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ISBN : 978-2-271-13410-3
La pédagogie et ce qui lui ressemble
Préalables
UNE DÉFINITION CONSTRUITE
Cette définition n’est pas simplement dite et affirmée, elle est
construite. Ce n’est pas tâche facile. Non pas que cela soit difficile, mais
non pas non plus parce qu’ainsi le lecteur y serait plus obligé ou forcé. À
quoi cela sert-il de construire une définition ?
On peut avancer plusieurs raisons.
D’abord, le lecteur ou l’auditeur peuvent intervenir. Construire en effet
c’est procéder par étapes ou par moments successifs normalement liés de
sorte que l’attention de celui qui écoute ou lit est tournée non pas seulement
vers le résultat mais vers la succession d’étapes qui permet ce résultat. Il
peut accepter ou non la conclusion, se sentir d’accord avec elle ou non, son
attention est dirigée vers la succession ou l’enchaînement des arguments qui
sont supposés s’enchaîner « logiquement ». Il y a normalement un ordre de
construction, nous voyons comment la personne parvient à sa conclusion et
nous pouvons alors examiner à notre tour cet ordre et chacune des étapes.
Peut-être va-t-il un peu vite sur tel enchaînement, qui semble alors fragile,
et nous pouvons alors lui poser quelque question. Ou nous pouvons dire que
cet enchaînement ne nous convainc pas et nous souhaitons alors qu’il le
reprenne. Bref, c’est parce qu’il y a un enchaînement, une construction que
le lecteur ou l’auditeur peuvent examiner eux-mêmes.
On dira que s’il y a simplement une affirmation non construite, le
lecteur ou l’auditeur peut aussi dire ce qu’il pense : « oui je suis d’accord,
non je ne suis pas d’accord. » C’est là une façon d’intervenir soi-même en
donnant son avis. Il reste qu’il ne pourra pas procéder à ce que nous
appelons examiner. Je peux bien donner mon avis sur une maison : elle me
plaît ou non. Je peux bien dire que je suis ou non d’accord avec tel ou tel
jugement. Mais autre chose est de pouvoir examiner la solidité de cette
maison ou de ce jugement. D’où vient-il (elle), comment a-t-il (elle) été
construit ? Si j’ai pu voir les étapes de construction, alors j’ai été en mesure
de les interroger et d’évaluer les enchaînements et passages de l’une à
l’autre : c’est cela examiner. Le point important ici est que pour examiner, il
n’est pas nécessaire de savoir : le seul fait d’avoir la construction sous les
yeux permet d’intervenir, de poser des questions, et même aussi
d’emprunter ou de tenter un autre chemin.
On doit dire également que, par le fait même de la construction,
l’attention du lecteur ou de l’auditeur est comme déplacée. Ce qui compte,
n’est pas seulement le résultat, mais aussi les moments ou étapes de
construction. Nous pouvons par exemple nous arrêter sur un moment de la
construction et l’examiner pour lui-même. La maison est là, la conclusion
est là, mais tel moment peut être repris, amélioré, on peut même suggérer
d’autres façons de faire et de procéder. La construction, le fait même de
pouvoir construire et distinguer des étapes, permet donc un certain jeu : tel
moment peut être repris, dit autrement, argumenté différemment, constitué
autrement. En ce sens, la construction permet aussi une certaine invention.
Il peut y avoir d’autres chemins. On pourrait dire autrement tel ou tel point ;
on pourrait construire autrement telle ou telle partie, avec une autre
technique par exemple. La subjectivité que permet la construction n’est plus
alors seulement une subjectivité qui examine les enchaînements, elle
devient plus inventive, plus joueuse.
Enfin, et si définir une réalité quelconque c’est tenter de dire ce qu’elle
est, et si tenter de dire ce qu’elle est c’est pouvoir la distinguer de ce qu’elle
n’est pas et qui pourtant lui ressemble, alors il faut avancer que la
construction de la définition doit faire voir et l’objet défini lui-même, et ce
qu’il n’est pas. Elle doit nous donner les moyens d’un concept critique de
ce que nous cherchons à définir, c’est-à-dire un moyen de distinguer une
réalité quelconque de ce qu’elle n’est pas.
En ce sens, le texte que nous allons étudier traite d’éducation et de
pédagogie, il doit nous permettre d’isoler la notion de pédagogie tout en
nous donnant les moyens de la distinguer de réalités proches. Ainsi, si
l’opération de construction est une chose importante, c’est qu’elle permet
de faire voir l’objet défini dans son rapport avec des objets proches. À la
fois il s’en distingue et il s’en rapproche, et il s’éclaire justement de ces
différences.
Alors, comment construit-il ? Quels sont au fond sa méthode, son
savoir-faire ?
Le mode d’argumentation dont Platon se sert pour établir cette
définition va certainement surprendre, mais il me semble, je le dis par
anticipation, assez adéquat à la pratique même de l’enseignement. C’est là
une des raisons majeures pour lesquelles ce mode d’argumentation me
semble tout à fait recevable : l’éducation est bien une pratique, et en juger
suppose ainsi que l’on se tienne au plus près de cette pratique.
LA MÉTHODE DE DIVISION
Quel est précisément ce mode d’argumentation ?
Il s’agit tout d’abord d’un dialogue où Platon met en scène pour une
fois non pas Socrate, mais un personnage qu’il nomme l’étranger, qui
discute avec un jeune mathématicien, Thééthète. Les deux se sont donné
pour but de définir ou d’établir la fiche d’identité des sophistes. Qui sont en
effet ces personnages qui prétendent vendre leur savoir et former les jeunes
Grecs en vue des plus hautes fonctions de l’État ? Que vaut leur
enseignement et peuvent-ils vraiment prétendre au titre d’éducateur de la
jeunesse ? Toutefois, avant d’en venir à la définition de ces personnages
eux-mêmes, l’étranger juge nécessaire de procéder à des exercices afin
d’avoir bien en main la méthode de définition. Ainsi vont-ils s’exercer sur
la notion d’éducation, d’une part parce qu’elle est tenue pour plus simple,
d’autre part parce que les sophistes se présentent comme des éducateurs et
que, si nous savons ce qu’est l’éducation, nous pourrons donc juger de leur
titre à être des éducateurs. Cette discussion a ainsi un statut préparatoire :
c’est un exercice, qui doit permettre de roder la méthode
La méthode utilisée procède par divisions successives : l’étranger part
tout d’abord d’un « grand genre » dans lequel l’objet à définir est supposé
se situer ; puis il divise en deux ce genre, pour s’intéresser à l’une de ses
branches dans laquelle il demande d’admettre à nouveau que la réalité à
définir se situe bien ; puis il répète la même opération, autant de fois qu’il
est nécessaire pour s’assurer que l’on ne tient que la réalité à définir et
seulement elle. On aura alors en effet sa différence spécifique. S’il s’agit
d’un dialogue, c’est qu’à chaque étape, chaque division et subdivision,
l’étranger demande à Thééthète son accord. Celui-ci, le plus souvent, le lui
accorde directement ; dans certains cas, au contraire il lui demande de plus
longues explications, car il comprend mal les divisions proposées.
Cette méthode de division a eu une longue postérité, en particulier dans
les sciences du vivant. Elle a aussi été attaquée et critiquée, en particulier
par Aristote. On peut pointer certaines de ses faiblesses : peut-être que
l’étranger part de propositions tenues pour évidentes, (comme par exemple,
au tout début : « il y a des arts de trier ») et mime ainsi une méthode
mathématique importante que Thééthète, élève d’Euclide, connaît bien, il
reste que ces points de départ n’ont peut-être pas le même statut des
« évidences » qu’Euclide tenait pour telles. Puis, ce qui peut faire problème,
ce sont les subdivisions elles-mêmes : comment sait-on qu’elles et elles
seules, recouvrent tous les êtres appartenant au genre dont on est parti. Dans
certains cas cela semble évident, dans d’autres beaucoup moins, c’est
d’ailleurs ce que Thééthète pointera, donnant lieu alors à de nouvelles
explications de l’étranger.
Cette méthode est donc fragile, et sans doute Platon, au moins ici, le
savait. Mais il est remarquable que cette fragilité ne l’empêche pas
d’effectuer son travail, et de faire entrevoir ce qu’il en est effectivement de
l’éducation ou plutôt du paysage où elle se situe. C’est comme s’il pouvait
y avoir des méthodes grossières, ou des modes de construction
« grossiers » : sans doute manque-t-il une certaine précision, sans doute
manque-t-il des fondements assurés, pourtant la complexité est débrouillée
et nous commençons à nous y orienter. Ce que j’appelle ici méthode
grossière est une façon de dessiner les caractéristiques générales d’un
domaine, afin de commencer à nous y orienter. La méthode n’a pas besoin
d’être parfaitement fondée, elle nous permet de voir et d’avancer. Elle nous
permet aussi de reconnaître et de diversifier un domaine d’expérience
donné, ici celui touchant les questions d’éducation.
De plus, si dans la notion de construction importe la possibilité pour
l’auditeur ou le lecteur, d’intervenir dans le processus, si cette intervention
se fait également selon les modalités mentionnées, alors ce qui compte n’est
pas tant le fondement initial, ou son absence, mais cette possibilité même
d’intervention. Si on peut intervenir de différents côtés, si des réflexions
peuvent se greffer, alors ces distinctions prendront de l’épaisseur et de la
réalité. Peut-être ne sera-t-on jamais assuré, mais du moins le fait même de
l’intervention, des interventions sera déjà un pas. Cela voudra dire au moins
que d’autres auront pu dire quelque chose de leurs expériences, en fonction
de ce qui aura été tracé. Ils auront pu amener quelque élément, greffer
quelque part de leur expérience. Cela ne réduira pas tout sentiment
d’arbitraire, mais donnera du moins du poids, une certaine réalité à ces
distinctions. Nous pourrions ajouter : il n’est pas mauvais que le sentiment
d’arbitraire initial demeure : c’est lui qui permet le jeu de l’intervention, qui
inquiète toujours un peu et incite à poser des questions.
En dépit de son caractère fragile et critiquable, la question est donc de
savoir si cette méthode fait bien son effet, si elle montre ce qu’il en est de
l’éducation, du moins du paysage où elle se situe. Alors même qu’elle est
fragile, la question est de savoir si elle dessine quelque chose, qui permet à
nos réflexions de s’agglutiner ici ou là, de se rassembler et de commencer à
se lier. Alors, l’idée qu’avec Platon nous parlons bien de la même chose, à
savoir de l’éducation, commencera à prendre corps. C’est cela dont il me
faut maintenant attester.
Poursuivons, en espérant que le lecteur commencera peu à peu à
partager notre sentiment.
Pour plus de clarté toutefois, le lecteur trouvera ci-dessous la totalité de
ces divisions et subdivisions.
Schéma 1 : La méthode par divisions et subdivisions
UN ART SANS NOM
Comme on le voit sur le tableau, tout commence par la proposition : « il
y a des arts de trier ». Cette proposition est acquise par un rapide travail
d’induction à partir des arts quotidiens (filtrer, vanner, cribler, démêler,
tramer, démêler, carder, et « des milliers d’autres » dit l’étranger, 226b).
Tous ces arts, dit-il, ont pour fonction de séparer (diairesis). On peut ainsi
leur donner un nom générique : « les arts de trier », ou art « diacritique » dit
le texte grec. Thééthète l’accorde sans plus.
Aussitôt, ce premier ensemble analysé, l’étranger y discerne deux sous-
ensembles : « les arts de trier le semblable et le dissemblable » d’un côté,
« les arts de trier ou de séparer le meilleur du pire » de l’autre. Le premier
sous-ensemble n’a pas de nom particulier, et il sera laissé de côté. Le
second sous-ensemble en revanche, a bien un nom : les arts de purification
(katharsis). Là encore, Thééthète l’accorde.
Remarquons ici, ce n’est certainement pas un hasard si le premier art
est, dit Platon, sans nom. Certes, on pourrait s’en étonner, car l’art
consistant à distinguer et séparer ce qui se ressemble et ce qui ne se
ressemble pas est l’art que l’étranger met en œuvre ici même et que Platon
nommera dialectique. Pourquoi dire qu’il n’a pas de nom ? Pourquoi dire ici
qu’il n’a pas de nom, non pas qu’il n’est pas, mais qu’il n’a pas de nom ?
On peut par hypothèse poser qu’une réalité a un nom, autrement dit la
nommer, c’est déjà s’assurer de cette réalité, au moins penser que l’on s’en
assure. Or l’art dialectique, dont le but est de distinguer le semblable du
dissemblable et de trier en ce sens, est-il bien quelque chose dont on peut
s’assurer ? Ce n’est pas tout à fait évident, et c’est à mon sens cela que
manifeste cette remarque de Platon.
Le juge « juge ». Il a à dire si le cas concret qu’il a à juger tombe ou non
sous le coup de la loi, et, pour ce faire, il dispose des textes de lois et de
jurisprudence, des connaissances aussi concernant la société et son état. Il
en va de même pour le médecin, lorsqu’il fait son diagnostic : il dit si les
troubles qu’il a devant lui relèvent ou non de telle ou telle maladie et pour
ce faire il a à sa disposition les acquis de son expérience, les moyens de son
investigation, ses connaissances livresques. C’est à nouveau en fonction de
cet ensemble qu’il se prononce. Le bon cuisinier encore sait quel ingrédient
utiliser, quelle chaleur et temps de cuisson est nécessaire, et il le sait en
fonction ou à partir de tout un ensemble d’expériences, toute une familiarité
acquise avec son domaine. S’il se décide si bien, en apparence si aisément,
c’est sur le fond d’une longue pratique, elle-même diverse, faite
d’expériences, de lectures, d’échanges, etc. Mais dans les trois cas, le juge,
le médecin, le cuisiner, ne savaient pas à l’avance ce qu’ils diraient ou ce
que devaient être leurs décisions et leurs orientations : ils ont réfléchi, ils
ont observé, ils se sont questionnés, ont parfois tenu pour important de
demander leurs avis à d’autres, se sont décidés. En ce sens ils ont jugé et
cela signifie qu’il y eut toujours une opération, un processus, une réflexion
en eux-mêmes. Ils ont réfléchi, se sont décidés, « à partir de ».
Peut-être le plus souvent ce processus s’effectue-t-il rapidement,
silencieusement, de façon tacite, ce caractère tacite étant certainement le
plus fréquemment à respecter ou encore ne nous posant pas de problème
particulier. Nous ne pouvons pas demander tout le temps et en toutes
occasions les raisons de ces jugements, décisions, orientations. Toutefois,
c’est bien quelque chose comme un jugement, un processus, une réflexion
qui ont bien eu lieu, et ceux-ci se sont faits à partir de savoirs et
d’expériences antérieurs, mobilisés, utilisés, plus ou moins tacitement. Il
serait peut-être possible d’y revenir, même si ce n’est nullement tout le
temps nécessaire, loin de là.
Peut-être selon les différents cas mentionnés (le juge, le médecin, le
cuisiner), est-il plus ou moins facile et requis de rendre explicites les
« raisons » de ces jugements. On demande au juge des « attendus » de son
jugement ; on le demande moins au médecin, et encore moins, semble-t-il,
au cuisinier. Mais là encore, cela ne doit pas empêcher de voir qu’un
jugement a eu lieu et que les raisons viennent sinon ensuite du moins à côté.
Le juge en sait quelque chose : précisément il doit juger, ce qui veut dire
qu’il ne sait pas. En effet, il « met en jeu des arguments », « expose des
raisons », dit « en fonction de quoi il prend telle ou telle décision ». Cela
signifie justement qu’il ne sait pas, que le tranchant de son jugement n’est
pas si évident, qu’il n’a pas en ce sens une science du jugement. Ce qu’il a,
ou plutôt ce dont il a usé, ce dont il va user, c’est d’un ensemble de raisons,
plus ou moins solides et fortes qui, en tant que raisons, peuvent précisément
être contestées. Ainsi n’y a-t-il pas pour lui de science ou de savoir juger. Il
juge, ce qui est autre chose. Il juge avec des raisons, qui ont besoin d’être
dites et exposées. C’est ainsi plutôt un exercice du jugement qui, comme
exercice, peut être contesté, amendé, amélioré, et c’est bien ce que
l’institution judiciaire met en place, dans le jeu des avocats, mais aussi dans
les possibilités de faire appel.
En ce sens le jugement est exposition. D’une part, possibilité d’exposer
ou de rendre explicites des raisons. D’autre part, et du même coup,
possibilité d’être contesté, dans tel enchaînement, dans tel usage.
Dès lors, lorsque Platon pointe ou constate l’absence de nom pour cet
art de juger, de discerner le semblable du dissemblable, que dit-il ? Il
suggère d’abord que ce qu’il y a, au moins tout d’abord, ce sont nos
jugements, décisions, orientations, arts de faire et que ceux-ci reposent sur
eux-mêmes, rien qu’eux-mêmes. Nous avançons nos arguments et raisons,
comme nous avançons avec des outils. Nous avançons nous-mêmes, avec
notre plus ou moins grande familiarité avec un domaine, l’ensemble de nos
expériences et nos connaissances, notre plus ou moins grand talent à les
mobiliser. Mais toujours un jugement, rien qu’un jugement, plus ou moins
bien informé, plus ou moins subtil et intelligent, plus ou moins juste. Donc,
dire qu’il n’y a pas pour cet art de nom, c’est dire qu’au fond on ne sait pas
trop comment il se fait, qu’il ne relève pas d’une science ou d’un savoir
disponible par avance, qui assurerait le jugement dans son mouvement
même. Un savoir critique peut-être, au sens de cette possibilité de revenir
sur ses résultats, de les améliorer et de les retravailler, éventuellement avec
d’autres et par le dialogue, mais pas un savoir au sens où ce terme implique
l’idée d’une maîtrise assurée, et assurée par avance, sans avoir à réfléchir. Il
y a le mouvement du jugement, mais il n’y a pas de savoir qui, venu de plus
haut, nous assurerait de ce mouvement. L’habitude, la répétition, nous
affermissent.
Mais c’est aussi et en second lieu insister et mettre en avant ce manque
d’un savoir là où nous en aurions, semble-t-il, le plus besoin ; là autrement
dit où il nous faut juger. Et c’est certainement encore, dans une perspective
platonicienne, faire lever le désir d’un tel savoir qui pourrait vraiment
s’assurer de nos jugements.
À suivre Platon, cette absence de nom pour l’art de trier et de discerner
veut dire que cette capacité à bien juger, à bien trier, qui peut être
considérée comme un but de l’éducation, relève d’abord de notre jugement,
et en ce sens de nous-mêmes, non pas d’une science. Ou du moins, que si
c’est le cas, cette « science » n’est assurément pas disponible
immédiatement. Cela n’exclut pas que nous puissions en avoir le désir. On
sait que Platon nommera idée l’objet de ce désir : l’idée est ce qui nous
permettrait de bien juger. Son art dialectique sera ce qui doit nous conduire
aux idées.
