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© CNRS Éditions, Paris, 2021

ISBN : 978-2-271-13410-3

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

Ce livre s’adresse à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre,


s’intéressent aux métiers de la formation et de l’éducation.
Son ambition est de montrer que, sur bien des points, la tradition de
philosophie de l’éducation a su construire des concepts à la fois éclairants,
utiles et susceptibles d’orienter l’activité aujourd’hui.
J’ai longtemps fréquenté différents organismes de formation et
d’éducation. J’y avais pour fonction non pas tant de familiariser les
étudiants avec telle ou telle discipline, ou tel ou tel métier, comme le font
par exemple des professeurs de chimie, de mathématiques ou de
géographie, ou encore des spécialités du management, de l’économie, de la
pêche ou de la robotique ou de la communication mais plutôt de porter à
leur connaissance un certain nombre de discours généraux et anciens
touchant d’une façon ou d’une autre ce que l’on nomme éducation et
formation afin d’éclairer leur jugement.
Et ce n’est pas en fait une tâche si simple qu’il y paraît.
 
D’abord, pour le relatif dédain dans lequel ces réflexions sont tenues.
L’essentiel est de former à un métier, à des compétences et par là autant de
permettre à l’individu de se construire au travers et grâce à un métier ou une
discipline que de développer les métiers et compétences nouveaux et
anciens dont la société a besoin. En regard de cette nécessité-là, sur laquelle
au fond il n’y a rien à dire, qui exprime l’importance pour nous des métiers
et de leur développement, les réflexions un peu secondes et abstraites,
touchant l’éducation et la formation ainsi que la pédagogie en général, sont
de peu d’intérêt. On s’en méfie  ; elles semblent représenter une perte de
temps. Dewey m’a semblé bien exprimer cette méfiance  : «  Puisque
beaucoup d’enseignants qui sont, en fait, fort compétents dans diverses
branches du contenu de l’enseignement, ignorent tout des méthodes
générales d’enseignement, cet état de choses permet de répondre que la
pédagogie, définie comme la science supposée des méthodes de l’esprit
dans l’enseignement est futile –  simple écran pour masquer la nécessité
dans laquelle l’enseignant se trouve de connaître en profondeur et avec
précision le sujet qu’il enseigne 1. »
C’est très vrai me semble-t-il. Il faut donc, si on a un tel projet de parler
de pédagogie, montrer que les concepts étudiés sont les concepts de la
pratique enseignante ou formatrice.
 
Ensuite, parce que ces questions touchant l’éducation et la formation
semblent donner lieu aujourd’hui à de très nombreux travaux et recherches
en tout genre. On n’imagine pas tout ce qui est publié et écrit sur ces
questions. Chacun y va de son expérience, de ses réflexions. La recherche
semble s’organiser en différentes directions. Les agences nationales et
internationales font leur l’exigence d’avoir à rechercher toujours plus avant
sur les processus susceptibles d’assurer une éducation efficace pour tous. La
question des inégalités est mobilisée dans cette direction, car comment ne
pas ressentir la nécessité de chercher de nouveau, et plus profondément,
lorsque l’on voit la relative pauvreté des systèmes éducatifs ici et là, ainsi
que leurs résultats très inégaux. Je ne sais si nous arriverons à un monde
meilleur, c’est-à-dire un monde où chacun sera enfin éduqué et bien éduqué
selon ses capacités, mais ce qui est certain, c’est que nous nous exhortons à
y tendre. Il y a beaucoup de travail devant nous et il faut s’y atteler.
Tout se passe comme si la recherche d’une part s’était donnée pour but
de mettre au jour tout le réel, d’aller voir toutes les expériences pour en
extraire l’importance et l’efficacité, et d’autre part limitait cette prétention
en fixant certaines directives de recherche. D’une part, tout ce qui peut
contribuer à accroître l’efficacité de nos pratiques et systèmes éducatifs est
à repérer et à dire. Et si une telle tendance s’engage dans une dispersion qui
semble à bien des égards infinie, elle a pour elle ce souci d’aller toujours
mieux voir ce qui se passe en réalité dans chaque pratique, dans chaque
système, dans chaque réforme qui, aussitôt mise en place, se doit d’être
évaluée. D’autre part, des priorités sont formulées, et changent à un rythme
assez soutenu, sans que l’on sache bien comment s’ordonne ce rythme.
 
Mais dès lors, que peut bien signifier le souci de tout mettre au jour, de
tout explorer et examiner et l’espoir de trouver enfin dans le réel des
pratiques, ce qui nous sortirait d’affaire ? Que peut-on dire de ce goût infini
des faits assorti de l’alternance des priorités politiques  ? Est-ce seulement
possible et ne peut-on y voir l’expression d’un refus ou d’une difficulté à
penser cette réalité dans ses caractéristiques les plus générales  ? Notre
temps est-il à ce point invisible qu’il faille en chercher toujours plus loin le
sens  ? Qu’est-ce qui fait éducation pour nous aujourd’hui  ? De plus, la
remarque que les réalités éducatives et de la formation ne sont tout de
même pas si neuves qu’il ne semble et que sur ces questions il n’est pas
impossible que des auteurs anciens aient pu dire des choses tout à fait
importantes et suffisantes, ne semble pas hors de propos. Elle semble avoir
une évidence immédiate pour elle : les questions relatives à l’éducation et à
la formation, on peut le supposer, n’obéissent pas au même rythme que les
développements de la chimie, de la robotique ou de la médecine. Ici ou là,
la notion de progrès n’a peut-être ni le même sens ni la même pertinence.
Cet ouvrage est ainsi construit selon une double thématique : tenter de
dire ce qui fait notre éducation, notre réalité éducative d’une part, assumer
la perspective de certains héritages passés, attester de leur force d’autre
part.
 
Ce souci de continuité me semble cependant requérir des conditions
précises.
La première tient au fait qu’il ne s’agit pas tant de s’intéresser aux
doctrines du passé, en tant que pensée systématique, mais plutôt à certains
passages, certains concepts, certains problèmes dont il est possible de
montrer ensuite la pertinence ou la force critique actuelle. Logique
d’emprunts et d’usages donc, qui s’éloigne du respect souvent pieux de
l’œuvre dans son ensemble autant que du commentaire. Hannah Arendt
écrivait que la fin de la tradition métaphysique rendait possible un tout autre
regard sur la tradition que l’on pouvait alors revoir à neuf. Une des
conséquences me semble être que notre attention ne se porte plus tant sur la
systématique des doctrines que sur la possibilité d’emprunter à telle ou telle
de ces doctrines telle notion, tel problème, dont on s’efforce ensuite de
montrer la pertinence. Une approche faite d’emprunts donc, plutôt qu’une
approche systématique. Un rapport un peu plus joueur à la tradition. Dans la
même perspective, on pourrait également mentionner ce propos de Leibniz
au sujet de la vieille scolastique que Descartes avait rendu obsolète : il y a,
disait-il, des pépites dans ces vieilleries. C’est exactement ce que j’ai voulu
manifester ici.
 
La seconde tient au fait que l’on peut entendre ce souci de continuité de
façon très différente. Parfois, et c’est le cas du premier chapitre de cet
ouvrage, certains passages anciens sont vraiment magistraux au sens où ils
disent avec très peu de mots et une grande économie de moyens des choses
qui ensuite seront dites en nombre de livres, d’articles, et souvent de façon
nettement moins claire. Force économique de certains textes, qui nous
dispensent de la lecture de beaucoup d’autres. Parfois, c’est le cas du
deuxième chapitre, on trouve l’occasion de réactualiser un concept ancien
en montrant que certaines sciences contemporaines permettent de le
construire sur d’autres bases. Il en ressort avec une force et une légitimité
plus grandes. Parfois, et c’est le cas du troisième chapitre, on peut montrer
que certains problèmes contemporains sont des problèmes plus anciens,
formulés quasi de la même manière, et c’est alors l’occasion de prendre un
peu de distance avec nous-mêmes et surtout de cesser de croire que nous
sommes dans l’obligation de résoudre ces problèmes. Mieux vaut au
contraire séjourner en eux, explorer leurs ressources avec un peu plus de
patience, saisir comment d’autres s’y sont orientés. Parfois enfin, c’est le
cas du quatrième chapitre, il est possible de penser et même de dessiner le
contemporain par contraste et différence d’avec d’autres temps plus
anciens. La continuité s’établit alors par la possibilité même du contraste.
La continuité peut donc avoir des sens très différents et on peut avancer
qu’elle s’établit sur le fond d’un rapport critique qui s’exerce tantôt dans le
sens du passé vers le présent, tantôt dans le sens inverse.
 
Dans le premier chapitre, «  La pédagogie et ce qui lui ressemble », je
pars de et j’étudie un texte de Platon tiré du Sophiste qui a pour objet tout à
fait explicite de définir l’éducation. Il me permet tout d’abord d’interroger
une des directions majeures prises par l’éducation aujourd’hui, celle qui
tient que l’éducation, par-delà le souci de l’habileté, doit en venir à prendre
en compte ce que les apprenants ont en tête, ce que l’on nomme leur
représentation. Pourquoi en est-il ainsi, et comment travailler avec ces
représentations ?
Il me permet de construire un pluralisme de la relation enseignante et
plus largement de la position de formateur et de comprendre que s’engager
dans un travail de formation suppose un parcours, certains deuils, certains
abandons de positions que l’on peut croire pertinentes au départ et qui
s’avèrent des impasses. Alors qu’aujourd’hui on s’intéresse beaucoup aux
parcours des formateurs et à la construction d’une identité de formateur, ce
texte permet de poser un certain nombre de repères qui m’ont semblé
essentiels.
Il me permet en troisième lieu de reprendre le modèle archiconnu, ou
tenu pour tel, de la maïeutique socratique. Il n’est tout simplement pas vrai
que Socrate comprit la maïeutique comme un rapport individuel. Sa
pratique montre plutôt autre chose, à savoir un dispositif scénique où la
scène qu’il compose avec celui qu’il interroge est vue et regardée par
d’autres qui peuvent, à l’occasion, monter à leur tour sur cette scène. Le
dispositif devient ainsi plus collectif. Voir et écouter, se laisser voir et se
laisser écouter, c’est ce que rend possible ce dispositif, et c’est bien une
façon d’apprendre.
Enfin, et par sa structure même, ce texte laisse voir tous les implicites
de son raisonnement, en sorte qu’il devient aisé de pointer toutes les
bifurcations dans lesquelles la postérité platonicienne s’engagea. Telle est,
me semble-t-il, sa force ultime  : déployant nettement son raisonnement,
attentif à l’ordre de ses chemins, il laisse deviner des bifurcations possibles,
et par suite des orientations autres, qui seront saisies par la postérité.
 
 
Dans le deuxième chapitre, «  l’essai plutôt que la compétence  », je
tâche de suivre une tradition française de l’éducation et de la formation qui
articula sa réflexion autour de la notion d’essai. Je la fais commencer avec
Montaigne, en isolant trois caractéristiques dominantes de la notion : l’essai
comme condition de possibilité de toute entreprise éducatrice et de l’éthique
de l’enseignement ; l’essai et son lien à la reprise ; l’essai et son lien à la
créativité. Je montre ensuite comment Alain reprit cette notion et s’efforça
de la transformer pour l’adapter au cadre plus collectif de la classe. Il
ajoutait également qu’il fallait « forcer à l’essai ». Pourquoi et comment ?
Enfin, je montre qu’il est possible de valider l’importance de cette notion
d’essai à l’aide de la psychologie cognitive et des recherches de Jérôme
Bruner.
L’ensemble de ces analyses me permet pour finir d’esquisser une
critique de la notion de compétence. Cette notion, comme on sait, est
aujourd’hui un maître mot des politiques éducatives. Par maître mot je veux
dire un principe en fonction duquel nous sommes invités à penser notre
rapport à l’éducation et à la formation adulte. Je m’efforce pourtant de
montrer les raisons qui permettent de lui préférer le concept d’essai. Je
m’efforce aussi, à l’aide de certaines analyses de Pierre Bourdieu et de
Jacques Lacan, de montrer la dimension imaginaire de la notion de
compétence, et comment cette dimension se retrouve dans la conception
que certains se font du rapport entre règles et activités.
 
Le troisième chapitre, «  Culture et individu  », est centré sur la
« querelle du post-modernisme », et ce que l’on nomme, et souvent déplore,
sous le nom d’individualisme contemporain. Je m’efforce de revenir sur le
lien problématique entre individu et culture. La tradition occidentale, et
semble-t-il à partir de Montaigne, nous a légué tant un modèle très fort de
l’individu qu’une valorisation très élogieuse de la culture et de ses œuvres.
Mais elle nous a légué aussi le souci de l’articulation de ces deux aspects,
de telle sorte que penser l’un sans l’autre devient bien impossible. C’est
précisément à cette articulation que je m’attache dans ce chapitre.
Montaigne célébrait à la fois un individu princier et l’attachement aux
œuvres de la culture, sans aucune hiérarchie de ces œuvres. Comment peut-
on préciser la figure princière de l’individu ? Comment peut-on la retrouver
dans la suite de notre culture ? On peut montrer en tout cas que cette figure
princière fut retrouvée par la suite, et dans des contextes au fond assez
différents et étonnants si l’on songe aux auteurs et aux thèmes pour lesquels
ils sont les mieux connus. On la retrouve bien chez Kant, alors même que
l’éducation princière est pour lui, et par certains côtés, un contre-modèle.
On la retrouve chez Dewey, alors même que celui-ci mit tant l’accent sur
l’aspect collectif de l’éducation. Ces indices montrent au moins que cette
figure princière n’est pas hostile à d’autres aspects de la culture. Au-delà de
ces indices, on peut mettre en évidence également les liens possibles entre
cette figure de l’individu autant avec la culture et ses œuvres qu’avec la
socialisation. Quel sens faut-il donner alors aux « œuvres » de la culture ?
Le concept de singulier, développé à l’aide de Montaigne, permet d’en
préciser un aspect. Ainsi, nous n’avons pas à choisir entre l’individu et la
culture, entre l’individu et la société, comme une représentation polémique
de la querelle du postmoderne le laisse souvent penser.
 
 
Dans le dernier chapitre, «  Socialisation moderne et postmoderne  » je
prends mon point de départ dans un texte de Hegel qui traite de la
socialisation moderne et qui l’articule autour de trois sphères et du produit
de ces sphères. Être socialisé, selon ce texte, c’est être passé d’abord dans
une famille, où l’on fait l’expérience de l’amour  ; c’est ensuite passer par
l’école, où l’on apprend à agir selon un but et des règles  ; c’est enfin
exercer un métier au sein du monde social. C’est aussi, de façon un peu
ironique, faire l’expérience d’une pure liberté de choix.
Dans un tel portrait, Hegel s’efforça de présenter les institutions
modernes dans leurs traits les plus généraux, comme il le fit par ailleurs, et
de façon beaucoup plus étendue, dans Les Principes de la Philosophie du
Droit, qui sont une présentation systématique de la société. Sans qu’il
formule un quelconque jugement moral sur cet aspect, il posait que la
société moderne se distinguait des précédentes ou des sociétés
traditionnelles par sa puissance d’accorder une place et des droits à
l’individu sans en être pour autant disloquée.
L’analyse, qui prend alors le statut d’un exercice de pensée, s’efforce de
saisir l’ambivalence de cette modernité. Par ambivalence il faut entendre
d’une part le projet de montrer tout ce par quoi il est possible de dire que
ces normes sont encore les nôtres, ou de montrer en quoi nous tenons
encore aujourd’hui à elles, et le projet conjoint de montrer pourquoi et pour
quelles raisons elles sont pour nous trop étroites. Ainsi, que veut dire pour
nous aujourd’hui, et peut-on assumer, que la famille est expérience de
l’amour  ? Que veut dire pour nous aujourd’hui, et peut-on assumer, que
l’école est ce lieu où nous apprenons à agir selon un but ? Que veut dire, et
peut-on assumer, que le travail est le lieu où nous nous faisons reconnaître
comme compétent ? Comment enfin repenser la liberté, puisqu’elle émerge
du jeu de ces institutions  ? Il s’agit en ce sens de chercher à dégager
certains traits constitutifs d’une postmodernité par contraste donc avec le
schéma du moderne tel que Hegel le fictionna. Et c’est ici, entre autres
critères, la question du rapport à la norme qui permet un point de bascule.
 
 
Articulé selon ces quatre chapitres, cet ouvrage entend témoigner de
ceci  : la force, relative et diverse, de certains concepts ou problèmes
anciens, c’est-à-dire de leur puissance de saisir notre expérience, notre
expérience de maintenant. Aussi n’est-ce pas tout à fait un livre d’histoire
de l’éducation, si l’on entend par là une restitution, la plus complète et
juste, de doctrines du passé. Il s’ordonne selon les quatre aspects présentés
plus haut, et montre à chaque fois leur pertinence pour nous aujourd’hui.
 
Mais en même temps il ne s’agit pas simplement de quatre études
distinctes. En effet, j’ai souhaité suivre aussi un fil particulier qui n’est autre
que celui de la subjectivation. Que peut-on entendre par là  ? C’est
certainement un legs de la philosophie contemporaine, et particulièrement
française, que de poser qu’il n’y a de subjectivité possible qu’en fonction
d’un certain champ relationnel dans lequel il lui soit possible de devenir.
Nous sommes ce que le monde a fait de nous, et plus spécifiquement ce
qu’une certaine diversité de relations a fait de nous. La subjectivité, si tant
est qu’elle puisse être, s’enlève ou se dégage en fonction de ce champ
relationnel.
Cela certes n’était pas forcément méconnu antérieurement. Montaigne
par exemple lorsqu’il commence vraiment à entrer dans son sujet, écrit  :
«  On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un
entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je
voudrais qu’il [le précepteur] corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée,
selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la
montre, lui faisant choisir et discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant
le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir 2. » Pour peu qu’ils disent ici, il
présuppose tout de même les éléments suivants : – qu’il y a une diversité de
rapports ; – que ces rapports engendrent différents types de subjectivité ; –
 qu’il vaut mieux tenter de se situer dans la deuxième voie. L’enjeu est bien
de donner une certaine place à la subjectivité, de la permettre et de la faire
advenir, et de poser que cette place dépend du mode relationnel dans lequel
nous nous engageons pour et avec elle. Nous serons en ce sens ce qu’auront
fait de nous les pratiques et relations dans lesquelles nous aurons été situés.
Comment dès lors, ces pratiques nous constituent et qu’est-ce exactement
qu’elles constituent ?
Ainsi et tout d’abord, la pédagogie est-elle le nom d’un certain mode
relationnel, que l’on doit chercher d’une part à distinguer d’autres, en
particulier le mode relationnel didactique et le mode relationnel moral, et
dont il nous faut examiner d’autre part ce qu’elle «  fait  » en termes de
subjectivité, toujours par comparaison avec ces autres modèles de relation.
Et je chercherai à montrer que sous ce nom de pédagogie, il faut voir
l’effort de constituer un rapport tout à fait spécifique de la subjectivité à
elle-même et au savoir, et de la constituer par là comme sujet et
examinatrice de ses représentations et croyances. Il faut voir surtout l’effort
de la constituer comme un certain vide, relatif, par rapport à elle-même  :
elle est ce mouvement qui à la fois peut reconnaître ses déterminations, et
qui en même temps s’en sépare  ; elle est cet effort même d’une certaine
mise à distance de soi et par là d’une ouverture au jeu même des pensées et
du savoir. Construction du doute autrement dit, et d’une subjectivité qui
peut l’intégrer.
En deuxième lieu, j’en viens à une notion, de fait plus récente dans le
champ de l’éducation, et qui tient à l’importance donnée à l’activité. Certes
mon but est bien d’examiner à quel titre la notion d’essai est un candidat
beaucoup plus sérieux pour penser les pratiques éducatives et formatives,
que celui de compétence, comme je l’ai dit plus haut. Mais en même temps,
il s’agit aussi de se demander quelle subjectivité ou quel mode de
subjectivité est introduit par là. Qu’est-ce que l’essai, qu’est-ce que l’on
construit par là, quel rapport à soi-même y rend-on possible et comment à
nouveau  ? Ici il apparaîtra que loin que la question du rapport aux
représentations et aux croyances doive tenir la première place, ce qui
compte c’est bien le rapport du sujet à l’initiative, c’est-à-dire au fond à sa
liberté. Là encore la question et l’importance d’un certain vide se
retrouveront  : essayer c’est bien se risquer, sans rien devant. Construction
d’une subjectivité « essayeuse ».
Les troisième et quatrième chapitres ont pour objet les problématiques
du moderne et du postmoderne, et de la place que nous devons accorder à la
notion d’individu. Mais qu’est-ce donc qu’un individu et comment cela est-
il produit  ? Sous ce terme, la tradition de philosophie de l’éducation m’a
semblé penser des choses tout à fait importantes. «  Souci des inclinations
propres », comme dit Montaigne, en tant qu’elles se marquent peu à peu et
ouvrent le sujet à son avenir singulier. Kant disait aussi  : «  l’enfant doit
pouvoir tout demander  », et il s’inquiétait de ce droit. Comment une telle
possibilité et un tel rapport du sujet à lui-même sont-ils rendus possibles et
comment pensait-il y parvenir  ? Plus généralement comment et sous quel
sens ce que nous appelons un individu est-il produit et dans quelle mesure
nous pouvons souhaiter en retenir quelque chose ? Comment aussi, dans le
cadre et dans leur rapport aux institutions, cet individu, ses inclinations, ses
demandes peuvent-ils trouver leur place.
Au total donc, c’est vers les motifs d’une subjectivité – capable d’entrer
en doute avec elle-même,  – capable d’entrer dans un rapport d’essai à ce
qu’elle entreprend, – capable enfin d’endurer la patience de ses inclinations
propres, au sein des institutions, que j’ai cherché à orienter ces études.
1.  John Dewey, Démocratie et Éducation, Paris, Armand Colin, 2011, chap. 13, « Nature de la
méthode ».
2.  Montaigne, Michel de, Les Essais, Paris, Arléa, 1992, p. 115.
CHAPITRE 1

La pédagogie et ce qui lui ressemble

C’est à une définition de l’éducation et de la pédagogie que je


m’attacherai tout d’abord. On la trouve chez Platon, il y a donc
approximativement 2  500  ans, dans un passage d’un de ses dialogues, Le
sophiste.
Que cette définition puisse nous dire quelque chose aujourd’hui, c’est
ce que je voudrais m’efforcer de montrer ici.

Préalables

UNE DÉFINITION CONSTRUITE
Cette définition n’est pas simplement dite et affirmée, elle est
construite. Ce n’est pas tâche facile. Non pas que cela soit difficile, mais
non pas non plus parce qu’ainsi le lecteur y serait plus obligé ou forcé. À
quoi cela sert-il de construire une définition ?
On peut avancer plusieurs raisons.
D’abord, le lecteur ou l’auditeur peuvent intervenir. Construire en effet
c’est procéder par étapes ou par moments successifs normalement liés de
sorte que l’attention de celui qui écoute ou lit est tournée non pas seulement
vers le résultat mais vers la succession d’étapes qui permet ce résultat. Il
peut accepter ou non la conclusion, se sentir d’accord avec elle ou non, son
attention est dirigée vers la succession ou l’enchaînement des arguments qui
sont supposés s’enchaîner « logiquement ». Il y a normalement un ordre de
construction, nous voyons comment la personne parvient à sa conclusion et
nous pouvons alors examiner à notre tour cet ordre et chacune des étapes.
Peut-être va-t-il un peu vite sur tel enchaînement, qui semble alors fragile,
et nous pouvons alors lui poser quelque question. Ou nous pouvons dire que
cet enchaînement ne nous convainc pas et nous souhaitons alors qu’il le
reprenne. Bref, c’est parce qu’il y a un enchaînement, une construction que
le lecteur ou l’auditeur peuvent examiner eux-mêmes.
On dira que s’il y a simplement une affirmation non construite, le
lecteur ou l’auditeur peut aussi dire ce qu’il pense : « oui je suis d’accord,
non je ne suis pas d’accord. » C’est là une façon d’intervenir soi-même en
donnant son avis. Il reste qu’il ne pourra pas procéder à ce que nous
appelons examiner. Je peux bien donner mon avis sur une maison : elle me
plaît ou non. Je peux bien dire que je suis ou non d’accord avec tel ou tel
jugement. Mais autre chose est de pouvoir examiner la solidité de cette
maison ou de ce jugement. D’où vient-il (elle), comment a-t-il (elle) été
construit ? Si j’ai pu voir les étapes de construction, alors j’ai été en mesure
de les interroger et d’évaluer les enchaînements et passages de l’une à
l’autre : c’est cela examiner. Le point important ici est que pour examiner, il
n’est pas nécessaire de savoir : le seul fait d’avoir la construction sous les
yeux permet d’intervenir, de poser des questions, et même aussi
d’emprunter ou de tenter un autre chemin.
 
On doit dire également que, par le fait même de la construction,
l’attention du lecteur ou de l’auditeur est comme déplacée. Ce qui compte,
n’est pas seulement le résultat, mais aussi les moments ou étapes de
construction. Nous pouvons par exemple nous arrêter sur un moment de la
construction et l’examiner pour lui-même. La maison est là, la conclusion
est là, mais tel moment peut être repris, amélioré, on peut même suggérer
d’autres façons de faire et de procéder. La construction, le fait même de
pouvoir construire et distinguer des étapes, permet donc un certain jeu : tel
moment peut être repris, dit autrement, argumenté différemment, constitué
autrement. En ce sens, la construction permet aussi une certaine invention.
Il peut y avoir d’autres chemins. On pourrait dire autrement tel ou tel point ;
on pourrait construire autrement telle ou telle partie, avec une autre
technique par exemple. La subjectivité que permet la construction n’est plus
alors seulement une subjectivité qui examine les enchaînements, elle
devient plus inventive, plus joueuse.
 
Enfin, et si définir une réalité quelconque c’est tenter de dire ce qu’elle
est, et si tenter de dire ce qu’elle est c’est pouvoir la distinguer de ce qu’elle
n’est pas et qui pourtant lui ressemble, alors il faut avancer que la
construction de la définition doit faire voir et l’objet défini lui-même, et ce
qu’il n’est pas. Elle doit nous donner les moyens d’un concept critique de
ce que nous cherchons à définir, c’est-à-dire un moyen de distinguer une
réalité quelconque de ce qu’elle n’est pas.
En ce sens, le texte que nous allons étudier traite d’éducation et de
pédagogie, il doit nous permettre d’isoler la notion de pédagogie tout en
nous donnant les moyens de la distinguer de réalités proches. Ainsi, si
l’opération de construction est une chose importante, c’est qu’elle permet
de faire voir l’objet défini dans son rapport avec des objets proches. À la
fois il s’en distingue et il s’en rapproche, et il s’éclaire justement de ces
différences.
 
Alors, comment construit-il  ? Quels sont au fond sa méthode, son
savoir-faire ?
Le mode d’argumentation dont Platon se sert pour établir cette
définition va certainement surprendre, mais il me semble, je le dis par
anticipation, assez adéquat à la pratique même de l’enseignement. C’est là
une des raisons majeures pour lesquelles ce mode d’argumentation me
semble tout à fait recevable : l’éducation est bien une pratique, et en juger
suppose ainsi que l’on se tienne au plus près de cette pratique.

LA MÉTHODE DE DIVISION
Quel est précisément ce mode d’argumentation ?
Il s’agit tout d’abord d’un dialogue où Platon met en scène pour une
fois non pas Socrate, mais un personnage qu’il nomme l’étranger, qui
discute avec un jeune mathématicien, Thééthète. Les deux se sont donné
pour but de définir ou d’établir la fiche d’identité des sophistes. Qui sont en
effet ces personnages qui prétendent vendre leur savoir et former les jeunes
Grecs en vue des plus hautes fonctions de l’État  ? Que vaut leur
enseignement et peuvent-ils vraiment prétendre au titre d’éducateur de la
jeunesse  ? Toutefois, avant d’en venir à la définition de ces personnages
eux-mêmes, l’étranger juge nécessaire de procéder à des exercices afin
d’avoir bien en main la méthode de définition. Ainsi vont-ils s’exercer sur
la notion d’éducation, d’une part parce qu’elle est tenue pour plus simple,
d’autre part parce que les sophistes se présentent comme des éducateurs et
que, si nous savons ce qu’est l’éducation, nous pourrons donc juger de leur
titre à être des éducateurs. Cette discussion a ainsi un statut préparatoire  :
c’est un exercice, qui doit permettre de roder la méthode
 
La méthode utilisée procède par divisions successives  : l’étranger part
tout d’abord d’un « grand genre » dans lequel l’objet à définir est supposé
se situer  ; puis il divise en deux ce genre, pour s’intéresser à l’une de ses
branches dans laquelle il demande d’admettre à nouveau que la réalité à
définir se situe bien ; puis il répète la même opération, autant de fois qu’il
est nécessaire pour s’assurer que l’on ne tient que la réalité à définir et
seulement elle. On aura alors en effet sa différence spécifique. S’il s’agit
d’un dialogue, c’est qu’à chaque étape, chaque division et subdivision,
l’étranger demande à Thééthète son accord. Celui-ci, le plus souvent, le lui
accorde directement ; dans certains cas, au contraire il lui demande de plus
longues explications, car il comprend mal les divisions proposées.
 
