Une fois qu'il est devenu un objet d’échange comme un autre, le sexe ne pouvait
qu’entamer sa dissolution. “Sa libération est le commencement de sa fin” nous dit
Baudrillard, une réalité bien décrite par Michel Houellebecq dans son roman “Extension
du domaine de la lutte”. Les deux caractéristiques fondamentales de l'androïdocène sont
la nouvelle singularisation et le retour parodique à l’unité. En pratique, une
“volatilisation” du sexe et un nouvel usage des corps. C’est ce que l’auteur John
Jefferson Selve1 dépeint dans son dernier roman le quotidien de Méta, une camgirl qui
inaugure une nouvelle forme de sexualité virtuelle à l’aide d’un drone. Les vidéos
filmées ne proposent que des bribes de corps entremêlés, un désir fragmenté et des
images toujours plus saccadées, hypnotisantes, comme les pulsions qu’elles tentent
d’assouvir:
"Aucune amorce de geste ou de pensée ne nous est déjà plus accordée, songe-t-elle, hypnotisée
derrière l’écran. Nous sommes assistés, enveloppés. Nous sommes aujourd’hui vides d’un
mouvement inaugural. Dès la naissance nous acceptons de ne plus faire de mouvements.
Nous ne sommes plus maîtres, et ça nous réjouit."
1
“Meta Carpenter”, 2022, Grasset
par la saturation pornographique, le sexe a été dénaturé, matérialisé à l’extrème. Il est
définitivement passé de la séduction à la production (Baudrillard) et a ainsi perdu sa
“valeur transcendantale”. Comme avec l’art, il devient une valeur-marchandise en proie
à la dissolution : l’obsession de la transparence, l’obscénité d’un monde saturé de réel
ont fini par réduire le sexe à un simple objet de consommation. Il devient dès lors un
instrument de choix pour le psychopouvoir (principale arme de l’androïdocène) qui
crée, à coup de profanations répétées, une parodie de sexualité devenant sexualité à
rebours. De la dénaturation des rites tantriques qui perdent toute valeur spirituelle au
sexe tarifé avec des femmes-robots, en passant par la fausse jouissance de la pulsion, la
société devient peu à peu fétichiste et masochiste : elle trouve sa jouissance dans l’absence
et son plaisir dans la douleur du désir. De là, il n’y a qu’un pas pour entrer dans un
monde où l’on pourra avoir des orgasmes “sur commande” grâce à une puce implantée
dans le cerveau.2 La self-sexuality comme usage des corps de l’androidocène : une
sexualité dématérialisée, complètement dissoute dans le virtuel, se passant des corps
et de l’union charnelle qui est en même temps l’origine et le devenir de l’espèce
humaine. Les nouvelles théories du genre qui créent une sorte d’avatar sexuel
indépendant de toute réalité biologique sont un des marqueurs les plus flagrants de
cette dissolution sexuelle que nous vivons et qui, à terme, aboutira à un véritable
“sadisme des esprits”. En effet, une telle société sera uniquement basée sur un plaisir
matériel et égoïste, dominé par des pulsions qui, pour atteindre la meilleure
jouissance de soi, devront être de plus en plus extrêmes.
Pour "contre-attaquer" le dispositif de pouvoir basé sur le sexe-désir égoiste, là où
Michel Foucault s'inscrit dans le sillage freudien en prônant une réappropriation du
corps par un nouvel "usage des plaisirs", c’est bien un retour de la “valeur
trascendantale” qui paraît salutaire. Le lien symbolique entre le sacré et la sexualité est
l’un des grands thèmes développés dans la filmographie de Pier Paolo Pasolini. Dans sa
“Trilogie de la vie” (oeuvre qu’il a fini par renier) mais surtout dans son chef-d'œuvre
“Teorema”, où il évoque le choc du retour de Dieu dans une famille bourgeoise sous les
traits d’un jeune homme à la beauté fatale qui a des relations sexuelles avec tous les
membres de la famille. Certains (comme le père ou le fils) deviendront fous, tandis que
la servante connaîtra la béatitude et deviendra une sainte à la fin de l’histoire… Tout
cela pour arriver à la profanation ultime avec “Salo et les 120 jours de Sodome”, son
film-testament, insoutenable adaptation du marquis de Sade et mise en scène
2
Elon Musk's Neuralink 'Brain Chip' could give users orgasms on demand - Daily Star
symbolique de l’appropriation totale des corps et de la vie nue des individus par un
psychopouvoir sans limite. On retrouve ce rapport symbolique entre “l’union”
Homme/divinité et l’union sexuelle dans toutes les grandes traditions spirituelles.