La didactique
Naissance de la pédagogie
QUELQUES ILLUSTRATIONS
Il faut y voir tout d’abord une évocation de « l’expert patenté », celui
qui sait, parce que, dit-il, il a longtemps fréquenté et longtemps vécu et
qu’ainsi il n’a rien à apprendre. Les dialogues dits socratiques de Platon
mettent régulièrement en scène ce type de personnage ainsi que le souci de
Socrate de déconstruire cette prétention. C’est au fond le sens immédiat.
Toutefois, il faut y voir un peu autre chose.
« L’expérience, et même la longue expérience, la longue fréquentation
d’un domaine d’activité donné, n’est pas un titre suffisant pour légitimer un
savoir. » Une telle acceptation, un tel savoir si l’on veut, n’ont nulle
évidence et il est même difficile de s’y rendre. En effet, il n’y a rien
d’évident à constater notre impuissance à dire alors que notre expérience
nous montre que nous savons, que nous agissons, que nous faisons chaque
jour sinon bien mais du moins selon des voies qui nous satisfont nous-
mêmes et nos entourages. Un des enjeux de Socrate est justement de guérir
tous ceux qui agissent ainsi du risque d’une certaine méfiance à l’égard du
discours, du risque d’une certaine « misologie », qui vient de l’expérience,
de fait douloureuse, de l’écart entre l’expérience, sa richesse, son assurance
et le discours. Comment conduire ceux qui pratiquent et vivent tous les
jours et s’assurent d’eux-mêmes et du monde dans ces activités, à s’engager
dans le discours et sa difficulté à rendre compte de nos activités ? Il n’est
pas facile de « dire ce que l’on sait », et l’on se confronte à la pauvreté ou
l’impuissance initiale du discours. Entrer dans la pédagogie, c’est entrer
dans cette difficulté propre au langage et à sa différence.
De l’autre côté, il faut critiquer « les beaux parleurs », qui parlent ou
prétendent parler d’une expérience dont on devine qu’ils ne l’ont guère.
Mais pour eux la question est la suivante : non pas tant les ramener à
l’expérience, mais examiner leur discours même : si nous trouvons que ce
sont de « beaux parleurs », c’est bien aussi qu’ils disent quelque chose de
juste.
On peut bien insister sur la critique des experts, mais il importe de saisir
ce qui est en jeu dans cette critique, et qui concerne l’écart entre ce que
nous faisons et notre pouvoir d’en rendre compte, autant que cet écart entre
ce que nous disons et le réel que ce discours prétend viser.
Qu’est-ce donc qu’un langage qui puisse toucher juste ?
Mais nous pouvons aussi mentionner la toute fin de ce dialogue fameux
qu’est le Ménon. Dans ce dialogue, Socrate veut établir que toute
connaissance est réminiscence. Pour ce faire il interroge un jeune esclave,
qui n’a jamais été scolarisé, sur un problème mathématique (le doublement
de l’aire du carré par comparaison avec le doublement de la longueur de son
côté). Il montre que le jeune esclave, à condition d’être bien interrogé, peut,
par lui-même, retrouver ce savoir.
L’ensemble de cette interrogation se conclut ainsi :
Ainsi l’écriture fait-elle de nous des gens qui pensent savoir, alors qu’ils
ne savent pas ; elle fait de nous des gens qui semblent savoir du fait même
que leur savoir est lu dans des livres et que cela leur suffit. Mais se
préoccupent-ils de dire par eux-mêmes ce savoir qui est dans les livres ? Se
préoccupent-ils encore de se le redire ne serait-ce qu’à eux-mêmes ? Bien
souvent non, car ils tiennent que ce sont les savoirs écrits qui sont, parce
qu’ils sont écrits, les vrais savoirs ; face à ces savoirs écrits, leur parole
n’est rien. Et pourquoi donc se les redire à eux-mêmes, ou se les remémorer
pour eux-mêmes ? Ces savoirs, du fait qu’ils sont écrits, ne sont-ils pas à
leur disposition à chaque instant ?
Ainsi l’écrit, les livres écrits, construisent-ils à leur façon cette notion
d’amatia : « tout est dans ce ou ces livres, pourquoi aurais-je besoin de le
savoir moi-même ou de l’avoir en tête ? » L’amatia n’a donc pas qu’un sens
psychologique ; plus exactement, on aurait tort d’y voir un simple défaut
individuel et interne. C’est plutôt un effet ou une expression, d’un certain
état du savoir et de notre rapport au savoir en tant qu’il dépend des modes
d’objectivation de ce dernier. Faut-il alors rejeter tous les livres et s’en tenir
à ce que l’on sait vraiment soi-même ? Ou faut-il plutôt réfléchir à ce
rapport aux livres, cette relation des livres à nous-mêmes ? Qu’en est-il
enfin des « cultures orales » ou d’un « rapport oral à la culture » ? Quelle
sorte de rapport au savoir cela construit-il ?
Pour finir, il faut mentionner l’aspect le plus visible et certainement très
décisif de cette notion. Lorsque Socrate dialoguait avec ses concitoyens, il
faisait voir et aussi comprendre qu’entre la question qu’il posait de la
définition et ce que répondaient ou comprenaient ses interlocuteurs, il y
avait un malentendu : lui cherchait une définition, eux, au moins au début
des dialogues, proposaient des exemples, et des exemples pris à leur vie
même ou leur quotidien. Tous les dialogues dits socratiques, au moins à leur
début, soulignent et explicitent ce malentendu, pour le dépasser, ce par quoi
Socrate est pédagogue. Savoir donc n’est pas la même chose que donner des
exemples particuliers. Et celui qui a des exemples en tête, et même les bons,
ne sait pas alors qu’il croit savoir. Nous l’avons déjà vu plus haut dans notre
analyse de l’abstraction.
Ce qui est en question ici c’est l’aspect logique de l’amatia : un
exemple dit-on, ce n’est pas un concept ou une définition. Il est nécessaire
que cette distinction logique soit clarifiée pour ceux qui discutent et pour
ceux qui veulent enseigner.
Toutefois, et il faut le souligner, les dialogues de Platon montrent autre
chose : ce ne sont pas seulement les exemples singuliers qui sont
insuffisants, ce sont aussi les images un peu générales, les concepts
généraux, et même les définitions. Ce n’est pas parce que je dispose d’une
définition que « je sais », et la croyance que l’on a une définition peut aussi
être un obstacle au savoir. Dans certains cas sans doute (lorsque ma
définition est telle que je peux construire avec elle la réalité de l’objet), il y
a identité entre définition et savoir. Mais est-ce généralisable à tout objet ?
Ou bien n’est-ce là que la propriété de certains objets (à savoir les objets
mathématiques, l’étymologie de ce dernier terme renvoyant précisément à
« ce que l’on sait » ?)
Comme on le voit, cette forme d’ignorance qu’est l’amatia n’est pas
une notion marginale, anecdotique de la réflexion de Platon. Elle intervient
très régulièrement et est une pièce maîtresse du vocabulaire de sa
philosophie. Son enjeu n’est rien d’autre que la question du « désir de
savoir ou du désir d’apprendre », en tant que l’on ne saurait en aucune
façon le tenir pour une donnée immédiate. Nous allons en retrouver le motif
dans les divisions suivantes.
Avant d’y venir, il me semble important de pointer la chose suivante :
l’étranger, dans ses divisions successives, ne fait pas qu’analyser une
notion, il rend compte aussi d’un parcours temporel ou d’une expérience
qui est celle des « éducateurs ». Dans un premier temps on fait comme si la
transmission allait de soi, que le langage n’avait que le statut de moyen.
C’est le présupposé, et encore une fois, il n’est en rien critiquable de vouloir
former des gens habiles, d’aider les enfants et souvent aussi les adultes, à
sortir de leur gaucherie et ainsi s’efforcer de construire des habiletés
diverses. Mais, c’est ce que semble dire Platon ici, à un moment donné, on
rencontre quelque résistance, on se heurte à quelque obstacle : on a beau
expliquer, prévoir, construire le mieux possible ses progressions, avoir les
meilleurs objectifs, certaines choses ne passent pas ou ne semblent pas
passer. Il y a de la « résistance », les élèves « résistent » à ce que éducateurs
et professeurs veulent leur transmettre, ils semblent ne pas vouloir la bonne
nourriture que ceux-ci prétendent leur donner. C’est cette résistance-là qui
va donner lieu à la pédagogie, ou à une autre détermination du rapport entre
enseignant, élève, savoir, non plus tant centrée sur le savoir ou le savoir-
faire, mais plutôt sur l’élève comme tel et ce qui « en lui » fait obstacle.
La pédagogie est en quelque sorte « provoquée » par les résistances des
élèves, la résistance consistant à « croire savoir alors que l’on ne sait pas ».
Qu’est-ce qui se passe alors ? Quelle est cette « intériorité » qui surgit
alors ? Nous allons voir que ce qui commence là n’est pas sans danger et
que la route qui s’annonce ici n’est pas simple. C’est pourtant la route de la
pédagogie.
La réfutation ou maïeutique
Cette autre voie, c’est ce que l’étranger nomme réfutation, et cette fois,
comme avec la notion d’amatia, nous avons affaire à une notion technique
de la philosophie platonicienne. En effet ce n’est rien d’autre que la
méthode socratique, du moins pour partie, que ce terme définit.
De quoi s’agit-il ?
La méthode de réfutation est une méthode qui se donne pour objet les
représentations ou les opinions diverses que nous nous faisons sur telle ou
telle réalité.
RASSEMBLER
Le pédagogue, en tant qu’il est celui qui « réfute », est quelqu’un qui
d’abord se préoccupe de rassembler, ou de collecter ces opinions.
Initialement dit l’étranger, les opinions sont errantes, c’est-à-dire qu’elles
n’ont pas de lieu où se rassembler ou se regrouper, pas d’objet sur lequel et
à propos duquel elles diraient quelque chose. Nous avons des pensées ; nous
pensons certaines choses ; de là à dire ou à nous faire dire, que nous
jugeons ainsi de telle ou telle chose, il y a un pas. Il faut d’abord
rassembler, collecter, et ainsi s’assurer que ces pensées ont bien un référent
commun. Ensuite, on peut examiner.
Si ce premier travail n’est pas simple, si on ne saurait le considérer
comme donné, c’est aussi parce que les individus qui apprennent ou à qui
l’on veut enseigner soit ne savent pas grand-chose de ce qu’ils pensent, de
ce qu’ils pensent vraiment pourrait-on dire, de ce qui est vraiment leur
opinion, ou soit ne tiennent pas particulièrement à le dire : c’est ce qu’ils
pensent, ce à quoi ils sont attachés, et ils ne souhaitent pas particulièrement
que l’on se mette à l’examiner. Il n’y a ainsi nulle évidence, nulle facilité,
mais aussi aucune obligation à dire « ce que l’on pense », et à n’importe
qui. Il faut au minimum un certain climat ou relation de confiance qui
permet une telle « spontanéité ou sincérité ». Pourquoi dirais-je ce que je
pense à n’importe qui ? Mes pensées, mes jugements, pense-t-on, sont de
l’ordre du privé : ce sont mes pensées, mes opinions. Pourquoi me faudrait-
il les dire ?
Enfin, et cette dernière raison peut sembler s’opposer à la précédente,
nous disons souvent, à la suite de certaines critiques : « ce n’est pas cela
que je voulais dire, mais plutôt ceci. » Nous expérimentons plus
généralement un certain écart entre ce que nous pensons être notre
conviction et ce que nous disons : le langage peut nous trahir, ou mal nous
dire, et nous n’aimons guère cela. S’il faut donc vraiment dire ce que l’on
pense, si cela est requis pour l’examen, il faut aussi pouvoir tenir cet autre
motif que, une fois dit, une fois articulé à une proposition, « ce que l’on
pensait vraiment », pourra sembler différent de cette proposition. « Ce que
l’on pense » va être mis en examen. Qu’est-ce qui fait que nous acceptons
son jeu, c’est-à-dire le jeu de nous redire ou du dire autrement ? Il y a donc
un jeu qui, subjectivement, n’est pas facile à accepter. Il faut à la fois être
attaché à ce que l’on dit, ne pas dire tout de suite par exemple que cela a été
dit en l’air. Mais en même temps il faut accepter et s’attendre même à ce
que nous disions soit critiqué ou malmené. Être attaché donc, mais sans
l’être complètement ; être attaché et pouvoir se détacher ; se reconnaître
comme attaché, et pouvoir se détacher.
Autrement dit, et pour saisir ensemble ces deux points : qu’est-ce qui
fait que nous acceptons à la fois de dire « ce que nous pensons », selon
l’exigence d’une certaine sincérité (« c’est bien cela que je pense, que je
suis prêt à défendre ») et en même temps de l’examiner, de le mettre en
question et ce faisant, de nous mettre nous-même en question ? Il est facile
de dire : « non, ce n’était pas cela que je pensais », et ainsi de nous dérober,
et à nous-mêmes, et à l’examen. Tantôt nous entrons spontanément dans ce
jeu, tantôt, et le plus souvent lorsque nous avons l’impression d’être devant
une quelconque autorité, à l’inverse nous ne souhaitons nullement y entrer.
Qu’est-ce qui fait que nous acceptons le jeu d’une certaine sincérité (« c’est
bien cela que je pense ») tout en acceptant l’examen ? Il faut à la fois que
nous acceptions de dire : « c’est bien cela que je pense, c’est ce que je crois,
c’est ma vérité » (alors que ce n’est qu’une proposition, à laquelle nous
pourrions ne pas nous identifier) et « je suis prêt à l’examiner ». Il faut donc
avoir reconnu telle ou telle proposition comme étant la sienne et n’étant pas
la sienne et ses pensées comme étant « ses pensées », ses pensées propres et
privées, mais aussi autre chose que cela : des pensées dont on peut discuter
et tout aussi bien qui sont en nous sans être nous, ou qui sont « venues en
nous ». « Jouer le jeu » de la sincérité pourrait-on dire ; accepter et ne pas
accepter de s’identifier à une proposition donnée. Ce que je pense comme
m’étant propre a pu aussi me venir d’ailleurs : le jeu de l’examen a des
implications subjectives.
FORMALISME
L’EFFET DOUCEUR
L’étranger va encore plus loin, en disant que de cette opération de
purgation on ressort avec moins d’orgueil, moins de dureté avec les autres.
Bref, cette opération de purgation a des effets très positifs, et en particulier
une plus grande douceur tant à notre propre égard qu’à l’égard d’autrui. On
ne voit pas pourquoi et comment de l’expérience que tout le savoir que je
croyais avoir est inconsistant, pourrait résulter de tels effets positifs. Tout au
plus me voilà passif devant ceux qui enseignent. Pourtant, comme le dit
l’étranger, il y a des effets positifs dans ce vide.
On retrouve une semblable affirmation à la fin du Thééthète où Socrate
entend préciser la fin de son art de la maïeutique : « Si tu demeures vide, tu
seras moins lourd à ceux que tu fréquenteras, plus doux aussi, parce que,
sagement, tu ne t’imagineras pas savoir ce que tu ne sais point. C’est là
toute la puissance de mon art » (210c).
On peut donc et l’on doit même risquer l’expression de « vide positif ».
C’est d’ailleurs quelque chose que les professeurs n’ignorent pas. Il y a
des effets de type moral (devenir plus doux, moins cassant, moins
orgueilleux) à ce qui se présente comme un pur exercice intellectuel. C’est
là, à nouveau, un savoir d’enseignant : critiquer un travail d’élève, dit-on
souvent, ne doit pas avoir pour fin, ni pour effet, de le « casser », de le
détruire ou de l’humilier, mais au contraire de lui permettre d’aller chercher
un peu plus loin. Il y a ainsi plusieurs façons de faire le vide, mais aussi
plusieurs vides, avec des sens tout à fait différents. La critique ou les
évaluations doivent être « positives » comme on dit, non pas briser les
individus, non pas annuler leur prétention de savoir, mais leur permettre
l’examen d’eux-mêmes autant que l’examen de leur prétention. La
critique » ou l’opération qui prétend faire le vide en débarrassant celui qui
apprend de ses fausses opinions aussi bien que de « l’opinion de science »,
a pour but de faire émerger un désir de savoir, un souci d’apprendre.
Comment ? Là est la question de la pédagogie. Comment sort-elle d’une
simple bonne intention et se donne-t-elle les moyens de ce « vide positif » ?
Au moins est-ce dans cette direction qu’il est possible de lire autrement
la formule de l’étranger parlant de ces opinions qui « fermaient les voies de
l’enseignement ». Dans un premier temps, nous l’avons lu dans une
perspective didactique : l’âme, désormais vide de toute opinion préalable,
pouvait s’ouvrir à l’enseignement. À la place des faux savoirs, viennent
maintenant les vrais savoirs, qui auront leur bonne place dans l’âme. Qui
sera dès lors bien conduite. Mais maintenant, nous pouvons entendre
autrement cette expression : les voies du savoir sont libérées pour celui qui
apprend, dit l’étranger. Cela ne veut pas dire qu’il doit simplement écouter,
ou seulement écouter. Même si ce n’était que cela, il faudrait au moins avoir
libéré un désir d’écouter qui puisse rendre possible et productive cette
écoute. Mais il semble bien que l’étranger veuille dire plus. Nous l’avons
vu dans le texte du Ménon mentionné plus haut : ce dont la maïeutique est
supposée nous libérer c’est d’un croire savoir en général pour laisser la
place à un désir de savoir autant qu’à une disposition à chercher. C’est cela
qui est l’effet, ou devrait être l’effet de ce vide positif. Il faudrait dire
encore qu’à reconnaître un tel « vide positif », on dépasserait la position
didactique. En effet, le croire savoir en général implique une adhésion au
vrai, ou encore la croyance qu’il y a des vraies représentations et qu’il
importe de les avoir en tête. Cela, c’est la position didactique. Or, qu’est-ce
donc que ce « vide positif » : est-il le préalable d’un nouveau plein (position
didactique) ou amorce-t-il un autre rapport à soi-même autant qu’au savoir,
un rapport libéré de l’idée même qu’il y aurait un savoir ou que, comme le
dira Hegel plus tard, le savoir serait quelque chose comme une pièce de
monnaie dont il est possible de nous assurer tout à fait et d’avoir au fond
bien en main.
