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Cannes 51°, c‘est parti ! Pour fêter ça, nous avons


demandé à des réalisateurs du monde entier de faire le
point sur le cinéma (p. 48). Et bien sûr, comme chaque
année, vous trouverez le programme commenté du
festival (p. 30). Mais d‘abord, direction New York, où
Mr Scorsese, monstre sacré et mémoire vivante du
septième art, nous reçoit dans ses bureaux. Quelques
. semaines avant la sortie de ‘Kundun”, son nouveau
long métrage, il raconte. Ses films et son histoire, celle
d‘un gosse de Little Italy devenu président (du jury)...

artin Scorsese est vraiment un cas. Depuis près Le jurÿ


de trente ans, il fait des films personnels qui sont Martin Scorsese,
le plus souvent financés par Hollywood (l‘industrie). président
Il est né à New York il y a cinquante—six ans, il y Chiara Mastroianni
vit, il y est tellement lié qu‘on oublie qu‘il a habité Lena Olin
pendant treize ans à Los Angeles — où il s‘en— Winona Ryder
tendait régulièrement demander : « Tu es là pour Zoé Valdès
quelques jours ? » Il n‘a jamais filmé Hollywood (la ville) Sigourney Weaver
e

et se fiche éperdument des extraterrestres, mais son voca— Chen Kaïige


roe

bulaire trouve ses racines dans Hollywood (le patrimoine). Alain Corneau
Il n‘a jamais réalisé de blockbuster (gros carton au box— MC Solaar
LRLNS

office) ; pourtant, Hollywood, qui refuse sa considé— liæ» Michael Winterbottom


a ® & & & k 4 % k % % à % à ‘““‘--"'-"‘

C distlMLE
Robert De Niro dans Taxi Driver (1976). « Un film dont le matériau est l‘énergie nerveuse, agressive, bagarreuse. »

»— ration à quiconque fait moins de comme La Vallée de la peur, de Raoul compagner. Lorsque John Hinckley tire
cent millions de dollars de recettes, a Walsh, ou Une question de vie ou de sur le président Reagan par amour pour
rendu hommage en 1990 à l‘« un des mort, de Michael Powell, ont été res— la Jodie Foster de Taxi Driver, c‘est Scor—
deux plus grands cinéastes américains taurés, puis redécouverts. Il a « patron— sese qu‘on blâme. A la fin des années 80,
en exercice ». Lui, modeste : « Si vous né », en 1995, la ressortie américaine La Dernière Tentation du Christ, d‘après
commencez comme ça, on n‘ira pas de Belle de jour, de Buñuel, qui a connu le célèbre roman de Nikos Kazantzæ—
très loin ! Que voulez—vous que je vous un succès public inattendu. Dès la fin kis, est attaqué, boycotté, tout juste si
réponde : ”Qui est l‘autre ?” » Pour de l‘entretien qui suit, il partait pour le réalisateur n‘est pas excommunié. Il
l‘instant, on laissera cette chaise libre... Washington continuer à plaider la cause lui faudra attendre Les Affranchis, en
Il a enseigné le cinéma à l‘université du cinéma auprès du Congrès. 1990, pour reprendre pied...
de New York (Oliver Stone fut un de En l‘espace de trois ans, Mean Streets Situés sur Park Avenue, les bureaux
ses élèves). Il a touché à tout, à la fic— (1973) puis Taxi Driver (1976) l‘ont ca— de Scorsese sont gigantesques mais
tion mais aussi au documentaire (The tapulté dans le peloton de tête des jeu— encombrés, partout, de boîtes et de
Last Waltz), à la télé (Amazing Stories, nes cinéastes de la génération post— bobines de films. Dans chaque pièce,
une série produite par Spielberg), au Woodstock, iconoclastes qui allaient, près du téléphone, un inhalateur pour
vidéo—clip (Bad, de Michael Jackson), c‘est sûr, révolutionner l‘industrie, et se asthmatique côtoie une paire de lunet—
au théâtre (The Act, avec Liza Minnel— nommaient George Lucas, Francis Cop— tes. Dans la bibliothèque, les scénarios
1i), à la pub (Armani). Il a fait du mon— pola et Brian De Palma. Mais l‘échec de ses films, reliés, sont rangés par ordre
tage (Woodstock), de la production (Les de New York New York fait de Scorsese chronologique. Un peu plus loin sont
Arnaqueurs, de Stephen Frears), il a quasiment un paria. De ce musical, qui archivées les collections complètes de
même fait l‘acteur une vingtaine de se voulait « typiquement hollywoo— revues de cinéma du monde entier. Les
fois. Ses deux prestations les plus no— dien », il avait fait un sombre reflet de murs sont tapissés d‘affiches. On passe
tables : le client parano dans le taxi sa vie privée (« C‘est Godard qui m‘ a fait devant le mur italien (Paisa, La Dolce
conduit par Robert De Niro (« Là, c‘est mettre le doigt dessus. Lui—même avait Vita, Divorce à l‘italienne), on contourne
lui qui me dirigeait ») ; Van Gogh dans vécu une situation similaire avec Anna le panneau Orson Welles (Le Criminel,
un des Rêves de Kurosawa. Karina »). D‘ailleurs, à cette époque de Voyage au pays de la peur), on salue
Il mène combat pour la restauration sa vie, tout va trop vite. Il manque d‘en un Fritz Lang (Espions sur la Tamise) et
et la conservation des films. Sur ce plan— mourir... Raging Bull va cristalliser cette deux Hitchcock (L‘Ombre d‘un doute,
là, c‘est un militant. Grâce à la fon— expérience — et la purge. En partie. La Maison du Dr Edwardes), on entre
dation qu‘il a créée en 1990, des films La controverse ne cessera de l‘ac— dans la salle des ordinateurs. Toute la

