par
soi : elle est la pensée même dans son dynamisme. La penser comme « dévoilement »,
c’est encore occulter sa dimension active et la responsabilité du sujet à son égard, au profit
d’une rhétorique de la passivité.
100 L’Universel

II- Les impasses du relativisme nihiliste

Quand le relativisme se fait nihiliste

Que l’universalisme idéaliste soit une illusion métaphysique


n’implique pas qu’il faille proclamer l’équivalence de toutes les valeurs et
les “vérités”. C’est l’enjeu de ce travail de comprendre en quoi le rejet de
l’universel ne nous condamne pas au nivellement des morales et des
connaissances. En effet, quand je dis qu’il ne saurait y avoir de vérité ou de
valeur universelle, je ne dis pas encore que toutes les valeurs se valent ni
que le faux et le vrai soient la même chose. Il faut distinguer le relativisme,
qui est une grande pensée, du nihilisme, qui en est la perversion. De même
que l’universalisme est une saine exigence dont l’absolutisme est la dérive
métaphysique, le relativisme est une prudence salvatrice dont le nihilisme
est la stupide radicalisation.
A s’en tenir à sa plus simple expression, le relativisme énonce
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


simplement qu’il n’existe rien d’inconditionné ni d’absolu ; que tout est
rapport, relation, échange. Les valeurs et les vérités sont des rapports
(rapports sociaux, rapports à l’expérience, rapports intellectuels). Mais, que
tout se définisse par des relations ne signifie pas que rien ne vaille. C’est
seulement pour une métaphysique idéaliste et absolutiste que le relativisme
implique la déchéance de tout le système de valeurs et de vérités qu’elle
avait mis en place. Pour la pensée dogmatique, la découverte du relatif
entraîne immédiatement la négation de toutes les valeurs : c’est “tout ou
rien”. En face de l’universalisme métaphysique se tient donc un relativisme
nihiliste, les deux se soutenant dans leur opposition.
Mais il n’est pas question ici de conclure du relativisme (tout est
relatif) au nihilisme (inanité de toutes les valeurs et vérités). Au fond, ce qui
rend vain le nihilisme, c’est tout simplement qu’il n’est pas pensable, qu’il
ne correspond à aucune expérience, ni sociale, ni intellectuelle. Il n’est pas
possible, ni de penser, ni d’agir, en postulant que rien de vaut ou que tout se
vaut. Le nihiliste ne peut se croire lui-même, sauf à être à la fois un quiétiste
(ne rien faire), un aboulique (ne rien vouloir) et un idiot (ne rien penser). Je
dirais tout à l’inverse qu’il faut savoir penser, vouloir et agir, et maintenir
bien haut cette idée que tout ne se vaut pas. Il y a une hiérarchie
indépassable des valeurs et des connaissances, quoique aucune d’elles ne
soit absolue et universelle. La troisième partie examinera quel fondement
peut avoir cette hiérarchisation.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 101
et le relativisme nihiliste

Toutes les valeurs et les cultures ne se valent pas. L’idée d’un relativisme
évolutionniste

Les systèmes de valeurs sont relatifs aux cultures qui les véhiculent et
les conditionnent, et les dispositions culturelles sont elles-mêmes
dépendantes d’une infrastructure sociale, économique, démographique, etc.
Ainsi, la morale et le droit reflètent les conditions infrastructurelles qui les
rendent possibles et les exigent comme condition de perpétuation du groupe
social. Il serait parfaitement stupide de vouloir imposer à un groupe de
chasseurs-cueilleurs une morale et un droit individualiste moderne, qui leur
feraient perdre l’attachement communautaire, condition de leur survie. En
fait, ce ne serait pas même possible, parce que les valeurs, étant ici le reflet
des besoins sociaux, ne peuvent s’imposer ni s’importer. A chaque fois que,
dans l’histoire, un peuple a voulu imposer par la force ses valeurs, son droit
et sa religion, il s’est heurté à toutes les résistances et inerties, d’autant plus
que les peuples en présence n’étaient pas parvenus au même degré de
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


