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Introduction
Situation : C’est dans la scène 9 que se produit le second entretien entre Silvia-Lisette et
Dorante - Bourguignon . À ce moment de l’action, la surprise de l’amour passée, les deux
personnages ont pris conscience de la force de leurs sentiments mais aussi de
l’impossibilité pour eux de réaliser leurs désirs par un mariage qui serait une
mésalliance. Dans cette scène, une réplique de Dorante explicite le dilemme : « Pour moi,
il faut que je parte ou que la tête me tourne. » Les deux scènes précédentes ont présenté
Silvia partagée entre l’attirance qu’elle éprouve pour Dorante et les considérations
sociales qui lui interdisent de s’abandonner à ce penchant. C’est dans cet état d’esprit
que le spectateur retrouve Silvia au début de cette scène.
Annonce de la problématique et du plan : Dans cette scène, on voit Silvia tenter de faire
taire ses sentiments en essayant de parler le langage de la raison tandis que Dorante, lui
amorce l’entretien sur le registre sentimental, reléguant au second plan les problèmes
poses par la différence de statut social. Comment s’opère pour chacun la prise de
conscience, une fois passée la surprise de l’amour qui est le sujet de toutes les pièces de
Marivaux ? Nous étudierons d’abord la posture de chacun des personnages face à
l’amour, puis nous verrons que cet amour se trahit explicitement en dépit des réserves
de chacun, enfin nous verrons que tout le plaisir de cette scène réside pour le spectateur
dans le fait que les personnages résistent et ne veulent pas admettre la vérité de leur
coeur
A. La sincérité de Dorante
Il y a chez Dorante coïncidence entre son désir et l’expression de ce désir. Il ne
cherche pas à cacher, ni à lui-même ni à Silvia ses sentiments qu’il exprimera
d’ailleurs clairement à plusieurs reprises au cours de la scène, mais il voudrait
amener Silvia à parler des siens.
Ainsi l’étude de l’énonciation montre bien qu’il est à la recherche d’un véritable
dialogue avec elle, à la différence de Silvia qui demeure sur la défensive et la
réserve. Il suffit de relever dans chacune de ses répliques les occurrences du
pronom personnel de deuxième personne : « te parler », « comme tu voudras »,
« ni toi non plus, comme tu me dis, je t’en prie », « crois-moi », « j’achève ta
pensée, je ne te perds point de vue ». Le nombre de questions ouvertes, qui
semblent demander l’adhésion spontanée de Silvia participent à la persuasion de
la femme aimée: « « que peux-tu me reprocher ? », « qu’ai-je donc de si affreux ? »
« il est donc bien vrai que tu me hais, ni ne m’aime, ni ne m’aimera » On remarque
la manière subtile d’argumenter : en se servant du crescendo « haïr, aimer, aimer
au futur » il insinue dans l’esprit de Silvia le progrès de l’amour qui passe de la
haine à la possibilité d’aimer, à l’amour avec certitude. En lui posant des
questions, il la somme d’y répondre et influence par des questions rhétoriques la
forme de la réponse. (Silvia ne peut convenablement répondre à la question
« qu’ai-je donc d’affreux ? tout) On peut aussi relever toutes les phrases
suspensives « quand même j’aurais ton cœur » « l’état où je me trouve » : ces
phrases suspensives ont le mérite de laisser à l’interlocuteur le soin d’achever la
pensée suggérée. Ainsi une pensée trop audacieuse se prémunit-elle des
conséquences fâ cheuses d’une déclaration ouverte et explicite tout en ménageant
dans l’esprit d’autrui les suites logiques du discours. Celui qui achève la pensée,
est responsable en quelque sorte de la formulation et en devient complice. Ces
pauses ont en outre l’avantage de laisser s’exprimer le corps de l’acteur, à même
d’extérioriser son trouble et de le communiquer à l’auditoire. L’éloquence du
corps achève donc celle du discours par ses propres ressources, bien plus
convaincantes si le jeune homme est bien fait. Enfin, on remarque les précautions
oratoires qui valent comme autant d’aveux et déclarations de conquête : « je ne
me propose pas de te rendre sensible. »On peut également souligner l’emploi du
pronom personnel de première personne du pluriel « nous » qui les réunit sinon
dans les faits au moins symboliquement : « parlons comme nous pourrons »,
« nous gêner », « nous voir ».