Cette méthode de division a eu une longue postérité, en particulier dans
les sciences du vivant. Elle a aussi été attaquée et critiquée, en particulier
par Aristote. On peut pointer certaines de ses faiblesses  : peut-être que
l’étranger part de propositions tenues pour évidentes, (comme par exemple,
au tout début  : «  il y a des arts de trier  ») et mime ainsi une méthode
mathématique importante que Thééthète, élève d’Euclide, connaît bien, il
reste que ces points de départ n’ont peut-être pas le même statut des
« évidences » qu’Euclide tenait pour telles. Puis, ce qui peut faire problème,
ce sont les subdivisions elles-mêmes  : comment sait-on qu’elles et elles
seules, recouvrent tous les êtres appartenant au genre dont on est parti. Dans
certains cas cela semble évident, dans d’autres beaucoup moins, c’est
d’ailleurs ce que Thééthète pointera, donnant lieu alors à de nouvelles
explications de l’étranger.
Cette méthode est donc fragile, et sans doute Platon, au moins ici, le
savait. Mais il est remarquable que cette fragilité ne l’empêche pas
d’effectuer son travail, et de faire entrevoir ce qu’il en est effectivement de
l’éducation ou plutôt du paysage où elle se situe. C’est comme s’il pouvait
y avoir des méthodes grossières, ou des modes de construction
«  grossiers  »  : sans doute manque-t-il une certaine précision, sans doute
manque-t-il des fondements assurés, pourtant la complexité est débrouillée
et nous commençons à nous y orienter. Ce que j’appelle ici méthode
grossière est une façon de dessiner les caractéristiques générales d’un
domaine, afin de commencer à nous y orienter. La méthode n’a pas besoin
d’être parfaitement fondée, elle nous permet de voir et d’avancer. Elle nous
permet aussi de reconnaître et de diversifier un domaine d’expérience
donné, ici celui touchant les questions d’éducation.
De plus, si dans la notion de construction importe la possibilité pour
l’auditeur ou le lecteur, d’intervenir dans le processus, si cette intervention
se fait également selon les modalités mentionnées, alors ce qui compte n’est
pas tant le fondement initial, ou son absence, mais cette possibilité même
d’intervention. Si on peut intervenir de différents côtés, si des réflexions
peuvent se greffer, alors ces distinctions prendront de l’épaisseur et de la
réalité. Peut-être ne sera-t-on jamais assuré, mais du moins le fait même de
l’intervention, des interventions sera déjà un pas. Cela voudra dire au moins
que d’autres auront pu dire quelque chose de leurs expériences, en fonction
de ce qui aura été tracé. Ils auront pu amener quelque élément, greffer
quelque part de leur expérience. Cela ne réduira pas tout sentiment
d’arbitraire, mais donnera du moins du poids, une certaine réalité à ces
distinctions. Nous pourrions ajouter : il n’est pas mauvais que le sentiment
d’arbitraire initial demeure : c’est lui qui permet le jeu de l’intervention, qui
inquiète toujours un peu et incite à poser des questions.
En dépit de son caractère fragile et critiquable, la question est donc de
savoir si cette méthode fait bien son effet, si elle montre ce qu’il en est de
l’éducation, du moins du paysage où elle se situe. Alors même qu’elle est
fragile, la question est de savoir si elle dessine quelque chose, qui permet à
nos réflexions de s’agglutiner ici ou là, de se rassembler et de commencer à
se lier. Alors, l’idée qu’avec Platon nous parlons bien de la même chose, à
savoir de l’éducation, commencera à prendre corps. C’est cela dont il me
faut maintenant attester.
Poursuivons, en espérant que le lecteur commencera peu à peu à
partager notre sentiment.
Pour plus de clarté toutefois, le lecteur trouvera ci-dessous la totalité de
ces divisions et subdivisions.
Schéma 1 : La méthode par divisions et subdivisions

Il nous faut maintenant commenter chaque étape.

UN ART SANS NOM
Comme on le voit sur le tableau, tout commence par la proposition : « il
y a des arts de trier  ». Cette proposition est acquise par un rapide travail
d’induction à partir des arts quotidiens (filtrer, vanner, cribler, démêler,
tramer, démêler, carder, et «  des milliers d’autres  » dit l’étranger, 226b).
Tous ces arts, dit-il, ont pour fonction de séparer (diairesis). On peut ainsi
leur donner un nom générique : « les arts de trier », ou art « diacritique » dit
le texte grec. Thééthète l’accorde sans plus.
 
Aussitôt, ce premier ensemble analysé, l’étranger y discerne deux sous-
ensembles : « les arts de trier le semblable et le dissemblable » d’un côté,
« les arts de trier ou de séparer le meilleur du pire » de l’autre. Le premier
sous-ensemble n’a pas de nom particulier, et il sera laissé de côté. Le
second sous-ensemble en revanche, a bien un nom : les arts de purification
(katharsis). Là encore, Thééthète l’accorde.
Remarquons ici, ce n’est certainement pas un hasard si le premier art
est, dit Platon, sans nom. Certes, on pourrait s’en étonner, car l’art
consistant à distinguer et séparer ce qui se ressemble et ce qui ne se
ressemble pas est l’art que l’étranger met en œuvre ici même et que Platon
nommera dialectique. Pourquoi dire qu’il n’a pas de nom ? Pourquoi dire ici
qu’il n’a pas de nom, non pas qu’il n’est pas, mais qu’il n’a pas de nom ?
On peut par hypothèse poser qu’une réalité a un nom, autrement dit la
nommer, c’est déjà s’assurer de cette réalité, au moins penser que l’on s’en
assure. Or l’art dialectique, dont le but est de distinguer le semblable du
dissemblable et de trier en ce sens, est-il bien quelque chose dont on peut
s’assurer  ? Ce n’est pas tout à fait évident, et c’est à mon sens cela que
manifeste cette remarque de Platon.
Le juge « juge ». Il a à dire si le cas concret qu’il a à juger tombe ou non
sous le coup de la loi, et, pour ce faire, il dispose des textes de lois et de
jurisprudence, des connaissances aussi concernant la société et son état. Il
en va de même pour le médecin, lorsqu’il fait son diagnostic : il dit si les
troubles qu’il a devant lui relèvent ou non de telle ou telle maladie et pour
ce faire il a à sa disposition les acquis de son expérience, les moyens de son
investigation, ses connaissances livresques. C’est à nouveau en fonction de
cet ensemble qu’il se prononce. Le bon cuisinier encore sait quel ingrédient
utiliser, quelle chaleur et temps de cuisson est nécessaire, et il le sait en
fonction ou à partir de tout un ensemble d’expériences, toute une familiarité
acquise avec son domaine. S’il se décide si bien, en apparence si aisément,
c’est sur le fond d’une longue pratique, elle-même diverse, faite
d’expériences, de lectures, d’échanges, etc. Mais dans les trois cas, le juge,
le médecin, le cuisiner, ne savaient pas à l’avance ce qu’ils diraient ou ce
que devaient être leurs décisions et leurs orientations  : ils ont réfléchi, ils
ont observé, ils se sont questionnés, ont parfois tenu pour important de
demander leurs avis à d’autres, se sont décidés. En ce sens ils ont jugé et
cela signifie qu’il y eut toujours une opération, un processus, une réflexion
en eux-mêmes. Ils ont réfléchi, se sont décidés, « à partir de ».
Peut-être le plus souvent ce processus s’effectue-t-il rapidement,
silencieusement, de façon tacite, ce caractère tacite étant certainement le
plus fréquemment à respecter ou encore ne nous posant pas de problème
particulier. Nous ne pouvons pas demander tout le temps et en toutes
occasions les raisons de ces jugements, décisions, orientations. Toutefois,
c’est bien quelque chose comme un jugement, un processus, une réflexion
qui ont bien eu lieu, et ceux-ci se sont faits à partir de savoirs et
d’expériences antérieurs, mobilisés, utilisés, plus ou moins tacitement. Il
serait peut-être possible d’y revenir, même si ce n’est nullement tout le
temps nécessaire, loin de là.
Peut-être selon les différents cas mentionnés (le juge, le médecin, le
cuisiner), est-il plus ou moins facile et requis de rendre explicites les
« raisons » de ces jugements. On demande au juge des « attendus » de son
jugement ; on le demande moins au médecin, et encore moins, semble-t-il,
au cuisinier. Mais là encore, cela ne doit pas empêcher de voir qu’un
jugement a eu lieu et que les raisons viennent sinon ensuite du moins à côté.
Le juge en sait quelque chose : précisément il doit juger, ce qui veut dire
qu’il ne sait pas. En effet, il «  met en jeu des arguments  », «  expose des
raisons », dit « en fonction de quoi il prend telle ou telle décision ». Cela
signifie justement qu’il ne sait pas, que le tranchant de son jugement n’est
pas si évident, qu’il n’a pas en ce sens une science du jugement. Ce qu’il a,
ou plutôt ce dont il a usé, ce dont il va user, c’est d’un ensemble de raisons,
plus ou moins solides et fortes qui, en tant que raisons, peuvent précisément
être contestées. Ainsi n’y a-t-il pas pour lui de science ou de savoir juger. Il
juge, ce qui est autre chose. Il juge avec des raisons, qui ont besoin d’être
dites et exposées. C’est ainsi plutôt un exercice du jugement qui, comme
exercice, peut être contesté, amendé, amélioré, et c’est bien ce que
l’institution judiciaire met en place, dans le jeu des avocats, mais aussi dans
les possibilités de faire appel.
En ce sens le jugement est exposition. D’une part, possibilité d’exposer
ou de rendre explicites des raisons. D’autre part, et du même coup,
possibilité d’être contesté, dans tel enchaînement, dans tel usage.
 
Dès lors, lorsque Platon pointe ou constate l’absence de nom pour cet
art de juger, de discerner le semblable du dissemblable, que dit-il  ? Il
suggère d’abord que ce qu’il y a, au moins tout d’abord, ce sont nos
jugements, décisions, orientations, arts de faire et que ceux-ci reposent sur
eux-mêmes, rien qu’eux-mêmes. Nous avançons nos arguments et raisons,
comme nous avançons avec des outils. Nous avançons nous-mêmes, avec
notre plus ou moins grande familiarité avec un domaine, l’ensemble de nos
expériences et nos connaissances, notre plus ou moins grand talent à les
mobiliser. Mais toujours un jugement, rien qu’un jugement, plus ou moins
bien informé, plus ou moins subtil et intelligent, plus ou moins juste. Donc,
dire qu’il n’y a pas pour cet art de nom, c’est dire qu’au fond on ne sait pas
trop comment il se fait, qu’il ne relève pas d’une science ou d’un savoir
disponible par avance, qui assurerait le jugement dans son mouvement
même. Un savoir critique peut-être, au sens de cette possibilité de revenir
sur ses résultats, de les améliorer et de les retravailler, éventuellement avec
d’autres et par le dialogue, mais pas un savoir au sens où ce terme implique
l’idée d’une maîtrise assurée, et assurée par avance, sans avoir à réfléchir. Il
y a le mouvement du jugement, mais il n’y a pas de savoir qui, venu de plus
haut, nous assurerait de ce mouvement. L’habitude, la répétition, nous
affermissent.
Mais c’est aussi et en second lieu insister et mettre en avant ce manque
d’un savoir là où nous en aurions, semble-t-il, le plus besoin ; là autrement
dit où il nous faut juger. Et c’est certainement encore, dans une perspective
platonicienne, faire lever le désir d’un tel savoir qui pourrait vraiment
s’assurer de nos jugements.
À suivre Platon, cette absence de nom pour l’art de trier et de discerner
veut dire que cette capacité à bien juger, à bien trier, qui peut être
considérée comme un but de l’éducation, relève d’abord de notre jugement,
et en ce sens de nous-mêmes, non pas d’une science. Ou du moins, que si
c’est le cas, cette «  science  » n’est assurément pas disponible
immédiatement. Cela n’exclut pas que nous puissions en avoir le désir. On
sait que Platon nommera idée l’objet de ce désir  : l’idée est ce qui nous
permettrait de bien juger. Son art dialectique sera ce qui doit nous conduire
aux idées.

La didactique

LE TRAVAIL DES EXEMPLES ET L’ABSTRACTION

Revenons maintenant au texte et à la nouvelle division  : il y a, dit


l’étranger, des arts de purification.
Ce sont eux qui vont être maintenant objet de l’attention. Ils se divisent,
en effet, selon une distinction évidente. Laquelle demande Thééthète qui
cette fois-ci ne semble pas bien voir.
Il y a d’un côté les arts de purification qui concernent les corps. Ils sont
eux-mêmes distincts, selon que leur objet, le corps, est inanimé, ou animé.
Pour le premier cas (inanimé), l’étranger donne pour exemple les arts du
foulage, ou art de séparer le grain et la balle. Pour le second cas (animé), on
doit encore distinguer selon que la purification est interne, et l’on aura alors
les arts de la gymnastique et de la médecine, ou externe, et ce sont des arts
que l’étranger regroupe sous le même nom de cosmétique (kosmetikè) qui
se répartissent en « une foule de métiers tout à fait ridicules ou de peu de
valeurs », l’art du bain par exemple.
De l’autre côté, les arts de purification concernent aussi l’âme et il est
possible d’isoler là une deuxième famille. C’est à eux que l’étranger dit
vouloir maintenant s’intéresser.
 
Sur tous ces points, Thééthète acquiesce, et ne demande aucune
explication supplémentaire.
On pourrait s’étonner de cet acquiescement si rapide. Il s’explique par
le fait que dans le moment juste antérieur, Thééthète a été quelque peu
« sonné », au sens d’un boxeur qui vient de prendre un coup. En effet, dans
le très bref échange qui a lieu à propos de cette division, Thééthète s’est en
quelque sorte fait piéger. C’est lui qui a considéré tous ces arts de
l’apprêtage comme tout à fait dépourvus d’intérêt et en ce sens pas vraiment
digne de son attention ou du niveau de leur conversation. Pourquoi traiter
d’objets si modestes que l’éponge ou qu’une potion purgative ? La réplique
de l’étranger vient sur ce point très vite et très fermement :

La méthode de l’argumentation (des discours) n’a pas moins


d’estime pour l’éponge ou plus de regard pour la potion, suivant
que l’action de l’une nous est, ou non, plus bienfaisante que celle
de l’autre. C’est en effet pour acquérir de la pénétration d’esprit
que, scrutant tous les arts, elle s’efforce de découvrir leurs
parentés ou leurs dissemblances. Ainsi, de ce point de vue, elle
les estime tous également. Elle n’admet aucunement que l’art du
stratège soit une illustration plus grandiose de l’art de la chasse
que ne le serait l’art du tueur de poux.

Voilà donc la réplique très ferme que sa remarque méprisante à l’égard


de certains arts a provoquée chez l’étranger. Lui-même pourtant sait bien
que le savoir mathématique est indépendant de la grandeur des nombres par
exemple. De la même façon, pour qui s’intéresse aux métiers et aux
opérations qui les constituent (ici, le triage), il n’y a pas lieu de s’arrêter ou
de se laisser impressionner par de telles différences de valeur concernant
l’objet. On peut nommer abstraction cette capacité de relativiser les arts
eux-mêmes et leur valeur pour saisir et discerner en eux leur opération
commune et la pensée peut être ainsi définie comme recherche
d’abstraction. Autrement dit, Thééthète, par ce jugement, montre qu’il a été
encore impressionné par les objets tels qu’ils s’offrent à une perception
évaluatrice (les grands et les petits, les objets nobles et les objets ridicules),
que sa pensée a été comme distraite de son orientation propre et en ce sens
prise en faute. Il n’est pas encore assez purifié, alors que son savoir
mathématique aurait dû le mettre sur ce chemin. Si l’opération de l’âme est
bien de discerner les identités et les différences sous les différences de
grandeur, alors on peut comprendre que Thééthète admet maintenant
nettement qu’il faut distinguer les arts de purgation qui concernent les corps
de ceux qui concernent l’âme  : il vient de voir que sur ce point son âme
n’était pas tout à fait purifiée.
Cette note est donc discrète et très indirecte, quoique ferme et
importante. Si nous insistons, c’est pour les raisons suivantes. D’abord,
parce que cette sorte de combat contre notre tendance à valoriser-
dévaloriser certains objets, et à raisonner en fonction de ces jugements de
valeur circulant dans le monde social, est un combat que l’on retrouve très
souvent, me semble-t-il, dans les autres dialogues de Platon, ceux que la
tradition universitaire a nommé les « dialogues socratiques ». Il y a même
des cas assez comiques et grinçants lorsque dans Hippias Majeur, Socrate
demande à son interlocuteur pourquoi donc on se refuserait à dire que c’est
bien dans le même sens que l’on peut dire que « cette jeune fille est belle »
(exemple venu tout de suite chez son interlocuteur) et «  cette marmite est
belle  ». Ou encore lorsque Socrate prend chez un ennemi d’Athènes, en
discutant avec un général athénien, un exemple typique de courage. Or ce
n’est pas tout à fait évident, pour un général athénien, pour un citoyen
athénien, d’avancer sereinement dans l’affirmation que les ennemis
d’Athènes, avec qui ils viennent de se battre, sont des gens courageux.
Il est difficile de savoir comment les gens apprennent à penser et à
examiner, comment ils apprennent « vraiment » à penser et examiner, mais
il est possible d’avancer que ce détour par des exemples qui les concernent
au plus haut point, des exemples suscitant des « préjugements » de valeur
(sans doute est-ce cela que la tradition philosophique nomme « préjugé » :
pas seulement un jugement saisi du seul côté de sa vérité ou fausseté, mais
un jugement qui implique une certaine distribution de valeur) est peut-être
utile et même nécessaire. Il faut avoir été surpris, inquiété, dans ses propres
valeurs ou ce que l’on tenait pour telles, pour commencer à penser et le
talent de Socrate me semble toujours celui de quelqu’un qui n’affronte que
très rarement directement ces préjugés : le jeu des exemples qui est le sien,
semble lui suffire. C’est ce que l’on peut appeler son tact.
Cette attitude, cette attention qui parvient à se délier de ce que l’on tient
pour important est une chose importante dans l’éducation C’est elle en
particulier qui ouvre la voie aux exemples, permet que l’on puisse
s’intéresser aux exemples communs, susceptibles de montrer mieux que des
exemples supposés prestigieux. Pour celui qui réfléchit, tout exemple est
bon à prendre, et c’est comme s’il renversait les choses : il n’a pas dans la
tête une « prénotion » qu’il cherche ensuite à illustrer ou vérifier ; il a plutôt
dans la tête une idée, que des exemples vont l’aider à construire,
développer, et au besoin en le surprenant.

DIDACTIQUE ET LE DÉVELOPPEMENT DES HABILETÉS.

La division suivante commence de façon différente. Ne peut-on


distinguer, demande l’étranger, deux types de maux concernant l’âme ? Le
premier type concerne toutes les sortes de perversion, ou méchanceté, et il
est possible de leur attacher tout un ensemble d’arts ou de pratiques qui ont
pour objet de réduire ces maux, ce sont les arts de la correction. Mais il y a
aussi un autre type de mal pour l’âme, et ce sont les ignorances, et à ce mal
on peut attacher un art essentiel  : l’enseignement, qui nous purge de nos
erreurs.
À ce niveau, on arrive ainsi à une première esquisse de définition  :
l’éducation est une entreprise qui consiste à purger l’âme de son ignorance.
Voilà pour commencer.
À ce stade toutefois, Thééthète s’inquiète. Il a beau être mathématicien
et connaître ce type de raisonnement où l’on s’efforce de tirer des
conséquences de propositions initiales tenues pour vraies, cette dernière
division lui est assez inexplicable et au fond peu limpide. L’étranger va
ainsi construire un raisonnement capable de la justifier.
Ce raisonnement est un raisonnement de type analogique  : identité de
rapport entre quatre termes : « de même que…, de même que… »
De même en effet que l’on peut distinguer deux types de maux au
niveau du corps, (maladie, nosos et laideur, aiskhros), avec des arts
correspondants (médecine et gymnastique), de même on peut et on doit
distinguer deux types de maux concernant l’âme (perversion, poneria et
ignorance, agnoia) ainsi que des arts correspondants (correction, kolastike
et enseignement, didaskalè). Chacun des deux maux, respectivement au
niveau de l’âme et au niveau du corps, se correspond : d’un côté maladie et
perversion sont des formes de désaccord (stasis) entre ce que la nature
pourtant apparenta  ; de l’autre, laideur et ignorance sont l’un et l’autre
manque de mesure (ametria).
Platon exemplifie un peu ces deux formes générales de maux, en
particulier le manque de mesure, qui spécifie la laideur et l’ignorance, est le
fait pour l’âme de s’élancer vers le vrai, de le viser, et pourtant, dans cet
élan, de dévier. Platon prend l’image-type de l’archer qui vise un but,
cherche à l’atteindre, mais dévie, ou rate. La laideur comme l’ignorance
sont, peut-on avancer, du côté d’une maladresse ; l’image majeure c’est le
défaut d’habileté, on veut, mais on n’arrive pas. Ainsi l’objet ou la
préoccupation essentielle aussi bien de la gymnastique que de
l’enseignement, c’est de construire de l’habileté ou de l’aisance, à partir
d’un corps ou d’un esprit maladroit, peu habile, engoncé, etc. Rien d’autre.
Le schéma 2 ci-dessous résume ce raisonnement analogique.
Il est je crois nécessaire de mettre en valeur les points suivants.
Platon a régulièrement produit dans ses textes des modèles de division
de l’âme : l’âme n’est pas une, mais elle est faite d’instances différentes ou
de rapports différents. Ici nous avons un modèle particulier qui est construit
d’une part sur un fond analogique, d’autre part sur la diversité des arts qui
concernent soit le corps soit l’âme. La division de ces instances ou leur
analyse est ainsi fonction des arts ou modes d’arts qui s’en préoccupent.
Nous distinguons aujourd’hui par exemple le psychologue, ou le psychiatre,
le coach ou conseiller, et encore le professeur ; tous sont bien concernés par
l’esprit, ou concernent l’esprit  ; mais ils mettent en jeu chacun un certain
aspect ou un certain rapport à ce que l’on nomme âme ou esprit. Chacun est
comme jaloux de son indépendance  : le psychologue dit qu’il n’est pas
professeur, et se définit même pour partie par là, et réciproquement, et
chacun tient à cette distinction.
Ce que nous nommons esprit est donc fonction des arts qui concernent
l’esprit ou ce que l’esprit est pour nous est fonction des arts existants qui le
saisissent. Une telle idée pourrait surprendre. Pourtant, il suffit d’entendre
ce que signifie le mot «  âme  » aujourd’hui. Nous n’y «  croyons plus
guère  », et c’est là, disons-nous, une question religieuse, ou un terme
religieux, utilisé par les prêtres et les croyants. Mais cela ne veut-il pas dire
que ce terme et son usage sont bien fonction de la place qu’a ou non la
religion dans telle ou telle culture et qu’en ce sens notre rapport à
« l’esprit » est fonction des pratiques culturelles qui se saisissent ou non de
ce que nous nommons esprit ou âme ?
Il n’y a pas en ce sens «  le corps  », ou «  l’esprit  », mais ceux-ci sont
fonction de la diversité autant que du rapport des arts, pratiques, modalités
de rapport qui les saisissent. Le corps, notre pensée du corps, ce que nous
en faisons et disons, est fonction des arts, pratiques, relations qui l’ont tout
d’abord saisi et par exemple, à suivre ce texte de Platon, de cette distinction
entre le corps malade et le corps laid  ; ce n’est pas tout à fait la même
chose, même si ici ou là on peut confondre ; ce n’est pas le même rapport à
« nous-mêmes » dans les deux cas et cela n’engage pas le même rapport au
monde.
 
En second lieu, il est aussi important de noter que l’enseignement est du
côté de la «  laideur  » et de la gymnastique, non de la maladie et du
médecin. Ignorance et « laideur » relèvent d’une même forme générale, qui
est le manque de mesure (ametria). Comme nous l’avons dit plus haut,
l’objet de l’enseignement comme de la gymnastique, c’est la maladresse  ;
son souci  : réparer la maladresse, construire de l’aisance. C’est tout
pourrions-nous dire, rien de plus, rien de moins. Comment ne pas souscrire
à une telle ambition  ? Nous n’aimons pas nos maladresses, nous les
craignons, nous en souffrons. De l’autre côté, aider s’entend toujours
comme le souci de réparer quelque maladresse, de rendre l’activité plus
fluide, plus souple, et par conséquent plus joyeuse. Nous aimons vivre,
pourrait-on dire, et vivre à ce sens de l’exercice d’une certaine habileté.
Cela est vrai aussi, me semble-t-il, des handicapés  : pour eux aussi, la
recherche d’une certaine habileté vaut, même si celle-ci doit prendre
d’autres chemins.
Si nous disons alors que laideur et maladie se distinguent selon une face
externe du corps et selon une face interne, on peut avancer qu’il en va de
même de la distinction ignorance –  perversion  : l’ignorance renvoie à la
face externe de l’âme et à l’enseignement, tandis que la perversion renvoie
à une face plus cachée, plus interne, qui relève, elle, d’un art différent. Or,
qu’est-ce donc que la face externe de l’âme, ou son apparaître ? La réponse
à cette question vient très vite : le discours ou logos. Le discours, dans son
lien avec la raison est cette face externe de l’âme. D’une part le langage
d’une personne reflète ce qu’elle est, ou exprime d’une certaine façon son
intériorité. Pas toujours certes. D’autre part, le discours n’est-il pas le mode
d’expression de nos jugements et par là n’exprime pas notre propension à
dire ou juger de la vérité ? C’est avec le discours que l’on peut se tromper,
en ce qu’il vise le vrai ou qu’il est ce par quoi nous prétendons dire le vrai.
En ce sens le discours est bien quelque chose de nous-mêmes, ou de notre
âme, distinct de nos passions « plus internes », moins discursives.
Cette distinction pourrait nous servir à différencier et à articuler tout à la
fois d’un côté le professeur, qui dit généralement ne pas vouloir se soucier
de l’intériorité des élèves (ce n’est pas son affaire dit-il, et son affaire c’est
plutôt ce que disent ou écrivent ses élèves et le savoir que manifeste ou non
ce qu’ils disent et écrivent), de l’autre le psychologue ou le psychiatre. Mon
but n’est pas ici de rabattre ces distinctions contemporaines sur ce que dit
Platon, mais plutôt de faire voir la chose suivante  : ces différents termes
auxquels nous sommes habitués  : professeur, psychologue, conseiller, et
maintenant coach,  etc., qui tous engagent ou sont supposés engager des
rapports différents des autres à nous-mêmes et de nous à nous-mêmes, ont
créé une diversité de rapports de l’âme à elle-même. Peut-être faudrait-il
nuancer car les divisions construites par l’époque contemporaine sont
différentes de celles que construit ici Platon, mais le problème aurait
toutefois une structure identique  : quels arts ont saisi le corps et l’âme,
comment se distribuent-ils, et qu’ont-ils fait de nous  ? L’important quoi
qu’il en soit est de bien saisir la chose suivante  : ces termes ainsi que les
rapports qu’ils engagent ne peuvent pas être compris si l’on ne s’en tient
qu’à eux ; ce qui est plutôt significatif, c’est un ensemble de termes ou de
rapports et leur articulation spécifique. Ainsi par exemple, on demandera si
la promotion contemporaine du terme «  accompagnement  » redistribue
autrement ces différents rapports. L’analyse platonicienne est dès le départ
construite sur une distinction entre les arts qui prennent en charge le corps,
et ceux qui prennent en charge l’âme  : il ne s’agit pas de confondre et il
n’est pas tout à fait certain que ceux qui prétendent éduquer mon corps
(gymnaste, médecin) soient les mêmes que ceux qui prétendent s’occuper
de mon âme selon les deux types de maux distingués. Au moins dès ce
début, Platon pose-t-il la nécessité d’une division du travail : qu’au moins
on ne commence pas à confondre ces deux types de métier, ce qui n’exclut
pas que l’on puisse s’interroger sur leurs rapports.
Comme nous l’avons vu plus haut à propos de la distinction âme/corps,
une distinction et une séparation des métiers sont de nouveau ici en jeu. Le
schéma platonicien nous invite à différencier et distinguer rigoureusement
des places.
 