civilisation. Quand une religion passe d’un peuple à un autre, elle s’adapte
irrémédiablement, et, derrière un même nom, on a affaire à des croyances
très différentes. Il en va de même des systèmes politiques. C’est pour les
occidentaux une grande déception de voir qu’on ne peut exporter aisément
les principes de leur démocratie moderne. Si les institutions et les textes
peuvent être parachutés ici ou là, ce n’est que comme des apparences toutes
formelles. La réalité politique, par-delà les codes juridiques et les
constitutions, est inchangée. Ainsi donc, il est vain de vouloir exporter sa
morale, son droit, ses institutions et ses croyances à des peuples pour qui
tout cela n’a pas de signification, parce que pas de nécessité sociale.
Je n’en conclurai pas que toutes les institutions se valent, que toutes les
politiques, les morales et les croyances se valent. Chaque société produit
l’idéologie dont elle a besoin, mais cela n’empêche pas de comparer les
sociétés entre elles. Les lentes transformations qui font passer une société
d’une idéologie à une autre ne sont pas un simple changement : elles
peuvent être une évolution, ce qui signifie développement de capacités
immanentes et, de là, progression. L’évolutionnisme semble compatible
avec le relativisme : que tout soit relatif n’implique pas que tout se vaille.
Bien des religions ont cru nécessaire, pour garantir la bienveillance de leurs
dieux, de faire des sacrifices humains. Ces pratiques étaient intégrées dans
un système social, économique et politique, et répondaient à des croyances
séculaires. Cela ne m’empêche pas de les juger barbares, surtout si je les
compare à certaines grandes religions contemporaines, qui prônent le
respect du prochain, l’égalité des hommes et l’amitié entre les peuples. Il est
barbare que l’on puisse être à ce point fasciné par des chimères qu’on en
vienne à tuer des hommes, dans l’espoir que leur sang plaise à quelque dieu
102 L’Universel

de la pluie ou du vent… On l’explique, on en trouve les causes, les mobiles


et les rapports, mais il n’en faut pas moins juger ainsi.
D’une façon générale, la bêtise n’est pas moindre de ce qu’on lui
trouve une explication. Il n’y a ni bêtise ni intelligence absolues (rien n’est
absolu, et tout est relatif), mais il y a du plus ou moins bête. Pour ce qui est
des valeurs, il n’y a aucune valeur absolue, mais il y a du plus ou moins
barbare. J’appelle barbare un système de valeurs qui se fonde plus sur les
basses passions, l’intérêt de courte vue, la superstition grotesque, la
crédulité, que sur des sentiments plus distanciés, un esprit d’ouverture et de
réflexion, une connaissance éclairée. Il est vrai qu’aucune valeur ne peut
trouver dans la raison ou dans la connaissance son fondement. Il s’agit de
deux ordres distincts, comme l’avait bien montré Pascal. Mais cela
n’empêche pas de distinguer le vulgaire du raffiné, l’égoïsme borné du
sentiment de réciprocité, la loi du talion de la morale du pardon, le
totalitarisme de l’État de droit, etc. Toutes les valeurs sont relatives, mais
toutes ne se valent pas. Aucune valeur ne peut se fonder sur des
connaissances, des raisons, des vérités, mais il y a peut-être une hiérarchie
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


immanente des valeurs. Le principe de cette hiérarchie est ce que
j’appellerai, en troisième partie, l’idée d’humanité.

La hiérarchie et le progrès des connaissances

Il n’y a ni connaissance ni vérité absolues : connaître, c’est toujours


mettre des choses en rapport, et faire partie soi-même de ce rapport. Même
la connaissance qui se veut « objective » ne l’est pas absolument. Un ob-jet,
c’est toujours ce qui se tient devant soi (Gegenstand, dit l’allemand), c’est
ce qui s’inscrit irrémédiablement dans un rapport à un sujet. Il n’en
demeure pas moins que certaines connaissances sont plus pauvres que
d’autres, plus approximatives, moins adéquates, moins “vraies”. Là encore,
le relativisme ne doit pas se muer en nihilisme, négation de toute vérité en
général. Le nihilisme de la vérité est l’affirmation absurde que,
puisqu’aucune vérité n’est absolument Vraie, alors elles se valent toutes et
ne valent rien. C’est une philosophie d’enfant capricieux. Un peu de
discernement montre au contraire que les vérités partielles qui sont les
nôtres ne se valent pas, qu’il y a du “plus vrai” et du “moins vrai”. En
dernière instance, « le scepticisme est le vrai » (Lagneau, Célèbres leçons et
fragments, p. 358), mais c’est un scepticisme dynamique, principe de
hiérarchie et de progression, plutôt qu’un scepticisme statique qui aplatit
tout relief.
Que la science soit historique était un argument contre l’universalisme
absolutiste. Mais ce même fait est aussi un argument contre le relativisme
nihiliste, car cette historicité est sous le signe du progrès. Les connaissances
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 103
et le relativisme nihiliste