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« gestion » de la collection Scorsese est sese à travers le cinéma américain.
là : l‘indexation des scénarios, des ou— Pendant près de deux heures, il restera
vrages de référence, des biographies. assis sur le sofa, la lumière tombant de
La mise en répertoire des films, des la fenêtre renforçant le contraste entre
affiches... Plus loin, une salle de mon— les cheveux grisonnants et les sourcils
tage, une salle de projection, des ki— broussailleux noir charbon, d‘autant
lomètres d‘étagères ployant sous les plus imposants depuis qu‘il a rasé la
boîtes de films. Encore un couloir ita— barbe qu‘il portait dans Taxi Driver.
lien (La terre tremble, Accatone, Le Vo— Elle doit lui manquer car, de temps à
leur de bicyclette), et on entre dans le autre, il se passe la main sur la joue
bureau, très clair, de Scorsese. comme s‘il la lissait encore...
Il est petit et tout mince dans sa che—
mise blanche, son pantalon impecca— TELERAMA : Vous n‘avez jamais expli—
blement repassé et ses chaussures qué pourquoi vous aviez rasé votre
italiennes immaculées. Son apparente barbe...
fragilité physique est démentie par MARTIN SCORSESE : Irwin Winkler

NLLYVN
l‘énorme énergie qu‘il dégage. Son rire, m‘avait demandé de jouer dans son film
tonitruant, est juste un poil plus haut sur le maccartisme, La Liste noire. A
perché que celui de Richard Widmark cette époque—là, la barbe se portait rare—

PROD DB
dans Le Carrefour de la mort, et le souri— ment. Quand je l‘ai eu rasée,je me suis
re, identique : carnassier. Scorsese parle regardé dans une glace et... « hello ! », Sur le plateau des Affranchis (1990). La
de manière saccadée, à cette allure re—