Comment alors comprendre et construire la possibilité de la pédagogie
contre son inclusion dans la didactique, contre et en dehors de la distinction
supposée fiable du vrai et du faux ? Comment pouvons-nous comprendre
cette notion d’un vide positif, créant, suscitant, appelant quelque désir
d’apprendre ? Sans doute n’est-il pas autre chose que le doute, si douter
n’est pas rejeter, mais bien conserver dans son esprit, pour examiner. C’est
toujours « de quelque chose », que l’on doute.
Déjà le texte peut nous mettre sur la voie. Il note en effet, quoique
discrètement, que l’effet de la réfutation touche tant le patient que
l’auditeur. Pourquoi, ici, ce terme d’auditeur ? À quoi renvoie-t-il ? Certes,
on peut imaginer que la discussion avec le patient se fasse devant d’autres
qui écoutent, et prennent plaisir à cet entretien. Ils voient les convictions
d’autrui, ils prennent plaisir à la critique, et cela d’autant plus qu’ils ne sont
pas eux-mêmes sur la sellette. Des idées pourraient leur venir : ils
pourraient par exemple dire que celui qui est interrogé répond bien mal, et
qu’ils aimeraient eux, monter sur scène et entrer dans la joute. Ce sont là
des possibilités attestées dans les dialogues socratiques. L’interrogation que
Socrate mène se fait d’une part toujours devant d’autres qui écoutent, et
d’autre part elle éveille régulièrement chez certains le souhait de monter
eux-mêmes sur scène et d’argumenter – rivaliser avec Socrate. Cela peut
sembler très original. Pourtant, il suffit de mettre des enfants en position
d’en regarder d’autres faisant ce qu’eux-mêmes auront à faire bientôt, pour
susciter et ce type d’attention, et cette tentative de monter sur scène pour
faire soi-même. Ce dispositif scénique est ainsi par lui-même producteur
d’initiatives. Mais au-delà de cette première explication, on peut aussi
avancer que c’est le patient lui-même, celui qui est interrogé, qui commence
à se voir, à s’entendre. Socrate, ou l’étranger lui réfléchit ce qu’il dit, de
telle sorte qu’il devient auditeur de lui-même : est-ce bien cela que tu dis ?
Cette question toute simple crée l’auditeur, crée l’examen de soi. Il y a donc
deux possibilités pour l’audition : la première qui renvoie à un public
susceptible d’intervenir ; la seconde qui renvoie à l’individu lui-même
susceptible de se voir et de s’écouter. On peut avancer que la force du
dispositif, sa puissance de susciter de l’examen, tient au fait qu’il n’y a pas
à choisir entre l’une ou l’autre dimension : elles s’épaulent l’une l’autre.
Parfois je n’ai pas envie d’être interrogé, ou je sens que je ne le peux pas ;
parfois, je suis prêt, ou je me dis que je suis prêt, et que je peux monter sur
scène. Parfois je laisse les autres, je regarde, j’attends, j’observe surtout et
j’écoute ; parfois je monte moi-même sur scène et je m’essaie. Je ne suis
pas toujours obligé de dire ce que j’ai en tête, je peux me cacher. L’initiative
est protégée, et parfois il me faut me lancer et dire que je suis prêt.
Ainsi, ce qui est peut-être en jeu dans ce nouveau rapport, ce n’est pas
tant de faire un vide dans lequel on verserait le bon savoir, mais c’est plutôt
de rendre possible le jeu tendu de l’examen.
S’il s’agit de pédagogie et non plus de didactique, on dira alors la chose
suivante : la pédagogie naît lorsque naît une scène commune où il devient
possible à tout un chacun autant de se dire que d’écouter, autant d’écouter et
de se dire. Tantôt je suis sur la sellette, tantôt c’est l’autre que je vois. On a
ainsi souvent réduit la maïeutique platonicienne à une sorte de jeu à deux, et
certes Socrate dit bien des choses qui vont dans ce sens : c’est ton avis que
je souhaite entendre, non les avis communs et réputés bons. Mais ce rapport
à deux est toujours situé par Platon dans une scène, où d’autres regardent et
écoutent ce qui se passe, où certains montent sur la scène après avoir écouté
et parce qu’ils pensent qu’ils ne feront pas les erreurs de celui qu’ils
écoutaient.
L’analyse des dialogues dits socratiques permet de mieux l’établir, car
les différences avec le résumé que nous avons ici de la réfutation sont tout
de même assez nettes.
Il remarquait tout d’abord que pour enseigner quoi que ce soit il faut
partir, ou repartir, des essais des élèves : « Je voudrais bien que le Paluel et
le Pompée [deux maîtres de danse de son époque], nous apprennent à faire
des cabrioles à les voir seulement faire sans nous bouger de nos places
comme ceux-ci [les maîtres d’école] veulent instruire notre entendement
sans l’ébranler [le mettre en mouvement]. » Il use ici d’une figure de style
qui souligne l’absurdité à vouloir enseigner quoi que ce soit sans d’abord
nous faire bouger et sans ébranler notre jugement.
Ainsi le premier problème pour celui qui entreprend de former est que
ses élèves fassent quelque chose et bougent d’eux-mêmes ; à moins de cela,
disait-il, on ne fait rien. Si cela était pour lui une évidence pour les
exercices physiques, cela devait en être aussi une pour les exercices
psychiques, à savoir la formation du jugement.
Il en donne cette image qui en explicite pour partie l’enjeu :
Je ne vis jamais père, pour teigneux ou bossé que fût son fils, qui
laissât de l’avouer [de le reconnaître pour sien]. Non pourtant,
s’il n’est du tout enivré de cette affection, qu’il ne s’aperçoive de
sa défaillance ; mais tant y a qu’il est sien. Ainsi moi, je vois
mieux que tout autre, que ce ne sont que rêveries d’homme qui
n’a goûté des sciences que la croûte première, en son enfance, et
n’en a retenu qu’un général et informe visage. (…) Quant aux
facultés naturelles qui sont en moi, de quoi c’est ici l’essai, je les
sens fléchir sous la charge. Mes conceptions et mon jugement ne
marchent qu’à tâtons, chancelant, bronchant et chopant
[trébuchant] ; et quand je suis allé le plus avant que je puisse,
cependant ne me suis-je aucunement satisfait ; je vois encore du
pays au-delà, mais d’une vue trouble et en nuage, que je ne puis
démêler.
Tout d’abord du point de vue de ceux qui sont formés. Ils ont compris
plus ou moins ce qui était attendu d’eux ; ils sont aussi plus ou moins
intéressés ; dans tous les cas ils ont fait quelque chose, en fonction de ce
qu’ils croyaient et pensaient ; parfois même ils n’ont rien voulu ou pu faire.
Reste que, s’ils ont fait quelque chose, ils ne savent pas trop ou pas
forcément si cela va ou non ; ils ont tenté de répondre à une question ou une
consigne, mais ils ne savent pas trop s’ils ont raison ou non. Ils ont étudié
tel texte, et veulent maintenant écrire dessus ; ils ont le projet de construire
tel objet, et ils ne savent pas trop si ce qu’ils font va dans la bonne
direction. « C’est le professeur qui sait et qui dira », disent-ils, ou pensent-
ils. La notion d’essai dit cette incertitude de la réponse. Essayer, c’est ne
pas savoir dans quoi on s’engage, et par conséquent hésiter, mais y aller tout
de même.
Encore faut-il préciser. Il y a plusieurs façons de se dire : « c’est le
professeur qui sait. » Il y a plusieurs façons d’être incertain. Une chose est
de se dire et même de dire au professeur : « voilà ce que j’ai tenté, je te le
montre » ; autre chose est de se dire seulement pour soi ou d’avoir en tête :
« de toutes les façons c’est le professeur qui sait. » Dans le premier cas j’ai
tenté quelque chose, je me suis posé quelques questions, j’ai réfléchi, et j’ai
entrepris quelque chose, que je propose au professeur. Il est attendu que
c’est quelque chose de particulier d’un côté (ce n’est que ma réponse) et
d’amendable. Dans le second, j’ai fait quelque chose sans plus et j’attends
que l’on me dise si c’est bien ou non.
Certes, dans les deux cas l’élève prête au professeur un savoir plus
grand que le sien, mais son rapport à ce savoir autant qu’au professeur
change. Dans le premier cas, il pense qu’il pourra partager et comprendre
les remarques du professeur, il attend des précisions sur ce qu’il a fait ou
commencé de faire et le savoir a le statut de quelque chose qui peut être
montré. Il se dit : « ce sont là mes essais ; je sais bien qu’ils ne sont pas
complets, mais ce sont mes essais et tentatives ; au professeur de me dire ce
qui va ou ne va pas, et de me le montrer. » Dans le second, c’est tout autre
chose : il attend une validation, qui lui dira si ce qu’il a fait est bon ou non,
en sorte que le juge demeure extérieur et qu’il n’a pas besoin de s’exposer
selon des raisons. L’action ne s’articule pas à de la réflexion : elle est là,
bonne ou mauvaise. L’élève a souhaité se conformer.
Ces deux formules dont je suis parti et qui m’ont permis de différencier
la formule initiale (« c’est le professeur qui sait ») ne s’opposent nullement
comme autonomie et hétéronomie. Dire que je ne suis pas sûr de moi, que
je ne suis pas tout à fait sûr de ce que j’essaie, et que j’attends ou quête
impatiemment non pas tant l’approbation mais bien l’avis du professeur sur
ce que j’ai fait, n’est absolument pas dire que je ne suis pas autonome. Je
crois même que c’est le contraire. En effet, le produit, l’activité ont du
moins une consistance : c’est ce que l’on aura fait, à propos de quoi on
demande son avis au professeur, comme avis circonstancié. Aussi,
l’opposition autonomie – hétéronomie, si l’on entend par là soit que je ne
dépends que de moi ou que de l’autre pour dire la valeur de ce que j’ai
entrepris, ne semble pas ici pertinente ; elle ne nous permet pas de saisir le
type confiance, de rapport à soi et à autrui qui est en jeu ici.
Pour Alain, le faire et le souci de bien faire sont des choses différentes
et qui s’excluent. Il prête cette parole-là au maître s’adressant à l’enfant :
« Il n’y a qu’une chose qui importe pour toi, c’est ce que tu fais. Si tu le fais
bien ou mal, c’est ce que tu sauras tout à l’heure ; mais fais ce que tu
fais 4. » Le maître est ici celui qui neutralise la question du bien ou du mal
faire, en tant qu’elle empêche le pur et simple faire. Si l’on souhaite que
l’enfant fasse et qu’il s’essaie, il faut pouvoir neutraliser l’inquiétude du
bien faire. Il allait même plus loin en disant ceci : « J’irais jusqu’à dire
qu’en tout travail le désir de bien faire doit être usé d’abord 5. » Le désir de
bien faire est aux dires d’Alain le principal obstacle à la possibilité même
de faire. À nouveau, la représentation de l’action nous domine.
Une telle idée peut sembler étrange. Les adultes en général sont
soucieux de bien faire, ou de bien faire leur travail. Comme toute une
sociologie contemporaine l’a montré, on doit tenir pour important et même
vital ce souci de « bien faire son travail », ou ce que l’on appelle
« conscience professionnelle ». Ceux qui pour diverses raisons sont
empêchés ou croient être empêchés de « bien faire leur travail », souffrent.
Mais ces adultes au travail savent et peuvent rendre compte également des
raisons de faire ainsi plutôt qu’autrement. Ce n’est pas seulement la routine
qui parle en eux, mais le savoir de leur métier, autant en lui-même que dans
son rapport à d’autres métiers. Pour eux, le bien-faire a clairement le sens
d’un agir professionnel déterminé.
Pour l’enfant, ou pour celui qui apprend, il en va tout autrement. Le
désir de bien faire est, et est seulement, le « désir de bien faire », une pure
intention, ou une pure prétention, une pure impatience. Ils prétendent
justement, et veulent tout de suite bien faire. C’est bien ce que vise Alain
ici, une sorte d’impatience enfantine, une sorte d’élan et d’enthousiasme qui
s’imagine que la chose est facile au risque de déchanter rapidement. Tout
apprentissage enfantin ferait naître un double mouvement : « Deux
jugements faux dans tous nos essais. D’abord nous pensons que la chose est
très facile ; et après un premier essai, nous jugeons qu’elle est impossible. »
Avec une telle formule, Alain a bien pour intention de critiquer ce que
l’on nomme l’impatience enfantine. Lorsque nous pensons à une telle
impatience, c’est pour rappeler l’importance de l’exercice et de la
temporalité propre aux exercices et au montage des habitudes. Certes il
s’agit d’une temporalité longue, difficile, sur laquelle il insiste très
régulièrement dans ses analyses. Mais il prétend aussi restituer une
expérience de l’apprentissage : d’abord l’enthousiasme, l’élan,
l’impatience, et qui pourrait reprocher cela aux enfants, qui pourrait se
plaindre de ces mouvements initiaux, qui n’a jamais senti qu’il pouvait en
avoir besoin ? Puis abattement, découragement devant la difficulté. Il dit
même que cette expérience double peut être refaite par la comparaison :
« Le spectacle de ceux qui sont déjà avancés fortifie d’abord notre courage,
mais presque aussitôt le ruine par une comparaison qui écrase 6. » Ainsi ce
qui est significatif pour lui n’est pas l’impatience, mais la succession
alternée de l’enthousiasme et de l’abattement, qui finit toujours par
l’abattement.
Les enfants démotivés à l’école sont justement ceux qui ont un peu trop
fait l’expérience de cette alternance : de l’espérance à l’abattement et qui
n’espèrent plus pouvoir en sortir.
Or, c’est là que le maître intervient, c’est là qu’il y a quelque chose
comme un maître. Peut-être pour nous imposer la patience face à nos élans,
mais aussi nous relever de notre abattement : « C’est pourquoi la curiosité,
le premier élan, l’ardeur de tout commencement ne promettent pas
beaucoup aux yeux du maître ; il sait trop que ces provisions seront
promptement dévorées ; il attend même que le désespoir et la maladresse
soient en raison de la première ambition, car il faut que toutes ces choses
d’entrée, bonnes ou mauvaises, soient enterrées et oubliées ; alors le travail
commence. C’est pourquoi, si l’on travaille sans maître, les essais prennent
fin juste au moment où le travail devrait commencer 7. » Les essais doivent
donc être repris, et c’est cela qu’Alain nomme travail.
Ainsi le maître intervient-il et n’est légitime à intervenir qu’à ce
moment-là. Ce qui le constitue comme maître est cette intervention. Ce qui
doit être enterré toutefois, ce ne sont pas nos essais comme tels, mais bien
nos jugements sur nos essais. En deçà de tes jugements, voyons donc ce que
tu as fait, ni si brillant sans doute que tu l’espérais, ni si honteux. Ainsi
commence l’attention au travail lui-même, ce que l’on aura fait, l’inspection
de ce qu’il y a à faire, ce que l’on pourrait faire.
On comprend alors pourquoi Alain parlait initialement de deux
« jugements faux sur nos essais ». Le problème ne tient pas en effet à nos
essais et tentatives mêmes, mais bien à nos jugements sur eux. Nos essais
peuvent donc être repris, ou s’ils ne sont ni si brillants ou si insuffisants que
nous le pensions initialement, ils n’en sont pas moins un pas, une tentative.
Ils sont des tentatives à reprendre, à examiner et reprendre. Tentatives
qu’exprimait la formule plus haut : « voici comment j’ai compris, voici ce
que j’ai fait ; je ne sais si c’est bien ou mal, mais c’est ce que j’ai compris et
crois pouvoir faire ; tu me diras si cela va ou non. » Pour simple qu’elle
soit, cette phrase est je crois assez rare et l’enjeu de l’essai n’est rien d’autre
que cette possibilité de se dire cela. Si le maître a quelque fonction, c’est de
libérer l’enfant de cette vision morale de son travail. Ainsi le maître est-il
pour Alain celui qui nous permet d’entrer dans une temporalité à la fois plus
continue, plus constructive et plus inventive aussi : la poursuite de nos
essais. Il ne tient pas pour rien nos essais, mais repart d’eux, nous oblige à
repartir d’eux et construit par là autant la temporalité répétitive de notre
travail que celle de nos essais et tentatives.
Libérer ceux que l’on enseigne du souci de bien faire, neutraliser la
question du bien faire, c’est donc libérer les enfants d’une première
expérience de l’apprentissage, ce battement et enchaînement entre
enthousiasme et abattement. Par là on introduit une nouvelle temporalité
plus lente et constructive autant qu’inventive. C’est ainsi que l’on peut
comprendre cette phrase qui vient ensuite dans ce Propos 6 : « Le désir vise
trop loin, et gâte l’action présente en y mêlant celle qui suivra. (…) Je veux
expliquer par là que la patience consiste à se passer de preuves ; et
l’épreuve, en tout sens, signifie cela. Ainsi le mot des impatients est-il
toujours qu’ils ne retiennent rien, qu’ils ne font pas de progrès, que tout est
difficile. »
Toutefois ces formules disent autre chose et ne s’adressent pas
seulement aux enfants, ou au maître pour qu’il les fasse valoir auprès des
enfants. Elles disent aussi un certain sens de notre rapport à l’action. Pas
seulement les enfants, mais nous-mêmes. Il y a quelque chose qui empêche
l’action ou qui lui nuit. Et ce quelque chose tient à notre visée. Comme si,
loin de simplement faire, nous étions attentifs et comme portés, par l’effet
que nous voulons atteindre, l’effet que nous voulons faire ou encore la
preuve que nous atteignons bien. Toujours dans l’action représentée, et non
dans l’action même.
C’est une cause d’inquiétude pour le professeur : il veut ou voudrait que
ses élèves comprennent, apprécient, s’intéressent. Il vise un tel effet, et
voudrait des preuves, voudrait sentir cet effet qu’ils font. Or c’est cette
inquiétude même, suggère Alain, qui nous détourne de notre faire. En effet,
tout orienté vers « l’effet » que nous faisons ou voudrions faire, nous
devenons beaucoup moins attentifs à l’effet que « nous faisons », ou plus
exactement à l’effet que peut faire ce que nous faisons. C’est comme une
maîtresse de maison recevant des amis, et qui voudrait s’assurer que ceux-ci
sont tout de suite contents et qui alors serait portée à donner trop, à faire
trop, pour s’assurer, se prouver que tout va bien. Mais par là même elle
négligerait « ce qu’elle a fait », le repas qu’elle a préparé, le salon qu’elle a
aménagé, les paroles qu’elle aurait aimé dire. Tout à l’angoisse de savoir si
elle « fait bien ou non », elle est portée à négliger « ce qu’elle a fait », ces
objets, ces lieux, ces mets, qui peuvent, ou non faire de l’effet. Elle veut
atteindre, s’assurer, se procurer des preuves et par conséquent elle ne laisse
pas ses préparatifs faire leur effet et elle les oublie un peu, les gâche, ne
porte pas soin à ce lieu, cette nourriture, ces choses et ces paroles, qui
viennent d’elle, et qui pourraient faire de l’effet et qui en font généralement
avec le temps. Le souci de bien faire n’est pas attentif à la naissance des
effets ; on vise l’étape suivante et surtout le résultat attendu, et par
conséquent on rate l’attention à ce qui naît, on rate son faire lui-même en
tant que des effets en peuvent naître.