se précisent, se généralisent, se développent, se synthétisent, etc. La science


de Ptolémée n’était pas fausse, dans la mesure où elle pouvait rendre compte
des phénomènes qu’il observait, mais elle était “moins vraie” que celle de
Galilée, qui savait plus et mieux ; mais moins que Newton, qu’Einstein, etc.
A considérer l’histoire des sciences, on a peu de peine à montrer pourquoi le
relativisme n’est pas un nihilisme. C’est plus difficile pour l’histoire des
religions et de la philosophie.
La religion, la philosophie et la science sont les trois disciplines qui
prétendent à la vérité. L’une y accède par la croyance, l’autre par les seules
ressources de la pensée, la dernière par l’expérience, l’observation, la raison.
Historiquement, la religion est première. Elle serait apparue il y a plus de 80
000 ans, avec l’homme de Neandertal. Elle devait correspondre à un besoin
psychosocial plus primitif que celui qui a occasionné la philosophie et la
science. Avant que les conceptions du monde et les connaissances ne se
constituent comme disciplines distinctes (philosophie, science), il a fallu
attendre un temps infiniment long, le temps que la croyance cesse d’être
omniprésente. Tout est religion à l’origine : la vie quotidienne, le travail, la
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


sexualité, l’art, la technique, etc. La philosophie ne peut apparaître que
quand la religion se retire. Elle s’est instaurée en Grèce antique contre la
religion et contre la mythologie. En Inde et en Chine, elle a plutôt pris place
en son sein. Mais toujours, il y a philosophie quand on cesse de croire, ne
serait-ce que sur tel ou tel point de détail, au sein d’un cadre religieux et
d’un système de croyances. La science, à son tour, s’est constituée petit à
petit comme discipline autonome, contre la religion et contre la philosophie
d’où elle était née. La philosophie en effet n’est pas une science, et ne peut
connaître à la façon de la science. Il y a science parce que les religions et les
philosophies sont impuissantes à connaître.
Après coup, et constant la toute-puissance de la science, religion et
philosophie trouveront de quoi définir ce qui leur est propre et que la
science ignore : la foi, la Révélation, l’intuition, la réflexion critique, la
problématisation, le jugement, etc. Il n’en demeure pas moins que, dans le
registre des connaissances positives, c’est la science qui s’est imposée
comme supérieure à la religion aussi bien qu’à la philosophie. Il s’agit là
d’un progrès historique, qu’on ne saurait minimiser. La religion est
l’enfance de la science, et la philosophie son adolescence. La venue à
maturité de la science a permis aux deux autres de venir également à
maturité, en pensant ce qui leur revient en propre. Ainsi, tout ne se vaut pas
dans le domaine de la connaissance. Si toute connaissance est relative et
partielle, cela n’empêche pas de penser une hiérarchie des savoirs et un
progrès historique général des connaissances. Le relativisme n’est pas un
nihilisme, ni dans l’ordre des valeurs, ni dans celui des vérités.
104 L’Universel

III- L’idée d’un universalisme sceptique et d’un relativisme


hiérarchique

La pensée, quand elle ne se gouverne pas bien elle-même, obéit aux


tendances qui lui sont naturelles. Elle est d’abord tentée de croire aux idées
et aux images qu’elle a générées elle-même. Elle leur prête vie, réalité,
substance, transcendance. Les idées, qui sont originairement des outils pour
saisir le réel, sont ainsi confondues avec ce dernier : c’est la tentation
idéaliste de la pensée. La pensée est idéaliste quand elle se fait à elle-même
trop confiance, quand elle prend pour réelles ses propres productions
idéelles.1 On est idéaliste par manque de scepticisme. Mais si, découvrant
son erreur, la pensée verse dans le scepticisme, elle peut y prendre goût au
point de renverser l’idéalisme en son contraire, et se défier absolument de
ses idées. Le scepticisme dogmatique est une sorte d’intoxication de l’esprit
par l’esprit, comparable, parce que symétrique, à l’idéalisme dogmatique. Il
est tout aussi illusoire de ne faire aucune confiance à sa pensée, ne serait-ce
que parce que, cette défiance, il faut encore la penser et la justifier.
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