Enfin, et en dernier lieu, l’étranger remarque, notons-le, que le plus
souvent l’ignorance n’est pas admise comme un mal, et qu’elle ne nécessite
pas quelque art qui nous en purgerait. L’ignorant donc ne tient pas pour un
mal son ignorance, et naturellement ce point aura une grande importance
dans les développements ultérieurs comme on va le voir.

Naissance de la pédagogie

DIDACTIQUE ET PÉDAGOGIE : LA NOTION D’AMATIA


Sur ce, l’étranger va procéder à une nouvelle division, qui va elle-même
donner naissance à deux arts, d’un côté ce qu’il va nommer didactique
(didaskalè), de l’autre ce qu’il va nommer pédagogie (paideia).
Il y a en effet, dit-il, une forme d’ignorance qui, quoique étroite
quantitativement, n’en est pas moins très importante, et qu’il définit ainsi :
«  ne pas savoir et croire qu’on sait  ». C’est là une forme d’ignorance
particulièrement difficile à réparer puisque par définition elle exclut que
l’on puisse apprendre quoi que ce soit. En grec c’est l’amatia, et c’est elle,
et elle seule, qui va donner lieu à la pédagogie ; c’est pour elle, et elle seule,
que ceux qui éduquent ont besoin d’être des pédagogues. La pédagogie,
c’est donc l’art qui nous guérit de cette ignorance particulière qu’est
l’amatia. Dans une périphrase, l’étranger parle de la pédagogie comme
d’une « éducation par le discours ».
À côté de cette forme particulière, quelle est la branche qui sera laissée
de côté, ou quelle est la forme d’ignorance qui ne va pas intéresser les
protagonistes de ce dialogue  ? Il y a, disent-ils, ce qui relève de
«  l’apprentissage des métiers  », et qui ne fait pas particulièrement
problème ; là les individus savent qu’ils ne savent pas, et donc la condition
pour qu’ils apprennent quelque chose est assurée. À ce niveau, et pour ce
type d’ignorance, l’étranger va parler « d’enseignement des métiers » ou de
« didactique ».
Puisque la pédagogie est « enseignement par le discours », il en résulte
que la didactique n’a pas affaire principalement au discours, ou encore que
celui-ci est secondaire. En effet, la transmission de métiers ou de savoir-
faire, si elle suppose du discours, n’en suppose qu’un peu, et tout au plus
comme moyen destiné à s’effacer. On me dit au départ  : «  cela c’est un
crayon, cela c’est ton index, cela c’est une feuille  »  ; on me montre
également comment faire pour écrire ; on m’aide à ajuster mes gestes avec
quelques mots, et puis ces mots s’effacent progressivement au fur et à
mesure que l’activité se met en place.
Il en va de même, pense-t-on, pour le savoir : « voilà le théorème, voilà
la connaissance, je te la dis, je t’explique les termes, tu peux les redire et les
comprendre, au besoin nous faisons des exercices qui confirment ta bonne
prise de ce savoir en sorte que maintenant tu as tout cela en tête prêt à être
utilisé. » On peut donc, semble-t-il, penser la transmission du savoir selon
le même schème que la transmission de savoir-faire : le discours n’a qu’une
fonction de moyen ou qu’une fonction didactique, devant s’effacer par la
suite. Il suffirait au fond de bien parler, et de bien expliquer, de s’entendre
sur ce que c’est que bien parler, bien définir, bien présenter. C’est donc la
didactique.
 
À suivre le schéma platonicien, une telle position est la position
spontanée ou première de tout enseignement  ; c’est comme cela que les
enseignants abordent la pratique éducative, dans cette croyance, maintes
fois vérifiée : « on sait des choses, il suffit de les transmettre à autrui, de les
verser dans leur esprit qui est une sorte de réceptacle vide  ; pour cela on
explique bien, on dit clairement, au besoin l’on fait soi-même avec
précaution devant les élèves  ; on donne à voir l’activité, on propose des
exercices, et l’on s’assure ainsi que les savoir-faire comme les savoirs
passent bien ; au besoin, quelques évaluations, et pour s’assurer du résultat
et pour mettre une certaine pression sur les élèves. Au début beaucoup de
paroles puis, progressivement, substitution de l’activité autonome ou
automatisée à la parole. »
 
Or, l’étranger tient pour tout à fait certain que l’éducation ne peut se
limiter à ce rapport didactique. Pourquoi  ? La réponse tient à la
détermination de cet autre type d’ignorance, qui est l’amatia  : «  ne pas
savoir et croire que l’on sait  » et qui va susciter la pédagogie dans sa
différence d’avec la didactique. Si on croit que l’on sait alors qu’on ne sait
pas, alors la condition pour l’apprentissage manque  : pour qu’il y ait
apprentissage, il faut savoir ou au moins avoir admis, que l’on ne sait pas,
ou encore, et peut-être, que l’on ne peut y arriver seul. On s’en souvient : le
texte disait plus haut que l’ignorance n’était même pas connue comme mal.
On retrouve ici ce problème.
La détermination de cette forme d’ignorance qui donne lieu à la
pédagogie est ici très abstraite. L’ensemble des dialogues de Platon permet
de l’illustrer davantage.

QUELQUES ILLUSTRATIONS
Il faut y voir tout d’abord une évocation de «  l’expert patenté  », celui
qui sait, parce que, dit-il, il a longtemps fréquenté et longtemps vécu et
qu’ainsi il n’a rien à apprendre. Les dialogues dits socratiques de Platon
mettent régulièrement en scène ce type de personnage ainsi que le souci de
Socrate de déconstruire cette prétention. C’est au fond le sens immédiat.
Toutefois, il faut y voir un peu autre chose.
« L’expérience, et même la longue expérience, la longue fréquentation
d’un domaine d’activité donné, n’est pas un titre suffisant pour légitimer un
savoir.  » Une telle acceptation, un tel savoir si l’on veut, n’ont nulle
évidence et il est même difficile de s’y rendre. En effet, il n’y a rien
d’évident à constater notre impuissance à dire alors que notre expérience
nous montre que nous savons, que nous agissons, que nous faisons chaque
jour sinon bien mais du moins selon des voies qui nous satisfont nous-
mêmes et nos entourages. Un des enjeux de Socrate est justement de guérir
tous ceux qui agissent ainsi du risque d’une certaine méfiance à l’égard du
discours, du risque d’une certaine « misologie », qui vient de l’expérience,
de fait douloureuse, de l’écart entre l’expérience, sa richesse, son assurance
et le discours. Comment conduire ceux qui pratiquent et vivent tous les
jours et s’assurent d’eux-mêmes et du monde dans ces activités, à s’engager
dans le discours et sa difficulté à rendre compte de nos activités ? Il n’est
pas facile de « dire ce que l’on sait », et l’on se confronte à la pauvreté ou
l’impuissance initiale du discours. Entrer dans la pédagogie, c’est entrer
dans cette difficulté propre au langage et à sa différence.
De l’autre côté, il faut critiquer «  les beaux parleurs  », qui parlent ou
prétendent parler d’une expérience dont on devine qu’ils ne l’ont guère.
Mais pour eux la question est la suivante  : non pas tant les ramener à
l’expérience, mais examiner leur discours même : si nous trouvons que ce
sont de « beaux parleurs », c’est bien aussi qu’ils disent quelque chose de
juste.
On peut bien insister sur la critique des experts, mais il importe de saisir
ce qui est en jeu dans cette critique, et qui concerne l’écart entre ce que
nous faisons et notre pouvoir d’en rendre compte, autant que cet écart entre
ce que nous disons et le réel que ce discours prétend viser.
Qu’est-ce donc qu’un langage qui puisse toucher juste ?
 
Mais nous pouvons aussi mentionner la toute fin de ce dialogue fameux
qu’est le Ménon. Dans ce dialogue, Socrate veut établir que toute
connaissance est réminiscence. Pour ce faire il interroge un jeune esclave,
qui n’a jamais été scolarisé, sur un problème mathématique (le doublement
de l’aire du carré par comparaison avec le doublement de la longueur de son
côté). Il montre que le jeune esclave, à condition d’être bien interrogé, peut,
par lui-même, retrouver ce savoir.
L’ensemble de cette interrogation se conclut ainsi :

Ou je me trompe fort, ou nous l’avons grandement aidé à


découvrir où il en est de la vérité. Car maintenant, comme il
ignore, il aura plaisir à chercher  ; tandis que précédemment il
n’eut pas hésiter à dire et à répéter de confiance, devant une
foule de gens, que, pour doubler le carré, il faut en doubler le
côté (…) Crois-tu donc qu’il eût été disposé à chercher et à
apprendre une chose qu’il ne savait pas, mais qu’il croyait
savoir, avant de s’être senti dans l’embarras pour avoir pris
conscience de son ignorance ?

On retrouve donc ici la notion d’une ignorance qui s’ignore et son


implication dans la notion de pédagogie : elle est précisément cet art qui ne
tient pas pour donné un désir de savoir mais au contraire s’efforce de le
faire naître. Le moyen utilisé ici est l’embarras ou l’obstacle  : le jeune
esclave, dans un premier temps, sera mis devant la contradiction de sa
première affirmation ou thèse (une aire double correspond au doublement
de la longueur d’un côté). La simplicité ou la symétrie de sa première
réponse ne colle pas au problème et c’est parce que Socrate la lui met
devant les yeux qu’il devient capable de chercher lui-même. Mais au moins,
il y eut un premier raisonnement, quelque chose comme une raison, qui est
d’abord produite, qui aurait pu fonctionner.
Ce qui est important dans cet exemple par rapport au précédent (l’expert
patenté), c’est que dans ce dialogue la certitude de l’esclave doit être
d’abord produite. Au départ il ne sait rien, ou dit ne rien savoir ; mais très
vite le jeu des questions et de la situation l’amène à dire que, « bien sûr », le
carré d’aire double correspond à une longueur double du côté. Sa certitude
est donc produite et a besoin de l’être pour que l’entreprise pédagogique
commence. Autrement dit, si la pédagogie se propose de réduire les faux
savoirs, elle a aussi besoin de s’appuyer sur eux pour faire son opération.
(De là d’ailleurs que Socrate peut nommer sa propre entreprise, maïeutique
ou art d’accoucher les esprits  ; cela veut dire d’abord les débarrasser des
premières suggestions qu’ils ont dans leur esprit et qui les empêchent de
penser).
 
Un autre dialogue de Platon, Phèdre, apporte un éclairage
supplémentaire, son objet est l’analyse de la rhétorique, ou l’art de bien
parler. Dans un passage Platon, par la bouche du grand roi égyptien
Thamous, adresse une critique à l’art de l’écriture tel qu’il lui est vanté par
son inventeur Theuth. À ce dernier qui lui vante les mérites de son
innovation, et après l’avoir entendu, Thamous répond ceci :

Quant à l’instruction, c’en est la semblance que tu procures à tes


élèves, et non point la réalité : lorsqu’en effet, avec ton aide, ils
regorgeront de connaissances sans avoir reçu d’enseignement, ils
sembleront être bons à juger de mille choses, au lieu que la
plupart du temps ils sont dénués de tout jugement ; et ils seront
en outre insupportables, parce qu’ils seront des semblants
d’hommes instruits, au lieu d’être des hommes instruits (275a).

Ainsi l’écriture fait-elle de nous des gens qui pensent savoir, alors qu’ils
ne savent pas ; elle fait de nous des gens qui semblent savoir du fait même
que leur savoir est lu dans des livres et que cela leur suffit. Mais se
préoccupent-ils de dire par eux-mêmes ce savoir qui est dans les livres ? Se
préoccupent-ils encore de se le redire ne serait-ce qu’à eux-mêmes ? Bien
souvent non, car ils tiennent que ce sont les savoirs écrits qui sont, parce
qu’ils sont écrits, les vrais savoirs  ; face à ces savoirs écrits, leur parole
n’est rien. Et pourquoi donc se les redire à eux-mêmes, ou se les remémorer
pour eux-mêmes  ? Ces savoirs, du fait qu’ils sont écrits, ne sont-ils pas à
leur disposition à chaque instant ?
Ainsi l’écrit, les livres écrits, construisent-ils à leur façon cette notion
d’amatia : « tout est dans ce ou ces livres, pourquoi aurais-je besoin de le
savoir moi-même ou de l’avoir en tête ? » L’amatia n’a donc pas qu’un sens
psychologique  ; plus exactement, on aurait tort d’y voir un simple défaut
individuel et interne. C’est plutôt un effet ou une expression, d’un certain
état du savoir et de notre rapport au savoir en tant qu’il dépend des modes
d’objectivation de ce dernier. Faut-il alors rejeter tous les livres et s’en tenir
à ce que l’on sait vraiment soi-même  ? Ou faut-il plutôt réfléchir à ce
rapport aux livres, cette relation des livres à nous-mêmes  ? Qu’en est-il
enfin des « cultures orales » ou d’un « rapport oral à la culture » ? Quelle
sorte de rapport au savoir cela construit-il ?
 
Pour finir, il faut mentionner l’aspect le plus visible et certainement très
décisif de cette notion. Lorsque Socrate dialoguait avec ses concitoyens, il
faisait voir et aussi comprendre qu’entre la question qu’il posait de la
définition et ce que répondaient ou comprenaient ses interlocuteurs, il y
avait un malentendu : lui cherchait une définition, eux, au moins au début
des dialogues, proposaient des exemples, et des exemples pris à leur vie
même ou leur quotidien. Tous les dialogues dits socratiques, au moins à leur
début, soulignent et explicitent ce malentendu, pour le dépasser, ce par quoi
Socrate est pédagogue. Savoir donc n’est pas la même chose que donner des
exemples particuliers. Et celui qui a des exemples en tête, et même les bons,
ne sait pas alors qu’il croit savoir. Nous l’avons déjà vu plus haut dans notre
analyse de l’abstraction.
Ce qui est en question ici c’est l’aspect logique de l’amatia  : un
exemple dit-on, ce n’est pas un concept ou une définition. Il est nécessaire
que cette distinction logique soit clarifiée pour ceux qui discutent et pour
ceux qui veulent enseigner.
Toutefois, et il faut le souligner, les dialogues de Platon montrent autre
chose  : ce ne sont pas seulement les exemples singuliers qui sont
insuffisants, ce sont aussi les images un peu générales, les concepts
généraux, et même les définitions. Ce n’est pas parce que je dispose d’une
définition que « je sais », et la croyance que l’on a une définition peut aussi
être un obstacle au savoir. Dans certains cas sans doute (lorsque ma
définition est telle que je peux construire avec elle la réalité de l’objet), il y
a identité entre définition et savoir. Mais est-ce généralisable à tout objet ?
Ou bien n’est-ce là que la propriété de certains objets (à savoir les objets
mathématiques, l’étymologie de ce dernier terme renvoyant précisément à
« ce que l’on sait » ?)
 
Comme on le voit, cette forme d’ignorance qu’est l’amatia n’est pas
une notion marginale, anecdotique de la réflexion de Platon. Elle intervient
très régulièrement et est une pièce maîtresse du vocabulaire de sa
philosophie. Son enjeu n’est rien d’autre que la question du «  désir de
savoir ou du désir d’apprendre  », en tant que l’on ne saurait en aucune
façon le tenir pour une donnée immédiate. Nous allons en retrouver le motif
dans les divisions suivantes.
 
Avant d’y venir, il me semble important de pointer la chose suivante :
l’étranger, dans ses divisions successives, ne fait pas qu’analyser une
notion, il rend compte aussi d’un parcours temporel ou d’une expérience
qui est celle des « éducateurs ». Dans un premier temps on fait comme si la
transmission allait de soi, que le langage n’avait que le statut de moyen.
C’est le présupposé, et encore une fois, il n’est en rien critiquable de vouloir
former des gens habiles, d’aider les enfants et souvent aussi les adultes, à
sortir de leur gaucherie et ainsi s’efforcer de construire des habiletés
diverses. Mais, c’est ce que semble dire Platon ici, à un moment donné, on
rencontre quelque résistance, on se heurte à quelque obstacle  : on a beau
expliquer, prévoir, construire le mieux possible ses progressions, avoir les
meilleurs objectifs, certaines choses ne passent pas ou ne semblent pas
passer. Il y a de la « résistance », les élèves « résistent » à ce que éducateurs
et professeurs veulent leur transmettre, ils semblent ne pas vouloir la bonne
nourriture que ceux-ci prétendent leur donner. C’est cette résistance-là qui
va donner lieu à la pédagogie, ou à une autre détermination du rapport entre
enseignant, élève, savoir, non plus tant centrée sur le savoir ou le savoir-
faire, mais plutôt sur l’élève comme tel et ce qui « en lui » fait obstacle.
La pédagogie est en quelque sorte « provoquée » par les résistances des
élèves, la résistance consistant à « croire savoir alors que l’on ne sait pas ».
Qu’est-ce qui se passe alors ? Quelle est cette « intériorité » qui surgit
alors ? Nous allons voir que ce qui commence là n’est pas sans danger et
que la route qui s’annonce ici n’est pas simple. C’est pourtant la route de la
pédagogie.

ÉDUCATION DES PÈRES ET EXHORTATION

Quelle est en effet la division suivante ? L’étranger va dire qu’il y a de


nouveau ici deux possibilités. La première s’incarne dans ce qu’il va
nommer «  la méthode de nos pères  », ou des pères. Elle consiste en
gronderie et exhortation. Exhorter, gronder, ce sont là deux modes d’un
rapport autant à la parole qu’à l’autre qui, d’une part, présuppose la bonne
volonté de celui à qui on s’adresse (comment un père pourrait-il supposer le
contraire ? Supposer le contraire, c’est cesser d’être père), mais, d’autre part
une volonté faible ou défaillante, chez l’éduqué. C’est bien là ce que font
les parents et souvent aussi les professeurs et les éducateurs : ils grondent
gentiment, ils appellent à plus travailler, ils rappellent les exigences, ils
invitent à être moins paresseux, etc.
Ce que l’étranger nomme ici «  les pères  », renvoie à un type de
langage  : celui de l’exhortation et de l’admonestation. Si, comme nous
l’avons remarqué plus haut, c’est le rapport qui constitue l’âme et non
l’inverse, alors le discours de pères nous constitue à nous-mêmes dans un
rapport à notre volonté tel que, à la fois et d’un côté, nous voulons le bien,
nous voulons «  nécessairement  » le bien et il ne peut en être autrement,
tandis que, de l’autre côté, notre volonté semble faible ou le bien pas assez
voulu. En ce sens, parler de volonté faible, ce n’est rien d’autre que
l’intériorisation du discours paternel ou d’un mode de discours paternel.
On voit ainsi d’où pourra surgir le problème : « ce bien pour lequel je
n’aurais soi-disant pas assez de volonté, d’où vient-il, quel est-il, et est-ce
bien “le bien” que je veux pour moi, ou le bien qui compte vraiment ? On
me dit et l’on agit comme si ce dont je manquais était la volonté  ; mais
pourquoi en fait ne pourrait-il pas s’agir de tout à fait autre chose : à savoir
que ce bien que je suis supposé avoir je ne le reconnais même pas, on ne me
l’a même jamais présenté, on l’a tenu pour allant de soi, comme si non
seulement je le connaissais mais l’étais et le partageais de façon tout à fait
naturelle. N’est-ce pas plutôt seulement le bien du ou des pères, ce qu’ils
veulent ou ont voulu, et seulement cela ? Dès lors à quel titre et pourquoi
sont-ils aussi mes biens ? »
Le «  discours des pères  » peut ainsi susciter une inquiétude et un
retrait : d’où vient que ce bien que l’on me donne pour naturel, allant de soi,
et pour lequel je ne ferai que manquer de volonté, courage, etc., l’est bel et
bien ?
Il ne s’agit pas ici de dire que ce discours de l’exhortation serait en lui-
même mauvais et de le rejeter. D’une part, il y a du sens et même de l’effet
à se dire parfois, en certaines situations, pour certains biens que nous
sommes faibles, que nous pourrions être plus courageux, que nous avons
besoin de courage individuellement et collectivement. Le général exhorte
ses troupes avant la bataille et nul ne songe à le lui reprocher, si toutefois
auparavant il a montré un certain soin pour ses troupes et que son discours
exhortatif n’a pas pour fonction de cacher son incapacité à connaître ses
soldats, autant que la situation où ceux-ci se trouvent. Il y a donc des cas où
l’exhortation ne nous semble pas problématique, et l’analyse de ces cas
permettrait de cerner les conditions nécessaires de ce discours, les
conditions qui la rendent plus ou moins légitime et efficace. D’autre part,
c’est bien aussi dans une grande mesure que les pères se constituent comme
pères  : en exhortant, je dis au moins que je ne doute pas de la bonne
volonté, ou de la bonne orientation de la volonté. Ce qui n’est pas rien et
l’on peut se demander ce qui resterait de la paternité sans la position que la
volonté de mon enfant est bien orientée, est bonne. Exhorter son enfant,
c’est au moins croire en lui et un père qui n’exhorterait plus, serait-il encore
un père ?
Il ne s’agit donc pas de récuser ce discours dans sa possibilité même. Il
s’agit plutôt seulement de voir que par ce discours s’inaugure un certain
rapport de soi à soi, et de soi aux autres et au monde tout à fait spécifique.
Rapport qui a pour base et pour objet la mobilisation de la volonté. Il s’agit
aussi d’examiner sa prétention à nous changer et à dépasser «  nos
résistances » et, en ce sens, à dire ce qu’est le discours du pédagogue.
 
En effet, et très vite, cette méthode de l’exhortation est en fait, dira
l’étranger, impuissante et n’aboutit à rien. Sans doute peut-on dire qu’il faut
gronder et exhorter : on témoigne par là que l’on est père, un bon père, et
c’est une posture que l’on retrouve régulièrement chez les pédagogues.
Mais il faut savoir aussi que par là on n’a rien fait. Pourquoi ? L’étranger le
dit  : «  toute ignorance est involontaire  », c’est-à-dire ne dépend pas de la
volonté, et « celui qui se croit sage se refusera toujours à rien apprendre de
ce en quoi il s’imagine habile  ; aussi, pour tant de peine que se donne
l’admonestation, cette forme d’éducation est peu efficace. » L’équivoque est
donc levée : la question ne porte pas sur la qualité de la volonté (forte ou
faible) mais sur ce bien dont on pensait qu’il allait de soi. Si la volonté est
faible, ce n’est pas dû à cette prétendue faiblesse, mais au fait que le bien
qu’il faudrait viser n’est pas clair pour l’âme ou qu’elle en a de toutes les
façons une autre idée. C’est cela que l’on peut nommer la position
intellectualiste de Socrate.
De plus, l’étranger ajoute également que c’est une vérité d’expérience,
c’est-à-dire une vérité que chaque éducateur, ou chaque enseignant, peut et
sans doute doit trouver par lui-même  : au départ on didactise, et puis on
exhorte (à la façon des pères), puis l’on constate, une fois, dix fois, cent fois
peut-être que cela ne sert à rien  ; que «  l’élève demeure paresseux,
inattentif », que « le fumeur reprend ses cigarettes, alors qu’il sait pourtant
ou du moins est supposé savoir que c’est mauvais pour lui  ». Que fait-on
alors avec ce ou ces constats  ? Que fait-on avec ces échecs à répétition  ?
Abandonne-t-on la partie  ? («  Il y en a assez  ; on aura tout fait  ;
manifestement il ne veut rien  ») ou bien commence-t-on autre chose,
avance-t-on dans un autre type de rapport ?
C’est ici que surgit la possibilité d’une autre voie que Platon va nommer
pédagogie ou éducation proprement dite.
 
Avant d’y venir, précisons ceci et répétons le parcours fait : tout d’abord
l’on didactise, au sens où nous l’avons vu  ; très vite toutefois des
résistances apparaissent : « ils ne veulent pas de ce que nous leur donnons »
(position ou discours typiquement paternel  ; ils sont ingrats,  etc.)  ; alors
vient l’exhortation, qui s’épuise vite et désespère. Généralement, qu’est-ce
qui suit  ? La punition, la sanction, le rejet ou l’abandon  : «  je vous avais
prévenu qu’il fallait travailler, maintenant je vous punis  ; on ne peut rien
faire avec toi, toi qui n’a pas voulu de nous. » Cela veut dire, en suivant le
schéma platonicien, que l’on retourne à un embranchement antérieur, et
même bien antérieur (la correction qui, on l’a vu, répondait à la perversion).
Je dirais que l’on régresse, pour repartir dans le même cercle : didactique,
résistance, exhortation, sanction ; didactique, résistance… Or, l’étranger dit
qu’à ce point s’ouvre une autre voie, où l’on cerne vraiment ce qu’est la
pédagogie. C’est là que nous trouvons quelque chose comme la nécessité de
prendre en compte les représentations, pour utiliser une expression
contemporaine décisive pour certains pédagogues.

La réfutation ou maïeutique
Cette autre voie, c’est ce que l’étranger nomme réfutation, et cette fois,
comme avec la notion d’amatia, nous avons affaire à une notion technique
de la philosophie platonicienne. En effet ce n’est rien d’autre que la
méthode socratique, du moins pour partie, que ce terme définit.
De quoi s’agit-il ?

Ils posent, à leur homme, des questions auxquelles, croyant


répondre quelque chose de valable, il ne répond cependant rien
qui vaille  ; puis, vérifiant aisément la vanité d’opinions aussi
errantes, ils les rassemblent dans leur critique, les confrontent les
unes aux autres, les démontrent, sur les mêmes objets, aux
mêmes points de vue, sous les mêmes rapports, mutuellement
contradictoires. Ce que voyant, les interlocuteurs en conçoivent
du mécontentement contre eux-mêmes et des dispositions plus
conciliantes envers autrui. Par un tel traitement, tout ce qu’ils
avaient sur eux-mêmes d’opinions orgueilleuses et cassantes leur
est enlevé, ablation où l’auditeur trouve le plus grand charme, et
le patient, le profit le plus durable. Un principe, en effet, mon
jeune ami, inspire ceux qui pratiquent cette méthode purgative,
celui-là même qui fait dire aux médecins du corps que, de la
nourriture qu’on lui fournit, le corps ne saurait tirer profit tant
que les obstacles internes ne seront évacués. Ils se sont donc
faits, à propos de l’âme, la même idée  : elle ne tirera, de ce
qu’on lui peut ingérer de sciences, aucun bénéfice jusqu’à ce
qu’on l’ait soumise à la réfutation et que, par cette réfutation, lui
faisant honte d’elle-même, on l’ait débarrassée des opinions qui
ferment la voie à l’enseignement, amenée à l’état de pureté
manifeste et à croire savoir tout juste ce qu’elle sait, mais pas
davantage 1.

La méthode de réfutation est une méthode qui se donne pour objet les
représentations ou les opinions diverses que nous nous faisons sur telle ou
telle réalité.

