CLAUDE DEBON
du poète qu'il confectionne et sur lesquels figure le poème qui servira de support
à sa prise de parole, ainsi qu'une photo de Serge Pey lui-même. Les poèmes sont
répartis en six ensembles, intitulés "le nom de la tomate", "dieu est un chien dans
les arbres", "métaphore du cercle et de la maison", "la table retournée", "les
poèmes du milieu" et "poétique". Ces titres reflètent assez bien certaines
caractéristiques des textes: un vocabulaire, de fait, très simple dans l'ensemble,
mais archetypal ou allusif. Archetypal, car les mots retenus réfèrent à des
activités humaines fondamentales, manger, nommer, etc.; ainsi qu'aux éléments,
à la nature et aux formes sur lesquelles méditent toutes les pensées symboliques.
Allusif, ici à travers la tomate. Le premier poème fait en effet référence à la
prononciation du mot tomate, "band'ora" ou "banadoura". Sans les explications
du poète, il n'est pas certain que l'origine même et plus d'une allusion du poème
soient perceptibles au lecteur. Il s'agit en effet d'une pratique réelle, dont S. Pey
a personnellement eu l'expérience, au camp tristement célèbre de Sabra. Le test
de prononciation du mot tomate permettait aux soldats israéliens de distinguer les
leurs des Palestiniens. Ces derniers, reconnus par cette prononciation différente,
étaient exécutés. Serge Pey rappelle que la Bible raconte avec la prononciation
du mot Schibboleth un épisode identique (il est également raconté en Flandre).
Ce drame de la langue a si profondément touché Serge Pey qu'il associe sa
pratique de poète à la tomate dans la mesure où ses bâtons de parole sont
fabriqués avec des piquets de tomate en châtaignier de son pays. Il pèle et coupe
les piquets, puis inscrit sur eux ses poèmes, qu'il lit en partant du haut lors de
ses "récitals" si bien que ses bras se lèvent progressivement pour mettre à hauteur
de ses yeux les dernières paroles écrites au bas du bâton. On comprend bien sûr
à travers cette histoire allégorique que, lorsqu'on parle, il y va de la vie.
Les poèmes de Serge Pey puisent leur inspiration dans les émotions du
présent, les révoltes —la première revue qu'il a fondée en 1974 s'appelait Emeute —,
l'amour, des images qu'il a lui-même vues et vécues, et se disent avec les mots
les plus chargés de généralité, d'universalité: rien de moins descriptif que cette
poésie. Architecte d'une maison de paroles, creusée par le vide et la négativité,
Serge Pey donne à entendre une "cosmogonie intime", qui construit et détruit
dans le même temps, ou plutôt qui ne prétend pas, par sa capacité de nommer les
choses, à une quelconque divinisation, mais les retourne et se nie elle-même:
ACCOUCHENT DE PIERRES
COMME DES CHIENS
QUI CHERCHENT LE PÈRE ET LA FEMELLE DE LEURS MOTS
Elle tire sa force de tout ce qui, dans la forme même des poèmes, va dans le sens
de l'oralité mise en jeu lors de la prise de parole: vers le plus souvent courts,
correspondant à une profération en un souffle, sur un ton très légèrement
ascendant, rythme qui ne se compte pas sur les doigts de la main, ni ne recourt
aux rimes, nombreux phénomènes de reprise ou de répétition, d'anaphores, qui
permettent la relance du vers, lequel forme presque toujours un syntagme. Forme
de verset, si l'on veut, particulièrement sensible lorsque le vers commence par
"et".