L’idéalisme est la folie de l’homme qui croit trop à ses idées, le scepticisme
est la folie de celui qui n’y croit pas assez. Le scepticisme cohérent est un
mutisme. Mais dans ce cas, il n’y a plus ni cohérence ni incohérence
puisqu’il n’y a plus de discours… Le scepticisme incohérent est une
explication argumentée de la pertinence de la doctrine disant l’impertinence
de tout ; c’est une contradiction performative.
J’ai voulu montrer que l’universalisme était une modalité de
l’idéalisme : la présomption d’une pensée qui a oublié de douter d’elle-
même. Le nihilisme, à l’inverse, est la contradiction d’une pensée qui, tout
en pensant, nie la pensée, sa valeur, sa propension au vrai. La solution n’est
pas dans une prescription croisée, où l’universalisme idéaliste se soignerait
par un peu de nihilisme sceptique ou matérialiste, et réciproquement. Il
convient de penser positivement un universalisme sans illusion, et un
relativisme sans nihilisme.

L’humanité n’est pas un fait, mais une puissance et une tâche

L’uni-versel est ce qui unifie les hommes, ce qui les tourne vers l’un.
Qu’est-ce donc qui fait l’humanité des hommes par quoi on les reconnaît ?
Je résume ici ce qu’il faudrait développer sur des centaines de pages : le

1
J’ai développé cette idée dans « La tentation métaphysique et l’exigence philosophique »,
Le Philosophoire, 9, nouvelle éd. 2006.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 105
et le relativisme nihiliste

propre de l’homme est de produire de l’irréel au sein du réel.1 Il néantise le


réel, pour parler à la façon de Sartre. Par ses croyances, ses idées, son
imagination, sa raison, ses pensées, ses espoirs, ses valeurs, il décolle du
réel, le nie, le transcende. Le langage est le milieu dans lequel évoluent
toutes ces significations proprement irréelles. L’homme, dans son univers de
sens, vit presque dans un autre monde ; il est un animal idéaliste. Quand il
pense, raisonne, calcule, l’irréel se met au service du réel. Il est le moyen de
le maîtriser, de le posséder, de l’anticiper, de le comprendre − c’est
d’ailleurs pourquoi cette vertu de décollement est adaptative. Quand il croit,
l’irréel tourne à vide et ne renvoie qu’à lui-même. Mais on trouvera
aisément à la croyance une valeur adaptative (soit qu’elle compense les
excès déprimants de l’intelligence, comme le défendait Bergson, soit qu’elle
serve de ciment social, comme le montrent les sociologues). Certains diront
que l’animal est aussi capable de manier des symboles, de faire des calculs,
de projeter des significations. Cela ne me gêne pas de l’admettre, d’autant
plus que l’homme ne s’étant pas fait en un jour, toute tentative de poser des
frontières figées et absolues est illusoire. Mais il semble bien que seul
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


l’homme ait systématisé cette démarche d’irréalisation du réel, au point de
vivre dans un monde d’irréalités. Ce qui est ponctuel et évanescent chez
l’animal est systématique et assuré chez l’homme.
Mais l’essentiel n’est pas tant dans la production de cette irréalité
multiforme que dans le pouvoir qu’il faut supposer au principe de cette
production. Ce pouvoir de transcender le réel définit chez Sartre la liberté,
qui n’est autre que cette puissance de « néantisation ». Je n’irai pas, pour ma
part, jusqu’à affirmer l’effectivité de cette liberté, ni même celle de ce
décollement néantisant. Peut-être que l’irréel n’est qu’une autre forme de
réel, la liberté seulement un sentiment de liberté, la raison un sentiment de
rationalité. Le scepticisme est le vrai, car le spiritualisme, en posant la
liberté et l’esprit, affirme plus qu’il ne sait. Peut-être que ce pouvoir de
transcendance n’est qu’une impression de pouvoir et, en réalité, un mauvais
tour que le corps joue à l’esprit, lui donnant le sentiment d’être quelque
chose alors qu’il n’est rien. Peut-être, en effet, mais je ne peux simplement
pas le penser. Car la pensée suppose une foi en elle-même qui la rend

1
J’ai tenté d’expliciter cette thèse au début de l’article déjà cité : « Le naturel, le culturel et
le spirituel ». Mais les concepts utilisés dans ce travail donnaient une tonalité encore trop
métaphysique à la réflexion. Tantôt, pêchant par excès d’idéalisme, j’y parlais d’« Esprit »,
tantôt, par excès de matérialisme, je niais toute hiérarchie des valeurs. En somme, la
réflexion était ballottée de l’idéalisme absolu au matérialisme absolu, sans trouver
d’équilibre. Le « scepticisme dynamique » que j’y défendais se présentait comme un aller-
retour vertigineux entre ces deux pôles, qui m’apparaissent maintenant moins comme deux
exigences nécessaires que comme deux illusions auxquelles le philosophe doit prendre
garde. Je n’en demeure pas moins sceptique.
106 L’Universel