RASSEMBLER

Le pédagogue, en tant qu’il est celui qui «  réfute  », est quelqu’un qui
d’abord se préoccupe de rassembler, ou de collecter ces opinions.
Initialement dit l’étranger, les opinions sont errantes, c’est-à-dire qu’elles
n’ont pas de lieu où se rassembler ou se regrouper, pas d’objet sur lequel et
à propos duquel elles diraient quelque chose. Nous avons des pensées ; nous
pensons certaines choses  ; de là à dire ou à nous faire dire, que nous
jugeons ainsi de telle ou telle chose, il y a un pas. Il faut d’abord
rassembler, collecter, et ainsi s’assurer que ces pensées ont bien un référent
commun. Ensuite, on peut examiner.
Si ce premier travail n’est pas simple, si on ne saurait le considérer
comme donné, c’est aussi parce que les individus qui apprennent ou à qui
l’on veut enseigner soit ne savent pas grand-chose de ce qu’ils pensent, de
ce qu’ils pensent vraiment pourrait-on dire, de ce qui est vraiment leur
opinion, ou soit ne tiennent pas particulièrement à le dire  : c’est ce qu’ils
pensent, ce à quoi ils sont attachés, et ils ne souhaitent pas particulièrement
que l’on se mette à l’examiner. Il n’y a ainsi nulle évidence, nulle facilité,
mais aussi aucune obligation à dire «  ce que l’on pense  », et à n’importe
qui. Il faut au minimum un certain climat ou relation de confiance qui
permet une telle «  spontanéité ou sincérité  ». Pourquoi dirais-je ce que je
pense à n’importe qui  ? Mes pensées, mes jugements, pense-t-on, sont de
l’ordre du privé : ce sont mes pensées, mes opinions. Pourquoi me faudrait-
il les dire ?
Enfin, et cette dernière raison peut sembler s’opposer à la précédente,
nous disons souvent, à la suite de certaines critiques  : «  ce n’est pas cela
que je voulais dire, mais plutôt ceci.  » Nous expérimentons plus
généralement un certain écart entre ce que nous pensons être notre
conviction et ce que nous disons : le langage peut nous trahir, ou mal nous
dire, et nous n’aimons guère cela. S’il faut donc vraiment dire ce que l’on
pense, si cela est requis pour l’examen, il faut aussi pouvoir tenir cet autre
motif que, une fois dit, une fois articulé à une proposition, «  ce que l’on
pensait vraiment », pourra sembler différent de cette proposition. « Ce que
l’on pense » va être mis en examen. Qu’est-ce qui fait que nous acceptons
son jeu, c’est-à-dire le jeu de nous redire ou du dire autrement ? Il y a donc
un jeu qui, subjectivement, n’est pas facile à accepter. Il faut à la fois être
attaché à ce que l’on dit, ne pas dire tout de suite par exemple que cela a été
dit en l’air. Mais en même temps il faut accepter et s’attendre même à ce
que nous disions soit critiqué ou malmené. Être attaché donc, mais sans
l’être complètement  ; être attaché et pouvoir se détacher  ; se reconnaître
comme attaché, et pouvoir se détacher.
Autrement dit, et pour saisir ensemble ces deux points  : qu’est-ce qui
fait que nous acceptons à la fois de dire «  ce que nous pensons  », selon
l’exigence d’une certaine sincérité («  c’est bien cela que je pense, que je
suis prêt à défendre  ») et en même temps de l’examiner, de le mettre en
question et ce faisant, de nous mettre nous-même en question ? Il est facile
de dire : « non, ce n’était pas cela que je pensais », et ainsi de nous dérober,
et à nous-mêmes, et à l’examen. Tantôt nous entrons spontanément dans ce
jeu, tantôt, et le plus souvent lorsque nous avons l’impression d’être devant
une quelconque autorité, à l’inverse nous ne souhaitons nullement y entrer.
Qu’est-ce qui fait que nous acceptons le jeu d’une certaine sincérité (« c’est
bien cela que je pense ») tout en acceptant l’examen ? Il faut à la fois que
nous acceptions de dire : « c’est bien cela que je pense, c’est ce que je crois,
c’est ma vérité  » (alors que ce n’est qu’une proposition, à laquelle nous
pourrions ne pas nous identifier) et « je suis prêt à l’examiner ». Il faut donc
avoir reconnu telle ou telle proposition comme étant la sienne et n’étant pas
la sienne et ses pensées comme étant « ses pensées », ses pensées propres et
privées, mais aussi autre chose que cela : des pensées dont on peut discuter
et tout aussi bien qui sont en nous sans être nous, ou qui sont « venues en
nous ». « Jouer le jeu » de la sincérité pourrait-on dire ; accepter et ne pas
accepter de s’identifier à une proposition donnée. Ce que je pense comme
m’étant propre a pu aussi me venir d’ailleurs  : le jeu de l’examen a des
implications subjectives.

FORMALISME

En second lieu ces représentations ou opinions, il faut ensuite les


confronter entre elles et les examiner selon le principe de non-contradiction.
Ce second point est également très important : l’usage du principe de non-
contradiction permet en effet de déplacer le point d’impact de la critique :
on ne s’en prend pas à tel ou tel contenu, telle ou telle affirmation, mais l’on
s’efforce ou l’on cherche à examiner si ce qui est dit là entre en
contradiction ou non avec une autre affirmation tenue pour vraie, soit
qu’elle ait été formulée déjà, soit que l’on mène son interlocuteur à la
formuler lui-même. On déplace également le sujet examinant : l’examen ne
dépend pas d’un savoir préalable de l’un, mais il dépend de l’examen
logique, seulement logique, à deux ou plus, des opinions formulées. Si nous
pointons des contradictions, alors on peut en déduire que les opinions
examinées sont nulles, que la prétention au savoir est nulle, ou du moins
doit être examinée de nouveau.
Cette méthode de réfutation ne se centre donc pas sur le contenu de ce
que nous pensons. Au fond il nous est possible de penser ce que nous
voulons, la question est de savoir s’il y a de l’accord entre ces pensées : que
disent-elles, et de quoi ? En ce sens, le formalisme de cet examen (on ne fait
qu’appliquer le principe de non-contradiction) est solidaire de la possibilité
de penser ce que nous voulons. Il peut alors favoriser la capacité à dire
assez librement et sans crainte ce que nous pensons. Il peut même nous
provoquer à l’invention puisque toute pensée est bonne à prendre, toute
pensée peut être bonne à essayer, la seule question étant celle de son
examen. La seule question c’est de pouvoir l’examiner. Je n’ai pas à être
conformiste.
 
Pour ces différentes raisons, on voit que cette première opération, de
recueil, de mise au jour, de critique formelle des représentations et opinions
n’a nulle évidence, ne doit certainement pas être considérée comme facile et
spontanée. De plus, si l’examen porte sur les représentations, et en ce sens a
une dimension logique qu’exprime le principe de non-contradiction, ce qui
est en jeu sous ce premier aspect, est bien « l’attachement » des individus à
ce qu’ils pensent, à ce qu’ils croient penser, et par suite leur déplacement
par rapport à cette première posture. Le jeu logique est, pourrait-on dire, un
prétexte pour un autre jeu, plus subjectif.
 
 
 
Ainsi les opinions, les premières représentations seront-elles détruites ;
un vide sera fait dans l’esprit de ceux que l’on enseigne, la purgation sera
réalisée, et par suite, comme le dit l’étranger, « les voies de l’enseignement
seront dégagées  ». L’âme, désormais vide, convaincue elle-même de la
vanité de son savoir, est désormais prête à recevoir l’enseignement. La
pédagogie aura été ainsi un moment et l’on peut revenir à une position
didactique. Elle est subordonnée à la didactique, elle n’existe et n’a de sens
que comme cet art qui nous permet de purger l’âme de ses fausses
croyances, de ses opinions internes, pour leur substituer ainsi le bon savoir,
le vrai savoir. L’usage des mots, le dialogue, doit s’effacer désormais devant
le savoir et sa réception.

Critique des réfutateurs : vide et vide


Toutefois, ce texte appelle aussi une autre lecture. La purgation a fait le
vide  ; toutes les prétentions au savoir sont annulées  ; toutes les opinions
propres que l’on pensait avoir sont désormais annulées ; leur inconsistance
a été établie à l’aide du principe de non-contradiction. Mais alors comment
comprendre que l’étranger dise qu’à ce vide, à ce travail de purgation,
« l’auditeur comme le patient trouvent un profit vraiment durable » ?

L’EFFET DOUCEUR
L’étranger va encore plus loin, en disant que de cette opération de
purgation on ressort avec moins d’orgueil, moins de dureté avec les autres.
Bref, cette opération de purgation a des effets très positifs, et en particulier
une plus grande douceur tant à notre propre égard qu’à l’égard d’autrui. On
ne voit pas pourquoi et comment de l’expérience que tout le savoir que je
croyais avoir est inconsistant, pourrait résulter de tels effets positifs. Tout au
plus me voilà passif devant ceux qui enseignent. Pourtant, comme le dit
l’étranger, il y a des effets positifs dans ce vide.
On retrouve une semblable affirmation à la fin du Thééthète où Socrate
entend préciser la fin de son art de la maïeutique : « Si tu demeures vide, tu
seras moins lourd à ceux que tu fréquenteras, plus doux aussi, parce que,
sagement, tu ne t’imagineras pas savoir ce que tu ne sais point. C’est là
toute la puissance de mon art » (210c).
On peut donc et l’on doit même risquer l’expression de « vide positif ».
C’est d’ailleurs quelque chose que les professeurs n’ignorent pas. Il y a
des effets de type moral (devenir plus doux, moins cassant, moins
orgueilleux) à ce qui se présente comme un pur exercice intellectuel. C’est
là, à nouveau, un savoir d’enseignant  : critiquer un travail d’élève, dit-on
souvent, ne doit pas avoir pour fin, ni pour effet, de le «  casser  », de le
détruire ou de l’humilier, mais au contraire de lui permettre d’aller chercher
un peu plus loin. Il y a ainsi plusieurs façons de faire le vide, mais aussi
plusieurs vides, avec des sens tout à fait différents. La critique ou les
évaluations doivent être «  positives  » comme on dit, non pas briser les
individus, non pas annuler leur prétention de savoir, mais leur permettre
l’examen d’eux-mêmes autant que l’examen de leur prétention. La
critique » ou l’opération qui prétend faire le vide en débarrassant celui qui
apprend de ses fausses opinions aussi bien que de « l’opinion de science »,
a pour but de faire émerger un désir de savoir, un souci d’apprendre.
Comment  ? Là est la question de la pédagogie. Comment sort-elle d’une
simple bonne intention et se donne-t-elle les moyens de ce « vide positif » ?
 
Au moins est-ce dans cette direction qu’il est possible de lire autrement
la formule de l’étranger parlant de ces opinions qui « fermaient les voies de
l’enseignement  ». Dans un premier temps, nous l’avons lu dans une
perspective didactique  : l’âme, désormais vide de toute opinion préalable,
pouvait s’ouvrir à l’enseignement. À la place des faux savoirs, viennent
maintenant les vrais savoirs, qui auront leur bonne place dans l’âme. Qui
sera dès lors bien conduite. Mais maintenant, nous pouvons entendre
autrement cette expression : les voies du savoir sont libérées pour celui qui
apprend, dit l’étranger. Cela ne veut pas dire qu’il doit simplement écouter,
ou seulement écouter. Même si ce n’était que cela, il faudrait au moins avoir
libéré un désir d’écouter qui puisse rendre possible et productive cette
écoute. Mais il semble bien que l’étranger veuille dire plus. Nous l’avons
vu dans le texte du Ménon mentionné plus haut : ce dont la maïeutique est
supposée nous libérer c’est d’un croire savoir en général pour laisser la
place à un désir de savoir autant qu’à une disposition à chercher. C’est cela
qui est l’effet, ou devrait être l’effet de ce vide positif. Il faudrait dire
encore qu’à reconnaître un tel «  vide positif  », on dépasserait la position
didactique. En effet, le croire savoir en général implique une adhésion au
vrai, ou encore la croyance qu’il y a des vraies représentations et qu’il
importe de les avoir en tête. Cela, c’est la position didactique. Or, qu’est-ce
donc que ce « vide positif » : est-il le préalable d’un nouveau plein (position
didactique) ou amorce-t-il un autre rapport à soi-même autant qu’au savoir,
un rapport libéré de l’idée même qu’il y aurait un savoir ou que, comme le
dira Hegel plus tard, le savoir serait quelque chose comme une pièce de
monnaie dont il est possible de nous assurer tout à fait et d’avoir au fond
bien en main.
Comment alors comprendre et construire la possibilité de la pédagogie
contre son inclusion dans la didactique, contre et en dehors de la distinction
supposée fiable du vrai et du faux  ? Comment pouvons-nous comprendre
cette notion d’un vide positif, créant, suscitant, appelant quelque désir
d’apprendre  ? Sans doute n’est-il pas autre chose que le doute, si douter
n’est pas rejeter, mais bien conserver dans son esprit, pour examiner. C’est
toujours « de quelque chose », que l’on doute.

L’ATTENTION À SOI ET L’ÉDUCATION COMME SCÈNE

Déjà le texte peut nous mettre sur la voie. Il note en effet, quoique
discrètement, que l’effet de la réfutation touche tant le patient que
l’auditeur. Pourquoi, ici, ce terme d’auditeur ? À quoi renvoie-t-il ? Certes,
on peut imaginer que la discussion avec le patient se fasse devant d’autres
qui écoutent, et prennent plaisir à cet entretien. Ils voient les convictions
d’autrui, ils prennent plaisir à la critique, et cela d’autant plus qu’ils ne sont
pas eux-mêmes sur la sellette. Des idées pourraient leur venir  : ils
pourraient par exemple dire que celui qui est interrogé répond bien mal, et
qu’ils aimeraient eux, monter sur scène et entrer dans la joute. Ce sont là
des possibilités attestées dans les dialogues socratiques. L’interrogation que
Socrate mène se fait d’une part toujours devant d’autres qui écoutent, et
d’autre part elle éveille régulièrement chez certains le souhait de monter
eux-mêmes sur scène et d’argumenter –  rivaliser avec Socrate. Cela peut
sembler très original. Pourtant, il suffit de mettre des enfants en position
d’en regarder d’autres faisant ce qu’eux-mêmes auront à faire bientôt, pour
susciter et ce type d’attention, et cette tentative de monter sur scène pour
faire soi-même. Ce dispositif scénique est ainsi par lui-même producteur
d’initiatives. Mais au-delà de cette première explication, on peut aussi
avancer que c’est le patient lui-même, celui qui est interrogé, qui commence
à se voir, à s’entendre. Socrate, ou l’étranger lui réfléchit ce qu’il dit, de
telle sorte qu’il devient auditeur de lui-même : est-ce bien cela que tu dis ?
Cette question toute simple crée l’auditeur, crée l’examen de soi. Il y a donc
deux possibilités pour l’audition  : la première qui renvoie à un public
susceptible d’intervenir  ; la seconde qui renvoie à l’individu lui-même
susceptible de se voir et de s’écouter. On peut avancer que la force du
dispositif, sa puissance de susciter de l’examen, tient au fait qu’il n’y a pas
à choisir entre l’une ou l’autre dimension  : elles s’épaulent l’une l’autre.
Parfois je n’ai pas envie d’être interrogé, ou je sens que je ne le peux pas ;
parfois, je suis prêt, ou je me dis que je suis prêt, et que je peux monter sur
scène. Parfois je laisse les autres, je regarde, j’attends, j’observe surtout et
j’écoute  ; parfois je monte moi-même sur scène et je m’essaie. Je ne suis
pas toujours obligé de dire ce que j’ai en tête, je peux me cacher. L’initiative
est protégée, et parfois il me faut me lancer et dire que je suis prêt.
Ainsi, ce qui est peut-être en jeu dans ce nouveau rapport, ce n’est pas
tant de faire un vide dans lequel on verserait le bon savoir, mais c’est plutôt
de rendre possible le jeu tendu de l’examen.
S’il s’agit de pédagogie et non plus de didactique, on dira alors la chose
suivante : la pédagogie naît lorsque naît une scène commune où il devient
possible à tout un chacun autant de se dire que d’écouter, autant d’écouter et
de se dire. Tantôt je suis sur la sellette, tantôt c’est l’autre que je vois. On a
ainsi souvent réduit la maïeutique platonicienne à une sorte de jeu à deux, et
certes Socrate dit bien des choses qui vont dans ce sens : c’est ton avis que
je souhaite entendre, non les avis communs et réputés bons. Mais ce rapport
à deux est toujours situé par Platon dans une scène, où d’autres regardent et
écoutent ce qui se passe, où certains montent sur la scène après avoir écouté
et parce qu’ils pensent qu’ils ne feront pas les erreurs de celui qu’ils
écoutaient.
 
L’analyse des dialogues dits socratiques permet de mieux l’établir, car
les différences avec le résumé que nous avons ici de la réfutation sont tout
de même assez nettes.

RETOUR AUX DIALOGUES SOCRATIQUES


Il y a d’abord ceci que l’usage du principe de non-contradiction n’est
certainement pas dans ces dialogues le fait du seul Socrate. Ce dernier n’est
pas quelqu’un qui simplement réfute ce que dit l’autre en établissant la
contradiction entre ce qu’il dit. L’usage du principe de non-contradiction
n’est pas «  son fait  », au sens d’une autorité qui, surplombant le discours
des autres, s’autoriserait à en juger. C’est plutôt quelqu’un qui fait jouer le
principe de non-contradiction en laissant voir que ce principe lui est
commun avec ceux à qui il s’adresse, et en les laissant eux-mêmes exercer
ce principe. Socrate ainsi, faisant état du fait que dans la discussion telle
chose a été dite, puis telle autre, demande à son interlocuteur d’exercer lui-
même ce principe  : «  pouvons-nous dire ceci et en même temps cela, que
nous avons dit tout à l’heure ? »
Plus profondément, sa rhétorique est telle qu’il est clair autant pour lui
que pour son interlocuteur que ce qu’il fait jouer n’est rien d’autre qu’un
principe concernant le langage ou les propositions : pouvons-nous dire ceci
et en même temps cela ? Par le fait même, est dégagé le motif d’une pensée
qui serait peu ou prou extérieure au langage comme telle. La pensée est
réserve, la pensée est réservée : peut-être qu’un autre exemple pourra venir,
qui infléchira la discussion ; peut-être qu’une autre proposition, à laquelle
on ne songe pas, pourra venir, qui infléchira la discussion. Si les dialogues
socratiques donnent toujours l’impression d’avancer, de rebondir, c’est
parce qu’y est cultivée et montrée cette réserve. Parfois il faut le jeu
d’interlocuteurs différents : un nouvel interlocuteur intervient, qui reproche
au premier d’avoir laissé passer tel ou tel raisonnement de Socrate. Lui
pensait qu’il pouvait intervenir, à tel moment, et il ne s’en prive pas. Mais
l’essentiel tient au point suivant : l’usage du principe de non-contradiction
règle ce que nous disons, nos prétentions à dire, et non pas exactement nos
pensées. Nous pouvons intervenir, nous disposons d’une certaine réserve
qui nous le permet, et cette réserve est la pensée, la possibilité de penser qui
assurément ne serait pas si d’abord elle ne se confrontait aux mots et aux
propositions. Certes, parfois nous ratons cette possibilité d’intervenir, ce
n’est que bien longtemps après que nous nous disons : « là, j’aurais dû ou
pu dire ceci, qui aurait orienté les choses autrement. » Parfois il nous faut
plusieurs jours, ce que l’on nomme esprit d’escalier. Mais parfois aussi il
faut plusieurs siècles pour comprendre et devenir capable de trouver la
bifurcation nouvelle à partir de ce à quoi nous aura forcé telle ou telle
distinction.
Si la pensée est représentations, elle est aussi réserve de représentations,
ce fond à partir duquel il nous est possible de penser quelque chose de neuf,
quelque chose qui nous permet d’intervenir dans les jeux de représentations
reçues.
 
 
Ce dernier point peut être saisi d’une façon différente. Il arrive très
souvent, dans les dialogues socratiques, que Socrate prenne sur lui les
erreurs de compréhension de ses interlocuteurs  : si tu réponds de travers,
c’est sans doute que je me suis mal exprimé, ou que ma demande n’est pas
claire. C’est là certainement une attitude qui en fait un pédagogue. La faute,
l’erreur d’interprétation n’est pas d’emblée imputée à l’élève, mais il la
prend sur lui, et par là même rassure cet élève. Mais plus profondément là
encore, ce que semble savoir Socrate, et ce qu’il met en jeu effectivement,
c’est qu’au fond il est précisément assez normal qu’il puisse y avoir des
erreurs d’interprétations. Celui qui écoute les paroles qu’on lui adresse peut
le comprendre autrement. Même plus  : c’est souvent parce que j’entends
que l’autre comprend d’une certaine façon que je saisis mieux moi-même ce
que je voulais dire. En effet, la plupart du temps nous parlons
spontanément, c’est-à-dire en pensant que notre langage est transparent, en
sorte qu’une façon particulière de comprendre nos paroles nous fait
comprendre que ce que nous voulions dire nous ne l’avions pas dit. Bref,
nous apprenons de l’autre ce que nous disions vraiment. La parole
appartient autant à celui qui la dit qu’à celui qui l’écoute, comme le dira
plus tard Montaigne.
Socrate sait donc qu’entre deux individus qui se parlent il y a le
langage, il y a ce que nous disons, qui peut être compris autrement. Socrate
sait aussi que ce que nous disons doit être écouté  : comment cela est-il
reçu ? C’est comme s’il parlait tout en sachant que ce qu’il dit peut être reçu
parfois de façon tout à fait inattendue. C’est comme s’il écoutait ce qu’il
disait tout en le disant. Le dialogue socratique est en ce sens le nom d’une
certaine discipline d’attention  : attention aux équivoques du langage qui
peuvent, sinon à tout instant, du moins souvent, avoir lieu. Il ne s’agit pas
de dire en effet que le langage dont nous usons est toujours équivoque  ;
mais pas non plus de dire qu’il ne l’est jamais ou ne doit jamais l’être. Il
l’est parfois, et tel autre entend de façon singulière. Parfois c’est une grosse
erreur, mais parfois non  : c’est quelque chose qui en effet aurait pu être
pensée. Cela n’exclut nullement nos efforts pour nous entendre en précision
sur le sens des mots que nous employons. Mais comme cela n’exclut pas
non plus l’expérience même de l’équivoque. Justement celle-ci ne peut être
toujours et dans tous les cas, réduite par avance et, parfois, des choses que
nous croyons aller de soi, qui allaient de soi depuis fort longtemps, ne vont
plus de soi.
Le dialogue socratique est ainsi écoute du langage, centration sur ce que
le langage peut dire et dit. Il est une sorte d’entrée en transe du langage :
celui-ci pourrait faire naître d’étranges pensées, d’étranges retours et il faut
une oreille pour cela. Certes dans la vie ordinaire, au moins la plupart du
temps, les mots fonctionnent simplement, sans que l’on ait le besoin de les
écouter dans ce qu’ils provoquent. Mais dans certaines situations tout à fait
ordinaires (des ratés du langage, des conversations inventives), nous faisons
une autre expérience du langage. Le dialogue socratique, quant à lui, est une
sorte de systématisation de cette écoute, un jeu spécifique où l’on se met en
position d’écouter l’effet que fait le langage.
 
Nous pouvons sur ces bases reprendre les questions du vide et de la
pédagogie dans sa différence d’avec la didactique.
Comme on le voit, il ne s’agit en aucune façon de nous vider de toute
représentation pour ensuite verser le vrai savoir. La didactique présuppose
toujours que «  l’esprit a des représentations  », elle réalise les
représentations dans l’esprit, elle en fait des réalités internes et stables à la
fois qu’il faudrait connaître pour bien orienter l’enseignement. La
didactique contemporaine s’efforce même de dire ce que tout enfant est
supposé avoir en tête concernant telle ou telle question. Elle s’efforce aussi
de saisir ce que tel groupe humain a en tête concernant tel ou tel traitement.
Ce faisant, elle reconduit la notion d’un savoir vrai qui devrait venir à la
place d’un prétendu savoir. Par là même elle fige ces représentations dans la
pensée et réduit l’esprit à un ensemble arrêté de représentations. « Voilà ce
que les gens ont en tête, alors il nous faut agir ainsi. » Elle se donne ainsi le
luxe, ou elle donne à certains la croyance qu’ils savent ce qu’il en est de
l’esprit des autres ou de ce qu’ils ont dans cet esprit. Elle s’extériorise elle-
même par rapport au jeu même de ce savoir : eux, ceux qui didactisent, ne
sont apparemment pas concernés par des représentations.
La pédagogie quant à elle est tout à fait autre chose  : elle est examen
actuel des représentations, au sens cette fois des représentations externes.
Ce que nous disons, et ce que cela nous suggère, nos manières de la traduire
et d’en dire quelque chose. Elle ne peut pas sortir de cette actualité de
l’examen. Ce qu’elle peut faire c’est construire le lien de certaines
représentations entre elles, comme l’étranger le fait par exemple dans le
schéma que nous avons reproduit en tant qu’il permet de penser et donne à
penser. Le savoir en ce sens n’a plus rien à voir avec des représentations
internes que l’on suppose figées et systématiques. Il tient et il se réduit en
l’occurrence ici à un simple schéma, dont nous pouvons éprouver à la fois
la solidité et la fragilité. S’il faut parler d’un vide, et d’un vide positif, il
n’est rien d’autre que le vide de notre propre pensée, qui n’a rien à savoir,
mais qui peut examiner seulement des représentations externes et leurs
agencements, et, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, intervenir dans
ces ou ses représentations. Le vide est ainsi l’extériorité de l’esprit à ses
représentations. Qu’il se plaise à des représentations est une chose, qu’il ait
des représentations, que certains lui supposent des représentations, est autre
chose. Qu’il examine des propositions est une chose, mais qu’il ait des
représentations et qu’il soit essentiel de le purger des représentations qu’il a,
est tout à fait autre chose. On réalise ces représentations dans l’autre, en
supposant que soi-même on ne les partage pas ; qu’elles sont autrement dit
des représentations de ceux qui ignorent alors que nous-mêmes nous
pensons savoir.
La pédagogie, à la différence de la didactique, est la question de savoir
comment l’examen de nos représentations peut avoir lieu. Comment et si
les individus se disent ce qu’ils pensent et selon quelle occurrence et
dispositif. Le problème est de porter à l’attention ce que nous pensons, pour
en rendre possible l’examen et pour que les individus que nous sommes
puissent commencer et accepter de s’examiner, d’examiner ce qu’ils disent.

Comment lire ce texte ?


Il faut maintenant poser la question suivante : comment lire ce texte ?
Certes, dira-t-on, nous avons commencé à le lire, et au moins à l’exposer tel
qu’en lui-même. Toutefois cela ne suffit pas, et lire demande autre chose :
que l’on dise comment on le reçoit ou qu’est-ce que ce texte est pour nous.
S’agit-il par exemple de dire qu’il y aurait ici l’exposé d’une doctrine,
celle de Platon et qu’à cela doit faire suite l’exposé d’une autre doctrine,
celle d’Aristote, celle de Rousseau, celle de Dewey,  etc. On pourrait faire
cela, et on le fait encore régulièrement, et cela s’appelle l’histoire des idées
pédagogiques. Cela a certainement son utilité, comme il est sans doute
important qu’on le refasse à chaque génération pour faire revivre les
anciennes doctrines selon les termes et les exemples du présent. Si l’on
suppose toutefois qu’il est souhaitable de faire revivre les doctrines du
passé, ce qui semble aujourd’hui, comme je l’ai dit dans l’introduction, très
peu évident. Toutefois ce n’est pas ainsi, ou selon ce genre de discours là,
ou selon cette attente, que je voudrais « lire » ce texte. Comment dès lors,
selon quel genre de discours ou selon quelle attente implicite de mon
lecteur ?
 
Si ce n’est pas au sens d’une histoire des idées pédagogiques que je
veux lire ce texte, on dira sans doute que c’est au sens communément tenu
pour « philosophique ». Dans ce cas, nous nous efforcerons de montrer que
cette doctrine de Platon, exposée ici dans un de ses moments, est tout à fait
essentielle et qu’elle dit l’essentiel de ce qu’il nous faut entendre sous ce
terme de pédagogie. Cette doctrine vaudrait aussi bien pour Platon que pour
moi-même et pour tout autre capable de la faire sienne et de simplement la
comprendre. Elle serait ainsi vraie. Les termes employés, les divisions
construites, quoiqu’elles semblent s’étayer sur des bases que l’on ne cerne
pas très bien, seraient ou pourraient être les nôtres.
Le fait est pourtant qu’elles ne le sont pas et que, par rapport à d’autres
langages, les nôtres ou ceux d’une autre époque, ces termes, ce lexique, ces
divisions sont bien étranges. Platon n’est nullement, au moins aujourd’hui,
l’auteur d’une doctrine qui s’imposerait à tous ou que tous partageraient.
Non seulement la plupart de ceux qui se soucient d’éducation aujourd’hui,
au sein des sciences de l’éducation, l’ignorent, mais qui plus est, certains,
aujourd’hui comme hier, ont profondément contesté cette doctrine. Il
faudrait alors au minimum montrer sous cette indifférence l’ignorance (que
les gens répètent Platon sans le savoir) et sous cette contestation des
contresens et que, si on a contesté Platon, c’est qu’on l’a mal compris. Par
là, la « vérité » de cette doctrine serait établie de nouveau.
 