HSHSYOIS
j‘avais l‘impression de me retrouver. « famille » autour de Mamma Scorsese.
cord qui lui a valu les surnoms de « Ma—
chine Gun Marty » et de « Motor—Mouth TRA : Selon la rumeur, vous en aviez TRA : Passion spirituelle autant que
Marty ». Il jure qu‘il s‘est calmé, qu‘il surtout assez de ressembler à Charles physique...
a ralenti le débit. On fait mine de le Manson. M.S. : J‘ai toujours été attiré par ce qui,
croire, mais il n‘est toujours pas repas— M.S. : [Il éclate de rire.] Tom Gries dans notre nature, relève de la spiri—
sé sous la barre des 300 mots—minute... m‘en avait proposé le rôle dans Helter tualité. Dans Little Italy, cette partie
A chaque question, il répond d‘une Skelter... Il m‘avait aussi dit : « Tu de— du Lower East Side de Manhattan où
phrase qu‘il ne finit pas, car il est capa— vras te raser le crâne. » Là, j‘ai calé. j‘ai grandi, je voyais que les disputes,
ble de faire une incidente d‘une bonne les discussions, les conflits se réglaient
dizaine de minutes sur l‘histoire du TRA : Votre nouveau film, Kundun, qui par la violence ou par la menace de
cinéma, ou sur la sienne propre. Ce qui raconte la vie du dalaï—lama, surprend violence. Puis j‘allais à l‘église, où
revient souvent au même. Il revoit sans par son ton, que certains jugent très j‘entendais parler de compassion,
cesse des films dans sa salle de projec— éloigné de vos derniers films... Est—ce d‘amour, de compréhension. Cette dua—
tion ou des scènes par—ci par—là grâce le deuxième volet d‘un diptyque amorcé lité, présente en chacun de nous, m‘a
aux magnétoscopes installés dans tou— avec La Dernière Tentation du Christ ? toujours fasciné. En préparant La Der—
tes les pièces. Ses proches et ses moins M.S. : Dans la mesure où les deux per— nière Tentation, je me suis aperçu que
proches ont depuis longtemps pris le sonnages suivent le même genre d‘iti— ce qui m‘empêchait d‘avoir une vision
pli : dès que vous mettez la main sur néraire, une évolution spirituelle sur un claire de la spiritualité, c‘était précisé—
un film inédit, très ancien, méconnu, arrière—plan historico—politique, oui. ment la religion.
américain, français, russe, albanais, chi— Reste que moi, je suis catholique, je me Avec Kundun, la question ne se posait
nois ou comorien, vous en faites « une situe à l‘intérieur des rituels, du dogme, pas. Il ne s‘agissait pas de faire un film
copie pour Marty ». Trois jours plus des questions, de la texture même de de propagande, ni une épopée histo—
tard, il vous en fera l‘analyse la plus l‘Église catholique. Dans La Dernière rique, ni une bio filmée au sens habituel
sensible et la plus intelligente. Tentation, j‘essayais de concilier à la du terme. Mais bien plutôt un portrait
Les piles de votre magnéto tombent fois. l‘essence divine de Jésus et son côté spirituel du dalaï—lama. Le vrai sujet,
en panne ? Il ne convoque ni secrétaire humain. Ce qui était, d‘ailleurs, le pro— c‘est l‘épreuve qu‘il subit à cause de ses
ni assistant, il déplace chaises, fauteuils pos du roman de Nikos Kazantzékis. convictions spirituelles, et qu‘il l®
et sofa, regarde sous le bureau, finit par
en trouver une, dans un placard à télé
qu‘il n‘a pas ouvert depuis cinq ans.
Puis il remet tout exactement à sa place.
Un soupçon dandy, un rien bordélique
mais parfaitement organisé. Durant
notre entretien, il n‘y aura pas un seul
coup de téléphone, personne n‘entrera
dans la pièce — le privilège est réservé
à Thelma Schoonmaker—Powell, der—
nière épouse du réalisateur Michael
Powell, chef monteuse de Scorsese
depuis Raging Bull, qui travaille à un
documentaire sur le cinéma italien, le
deuxième volet de ces Mémoires de
cinéphile que Scorsese a entrepris avec
le formidable Voyage de Martin Scor—

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TRA : Que devient alors le Scorsese de
Mean Streets ? Le film venant de res—
sortir pour son vingt—cinquième anni—
”M‘emmener au cinéma versaire, vous êtes—vous demandé...
M.S. : … « qui c‘est, ce mec—là ? »
était pour mon père frires]. Non, en voyant le film, je
constate que les sentiments n‘ont pas