Si cette oralité du poème entre à coup sûr en résonance avec un public
qui écoute d'abord avec son corps, elle n'en est pas pour autant synonyme de
discours intelligible. La parole de Serge Pey se présente le plus souvent sous une
forme énigmatique, d'où est exclue la logique traditionnelle, et qui s'apparente
aux vaticinations des prophètes. On le ressent le plus lorsqu'il se livre à de
véritables improvisations, ne prenant plus appui sur les textes écrits sur les
bâtons. Il se sert alors d'un "bâton de pluie", qui recèle un labyrinthe, dans
lequel ont été mêlés des ossements et des fragments de météorites: le mélange de
la mort et de l'étoile, qui, selon le poète, sont gages d'accès à l'Eternité. Ces
bâtons sont empruntés à la tradition: emplis de sable du désert, ils avaient en
effet pour fonction d'appeler la pluie. Le poète, en un large mouvement
tournoyant, leur fait décrire des cercles. On entend un très doux crépitement-
ruissellement. Il tente alors, comme il le raconte lui-même, de capter par
concentration des images mentales, qui peuvent être des souvenirs. Il a alors le
sentiment de la possession et de la dépossession à la fois. Cette pratique requiert
une grande énergie mentale et est épuisante. On saisit alors pleinement l'aspect
oraculaire du texte, lié à la scansion lente, au ton, et à l'aspect aphoristique des
poèmes.
On pressent ici l'inquiétude de la majorité des lecteurs. Ce poète qui
s'exhibe, avec des adjuvants qui peuvent prêter à rire—grelots, bâtons — , qui
se réclame d'un "néo-chamanisme", qui entre véritablement en transe, n'est-il pas
simplement un bon comédien, voire un charlatan? Certains poètes de sa
Serge Pey et "la poésie orale d'action " 337
la poésie depuis ses origines jusqu'à nos jours, qu'il intitulerait "poémologie".
Nombre de ses propositions sont très stimulantes, comme celle du rapport entre
la graphie du poème et la voix, le combat contre le "récital de poésie", le rapport
entre la génétique, cette discipline récemment renouvelée, et le travail de
l'oralité —l'idée forte par exemple qu'un texte n'est jamais achevé —, la révision
du débat prose-poésie, la réflexion sur les nouvelles technologies^ etc. De
nombreuses formules seraient à méditer comme celle-ci: "l'oralité est le danger
d'un commencement".15 Répétons que nos réticences éventuelles sont à la
mesure de la surprise provoquée par Serge Pey et les poètes de l'oralité.16 Ils
apportent en tout cas une forme de réponse à la question devenue véritable poncif
de la "mort de la poésie".
Notes
1. La poésie expérimentale dans l'art et la littérature des années 50 à nos jours en France et à
l'étranger, thèse soutenue à Paris III en novembre 1995.
2. "Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique", Les Lettres, δ"™ série, n" 29,
1963, pp. 1-8, voir p. 3.
3. Poésie, etcetera: ménage, Paris, Stock, 1995.
4. Il en a toujours été ainsi pour Bernard Heidsieck, auquel va enfin être consacré un grand
colloque. Il va sans dire que le courant dont nous parlons n'oublie pas les pionniers comme
Artaud, Michaux, etc.
5. Un très bon mémoire de maîtrise a été consacré à ce texte: Approche de l'œuvre poétique de
Serge Pey à travers DIEU EST UN CHIEN DANS LES ARBRES, par Agnès L'Hostis, Paris
III, 1995. Voir aussi de S. Pey, Nierika ou les mémoires du cinquième soleil, s.l.
(Montpellier), Cadex Editions, 1993, ensemble de poèmes "vécus et écrits entre 1978 et 1992
sous l'influence de visions hallucinatoires du peyotl."
6. Dieu est un chien, poème CCCXXVII.
7. On ne s'étonnera guère que S. Pey ait été fasciné par Arthur Rimbaud, dont le nom lui a
suggéré des variations sous forme d'article et de performance.
8. La langue arrachée, p. 36.
9. Ibid., p. 71.
10. Ibid., p. 875.
11. Ibid., p. 266.
12. Loc. cit.
13. C'est aussi le titre d'un ouvrage de J. Donguy, série d'entretiens avec des poètes d'expression
nouvelle, paru chez Thierry Agullo, Paris, 1981.
14. "Poétique", Dieu est un chien dans les arbres, n.p.
15. Ibid., p. 536.
16. J'ai invité S. Pey à participer à un séminaire de "Poésie vivante" à Paris III. Les étudiants
ont été si envoûtés qu'une seconde séance a été organisée par mon collègue Daniel Delbreil.
Au-delà de tout jugement, il y a là un signal lancé par des jeunes qui à priori aiment la
poésie, mais ne connaissent guère que celle qu'on leur enseigne traditionnellement.