Cette sincérité de Dorante et ce besoin de convaincre l’autre repose sur une
temporalité raccourcie. Dorante ne vit que dans l’instant, dans l’émoi et la
confusion des sentiments, et la certitude qu’il ne peut jouir que de l’instant tant la
durée est contraire à son amour, d’où un sentiment d’urgence qui l’empêche de
différer et de retenir son éloquence : « tu m’ô tes peut-être tout le repos de ma
vie » « Ah ma Lisette que je souffre » « laisse moi du moins le plaisir de te voir ».
C’est que Silvia est un personnage bien plus intellectuel, bien plus raisonnable. Le terme
de raison est employé dans la première réplique un peu plus longue que les précédentes,
ce qui suggère le pouvoir de faire des détours, de prendre du recul, de la distance par
l’usage du discours : « voilà mes dispositions, ma raison ne m’en permet point d’autre, et
je devrais me dispenser de te le dire » Sivia tente en effet de faire parler sa raison, c’est
elle qui explique et justifie une attitude qu’elle veut distante. Toutefois, cette distance ne
lui semble pas naturelle ou instinctive, comme le suggère l’emploi de ce mot :
« dispenser de te le dire ». Le fait d’avouer qu’elle fait usage de sa raison apparaît comme
une faute et comme un aveu de faiblesse. Sa « raison » lui dicte de ne pas se comporter
en égale avec celui qu’elle nomme à dessein Bourguignon, à plusieurs reprises
( « Bourguignon ne nous tutoyons plus je te prie » « tiens Bourguignon une bonne fois
pour toutes… » ou « Ainsi, finissons, Bourguignon. » L’usage répété de ce pronom aux
accents populaires doit rappeler non seulement l’incongruité d’une telle relation mais
aussi la distance qui existe, infranchissable d’elle à lui. Du reste, le refus du tutoiement
va dans le même sens, tout comme l’allusion au maître du pseudo-Bourguignon « est-ce
que ton maître s’en va » ? Silvia ne cesse ainsi de rappeler les barrières sociales, et le
rang du valet, pour mieux se fortifier dans ses positions.
C’est aussi ce qui justifie l’emploi de l’impératif : Silvia tente de récupérer sur le plan du
discours, l’autorité que le déguisement l’empêche d’obtenir de fait. Elle reprend ainsi le
pouvoir et soumet Dorante. Le fait qu’elle se serve de verbes de mouvement : « tiens,
demeures, va-t-en, reviens » replace Dorante dans la sphère de la domesticité, de
l’action, du travail, de l’énergie et non plus dans celle de l’oisiveté qui permet de songer à
l’amour. Et c’est toujours au nom de la raison que les propos de Silvia se veulent une
mise au point définitive : « Tiens Bourguignon une bonne fois pour toutes, tout cela doit
m’être indifférent », comme le suggère aussi l’adverbe « voilà mes dispositions. »
C’est que cette inclination naissante est aux yeux de Silvia, une déchéance. Bon sang ne
saurait mentir et elle ne peut consciemment approuver ce sentiment qui est à ses yeux
une perte de l’honneur, ce sens aristocratique attaché à la naissance. Au bout du compte
Silvia oublie qu’elle est supposée être Lisette et parle tout à fait en maîtresse, consciente
des devoirs que lui impose sa condition sociale : « tu me parles, je te réponds ; si tu étais
instruit, en vérité tu serais content de moi ». La justification morale qui s’ensuit « si je te
parle c’est par pure générosité » montre à quel point Silvia est gênée par le masque de
Lisette dont elle n’assume plus du tout le rô le.