possible. Je ne peux penser sans postuler que la pensée ne vaut pas rien.
Penser, c’est penser que tout n’est pas pensable.1 D’où le caractère
dynamique du scepticisme : c’est un scepticisme qui ne nie pas, qui est
sceptique de soi. Je ne peux pas savoir si je suis réellement libre et pensant,
mais je ne peux pas non plus nier que je le sois peut-être. Je peux d’autant
moins le nier que chacun de mes actes et chacune de mes pensées supposent
leur irréductibilité aux conditions préréflexives qui les voient apparaître.
L’humanité de l’homme, donc, consisterait dans ce pouvoir
problématique et incertain de transcendance, qui est à l’origine de toutes
nos idées, croyances, raisons, valeurs, ainsi que de nos sentiments de
liberté, responsabilité et moralité. L’homme est celui qui fait usage de ce
pouvoir : tous les hommes en effet ont un langage, des idées, des croyances.
L’homme éclairé est celui qui prend conscience de ce pouvoir, qui le
revendique et le cultive. L’humaniste est celui qui promeut explicitement
cette puissance de liberté, et qui l’érige en valeur universelle. L’humanité
ainsi définie n’est pas un fait constatable, mais une puissance d’une part, un
pari d’autre part, et une tâche enfin. L’humanité est une puissance
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


puisqu’elle consiste en une faculté de transcender ses conditions
matérielles ; elle est un pari puisqu’une telle puissance n’est jamais assurée ;
elle est une tâche parce qu’il faut être à la hauteur du pari.

Le pari de la liberté, et l’homme comme universel singulier

Tel serait le sens authentique de l’universalisme : le pari en faveur


d’une “nature” humaine universelle consistant dans une puissance de
dénaturation. L’universel, ce serait cette virtu énigmatique que chacun peut
et doit reconnaître dans son alter ego. Considérer un homme comme son
prochain, c’est y trouver cette puissance créatrice qui le définit, et
l’accompagner dans l’actualisation de cette disposition. L’aliénation se
définira, inversement, comme la volonté sourde de nier la liberté en
l’homme, de la rendre stérile, de l’ignorer − ce qui revient à considérer
autrui comme une sorte d’animal, déterminé par sa nature et par ses
conditions. C’est ainsi que Sartre, dans les Cahiers pour une morale, a
pensé la morale et l’amour « authentique » : la rencontre de deux libertés,
assumant chacune la sienne propre, et reconnaissant et encourageant celle de
l’autre. On voit par là que la pensée de l’universel peut déboucher sur une
axiologie immanente, et donc une hiérarchisation des valeurs qui ne pose
pas la transcendance de celles-ci.

1
On trouvera en bibliographie différents travaux où j’ai tenté d’expliciter les enjeux
philosophiques de ces idées.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 107
et le relativisme nihiliste

Cet universalisme est sceptique dans la mesure où il n’affirme rien de


la nature humaine, si ce n’est qu’elle s’apparaît à elle-même comme une
capacité incessante de se dé-naturer. L’universalisme dogmatique voudrait
qu’il existât positivement des valeurs et des vérités universelles. Il n’en est
pas question ici : l’homme n’est rien de positif, puisqu’il n’est, peut-être,
qu’un « néant » fécond. L’universel n’est pas présenté comme un contenu,
mais comme un acte. Cet acte est pourtant de nature à unifier les hommes
car il est ce par quoi ils se reconnaissent.
La liberté définit et rend possible l’irréductible singularité de chacun.
Si nous sommes des êtres singuliers, c’est précisément parce que notre
identité est issue d’un travail de personnalisation, qui suppose une
dialectique d’intériorisation de la situation et de dépassement de cette
situation dans une « praxis » et un projet (Sartre a théorisé cette dialectique
dans La critique de la raison dialectique, puis L’idiot de la famille). Les
hommes ne sont pas des “cas particuliers” de l’espèce humaine, des
exemplaires, des spécimens : ils sont des singularités. Tandis que le
particulier est fruit du hasard des conditions et des rencontres ; la singularité
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