une manière d‘exprimer changé. Simplement, on les revoit à


travers le prisme de ce quart de siècle
écoulé... J‘ai vieilli, j‘ai mûri, mais je
son affection. La vraie suis toujours le même bonhomme. Sim—
plement, je me dis que si j‘avais conti—
raison, la vraie nature de nué à carburer en overdrive comme je
le faisais à l‘époque... nous ne serions
ce que je fais vient de là.” pas ici en train d‘en parler. Oui,je suis
passé par là, j‘ai vécu cette vie—là, dont
je pense qu‘à bien des égards elle fut
parfois improductive, sinon destruc—
trice. J‘ai fait des dégâts, c‘est certain.
»— doit défendre par la non—violence. où vous aviez toujours vécu pour les
On ne peut pas traduire cela en recou— quartiers plus bourgeois. TRA : A l‘occasion de cette ressortie
rant à la dramaturgie de tradition M.S. : Absolument. Il me fallait trouver de Mean Streets, vous êtes retourné
occidentale... une nouvelle voie, une nouvelle vie. Bê— dans le quartier de votre enfance, où
tement, je tenais à survivre. En tant vous n‘aviez pas mis les pieds depuis
TRA : On a tout de même du mal à asso— qu‘homme, mais aussi — et ça se rejoint sept ou huit ans. Cela ne vous a pas
cier votre nom à la non—violence. — en tant que cinéaste. Je savais que je ne paru un peu étrange ?
M.S. : Avec Kundun, je me dévoile peut— ferais jamais de films dans le moule M.S. : Etrange est un mot faible. Eliza—
être plus ouvertement. Je révèle un hollywoodien. J‘avais essayé avec La beth Street, ma rue, est aujourd‘hui ja—
aspect de ma personnalité que je reven— Couleur de l‘argent, l‘expérience ne lonnée de boutiques de luxe ! Juste en
dique depuis, disons, le milieu des m‘avait pas paru concluante. Je savais face de chez moi ! Les gens de ma géné—
années 80 : la recherche d‘une certaine aussi que je devais rester dans le sys— ration sont presque tous partis. Comme
sérénité. tème : j‘avais besoin de l‘argent des stu— repère, il reste l‘église. Mais elle était là
dios. De plus, je me posais pas mal de avant même l‘arrivée des Italiens. Elle
TRA : Que s‘est—il passé à cette époque ? questions sur les films eux—mêmes. Cer— est irlandaise. En fait, maintenant, Chi—
M.S. : On m‘a souvent posé la ques— tes, je ne manquerais pas de « sujets à natown a pratiquement absorbé Little
tion... Ma réponse est toujours la même, traiter », mais comment les traiter ? Italy. Récemment, un vieil habitué du
parce qu‘elle correspond à la réalité. Raconter toujours les mêmes histoires bistrot De Paolo racontait au patron
Entre 1981 et 1983, j‘ai vécu une épo— — début, milieu et fin ? Le bon et le qu‘on lui a demandé pourquoi il avait
que extrêmement intense, mais j‘ai méchant ? Quel ennui ! Alors que la ouvert une fromagerie italienne en plein
fini par me demander si toute ma vie, qualité primordiale d‘un film, c‘est ce quartier chinois... [Rires.]
ça allait être ça : la recherche d‘une qu‘il a d‘ineffable —qu‘on ne peut décri—
soirée encore plus démente, d‘une ren— re avec des mots —, et qui passe par l‘émo— TRA : Vos racines sont toujours là—bas ?
contre encore plus sauvage, d‘une dro— tion. Depuis, à part Les Nerfs à vif, j‘ai M.S. : Evidemment. Au début des
gue encore plus puissante que les pré— essayé de traiter de sujets qui ont un rap— années 1970, juste après Mean Streets,
cédentes. Je n‘aurais pas survécu, j‘ai port avec ce que je suis devenu, cet autre j‘ai pensé que je pourrais les couper.
d‘ailleurs failli crever. J‘ai donc en aspect de moi que je trouve finalement Je rêvais d‘être le réalisateur—sous—
quelque sorte coupé les ponts. J‘ai senti nettement plus intéressant. contrat—avec—un—studio capable de tour—
que je ne pouvais plus continuer à faire
des films comme je les faisais. Ce qui
se rapproche le plus de l‘énergie ner—
veuse, agressive, bagarreuse qui était
le matériau même de Taxi Driver et de
Raging Bull, c‘est La Dernière Tenta—
tion... Au moment des Affranchis, j‘Étais
devenu nettement plus... serein.

TRA : Le changement que vous évoquez


correspond aussi à l‘époque où vous
avez quitté le New York « downtown »

A dix ans d‘intervalle, le Scorsese


« spirituel ». Tournage de Kundun,
un film sur le dalaï—lama. A droite,
MARIO tURSt

La Dernière Tentation du Christ


(1988), avec Willem Dafoe.

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ner un musical, puis un thriller, puis
un western. J‘ai rapidement compris
que je ne pourrais raconter que ce qui
était moi : mon quartier, mon univers,
mon expérience, mon père, ma mère.

TRA : Votre mère est apparue dans


presque tous vos films. Elle y a tou—
jours joué la mère d‘un personnage
principal (De Niro dans La Valse des
pantins) ou secondaire (Joe Pesci dans
Les Affranchis), mais en tout état de
cause celle du personnage qui vous est
le plus proche.
M.S. : C‘est si évident que ça ? Elle
aurait aimé venir sur le tournage de
Kundun, mais son état physique s‘était
terriblement détérioré... Elle a quand
même attendu mon retour pour mou—
rir... Elle parlait tout le temps et à tou—
te vitesse. Je tiens ça d‘elle. Mais ce
qui ressortait de ce torrent verbal, c‘était
une dignité, de l‘humanité, de la bonté.
Il était normal que Kundun lui soit dédié.

TRA : £t votre père ?


M.S. : Mon père n‘était pas très com—
municatif. Quand j‘ai grandi, il l‘a été
un peu plus. Il m‘a fallu des années pour
comprendre que m‘emmener au cinéma
était, pour lui, une manière d‘exprimer
son affection. La vraie nature, la vraie
raison de ce que je fais vient de là. D‘une
certaine façon, je renvoie l‘ascenseur à
mes parents à travers mes films.