Il y a donc curieusement un retour de notre souci, ou angoisse ou
inquiétude de « savoir si nous faisons bien », sur ce que nous faisons. Cette
angoisse, ce souci de savoir par avance, est justement ce qui nous détourne
de notre application sur notre faire même, et ainsi nous porte à le négliger.
Ce qui est en question n’est pas seulement ici un défaut ou une faiblesse
morale ou psychologique. Cette visée des effets au détriment de l’action
elle-même mobilise en particulier l’économie marchande et les exigences
de la production. Dès lors que l’essentiel est la cible, et la capacité de
l’atteindre, qu’importe que ce que l’on vende se révèle de qualité médiocre :
l’essentiel est d’atteindre la cible, de toucher et vendre au maximum à des
acheteurs sans mémoire, et dès lors ce que l’on vend devient assez
indifférent. Il ne s’agit pas seulement de faire pour voir ensuite si le produit
est acheté, puisque l’on ne se lance dans la production que si l’on sait par
avance que le produit sera acheté. Du même coup, on peut négliger ce
produit, ou sa qualité. Il suffit qu’elle soit minimale.
De même, les contraintes d’évaluation produisent des effets identiques,
lorsqu’il faut s’assurer des résultats, plutôt que se donner le temps de voir
les effets attendus naître d’eux-mêmes. C’est comme si un professeur avait
uniquement en tête des attentes de résultat, et non pas la familiarisation
avec le type de lexique, d’habitude, de mode de faire qu’il est en tant que
formé lui-même à une certaine discipline.
Ainsi, s’il y a bien chez Alain le souci même de l’apprentissage et de
son temps spécifique, si c’est même ce qui ressort le plus nettement
lorsqu’on lit ses commentateurs, il y a, me semble-t-il, autre chose, cette
confiance dans les premiers pas, cette attente des premiers pas et des
initiatives, sur quoi le travail du professeur peut se construire. Cette
deuxième dimension me semble plus nette lorsqu’Alain se préoccupe de
reprendre ce qu’il nomme la « leçon pragmatique » et lorsqu’il se
préoccupe de différencier le travail proprement scolaire du travail de
l’apprenti.
ÉCOLE ET APPRENTI
FORCER À L’ESSAI
Ces quelques phrases d’Alain exposent une méthode dont il dit plus bas
qu’elle est sans en avoir l’air assez difficile à pratiquer. Elles attestent que
les variations, les essais propres, soit fautifs soit inventifs, viennent au fond
aisément et spontanément. Il suffit de répéter, de vouloir répéter. Cet
exemple vaut par sa simplicité : ce serait encore plus vrai s’il s’agissait,
comme dans un atelier de peintre, de reproduire un modèle. Ce qui vaut
pour l’atelier de peintre, vaut aussi pour ce cas élémentaire.
Toutefois, et Alain le dit en passant, il y a une condition, me semble-t-il,
essentielle : initialement l’élève écoute, et ne fait rien, ne prend pas en note,
ne s’efforce pas de tout bien noter. Il écoute, et cherche à comprendre ou à
se traduire ce qu’il entend. Ce n’est qu’ensuite qu’il commence à écrire, et à
écrire ce qu’il s’est dit de ce qu’il a compris. C’est là que va naître ce mixte
de fautes et d’inventions qui va être le support du travail. C’est la notion de
matériau dégagée plus haut. L’idée est donc que l’on varie toujours lorsque
l’on répète et que vouloir reproduire avec exactitude exige de nous que
nous n’entendions pas, que nous n’écoutions pas, que nous ne pensions à
rien, ce qui demande un effort certain et contre nature. Il suffit de très peu
de choses pour qu’il y ait variations : il faut une différence initiale, entre ce
que l’on entend et ce que l’on comprend et le souci du maître de laisser
jouer et de provoquer cette différence. Il s’ensuit un écart qui est la
condition du travail : soin des inventions et correction des fautes.
Tout procède donc d’une différence initiale entre ce qui est là devant
moi et que je vois et ensuite, ce que je m’en dis, ce que j’en pense. Le
professeur joue sur cet écart, plutôt que de l’attribuer à l’inattention de
l’élève. L’attention est quelque chose qui se construit par la prise de
conscience des écarts entre un premier regard et ce qui est là devant moi.
Cet exemple est donc un peu plus que l’indication d’une méthode à
suivre. Il analyse le pouvoir ou la possibilité de la variation elle-même en
fonction d’une première différence. Comprendre, c’est toujours comprendre
autrement. Il suffit de faire exister, de faire jouer cette différence, pour que
le travail d’éducation puisse s’enclencher.
Il me semble que la didactique et la pédagogie modernes se sont
efforcées de saisir, avec la notion de problème, cet idéal pédagogique d’une
question posée susceptible de donner lieu à différentes réponses qu’il
s’agissait ensuite de comparer, confronter, analyser, tout en attestant que ces
réponses étaient les réponses mêmes du savoir, du moins que celui-ci
pouvait s’y retrouver. La force des problématiques, en tant qu’elle produit le
savoir lui-même. Ces pédagogues et didacticiens ont ainsi cherché eux aussi
à assurer cette notion d’essai, comme réponse circonstanciée et particulière
à un problème. Il n’était pas forcément nécessaire d’aller chercher si loin, et
au fond la simple reproduction d’un modèle engage déjà dans la variation.
Qu’ai-je vu, qu’ai-je entendu ? Était-ce bien cela qui avait été entendu ?
Nous disons des choses différentes, nous nous disons des choses différentes,
et pourtant en rapport avec ce que nous avons vu et entendu. Comment
comprendre, ajuster, cette diversité ? Cela que j’ai entendu était-il ou non
dans ce que j’ai entendu. Mais il est sans doute vrai que la didactique
contemporaine, par l’importance qu’elle a donnée à cette notion de
problème, voulait assurer la transmission d’un savoir donné par avance et
pour lequel le problème était calculé. Autrement dit elle se représentait par
avance ce qui devait sortir du problème et avait besoin d’une telle
représentation par avance. Il semble que ce n’était nullement le souci
d’Alain, comme si le fait même du matériau et le travail qui suit à propos de
ce matériau lui suffisait.
L’autre moyen de « forcer » à l’initiative concerne le temps et le jeu
avec le temps. Alain était tout à fait convaincu de la force créatrice de la
contrainte temporelle, ce qui peut étonner. Il écrivait en ce sens :
PRÉCISIONS
Critique de la compétence :
Reprenons les choses d’un autre point de vue, avec un texte de Pierre
Bourdieu.
Ce texte est un peu étrange car il semble en décalage avec ce que l’on
retient habituellement de cet auteur. Il commence par marquer l’équivalence
entre culture scolaire et culture savante :
« On le voit donc, il n’y a pas le moindre doute quant à la valeur de la
culture scolaire, qui est identifié à la culture savante ; bien au contraire,
même, le professeur de français est tout à fait dans son droit lorsqu’il tient
cette culture scolaire pour légitime et importante. » Le problème ne tient
donc pas à la valeur de cette culture scolaire-savante, mais il réside plutôt
dans la transmission des conditions de cette culture : dans les conditions
actuelles de cette transmission, seuls les enfants des classes favorisées
peuvent s’approprier cette culture.
Pourquoi en est-il ainsi et qu’est-ce qui fait que les enseignants comme
les élèves ne se soucient pas de cultiver les conditions de cette culture
scolaire ? C’est là que va jouer un certain imaginaire dans lequel la notion
de compétence se trouve prise.
L’intérêt pédagogique des étudiants originaires des classes les
plus défavorisées, qui ne s’exprime aujourd’hui que dans le
langage des conduites semi-conscientes, inconscientes ou
honteuses, serait d’exiger des maîtres qu’ils “vendent la mèche”
au lieu de mettre en scène une prouesse exemplaire et inimitable,
propre à faire oublier (en l’oubliant) que la grâce n’est qu’une
acquisition laborieuse ou un héritage social, au lieu de se tenir
quitte une fois pour toutes et pour toute l’année envers la
pédagogie en livrant des recettes dévalorisées par leur fin
étroitement utilitaires (les fameuses recettes pour la dissertation)
ou dévaluées par l’ironie qu’il y a à les transmettre en les
accompagnant d’illustrations magistrales irréductibles à leur
efficacité 21.
COMPÉTENCE ET IMAGINAIRE
L’étonnante réalité est que tout ce qui existe ou a existé sur terre
en fait de liberté, de délicatesse, de magistrale assurance, que ce
soit dans la pensée, dans le gouvernement, l’art de parler ou de
convaincre, ne s’est jamais développé aussi bien dans l’ordre
artistique que dans l’ordre moral que grâce à la « tyrannie » de
ces lois arbitraires ; c’est là, selon toute apparence, que se trouve
la « nature » et le « naturel », et non pas dans le laisser-aller 28.
*
* *
On se fait une curieuse et bien pauvre idée de la compétence lorsque
l’on suppose que le propre de l’individu compétent serait en quelque sorte
de savoir à l’avance à quoi il a affaire et ce qu’il a à faire. De nombreux
auteurs, anciens (les stoïciens et la thématique de « l’athlète de
l’événement »), modernes (Y. Clot) l’ont souligné, la compétence a un
rapport essentiel à l’inattendu, elle est une capacité de faire face à
l’inattendu, sur le fond d’un savoir accumulé dont nous ne disposons pas
explicitement. Cette formule de Dewey, où il cherche à expliciter ce qu’il
nomme la méthode individuelle du penser, et qu’il nomme confiance, dit
bien ce qu’est la compétence : « La confiance dénote la droiture avec
laquelle on va vers ce que l’on a à faire. Elle dénote non la confiance
consciente dans l’efficacité de ses capacités, mais la foi inconsciente dans
les possibilités de la situation. Elle signifie s’élever à la hauteur de la
29
situation . » Je reviens plus longuement sur cette citation dans le chapitre
suivant.
Dès lors nous voyons bien la conclusion : l’essai, l’initiative, est
l’expression même de cette confiance dans la situation, et j’ai cherché ici à
construire la thématique d’une subjectivité comme confiante. Qu’est-ce
donc et comment se construit, selon quel type de pratique une subjectivité
capable d’essai et d’initiative ? C’est cette question que j’aurai analysée
tout au long de ce second chapitre. Et de même que pour la subjectivité
douteuse du premier chapitre, on pouvait deviner que ce chemin était semé
d’embûches, de même ici j’ai cherché à montrer que ce chemin n’était pas
tout à fait simple et qu’il devait se tracer contre d’autres modalités
relationnelles. En particulier j’aurai insisté sur le fait que l’obstacle majeur
tient à un certain imaginaire de la compétence qui en fait nous tue, nous fige
et nous inquiète tout au long. Il faudrait être impeccable et tout ce qui ne
l’est pas est mauvais. Pourtant, nos essais montrent autre chose : ils sont, ils
sont bien là, ils sont nous en tant qu’ils révèlent une puissance d’initiative ;
ils sont aussi dans la mesure où nous les reprenons, les accompagnons, les
portons à plus de consistance interne. J’aurais également insisté sur le fait
que cette subjectivité essayeuse, ou cette révélation de notre puissance
d’agir, n’est pas donnée spontanément : il faut y être forcé (Alain), et il faut
aussi attendre longuement (Nietzsche). Là encore, comme dans le cas de la
réflexion c’est aussi le motif et le rapport à un certain vide qui définit la
subjectivité comme telle.
1. Montaigne, Michel de, Les Essais, Paris, Arléa, 1992, I, 26.
2. Ibid.
3. Montaigne, Michel de, op. cit., I, 26.
4. Alain, Propos sur l’éducation. Pédagogie enfantine, Paris, PUF, 1986, VI.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Alain, Pédagogie enfantine, op. cit., leçon 15.
9. Ibid. Je souligne.
10. Alain, Propos sur l’éducation, op.cit., no 29.
11. Ibid.
12. Alain, Propos sur l’éducation, op.cit., 37.
13. Alain, Propos sur l’éducation, op.cit., leçon 16.
14. Dewey, John, Éducation et démocratie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 249.
15. Gilles Deleuze spécifiait un âge moderne de l’esthétique en disant que la forme n’y
commandait plus. Ce qu’il fallait alors c’est examiner ce par quoi les premiers essais
« consistent », ou ont de la consistance. C’était là une façon de systématiser cette expérience de
l’essai. Voir « De la ritournelle », dans Deleuze, Gilles, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille
Plateaux, Paris, Minuit, 1995.
16. Jérôme Bruner, Savoir dire savoir faire, Paris, PUF, 1990, p. 263.
17. Ibid., p. 263.
18. Ibid., p. 264.
19. Ibid.
20. Je souligne. Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude, Les Héritiers, Paris, Minuit 1964,
p. 110.
21. Ibid., p. 111. Je souligne.
22. Il est étrange, mais très important, que Pierre Bourdieu, au début de son œuvre (Les
Héritiers) mais aussi à la fin (son travail sur Manet) fit de ce travail d’exercices la bonne
pédagogie, et cela sans aucune réserve. À la fin des Héritiers il en appelle à une pédagogie
rationnelle qu’il définit par le souci de transmettre aux étudiants les habiletés nécessaires au
travail universitaire. Cette orientation s’explique dans son texte par le constant mépris des
professeurs à l’égard des questions pédagogiques. À l’université, dit-il, il n’y a pas, ou il y a
bien trop peu de temps consacré aux exercices, et à la répétition des exercices, en tant que c’est
ainsi, et seulement ainsi, que peuvent s’acquérir les habiletés universitaires. Il analyse
profondément les raisons qui font que les étudiants, comme les professeurs, s’entendent
implicitement pour ne pas donner du temps à ces exercices.
Mais dans un de ses derniers livres, nous retrouvons exactement le même propos et la même
confiance en une pédagogie des exercices. Donnant son propre témoignage de professeur il
écrit : « Quand j’enseignais et que j’avais des cas désespérés de garçons qui, du fait de leur
origine sociale, n’arrivaient pas à écrire, je leur disais : “prenez une page de Kant pas trop
compliquée dans les Fondements de la métaphysique des Mœurs, ou une page de l’Avare de
Molière, etc., vous la prenez, vous la relisez et vous essayez d’écrire jusqu’à ce que vous fassiez
la même.” Et ils faisaient des progrès extraordinaires et très rapides dans l’écriture. Mais c’était
une posture tout à fait anormale. Nous sommes dans un enseignement du français qui est un
enseignement de la contemplation, qui repose sur une posture herméneutique et diacritique où il
s’agit de développer la capacité de discerner, de ne pas confondre Racine et Corneille », Manet,
Paris, Minuit, 2007, cours du 27 janvier 1999.
Lui qui fut si attentif aux questions d’inégalités et de leur reproduction dans l’école même,
pensait donc sans aucune hésitation que le temps d’exercice, où l’on s’efforce de refaire une
page de tel ou tel auteur soi-même, était bien le mieux à même de réduire les inégalités. Au
moins l’école cessait de renforcer leur jeu. Certes, à la différence d’Alain, il n’est ici attentif
qu’à la construction des habiletés, et pas vraiment à la dimension inventive de l’essai. En ce
sens, la pensée d’Alain me semble plus complète.
23. Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude, op. cit., p. 112.
24. Ibid., p. 113.
25. Lacan, Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits 1,
Paris, Seuil, 1966, p. 93-100. Toutes les citations proviennent de ce texte.
26. Clot, Yves, Le travail de l’homme, Paris, La Découverte 1995, p. 130.
27. Nietzsche, Frédéric, Gai savoir, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, t. V, 1967, Avant-
propos de la seconde édition, & 2.
28. Nietzsche, Frédéric, Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, t. VII, 1971,
§ 188.
29. Dewey, John, op. cit., p. 259.
CHAPITRE 3
À bien des égards, on peut avancer qu’un des mots d’ordre essentiel de
la pédagogie contemporaine tient au souci de prendre en compte les
différences. Quelle que soit la diversité des perspectives ouverte par ce
souci, la question est de savoir comment la didactique peut enfin prendre en
compte les différences individuelles, et ainsi cesser de croire que les mêmes
modes d’enseignement conviennent à tous, que les mêmes objets intéressent
tout le monde, qu’il est essentiel de faire partager les mêmes buts.
« Enfin », car il est désormais admis que « la pédagogie traditionnelle »
aurait longtemps ignoré ces différences individuelles ainsi que toute cette
diversité d’intérêts que nous sommes et sur laquelle elle devrait maintenant
s’appuyer. Ainsi ne discute-t-on plus du droit de cette tendance, mais
simplement de ses modes de réalisation.
Il faudrait, en outre, que la didactique s’ouvre à nos différences sociales
et à la variété de nos styles psychologiques. Ainsi faut-il qu’elle prenne en
compte les attentes diverses et les pouvoirs divers des élèves selon l’origine
des milieux sociaux, plutôt que de prétendre qu’une même pédagogie
convient à tous alors qu’en fait elle ne sert que quelques-uns, déjà préparés
par leur milieu social. Il faudrait aussi qu’elle prenne en compte les
surdoués, mais aussi les sous-doués, et qu’elle adapte ses rythmes à ces
différences ; il faudrait qu’elle soit encore accueillante à toutes les formes
de handicap. Tout le monde semble l’exiger, et en particulier les familles.
Ainsi, les différences seraient données, et toute la tâche de la didactique
serait de les connaître assez bien pour faire avec chacun ce qui convient. Il
doit et il devrait y avoir une recherche et une connaissance capables de nous
dire ce qui convient au profil de chacun. Chacun de nous est porteur d’une
différence, chacun de nous est porteur de sa propre norme, et il s’agit pour
la didactique (mais pas pour la pédagogie, selon nos analyses antérieures),
d’en tenir compte.
La querelle du postmoderne
L’INDIVIDU « POSTMODERNE »
PLASTICITÉ DES INCLINATIONS
Le rapport au monde
La thématique générale à travers laquelle Montaigne pense ce lien au
monde s’exprime dans son expression du « commerce des hommes », par
quoi on peut entendre aussi bien fréquentation et familiarité, qu’échange.
L’éducation s’effectue selon lui dans ce cadre en sorte que cette allure
princière entre aussitôt en relation, et est située dans un monde où son
éducation se fait. Il n’y a donc pas de sens de la séparer de cette « ouverture
au monde ». Peut-on en dessiner certains aspects ?