individuelle suppose une construction libre de soi, irréductible aux
déterminismes multiformes. La personne humaine ne serait donc pas
uniquement la résultante de conditionnements divers − ce qui ferait d’elle un
particulier. Plus précisément, je ne peux pas la considérer ainsi sans lui ôter
ce qui fait son humanité. L’humanité en chacun n’existe que sous la forme
de la singularité, c’est-à-dire du pouvoir de se singulariser. Ce pouvoir
mystérieux que l’on ne peut pas ne pas supposer en soi-même et dans son
prochain, c’est la liberté. L’individu est un « universel singulier », dit Sartre,
parce que chaque homme se singularise. La singularisation de l’existence
est pour l’homme une caractéristique universelle.
C’est un universel minimal, négatif et immanent. Minimal parce qu’il
se résume à rien, ou presque rien. Cette liberté est un « ne-je-sais-quoi » qui
est un « presque-rien » (Jankélévitch), et qui pourtant est au principe de ma
singularité. Cet universel est négatif, parce que cette liberté est pur
dépassement, négation, transcendance. Elle n’est rien qui soit, rien qui
constitue un contenu positif, identifiable, mesurable, quantifiable. C’est
l’idée de donner à l’universel un contenu positif qui a semblé métaphysique.
Les valeurs et les vérités n’ont rien de positif : elles ne sont pas des faits.
L’universel n’est pas un fait ou un Archi-fait de l’esprit : il serait plutôt une
exigence immanente. Il est donc enfin immanent plutôt que transcendant : la
liberté n’est rien qui puise exister par soi-même, rien qui transcende
l’existence humaine, puisqu’elle est précisément l’homme comme
transcendance.
108 L’Universel

L’engagement humaniste et le relativisme hiérarchique

Aucune valeur constituée n’est universelle, mais le pouvoir constituant


comme tel, origine problématique de toutes les valeurs, se présente comme
leur principe universel. La liberté peut être à soi-même une valeur, et même
la valeur de toutes les valeurs dans la mesure où, si elles ne sont pas
illusoires, c’est elle qui en est le pouvoir constitutif. L’universalisme ne
promeut donc pas telle ou telle valeur, mais seulement le principe de liberté
qui, en l’homme, rend possible la valeur. En ce sens, l’universalisme
sceptique est un humanisme, aux antipodes du nihilisme. Les valeurs sont
relatives et aucune ne vaut absolument. Mais le pouvoir qui les génère
toutes ne saurait avoir la même relativité : il est à lui-même sa propre valeur.
La liberté serait l’unique valeur qui pourrait se fonder sur son propre fait
(c’était l’espoir de Sartre). Mais, précisément, cette liberté n’est pas un fait :
elle est seulement ce que le penseur et l’acteur supposent dans chacune de
leurs pensées et actions. Elle est une exigence intérieure, non une vérité.
Elle ne peut donc fonder un universalisme dogmatique, mais seulement un
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


universalisme sceptique. En fait, elle ne fonde rien du tout : l’universalisme
est sceptique dans la mesure où il se sait sans fondement. La liberté serait le
fondement infondé de toutes les valeurs.
Ce fondement douteux s’impose comme principe de hiérarchisation
des valeurs, des cultures, des idées − d’où l’idée de relativisme
hiérarchique. Le pari de la liberté est un engagement en sa faveur, que
j’appelle humanisme. Si toutes les cultures ne se valent pas, c’est parce
qu’elles sont plus ou moins liberticides. Et, certes, il faut dire que la
définition de la liberté et le sentiment de notre liberté sont encore culturels
et historiques. L’idée comme telle de liberté connaît des variations cultuelles
et sociétales. Mais cela ne remet pas en cause la valeur de ce que l’on
entend, à chaque fois, par « liberté ». Et puis, il y a quelque chose qui ne
varie pas sous ces variations, quelque chose qui n’est pas toujours nommé,
qui peut être étouffé, ignoré, et qui est précisément ce pouvoir de
transcendance que, ici, on nomme liberté.
Du point de la promotion de celle-ci, donc, toutes les cultures ne se
valent pas. De même, il y a des systèmes politiques plus ou moins aliénants,
des codes juridiques plus ou moins arbitraires. Cela n’implique pas qu’il
faille les corriger brutalement, les réformer, leur imposer d’autres normes,
car il reste vrai qu’un peuple a souvent les institutions qui lui conviennent,
en fonction de la nature de son organisation sociale et économique
(l’infrastructure détermine la superstructure). On ne peut décréter
l’exportation de la démocratie et les droits de l’homme. Cette impossibilité
de fait n’empêche pas de considérer des supériorités de droit.
L’individualisme juridique et politique qui est au fondement de notre
modernité occidentale fait plus de cas de la liberté humaine que le holisme
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 109
et le relativisme nihiliste