TRA : Comment votre père se situait—il


dans le monde de Little Italy ?
M.S. : Il savait que, si l‘on n‘était pas affi—
lié au syndicat du crime, il fallait s‘ar—
ranger pour vivre avec et s‘en faire
respecter. Il était très prudent, il veillait
à ne jamais demander de faveur. Mais il
était forcément concerné, car son jeune
frère était, lui, directement impliqué.
Mon père n‘avait pas fait d‘études, il
savait qu‘il ne quitterait jamais le quar—
tier. J‘ai attendu d‘avoir 20 ans pour
comprendre à quel point, toute sa vie, il
avait été sur la corde raide. Beaucoup de
mes personnages ressemblent à ces gens—
là. Mean Streets tient presque du repor—
tage : c‘est mon histoire et celle de mes
amis, certes, mais c‘est aussi — je m‘en
suis rendu compte après la mort de mon
père — un prolongement de ce qu‘il vivait
avec son frère et qu‘il nous racontait
par bribes quand il rentrait à la maison.
Ils étaient aussi proches que le sont Har—
vey Keitel et Bob De Niro dans le film.
Pour mon père, les choses étaient clai—
res : « Il y a une façon de faire les cho—
ses, et une façon de ne pas les faire, un
point, c‘est tout. » En revanche, on pou—
vait toujours discuter. Négocier. Mais
son postulat, c‘était : « Ne crois l®
il ne le peut pas. Ce qui, en effet, a été TRA : Mais même sans oscar, Raging
mon cas. J‘ai ressenti ce sentiment de Bull n‘est pas passé inaperçu...
ne pas participer, de s‘entendre dire M.S. : La critique avait été plutôt posi—
qu‘on ne peut pas participer, et donc tive, mais neuf jours plus tard sortait,
de le croire : ce qui vous rend encore également produit par les Artistes Asso—
plus malade. ciés, La Porte du Paradis, de Michael
Cimino, qui allait ruiner le studio et
TRA : Le monde du cinéma vous met bouleverser l‘industrie hollywoodienne.
sur un piédestal, mais Hollywood ne Raging Bull a failli être emporté dans
vous a jamais décerné d‘oscar. Vous le la tourmente, mais le film a tenu. Il
regrettez ? existait. Je revenais de loin. L‘échec de
M.S. : Aujourd‘hui, non. J‘aurais adoré New York New York, après le succès
en avoir un dans les années 1970. Taxi commercial de Mean Streets, d‘Alice
Driver a été nominé, Jodie Foster aussi, n‘est plus ici, et de Taxi Driver, avait été
pour le second rôle féminin, Robert De douloureux. Pendant deux ans, j‘ai
Niro, meilleur acteur, Bernard Herr— dérivé, je vivais une sorte d‘exil dans
mann, meilleure musique. Mais Paul ma tête, doutant de pouvoir jamais
Schrader (coscénariste) et moi, on est refaire un film qui me tienne autant
restés sur le carreau. Comme si le film à cœur. A mon grand étonnement,
» pas la police, ne crois pas le gou— s‘était écrit et réalisé tout seul... Ça j‘étais encore vivant.
vernement, ne crois pas la nation. Seuls m‘avait profondément choqué. J‘ai Poussé par De Niro, j‘ai compris
comptent les liens de sang. » Blood is eu une autre chance avec Raging Bull. comment je pourrais faire Raging Bull.
blood, comme il disait. Là, j‘ai été nominé, mais c‘est Robert J‘y ai mis tout ce que je savais, tout ce
Ma tante est la dernière survivante Redford qui l‘a emporté pour Des gens que j‘étais, comme dans un générique
de cette génération. Une femme d‘une comme les autres. de fin. D‘ailleurs, je pensais sincère—
grande droiture. Elle m‘accompagnait ment que ce serait mon dernier film
souvent au cinéma quand j‘étais étu— TRA : Vous en avez tiré quelle conclu— en Amérique. J‘avais décidé de m‘ins—
diant. Elle a découvert la Nouvelle sion ? taller en Italie, où il était prévu que je
Vague avec moi. Elle refusait de voir de M.S. : J‘ai compris alors que je n‘au— réalise des fictions mais aussi des do—
la violence au cinéma. Par contre, la rais jamais ce genre de reconnaissance. cumentaires pour la RAL.
sexualité à l‘écran ne lui posait aucun Je ne joue pas la fausse humilité. J‘étais
problème. loin d‘être humble : je ne voulais pas TRA : A présent, vous collectionnez les
décrocher un oscar, j‘en voulais quatre ! hommages, les célébrations de toute
TRA : Elle était plus à l‘aise que vous sur Comme John Ford ! sorte. Il y a un côté officiel...
ce point.

M.S. : Sans aucun doute.

TRA : Car vous n‘avez jamais tourné...