Ce n’est toutefois pas ainsi que j’entends lire ce texte. D’abord, parce
que la tâche que cela impliquerait serait proprement énorme et certainement
hors de ma portée. Ensuite, qu’à supposer que tout le monde ignore qu’il
répète du Platon, on voit mal le gain à le leur dire. L’essentiel n’est-il pas
plutôt dans l’effort de chacun de dire et de construire un peu ce qu’il pense
et n’est-ce pas dans cet effort que nous faisons nous-mêmes pour
comprendre ce que nous faisons que nous risquons de nous approprier et
notre pratique et nous-mêmes  ? Si les livres, comme le craignait Platon,
nous empêchent de juger par nous-mêmes, à quoi bon les lire ? Enfin, il y
eut d’autres langages, d’autres lexiques, d’autres façons de penser la
pédagogie. Il y eut aussi, pour reprendre un aspect de notre analyse de ce
texte, d’autres techniques de soi et des autres, d’autres façons de parler et de
s’adresser, qui peut-être ont distribué autrement les rapports à nous-mêmes.
Si l’hypothèse avancée dans l’analyse, à savoir que l’âme ou le soi est
fonction des rapports dans lesquels nous sommes situés, alors ces rapports
ont très probablement changé et ils ont donc fait de nous autre chose, ils ont
taillé de nous un autre portrait. Ces autres portraits ne sont peut-être pas
tout à fait sans rapport avec celui dessiné par Platon, ne serait-ce que parce
que souvent on s’inspira de lui-même pour aller contre lui, mais il n’y a pas
lieu de les tenir pour identiques à ce premier portrait ou devant s’y réduire.
Par exemple, de nombreux auteurs, et pour certains contre Platon, mirent au
cœur de l’éducation et de la pédagogie le souci de l’activité de l’apprenant :
c’est en faisant et en faisant soi-même que l’on apprend. Certes, cela n’est
pas tout à fait absent de l’analyse de Platon, comme l’indique l’importance
attribuée à la culture de l’habileté, mais ce souci de l’activité n’a pas une
place importante, significative, essentielle dans ce premier portrait et qui
plus est le souci de l’activité ne se réduit pas à la culture de l’habileté. Il y a
donc d’autres langages, et surtout d’autres accentuations, et à nouveau, si ils
et elles ne sont pas sans rapport avec ce premier langage, ils ne s’y
réduisent pas non plus. Ce n’est donc pas en ce sens-là d’une lecture
philosophique que je veux lire ce texte.
En quel sens alors voudrais-je le lire ?
 
Nous prenons ce texte comme une première carte susceptible de nous
donner quelques points de repère concernant la notion ou l’expérience de ce
que l’on nomme pédagogie 2. Le paysage lui-même (la pédagogie) ne se
confond pas avec cette carte, mais on part de l’idée et l’on admet qu’elle a
au moins cette propriété d’indiquer quelques lieux significatifs de ce
paysage. On ignore encore l’échelle ou la focale  : peut-être ce sont là de
«  très gros objets ou lieux  », i.e. des réalités qui font très largement
consensus mais dont l’intérêt ne peut vraiment apparaître que si l’on affine
l’analyse, que si l’on se rapproche un peu. On ferait l’expérience alors que
sous une apparence simple se cachent en fait de multiples discussions,
confrontations, débats qui, quant à eux, n’iraient nullement de soi et du
coup on renverrait ce premier repérage à des traits trop grossiers incapables
de «  vraiment saisir le réel  ». Ainsi ces termes généraux, ces premiers
« repères », seraient-ils bien trop grossiers, et même tout à fait vains : ils ne
« saisiraient pas la réalité ».
Au moins toutefois auraient-ils indiqué un lieu et auraient-ils rempli par
là leur fonction. Puis beaucoup se perdent dans les détails et ont besoin
aussi qu’on leur rappelle le lieu ou l’ensemble où ils s’agitent. En ce sens,
et même si parfois on doit faire valoir des échelles plus pertinentes contre
d’autres sans intérêt, où l’on ne voit plus ce qui est significatif, ce qui
importe n’est pas toujours d’opposer telle échelle à telle autre, mais bien de
passer d’une échelle à l’autre : voir alternativement de plus près et de plus
loin. Il n’y a pas en ce sens d’échelle « plus vraie » que d’autres, mais des
échelles différentes, et plus ou moins pertinentes selon les types
d’approches, d’intérêts et de problèmes. Même voir de très près n’est pas
toujours une chose nécessaire, et c’est bien aussi parfois « de loin » que l’on
voit mieux les choses.
Ainsi ce texte n’est-il pas tout à fait pour nous une doctrine  : celle de
Platon, bien différente d’autres. Ce n’est pas non plus la vérité, ou la
doctrine que je tiendrai pour vrai, à la suite de Platon. C’est une première
carte, qui, comme telle, ne s’identifie pas complètement au territoire.
Qu’est-ce qui alors la constitue comme carte ? Trois choses, me semble-t-il.
En certains points, cette analyse nous a semblé toucher au plus juste.
Mais qu’est-ce à dire, sinon que moi, et moi seul, peut-être aussi tel ou tel
de mes lecteurs, ai reconnu quelque problème tout à fait réel, et même
quelque thèse tout à fait vraie ou plutôt «  qu’il tenait pour  » tout à fait
significative. Ainsi, ce texte, en certains de ses points, « m’a parlé, c’est-à-
dire qu’il a mis au jour telle ou telle «  opinion, certitude mienne  ». En
particulier, au moins initialement, par ce qu’il disait de l’impuissance des
pères, et par ce qu’il disait de cette distinction pour le moins étrange à
première vue, entre deux sortes de vide. Par là ce texte « m’a touché », ou je
me suis reconnu en lui ; il a fonctionné comme un miroir où il était possible
de me retrouver mais aussi de mieux me comprendre, en ce sens de mieux
« situer » ma croyance autant que la légitimer.
En second lieu, si ce texte m’a arrêté c’est que l’on y trouvait également
la formulation, à la lettre près, de thèses tenues aujourd’hui pour très
importantes  : celles en particulier qui tiennent qu’il n’y a pas d’éducation
sans prise en compte des représentations de ceux que l’on prétend éduquer ;
que la pédagogie commence là, et seulement là. Non, l’esprit n’est pas un
comme un vase où l’on déverserait du savoir pas plus qu’une feuille vierge
où l’on pourrait écrire ce que l’on veut. Ainsi ce texte met-il au jour le fait
que ce que «  l’on pense aujourd’hui de l’éducation  » (la thèse de la
nécessaire prise en compte des représentations) fut déjà dit depuis fort
longtemps, et cela est certainement une surprise : « comment se fait-il que
l’on en savait déjà autant depuis très longtemps ? » Si ce savoir nôtre a bien
pour sens, comme c’est très souvent le cas en pédagogie, l’idée d’une
orientation que l’on tiendrait pour vraiment bonne, juste, et susceptible de
provoquer les meilleurs effets, que résulte-t-il du constat que cette idée,
cette orientation, fut déjà formulée, et qu’en ce sens on peut supposer
qu’elle était sue ?
Au-delà de cette surprise, quel peut être l’effet de ce fait sur notre
rapport à la vérité ? Est-ce que cela « nous coupe le moral : « à quoi bon
rechercher si cela a été dit  »  ? Est-ce qu’au contraire cela nous renforce
dans notre volonté : « si c’est une idée si ancienne, alors cela est peut-être le
signe qu’il y a là quelque chose d’important et de difficile à la fois, peut-
être moins simple qu’il y paraît, et donc à quoi il faut faire attention. » Ce
type d’expérience change certainement notre rapport à la vérité et à ce que
nous comprenons comme vérité.
 
Mais quoi qu’il en soit de ce dernier point, il y a un troisième aspect,
constitutif de la notion de carte, qui est tout aussi décisif. Une carte présente
un certain nombre de relations  : elle n’est pas qu’une juxtaposition, mais
elle dessine déjà des relations entre des points singuliers. Elle est une façon
d’ordonner un certain réel ou une certaine expérience. C’est le cas ici : ce
texte peut relever d’un certain schéma, et le passage d’une subdivision à
une autre relève d’une relation : Platon n’a pas juxtaposé ces étapes, elles
sont enchaînées, liées peu ou prou logiquement. En ce sens elle forme un
ensemble ou un tout, ou, de façon encore plus minimaliste, un réseau ou un
début de réseau en sorte que la signification de chacun de ses points est
dépendante de son rapport aux autres points.
Cette propriété de la carte permet un regard critique. Par exemple : ce
qui est nommé « éducation des pères », n’apparaît plus simplement, comme
cela pouvait m’apparaître dans ma vie, comme une réalité isolée  ; cette
réalité est située dans un ensemble plus vaste, plus complexe, et par là elle
peut être vue autrement et différemment. Elle est à la fois comprise (d’où
vient-elle, comment la définir, à quel problème les pères sont-ils confrontés,
quel est aussi «  le moment du père  »  ; tous problèmes qui définissent les
pères comme «  pères précisément  ») mais aussi critiquée et de nouveau
mise à distance, mais cette fois-ci au sens d’un écart souhaitable à l’égard
de cette posture. Autrement dit, à la suite d’un tel texte, je «  comprends
mieux, je peux comprendre mieux ce que c’est que père.
Il en irait aussi bien de tous les autres points de cette carte. Comment
comprendre par exemple cet exercice dialogique où l’on « prend en compte
les représentations  »  ? S’agit-il d’écarter les mauvaises pour mettre à la
place les bonnes et ainsi rendre possible un changement individuel
souhaitable, directement pourrait-on dire  ? Où s’agit-il seulement de
considérer que de l’étude même des représentations, toutes les
représentations, peut surgir quelque effet de douceur, de distance à soi-
même et à ses opinions, qui peut-être permettra tel ou tel effet de
changement  ? Dans le premier cas, l’analyse des représentations est
subordonnée à l’objectif d’un changement déterminé, que l’on veut induire,
que l’enseignant veut induire  ; dans l’autre, on se contente d’examiner
ensemble, on se contente de mettre en jeu la possibilité d’une
«  désidentification  » de soi à soi-même, en pensant simplement, ou
espérant, que cela aura des effets. On conviendra que cela n’a pas tout à fait
le même sens et ne nous entraîne pas dans la même direction.
 
De telles réflexions pourraient donc être amorcées pour chacun de ces
points, et c’est cela que permet la carte.
 
Ces différents aspects de la carte peuvent être conjoints dans la
réflexion suivante : étrangement, et alors qu’au départ la démarche semblait
bien arbitraire (pourquoi partir des arts de trier ? pourquoi ces divisions et
pas d’autres  ?) petit à petit ce texte commençait à «  signifier  », à «  être
parlant  », à rejoindre certains éléments de l’expérience et aussi bien mes
réflexions propres à propos de l’expérience. C’est précisément cette
démarche, ce « petit à petit » qui m’a semblé homogène à l’expérience de
l’apprentissage : voilà des choses et des signes, initialement arbitraires (ou
auxquels on ne comprend rien au départ) qui commencent à s’animer d’une
vie étrange, intérieurement, par leur rapport, et extérieurement, par leur
puissance de dire quelque chose de l’expérience. Certes  : un peu comme
dans un rêve, où l’on ne sait pas trop si « c’est du lard et du cochon ». Mais
cela n’empêche pas de penser, de réfléchir, et même cela le permet.
Ainsi mes deux arguments  : l’un qui vient du sentiment (j’ai cru
reconnaître certaines choses que je me disais), l’autre qui est plus logique et
qui tient au fait que ces représentations sont liées entre elles, peuvent-ils
être conjoints dans l’expérience même de l’apprentissage. Apprendre c’est
cela : se repérer, se réfléchir dans une forme extérieure. En ce sens on doit
dire qu’au bout du compte, c’est le texte qui est éducateur, du moins ce
texte ou ce type de texte, en tant qu’il n’est pas saisi seulement ou
simplement, comme thèse (celle de Platon) mais comme jeu lexical, carte,
disposition de repère, en tant aussi que j’ai accepté le jeu de m’y situer. Que
c’est même le texte qui est pédagogue en tant qu’il opère cette possibilité de
désidentification tenue pour essentielle à la pédagogie.
En ce sens, ces deux aspects me semblent définir exactement ce que
l’on peut nommer un objet culturel : relevant d’une certaine culture d’une
part, et susceptible de cultiver les individus d’autre part et cela parce qu’il
se relie directement à ce que l’on nomme le vécu de chacun tout en les
situant.
Identification ET connexion. Identification ET désidentification.
 
 
Quels points de repère ont-ils été disposés ? Les voici, ici condensés.

–  La distinction âme-corps  : elle apparaît très tôt dans le texte.


Selon elle, éduquer le corps ou éduquer l’âme ou l’esprit, sont
deux voies bien différentes. Plus précisément sans doute  : ceux
qui éduquent le corps et ceux qui éduquent l’âme ou l’esprit ne
sont pas les mêmes : « il ne faut pas confondre ! » et l’on doit se
dire que ceux qui veulent s’occuper de nos corps ne peuvent pas
prétendre s’occuper de notre esprit, et réciproquement. Même si
je sais ou crois savoir qu’il peut y avoir des passages de l’un à
l’autre, des passages qui seraient légitimes, la distinction et la
nécessité de la faire en d’autres occasions ne s’effacent pas pour
autant. Prendre cet énoncé comme point de repère n’a pas le sens
de dire que c’est vrai ou faux, mais plutôt que « manifestement »
ou au moins historiquement depuis Platon, notre expérience est
faite de cette distinction, comme en témoignent aussi ceux qui
entendent lutter contre elle  : ils ne diraient sans doute pas non
plus que tout doit être confondu. Elle n’est ni vraie ni fausse, ni
bonne ni mauvaise, mais incontestablement elle structure notre
expérience. L’enjeu est de savoir quoi en penser et, s’il nous faut
l’accepter, comment ? Ou, s’il nous faut la refuser, comment, et
surtout par quel chemin ?
– L’éducation et la pédagogie font partie des arts de purification :
il s’agit dans les deux cas de nous purifier, de nous débarrasser
du mauvais. C’est ce qui fonde la proximité de l’éducation avec
la gymnastique et la médecine. Là encore, c’est un point de
repère : il n’est ni vrai ni faux et, à suivre ce texte, il ne demande
qu’une chose : que l’on accepte de tenir l’ignorance pour un mal
essentiel dont il importe de nous purifier. On l’a vu, c’est bien
tout l’enjeu de ce texte  : arriver au point où l’individu peut
prendre conscience de la raideur de ses conceptions, et par là
entrer dans l’exercice d’une certaine souplesse.
–  L’enseignement est l’analogue de la gymnastique, non de la
médecine ; il prend en charge le logos ou notre rapport au logos
compris comme face externe de l’âme. L’enseignement est ainsi
une culture de l’habileté et de la souplesse, du corps, de l’esprit.
Il cherche à nous donner de l’aisance dans le logos, comme la
gymnastique cherche à nous donner de l’aisance dans notre
corps, telle est sa fin. Le mouvement ici que l’on vise n’est pas
le mouvement du virtuose qui se meut aisément dans les
représentations, mais plutôt le mouvement d’une mise à distance
de ses croyances et la possibilité de les examiner, peut-être d’en
changer.
–  La didactique est chose différente de la pédagogie  : elles se
distinguent en fonction de ce qu’elles tiennent pour ignorance.
La pédagogie se spécifie d’une attention à un certain type
d’ignorance. Elle se spécifie aussi par son lien avec ce que nous
avons nommé vide positif. Elle n’est pas purification, ou vide
réel préalable à un remplissage. Elle est plutôt le nom de la
différence entre la pensée et ses représentations, comme le souci
du rapport de la pensée à ses représentations : ni identification,
ni extériorité ou rejet.
– L’éducation des pères, ou exhortation, est une voie qui mène à
l’échec. Ce n’est pas la volonté qui est mauvaise, ni même
faible, comme le font croire peu ou prou tous les pères, réels ou
de substitution. Mais sur ce point, il faut au moins ici le
suggérer : le texte établit une rupture très ferme entre la volonté
et les représentations. C’est ce qu’exprime la position dite
généralement intellectualiste de Socrate  : nos erreurs et
égarements proviennent non de notre volonté, faible ou mal
orientée, mais bien de nos conceptions internes. Or, sur ce point,
une telle distinction ne peut rendre compte des problématiques
propres au « conseil », ou encore à « l’accompagnement » si en
vogue aujourd’hui. En effet, le souci du conseil, la possibilité de
conseiller, semble se situer à la fois du côté de la volonté et du
côté d’une certaine compréhension de soi-même. Conseiller
quelqu’un c’est rechercher avec lui à ressaisir son projet comme
on dit ; c’est encore tenter de le rendre capable de décision. Le
conseil est ainsi plus tourné vers l’individu lui-même, son projet,
et vers sa capacité de décision. C’est là bien sûr quelque chose
de tout à fait important, que ce texte ne semble pas pouvoir
poser. C’est aussi ce point-là, cette séparation trop rigide 3, que
des écoles postérieures de philosophie contestèrent. Pour
reprendre un concept utilisé plus haut, c’est là que cette école
jugea nécessaire d’intervenir. Souligner quelques distinctions, ce
n’est donc nullement s’obliger à ces distinctions. C’est parfois
repérer des bifurcations possibles. Il reste que, grâce à ce seul
schéma, il est possible de se situer, et de comprendre, par
contraste, les choix faits et les bifurcations prises. De quoi
l’école est-elle le nom  ? De la pédagogie, comme lieu de
l’examen des représentations ou bien d’un souci du conseil ? Il
est tout à fait certain qu’aujourd’hui elle semble vouloir
rechercher un équilibre entre les deux. Comment aussi ne pas
admettre que le conseil ou l’accompagnement parviennent à leur
fin lorsque celui ou celle qui sont accompagnés se
«  comprennent  » autrement, ou «  comprennent autrement  » ce
qu’ils voulaient ? Il semble impossible en ce sens de séparer ces
deux aspects.

Au-delà de ces premiers enseignements, le texte permet de réfléchir sur


trois choses.
– D’abord le pluralisme de la position enseignante. En effet, s’il dit bien
que le rapport ultime (la réfutation non éristique) est sans doute l’essentiel
en éducation, il n’exclut pas pour autant l’idée que l’on est formateur à
comprendre et à se tenir à différentes places, et à s’y tenir parce que l’on
comprend leur lien. Ainsi parfois un simple entraînement, une simple
imitation suffit ; parfois même, et pourquoi pas, une simple exhortation peut
avoir des effets. Parfois il n’est nullement nécessaire d’aller chercher les
représentations et les individus comprennent très bien et font quelque chose
de ce qu’on leur enseigne. Mais aussi bien parfois non. Parfois oui, l’on
sent que ce que l’on enseigne heurte quelque chose de «  profondément
gravé  », et alors nulle nécessité de l’affronter directement  ; mais attendre
plutôt, patienter, en tournant autour, en interrogeant et étudiant ses
manifestations langagières. L’enseignant comme tel me semble autrement
dit pouvoir occuper ces différentes places tour à tour, passer de l’une à
l’autre, selon les circonstances. On aurait tort de le situer dans un seul de
ces rapports, à l’exclusion de tout autre. Ce qui met en relation ces
différentes places, ce qui crée une dynamique de l’une à l’autre, c’est
l’amatia, « croire savoir alors que l’on ne sait pas ».
–  Ensuite, la construction de l’identité enseignante. C’est une
problématique importante aujourd’hui que celle de savoir comment et si
l’on peut devenir un professionnel de l’éducation et de la formation et ce
que requiert de nous exactement ce passage. Devenir un enseignant, devenir
un formateur, n’est pas en effet toujours une chose simple et, outre les
compétences que l’on peut chercher à lister, il en va aussi d’une expérience
qui, comme toute expérience, peut ou non se faire bien. Or le texte répond à
cette question. Il suffit pour cela de le lire selon un axe temporel. D’abord,
l’enseignant est dans une position de didacticien : il transmet des savoirs et
des connaissances, des savoir-faire encore, et le langage ne lui sert que de
moyen en vue d’une fin qui lui est extérieure. Mais, comme nous l’avons
vu, autre chose a lieu, un autre rapport à l’ignorance, un autre concept
d’ignorance. Dès lors, c’est le rapport pédagogique d’un individu à un autre
qui prend les devants, sous les aspects analysés. Il y a donc là le récit d’un
parcours : des attitudes premières, des déceptions, une capacité à se situer
autrement par rapport à ces déceptions, l’invention d’un autre rapport. Il
suffit donc d’introduire cet axe temporel, en mettant en avant la notion de
résistance, pour obtenir un récit. Et ce récit raconte comment on devient
pédagogue, sur quels illusions, espoirs, mais aussi deuil, cette expérience se
forge.
 
Enfin, c’est selon nous de l’école et de la subjectivité dont il est parlé
ici. Que fait-on à l’école  ? On y examine des représentations, en tant que
liées. L’esprit se réfléchit dans ces représentations qui, pourtant, ne sont pas
lui. Il y circule, comme j’ai essayé de circuler dans ce schéma platonicien.
À la fois il dit quelque chose de nous, en même temps qu’il ouvre la
possibilité d’une intervention, et, par suite, d’une contestation, d’une
critique, d’autres boucles qui pourraient prendre naissance à tel ou tel point
de ce schéma. Il permet de voir aussi que d’autres discours, plus tardifs, et
touchant cette question de la représentation, ne touchent pas à ce schéma,
en sont tout à fait dépendants, ne font que redire les problèmes qu’il a su
poser, sans montrer nettement ces problèmes. En ce sens, ce schéma me
semble avoir une valeur critique au sens où il permet une certaine économie
de lecture.
La subjectivité qui naît ici est une subjectivité capable d’examiner ses
représentations et qui entre dans un certain rapport à ses représentations
autant qu’aux représentations qui pour finir sont celles que lui fournit un
petit jeu d’écriture. J’ai cherché à en dire les conditions de possibilité dans
la pratique. Mais nous avons vu aussi que ce rapport-là de la subjectivité à
elle-même naît par différence, par contraste avec d’autres modes
relationnels toujours capables de la recouvrir. Que ce soit la perspective
morale, la didactique, ou encore la correction. Si nous avons bien affaire à
une diversité de rapports, le moins que l’on puisse dire c’est que la
différence qu’est le rapport pédagogique n’est pas forcément aisée à
atteindre, et qu’il doit se distinguer des autres et assurer le passage de ce
que l’on pense de la notion de représentation interne aux représentations
comme externes. L’esprit n’a pas de représentation, mais naît dans un
certain rapport et un certain jeu aux représentations.
1.  Platon, Le Sophiste, 230b.
2.  Sur cette notion de carte, voir Michel Fabre, Philosophie et pédagogie du problème, Paris,
Vrin, 2008.
3.  Je renvoie ici aux analyses de Michel Foucault, en particulier L’herméneutique du sujet,
Paris, Gallimard EHESS, 2005.
CHAPITRE 2

L’essai plutôt que la compétence

Nous voudrions maintenant nous intéresser à une deuxième notion,


moins centrale que la première, mais tout de même importante. Il s’agit de
la notion d’essai.
C’est à nouveau une notion fort ancienne, relevant d’une tradition
spécifiquement française.
Avec elle, il ne s’agit pas, au moins tout d’abord, d’un genre particulier
d’écrit que l’on nomme essai, quoique certainement il faille y venir et
spécifier par quels côtés cette notion se rapporte à cette forme. À tort ou à
raison, la langue n’est pas tout à fait hasardeuse et sans ordre, et si nous
nommons essai un genre particulier d’écrit, ce n’est peut-être pas sans lien
avec ce qu’est l’essai, ce qu’est qu’essayer. Après tout, c’est Montaigne qui,
le premier, forgea en France ce titre : Les Essais, et prétendait exposer dans
ce livre ses propres tentatives, de dire, de juger, de s’éclairer telle ou telle
question avec les forces qui étaient les siennes et sans qu’il s’agisse pour lui
d’exposer un savoir. Aujourd’hui la notion semble recouvrir bien autre
chose et s’être éloignée de son origine.
Mais quoi qu’il en soit avec cette notion d’essai, je pense plutôt à une
certaine forme d’activité, autant qu’à une certaine façon de comprendre les
produits de cette activité. La notion est proche de celle d’entreprise, de
tentative, d’initiative, ou encore d’expérimentation.
Or, et c’est ce qui est important pour moi ici est que cette notion fut
proposée comme candidat à la question de savoir ce que l’on faisait à
l’école et même ce que l’on devait y faire. L’école, et plus largement la
formation, seraient un temps et un lieu d’essai, un lieu ou un temps encore
où le principal souci serait d’entreprendre, d’essayer, de tenter,
d’expérimenter quelque chose. C’est cela que nous voudrions examiner, car,
en dehors de l’évidence de cette réponse (à l’école, on ne fait que se former,
on ne fait qu’essayer et nous ne sommes pas dans le temps du travail et de
la compétence précise et stabilisée qu’exige de nous le monde adulte), cette
réponse ne me semble nullement aller de soi et au contraire engager des
conséquences qui, pour être tout à fait souhaitables, sont toutefois
surprenantes et plus difficiles à accepter qu’il n’y paraît.
Puisqu’il s’agit d’une certaine compréhension de l’activité, puisqu’il
s’agit de tester auprès de notre monde contemporain ces réponses
anciennes, je voudrais tout d’abord mentionner ce qui me semble la réponse
contemporaine à cette question de l’activité.

La compétence comme maître mot


Car il est certain qu’il y a aujourd’hui une réponse à cette question de ce
que peut l’école et de ce que peut la formation pour adulte : la réponse tient
en un mot, celui de compétence, non celui d’essai. Voici ce que peut
vraiment l’école  : développer des compétences. Certes cette réponse est
régulièrement critiquée, mais elle demeure forte et dominante. Il y a
plusieurs raisons à cet état de fait
D’abord, elle fait, par elle-même, lien et consensus. Elle fait lien en
particulier entre ce que l’on tient pour le souci du praticien, qui est de
s’assurer des résultats de sa pratique d’une part, et le souci des politiques
éducatives de s’assurer des résultats de ces politiques, d’autre part. Ce
terme est ainsi commun aux praticiens et aux politiques éducatives. Tout le
monde se soucie des compétences.
À quoi il faut ajouter une certaine conception de la recherche. Les fins
sont connues et ce sont les compétences  ; comment s’assurer d’elles en
fonction de publics différents, que celui-ci soit le public des handicapés, des
pauvres, et pour finir, de chacun d’entre nous  ? Ainsi le champ de la
recherche devient-il à la fois très précis et fermé (les compétences en fixent
la fin), mais aussi très ouvert (diversité des publics). Les compétences à
développer restent en gros les mêmes, mais l’on se demande simplement
quels sont les meilleurs moyens de les réaliser en tel ou tel public
particulier. Par suite, on cherche à comparer et évaluer les différentes
pratiques et à en extraire les «  bonnes  », c’est-à-dire celles les mieux à
même de nous assurer du résultat visé. Commune aux praticiens et aux
politiques, la notion l’est aussi aux chercheurs.
Enfin, ce terme assure une universalité et par conséquent des échanges :
les étudiants peuvent d’un point à l’autre du globe échanger leurs
formations, parce que celles-ci peuvent se dire selon les mêmes termes. Par
suite, il assure encore une employabilité  : les compétences, normalement,
ouvrent sur le monde du travail.
Le terme lui-même est significatif. Si la compétence est ce par quoi
nous nous assurons de notre action, des résultats de notre action et de nous-
mêmes, réfléchir sur cette notion c’est, pense-t-on, s’assurer d’une fin que
l’on peut par principe maîtriser. Il serait étonnant que la transmission des
compétences ne relève pas elle-même d’une compétence.
 
Comme nous le disions plus haut, cette réponse est dominante
aujourd’hui et ce n’est pas sans raison. Pourquoi alors vouloir lui substituer
celle d’essai ?
On dira par exemple la chose suivante : bien sûr que l’école est un lieu
d’essais  ; mais précisément ceux-ci sont des moyens d’arriver à une
compétence donnée ou une forme quelconque ; on essaye, on répète, on se
pose des questions, puis on parvient à construire une compétence et un
savoir. L’essai n’a qu’une fonction de moyens, il ne vaut qu’à titre d’étape,
il ne peut donc en aucune façon être la fin de l’école. Essayer, s’essayer,
c’est toujours pour mieux s’affermir, pour stabiliser son activité et son
savoir et pour se former. Ainsi tente-t-on des hypothèses pour ensuite les
tester, les vérifier, et surtout les solidifier. On ne saurait sous-estimer ce
moment de consolidation, qui est proprement la fin de l’école et de la
formation. Et il concerne tant les savoirs que les compétences.
Il semble donc assez étrange et contestable de proposer cette fin à
l’école et d’avancer que c’est cela que peut vraiment l’école. Il est en
revanche souhaitable et normal que les enseignants visent à stabiliser
certaines compétences autant que certains savoirs, et à évaluer les élèves
pour savoir si oui ou non ils ont ces compétences et savoirs attendus.
Certes, comme enseignant, il m’est difficile de ne pas porter attention à la
stabilisation de certains savoirs ou de certaines compétences.
Ainsi, il ne semble pas que l’essai puisse vraiment nous servir pour dire
ce que peut l’école. Il me semble pourtant que non, et c’est cela que je
voudrais tenter de montrer.