Il me semble que l’on peut extraire du texte de Montaigne, les trois
déterminations négatives suivantes.
LE RAPPORT AUX RÈGLES
La citation donnée plus haut met d’abord l’accent sur le fait que la
franche allure n’est pas nécessairement hostile aux règles. Comme le dit
Montaigne, le problème ne vient pas tant des règles elles-mêmes, que du
rapport aux règles : « on nous a tant assujetti aux règles que nous n’avons
plus de franche allure. Notre vigueur et liberté s’est éteinte. » Cette formule
ne critique pas l’existence même de règles, ni même notre rapport aux
celles-ci, mais un certain rapport à elles. Excessif, trop constant ou
systématique. Un usage tel que nous en finissions par penser que nous ne
pouvons bien faire qu’à suivre les règles ou encore que si nous laissons aller
nos propres initiatives, nous ferons forcément mal. Dans un tel cadre, les
règles ne sont pas ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour faire et
commencer à construire notre activité, elles sont plutôt des règles qui nous
disent par avance ce que doit être le résultat de nos actions. Elles
deviennent ainsi particulières et objectales, et non plus générales et
directionnelles. Elles ne sont plus des conseils à la fois généraux et précis,
qui nous permettent de nous lancer nous-mêmes dans l’activité, mais sans
nous dire pour autant à quoi doit ressembler notre travail. Dans le principe,
il n’y a donc en aucune façon exclusion mutuelle entre règle et prise de
risque. Dans de nombreux cas on peut même attester du contraire : c’est
bien la détermination de quelques règles générales ou directions et
précautions particulières, qui permettent un risque effectif, ou de faire par
soi-même sans être trop embarrassé d’autres choses. C’est seulement d’un
certain point de vue qu’il peut y avoir exclusion mutuelle entre règles et
prise de risque, et ce point de vue est ce que nous anticipons comme
conformisme.
Quoi qu’il en soit, cette allure princière n’est pas hostile aux règles.
LES HÉSITATIONS
LA CRITIQUE DE L’AMOUR-PROPRE
INVENTION ET FATUITÉ
LA NAISSANCE DE LA VALEUR
Postérité montaniste
Sans vouloir déployer toute la tradition qui commence ici 16, je voudrais
toutefois mentionner deux auteurs, dont la réputation n’est pourtant pas
d’avoir souscrit à quelque défense de l’individualisme. Mais si l’on montre
que l’un et l’autre furent pourtant attentifs à cette image de l’individu que
j’essaie de dessiner ici, alors on en aura d’autant mieux établi la légitimité.
Ces deux auteurs sont Kant et Dewey.
Cela pourrait étonner en ce qui concerne Kant, qui n’est pas
particulièrement connu pour avoir fait l’éloge de l’individualité, au sens où
nous l’entendons. Il y a même chez lui et dans ses réflexions sur
l’éducation, une critique de l’éducation princière : « C’est une faute
habituelle dans l’éducation des grands que de ne jamais leur opposer dans
leur jeunesse une véritable résistance, parce qu’ils sont destinés à
régner 17. » Ou encore : « Pour ce qui concerne l’éducation des princes, on a
bien souvent commis cette grande faute de ne point leur résister. » Kant
poursuit avec cette image si importante pour lui : « Un arbre, isolé au milieu
d’un champ, croît en se courbant et étend ses branches au loin ; en revanche
un arbre au milieu d’une forêt, à cause de la résistance que lui opposent les
arbres qui sont à côté de lui, pousse droit et tend au-dessus de lui à la
lumière et au soleil. » Cette image de la résistance sera reprise par Kant
pour penser la vertu de l’école publique (l’école où plusieurs enfants se
retrouvent) par rapport à l’école privée, pur préceptorat.
Le prince, l’enfant de prince, est donc l’enfant sauvage, qui ne rencontre
aucune résistance et par conséquent ne s’éduque pas. De là l’argument de
Kant en faveur d’une éducation publique qui, du seul fait que les élèves se
confrontent les uns aux autres, va cultiver leur mérite. On n’y a de valeur,
selon Kant, que par ce que l’on y fait. Nous avons vu comment Montaigne
était également attentif à ce point.
Pourtant, à côté de ce premier mouvement, il y en a un autre, où Kant
semble juger que le risque majeur de toute éducation est bien de rendre
l’enfant timide. Il y revient à plusieurs reprises tout au long de ses
remarques sur l’éducation, en particulier sous cette forme :
Tout est dit me semble-t-il dans cette formule. D’une part, la mention
d’un certain type d’œuvres, celles faites par ceux qui se contentent
d’observer et d’étudier la vie des hommes et s’efforcent par ce moyen de
régler la leur. « Ce ne sont pas les pires », dit Montaigne, et il faut sans
doute voir là une tournure rhétorique suggérant qu’à tout prendre il ne serait
pas mauvais de les fréquenter, au moins un peu. Mais d’autre part, c’est là
un style de vie parmi tous ceux possibles, et il faut le connaître au même
titre que les autres.
Les œuvres, leurs auteurs, ont bien une place, mais celle-ci est une place
particulière dans une vie qui est plus large et qui contient d’autres modes de
vie, et elle est également une place singulière, d’emblée marquée d’une
certaine valeur (« ce ne sont pas les pires »). Car c’est bien de cette place
que l’on observe et étudie la vie des hommes si bien qu’elle peut sembler à
la fois particulière (elle est dans le spectacle) et le lieu même d’où le
spectacle devient possible.
Mais quoi qu’il en soit de cette difficulté, Montaigne semble vouloir
toujours maintenir ce double geste de limitation et de singularité. Car s’il
peut dire que, « en cette pratique du commerce des hommes, j’entends y
comprendre, et principalement ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des
24
livres », par quoi il entend les livres qui nous entretiennent des « grandes
âmes du passé », en même temps ce n’est là qu’un aspect de ce commerce,
qui comprend la visite et la connaissance des pays étrangers, et par là
l’apprentissage de leur langue, la connaissance de tous les milieux sociaux
et culturels, autant là encore que de leurs dialectes propres et, comme nous
l’avons vu plus haut, toute une interaction avec le monde social. Les livres
et les œuvres, du moins ceux qui nous permettent soit de redoubler nos
expériences du monde, soit de fréquenter les grandes âmes anciennes, ont
bien une place, singulière, mais une place, et l’orientation de l’éducation est
plus large.
CONTINGENCE
LIEUX DE PASSAGE
C’est le commerce des hommes qui peut vraiment éduquer, tel est le
principe qui donne une orientation proprement didactique au texte de
Montaigne. L’école est l’école du commerce des hommes. Commerce doit
être ici entendu non pas seulement comme le commerce des biens, mais
aussi comme le commerce des âmes, des idées, des mots, des mœurs
encore, même de nos échanges avec les bêtes ; bref, des échanges entre
nous les vivants, quel que soit l’objet de ces échanges. Une des modalités
de ce commerce est les voyages.
Voici ce qu’en particulier en dit Montaigne : « Qu’on lui mette en
fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ; tout ce qu’il
y aura de singulier autour de lui il le verra : un bâtiment, une fontaine, un
homme, le lieu d’une bataille ancienne, le passage de César ou de
Charlemagne 25. » Quel est le commun de ces différents exemples qui nous
permettraient de saisir le concept de « singulier » (lieux singuliers) dont
parle Montaigne ? Le sens du singulier ici ne semble pas être ce qui
s’oppose au commun. Bien au contraire, les différents exemples renvoient
plutôt au singulier comme lieu de passage. Ainsi une fontaine est-elle un
lieu où les gens vont et viennent, se rencontrent, se séparent, échangent des
paroles. De la même façon, là où sont passés César et Charlemagne, là où il
y eut une bataille, cela fait histoire : nous nous en parlons, et là encore les
gens se parlent et se racontent des histoires. Ce sont des lieux mémorables,
en ce sens des lieux où se sont déposés nos souvenirs, des lieux qui ont fait
parler et continuent de nous faire parler ; des lieux de mémoire au sens où
notre mémoire est faite d’eux (non pas l’inverse, comme si nous avions
d’ores et déjà une mémoire dans laquelle nous mettrions ce que nous
voulons : au-delà et avant même une mémoire comme faculté, il y a ce qui
nous fait mémoire, ce qui nous fera une mémoire, ce dont nous nous
souvenons et qui nous constitue. Ce qui « fait » mémoire donc.) Il n’y a pas
de séparation abstraite entre une faculté et des contenus indifférents ; ce
qu’il y a, ce sont des choses qui se gardent en nous et nous font notre
mémoire ; des souvenirs comme tels, ce qui se retient. Le singulier est : un
lieu et un temps de passages et de souvenirs ; un lieu, une personne dont
nous parlons et qui fait mémoire, qui fit mémoire du moins, et qui fut objet
de parole.
Cette interprétation de la notion de singulier est en quelque sorte
confirmée par le passage sur les livres, suivant immédiatement celui
consacré aux voyages. Quels livres seront lus ? Non pas tous, mais d’abord
ceux où il est vérifié que chacun et beaucoup ont pu y trouver des biens
différents « J’ai lu en Tite-Live, écrit Montaigne, cent choses que tel n’y a
pas lues. Plutarque y en a lu cent, outre ce que j’y ai su lire, et, à l’aventure,
outre ce que l’auteur y a mis. À d’aucuns, c’est une pure étude
grammairienne ; à d’autres l’anatomie de la philosophie, en laquelle les plus
abstruses parties de notre nature se pénètrent 26. » Plus nettement encore :
« C’est les livres de Plutarque et l’étude des meurs à mon gré, entre toutes,
la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure. »
Sont recommandables, selon le critère de Montaigne, les livres,
ouvrages, objets d’étude, qui ont permis des lectures diverses et des
appropriations particulières ; beaucoup y sont passés et y ont trouvé leurs
biens propres, et cette expérience, présume-t-on, – et ce second critère est
tout aussi nécessaire que le premier –, peut être refaite. C’est à ce titre-là
qu’ils valent, non comme objet d’étude ; cette dernière n’est que le moyen
de cette appropriation, ou usage particulier, nullement la fin même. L’enjeu
est de pouvoir répéter des actes d’appropriation, et faire constater à
l’individu qu’il peut faire sienne une matière étrangère. Par là il fait
l’expérience qu’il prend à d’autres, que d’autres lui permettent donc de faire
ce qu’il fait, de dire ce qu’il veut dire.
Mais ce qui est clair dans ce passage c’est qu’à la diversité individuelle
peut répondre et répond de fait la diversité non pas seulement des œuvres,
mais des usages ou lectures de ces œuvres. Il y a des œuvres ouvertes,
comme aurait dit Umberto Eco, et l’enjeu est de les connaître comme telles,
c’est-à-dire d’en user à la façon d’un nouvel habit.
On peut donc ici isoler le bon objet didactique : c’est l’objet de passage,
cela dont on parle, cela qui fait parler, cela où beaucoup ont pu et trouvent
encore leur bien propre. Ce singulier c’est donc le bon objet didactique, car
on peut à la fois s’y situer soi-même et prendre connaissance de ce que
d’autres en ont dit et fait. Situer l’enfant aux carrefours ou aux échangeurs
comme dit aujourd’hui Michel Serres 27 et à sa suite Bruno Latour.
Cela n’exclut pas que certains de ces objets, qui « parlaient à
beaucoup », ne nous parlent plus ou ne soient plus en mesure de nous
parler. Cette question est forcément objet de discussion. Cela n’exclut pas
non plus que nous ayons à lutter : certains s’approprient ces lieux
singuliers ; ils s’en font les défenseurs et protecteurs exclusifs et normatifs ;
ou bien ils considèrent que leur appropriation, leur lecture est la seule bonne
et qu’ils sont et eux seuls les vrais héritiers ; ils se sentent abandonnés s’ils
ne peuvent plus se dire cela. Nous avons là encore à lutter contre ces
positions et à construire intérieurement la possibilité d’y échapper.
Ces deux difficultés toutefois n’excluent pas la réponse générale de
Montaigne : le bon objet didactique, ce sont ces lieux singuliers 28.
C’est ici que nous rejoignons la thématique du postmoderne, dans la
mesure où les auteurs de cette époque développèrent cette thématique d’une
« œuvre ouverte », montrant par là même qu’elle permettait les
mouvements individuels, plutôt qu’elle les repoussait. Tandis que Johsua
met au cœur de sa perspective la question et la nécessité de l’organisation
intensive des études, cette tradition de l’œuvre ouverte, qui commence
selon nous avec Montaigne, met en avant l’usage que l’on peut faire des
auteurs et de leurs œuvres. La question de la reprise est prioritaire et
principielle par rapport à l’étude (ce qui ne signifie pas qu’elle soit première
chronologiquement). À quoi bon étudier, si nous ne faisons jamais rien de
ce que nous étudions ?
Reste que, et le texte de Montaigne me semble important sur ce point,
les œuvres n’ont qu’une place, singulière certes, dans une relation au monde
plus large. Elles ne sont qu’une modalité de ce rapport, parmi beaucoup
d’autres. Du même coup, c’est l’opposition individu – œuvre qui ne semble
plus pertinente. L’individu « se fait », ou se constitue comme sujet pensant
dans son rapport aux œuvres.
*
* *
Il s’agissait ici d’aborder une première fois cette question de l’individu
et cela à partir de certains éléments de la « querelle du post-moderne ».
Cette notion d’individu, si elle a bien été prise en vue par la tradition de
philosophie de l’éducation, n’est pas aussi simple qu’on l’a pensé
communément. Sans doute s’inscrit-elle dans le souci de la naissance des
inclinations, toujours incertaines et mobiles : à ce titre, elle met en jeu une
subjectivité métastable, soucieuse non pas tant de ce qu’elle est, mais du jeu
de ses inclinations. Elle met en jeu aussi la question de la demande :
l’enfant doit pouvoir tout demander, parce que c’est bien dans ses demandes
que commencent à se dire ce qu’il souhaite, ce qu’il aimerait bien faire ou
être, et la lutte qui est la sienne, tant avec le monde qu’avec lui-même, pour
le faire valoir. Elle suppose aussi un certain allant, une certaine franchise,
un certain courage de soi, que nous avons cherché à saisir dans la notion
d’une subjectivité princière qui n’a rien à voir avec l’orgueil et la fatuité.
Mais nous l’avons vu aussi, l’émergence d’un tel souci de soi, de ses
inclinations, de ses demandes, de ses intérêts, ne va nullement de soi.
Comme dans nos deux chapitres précédents, les pratiques qui peu ou prou y
conduisent doivent être détachées et différenciées d’autres pratiques qui
produisent en fait tout à fait autre chose. Comme on l’a vu aussi, il n’y a pas
d’immédiateté à cette immédiateté : le souci comme tel des inclinations ne
va pas de soi, leur émergence non plus. La différence qu’est l’individu n’est
pas donnée, loin de là, elle est le résultat d’une certaine patience de soi
autant que d’une certaine attitude de l’éducateur.
Mais, comme on l’a vu également, et cela touche plus directement la
« querelle du post-modernisme », ce souci de l’individu et de sa singularité
n’entre pas en opposition avec l’extériorité, comme si ce souci de l’individu
et de ses inclinations, revenait à l’enfermer en lui-même et l’éloigner de
tout rapport à l’extériorité. Montaigne nous a semblé dire des choses tout à
fait importantes pour cerner les modalités de ce rapport au monde extérieur
à travers lesquelles justement l’individu se trouve et se connaît dans ses
inclinations. Il y a donc une ou des modalités de rapport à l’extériorité qui
nous permettent d’être « nous-mêmes », et ce sont elles qu’il m’importait de
mettre en valeur. Il y en a d’autres qui précisément lui nuisent : ce que Kant
permet d’analyser comme cruauté des adultes, Dewey comme
intériorisation du jugement d’autrui, Montaigne comme peur, crainte,
embesognement.
L’individualité, comme système métastable des inclinations, se dégage,
quand elle se délivre d’autres modes relationnels très divers qui
l’empêchent. Là encore, la voie est étroite qui mène à l’affirmation de la
singularité. Et là encore, ce qui est en jeu c’est bien un certain vide au sens
où l’individu ne s’identifie pas à telle ou telle inclination, mais qu’il peut en
préserver le jeu métastable et temporel. La pédagogie se retrouve comme le
souci de permettre ce vide-là.
un exercice de pensée
PRÉSENTATION
La première raison est que Hegel eut le projet tout à fait explicite de
penser la société moderne dans sa différence même d’avec les sociétés
traditionnelles, ou dites telles. Il pensa autrement dit la modernité ou du
moins s’y efforça. Pour lui, penser la modernité, c’est penser la place et le
droit de l’individu dans la société. Comme il le dit fortement dans un autre
texte, ce qui est en question dans nos sociétés modernes c’est le fait de la
particularité, et son droit à être satisfait :
La diversité institutionnelle
Après cette figure de la crise, le deuxième point général qui retient
l’attention et qui peut sembler tout à fait aller de soi est le fait même de la
diversité institutionnelle. Le fait normatif si je peux m’exprimer ainsi (mais
c’est une conséquence de la notion de type) de la diversité institutionnelle.
Selon la perspective de Hegel, la diversité institutionnelle, ou encore le fait
que nous n’appartenions pas qu’à une seule institution, mais qu’il y ait ce
que Hegel nomme différentes sphères, cela même est à la mesure de la
particularité et de l’exigence qu’elle a d’elle-même, cela même est le
moderne. La diversité des sphères d’appartenance, ou l’expérience de cette
diversité, d’une part, constitue la subjectivité moderne, son horizon et son
milieu, et d’autre part, est supposée traduire son exigence propre. La
diversité des sphères, et même de deux sphères, répond à l’exigence que la
particularité a d’elle-même, elle est cette exigence même. Par suite, le
moderne est le legs de cette distinction et la question est de savoir quoi en
faire.
Le souci de l’individu se trouve lié à quelque chose de tout à fait
important au niveau des institutions.
Nous modernes, et au moins me semble-t-il nous modernes Européens,
tenons à « la diversité institutionnelle » et nous pensons que quelque chose
ne va pas si nous avons des raisons de penser que, selon les termes que
Hegel distingue ici, la sphère du travail est en fait dominée par des modes
de relation propres à la famille ou, si inversement, la sphère familiale est
dominée par des relations relevant en fait du travail et de la production, ou
si encore l’école est dominée soit par la sphère familiale, soit par la sphère
de la production.
Cette diversité est solidaire d’un ensemble de normes qu’elle institue :
l’enjeu est que père et mère soient seulement père et mère et ne portent
attention qu’à l’être même de l’enfant, sans plus, que le professeur soit
seulement professeur et ne se mêle pas de l’être de l’enfant, mais plutôt
qu’il s’inquiète de son agir, de sa puissance d’agir, que les relations
hiérarchiques au sein du travail ne se confondent ni avec des relations
paternelles ou maternelles, ni avec des relations professorales.