En fait, cette gêne peut expliquer que le dialogue prenne çà et là les accents d’un
monologue, et motive donc l’apparition du pronom personnel ou de l’adjectif possessif «
tout cela doit m’être indifférent et me l’est en effet », « voilà mes dispositions, ma raison
ne m’en permet point d’autres », « je ne me la (ma bonté) reproche pourtant pas, le fond
de mon cœur me rassure » « je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur
l’innocence de mes intentions » À qui Silvia s’adresse –t-elle sinon à elle même ? Qui
essaie-t-elle de convaincre de l’innocence de ses intentions sinon elle-même ? On
retrouve dans cet extrait tout un lexique cornélien : la transparence du cœur, la parfaite
maîtrise de la passion, l’héroïsme qui consiste à tout sacrifier à sa générosité, c’est-à -dire
à la noblesse de sa naissance. Ce vocabulaire héroïque apparaît bien incongru dans une
comédie domestique où seul des intérêts bas prévalent. Mais c’est bien que Marivaux
tente de montrer la noblesse du cœur de ces héros modernes qui peuplent désormais la
sphère domestique. Il n’est pas besoin de trouver de grandes raisons d’état pour faire
affleurer l’héroïsme. Se vaincre soi-même, faire taire ses passions n’est-ce pas une
victoire suffisante tendant à prouver la grandeur du moi. A moins que ces sursauts du
moi soient liés à une blessure d’amour propre : le héros découvrant en lui les failles
d’une sensibilité exacerbée.
A. L’empire du cœur
En effet, les deux personnages semblent bien incapables de résister à l’empire du cœur
et des sentiments naissants.
Ils se trahissent dans les apartés. Silvia n’y cesse de confirmer son trouble : « j’ai besoin à
tout moment d’oublier que je l’écoute » « il ne faudrait pas s’y fier ». Cette progression
du sentiment se déclare dans une de ses dernière répliques où elle se trahit
ostensiblement, n’exprimant pas en aparté un commentaire qui témoigne de sa
confusion : « Ah nous y voilà ! il ne manquait plus que cette façon-là à mon aventure ;
que je suis malheureuse ! c’est ma facilité (ma complaisance) qui le placent là . Cette
confusion aboutit à un demi-aveu. Silvia trahit son déguisement en avouant à demi-mots
l’obstacle qui l’empêche d’aimer Bourguignon « Je ne te hais point ». Cette reprise de la
réplique extrêmement célèbre du Cid de Corneille, vaut comme un clin d’œil de l’auteur.
Dans sa pièce, nulle maîtrise de la passion ; L’amour s’avoue « je t’aimerais si je pouvais,
tu ne me déplais point cela doit te suffire. »
Ce progrès de l’amour se traduit par l’emploi du vocabulaire galant en vogue à l’époque
dans les salons mondains de l’aristocratie. Le champ lexical de la vue est omniprésent.
Depuis la poésie néopétrarquiste, l’amour est un venin que verse le regard. Le champ
lexical de la vue ne cesse de suggérer que les personnages sont incapables d’apaiser le
feu qui les dévore. « je n’ai fait qu’une faute c’est de n’être pas parti dès que je t’ai vue »
« Laisse-moi du moins le plaisir de te voir » « j’avais envie de te voir. » On retrouve
également le champ lexical de la confusion, de la perte de repères« ce qui m’a échappé »
« tourner la tête ».
C. La défaite de Silvia
Ce progrès de l’amour se donne évidemment plus à voir chez Silvia. Ainsi malgré ses
dénégations et ses justifications elle ne parvient pas à masquer ses véritables sentiments
et tout son discours trahit son intérêt et sa tendresse pour Dorante. Trait qui apparaît au
grand jour dans l’aparté « il me fait de la peine ».
Tout d’abord son refus du tutoiement est immédiatement nié par le fait qu’elle l’ utilise
elle-même, par le « je t’en prie » qui suit ce que Dorante ne manque pas de relever.