Première approche de l’essai : Montaigne


Une première question se pose  : qu’est-ce qui doit guider et peut
effectivement guider tout enseignant, tout formateur dans sa pratique ? Tout
formateur a-t-il besoin d’avoir en tête un certain nombre de savoirs et de
compétences attendus, mais est-ce bien cela qui le guide  ? Nous ne le
croyons pas.
Entre ce que nous avons en tête comme formateur et les élèves, il y a ce
qu’ils font, c’est-à-dire leurs travaux, notre point de départ. Certains de ces
travaux sont meilleurs que d’autres, certains ont besoin de préciser certaines
choses. Certains sont bons, et peuvent être repris ponctuellement ; certains
autres demandent des reprises plus longues. Je peux ici ajuster et je dois
ajuster, en fonction de leurs défauts, et de leurs réussites. On peut pointer là
ce qui est vraiment intéressant et mériterait d’être repris, ce qui là en
revanche demande à être supprimé.
Il a donc bien fallu initialement que les élèves fassent quelque chose, et
ainsi que je dispose de leurs travaux pour avancer. Il a fallu qu’ils se soient
rendus visibles et qu’ils aient accepté de faire. Si non, s’ils ne font rien, s’ils
ne montrent rien, comment puis-je commencer à travailler, à les former  ?
J’ai beau avoir en tête tel savoir, telle compétence, il doit y avoir entre ce
que j’ai en tête et eux, ce que l’on nomme leur travail et leurs essais.
Comment puis-je commencer à travailler avec des élèves si je n’ai pas
d’abord cela ?
 
C’est ce que Montaigne avait analysé pour sa part dans son essai sur
« L’institution des enfants ».

LES TROIS ASPECTS DE L’ESSAI

Il remarquait tout d’abord que pour enseigner quoi que ce soit il faut
partir, ou repartir, des essais des élèves : « Je voudrais bien que le Paluel et
le Pompée [deux maîtres de danse de son époque], nous apprennent à faire
des cabrioles à les voir seulement faire sans nous bouger de nos places
comme ceux-ci [les maîtres d’école] veulent instruire notre entendement
sans l’ébranler [le mettre en mouvement]. » Il use ici d’une figure de style
qui souligne l’absurdité à vouloir enseigner quoi que ce soit sans d’abord
nous faire bouger et sans ébranler notre jugement.
Ainsi le premier problème pour celui qui entreprend de former est que
ses élèves fassent quelque chose et bougent d’eux-mêmes ; à moins de cela,
disait-il, on ne fait rien. Si cela était pour lui une évidence pour les
exercices physiques, cela devait en être aussi une pour les exercices
psychiques, à savoir la formation du jugement.
Il en donne cette image qui en explicite pour partie l’enjeu :

On l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout ; car


je trouve que les premiers sièges sont communément saisis par
les hommes moins capables. (…) J’ai vu, cependant qu’on
s’entretenait, au haut bout d’une table, de la beauté d’une
tapisserie ou du goût de la malvoisie, se perdre beaucoup de
beaux traits à l’autre bout. Il sondera la portée d’un chacun : un
bouvier, un maçon, un passant ; il faut tout mettre en besogne et
emprunter chacun selon sa marchandise, car tout sert en
ménage  ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera
instruction 1.

L’exercice du jugement est donc aussi un certain mouvement qui,


s’efforçant d’échapper à ce que l’on nomme «  valeurs toutes faites  », ou
valeurs dominantes, ou encore à ce que tous semblent valoriser, tendant au
fond à regarder ailleurs, là où d’autres ne regardent pas forcément, là où
peut-être il y a quelque chose à voir. « Voir de côté » en effet n’a pas le sens
de valoriser ce que tout le monde oublie, et uniquement par opposition. Il
s’agit plutôt de découvrir par soi-même, de donner intérêt soi-même, d’être
ainsi fidèle à son intérêt. Ici ce n’est pas seulement la valeur qui change
dans son contenu (je valorise autre chose que ce que tout le monde semble
valoriser) mais c’est bien ma capacité à choisir, à marquer un intérêt propre,
et à avancer dans cette direction et ainsi à exercer mon jugement. Il y a ce
qui est supposé avoir de la valeur, et qui est tout entier à l’extérieur de moi,
tout brillant puis il y a ce à quoi je m’intéresse, ce qui m’attire, et que je
dois ensuite suivre et développer. Le rapport à la valeur change : d’un côté,
elle est toute là et je n’ai rien à faire, sinon de m’émerveiller comme tout le
monde  ; de l’autre, elle naît, s’affermit, se soutient, se critique, se
particularise. C’est là que l’éducation peut commencer.
Il y a donc là un premier sens de l’essai  : l’essai est mouvement,
initiative, valorisation propre dont ceux qui forment ont besoin pour former.
Sans lui, pas de formation. Il est la condition de possibilité de l’éducation.
 
 
Montaigne donne une autre image de cet essai qui nous oriente un peu
autrement : « Il [le gouverneur] est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour
juger de son train, et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler et
accommoder à sa force. (…) C’est l’une des plus ardues besognes que je
sache ; et c’est l’effet d’une âme haute et bien forte, savoir condescendre à
ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont
qu’à val 2. » Dans cette simple formule, il y a beaucoup de choses encore.
Il y a d’abord une allure propre à l’essai, et cette allure c’est le trot. Or
le trot c’est deux choses : une allure de passage d’abord, entre le pas et le
galop (et comme telle on peut dire qu’elle n’est pas naturelle) ; mais aussi
une allure chaotique, prompte au déséquilibre, (au moins pour le cavalier) et
qui tend alors à une allure plus fluide et régulière. Ainsi le trot figure-t-il
l’essai et son allure propre. S’essayer, c’est trotter, entrer dans un certain
déséquilibre, faire place, au moins un moment, à un certain chaos, une
certaine dispersion, affronter un certain déséquilibre. Ainsi l’enfant qui
apprend à marcher, à lire, à compter et emmêle ses doigts, à lancer un poids.
L’étudiant qui commence à user de Kant, à penser avec Kant. L’élève qui
use de distinctions chronologiques. Le déséquilibre en ce sens n’est pas
seulement le fait de l’enfance, c’est le fait de l’apprentissage même, dès lors
que l’on use d’objet plus ou moins complexe.
Ensuite Montaigne relie cette image du trot et des allures puériles de
l’enfance, à la question de la déontologie de l’enseignant. L’enjeu et toute la
difficulté de l’enseignant, c’est de se ravaler ou de condescendre à ces
allures puériles pour remonter ensuite la pente. Il y a là une image toute
physique de la vertu de l’enseignant : un certain rapport à son corps et à son
attitude, comme si les vertus, loin d’être simplement des réalités mentales
ou intentionnelles, étaient quelque chose du corps : condescendre, se ravaler
à. On croit voir l’attitude, on croit la sentir au travers de ces deux verbes.
Que le fait de pouvoir ainsi condescendre soit le fait d’âmes hautes et
fortes, on peut le développer en pointant la patience nécessaire à cet
accompagnement, la générosité que cela implique (il faut pouvoir oublier
ses propres allures, ses propres fins, et céder sur elles) ainsi que le courage
et la force  : il faut pouvoir reprendre appui, se diriger vers la fin en
reprenant l’élève. «  Je marche plus ferme à mont qu’à val  »  : phrase de
marcheur en montagne, qui doit calculer ses appuis, reprendre la marche
vers le haut.
Pour Montaigne, l’activité même de l’enseignant et la pédagogie sont
subordonnées à ces essais et dépendent d’eux, à la fois comme initiative,
allure chaotique, déséquilibrée ET comme reprise, et comme courage de la
reprise, lente, mais ferme. Faire reprendre, aider à reprendre, pour que, petit
à petit, le pouvoir de se reprendre soi-même, de corriger et retravailler ses
premiers essais, soit intériorisé, que l’individu en devienne capable pour
lui-même. Le professeur n’est professeur qu’une fois qu’il s’est mis en
position de reprendre des initiatives.
Ainsi l’essai est-il aussitôt reprise, et c’est sa deuxième signification.
 
Il est également important de souligner que cette attention aux essais et
à leur allure spécifique, est aussi pour Montaigne la loi de l’œuvre, de « ses
essais  », cette fois au sens littéraire du terme. Il le dit nettement au tout
début de l’essai I, 26 en établissant un parallèle entre le rapport de
l’écrivain à ce qu’il écrit et du père à son enfant :

Je ne vis jamais père, pour teigneux ou bossé que fût son fils, qui
laissât de l’avouer [de le reconnaître pour sien]. Non pourtant,
s’il n’est du tout enivré de cette affection, qu’il ne s’aperçoive de
sa défaillance  ; mais tant y a qu’il est sien. Ainsi moi, je vois
mieux que tout autre, que ce ne sont que rêveries d’homme qui
n’a goûté des sciences que la croûte première, en son enfance, et
n’en a retenu qu’un général et informe visage. (…) Quant aux
facultés naturelles qui sont en moi, de quoi c’est ici l’essai, je les
sens fléchir sous la charge. Mes conceptions et mon jugement ne
marchent qu’à tâtons, chancelant, bronchant et chopant
[trébuchant]  ; et quand je suis allé le plus avant que je puisse,
cependant ne me suis-je aucunement satisfait ; je vois encore du
pays au-delà, mais d’une vue trouble et en nuage, que je ne puis
démêler.

Puis, plus loin, et à la suite d’un passage où Montaigne vient de dire


qu’il trouve souvent chez les auteurs classiques des pensées parfaitement
ajustés et qui lui font honte des siennes, il poursuit : « Ainsi que j’ai cela,
que chacun n’a pas, de connaître l’extrême différence d’entre eux et moi. Et
laisse, ce néanmoins, courir mes inventions, ainsi faibles et basses comme
je les ai produites, sans en replâtrer et recoudre les défauts que cette
comparaison m’y a découverts  ». Pourtant, quelques lignes après  :
«  Reprendre en autrui mes propres fautes ne me semble non plus
incompatible que de reprendre, comme je fais souvent, celles d’autrui en
moi 3. »
Nous retrouvons bien le même lexique lorsque Montaigne parle du
rapport à ses œuvres. Les images à la fois du «  laisser-aller  », ou d’une
certaine spontanéité qui ne se retient pas ; les images de l’allure hésitante,
que Montaigne développe à l’aide de son expérience de cavalier ; enfin la
thématique de la reprise, sous la forme ici de la confrontation aux œuvres
du passé. C’est le mouvement même d’hésitation qui semble s’ouvrir
directement vers ce mouvement de reprise et si Montaigne dit ici ne pas
«  replâtrer  » son propre travail, s’il ne prétend donc pas courir après une
forme plus nette qui ne serait pas la sienne, cela ne l’empêche pas d’intégrer
des emprunts de ces œuvres à son propre ouvrage. La confrontation aux
œuvres magistrales du passé ne vise pas à s’améliorer soi-même : voir cette
différence et la montrer lui suffit, tandis qu’il continue d’exercer ses
facultés naturelles.
Ainsi Montaigne s’aide-t-il de l’éducation pour penser l’œuvre et
l’activité, autant qu’il s’aide de la naissance de l’œuvre pour penser
l’éducation. Il y a donc sur ces deux points, une loi, la loi de l’essai : pour
éduquer, il faut d’abord laisser aller devant soi l’élève ; pour œuvrer, il faut
d’abord laisser courir ses inventions et s’exposer aux allures hésitantes,
puis, dans les deux cas, reprendre. Cette loi de l’essai est aussi loi de
tendresse  : on accueille et on corrige, on laisse aller et on corrige ou
reprend. Et l’on peut d’autant plus laisser aller que l’on sait qu’ensuite on
corrige  ; l’on peut d’autant mieux corriger, que l’on sait que la correction
joue sur un premier fond d’essais qu’elle ne remet pas en cause comme
essai ou tentative.
L’enjeu de l’éducation est que nous parvenions par nous-mêmes à cette
loi de tendresse.

LES DEUX SENS DE L’ESSAI ET LE RAPPORT À LA TRANSMISSION


Il est certain que pour Montaigne tout cela était dit sur un mode critique.
La plupart du temps en effet que faisons-nous ? « On ne cesse de criailler à
nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est
que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il [le gouverneur] corrigeât
cette partie et que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main,
il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les
choisir et discerner d’elle-même. » Tout est donc dit ici en quelques mots de
la notion d’essai. D’abord, et contre l’habitude commune de donner et
gaver, mettre «  l’âme sur la montre  », comme on le fait des chevaux que
l’on veut examiner : on se donne les moyens de voir ce qu’ils sont. Ensuite,
parce que l’on aura effectué cet examen, viendra l’éducation, comme
accompagnement et reprise de ces jugements.
Il s’agit donc de mettre sur la montre l’enfant, et l’éducation commence
proprement là. Nous verrons plus loin que ce « donner à voir l’enfant » n’a
nulle évidence et qu’il y faut la ressource de certains dispositifs
pédagogiques.
 
Une précision importe toutefois à ce stade. Montaigne ne remet
nullement en cause notre ambition de transmettre des savoirs et des savoir-
faire. Il y a bien toute une culture matérielle et spirituelle qu’il s’agit de
transmettre. Mais il subordonne cette transmission d’une œuvre culturelle
quelconque à son usage effectif par l’élève. Pour pouvoir s’approprier quoi
que ce soit, il faut pouvoir en user, il faut pouvoir l’essayer, il faut pouvoir
le goûter, non l’avaler tout de suite et sans plus et c’est bien dans cette
opération de goûter que s’exerce notre jugement.
Il faut pouvoir tester, goûter, juger, à la façon d’un habit que l’on essaie,
ou d’un nouvel outil.
Essayer un nouvel habit c’est quoi ? C’est sans doute se demander « est-
il ou non à ma taille  ?  », me va-t-il  ? Mais c’est aussi se demander  :
«  qu’est-ce que cet habit fait de moi, quel espace nouveau d’apparence et
d’apparaître dessine-t-il  ?  » Dans le premier cas je me demande si l’habit
me convient et mon jugement s’exerce en fonction d’une certaine
conformité à ce que je suis ou pense être. Dans le second cas, le sens du
jugement s’inverse  : qu’est-ce que cet habit fait de moi. Nous partons de
l’habit lui-même en nous demandant quelle forme d’identité ou d’apparaître
il projette. Le vêtement est ainsi plutôt comme un véhicule, qui peut me
transporter, me faire d’une certaine façon.
On retrouve la même ambiguïté dans l’analyse de l’outil. Un outil a
besoin d’être essayé, pour finalement être bien tenu en main. Il faut laisser
d’abord ceux qui s’en servent essayer. Mais dans un cas, le plus fréquent,
l’outil est assujetti à nos fins et à nos projets. Nous voulons l’outil adéquat
et le plus adéquat possible. Le jugement va de nos fins à l’outil. Mais il y a
pourtant aussi un autre sens, inverse du premier. Qu’est-ce que me permet
cet outil, quelle autre possibilité ouvre-t-il lui-même  ? Les enfants qui
découvrent de nouveaux outils, et qui n’ont pas encore appris le bon usage
des outils, se disent qu’ils pourraient l’utiliser à beaucoup de fins. Un
marteau par exemple peut servir à de très nombreuses fins et tout outil est
potentiellement gros d’usages différents. Toute machine est aussi
potentiellement grosse d’usages différents en sorte que, bien souvent,
l’usage effectif ou habituel des outils ou machines est pauvre par rapport à
ses possibilités.
L’outil comme l’habit, et autant l’usage de l’outil et de l’habit, c’est
donc deux choses. Essayer, c’est devenir sensible à des usages potentiels.
Ce que permet l’outil ou l’habit, la possibilité qu’ils projettent. Il y a ainsi
deux orientations de l’usage et de la notion d’essai. L’une dans laquelle
l’objet est ou devient assujetti à des fins préalables ainsi qu’à nous-mêmes.
L’autre où il est là pour nous permettre de nouveaux usages et nous projeter
dans de nouveaux usages. Je crois que l’ambiguïté et la proximité de ces
deux orientations se trouvent au maximum dans le langage, et sans doute
particulièrement dans l’écriture. Car si le plus souvent nous assujettissons le
langage à notre intention de dire, si du moins nous pensons qu’il en est ainsi
et que cette pensée se trouve le plus souvent confirmée, il y a de très
nombreux cas où je fais l’expérience que le langage dit « quelque chose »,
dit quelque chose de lui-même, et projette un sens spécifique, inattendu,
parfois neuf. Ce ne sont pas seulement les expériences de ratés du langage
que j’ai en tête, mais plutôt une sorte de sensibilité aux mots qui nous fait
comprendre qu’à employer tel mot plutôt que tel autre, à telle place plutôt
qu’à telle autre, je fais ou dis autre chose. J’apprends que je joue avec les
ressources mêmes du langage et des mots, que ceux-ci se prêtent à mes
desseins potentiellement différents, et non seulement se prêtent à, mais me
permettent aussi de les varier, et d’inventer d’autres rapports.
 
Ainsi, la question qui se pose à l’école peut être ainsi formulée : faire
quelque chose de ce que l’on nous donne ; s’essayer à partir d’autre chose.
Or, et là je retrouve le jugement de Montaigne, c’est ce qui est le plus
rarement fait. Soit que l’on impose des modes d’usage, soit que, à l’inverse,
on laisse l’enfant seul, on lui demande de faire ce qu’il veut, on appelle en
lui l’invention, sans se soucier des conditions minimales qui permettent
l’essai et la tentative.

Premières analyses critiques


Pour avancer dans l’analyse on peut distinguer deux points de vue.

LE POINT DE VUE DE L’ÉLÈVE : REPENSER L’AUTONOMIE

Tout d’abord du point de vue de ceux qui sont formés. Ils ont compris
plus ou moins ce qui était attendu d’eux  ; ils sont aussi plus ou moins
intéressés  ; dans tous les cas ils ont fait quelque chose, en fonction de ce
qu’ils croyaient et pensaient ; parfois même ils n’ont rien voulu ou pu faire.
Reste que, s’ils ont fait quelque chose, ils ne savent pas trop ou pas
forcément si cela va ou non ; ils ont tenté de répondre à une question ou une
consigne, mais ils ne savent pas trop s’ils ont raison ou non. Ils ont étudié
tel texte, et veulent maintenant écrire dessus ; ils ont le projet de construire
tel objet, et ils ne savent pas trop si ce qu’ils font va dans la bonne
direction. « C’est le professeur qui sait et qui dira », disent-ils, ou pensent-
ils. La notion d’essai dit cette incertitude de la réponse. Essayer, c’est ne
pas savoir dans quoi on s’engage, et par conséquent hésiter, mais y aller tout
de même.
Encore faut-il préciser. Il y a plusieurs façons de se dire  : «  c’est le
professeur qui sait. » Il y a plusieurs façons d’être incertain. Une chose est
de se dire et même de dire au professeur : « voilà ce que j’ai tenté, je te le
montre » ; autre chose est de se dire seulement pour soi ou d’avoir en tête :
« de toutes les façons c’est le professeur qui sait. » Dans le premier cas j’ai
tenté quelque chose, je me suis posé quelques questions, j’ai réfléchi, et j’ai
entrepris quelque chose, que je propose au professeur. Il est attendu que
c’est quelque chose de particulier d’un côté (ce n’est que ma réponse) et
d’amendable. Dans le second, j’ai fait quelque chose sans plus et j’attends
que l’on me dise si c’est bien ou non.
Certes, dans les deux cas l’élève prête au professeur un savoir plus
grand que le sien, mais son rapport à ce savoir autant qu’au professeur
change. Dans le premier cas, il pense qu’il pourra partager et comprendre
les remarques du professeur, il attend des précisions sur ce qu’il a fait ou
commencé de faire et le savoir a le statut de quelque chose qui peut être
montré. Il se dit  : «  ce sont là mes essais  ; je sais bien qu’ils ne sont pas
complets, mais ce sont mes essais et tentatives ; au professeur de me dire ce
qui va ou ne va pas, et de me le montrer. » Dans le second, c’est tout autre
chose : il attend une validation, qui lui dira si ce qu’il a fait est bon ou non,
en sorte que le juge demeure extérieur et qu’il n’a pas besoin de s’exposer
selon des raisons. L’action ne s’articule pas à de la réflexion  : elle est là,
bonne ou mauvaise. L’élève a souhaité se conformer.
 
Ces deux formules dont je suis parti et qui m’ont permis de différencier
la formule initiale (« c’est le professeur qui sait ») ne s’opposent nullement
comme autonomie et hétéronomie. Dire que je ne suis pas sûr de moi, que
je ne suis pas tout à fait sûr de ce que j’essaie, et que j’attends ou quête
impatiemment non pas tant l’approbation mais bien l’avis du professeur sur
ce que j’ai fait, n’est absolument pas dire que je ne suis pas autonome. Je
crois même que c’est le contraire. En effet, le produit, l’activité ont du
moins une consistance  : c’est ce que l’on aura fait, à propos de quoi on
demande son avis au professeur, comme avis circonstancié. Aussi,
l’opposition autonomie –  hétéronomie, si l’on entend par là soit que je ne
dépends que de moi ou que de l’autre pour dire la valeur de ce que j’ai
entrepris, ne semble pas ici pertinente ; elle ne nous permet pas de saisir le
type confiance, de rapport à soi et à autrui qui est en jeu ici.

LE POINT DE VUE DU PROFESSEUR : LE MATÉRIAU

L’autre aspect de la notion concerne le point de vue du professeur.


Il a devant lui différents essais  : un ensemble de maladresses et de
réussites. Là c’est plutôt bien, là cela ne va pas encore. Dans tous les cas il
faut reprendre, comparer, trier, analyser, mais aussi faire comparer, faire
trier, analyser, faire entendre et voir ce qui est fait ici ou là, dans le but de
reprendre les premiers essais. Donner autrement dit la diversité des
réponses en spectacle pour rendre des reprises possibles. Comme le disait
Montaigne, mais dans une dimension seulement individuelle à laquelle
j’ajoute une dimension collective, là commence le travail de professeur et
seulement là : reprendre et faire reprendre, comme dans un atelier, où l’on
fait puis l’on refait.
Si je parle d’essai ici, c’est donc du point de vue du professeur. Il a
devant lui différents essais, différentes tentatives, plus ou moins
intéressantes, heureuses, maladroites, plus ou moins obscures, lisibles. Il
n’a pas devant lui seulement des travaux qu’il juge conformes ou non
conformes. Il a plutôt devant lui un « matériau  » : un ensemble ouvert de
réponses diverses, d’essais que l’on va reprendre.
Ce n’est pas accidentel que le professeur puisse montrer et donner à voir
aux uns et aux autres les essais des uns et des autres. Ce n’est nullement une
disposition un peu moralisante disant qu’il faut s’intéresser à ce que fait
chacun. Il y a d’abord une dimension cognitive. Chacun a fait quelque
chose en réponse à une tâche donnée  ; ce que chacun a fait aurait pu être
fait par un autre. En effet, l’essai n’est jamais quelque chose de fermé sur
lui-même ou de parfaitement singulier. En tant qu’il répond à une tâche,
qu’il répond à une situation, qu’il est ce que l’on a pensé faire, il a aussi une
dimension objective et peut valoir pour d’autres. «  Voilà comment j’ai
pensé pouvoir ou devoir faire ; dis-moi ou dites-moi ce qu’il en est ? » Par
là il est ce que d’autres auraient pu faire.
 
Admettons que dans certains cas, les réponses sont essentiellement et
seulement bonnes ou mauvaises, c’est-à-dire qu’elles entrent dans un cadre
où elles ne sont que bonnes ou mauvaises. C’est le cas par exemple lorsque
nous passons le code du permis de conduire et où il nous faut mémoriser
certaines règles précises autant que les situations où elles valent. Construire
donc des automatismes. Mais dans d’autres cas, ce n’est pas dans ce cadre
qu’entrent les travaux des élèves. Ce qui est visé et obtenu, c’est toute une
diversité de réponses, tout un matériau, qui sont leurs essais et qu’il s’agit
d’analyser.
Cette différence toutefois dépend du professeur et de l’institution. Ce
sont eux qui peuvent fixer le cadre et n’avoir en tête que le premier, ou qui
peuvent souhaiter au contraire provoquer du matériau, ou encore un
équilibre entre les deux. Dans le cas du maître de danse que mentionne
Montaigne, de quoi s’agit-il  ? Que les apprentis danseurs fassent le bon
geste, ou bien qu’ils fassent ce qu’ils pensent devoir faire et qu’ensuite ils
puissent reprendre leurs essais ? Dans ce second cas, il devient souhaitable
de rechercher cette diversité, ou encore de la provoquer, de rechercher donc
à provoquer ce matériau. C’est lorsqu’il est devant ce matériau, et qu’il le
fait voir, qu’il le produit devant les élèves, en le leur réfléchissant, que le
travail des élèves commence.
 
 
Il n’est donc pas absurde de se dire que tout commence lorsque le
professeur a devant lui ce matériau ; son but est même de le solliciter. Ce
n’est pas qu’une disposition subjective ou morale chez lui (le professeur
doit être respectueux, accueillant, dans l’évaluation dite formative plutôt
que sommative), c’est bien autre chose : une structure d’exercice qui permet
et rend possible le matériau et qui par suite va rendre possible une
appropriation de ce qu’il s’agit d’apprendre. C’est bien là le souci qui
oriente effectivement le professeur et qui je crois définit son métier. Un
exercice n’est pas intéressant s’il ne donne lieu qu’à des réponses
conformes ou, de l’autre côté, qu’à des réponses totalement incomparables.
Il le devient en revanche, dès lors qu’il donne lieu à différents essais, eux-
mêmes pouvant être repris autant que confrontés à d’autres.
Disons-le pour finir  : ce matériau est et n’est pas les élèves  : il les
exprime certes, dans leurs rapports à une matière culturelle donnée, quelle
qu’elle soit, à l’occasion desquelles ils se sont exercés. Mais ce ne sont pas
leurs personnes qui sont en jeu, c’est ce qu’ils ont fait, ce sont leurs essais,
leurs travaux ou tentatives. L’ensemble de ces essais, qui tous répondent
aux initiatives des élèves, c’est ce que l’on pourrait nommer, la classe. Le
professeur n’a pas affaire à des individus particuliers, mais à un ensemble
d’essais, et tout l’enjeu est pour lui d’entrer dans la différentiation de ces
essais : plus le matériau sera riche, divers, mieux ce sera, mieux la diversité
individuelle aura lieu.