et le communautarisme des sociétés traditionnelles. L’émergence de


l’individu libre comme valeur morale, politique et juridique est sous
conditions socio-historiques, comme l’a si bien expliqué Durkheim dans La
division du travail social. Cela ne rend pas vaine l’affirmation de
l’éminence de ces valeurs. Qu’un adulte ait dû passer par l’enfance, puis
l’adolescence, n’est pas une réfutation de l’ordre hiérarchique de ces étapes.
Le relativisme que je défends est ainsi un relativisme évolutionniste et
progressiste. C’est parce que tout ne se vaut pas que le progrès est possible
et que l’on peut s’y engager.
L’idée de progrès est compatible avec le scepticisme et le relativisme
dans la mesure où ceux-ci ne s’imposent pas dogmatiquement comme la
vérité achevée qu’il n’existe aucune vérité. Le scepticisme dogmatique étant
une contradiction dans les termes, le vrai scepticisme est sceptique de soi : il
doute encore de lui-même. Ce doute du doute, travaillé par le fait qu’on ne
peut pas se débarrasser des idées, pourtant douteuses, de liberté et de vérité,
ouvre la voie à un scepticisme dynamique humaniste. Aucune idée n’est
universelle ou vraie absolument − puisqu’elles sont toutes relatives à leur
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


contexte d’élaboration (déterminismes neurobiologique, psychologique,
sociologique, etc.) −, mais on ne saurait sans contradiction les niveler
complètement. Il doit être vrai qu’il y ait du “plus vrai” et du “moins vrai”,
sans quoi aucune pensée n’aurait de sens, et toutes seraient découragées.
Quand je raisonne, je suppose toujours et nécessairement que la raison vaut
plus que la déraison. Ce n’est pas une preuve en faveur de la raison, mais
cela rend stérile l’irrationalisme dogmatique.

Exercer son humanité, c’est au fond apprendre à bien juger. Le


jugement serait l’acte humain par excellence, l’acte créateur à égale distance
de l’idéalisme et du nihilisme. Si tout était fondé en raison, il n’y aurait pas
besoin de juger, et l’on ne ferait que déduire et tirer des conséquences. Si
rien n’était fondé et si tout se valait, il n’y aurait pas non plus de jugement,
mais seulement des préjugés énoncés sans ordre. Tout jugement doit donc se
faire en aveugle, sans fondement, avec pour seule boussole la confiance en
son propre pouvoir. Il en va ainsi de l’homme. Faire preuve d’humanité,
c’est poser l’humain comme une valeur et un horizon, sans aucun
fondement, mais avec cette confiance à la fois téméraire et nécessaire que
l’on nomme humanisme.
110 L’Universel

BIBLIOGRAPHIE

ALAIN, La théorie de la connaissance des Stoïciens, 1891, PUF, 1964.


Les passions et la sagesse, 1917-1945, Gall., 1960.
L’art et les dieux, 1920-1953, Gall., 1958.
Propos I et II, Gall., 1960.
BACHELARD G., Le rationalisme appliqué, 1948, PUF, 1994.
BENDA J., La trahison des clercs, 1927, Grasset, 2003.
La fin de l’éternel, 1929, Gall., 1977.
De quelques constantes de l’esprit humain, 1947, Gall., 1950.
CHALMERS A., Qu’est-ce que la science ?, 1976, La Découverte, 1987.
CITOT V., « Matérialisme, spiritualisme et scepticisme : prolégomènes à
une philosophie du bonheur », Le Philosophoire, 26, 2006.
« La tentation métaphysique et l’exigence philosophique », Le Philosophoire, 9,
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


nouvelle éd. 2006.
« Le naturel, le culturel et le spirituel », Le Philosophoire, 27, 2006.
« Les difficultés d’une spiritualité matérialiste », Le Philosophoire, 27, 2006.
« La condition philosophique (la réflexion, le préréflexif et la question
du scepticisme) », Le Philosophoire, 28, 2007.
« Du juste équilibre entre démocratie et technocratie dans une organisation
internationale. L’exemple de l’UNESCO », n°30, Automne 2008.
COMTE-SPONVILLE A., Traité du désespoir et de la béatitude, 1984, PUF, 2002.
Valeur et vérité, 1994, PUF, 1998.
L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu,Albin Michel,
2006.
DURKHEIM É., La division du travail social, 1893, PUF, 2004.
Sociologie et philosophie, 1898-1911, PUF, 2002.
L’éducation morale, 1902-1903, PUF, 1974.
Éducation et sociologie, 1902-1911, PUF, 1999.
Textes I. Éléments d’une théorie sociale, Minuit, 1975.
Textes II. Religion, morale, anomie., Minuit, 1975.
L’évolution pédagogique en France, 1904-1905, PUF, 1969.
« De quelques formes primitives de classification », Année sociologique, 6, 1903.
« Le dualisme de la nature humaine et ses conditions sociales »,
Scientia, XV, 1914.
FEYERABEND P., Contre la méthode, 1975, Seuil, 1979.
FREUD S., Œuvres complètes, PUF, depuis 1988.
JULLIEN F. De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les
cultures, Fayard, 2008.
KANT E., Critique de la raison pratique, 1788, PUF, 1993.
L’idée d’humanité, par-delà l’universalisme métaphysique 111
et le relativisme nihiliste