M.S. : … de scène érotique ! Jamais. J‘en
ai parlé avec Spielberg il y a quelques
années : il disait qu‘une scène d‘amour,
dans ses films, « ça interrompait l‘ac—

e
tion ». Moi, c‘est un autre problème : il
arrive qu‘on s‘embrasse dans mes films,
oome
mais après, je ne sais plus comment fil—
mer. Voilà. Au passage, je me suis tou—
jours demandé comment faisaient
utm

Bertolucci, qui excelle dans la sexua—


lité, ou certains jeunes cinéastes chi—
nois... Mais lequel de mes films souffre
to

de ce manque ? Probablement aucun.


ae

En revanche, je sais filmer la frustration


sexuelle. C‘est elle qui fait « exploser »
Travis, à la fin, dans Taxi Driver.

TRA : Dans Kundun, l‘enfant dalaï—


lama, enfermé dans son palais, ne
connaît du monde que ce qu‘il voit à
travers sa longue vue et grâce à son
vieux projecteur de cinéma. Il ressemble
un peu au petit Scorsese asthmatique,
cloué dans son lit face à la télé ?
M.S. : C‘est seulement pendant le tour—
nage que j‘en ai pris conscience. En
regardant à travers cette longue vue, il m
à
a

cherche à faire partie de ce monde, mais £

26 Télérama N° 2522 — 13 mai 1998


M.S. : … très agréable. La toute pre—
mière fois, ça a été un grand tournant
pour moi. En 1983, j‘ai connu le plus
gros échec commercial de ma carrière
avec La Valse des pantins. Ensuite, mé—
me si je continuais à tourner, j‘ai vécu
avec anxiété et tristesse une espèce de
traversée du désert. Les gens m‘avaient
oublié, moi et mes films. Jusqu‘à l‘au—
tomne 1990, où est sorti Les Affran—
chis... Au même moment, sans que je
le sache, a été organisée une espèce de
sondage pour désigner le meilleur film
des années 1980. J‘étais parti à Las Vegas
recevoir le prix George—Eastman pour
mon action concernant la conservation

NLLIVN
et la restauration des films. J‘y étais allé Je peux encore citer Kon Ichikawa, TRA : Vous avez déjà des critères de ju—
avec mon vieil ami Michael Powell et Shohei Imamura, Godard, évidemment, gement ?
Thelma... Et c‘est ce jour—là, précisé— tous ces cinéastes proprement extraor— M.S. : Disons que j‘ai une vision précise
ment, que j‘ai appris que Raging Bull dinaires qui m‘ont carrément formé ! de ce qui me paraît important dans et
était sacré meilleur film de la décen— Alors, quand Mean Streets a été sélec— pour le cinéma. Je suis déterminé à en—
nie ! J‘ai eu comme le sentiment de tionné puis présenté au festival de New courager de jeunes cinéastes — ce qui

HSHSYOIS
boucler une boucle... York en 1973, ça a été le plus beau jour n‘a rien à voir avec leur âge biologi—
de ma vie ! que —, à encourager non pas forcément
TRA : La semaine dernière, encore, un style mais un élan. Je veux entendre
c‘était un hommage du Lincoln Center. TRA : Et maintenant, président du jury de nouvelles voix, percevoir de nou—
M.S. : Là, c‘est spécial. Quand j‘étais à Cannes... velles approches, voir quelles limites
étudiant, je ne ratais pas une projec— M.S. : J‘ai fait une seule fois partie d‘un tel ou tel tente de repousser.
tion de leur festival de New York. Ça a jury, en 1960, pour un festival de films
été mon école. Tout ce que j‘avais en de fin d‘études... Ça m‘intrigue de me TRA : Vous percevez des changements
moi, qui brûlait de sortir, des films retrouver avec des jurés qui auront des dans le cinéma actuel ?
comme Prima della rivoluzione, de idées différentes, parfois opposées aux M.S. : Au début des années 1990, je ne
Bertolucci, et Accatone, de Pasolini, miennes. Mais je serai très ouvert, sinon, comprenais pas où allait le cinéma. Je
me hurlaient que « c‘était possible » ! ce n‘est pas la peine d‘y aller. n‘avais même plus envie de voir de nou—
veaux films et encore moins d‘en pro—
duire. Pendant un temps, je me suis
réfugié dans le passé, je revoyais les
films de 1949 à 1952... Depuis trois
ans environ, j‘ai recommencé à aller au
cinéma. Je ne sais toujours pas où ça
va, mais je trouve formidable de voir
tant de cinéastes essayer de bousculer
péome

la manière de raconter une histoire. Ou


de créer un film, justement, qui ne ra—
korreintiné me rd

conte pas une « histoire », qui raconte...


autre chose. Ça, ça m‘intrigue.