REPRÉSENTATION DE L’ACTION OU ACTION

Il y a donc un double aspect de l’essai : du point de vue de l’élève, et


cela concerne la liberté dans la relation. Du point de vue du maître, et cela
concerne son talent pédagogique à faire émerger des essais et ce que j’ai
nommé un matériau de travail. De ce double point de vue, il n’est pas
absurde de dire que l’essai est bien une fin de notre agir comme formateur.
C’est cela qu’en tant que formateurs nous voulons et pouvons vraiment,
quitte à stabiliser ici ou là, certains savoirs, certains savoir-faire,
ponctuellement. Mais cela va tout seul, une fois que l’on a obtenu l’essai.
Si je reviens à la notion de compétence, entendue comme stabilisation
d’un savoir-faire, on peut avancer qu’elle est seconde par rapport à cette
première préoccupation. On ne forme jamais à partir de ce que nous savons
des compétences  ; mais on forme à partir des essais de ceux que l’on
prétend former. La première tâche est de faire émerger ces essais ; plus le
matériau est riche, mieux c’est.
On dira que ce n’est là que retrouver l’objection initiale : les essais ne
sont que les moyens, le temps préalable pour qu’ensuite la compétence se
stabilise. En ce sens, ils ne sont pas la fin de l’école, mais bien le moyen
seulement, l’essentiel tenant aux compétences. En fonction des analyses
précédentes, on peut répondre ainsi à cette objection.
Mais comment ici entendre la notion de moyen, et comment
comprendre la relation entre ces moyens et la fin ?
Ne faut-il pas dire que ce moyen «  déborde largement son résultat  »,
qu’il est plus large que lui ? Au sens tout d’abord que c’est en lui qu’il faut
commencer à tailler, corriger, modifier, reprendre. L’essai a besoin d’être
repris, travaillé, ajusté, que l’on écarte certaines choses, qui auraient pu
valoir, que l’on en garde d’autres. De plus, c’est aussi dans ce temps d’essai
que naissent des perspectives parfois originales et singulières, qu’il faut
accompagner, examiner, développer, écarter pour certaines, garder pour
d’autres.
Il me semble en outre qu’une fois obtenu l’essai, la stabilisation de la
compétence, va tout seul. Au moins au sens où ce moment de l’essai a une
grande importance subjective et touche des questions de motivation. L’essai
n’a pas été dénié, refusé, interdit, et il n’est plus problématique de le
reprendre à son compte et de le transformer et de le fluidifier. Les choses
peuvent s’inverser par la suite  : si cette première expérience de l’essai est
répétée régulièrement, il devient alors plus facile de faire confiance aux
professeurs lorsque ceux-ci exigent que l’on suive telle ou telle façon de
procéder ou donnent une méthode. Même celle-ci sera reçue à titre d’essai,
au titre d’une proposition du professeur, dans laquelle on va s’engager et
que l’on va tenter de s’approprier. Le départ sera chaotique et difficile, puis
petit à petit l’allure deviendra plus régulière. On se dit alors que cette
exigence même pourra nous aider à faire quelque chose par nous-mêmes et
à le faire bien. Le fait même d’essayer, au besoin ce qui vient d’un autre, est
ce qui fait appropriation.
Nous pouvons dire également qu’alors que la compétence relève d’une
représentation de l’action, de la façon dont nous nous représentons l’action
et l’attendons, l’essai quant à lui est l’action même ou notre activité. La
compétence est attendue, dessinée, « critériée », et surtout représentée par
avance. C’est le but qu’il faut atteindre. L’essai, non ; il est seulement essai,
simplement essai et tentative, sans représentation préalable ou sans du
moins que celle-ci puisse commander ou nous aider. Sans doute arrive-t-il
un moment où il est non seulement possible mais aussi intéressant d’agir
selon une représentation de l’action, une représentation préalable donnée.
Mais un tel moment doit venir, il faut l’attendre. Il faut aussi considérer que
même si je m’efforce de suivre le but, d’autres directions, d’autres
échappées vont naître, comme si mon activité ne pouvait jamais en fait être
linéaire, ou très rarement, et dans des conditions précises.
En outre, nous n’avons nulle raison de dire que la notion de but ainsi
comprise, et donc dominée par une représentation préalable de l’action,
dessine la finalité de toute activité, et qu’elle est en ce sens la norme. Les
adultes aussi parfois entreprennent et essaient, font des tentatives, en sorte
que toute action adulte n’obéit nullement à l’exigence de se représenter
l’action auparavant pour la faire. C’est même, comme on le verra, une idée
bien trop courte et inexacte de la compétence que de la séparer de
l’initiative possible. Quelqu’un de compétent n’est pas seulement quelqu’un
qui sait faire selon des protocoles constants, mais bien quelqu’un qui, sur le
fond de son expérience et de son savoir, peut prendre de nouvelles
initiatives, et se risquer vers des choses nouvelles. Il n’y a donc en ce sens
pas de complète extériorité entre compétence et essai.

Alain, le souci du faire


Que le centre même de l’activité éducative soit bien l’essai au sens
exposé plus haut, c’est ce qu’Alain remarquait pour sa part et certainement
savait-il qu’il reprenait cette tradition lancée par Montaigne. Tout en la
variant et tout en avançant des arguments spécifiques. En particulier, parce
que son souci fut d’en élargir la notion au cadre pédagogique de la classe.
Je m’attacherai à suivre certains de ces arguments à la fois pour préciser la
notion d’essai et pour voir comment elle peut s’élargir à ce cadre collectif.

LE SOUCI DE BIEN FAIRE COMME OBSTACLE ET LA DOUBLE


TEMPORALITÉ DE LA FORMATION

Pour Alain, le faire et le souci de bien faire sont des choses différentes
et qui s’excluent. Il prête cette parole-là au maître s’adressant à l’enfant  :
« Il n’y a qu’une chose qui importe pour toi, c’est ce que tu fais. Si tu le fais
bien ou mal, c’est ce que tu sauras tout à l’heure  ; mais fais ce que tu
fais 4. » Le maître est ici celui qui neutralise la question du bien ou du mal
faire, en tant qu’elle empêche le pur et simple faire. Si l’on souhaite que
l’enfant fasse et qu’il s’essaie, il faut pouvoir neutraliser l’inquiétude du
bien faire. Il allait même plus loin en disant ceci  : «  J’irais jusqu’à dire
qu’en tout travail le désir de bien faire doit être usé d’abord 5. » Le désir de
bien faire est aux dires d’Alain le principal obstacle à la possibilité même
de faire. À nouveau, la représentation de l’action nous domine.
Une telle idée peut sembler étrange. Les adultes en général sont
soucieux de bien faire, ou de bien faire leur travail. Comme toute une
sociologie contemporaine l’a montré, on doit tenir pour important et même
vital ce souci de «  bien faire son travail  », ou ce que l’on appelle
«  conscience professionnelle  ». Ceux qui pour diverses raisons sont
empêchés ou croient être empêchés de « bien faire leur travail », souffrent.
Mais ces adultes au travail savent et peuvent rendre compte également des
raisons de faire ainsi plutôt qu’autrement. Ce n’est pas seulement la routine
qui parle en eux, mais le savoir de leur métier, autant en lui-même que dans
son rapport à d’autres métiers. Pour eux, le bien-faire a clairement le sens
d’un agir professionnel déterminé.
Pour l’enfant, ou pour celui qui apprend, il en va tout autrement. Le
désir de bien faire est, et est seulement, le « désir de bien faire », une pure
intention, ou une pure prétention, une pure impatience. Ils prétendent
justement, et veulent tout de suite bien faire. C’est bien ce que vise Alain
ici, une sorte d’impatience enfantine, une sorte d’élan et d’enthousiasme qui
s’imagine que la chose est facile au risque de déchanter rapidement. Tout
apprentissage enfantin ferait naître un double mouvement  : «  Deux
jugements faux dans tous nos essais. D’abord nous pensons que la chose est
très facile ; et après un premier essai, nous jugeons qu’elle est impossible. »
Avec une telle formule, Alain a bien pour intention de critiquer ce que
l’on nomme l’impatience enfantine. Lorsque nous pensons à une telle
impatience, c’est pour rappeler l’importance de l’exercice et de la
temporalité propre aux exercices et au montage des habitudes. Certes il
s’agit d’une temporalité longue, difficile, sur laquelle il insiste très
régulièrement dans ses analyses. Mais il prétend aussi restituer une
expérience de l’apprentissage  : d’abord l’enthousiasme, l’élan,
l’impatience, et qui pourrait reprocher cela aux enfants, qui pourrait se
plaindre de ces mouvements initiaux, qui n’a jamais senti qu’il pouvait en
avoir besoin  ? Puis abattement, découragement devant la difficulté. Il dit
même que cette expérience double peut être refaite par la comparaison  :
« Le spectacle de ceux qui sont déjà avancés fortifie d’abord notre courage,
mais presque aussitôt le ruine par une comparaison qui écrase 6. » Ainsi ce
qui est significatif pour lui n’est pas l’impatience, mais la succession
alternée de l’enthousiasme et de l’abattement, qui finit toujours par
l’abattement.
Les enfants démotivés à l’école sont justement ceux qui ont un peu trop
fait l’expérience de cette alternance  : de l’espérance à l’abattement et qui
n’espèrent plus pouvoir en sortir.
Or, c’est là que le maître intervient, c’est là qu’il y a quelque chose
comme un maître. Peut-être pour nous imposer la patience face à nos élans,
mais aussi nous relever de notre abattement : « C’est pourquoi la curiosité,
le premier élan, l’ardeur de tout commencement ne promettent pas
beaucoup aux yeux du maître  ; il sait trop que ces provisions seront
promptement dévorées  ; il attend même que le désespoir et la maladresse
soient en raison de la première ambition, car il faut que toutes ces choses
d’entrée, bonnes ou mauvaises, soient enterrées et oubliées ; alors le travail
commence. C’est pourquoi, si l’on travaille sans maître, les essais prennent
fin juste au moment où le travail devrait commencer 7. » Les essais doivent
donc être repris, et c’est cela qu’Alain nomme travail.
Ainsi le maître intervient-il et n’est légitime à intervenir qu’à ce
moment-là. Ce qui le constitue comme maître est cette intervention. Ce qui
doit être enterré toutefois, ce ne sont pas nos essais comme tels, mais bien
nos jugements sur nos essais. En deçà de tes jugements, voyons donc ce que
tu as fait, ni si brillant sans doute que tu l’espérais, ni si honteux. Ainsi
commence l’attention au travail lui-même, ce que l’on aura fait, l’inspection
de ce qu’il y a à faire, ce que l’on pourrait faire.
On comprend alors pourquoi Alain parlait initialement de deux
« jugements faux sur nos essais ». Le problème ne tient pas en effet à nos
essais et tentatives mêmes, mais bien à nos jugements sur eux. Nos essais
peuvent donc être repris, ou s’ils ne sont ni si brillants ou si insuffisants que
nous le pensions initialement, ils n’en sont pas moins un pas, une tentative.
Ils sont des tentatives à reprendre, à examiner et reprendre. Tentatives
qu’exprimait la formule plus haut : « voici comment j’ai compris, voici ce
que j’ai fait ; je ne sais si c’est bien ou mal, mais c’est ce que j’ai compris et
crois pouvoir faire  ; tu me diras si cela va ou non.  » Pour simple qu’elle
soit, cette phrase est je crois assez rare et l’enjeu de l’essai n’est rien d’autre
que cette possibilité de se dire cela. Si le maître a quelque fonction, c’est de
libérer l’enfant de cette vision morale de son travail. Ainsi le maître est-il
pour Alain celui qui nous permet d’entrer dans une temporalité à la fois plus
continue, plus constructive et plus inventive aussi  : la poursuite de nos
essais. Il ne tient pas pour rien nos essais, mais repart d’eux, nous oblige à
repartir d’eux et construit par là autant la temporalité répétitive de notre
travail que celle de nos essais et tentatives.
Libérer ceux que l’on enseigne du souci de bien faire, neutraliser la
question du bien faire, c’est donc libérer les enfants d’une première
expérience de l’apprentissage, ce battement et enchaînement entre
enthousiasme et abattement. Par là on introduit une nouvelle temporalité
plus lente et constructive autant qu’inventive. C’est ainsi que l’on peut
comprendre cette phrase qui vient ensuite dans ce Propos 6 : « Le désir vise
trop loin, et gâte l’action présente en y mêlant celle qui suivra. (…) Je veux
expliquer par là que la patience consiste à se passer de preuves  ; et
l’épreuve, en tout sens, signifie cela. Ainsi le mot des impatients est-il
toujours qu’ils ne retiennent rien, qu’ils ne font pas de progrès, que tout est
difficile. »
 
Toutefois ces formules disent autre chose et ne s’adressent pas
seulement aux enfants, ou au maître pour qu’il les fasse valoir auprès des
enfants. Elles disent aussi un certain sens de notre rapport à l’action. Pas
seulement les enfants, mais nous-mêmes. Il y a quelque chose qui empêche
l’action ou qui lui nuit. Et ce quelque chose tient à notre visée. Comme si,
loin de simplement faire, nous étions attentifs et comme portés, par l’effet
que nous voulons atteindre, l’effet que nous voulons faire ou encore la
preuve que nous atteignons bien. Toujours dans l’action représentée, et non
dans l’action même.
C’est une cause d’inquiétude pour le professeur : il veut ou voudrait que
ses élèves comprennent, apprécient, s’intéressent. Il vise un tel effet, et
voudrait des preuves, voudrait sentir cet effet qu’ils font. Or c’est cette
inquiétude même, suggère Alain, qui nous détourne de notre faire. En effet,
tout orienté vers «  l’effet  » que nous faisons ou voudrions faire, nous
devenons beaucoup moins attentifs à l’effet que «  nous faisons  », ou plus
exactement à l’effet que peut faire ce que nous faisons. C’est comme une
maîtresse de maison recevant des amis, et qui voudrait s’assurer que ceux-ci
sont tout de suite contents et qui alors serait portée à donner trop, à faire
trop, pour s’assurer, se prouver que tout va bien. Mais par là même elle
négligerait « ce qu’elle a fait », le repas qu’elle a préparé, le salon qu’elle a
aménagé, les paroles qu’elle aurait aimé dire. Tout à l’angoisse de savoir si
elle « fait bien ou non », elle est portée à négliger « ce qu’elle a fait », ces
objets, ces lieux, ces mets, qui peuvent, ou non faire de l’effet. Elle veut
atteindre, s’assurer, se procurer des preuves et par conséquent elle ne laisse
pas ses préparatifs faire leur effet et elle les oublie un peu, les gâche, ne
porte pas soin à ce lieu, cette nourriture, ces choses et ces paroles, qui
viennent d’elle, et qui pourraient faire de l’effet et qui en font généralement
avec le temps. Le souci de bien faire n’est pas attentif à la naissance des
effets  ; on vise l’étape suivante et surtout le résultat attendu, et par
conséquent on rate l’attention à ce qui naît, on rate son faire lui-même en
tant que des effets en peuvent naître.
Il y a donc curieusement un retour de notre souci, ou angoisse ou
inquiétude de « savoir si nous faisons bien », sur ce que nous faisons. Cette
angoisse, ce souci de savoir par avance, est justement ce qui nous détourne
de notre application sur notre faire même, et ainsi nous porte à le négliger.
Ce qui est en question n’est pas seulement ici un défaut ou une faiblesse
morale ou psychologique. Cette visée des effets au détriment de l’action
elle-même mobilise en particulier l’économie marchande et les exigences
de la production. Dès lors que l’essentiel est la cible, et la capacité de
l’atteindre, qu’importe que ce que l’on vende se révèle de qualité médiocre :
l’essentiel est d’atteindre la cible, de toucher et vendre au maximum à des
acheteurs sans mémoire, et dès lors ce que l’on vend devient assez
indifférent. Il ne s’agit pas seulement de faire pour voir ensuite si le produit
est acheté, puisque l’on ne se lance dans la production que si l’on sait par
avance que le produit sera acheté. Du même coup, on peut négliger ce
produit, ou sa qualité. Il suffit qu’elle soit minimale.
De même, les contraintes d’évaluation produisent des effets identiques,
lorsqu’il faut s’assurer des résultats, plutôt que se donner le temps de voir
les effets attendus naître d’eux-mêmes. C’est comme si un professeur avait
uniquement en tête des attentes de résultat, et non pas la familiarisation
avec le type de lexique, d’habitude, de mode de faire qu’il est en tant que
formé lui-même à une certaine discipline.
 
 
Ainsi, s’il y a bien chez Alain le souci même de l’apprentissage et de
son temps spécifique, si c’est même ce qui ressort le plus nettement
lorsqu’on lit ses commentateurs, il y a, me semble-t-il, autre chose, cette
confiance dans les premiers pas, cette attente des premiers pas et des
initiatives, sur quoi le travail du professeur peut se construire. Cette
deuxième dimension me semble plus nette lorsqu’Alain se préoccupe de
reprendre ce qu’il nomme la «  leçon pragmatique  » et lorsqu’il se
préoccupe de différencier le travail proprement scolaire du travail de
l’apprenti.

ÉCOLE ET APPRENTI

Lorsqu’il entend, tout à fait explicitement, reprendre l’héritage de la


philosophie pragmatiste nord-américaine, il écrit  : «  pour apprendre à
vouloir, il faut agir. L’attention, qui n’est que la forme intellectuelle de la
volonté, ne peut se séparer de l’action. Pour obtenir l’intérêt (l’attention
volontaire), il faut d’abord obtenir l’action, l’essai 8. » L’essai, la tentative,
est donc bien ce que le maître doit rechercher d’abord. Comme le disait
Montaigne, il faut d’abord obtenir leur mouvement, leur élan. C’est parce
que celui-ci a été obtenu que l’on peut commencer à travailler. Alain, en
effet, écrit juste après : « Il est vrai de dire qu’une classe ou une école doit
ressembler à un atelier, non à une salle de spectacle. Chacun y doit agir sans
cesse et essayer sans cesse. Le travail du maître doit être une continuelle
correction, un continuel redressement. La règle est que la tâche proposée
aux enfants soit toujours à leur portée. Qu’ils puissent toujours essayer 9. »
Ainsi la première règle est-elle bien celle de l’essai, non de l’agir selon
certaines règles qu’il faut apprendre. La seconde est bien celle de la
reprise  : «  savoir condescendre  ». Enfin, et comme noté plus haut, l’essai
n’est pas immédiat et il ne s’agit pas de le confondre avec l’immédiateté :
un matériau spécifique, et selon l’âge, doit être présenté, qui permet l’essai.
 
Cherchant à différencier le travail de l’apprenti du travail proprement
scolaire, sujet sur lequel il revient très souvent, il écrit :

L’école est tirée en deux sens, au jeu et à l’apprentissage ; mais


l’école est entre deux. Elle participe du travail par le sérieux  ;
mais, d’un autre côté, elle échappe à la sévère loi du travail ; ici
l’on se trompe, l’on recommence  ; les fausses additions n’y
ruinent personne. Et ce n’est pas peu de chose si le sot rit d’une
énorme erreur qu’il a faite. Par ce rire il se juge lui-même.
Remarquez que nous ne raisonnons jamais que sur une erreur
reconnue. Mais aussi on ne raisonne qu’à l’école, parce que là
personne ne nous redresse que nous. On nous laisse aller,
chercher, barboter ; “Malheureux, que vas-tu faire là ?” C’est un
mot d’atelier. “Montrez-moi ce que vous avez fait”, c’est un mot
d’école. Et quand l’écolier content de soi découvre la faute, c’est
une honte sans crainte, c’est-à-dire à laquelle l’opinion des
autres n’ajoute rien. Cette autre prudence est la pensée 10.

Texte important où l’on vérifie à nouveau la valeur de cette notion


d’essai pour penser l’école. Le terme d’atelier renvoie clairement au monde
du travail, de l’usine et des entreprises. Là il ne s’agit plus d’essayer, de
s’essayer, mais de faire selon une compétence assurée. Assurément le
contremaître, ou le responsable hiérarchique veille. C’est encore la
responsabilité adulte d’agir en «  professionnel  » comme on dit  : nous
supporterions mal des professionnels qui ne feraient «  qu’essayer  », sans
trop savoir, du moins cela nous semblerait surprenant.
À l’école, selon lui, il s’agit d’autre chose : « Montrez-moi ce que vous
avez fait », dit Alain, ce qui suppose que ce qui était attendu était justement
l’initiative. Celui qui n’est qu’apprenti, dit Alain plus haut, apprend à « ne
plus oser ». Comme il dit encore qu’il y a « deux moyens d’être sûr de soi ;
le premier, qui est d’école, est de se fier à soi ; l’autre, qui est d’atelier, est
de ne jamais se fier à soi », et donc suivre les règles du métier, sans plus.
Cette possibilité de « se fier à soi » provient bien de la fréquente et régulière
expérience de s’être essayé, de l’éducation de cette spontanéité.
 
Il dira également plus haut, toujours dans le but de cerner cette
différence entre l’apprenti et l’écolier : « Il y a une timidité dans l’apprenti,
qui devient prudence dans l’ouvrier, et qui est marquée sur les visages. “Je
ne sais pas, ce n’est pas mon métier”, tel est le refus du compagnon. Le
chercheur est plus modeste quand il dit : “on va bien voir 11”. » À nouveau
l’essai est marqué du côté de l’école et reçoit la caution du travail du
chercheur. Si le maître dit  : «  montrez-moi ce que vous avez fait  », le
chercheur dit : « on va bien voir ». Les deux formulations, comme les deux
postures disent la même chose  : le goût des tentatives et des essais,
l’attachement et l’attention à ce qui à première vue au moins ne fait pas
sens. Toutefois, le rapprochement s’arrête là : le professeur ne tente pas lui-
même quelque chose, mais il s’intéresse aux initiatives de ceux qu’il
enseigne. Par ailleurs, c’est lui qui voit l’essai dans le travail de l’élève,
c’est l’adulte qui permet à l’enfant cette conscience d’essai, parce qu’il la
reçoit comme tel : « montre-moi ce que tu as fait, on va voir. »
L’étonnant enfin dans ce texte c’est qu’Alain investisse là, et pas
ailleurs, non seulement la réflexion mais la pensée. C’est quoi la réflexion ?
Cette capacité de revenir sur ce que nous faisons ou avons fait, et d’en rire
en décelant son erreur. C’est aussi cette «  honte sans crainte  », ce pur
rapport à soi qui sait que se tromper est une chose usuelle et que
précisément apprendre se fera parce que l’on aura commis ces erreurs. Mais
c’est aussi, après avoir fait le premier pas, se laisser porter par lui, s’efforcer
de le suivre en étant attentif à ce qui s’ensuit.
 
L’école est donc, semble-t-il, double  ; l’apprentissage a deux versants
essentiels  : celui, long et solide, de la construction des savoir-faire, qui
suppose règles, et obéissance aux règles  ; qui construit chez chacun cette
certitude à la fois bornée et forte liée à ce que l’on sait faire. Puis celui, plus
joyeux, plus libre également, de l’essai, de la tentative, de l’acceptation de
ce que font les élèves, du souci de les libérer de l’inquiétude de bien faire
pour qu’ils tentent par eux-mêmes quelque chose, se lancent eux-mêmes, et
ainsi apparaissent. L’école est les deux choses, et le terme d’atelier, comme
celui d’essai forme cette unité.
Nous disions plus haut de la même façon que la notion d’essai articulait
deux temporalités  : l’une, continue et répétitive, de la patience et du
montage, lent, des habitudes  ; l’autre, discontinue, des tentatives et des
inventions. Nous allons encore le vérifier.

FORCER À L’ESSAI

Mais comment Alain pense-t-il que l’on puisse forcer à l’essai, et


qu’est-ce donc que ce forçage de l’initiative  ? On peut apporter deux
réponses à cette question.
La première tient à l’imitation, la simple reproduction d’un modèle :

Que sera donc un cours à ce compte  ? Voici  : vous faites trois


phrases devant l’auditoire, qui écoute, au lieu d’écrire à toute
vitesse. Et chacun doit essayer de reproduire ensuite les trois
phrases en belle écriture. Les plus habiles changeront un peu, ce
qui est inventer ; les moins doués feront des fautes bien visibles,
et bien aisées à corriger. Tous ces devoirs seront vus par le
maître et remis aussitôt en forme. Après cela, ils apprendront à
intercaler une phrase entre deux autres ou à compléter les trois
phrases avec une quatrième  ; non sans variations et inventions,
dont les meilleurs auront l’honneur du tableau noir  ; et c’est là
que se fera le premier nettoyage. Et puis encore, tout effacé, il
faudra refaire, réciter, varier en récitant, chercher des exemples,
changer les exemples 12.

Ces quelques phrases d’Alain exposent une méthode dont il dit plus bas
qu’elle est sans en avoir l’air assez difficile à pratiquer. Elles attestent que
les variations, les essais propres, soit fautifs soit inventifs, viennent au fond
aisément et spontanément. Il suffit de répéter, de vouloir répéter. Cet
exemple vaut par sa simplicité  : ce serait encore plus vrai s’il s’agissait,
comme dans un atelier de peintre, de reproduire un modèle. Ce qui vaut
pour l’atelier de peintre, vaut aussi pour ce cas élémentaire.
Toutefois, et Alain le dit en passant, il y a une condition, me semble-t-il,
essentielle : initialement l’élève écoute, et ne fait rien, ne prend pas en note,
ne s’efforce pas de tout bien noter. Il écoute, et cherche à comprendre ou à
se traduire ce qu’il entend. Ce n’est qu’ensuite qu’il commence à écrire, et à
écrire ce qu’il s’est dit de ce qu’il a compris. C’est là que va naître ce mixte
de fautes et d’inventions qui va être le support du travail. C’est la notion de
matériau dégagée plus haut. L’idée est donc que l’on varie toujours lorsque
l’on répète et que vouloir reproduire avec exactitude exige de nous que
nous n’entendions pas, que nous n’écoutions pas, que nous ne pensions à
rien, ce qui demande un effort certain et contre nature. Il suffit de très peu
de choses pour qu’il y ait variations : il faut une différence initiale, entre ce
que l’on entend et ce que l’on comprend et le souci du maître de laisser
jouer et de provoquer cette différence. Il s’ensuit un écart qui est la
condition du travail : soin des inventions et correction des fautes.
Tout procède donc d’une différence initiale entre ce qui est là devant
moi et que je vois et ensuite, ce que je m’en dis, ce que j’en pense. Le
professeur joue sur cet écart, plutôt que de l’attribuer à l’inattention de
l’élève. L’attention est quelque chose qui se construit par la prise de
conscience des écarts entre un premier regard et ce qui est là devant moi.
Cet exemple est donc un peu plus que l’indication d’une méthode à
suivre. Il analyse le pouvoir ou la possibilité de la variation elle-même en
fonction d’une première différence. Comprendre, c’est toujours comprendre
autrement. Il suffit de faire exister, de faire jouer cette différence, pour que
le travail d’éducation puisse s’enclencher.
Il me semble que la didactique et la pédagogie modernes se sont
efforcées de saisir, avec la notion de problème, cet idéal pédagogique d’une
question posée susceptible de donner lieu à différentes réponses qu’il
s’agissait ensuite de comparer, confronter, analyser, tout en attestant que ces
réponses étaient les réponses mêmes du savoir, du moins que celui-ci
pouvait s’y retrouver. La force des problématiques, en tant qu’elle produit le
savoir lui-même. Ces pédagogues et didacticiens ont ainsi cherché eux aussi
à assurer cette notion d’essai, comme réponse circonstanciée et particulière
à un problème. Il n’était pas forcément nécessaire d’aller chercher si loin, et
au fond la simple reproduction d’un modèle engage déjà dans la variation.
Qu’ai-je vu, qu’ai-je entendu  ? Était-ce bien cela qui avait été entendu  ?
Nous disons des choses différentes, nous nous disons des choses différentes,
et pourtant en rapport avec ce que nous avons vu et entendu. Comment
comprendre, ajuster, cette diversité  ? Cela que j’ai entendu était-il ou non
dans ce que j’ai entendu. Mais il est sans doute vrai que la didactique
contemporaine, par l’importance qu’elle a donnée à cette notion de
problème, voulait assurer la transmission d’un savoir donné par avance et
pour lequel le problème était calculé. Autrement dit elle se représentait par
avance ce qui devait sortir du problème et avait besoin d’une telle
représentation par avance. Il semble que ce n’était nullement le souci
d’Alain, comme si le fait même du matériau et le travail qui suit à propos de
ce matériau lui suffisait.
 
L’autre moyen de «  forcer  » à l’initiative concerne le temps et le jeu
avec le temps. Alain était tout à fait convaincu de la force créatrice de la
contrainte temporelle, ce qui peut étonner. Il écrivait en ce sens :

La méthode des tests nous apporte ici un secours, par ces


exercices simples, mais dans un temps limité, qui permettent de
réveiller l’attention, en la ramenant aux conditions personnelles
de chacun (c’est-à-dire dans les conditions telles que tout dépend
de moi, de mes passions, de ma propre discipline, de ma propre
résolution). Par exemple, une addition simple ennuie. Une suite
d’addition encore plus. Mais le test correspondant, en temps
limité, intéresse tout élève, si l’épreuve est choisie de façon que
les plus habiles arrivent à peine à tout compter. (…)
L’exercice de rédaction de même. Car trouver des mots se
rapportant au sujet, c’est trop facile. L’enfant ajourne, se
détourne, ne s’y met pas tout entier. Mais limitez le temps, et
vous éveillez, vous disciplinez peu à peu un travail de recherche
qui est ici essentiel, ce sont les gammes 13.