KUHN T., La structure des révolutions scientifiques, 1962, Flam., 1983.


LAGNEAU J, Célèbres leçons et fragments, 1898, PUF, 1964.
Ecrits, éd. du Sandre, 2006.
Cours intégral 1886-1887, volumes I à V, CRDP de Bourgogne, 1996-1999.
« La Raison », cours inédits, Le Philosophoire, 28, 2007.
« L’activité », cours inédits, Le Philosophoire, 29, 2007.
LAKATOS I., Histoire et méthodologie des sciences, PUF, 1994.
LATOUR B., La science en action, 1987, Gall., 1995.
LAVELLE J, L’erreur de Narcisse, 1934, La Table Ronde, 2003.
LE BON G., L'Homme et les sociétés - Leurs origines et leur histoire, 1881, Jean-
Michel Place, 1988
Lois psychologiques de l’évolution des peuples, F. Alcan, 1894.
Psychologie des foules, 1895, PUF, 1995
Les opinions et les croyances, 1911, Flam., 1919
Aphorismes du temps présent, Flam., 1913.
La vie des vérités, 1914, Flam., 1917
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)


Hier et demain (pensées brèves), Flam., 1918.
Psychologie des temps nouveaux, Flam., 1920.
Le déséquilibre du monde, Flam., 1923.
Les incertitudes de l’heure présente, Flam., 1924.
L’évolution actuelle du monde. Illusions et réalités, Flam., 1927.
Bases scientifiques d’une philosophie de l’histoire, Flam., 1931.
LEQUIER J., La recherche d’une première vérité, 1862, PUF, 1993.
LEVY-BRUHL L., La mentalité primitive, 1922, PUF, 1960.
L’âme primitive, 1927, PUF, 1996.
Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive, Introduction,
1931, PUF, 1963.
Carnets, 1938-1939, PUF, 1998.
Logique et connaissance scientifique, sous la dir. de Piaget J., 1967., Gall., 1986.
MARX K., Philosophie, Gall., 1982.
MAUSS M, Sociologie et anthropologie, 1950, PUF, 1995.
Œuvres I, Les fonctions sociales du sacré, Minuit, 1968.
Œuvres II, Repr. collectives et diversité des civilisations, Minuit, 1969.
PASCAL B., Pensées, 1656-62, éd. Sellier, Le livre de poche, 2000.
PIAGET J., Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, 1924, 1978.
Le jugement moral chez l’enfant, 1932, PUF, 1978.
La psychologie de l’intelligence, 1947, Colin, 1967.
Six études de psychologie, Denoël, 1964.
La naissance de l’intelligence chez l’enfant, 1936..
La représentation du monde chez l’enfant, 1926, PUF, 1999.
Psychologie et épistémologie. Pour une théorie de la connaissance.
112 L’Universel

PIAGET J et GARCIA. R, Psychogenèse et histoire des sciences, Flam., 1983.


POPPER K.R., La logique de la découverte scientifique, 1934, Payot, 1995.
Conjectures et réfutations, 1962, Payot, 1985.
SARTRE J.-P., La transcendance de l’ego, 1936, Vrin, 1992.
L’être et le néant, Gall., 1943.
Cahiers pour une morale, 1947-48, Gall., 1983.
Critique de la raison dialectique, 1957-58, Gall., 1985.
« L’universel singulier », 1964, in Situations philosophiques, Gall., 1990.
L’idiot de la famille, I, II et III, 1971, Gall., 1988.
VALÉRY P., Cahiers I, 1894-1945, Gall., 1973.
© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

© Association Le Lisible et l'illisible | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 91.164.132.79)

Vous aimerez peut-être aussi