Cette diversité institutionnelle permet la critique : au fond l’essentiel
serait de ne pas confondre les places.
D’un côté, la famille, centrée sur, autant qu’elle assure, ce que l’être :
l’enfant y est aimé pour lui-même et pour ce qu’il est. Là il fait
l’expérience, ou est supposé faire l’expérience d’un « être aimé pour soi-
même » ; là c’est son être comme tel, et seulement cet être qui compte ou
doit compter. Ainsi apprend-il qu’il y a quelque chose comme un être soi-
même, un être aimé pour soi-même, un moi absolument incomparable.
Voilà ce dont il fait l’expérience dans la famille et cela même qui le
constitue comme sujet d’une certaine façon. Ici, pourrait-on dire, « tu seras
aimé pour toi-même », et aussi : « je suis aimé pour moi-même, j’aurais été
aimé pour moi-même ». Voilà ce qui est dit, voilà ce qu’il est supposé vivre,
voilà à ce qu’il convie, et voilà ce que pour finir il fait sien ou assume.
Ainsi vivons-nous avec cette croyance qu’il doit en être ainsi, que la famille
est ou doit être le lieu de l’amour.
De l’autre côté, dans la sphère du travail, l’individu ne vaut que par ce
qu’il fait et, ajoute Hegel, dans une formule au fond assez étonnante « rien
ne lui arrive par amour de lui-même ». Il a à comprendre que plus rien ne
lui arrivera par amour, et que cela même va dans le sens de la propre
exigence qu’il a de lui-même. Pourquoi ? Parce que là, il est apprécié, ou
reconnu, il a à savoir qu’il est apprécié et reconnu, en fonction de son faire
et d’un agir universel. « Ce qui compte n’est pas telle ou telle de tes
qualités ; ce qui compte est ton faire, ta compétence » et, réciproquement,
« ce qui compte n’est pas telle ou telle de mes qualités ; ce qui compte c’est
mon faire et ma compétence, en tant que cela est produit par moi, que je la
sais, que c’est bien moi ». Ici donc pas de « favoritisme » et, normalement,
le fait que je sois homme ou femme, ayant telle origine sociale ou telle
autre, telles relations d’amitié ou de réseau, ne devrait pas compter. Ce qui
compte est la professionnalité. Notre faire donc, non notre être. Ainsi
vivons-nous dans l’idée que ce qui devrait valoir dans le monde du travail
est simplement ou seulement notre compétence.
À dire les choses ainsi, on voit bien, ou du moins on peut accepter que
cette distinction entre le faire et l’être a bien pour nous, même encore
aujourd’hui, une dimension normative. C’est en fonction d’elle que nous
jugeons du juste et de l’injuste.
Enfin, l’individu trouve sa satisfaction aussi dans une école qui est ce
lieu de médiation entre les deux, qui doit donc lui permettre de faire ce
passage tout en étant une sphère tout à fait autonome. Là, il apprend, il a à
savoir que son action doit ou peut être orientée selon un but et des règles ;
là, il apprend et se plie à cette forme « d’avoir à agir selon un but » ; là,
comme dit Hegel, il acquiert non pas du mérite (il a de bonnes notes ou de
bons résultats) mais « il s’acquiert du mérite », il sait qu’il sait, sait et fait
l’expérience de la maîtrise de son faire. Non seulement agir, mais agir bien,
selon les règles et la maîtrise et compréhension de ces règles. Ainsi un
professeur qui voudrait être un père ou une mère, plus attentif dès lors à
l’enfant « dans sa singularité », et non pas tant à ce que cet enfant fait ou
peut faire, à son agir réglé, manquerait son rôle de professeur ; de la même
façon, de l’autre côté, s’il en venait à se comporter comme un supérieur
hiérarchique vérifiant le travail et sa qualité, sans plus, et dès lors ne portant
pas attention au fait que ce qui commence à l’école c’est « l’apprendre à
agir selon un but », c’est-à-dire la seule exigence formelle de donner une
direction un peu continue à son agir, et non le résultat comme tel, il
manquerait d’une autre façon à sa tâche. L’individu moderne comprend
ainsi que sa vie se situe et va se situer dans ces trois sphères, et qu’au fond
il tient à ce pluralisme.
Ce pluralisme est ainsi solidaire d’une diversité de normes et d’une
critique des confusions possibles.
On pourrait chercher à aller plus loin. Pourquoi, au-delà de ce premier
aspect, tenons-nous à la diversité même ?
Cette diversité permet d’abord la mise à distance, plus encore elle
contribue au rejet de toute institution englobante. À l’époque où Hegel écrit,
c’est en Europe un enjeu sérieux : l’Église est cette institution englobante,
la religion englobe entièrement l’individu de la naissance à la mort. Quand
Hegel distingue plusieurs institutions, celles-ci engendrent des rapports à
soi, aux autres, au monde, spécifiquement différents, il brise la possibilité
même d’une institution englobante. Le maître est autre chose que le père ou
la mère, que le chef ou le responsable est autre que le père, la mère ou le
professeur. À chaque niveau un rapport autre est en jeu. Il n’y a plus alors
d’unité de l’autorité, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait plus d’autorité du
tout : qu’est-ce qu’être seulement et simplement un père ou une mère, sans
plus, sans empiétement sur d’autres relations, mais aussi sans soutien
analogique avec d’autres relations ? Qu’est-ce qu’être simplement ou
seulement un professeur, et non un guide, non un maître de vie, mais
quelqu’un préoccupé par une seule chose : l’aptitude formelle à agir selon
un but ? Qu’est-ce qu’être seulement un patron, un responsable et avoir des
relations avec des égaux qui sont pourtant dans un rapport hiérarchique ?
De l’autre côté, qu’est-ce qu’être seulement ou simplement un enfant,
seulement ou simplement un élève, seulement un employé ?
La figure d’une autorité autant unique qu’englobante s’efface. Peut-être
est-ce difficile pour certains modernes d’accepter ce retrait. C’est le retrait
d’un rapport religieux à l’autorité. En ce sens, on peut dire que la diversité
est laïcité : ne plus croire, espérer en une autorité qui soit à la fois une et
englobante, prenant en charge la totalité de chacun de nous et de ce qui en
nous serait la part essentielle.
Deuxième point, la diversité des institutions implique une logique des
places et des lieux ; les individus qui s’occupent de l’enfant et de
l’éducation ne parlent pas tant et seulement en fonction de leur point de vue
ou simplement de ce qu’ils pensent être le bien de l’enfant, mais en fonction
des places qui sont les leurs. Nous disons par exemple et parfois nous
savons comme parents, que l’enfant ne peut pas facilement s’exprimer avec
son père ou sa mère, tandis qu’il arrive à parler à d’autres de ce qui le
préoccupe (des proches, des oncles, tantes, des amis, des gens de
rencontre, etc.). C’est que la relation parentale est « une relation, ayant ses
propres traits », rendant possibles certaines choses et impossibles d’autres.
Peut-être est-ce dur à entendre pour le père ou pour la mère que l’enfant
« ne lui dise pas tout », ne puisse avoir cette spontanéité-là. Sans doute est-
ce aussi souhaitable, comme la garantie que l’enfant peut commencer à
vivre ailleurs et en dehors, se défaire de l’idée même de l’unité du rapport.
Peut-être peut-on faire l’hypothèse que l’enfant ne craint rien tant que d’être
entièrement capté dans le motif d’une relation, comme si cela était à la fois
son effroi et sa jouissance secrète. Sans doute là est-ce le sens de la critique
de l’Œdipe, telle que la psychanalyse l’a construite : non pas tant le père ou
la mère comme objet du désir, mais la croyance que tout le désir ou du désir
s’y joue.
Intuitivement encore par exemple, le psychologue scolaire n’a pas la
même place, le même rôle, le même rapport avec l’enfant que le professeur,
que le directeur, ou encore que les parents, c’est cette logique des places
qu’il est important de respecter. « Chacun son métier » et cette différence
assure de la latitude à l’enfant. Ce qui est en jeu ici est plus qu’une simple
différence des rôles ou relations sociales, c’est plutôt cette différence en tant
qu’elle est ouverture pour celui qui la vit. Il n’a pas à tout dire, il n’a pas à
tout être, il peut demeurer en retrait, il peut « n’en penser pas moins », il
peut tout simplement « y penser », dans la mesure où il s’écarte et se défait
de la relation, au moins un peu, et donc n’est pas tout lui-même dans telle
relation particulière. Il peut y réfléchir, il peut aussi parfois s’en dire
quelque chose et en parler à d’autres. Il y a du jeu, de la réserve, et des
ressources ailleurs et autant de temps distincts.
Toujours empiriquement et intuitivement, dans la vie adulte, lorsque
notre vie au travail déborde et envahit toute notre vie, lorsque notre vie
familiale déborde et envahit toute notre vie, lorsque notre souci de nous
former déborde et devient sans limite, alors quelque chose ne va pas et nous
allons mal. Plus de réserve, plus de lieu autre où nous pouvons être
autrement, penser à autre chose, penser différemment et vivre autrement.
On dit que l’âme est souffle, peut-être devons-nous l’entendre en tous les
sens : pouvoir souffler, se reposer, c’est-à-dire penser ou vivre autrement, se
détacher, se dégager de nos obligations, du souci d’être aussi bien, de l’être
comme souci. C’est ainsi comme s’il y avait une solidarité profonde entre le
fait même de vivre et le fait de vivre autrement, pouvoir penser et vivre
autrement.
La variété et la variété relationnelle et institutionnelle ouvrent des
possibilités, c’est ce que ces quelques remarques voudraient au moins
attester 7.
Nous voudrions maintenant reprendre un à un chacun des moments
distingués par Hegel. D’une part, en insistant sur la diversité autant que sur
ses raisons, d’autre part en examinant la façon dont Hegel détermine ces
différentes sphères, en la confrontant enfin avec ce qui nous est possible
d’en penser aujourd’hui.
L’expérience de la famille.
Soit donc la famille. Comment Hegel la pense-t-il ? Quelle est la force
de cette pensée, quelles remarques pouvons-nous faire, et, en dernier lieu,
quelles objections pouvons-nous lui opposer, aujourd’hui, en regard de ce
que la famille est pour nous ?
Mais d’abord reconnaître la force de cette pensée de la famille.
LA FORCE DE CES THÈSES
REMARQUES
On peut noter tout d’abord que la colère touche aussi l’être, et ne touche
que l’être, sur le mode du « tu ne dois pas être ainsi ». Ce mode d’être là ne
doit pas être, il est scandaleux. Aucune explication ici, mais plutôt la
brutalité d’un : « ici on ne fait pas cela. »
Ensuite Hegel subordonne la famille, et donc l’amour comme la colère,
au fait que l’enfant soit du même sang. C’est au nom de cet élément
commun que l’amour s’exprime et que la colère éclate : « c’est indigne de
toi, de nous, de toi en tant que notre enfant, de nous comme ta famille. »
Il s’agit donc d’un amour qui se range sous le signe de l’identité et qui
garantit à l’enfant son identité. « Tu es comme nous autres, tu es un des
nôtres, et tu n’es un des nôtres que le temps que tu demeures l’un des
nôtres. Nous nous aimons à travers toi, tu es la chair de notre chair et tu
t’aimes toi-même à travers nous. »
Je ne crois nullement qu’il y ait à se moquer d’une telle détermination
ou encore qu’elle relèverait d’une faute morale : pour la famille, aimer son
enfant, c’est cela : tu es un des nôtres, le prolongement de notre sang. Hegel
du moins ne craint pas de le dire et n’en fait pas faute aux parents. C’est la
norme de la famille, ce sans quoi la famille ne serait pas ce qu’elle est, ne
serait tout bonnement pas. « Tu peux être n’importe quoi, je m’en moque,
ou même je suis prêt à tout », un tel propos n’est pas d’une mère ou d’un
père. Reconnaître, c’est d’abord reconnaître une identité, et la famille est
dans son droit lorsqu’elle se pose et s’affirme ainsi. C’est dans l’école que
la famille rencontrera son autre, ou plutôt que l’enfant rencontrera l’autre de
la famille. Mais la famille elle-même est constituée de ce souci de l’identité
et de sa reproduction. C’est là la force de l’analyse hégélienne : elle se
donne les moyens de poser des sphères séparées et distinctes, et ainsi de
légitimer ces sphères dans leur droit, tout en sachant que ces sphères sont
limitées, et qu’elles rencontreront un autre droit, une autre légitimité.
Ce que Hegel analysait comme amour des parents est subordonné à
l’identité familiale et à sa reproduction : « je t’aime, nous t’aimons, dans la
mesure même où tu es un des nôtres ; nous te répudions, dans la mesure
même où tu cesses d’être un des nôtres. » Nous faisons dans la famille
l’expérience de l’amour des parents, dans la mesure même où nous
demeurons comme eux ; sinon, nous nous exposons à leur rejet, à leur
colère.
On peut nommer ce modèle familial modèle communautaire ou modèle
fort de la famille. Fort au sens où celle-ci n’exprime aucun doute sur elle-
même et sur sa perpétuation, et que son souci majeur est la reproduction
d’elle-même. Elle laisse de côté l’école, ou se sait suffisamment forte pour
contrer, limiter, tout ce que l’école pourra enseigner. Elle est suffisamment
forte pour penser que quels que soient les aléas du parcours des enfants, ils
finiront par se ranger sous la loi de cette reproduction. Au fond, l’essentiel,
qui n’est pas dit, et qui est alors d’autant plus fort, est de reproduire
l’identité familiale, de la perpétuer. Cela ne fait pas la moindre question. La
confiance en la famille, en sa solidité même, surplombe tous les aléas
possibles. Cette confiance s’étaye certainement du souci d’un milieu social
restreint où l’on voit, connaît, fréquente ceux qui nous ressemblent. Mais
elle s’étaye aussi sans doute d’une culture forte, qu’il s’agit de perpétuer,
que celle-ci soit la culture de la richesse bourgeoise, la culture de l’honneur
propre à certains milieux, la culture tout court dans des familles qui se
construisent dans un goût commun de telle ou telle culture artistique, la
culture religieuse. Si la famille est forte, c’est qu’elle incarne des positions
sociales, des métiers, des traditions, des valeurs encore ou des ambitions qui
font sa pérennité dans le temps. De nombreux romans, même
contemporains, expriment cette force familiale. (L’extraordinaire Pluie
d’automne de Marguerite Duras, où le commun de la famille n’est autre que
l’amour des parents entre eux et des parents pour les enfants, ou encore Le
temps où nous chantions de Richard Powers. On pourrait ajouter tous les
romans antérieurs de chroniques familiales).
VERS LA CRITIQUE
Toute la question pour le père est dans cet exemple de tenir un certain
équilibre entre deux normes potentiellement contradictoires : celle d’une
part d’une certaine vigilance concernant le travail scolaire de sa fille, celle
d’autre part d’une certaine vigilance et disponibilité pour la relation simple,
plaisante, sans exigence particulière, plaisir d’être ensemble comme aurait
dit Rawls, avec son enfant. On y voit aussi que l’expérience de l’amour ou
le don de l’amour n’est pas spécialement lié à un quelconque niveau social
et culturel : si ce père-là est manifestement démuni culturellement et en bas
de l’échelle sociale, il montre son intelligence d’une certaine humanité. On
voit aussi que l’expression de l’amour passe par une modalité très
déterminée et précise de « faire quelque chose avec l’enfant, être avec lui
d’une certaine manière ».
Toutefois, il importe de ne pas complètement se laisser leurrer par cet
exemple : s’il est remarquable, il ne doit pas cacher la difficulté très
fréquente à ne pas pouvoir tenir conjointement ces deux exigences, soit que
le poids des difficultés scolaires, le poids des échecs à l’école mettent à mal
et l’enfant et la relation parentale, ce d’autant que pour certains ces échecs
rejouent leur propre échec et en sont encore plus insupportables. Soit qu’à
l’inverse, la relation filiale se préserve elle-même de ces échecs, en rejetant
toute norme ou toute attente scolaire. Ces cas, ainsi analysés, tendent de
nouveau à dire que la norme, pour nous aujourd’hui, est bien dans la tension
même, et dans la difficulté d’avoir à faire à ces normes contradictoires.
Finir par ne privilégier qu’un côté de cette norme est toujours en ce sens un
échec, est toujours vécu comme tel, ce qui rend l’attitude d’autant plus
violente. L’hypothèse est donc ici que « notre norme » postmoderne est
faite de la tension même, autrement dit qu’elle est une norme pour nous et
que ceux qui ne peuvent la réaliser ou sont dans la difficulté de la réaliser,
le savent.
Les parents postmodernes me semblent être dans ce type de tension-là,
dans ce souci de maintenir une balance égale, et eux-mêmes embarrassés.
On peut nommer ce modèle « modèle faible », justement parce qu’il n’est
pas certain de la bonne reproduction, justement parce qu’il privilégie autre
chose (la relation comme telle, et le plaisir immédiat de vivre avec l’autre).
Il pose clairement une distinction entre l’être et le devoir être, et plus
exactement entre le fait d’être et de vivre, sans plus (le goût de la relation)
et l’exigence d’avenir.
L’expérience de l’école.
Hegel dit ici très peu de choses sur l’école. Il reste que ce qu’il en dit
semble autant important que surprenant. L’école n’est qu’une sphère
intermédiaire, entre la famille, où ce qui compte c’est l’être, l’individu
comme tel, et le travail où ce qui compte c’est le savoir-faire de l’individu,
dans le sens de l’universel. Avoir un métier, avoir des compétences
déterminées. L’école n’est à proprement parler, ni d’un côté ni de l’autre ;
ce qui au moins laisse penser qu’elle est au milieu, ou encore qu’elle prend
à ces deux sphères. Doit-on aimer ou non les élèves, demande-t-on souvent,
surtout dans les petites classes : les deux semble-t-il. Mais qu’est-ce à dire ?
En particulier, cela a aussi comme conséquence, qu’à l’école les
compétences et les habiletés sont en devenir ou encore que l’école ne peut
faire du concept de compétence comme tel son concept, son concept propre.
C’est là quelque chose que j’ai analysé plus haut en cherchant à montrer
que le concept d’essai est pertinent pour l’école, non celui de compétence
(voir le chapitre 2).
Mais tâchons de dégager la force et l’unité de la réponse de Hegel.
À l’école de quoi s’agit-il : apprendre à agir selon un but et selon des
règles ; ce que Hegel commente en disant qu’à l’école l’activité n’est plus
laissée à l’arbitraire et au hasard, au plaisir et au penchant du moment. À
l’école, il n’est question que de cela, et seulement de cela : agir, apprendre à
agir selon un but et des règles. Tout le temps de l’école est relié à cela.