TRA : £t si, à Cannes, votre palmarès


était contesté ?
M.S. : De toute façon, quel qu‘il soit,
pour les uns nous serons de petits génies
qui ont tout pigé, et pour les autres, dix
abrutis qui n‘ont rien compris, avec,
entre les deux extrêmes, toute la gamme
des gris. C‘est la réalité de ce jeu—là.
La charte est précise, mais à l‘intérieur
de cette charte, le champ est libre... @
Propos recueillis à New York
par Henri Béhar

En haut, Raging Bull (1979), sacré


meilleur film de la décennie. Ci—contre,
tournage de La Valse des pantins
(1983), le plus gros échec commercial
de Scorsese. Toujours avec De Niro...

Télérama N° 2522 — 13 mai 1998 27


pourtant, jamais ses images n‘‘ont perdu,
pour moi, leur pouvoir d‘hallucination. »
Scorsese vit autant avec le cinéma
qu‘avec ses souvenirs de cinéma, qui
ont « coloré [s]es rêves, forgé [s]a sen—
sibilité et même, parfois, changé [s]a
vie ». Lorsqu‘il est enfant, « entre 8 et
13 ans », son père emmène le petit
Marty au moins deux fois par semaine
au Thalia Movie Theater ou au Roxy, les
salles du quartier où vit la famille Scor—
sese : Catherine, la mère, couturière :
Charles, le père, repasseur dans un pe—
e premier film de sa vie, Martin tit atelier de confection ; Frank, l‘aîné
ENFANCE des garçons, qui a six ans de plus que
Scorsese l‘a découvert à 4 ans. Il
s‘en souvient comme si c‘était hier. Martin. Le théâtre coûte trop cher. Les
Sa mère l‘a emmené voir un « wes— Trop chétif pour sorties, c‘est la messe et le cinéma.
tern », Duel au soleil, de King Martin est happé par ces mondes qui
traîner dans les rues « provoquent et agrandissent » son ima—
Vidor, que l‘Eglise, pourtant, avait
mis à l‘index pour « luxure dans la du Lower East Side, gination. A cette époque, chaque séance
offre une série B ou Z et un « film pour
poussière » (« lust in the dust ») ! L‘en— le petit Marty Scorsese
fant est cloué sur son fauteuil, fasciné adultes ». Martin dévore tout. Il lui im—
par « le chatoiement des couleurs grandit devant la télé porte peu alors que ces films soient
délirantes, les coups de feu, l‘intensité et hante les cinémas signés Cecil B. De Mille, John Ford,
sauvage de la musique, le soleil flam— + Vincente Minnelli ou Orson Welles...
hboyant ». Il se demande pourquoi la new-yorkæs avec P&p&. Rentré chez lui, il dessine ce qu‘il vient
belle héroïne, Jennifer Jones, succom— Fasciné, il dévore de voir. Il tente de recréer les costumes
be au charme sardonique du méchant et les décors, élabore de véritables story—
Gregory Peck. Au duel final, quand les
tout ce qui bouge, boards des séquences qui l‘ont frappé,
deux amants s‘entre—tuent, l‘émotion classiques ou séries B. et calligraphie des génériques en lettres
est trop forte : il se cache le visage dans de feu pour sa propre compagnie de
les mains... « Un film imparfait, sans
Une boulimie qui ne cinéma imaginaire : « La MarScor Pr. »
doute, raconte—t—il aujourd‘hui (1). Et le lâchera jamais. Bref, il est ailleurs. Dehors, les gamins

28 Télérama N° 2522 — 13 mai 1998


jouent. Lui, chétif, asthmatique, reste au Peter Pan, de Disney (!), et par Liz Tay—
bercail, dans son monde à lui. Et n‘en lor : « Quand je l‘ai vue sur la cou—
sort que pour aller retrouver John Way— verture de Life Magazine, nue sous un
ne, Alice Faye ou Victor Mature... drap, je tombai instantanément amou—
Il ne vit que par et pour le cinéma. Et reux d‘elle. J‘avais 13 ans. » Les grands
comprend mal qu‘il n‘en soit pas ainsi espaces viennent à lui via les westerns,
pour tout le monde. Dans un bus du de John Ford à Howard Hawks en pas— Quelques images qui ont marqué
Queens, sur le chemin du cinéma où sant par Bud Boetticher et Anthony le futur réalisateur. Ci—contre, La Terre
l‘on projette J‘ai tué Jesse James, de Sa— Mann. Même le rock)n‘roll lui arrive des pharaons (1955), de Howard
muel Fuller, il se demande : « Pourquoi aux oreilles dans une salle de cinéma, Hawks. Ci—dessous : Alec Guiness dans
les gens continuent—ils à vaquer tran— en 1955, où il voit Graine de violence... Noblesse oblige (1949), de Robert
quillement à leurs occupations ? Ne sa— Que pourrait—il aller chercher dans Hamer ; Les Enfants du paradis
vent—ils pas qu‘on joue J‘ai tué Jesse la vraie vie qu‘il ne trouve pas au ciné— (1944), de Marcel Carné ; Duel au
James ? Ont—ils réellement l‘intention ma ? Uniquement le savoir qui lui per— soleil (1947), de King Vidor. En bas
de ne pas aller voir le film ? » mettra de devenir, à son tour, un magi— à gauche, Les Chaussons rouges
En 1948, il a 6 ans, et sa ferveur va cien. A la fin des années 50, pour cause (1947), de son ami Michael Powell.