Dans les rituels tantriques de l’hindouisme bien sûr, mais aussi dans “Le cantique des
cantiques” de l’Ancien Testament et la littérature soufie. L’un des textes les plus
fascinants concernant l’acte rituel de l’union sexuelle et son symbolisme est le
commentaire d’un hadith prophétique par le Maître soufi Muhyiddin Ibn Arabi que l’on
trouve dans son “Livre des chatons de la sagesse”.3 Ce texte qui pose les principes spirituels
de l’acte sexuel permet non seulement de comprendre la véritable nature du sexe en
tant que mimésis de l’union Homme/Dieu, mais aussi comprendre les fondements de
cette nouvelle parodie de sexualité qui se dessine.
Dans la tradition islamique, comme dans le tantrisme, l'acte sexuel est parfaitement
ritualisé, il y a une sacralisation du temps qui précède l’acte et le clôt. Il se répète
indéfiniment, en tant que mimésis de l'ascension vers le divin. Comme le rituel de la
prière, l’acte sexuel sacralisé possède un aspect sacrificiel : c’est une rupture radicale
avec les lois du monde, une transgression suprême. Comme le mystique qui meurt au
monde, condition nécessaire à la nouvelle naissance, à la transfiguration qui succède à
l’union spirituelle (la Vita Nuova de Dante). L’acte sexuel en tant qu'événement
ontologique majeur, est le seul capable “d'incarner” la vita nuova toute symbolique
(mais effective d’un point de vue spirituel) du mystique en donnant littéralement la vie,
ce qui explique la difficulté de dissocier acte sexuel et procréation dans les religions
abrahamiques (en particulier chrétienne). La jouissance virile qui clôt l'acte sexuel chez
l'homme est la mimesis de la jouissance spirituelle, celle de l'union avec le divin qui est
l’aboutissement de la souffrance du désir métaphysique décrit par les mystiques chrétiens et
soufis tel Mansur al-Hallaj ou Saint Jean de la Croix. En ce qui concerne la femme, le
désir est tout entier jouissance, comme l’a si bien montré le philosophe Mehdi Belhaj
Kacem.4 Cette géniale intuition est la conséquence du “pouvoir de la femme” évoqué
par Ibn Arabi qui réside dans “la passivité réactive” de celle-ci, cette proximité
ontologique avec le Principe, là même où réside le secret intiguant de la femme. Ce qui
explique que chez les saintes soufies telles Rabia al-Adawia (mais également hindoues
telle Ma Ananda Moyi), il n’y a pas de souffrance qui conditionne l’union au divin, mais
3
Le hadith (parole prophétique) est le suivant : "M’ont été rendues dignes d'amour trois choses
appartenant à votre bas-monde : les femmes, le parfum et je trouve “la fraîcheur de mon œil” dans la
prière rituelle."
4
Etre et sexuation
le désir du divin est tout entier béatitude. Contraste avec la “virilité mystique” des
chrétiennes telle Marthe Robin condamnées à revivre les stigmates et les souffrances
du Christ (Principe incarné dans un corps d’homme) pour atteindre la béatitude.
Dans le rituel musulman, la transgression suprême qu'est l'acte sexuel-entendu au
sens que lui donne Ibn Arabi- nécessite un acte de “grande ablution” qui le suit
immédiatement. La vraie nature de la transgression se situe dans la jouissance de
l'union qui n’est plus seulement symbolique mais est ressentie charnellement dans
cette mort au monde qu’est l’acte sexuel, ce qui entraîne inévitablement un oubli de l'être
divin. Ainsi, Ibn Arabi nous dit :
“Dieu est très jaloux de Son serviteur quand celui-ci se persuade qu'il éprouve la jouissance
avec un autre que Lui ; Il le purifie au moyen de la grande ablution afin qu'il retourne à
nouveau son regard vers Lui dans l'être dans lequel il s'est éteint ; car il s'agit uniquement de
cela.”
Il n'y a pas de "redescente" à la fin de l'acte sexuel, pas de nouvelle naissance
symbolique. Les protagonistes semblent condamnés à répéter indéfiniment l'acte
sexuel pour retrouver cette sensation de vide intense, mimésis de l'extinction spirituelle
dans l’être divin, sanctionnée par la jouissance systématique chez l'homme, mais
sacrilège du point de vue de l'absolu. Le désir d'éternité est condamné à
l'inaccomplissement, ce qui entraîne cette nostalgie de l'être qu’est la mélancolie
post-coïtale, due à cette sensation d'inachevé qui est le lot de toute répétition. Si
l'Homme est en présence constante de l'être divin, l'acte sexuel devient inutile car la
transgresstion est inexistante : c'est le cas du premier Adam, l’androgyne créé au
paradis. La parodie édénique de l'androïdocène considère que l'Homme qui a vaincu la
Mort s'est accompli métaphysiquement en ne faisant qu'un avec l'être suprême. Il n’y a
donc pas de mort au monde ni de nouvelle naissance symbolique : la sexualité n'est
plus nécessaire, elle devient purement contingente : l’objet artificiel d'un désir désincarné.