Il est possible de développer ce premier point.
Il ne s’agit sans doute pas d’agir selon « un » et un seul but, comme si
l’enfant, dès son plus jeune âge, devait avoir l’idée d’un but à réaliser.
D’autant plus que dans ce cas il faudrait admettre que ce but « est son but »,
et donc tomberait sous le coup de l’être, l’être que l’on doit être peut-être,
mais l’être. Or, c’est la famille qui est du côté de l’être, non l’école, qui s’en
éloigne. Ce qui est plutôt en question c’est donc la forme même « d’agir
selon un but », ou la seule capacité d’agir selon un but, abstraction faite du
contenu, ou des contenus de cette activité. Ces contenus peuvent être
différents, et même ils doivent l’être, car ce qui est visé est la simple
capacité d’agir selon un but, abstraction faite de toute nature, ou de tout
être. En terme platonicien, nous l’avons vu dans le premier chapitre, il ne
s’agit ici que du développement de nos habiletés. Mais le point important et
proprement le moderne, c’est que cette seule capacité n’est renvoyée à
aucune nature, soit individuelle, soit commune (une nature de l’homme).
On doit plutôt montrer et exercer cette capacité pour elle-même,
indépendamment de telle ou telle nature et démonter par là que la capacité
de suivre un but n’est pas dépendante d’une quelconque nature, ou d’un
quelconque intérêt propre.
Apprendre à se donner une fin, à s’y tenir, enfin les règles de cette fin.
Cette tâche peut concerner des œuvres (faire telle ou telle œuvre, apprendre
à faire du pain ou apprendre à bien dire un poème ou bien composer une
page argumentative, et savoir comment) mais aussi certains savoir-faire
plus généraux comme bien organiser son travail, planifier les choses dans le
temps, etc. Organiser son activité et son faire, selon la diversité de ces
activités 11.
Il s’agit aussi de faire quelque chose, ou de faire une œuvre, de faire
quelque œuvre et de le savoir et, de ce point de vue, que l’on situe ces
œuvres à faire dans les exercices sur lesquels on travaille ou sur les projets,
c’est secondaire, au moins dans un premier temps : dans les deux cas il
s’agit de faire quelque chose, de se mettre au travail comme on dit.
Mais ce qui est tout de même frappant dans cette affirmation c’est qu’à
l’école il ne s’agit que de cela : faire et refaire faire cette expérience, selon
la diversité des matières ou exercices proposés L’école développe
exclusivement ce simple pouvoir de faire, quel que soit le contenu.
L’individu s’y éduque, ou devient capable d’action orientée et de là prend
connaissance des règles de production de cette action ou plus exactement de
ces œuvres.
Une telle conception implique deux conséquences. D’abord, aucun
contenu n’a plus de titre qu’un autre à s’imposer, aucun contenu, aucune
discipline ne conviendrait plus à notre être qu’un autre. Les contenus nous
sont indifférents et contingents par rapport à notre être. Le souci d’une pure
capacité de faire selon des règles induit l’indifférence des contenus. Sur ce
point Hegel reprend la leçon de Locke (voir les travaux récents d’Alain
Firode sur Locke). Il n’y a pas de contenu disciplinaire qui serait adéquat à
une nature : il y a différents contenus et nous nous créons dans le rapport à
cette diversité.
Ensuite, la question du maître, comprise ici comme celui ou celle qui
nous transmettrait des choses essentielles, ou encore nous révélerait notre
nature même, n’a ici aucune place. Tout au plus, le maître sera celui qui
nous aide ou nous forme à cet agir selon un but. Un pur et simple maître de
volonté, au sens qu’Alain et Jacques Rancière donneront plus tard à ce
terme. Il n’y a pas, à l’école, quelque chose comme des maîtres à penser,
pas plus qu’il n’y a le souci d’une « parole » dans laquelle se donnerait un
tel enseignement. Place seulement pour un pédagogue, qui accompagne
cette capacité à agir selon des buts et « force » à faire comme nous l’avons
vu avec Alain (voir chapitre 2). Place également pour un pédagogue
soucieux du jeu des représentations (voir chapitre 1).
En ce sens, ces deux traits me semblent avoir un potentiel critique,
encore aujourd’hui.
Hegel poursuit en disant qu’à l’école l’enfant commence à valoir selon
ce qu’il fait et à « s’acquérir du mérite ». L’usage du pronominal suggère
que le mérite est donc pour lui, pour l’enfant lui-même ; ce n’est pas
seulement le professeur qui lui dit que c’est bien, que c’est conforme à
l’attente, ou qui lui dit comment faire. Ce n’est pas non plus l’enfant qui
compare son travail à celui des autres, selon l’évaluation du professeur, et
s’évalue par là. C’est plutôt, me semble-t-il, que l’enfant fait l’expérience et
commence à savoir que son action, et le résultat de son action, dépendent de
lui ou de son effort propre. Sans doute faut-il du temps pour que, de
l’évaluation du professeur, ou de la comparaison avec les autres, le plaisir et
la force de faire par ses propres et seuls moyens se dégagent et s’affirment
progressivement. Là est peut-être l’enjeu propre de l’école : le passage
progressif, lent, qui doit toujours être élargi, du souci de se comparer au
souci et à l’expérience de pouvoir faire par soi-même.
C’est là un point tout à fait important, car l’enfant commence alors à
comprendre que ce résultat ne dépend pas des circonstances extérieures ou
intérieures. Si je réussis, si je fais bien, ce n’est pas parce que le professeur
m’aime bien ou que j’aime bien le professeur ; ce n’est pas plus parce que
j’aime bien ceci ou n’aime pas cela ; que j’ai dans l’idée que « je suis fait
pour ceci ou par pour cela » ; ce n’est pas plus le fait de mon génie propre,
qui peut être là ou pas là. Ainsi, ce qu’il apprend est que son faire ne
dépend pas de sa particularité ou de son être. Mais c’est le fait de son effort,
le fait de son travail. Je peux, si je m’applique à mon travail, si je me
concentre sur lui, et ainsi si je sors de mon goût pour l’immédiateté,
produire quelque chose de bon, de bien fait. Ma concentration, mon effort,
est productif ; je peux faire bien, et mieux, selon ma concentration ou selon
mon effort, si j’ai réfléchi, si j’ai pris le temps de réfléchir et de revenir sur
mon travail.
C’est là une étape très importante pour l’individu lui-même, et qui
explique la formule de Hegel : s’acquérir du mérite. C’est là qu’il renaît
autrement : il n’est plus cet individu en tant qu’aimé pour lui-même, en
dehors de tout mérite (et là le mérite avait le sens du bon comportement, du
bon résultat). Il est plutôt cet individu qui se découvre du mérite, c’est-à-
dire un pouvoir de faire par lui-même, au-delà de toute comparaison. Celui
qui sait faire par lui-même, qui en refait l’expérience, échappe à l’envie
comme il échappe à la comparaison 12.
Alors la fin de ce paragraphe – où l’école est ce lieu et ce temps où
l’enfant apprend à « se faire confiance devant d’autres autant qu’à faire
confiance à d’autres êtres étrangers » – devient plus compréhensible. C’est
là le développement de cette expérience du mérite, cette capacité de se faire
confiance devant d’autres ne tient pas à notre être, mais à nos savoir-faire,
et à notre connaissance méthodique de ces savoir-faire. « Je sais comment
m’y prendre pour faire cela bien et je le fais. Peut-être que me trompe et
que j’aurais à reprendre, mais il reste que je peux essayer. » C’est
précisément cela qui me donne confiance, me redonne confiance pourrait-
on dire, devant l’autre qui fait bien : moi aussi je peux faire, aussi bien et
peut-être mieux. Et de même la confiance envers d’autres individus
étrangers : ceux-ci ne regardent pas « à » mon être, à ce que je suis ou « à »
ce que je dois être. Ils regardent plutôt « à » mes savoir-faire, mes
tentatives, mes réussites ; et c’est tout. Pas d’autres attentes secrètes,
cachées. Et nous pouvons juger conjointement de ce faire. Là encore, c’est
un aspect que l’on retrouve chez Jacotot-Rancière : les élèves lisent,
étudient avec le professeur des textes, et l’interprétation du texte se prouve
sur cette lecture.
Il vient un moment, où la seule jouissance de ce pouvoir de faire par
soi-même quel que soit le but, ne présente plus aucun intérêt, et où ce qui
compte est bien la détermination du but lui-même, ou d’un but particulier
en tant qu’il s’articule au « sérieux des affaires du monde ». C’est, semble-
t-il, ce qui se passe dans le passage au monde adulte, tel que Hegel ici
l’analyse avec le monde du travail.
L’école moderne est donc formelle au sens où ne compte pas tel but
particulier, mais plutôt la découverte que, quel que soit le but, je peux faire
moi-même et par moi-même et où je peux m’apprendre. Ce n’est pas
simplement un simple formalisme des règles ; c’est un formalisme en tant
qu’il est lié tant au souci du faire œuvre, au souci du travail bien fait qu’au
souci du « savoir organiser son travail ».
Comme la suite du texte l’indique, Hegel pense aussi à un autre
formalisme dont il dit qu’il est la première image de l’universel : c’est le
formalisme de l’école dans ses horaires, dans le fait que chacun est supposé
s’intéresser aux mêmes choses et au même moment. C’est sans doute aussi
le formalisme disciplinaire tel que Foucault l’analysa dans Surveiller et
Punir, mais sans mentionner et analyser toutefois qu’il s’accompagnait d’un
faire œuvre, d’un faire des œuvres. Ce premier formalisme donne une
image d’un ordre commun, de la possibilité d’un ordre commun.
Ce formalisme dans son double aspect explique ce qui est effectivement
produit par l’école, à savoir cette liberté de l’arbitre ou l’embarras du choix.
Du fait qu’à l’école a été expérimentée cette capacité de faire par soi-même,
indépendamment de tout but déterminé, l’individu se découvre une capacité
de faire indifféremment applicable. Il ne lui reste plus que l’embarras du
choix. Il semble que cela n’embarrasse pas Hegel, pas plus que
l’embarrassaient les formes particulières de l’amour dans la famille. C’est
comme si après une famille forte, il se donnait des individus forts, des
individus capables de se retrouver eux-mêmes par-delà le formalisme.
Mais, pourrait-on dire, pour un de tels individus, combien sont incapables
de traverser de long en long un tel temps, combien auraient souhaité faire
un peu plus tôt ce qui les intéresse ; et combien également sortent de l’école
simplement armés de ce formalisme, simplement capables de faire des
choses, sans s’y intéresser, et les faire pour le simple et vain plaisir de
constater encore leur pouvoir et leur capacité à suivre des règles, à
s’intéresser à tout, tout en se méconnaissant soi-même.
Nous allons maintenant amorcer quelques critiques, mais en soulignant
la force de ces thèses, leur capacité critique encore actuelle, que nous avons
cherchée ici et là à souligner. La force et aussi l’importance de la
thématique du mérite, telle qu’elle est analysée ici, et qui ne revient pas à
l’entente habituelle du terme, qui en fait la source d’une propriété. Le
mérite est seulement analysé ici comme capacité d’agir selon un but et des
règles et non comme un critère légitime d’appropriation. Pas plus comme
un critère de reconnaissance. Ce qui est en question est seulement
l’expérience même du mérite, comme capacité de faire par soi-même, et
non pas la question résultant des différentiels du mérite, envisagé dans son
résultat. L’école dépeinte ici est centrée sur l’individu qui, parce qu’il fait
l’expérience du mérite, échappe à l’envie et à la comparaison. La question
du mérite, en tant qu’elle relève d’une problématique des inégalités et de la
justice sociale, en tant qu’elle est aussi dépendante de l’origine sociale
(mais l’expérience du faire par soi-même ne le semble pas) n’est pas
examinée par Hegel. Elle n’est pas plus examinée dans l’école moderne ;
elle est plutôt son épine dans le pied : ce qui ennuie, ce que l’on ne veut pas
voir, ce dont on parle sans cesse comme problème.
DIFFICULTÉS ET CRITIQUES
1 – But et règle
Certains aspects du texte posent quelques difficultés, liées comme
précédemment pour la famille, au fait que Hegel n’entre pas trop dans le
détail de cette forme scolaire. Sans doute n’en a-t-il pas besoin : l’essentiel
de ce à quoi tient l’école moderne se réduit à ce qu’il dit. Développement
des compétences, et effet ironique de la liberté comme embarras. Des
individus forts, capables, seuls, de se recréer et se vouloir à la suite de cette
éducation formelle. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’examiner plus
avant les formes de cette école moderne.
Il y a d’abord l’équivalence que semble établir Hegel entre agir selon un
but, et règle. D’un certain point de vue, est valide une équivalence entre
agir selon un but et agir non seulement réglé mais conscient. Mais
seulement d’un certain point de vue, celui de la fin. C’est l’individu qui non
seulement maîtrise mais répète cette maîtrise longuement et fréquemment,
qui peut pour finir en dire les règles. Non l’individu qui apprend, cherche à
agir, s’efforce d’agir. Même si l’on dit que les règles sont claires, et qu’elles
peuvent être énoncées par avance, cela n’a généralement aucune traduction
immédiate et il faut le temps de se les approprier, de les faire siennes, de les
comprendre, c’est-à-dire commencer d’entrevoir un but possible. C’est ce
que nous avons cherché à montrer dans le chapitre précédent avec la notion
d’essai et à développer en particulier à la suite de Bruner.
Mais à ce point est lié un autre tout aussi important. Cette équivalence
entre activité et règle, qui se fait donc parce qu’il n’a en vue que le résultat,
efface ou occulte l’importance même de la réflexion. Nous l’avions vu avec
Alain : penser, réfléchir, ce n’est rien d’autre que revenir sur ses essais, les
reprendre comme trace, en même temps que l’enseignant se trouvait devant
une diversité des réponses, dont certaines pouvaient être inventives (voir la
notion de matériau). D’une façon proche, le lieu et le temps de la réflexion
pour Bruner se situent dans l’intervalle entre la solution entrevue et les
essais qui s’y efforcent. Ce temps est le temps d’un feedback qui n’est autre
que celui de la réflexion. Comme le remarquait Bruner, c’était là que
l’éducateur se trouvait souvent devant des enfants qui semblent pouvoir se
diriger, mais qui prennent des chemins tout à fait déconcertants par rapport
aux procédures attendues. Là, l’éducateur devait devenir herméneute, se
demander ce que l’enfant avait en tête pour se diriger ainsi. L’identification
trop rapide entre but et règles nous semble écraser le temps de la réflexion,
en tant que de l’inattendu peut en surgir.
Enfin, et c’est là le point de vue postmoderne typique, ou du moins sans
doute le plus fort et net, ce que l’on doit pouvoir dire c’est d’agir selon un
but », cela devient ici une forme de l’être même. Par là l’individu n’est
reconnu, n’est intelligible aux autres comme à lui-même que si son activité
obéit ou traduit cette forme même. Non seulement il sera aidé à orienter son
activité selon un but, en fonction des situations différentes où il se trouvera,
mais cette forme elle-même devient aussi une catégorie existentielle en
fonction de laquelle il se devient intelligible pour lui-même et pour
d’autres. En ce sens, et si cela est effectivement possible, « ne pas agir selon
un but, être dépourvu de but », et même encore « ne pas savoir où l’on va »,
dessine une limite de la rationalité ou de l’intelligibilité de nous-mêmes
comme d’autrui. Ici, c’est alors la distinction même entre l’être et le faire
qui bascule : « agir selon un but » devient une condition de l’être comme
être intelligible et reconnu.
Ce point de vue exprime le point de vue postmoderne, dans la mesure
où toute catégorie est ou doit être dénaturalisée, ce qui ne veut pas dire
rejetée (au nom de quelle nature alors pourrions-nous la rejeter ?). C’est une
forme de vie, qui n’a pas vocation à nous dire tout entier et dont il est
possible alors de montrer la limite. Il y a des cas où nous agissons sans but,
où nous faisons simplement. D’autres où nous suivons, non pas tant un but,
qu’une certaine idée (notion d’essai). Il n’y a donc pas lieu d’universaliser
« l’agir selon un but », et d’en faire LA forme de rationalité.
2 – Culture de l’intérêt
En second lieu, la possibilité de penser l’activité plutôt en termes
d’essai que de compétence permet de mettre l’accent sur l’aspect créatif de
l’activité. Nous l’avons vu chez Alain et Montaigne, le thème de l’essai est
solidaire d’une double temporalité, celle régulière de la répétition qui
consolide les savoir-faire, mais celle aussi des tentatives, inventions, choix.
Alain en particulier disait encore qu’en travaillant, en m’appliquant à
quelque chose qui au départ peut ne pas m’attirer, je crée ou peux créer de
l’intérêt. Par une telle formulation, certes il prend ses distances par rapport
à toute « naturalisation » de l’intérêt, si l’on entend par là l’idée que celui-ci
serait d’ores et déjà dans l’élève, il prend donc ses distances par rapport à
l’être. Mais d’un autre côté, et par le souci qu’il accordait aux essais comme
invention, comme lieu et temps d’une production de soi, il renoue avec
l’être, et ici avec un être en devenir. L’expérience du mérite a bien un
double aspect : c’est moi certes qui fais, par mes propres et seuls moyens, et
je peux jouir d’une telle expérience comme de sa répétition. Mais cette
expérience du faire par soi-même s’arrête là : en faisant par moi-même, en
m’y mettant, j’apprends que je peux créer de l’intérêt, et cette fois dans le
contenu ; je crée, ou plutôt je peux faire l’expérience qu’il m’est possible de
créer de l’intérêt, mon intérêt propre pour ce contenu. Dès lors la question
devient un peu moins de savoir s’il faut agir ou non selon les règles du bien
faire ; elle est aussi de porter attention à ces intérêts qui s’éveillent du fait
que j’ai travaillé, que je me suis concentré. Reste que cela n’est pas toujours
acquis ou certain, si « bien faire » semble toujours être possible, et si dès
lors nous avons tendance à nous concentrer uniquement sur cet aspect des
choses, créer de l’intérêt semble toujours aléatoire ou incertain : je ne
vérifie pas toujours qu’en travaillant je m’intéresse ; c’est un peu moins
automatique, un peu moins sous mon contrôle, ce qui ne veut pas dire que
cela ne soit pas fréquent. Sur cet aspect des choses il paraît plus légitime de
parler d’une expérience de la naissance de l’intérêt.
Il s’ensuit, nous semble-t-il, un autre rapport de l’individu à lui-même.
En prenant en charge ces inventions, un devenir commence à expérimenter
qu’il crée et peut recréer quelque chose comme son intérêt propre. On entre
et on accompagne ce jeu des inclinations, ce jeu métastable des inclinations,
dont nous avons analysé l’importance avec Montaigne (chapitre 3).