HSHSYODIS NILLYVN
grimper d‘un cran avec l‘arrivée du pre— de chahut, Scorsese est renvoyé du cuz

mier poste de télévision dans la mai— cours préparatoire à l‘entrée au sémi—


son des Scorsese. Il se gave de « séries B naire et ses notes s‘avèrent insuffisan—
américaines des années 30 », mais dé— tes pour qu‘il entre à l‘université des
couvre qu‘on tourne aussi des films jésuites. Il se tourne vers le cinéma et
hors d‘Amérique. Les Enfants du pa— réalise un drame romain en super—huit
radis, de Marcel Carné, le laisse tout avec des couvre—lits en guise de toges,
ébaubi. En voyant les films italiens, il Vesuvius VII... En 1963, il suit les cours
a l‘impression de feuilleter l‘album de d‘histoire du cinéma à la New York
famille et d‘y voir ses ancêtres sici— University. Ses nouvelles découvertes
liens. Et puis, il y a le choc du cinéma s‘appellent Jean—Luc Godard et François
anglais : un humour et un univers à Truffaut. La Nouvelle Vague le séduit.
part. Noblesse oblige, de Dennis Price Truffaut, surtout. Qui, comme lui, rêvait
et Robert Hamer, Michael Powell et de voler les photos punaisées dans les
ses Chaussons rouges le marquent à halls de ses salles préférées...
jamais, et la vie d‘un pionnier du Tous les cinéphiles ne deviennent pas

CATS/KIPA
cinéma, William Freese—Greene, retra— réalisateurs ; mais tous les réalisateurs
cée dans La Boîte magique, de John ne restent pas non plus cinéphiles. Ni CINEMA éuo
FF
Boulting, lui offre de nouvelles clés : historien ni spécialiste, Martin Scor—
« Ces films qui m‘avaient captivé depuis sese se considère comme un éternel
que j‘avais des souvenirs, je comprenais étudiant. Tels les peintres qui appre—
soudain comment on les fabriquait. [...] naient des maîtres en observant leurs
Le fait de voir cet homme souffrir pour tableaux, il « élargit [s]a palette ». Il
inventer une incroyable machine qui continue à voir et revoir une quantité
allait ouvrir de nouveaux horizons à astronomique de films, grands ou petits,
l‘esprit et à l‘âme de l‘humanité laissa qui ont jalonné l‘histoire du cinéma.
en moi une marque indélébile. » « Il y a encore tant à apprendre » est
Scorsese raconte volontiers que, dès une de ses phrases préférées... ®
l‘enfance, il a pris l‘habitude de faire Isabelle Danel
ses devoirs en regardant les films à la té—
(1) Sources : aux éd. Cahiers du cinéma, Voyage de
lé. Il continuera étant lycéen puis étu— Martin Scorsese à travers le cinéma américain ; Ca—
diant. Et encore aujourd‘hui, un poste hiers du cinéma n° 500 (mars 1996), et sa réédition
de poche, revue et augmentée, Mes plaisirs de ci—
est en permanence allumé dans sa salle néphile. Aux éd. Rivages : Martin Scorsese par Mi—
de montage. « J‘ai grandi avec les films. chel Cieutat. En vidéo : Voyage de Martin Scorsese à
Et j‘ai autant appris à la télé qu‘en sal— travers le cinéma américain, Arte éditions.

les. Même si l‘expérience, évidemment,


est différente, plus intense en salles... »
Le cinéma lui apporte tout ce dont il
a besoin. « l étais assez souvent rebuté
par la manière dont on nous enseignait
l‘histoire à l‘école. Qu‘est—ce que les
gens du passé avaient à nous dire ?
Peu de chose pour le gamin que j‘étais,
tout cela manquait cruellement de vie
et d‘énergie. En voyant La Terre des
pharaons, de Howard Hawks,je me suis
senti plus proche de gens nés il y a cinq
mille ans. Ils étaient devenus brutale—
ment mes frères. » Ses premiers émois
PROD DB

érotiques sont suscités par Wendy dans

Télérama N° 2522 — 13 mai 1998 29

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