L’individu à l’école doit sans doute apprendre cette pure capacité à agir
selon un but, mais aussi y faire l’expérience d’une certaine invention de soi,
ou d’une découverte de ce qui l’intéresse et donc de ce qu’il est. Plus
exactement, l’essai lui-même est solidaire d’une certaine invention de soi
qui fait un lien entre le faire et l’être. Pourquoi ce mouvement-là ne
pourrait-il être aussi accompagné ? Il suppose des enseignants tolérants et
curieux des découvertes, au sein même du souci d’éduquer le faire
compétent. Il suppose aussi que l’on donne de l’importance à ces intérêts,
dans leur naissance et leur renaissance.
Le travail
Le texte l’affirme, être socialisé c’est avoir et avoir pu choisir et exercer
un métier utile.
Dans cette sphère du travail « le monde constitue un être en commun
indépendant de ce qui est subjectif ; l’homme y vaut suivant les savoir-faire
et les aptitudes pour l’une de ces sphères, d’autant plus qu’il s’est défait de
sa particularité et s’est formé au sens d’un être et agir universel ». Ce qui
est visé ici c’est bien ce que nous anticipons comme métier ou compétence.
Hegel souligne tout d’abord que toute réflexion sur la compétence ou le
métier engage l’ensemble de la société sur le mode de la division du travail
(nous nous spécialisons selon l’une des sphères de cette machinerie sociale)
ainsi que la coopération (la division du travail est aussi un mode
d’organisation du travail et de coopération). Être socialisé, c’est avoir une
place dans cette machinerie sociale, et avoir une place a ici la signification
d’avoir un métier donné.
Cette thèse est ici formulée de façon très générale et, sous cette forme, il
semble bien qu’il soit très difficile de l’aborder. Si sont en question ici
toutes les problématiques concernant la socialisation par le travail, ou dans
le travail, ou même contre le travail dans la mesure où celui-ci, par sa
division extrême, va plutôt dans le sens d’une désocialisation, alors il faut
reconnaître l’énormité, la densité et la complexité des ouvrages, études et
disciplines qui ont pour objet de telles problématiques depuis Hegel jusqu’à
aujourd’hui.
Aussi mon objet sera-t-il plus limité et, comme précédemment pour les
sphères de la famille et de l’école, mon propos sera autant d’indiquer en
quoi les normes posées ici par Hegel valent bien encore pour nous, et ainsi
attestent ce par quoi nous sommes encore modernes, que d’identifier les
points où il semble que nous passions à autre chose et, plus précisément,
que le cadre de pensée léguée par la modernité et qui distingue l’être et le
faire semble bien trop étroit pour nous.
Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais au moins souligner les
points suivants 14 qui tiennent à la question : dans quelle mesure peut-on dire
que le travail nous socialise, à quoi cela tient-il ? Et dans quelle mesure ce
mode de socialisation est mis à mal aujourd’hui par les évolutions du
régime de production ?
On voit ce que peut signifier ce lien entre estime de soi et travail bien
fait. Une grande partie du travail de Sennet examine les évolutions du
travail dans le cadre du capitalisme moderne. Il souligne d’une part que ces
évolutions, en particulier l’exigence de « flexibilité » des habitudes,
conduisent à renverser le sens et la valeur de ce souci du travail bien fait :
les individus trop soucieux du travail bien fait y deviennent des individus
« polarisés » : « Qui creuse une activité à seule fin de bien faire peut
paraître aux autres polarisé, au sens de fixé à une seule chose et l’obsession
est bien nécessaire à l’homme de métier. Il se tient au pôle opposé du
consultant, qui s’en va aussi vite qu’il est arrivé sans faire son nid 16. » Il
montre d’autre part comment les évaluations des individus en termes de
compétence et surtout de potentiel, modifient considérablement le rapport
de l’individu à lui-même au sein du travail : « Les jugements de potentiel
ont un caractère beaucoup plus personnel que les jugements portant sur les
réalisations. Dans les réalisations se mêlent circonstances sociales et
économiques, chance et hasard, en sus de moi. Le potentiel ne se focalise
que sur le moi. Le constat “vous manquiez de potentiel” est beaucoup plus
accablant que “vous avez raté”. Il s’agit d’une proposition plus
fondamentale sur qui vous êtes. Il fait passer beaucoup plus profondément
le sentiment d’inutilité 17. »
La distinction nette entre l’être et le faire ne peut se maintenir dans de
telles conditions et loin que le travail de Sennet consiste à revenir à une
telle démarcation entre les deux, loin qu’il cherche à revenir à la norme du
métier, son souci est plutôt d’explorer les occurrences du rapport entre le
savoir-faire et les savoirs être.
Cet exemple des travaux modestes, et effectués en l’occurrence par des
femmes, n’est pas sans écho avec d’autres problématiques contemporaines
du travail, la thématique du travail caché telle que les études de genre
s’efforcent de l’étudier. Ce rapprochement suggère que le problème n’est
pas seulement l’inégalité mais bien à travers et avec lui, un certain rapport
au travail où ce qui est en jeu n’est pas tant la création, le goût du nouveau,
mais, à l’inverse, quelque chose comme l’importance d’une continuité.
Continuité des relations, continuité du tissu social, travail discret du lien,
travail qui semble être anonyme et se faire alors sans gloire particulière ou
sans honneur, et qu’il s’agit, pour nous, de récupérer. Autrement dit, si les
sociologues contemporains s’intéressent à ces métiers modestes, ce n’est
pas seulement par souci de la justice : leur intérêt tient aussi à la tentative de
récupérer une dimension du travail qui semble aujourd’hui nous échapper et
qui tient à la continuité de la relation. Quel service peut être externalisé ou
relever d’une simple gestion informatique ?
Pour en revenir à Sennet et à ses analyses, l’une des interrogations
majeures de son livre Ce que sait la main concerne l’étude de la limitation
même de cette norme du travail bien fait. Cette norme ou exigence du
travail bien fait doit aussi composer, suggère-t-il, avec une autre, tout en
demeurant vigilante sur les exigences excessives de flexibilité. Le problème
devient au fond un peu plus subjectif, et c’est l’individu lui-même qui peut
ou doit arbitrer entre deux sortes d’exigences ou dans un conflit qui est
autant interne qu’externe. Au fond, tout cet ouvrage de Sennet s’organise
autour de cette question :
*
* *
Dans un entretien à propos de la coéducation, Philippe Meirieu, disait :
1. Ce terme de Chose doit être pris ici au sens de ce qui est réel, ou encore effectif : ce qui
compte et vaut effectivement, par distinction du sentiment, seulement interne ou subjectif.
2. Hegel, G.W.F., Textes pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Paris Vrin, 1990, p. 108 sv.
3. Hegel, G.W.F., Les Principes de la Philosophie du droit, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989,
§ 124.
4. Comme le dit Dubet, il n’y a plus de programme institutionnel, plus de programme
susceptible d’en dire et d’en assurer le sens et la direction, et c’est au fond ce que Lyotard avait
dit. Ce qui reste alors, ce sont les institutions à l’état libre, et l’examen autant de ce qui peut se
jouer en elles que de leurs rapports.
5. Voir par exemple, Paul Valéry, et sa thèse des temps négligés et de l’âge capital (20-35 ans, là
où l’individu doit faire le tri de ce qu’il reçut). Cf. « Éducation », dans Les Cahiers, tome II,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974. Et aussi les problématiques de l’identité, et
le lien du récit à la construction de l’identité : dans Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre,
Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1990.
6. Voir sur ce point les travaux de Bernard Lahire, Tableaux de famille, Paris, Seuil, 1995 et de
Chantal Jaquet, Les transclasses, Paris, PUF, 2014.
7. La norme de cette diversité des sphères fut par la suite un thème récurrent de la critique
sociale, en particulier chez les philosophes. Faire la critique de la société, c’était dénoncer, ou
du moins interroger les empiétements d’une sphère sur l’autre. Je pense en particulier aux thèses
de Hannah Arendt aussi bien dans La Condition de l’Homme moderne, que dans ses essais sur la
culture. Sa lecture de notre histoire se laisse comprendre autour de ces trois idées : distinctions
des sphères de la vie pratique (le travail, l’œuvre, la politique), démonstration que notre histoire
est faite de la domination alternative de l’une sur les autres, crainte enfin que la diversité des
sphères s’efface sous l’empire de ce qu’elle nommait le social, ou encore sous l’empire de la
domination du cycle du travail. La distinction des sphères et, parmi ces sphères, celle
proprement politique, est pour elle un aspect de la lutte incessante que les hommes mènent pour
s’arracher au cycle naturel.
On retrouverait la même double préoccupation chez Michael Walzer : souci de la distinction des
sphères, anticipation d’un effacement des distinctions sous la pression du « marché », en tant
que modèle unique réduisant la diversité des « sphères de justice », autant que les modalités
relationnelles que chacune implique. Cf. Walzer, Michael, Sphères de Justice. Une défense du
pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil, 1999.
Selon une autre direction, cette distinction des sphères est aussi ce qui est en question dans ce
que la tradition française a nommé laïcité. Selon l’historien de la laïcité Jean Baubérot, il y a un
premier seuil de laïcité, qui n’est autre que la fin de la religion comme institution englobante.
Et, au moins en France, la religion avait de fait, jusqu’à la Révolution, cette position englobante.
La modernité naît du fait même qu’il n’y a plus la religion comme institution englobante. Il y a
pourrait-on dire, la religion, comme institution séparée, peut-être alors seulement privée, en tout
cas contrainte de négocier avec d’autres légitimités, et donc quasiment comme le contraire de la
religion.
8. Rawls, John, Théorie de la justice, Paris, Fayard, 1974, § 70, p. 505.
9. Lahire, Bernard, Tableaux de Famille. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires,
Paris, Hautes Études-Seuil, 1995, p. 144-145.
10. Rawls, John, op.cit., p. 504, § 70.
11. Les spécialistes de la motivation scolaire contemporains ne me semblent pas dire autre
chose. Par exemple, Roland Viau, dans La motivation en contexte scolaire, Paris, De Boeck,
2009.
12. On retrouve une telle analyse chez Descartes, de façon exemplaire, dans la règle 10 des
Regulae.
13. Comme l’analyse parfaitement Emerson, la confiance en soi ou l’affirmation de la
spontanéité entre dans un rapport critique avec le souci de cohérence. Ce dernier la rend
impossible. Cf. R. W. Emerson, La confiance en soi, Paris, Payot, Rivages, 2018.
14. Il y en aurait d’autres certainement. Tout d’abord, l’importance que semble prendre
aujourd’hui ce que nous appelons « les métiers de la relation », où effectivement la limite du
faire et de l’être devient nettement plus problématique. Voir, entre autres, les travaux d’Alain
Erhenberg, et particulièrement : La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010. Ensuite, la
place et l’importance que prend désormais la catégorie de projet, non seulement dans nos vies
mêmes mais aussi, de façon singulière, dans le travail. Les travaux de Luc Boltanski et Ève
Chiapello ont cherché à mesurer la signification pour nous aujourd’hui de la façon dont
l’entreprise et les discours du management se sont emparés de cette notion. C’est tout l’enjeu de
leur livre : Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
15. Sennet, Richard, Ce que sait la main, Paris, Albin Michel, 2006, p. 89.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 102.
18. Ibid., p. 66 et surtout le chapitre 9.
19. Meirieu Philippe, Revue Animation et Éducation, mars-avril 2003.
Conclusion
Quelque chose pèse sur nous et nous empêche. Et ce qui pèse est notre
souhait même de savoir où nous voulons et devons aller. Ce qui pèse est
l’idée ou le souhait d’un savoir qui serait susceptible de nous représenter où
nous en sommes, ce que nous sommes, et ce que nous devrions faire ; l’idée
ou le souhait d’une représentation de nous-mêmes, de telle sorte que nous
puissions nous saisir comme par avance.
Et ce poids se fait sentir de façons différentes. Par comparaison avec un
passé, qui se serait mieux connu. Les auteurs du passé, et particulièrement
parmi eux les philosophes, attesteraient qu’eux du moins savaient ce qu’ils
faisaient et où ils allaient. Et alors nous revenons vers leur doctrine en
espérant en tirer l’équivalent pour nous-mêmes. Et alors nous entrons en
dette à leurs égards : eux savaient, et nous sommes défaillants. Comment
être à leur hauteur ? Nous nous efforçons alors de donner figure à notre
temps.
Il se fait sentir dans les quelques maîtres mots à travers lesquels nous
prétendons saisir ce qu’il nous faut faire pour l’avenir, et ces maîtres mots
changent : une fois c’est la citoyenneté, une autre fois c’est la compétence,
une autre fois c’est le questionnement, une autre fois encore, et, semble-t-il,
toujours, la comparaison entre les résultats des pays différents, le souci d’en
faire plus, de monter d’un cran dans le classement. Chaque fois est pointé
quelque manque supposé relancer notre effort.
Dans cet ouvrage je n’ai pas voulu, d’une quelconque manière, entrer
dans ce jeu. Je me suis tenu à distance de la question des fins et de nos fins.
Cet ouvrage ne prétend nullement dire ce que celles-ci doivent être, mais il
a voulu attester d’une chose : il y a de la relation, nous sommes en relation
et nos pensées, comme nos modes de faire et d’être sont faits de cette
relation. Nous n’avons pas chaque jour, chaque temps, à nous faire et à nous
inventer ; certaines choses demeurent et nous portent. Cette relation, cette
entrée en relation, est à la fois sa méthode et son objet.
Sa méthode dans la mesure où il s’agissait de faire voir que des pensées
anciennes peuvent être les nôtres, ou sont les nôtres : elles sont anciennes et
pourtant nôtres ; elles sont nôtres et pourtant anciennes et donc différentes.
Elles appellent alors les transformations que nous jugeons nécessaires ou
non, elles nous invitent à entrer en interaction avec elles. Et entrer en
interaction c’est bien avoir affaire à du différent et du semblable, en même
temps, dans le même temps. Comment se fait-il que des choses si anciennes
puissent encore me parler ; qui suis-je pour être aussi dans le passé ?
Qu’est-ce donc que mon présent pour que des choses si anciennes me et lui
parlent encore ?
En cherchant à exprimer ces relations, je me suis tenu éloigné comme
on l’a vu des doctrines. Pas plus je n’ai été attentif avec toute la rigueur
nécessaire aux divers textes que j’ai ici analysés. Mon approche n’a en ce
sens été ni philosophique, ni littéraire. Ce n’est pas le sens d’un texte ou
d’une œuvre qui m’a arrêté. C’est plutôt son usage : il m’importait
seulement de faire voir toute la richesse de tel ou tel texte, de tel ou tel
thème ou problème, dans l’idée qu’au fond cette richesse était nôtre, ou que
ces textes et problèmes n’avaient pas pris une ride. Ils pourraient nous
convenir et, si non, alors il faudrait le montrer. Ce ne sont pas des doctrines
qui sont parlantes, ni des textes étudiés et situés dans des œuvres plus
larges. Mais ce sont des pages, des thèmes, pris ici ou là.
Pour le dire autrement, ce n’est pas sur le fond d’un savoir préalable que
j’ai parlé de ces textes, et que j’ai voulu réfléchir à partir d’eux et avec eux.
Ils ne traduisent pas mon savoir de ces auteurs ; ils ne sont pas l’illustration
d’un savoir de l’école, de l’éducation, de la formation que j’ai et que je
chercherai à dire. Ces textes ont été en rupture avec ma formation, comme
si, dans l’ensemble des doctrines et des savoirs que j’étais supposé
maîtriser, ils avaient comme surnagé, et n’avaient eu cesse de s’imposer
dans le frottement de ces savoirs supposés et de mon expérience. Ils m’ont
semblé capter quelque vérité de mon temps. Ainsi, n’ai-je pas parlé de la
doctrine de Platon, ou de celle de Montaigne ou de celle de Hegel, ou de
celle de Dewey et de tous ceux ici mentionnés. Pas plus que je n’ai cherché,
à travers des textes simples, à illustrer et présenter ces doctrines pour des
personnes qui ne les connaissaient pas, pas plus n’ai-je voulu « faire le
philosophe », c’est-à-dire me servir d’un certain savoir et des méthodes qui
sont celles du métier, pour assurer à mon lecteur un savoir systématique,
unifié et apaisé concernant les questions éducatives et formatives. Je n’ai
pas d’idée générale sur ce que devraient être l’éducation et la formation.
En ce sens, ces textes et ces problèmes dont j’ai cherché à construire la
consistance sont plutôt des textes et des problèmes de rencontre. On peut
nommer rencontre l’expérience d’une certaine nécessité. Elle articule
quelque chose de soi, quelque chose d’autrui, quelque chose du maintenant
ou du présent, et elle les relie parce qu’elle invite à développer. On ne sait
pas pourquoi ces liens se font, mais ils se font et sont sentimentalement
nécessaires. Elle donne lieu alors à un développement, une construction. La
vie intellectuelle, mais aussi la vie tout court, est faite de telles rencontres
qui surprennent nos savoirs ou ce que nous pensions être nos savoirs, et
c’est ce que j’ai mis longtemps à comprendre. On rêve d’un savoir,
complet : n’y en a-t-il de fortes traces ? Les anciens, pense-t-on, savaient. Je
n’aurais pas ici exposé un savoir ; j’aurais cherché à développer des
rencontres.
À ces différents auteurs, j’aurais emprunté divers thèmes, sans
soumettre ces thèmes à une forme d’intériorité, soit une thèse ou une
préoccupation qui auraient été miennes et dont ces thèmes et extraits
seraient les moyens de développement, soit l’intériorité supposée des
auteurs ou même des époques que je me serais efforcé de saisir. En un sens,
je n’aurais même pas eu de préoccupations qui m’auraient été propres ou si
j’en avais eu, elles se sont je l’espère dissoutes dans les analyses
construites. Je n’ai en ce sens rien à défendre, et mon but a été plutôt
d’exposer et de développer quelques questions.
Cette façon de travailler et de comprendre son rapport à des œuvres
anciennes, non pas comme des doctrines qu’il nous faudrait restituer, non
pas comme textes qu’il nous faut étudier, mais comme des textes ou des
pages, ou des problèmes à reconnaître et instruire, a pour elle une certaine
tradition. On la trouve en particulier chez Montaigne, lorsqu’il écrit :
Copyright
Introduction
Préalables
La didactique
Naissance de la pédagogie
La réfutation ou maïeutique
La querelle du postmoderne
Le rapport au monde
Postérité montaniste
La diversité institutionnelle
L'expérience de la famille.
L'expérience de l'école.
Le travail
Conclusion
Remerciements