Ailleurs, il écrit que le fait même de trembler aux examens et de perdre


ses moyens est le signe d’une mauvaise éducation. Il ne dit pas tant cela
pour juger les individus que pour bien ajuster la fin de l’éducation, ce qui
est en question dans l’éducation. Cette capacité à se faire confiance dans la
situation problématique ou difficile, ou inattendu.
Alain pervertit en un sens la méthode des tests, le plus souvent utilisée
pour mesurer l’enfant et établir son niveau. Ici, rien de tel, et le test, le
temps limité, est le moyen de provoquer l’attention autant que le choix.
C’est à nouveau selon Alain un moyen pour le maître de se donner un
matériau. C’est aussi un moyen de discipliner, peu à peu comme il dit,
l’attention.
Bien sûr, ce sont là des idées dangereuses  : il suffirait de les prendre
pour une simple exigence de rapidité, et de les évaluer comme telles. Pire,
les prendre pour base d’évaluation des individus. Mais ce que suggère Alain
est autre. D’une part, me semble-t-il, la contrainte du temps limité est
productive. En termes d’attention sans doute, on se disperse moins, on est
censé se disperser moins. Mais aussi en termes mêmes d’invention : on se
découvre des forces, des ressources auxquelles on ne s’attendait pas. Mais
surtout, on est forcé à prendre des risques, à trancher, à choisir. C’est là que
naissent l’essai et l’initiative, dans cette nécessité de faire des choix, qui
nous contraint d’apparaître. C’est encore donner lieu à un matériau qui sera
ensuite repris, remis en forme, corriger et soigner.
Voilà ce qui me semble important dans ces réflexions d’Alain.

PRÉCISIONS

Il ne s’agit pas tout d’abord de confondre l’essai avec l’immédiateté. Il


y a des matières complexes, lourdes, avec lesquelles il me faut prendre du
temps avant de savoir comment je pourrais essayer. En ce sens, la
métaphore d’Alain pour penser le jugement ne doit pas nous tromper. S’il
invitait à penser l’action du jugement selon la métaphore du piéton habile à
traverser une rue très passante, en même temps, pour traverser une rue, il
faut du temps, de l’observation, de l’attente pour se lancer au bon moment.
Le mouvement est donc certes d’un seul tenant, rapide, on se projette ; mais
il a pu demander une longue attente, une longue inspection, une longue
rumination auparavant.
Mais l’essentiel était donc selon lui d’obtenir l’essai. Une fois celui-ci
obtenu, on pouvait s’engager ponctuellement dans le travail de mise en
forme, de remise en forme. Pour repartir ensuite dans un autre exercice,
dans d’autres essais. C’est aux maîtres et à l’institution, de veiller à ce que
ces exercices s’enchaînent, et qu’ils construisent un certain nombre de
compétences. Celles-ci sont les retombées de ces exercices et de ces
aventures. Cela n’exclut pas des mises au point ponctuelles concernant la
méthode ou le savoir, mais l’essentiel de l’activité n’est pas là. Le but de
l’enseignant n’est pas là.
 
En second lieu, dépasser ce désir de bien faire n’a pas du tout pour sens
que l’élève devrait se différencier de ce qu’il fait : « il y a toi d’une part, il y
a ce que tu fais pour l’école, ce que tu dois faire pour l’école, d’autre part. »
On invite par là l’enfant à bien séparer ce qu’il fait pour l’école, son métier
d’élève comme on dit, et lui-même. « Non, tu n’es pas tes travaux. » Par là
on espère faciliter le travail aux élèves, comme s’il pouvait être le moins du
monde intéressant de nous séparer de ce que nous faisons et de le faire
comme de l’extérieur. L’essai invite bien à avoir égard à ce que nous
faisons, non à ce que nous sommes, non à ce que nous croyons être. Mais
en même temps il crée autre chose ; il crée un nouveau rapport à soi-même
où il ne s’agit plus tant de moi, de mes craintes, de mes inquiétudes, mais
de ce que je fais, sans plus, et donc en deçà du bien et du mal. « Ce que tu
as fait, ce n’est pas rien ; c’est quelque chose ; cela consiste ; reprenons. »
Dans une tentative, à la fois je suis et je ne suis pas ; c’est bien moi, mais
c’est aussi quelque chose que je peux reprendre et auquel je ne m’identifie
pas complètement. Ce n’est pas rien, mais c’est amendable.
 
 
Enfin, la compétence requise du maître, pour accueillir, traiter, trier et
faire trier, entendre et voir le matériau, réside pour partie dans sa
connaissance de l’objet même d’apprentissage. C’est John Dewey qui disait
que pour accueillir les travaux des enfants, il fallait connaître, par exemple
en peinture, les maîtres de la peinture. Et cela non pas pour les donner à
imiter, mais pour bien interpréter ces travaux. Plus nettement il écrivait
ceci : « La pédagogie, définie comme la science supposée des méthodes de
l’esprit dans l’enseignement est futile –  simple écran pour masquer la
nécessité dans laquelle l’enseignant se trouve de connaître en profondeur et
avec précision le sujet qu’il enseigne 14. »
Il faut donc un maître ayant longuement ruminé et fréquenté les œuvres
majeures de sa discipline. Mais il faut aussi un maître qui sait œuvrer,
mettre en forme, qu’une telle chose n’est possible que dans la reprise de nos
essais 15.
Jérôme Bruner et le processus de tutelle
Je voudrais, dans un dernier temps, retrouver cette notion d’essai, ainsi
que son importance pour tout processus de formation, dans un courant de la
psychologie cognitive contemporaine illustré en particulier par Jérôme
Bruner.
C’est dans un article désormais fameux, et qui a pour les métiers de
l’éducation et de la formation valeur de « classique », que l’on peut trouver
cette référence à l’essai, sans doute pas tout à fait le mot même, mais bien
l’idée qu’il exprime.
Cet article touche la notion de tutorat, et l’un de ses aspects essentiels,
sans doute même l’idée centrale de tout l’article qui commande
l’orientation des recherches et expérimentations de Bruner sur la question,
se trouve-t-il au tout début.
Qu’est-ce donc qu’aider, demande Bruner, qu’est-ce donc qu’entrer
dans un rapport de tutelle  ? Certes, dit-il, nous pouvons bien avancer que
nos façons communes d’aider tiennent beaucoup à l’imitation, ou plus
précisément il s’agit de «  se donner à imiter devant l’autre  », ce qui a
généralement ses règles et que les psychologues nomment démonstration.
Nous pouvons bien aussi avancer qu’aider c’est réduire le degré de
difficulté d’une tâche donnée en sorte que celui que nous aidons puisse se
concentrer sur une difficulté à sa mesure. C’est ce que l’on peut appeler
assister quelqu’un : nous prenons en charge les aspects les plus complexes
de la tâche, pour que la personne puisse se concentrer sur les aspects à sa
portée.
Mais au fond, demande-t-il, est-ce bien suffisant et ces deux aspects du
tutorat sont-ils suffisants pour rendre compte de ses aspects essentiels  ?
Justement non, dit-il  : «  Nous soutenons cependant que le processus de
tutelle est capable de produire éventuellement des effets qui dépassent de
beaucoup pour celui qui apprend l’accomplissement assisté de la tâche 16. »
Pourquoi et comment ?
C’est à ce point qu’il écrit : « Nous allons prétendre que le débutant ne
peut pas tirer bénéfice d’une telle assistance si une condition essentielle
n’est pas remplie. Pour employer la terminologie de la linguistique, la
compréhension de la solution doit précéder sa production. C’est-à-dire que
l’apprenti doit être capable de reconnaître une solution d’une classe
déterminée de problèmes avant d’être capable lui-même de produire les
démarches qui y conduisent sans aide 17.  » Il ne peut y avoir de rapport
d’aide ou de tutelle qu’à cette condition que l’apprenti soit en mesure de
reconnaître la solution. Ici, l’on pourrait s’étonner et demander  : s’il
reconnaît la solution, alors il s’ensuit qu’il n’a pas besoin d’aide. Soit il ne
sait rien, ne comprend pas, et c’est alors qu’il a besoin d’aide, mais
comment peut-on aider si l’élève ne voit rien, ne comprend rien, ne peut
rien faire ? Tout au plus, on va se substituer à lui, lui « mâcher le travail ».
Soit il sait et reconnaît la solution, et il n’a alors pas besoin d’aide.
Bruner rappelle un acquis à ses yeux tout à fait décisif de la psychologie
cognitive : de la reconnaissance de la solution à sa production il y a en fait
un pas gigantesque.

Des preuves abondantes venant de la psycholinguistique


développementale montrent que pour l’acquisition du langage,
c’est presque universellement le cas. Olson a montré de même
qu’un enfant est capable de reconnaître un tracé en diagonale
avant d’être apte à en construire un sur un échiquier parce que
les actes constitutifs de la mise en place exigent plus de degrés
de liberté que l’enfant ne peut en manier simultanément.
Clinchy, en utilisant le jeu classique des vingt questions, a
montré de même que ses jeunes sujets étaient capables de
distinguer une bonne stratégie d’une mauvaise, les bonnes
questions des moins bonnes, si on leur demandait de choisir
entre elles, alors même qu’ils étaient incapables sans aide de
produire de bonnes stratégies ou même de bonnes questions 18.

Ainsi le psychologue cognitiviste est-il soucieux d’établir


expérimentalement, et selon des tâches diverses, la notion d’un écart entre
ce que nous pouvons comprendre et reconnaître sans pour autant pouvoir le
faire nous-mêmes. Il ajoute que cette reconnaissance est ce qui permet à
celui qui apprend de se lancer dans l’activité en disposant de la condition
d’un feedback : « il faut connaître la relation entre les moyens et la fin pour
19
tirer profit de la connaissance des résultats .  » C’est autrement dit parce
que nous reconnaissons la fin que nous pouvons évaluer la capacité de tel
ou tel moyen mis en œuvre pour y parvenir et ainsi nous diriger pas à pas
vers cette fin anticipée.
 
Bruner retrouve là à sa façon la notion d’essai telle qu’elle a été
élaborée dans la tradition que nous avons analysée. Essayer quelque chose,
ce n’est pas tâtonner, c’est bien essayer ou « avoir une idée » de solution, de
direction, mais sans savoir. C’est là, et seulement à cette condition, que
nous pouvons être aidés. Autrement dit, et comme on l’a vu initialement,
l’essai est bien la condition de l’entrée en apprentissage et de l’éducation
elle-même. Il n’est pas non plus anodin que c’est à ce point encore que
Bruner rencontre et prétende rendre compte, de la nécessité d’un tuteur, ou
d’un maître.
S’il nous est ainsi possible de retrouver cette notion d’essai avec cet
auteur, son analyse montre aussi qu’on n’aide pas un enfant ou quelqu’un
qui s’essaie, en lui demandant de rendre compte de son faire et de son agir.
Entre l’impossibilité de faire et le faire, il y a plutôt l’idée d’une certaine
solution et les tentatives, maladroites, qui peuvent désespérer d’elles-
mêmes, d’y parvenir. Ce n’est que lorsque l’action a été suffisamment
répétée et s’est suffisamment fluidifiée, qu’il devient sans doute possible de
la reconstituer intellectuellement et selon les préceptes d’une méthode.
 
S’il retrouve donc, et fonde avec ses outils propres issus de la
psychologie cognitive cette idée, Bruner en propose ensuite un
développement suggestif. Toute l’expérimentation mise en place l’amène à
distinguer plusieurs formes du tutorat. La première forme, c’est ce qu’il
appelle enrôlement : on dépense beaucoup d’énergie, pour qu’une initiative
soit prise. Ce moment est peu gratifiant pour le tuteur. En effet, à ce stade, il
intervient beaucoup tout en étant peu écouté. C’est donc qu’il n’y a pas
d’initiative, pas de perception d’une solution possible, pas d’essai. Ensuite,
vient une deuxième forme du tutorat  : on y montre beaucoup et on y fait
avec. Vient, en troisième lieu, une phase plus distanciée où l’élève peut
entrer seulement en relation verbale avec le tuteur ; il a donc moins besoin
de geste. L’ensemble se clôt lorsque l’élève a juste besoin que l’on valide sa
solution.
Il y a dans ces dernières analyses un point tout à fait important
concernant l’évaluation  : il ne s’agit plus tant en effet d’avoir pour seule
mesure de celle-ci la rectitude du résultat, mais bien plutôt la forme même
du rapport entre l’enseignant et l’enseigné. Plus haut, à propos de
l’inquiétude du «  bien faire  », nous avons mis l’accent sur le risque pour
l’enseignant de n’être attentif qu’aux résultats, plutôt qu’au transfert
d’habitudes. On en voit ici le développement et l’approche de J.  Bruner
permet d’analyser certains aspects de ce passage d’habitudes.
 
 
 
Ces trois auteurs –  Montaigne, Alain, Bruner  – s’ancrent dans une
tradition de cette notion d’essai que la psychologie cognitive contemporaine
permet, à sa façon, de retrouver. Il est temps maintenant d’en venir à la
notion de compétence et de voir si ces réflexions en permettent une certaine
critique.

Critique de la compétence :

la dimension imaginaire de la compétence


Il y a une dimension imaginaire dans la compétence et il n’est pas sûr
que les analyses que l’on donne le plus souvent de cette notion la prennent
en compte. Qu’est-ce à dire ?

QUELQUES EXEMPLES : L’OMBRE PORTÉE ET LE MIRAGE


DE L’AISANCE

Partons des analyses de Jacques Lacan sur l’imaginaire, le réel et le


symbolique.
Lorsque je vais à moto ou à cheval, et qu’il est 6 heures du soir, je vois
l’ombre portée du motard ou du cavalier que je suis. D’un côté, cette
ombre, tout uniforme, tout apaisée, tout une, tout pleine. De l’autre côté,
moi-même, et mon sentiment interne  : attention tendue, concentration,
sensation du vent, de la pluie, de la vitesse, souci de tenir l’équilibre, et de
tenir ensemble des choses ou aspects qui à chaque instant peuvent perdre
toute unité. La sensation de tension et de dispersion est proche, et
l’hétérogénéité de l’ensemble est comme palpable. Bref, activité sous ou
dans une certaine pression d’un côté, beauté, simplicité, harmonie de
l’image de l’autre. Mon ombre est sage, mon accompagnatrice sage et
calme. Cette image me plaît, j’aime me voir en elle, j’aime ou apprécie ce
reflet de moi-même. Je me dis alors que, si je suis devenu motard ou
cavalier, c’est pour avoir vu et apprécié cette image même, et plus encore
sans doute pour avoir expérimenté et expérimenter encore le contraste entre
mon sentiment interne de tension et cette image toute simple. C’est moi qui
me vois ainsi, ou qui me donne à voir.
 
Lorsque je suis sur le télésiège au-dessus des pistes, je vois la grâce, le
naturel, l’aisance de certains skieurs, et je me dis que jamais je ne skierai
comme eux, avec une telle souplesse, une telle aisance, une telle grâce.
Lorsque je suis sur la piste à mon tour, c’est un tout autre sentiment que
j’ai : les skis, qui à chaque instant risquent de m’échapper ; le froid, la neige
que j’anticipe  ; mon corps tendu et cherchant à tenir l’équilibre entre ces
différents aspects  ; la vitesse qui s’accélère et qui peut déséquilibrer. Le
rapport à mon activité est aussi tout à fait tendu, pas vraiment équilibré,
mais toujours en recherche d’un équilibre ou d’une synthèse entre différents
éléments hétérogènes, dont l’un peut échapper à chaque instant.
Pourtant, et il faut aussi y insister, il est sans doute vrai que ceux qui
sont en ce moment sur le télésiège, là où j’étais tout à l’heure, ont la même
vision que j’avais moi : grâce, naturel, aisance. Ainsi cette image, qui en un
sens n’est pas moi, n’est pas cela que je sens, est cependant aussi moi. Elle
est l’image que j’offre pourrait-on dire et lorsque par exemple, je dois
entraîner un plus jeune, je m’efforcerai de montrer mon calme et ma
maîtrise. Si mon activité réelle est ce rapport entre des éléments
hétérogènes que je cherche à lier et que je ne lie effectivement que dans
mon mouvement, de loin cependant, ni cette hétérogénéité, ni cette tension
ne sont visibles. Seulement une belle image. D’un côté, l’activité en tant
qu’elle est mienne, en tant qu’elle est effort, et articulation et tenue de
l’hétérogène, mon activité en tant qu’elle est ressentie. De l’autre, mon
activité en tant qu’elle est vue, qu’elle est vue comme gracieuse, naturelle.
Qui suis-je et où suis-je ? Il y aurait autant d’injustice à ne tenir compte
que de mon effort et de mon incertitude, et de dire et de me dire que skier
est chose difficile, risquée, ou bien à ne tenir compte que de cette belle
image que je montre. Je ne peux pas plus dire que mon activité est aisance,
confort, ou qu’elle n’est qu’effort, incertitude. Ne retenir que le second
aspect serait oublier qu’elle peut être vue par d’autres et être utile à
d’autres.
 
Mon premier exemple me permet de mettre l’accent sur le contraste
entre l’activité réelle et son image reflétée. Il suggère que les valeurs
d’aisance, de facilité, de compétence, sont du côté de cette image et disent
autre chose que mon activité réelle, qui elle, est faite de tension, d’effort,
d’attention continue à ce que je fais. Le compétent, l’aisance, c’est donc
l’image et toujours un certain reflet. Le deuxième exemple va un peu plus
loin en ajoutant que l’aisance ce n’est pas seulement l’image, c’est l’autre
là-bas que moi je ne suis pas. La compétence en ce sens c’est toujours
l’autre. Certes, à ce point les choses peuvent aussi se renverser : je puis être
cette aisance et cette compétence pour le regard d’un autre. Le compétent,
le gracieux, c’est toujours l’autre, jamais moi lorsque je fais, mais je peux
moi-même être cet autre pour un autre individu qui me regarde. Certains
jouent parfois à en impressionner d’autres, en leur faisant croire ce qu’ils
croient déjà eux-mêmes, à savoir qu’en effet c’est très facile, très aisé pour
l’autre et pas pour soi. Certains font autrement dit croire que la grâce est
effectivement « naturelle », plus propre à certains qu’à d’autres.
L’apprenti, qui commence, croit que c’est facile : il voit le chirurgien, le
skieur, le professeur « faire tout naturellement » certaines choses, avec une
grande simplicité et comme si cela était naturel. Aussi se lance-t-il lui-
même et fait alors l’expérience qu’il n’arrive à rien, que lui n’a pas la bonne
nature  ! C’est évidemment là que se trouve l’erreur, puisque l’apprenti
passe d’une vision de l’apparence comme naturelle à une notion d’ordre
tout à fait différente et qui concerne la production, l’être même, non l’image
que l’on en a.
Ainsi, ces deux exemples suggèrent que cette relation imaginaire peut
être le lieu d’une certaine aliénation : on croit que l’autre est seulement son
image, tandis que nous-mêmes sommes empêtrés dans nos efforts.
L’IMAGINAIRE DE LA RELATION ENSEIGNANT – ENSEIGNÉ CHEZ
BOURDIEU ET PASSERON

Reprenons les choses d’un autre point de vue, avec un texte de Pierre
Bourdieu.

Il est indiscutable que certaines des aptitudes qu’exige l’École,


comme habileté à parler ou écrire et la multiplicité des aptitudes,
définissent et définiront toujours la culture savante. Mais le
professeur de lettres n’est en droit d’attendre la virtuosité verbale
et rhétorique qui lui apparaît, non sans raison, comme associée
au contenu même de la culture qu’il transmet, qu’à la condition
qu’il tienne cette vertu pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une
aptitude susceptible d’être acquise par l’exercice et qu’il
s’impose de fournir tous les moyens de l’acquérir 20.

Ce texte est un peu étrange car il semble en décalage avec ce que l’on
retient habituellement de cet auteur. Il commence par marquer l’équivalence
entre culture scolaire et culture savante :
« On le voit donc, il n’y a pas le moindre doute quant à la valeur de la
culture scolaire, qui est identifié à la culture savante  ; bien au contraire,
même, le professeur de français est tout à fait dans son droit lorsqu’il tient
cette culture scolaire pour légitime et importante.  » Le problème ne tient
donc pas à la valeur de cette culture scolaire-savante, mais il réside plutôt
dans la transmission des conditions de cette culture  : dans les conditions
actuelles de cette transmission, seuls les enfants des classes favorisées
peuvent s’approprier cette culture.
Pourquoi en est-il ainsi et qu’est-ce qui fait que les enseignants comme
les élèves ne se soucient pas de cultiver les conditions de cette culture
scolaire ? C’est là que va jouer un certain imaginaire dans lequel la notion
de compétence se trouve prise.
L’intérêt pédagogique des étudiants originaires des classes les
plus défavorisées, qui ne s’exprime aujourd’hui que dans le
langage des conduites semi-conscientes, inconscientes ou
honteuses, serait d’exiger des maîtres qu’ils “vendent la mèche”
au lieu de mettre en scène une prouesse exemplaire et inimitable,
propre à faire oublier (en l’oubliant) que la grâce n’est qu’une
acquisition laborieuse ou un héritage social, au lieu de se tenir
quitte une fois pour toutes et pour toute l’année envers la
pédagogie en livrant des recettes dévalorisées par leur fin
étroitement utilitaires (les fameuses recettes pour la dissertation)
ou dévaluées par l’ironie qu’il y a à les transmettre en les
accompagnant d’illustrations magistrales irréductibles à leur
efficacité 21.

Ainsi Bourdieu et Passeron analysent-ils l’espace scolaire, et ici


universitaire, comme un espace de semblant : les professeurs donnent à voir
une prouesse exemplaire et magistrale et ce « donner à voir » a pour sens
immédiat de faire croire que cette aisance est naturelle, qu’elle est leur fait,
rien d’autre que leur «  charisme  » impressionnant. Les auteurs vont assez
loin dans cette analyse, en indiquant que même le souci, en apparence
explicite d’indiquer quelques règles de travail, est mis en scène de telle
sorte qu’il dit le contraire. Les règles de la dissertation sont ainsi présentées
comme des règles simplement «  utilitaires  », des «  recettes  » dont tout
esprit un peu élevé devrait forcément se moquer. On peut bien les dire, mais
il faut les dire vite, comme si non seulement elles étaient tout à fait
évidentes, mais de plus en elles-mêmes de peu de valeur  : qui peut bien
s’intéresser à cela, alors que c’est le contenu qui compte ? Le fait même de
s’y intéresser dénote un esprit bas, en sorte qu’il devient effectivement
honteux de s’en soucier. Il y a donc là un déni de la pédagogie : une façon
22
d’en parler et de la nommer qui dit strictement l’inverse . Par là, ce qui est
raté, c’est la temporalité longue de l’apprentissage, le temps effectivement
long de l’incorporation de règles, dont nous avons vu plus haut toute
l’importance avec Alain.
Ainsi la compétence, comme aisance et grâce naturelle, est-elle bien
prise dans un certain jeu imaginaire.
 
Ce jeu ne s’arrête pas là et, comme tout jeu à la fois social et
imaginaire, il attend son spectateur. C’est bien ce qu’indiquent Bourdieu et
Passeron :

De toutes les fonctions professorales, la plus régulièrement


oubliée, tant de certains professeurs qui ne se soucient guère de
ce surcroît de labeur sans charme et sans prestige que de certains
étudiants qui y verraient sans doute un renforcement de
l’asservissement où ils se sentent tenus, est sans doute
l’organisation continue de l’exercice comme activité orientée
vers l’acquisition aussi complète et rapide que possible des
techniques matérielles et intellectuelles du travail intellectuel.
Tacitement complices, professeurs et étudiants s’accordent
souvent pour définir au moindre coût les tâches que l’on est en
droit d’attendre des enseignants et des enseignés. Reconnaître la
liberté des étudiants et feindre de voir en lui, tout au long de
l’année, un travailleur libre, ou mieux autonome, c’est-à-dire
capable de s’imposer à lui-même une discipline, d’organiser son
travail et de s’obliger à un effort suivi méthodique, c’est le prix
que doit payer le professeur pour se voir renvoyer par l’étudiant
ainsi défini l’image qu’il entend donner et avoir de lui-même
comme maître à penser et non comme un pédagogue ou pédant
de collège, comme enseignant de qualité pour enseignés de
qualité 23.
La critique donc se poursuit et se développe. D’abord, le portrait du côté
de l’enseignant est complété  : le déni de pédagogie, comme déni des
exercices et de la temporalité propre des exercices, est solidaire du souci de
donner une image de soi comme maître à penser. Outre l’aspect peu
glorieux et sans charme du travail de correction des exercices. Mais de plus,
cette image répond au souci de certains étudiants de se dire qu’ils sont
autonomes, que l’on ne saurait maintenant les embêter avec des temps de
contrôles réguliers (comme on le fait dans les classes préparatoires en
France par exemple, où pourtant on ne retrouve pas les enfants des classes
défavorisées). Ces étudiants, se disant qu’ils sont autonomes, et désormais
libres, méprisent eux aussi ces temps d’exercice, les tiennent pour peu
importants, mais pour d’autres raisons. Eux aussi sont donc sous la
dépendance d’une certaine image, qui répond à celle que donnent les
enseignants. De là que les auteurs puissent dire que enseignants et
enseignés sont « tacitement complices ».
 
Ce portrait de Bourdieu et Passeron s’achève par la prise en compte de
l’écart entre cet espace imaginaire et le réel de l’apprentissage, que les deux
protagonistes ne peuvent manquer de « sentir ».
Pour l’étudiant, comme « il ne peut pas ne pas ressentir les exigences de
tout apprentissage (à savoir le travail régulier ou la discipline de l’exercice),
il fait alterner l’aspiration à un encadrement plus étroit et à une “re-
scolarisation” de la vie étudiante avec l’image idéale et prestigieuse du
travail noble et libre, affranchi de tout contrôle et de toute discipline ». Les
auteurs n’en diront pas plus sur cette alternance, ils ne décriront pas les
modalités dans lesquelles elle pourrait s’exprimer. Peut-être pensaient-ils,
comme cela était suggéré plus haut, que, tenu pour une part comme tout à
fait honteux et qui ne «  devrait pas être  », ce souci d’une «  re-
scolarisation » ne peut dépasser le stade de la honte ou du rejet violent de
toute l’institution, et qu’ainsi il n’y a pas moyen de lui faire une place
effective dans l’université. Pas même le moyen d’en prendre vraiment
conscience et d’agir ensuite en en tenant compte. Il conviendrait donc de
prendre en compte autant leur aspiration à l’autonomie, qui n’est pas que
mirage, que ce souci d’une organisation des exercices. Cela est-il
impossible  ? Est-il impossible d’avoir ces deux choses-là en tête lorsque
l’on réfléchit à la pédagogie ? Nous ne le croyons pas, et c’est précisément
ce que ce travail sur l’essai, en particulier nos analyses d’Alain et de la
double temporalité de l’essai, aura voulu montrer.
Pour les enseignants, les auteurs seront un tout petit peu plus explicites.
Eux non plus ne peuvent pas ne pas sentir l’écart entre ce qu’ils font et ce
dont les élèves sont capables  ; ils ne peuvent pas ne pas sentir le déni de
pédagogie dans lequel ils situent leurs élèves. Il en résulte alors la chose
suivante : « Il n’est pas rare que le professeur qui propose tout au long de
l’année l’image de la prouesse et de la virtuosité juge les travaux de ses
étudiants au nom de critères tout à fait différents de ceux qu’il semblait
suggérer dans son enseignement, témoignant par là qu’il ne saurait mesurer
au même étalon ses propres œuvres et celles de ses étudiants 24 ». Ici, chose
grave, une telle posture revient à creuser encore plus l’écart entre professeur
et élève et conduit à persuader l’élève qu’il ne pourra jamais être comme le
professeur. L’enseignant ne peut alors que mépriser les exercices qu’il
donne, et donc mépriser ceux qui les font. Dans de telles conditions, on ne
voit pas bien comment il pourrait apprécier le temps de la correction des
exercices. Sans doute va-t-il chercher à évaluer dans le temps les effets de
ces exercices. Ceux-ci ont besoin d’une légitimité autre puisqu’ils ne la
trouvent plus dans l’identité de ce que fait l’enseignant et des exercices
qu’il demande. Pourtant, former à l’histoire, à la grammaire, au calcul, à la
lecture, à la poésie, à la philosophie, la chimie ou la physique, c’est bien
partager les mêmes règles, ou du moins commencer à les partager. Nous
devenons humains en ce sens, non pas en témoignant que nous faisons bien,
mais en construisant les habitudes qui sont celles-là mêmes des autres
humains que nous côtoyons et qui nous permettent de nous glisser dans la
culture et ses différents aspects.
Ces analyses permettent donc d’analyser l’université, et sans doute aussi
l’école, selon le motif d’une relation imaginaire. Comme on l’a vu, la
notion de compétence y tient une place centrale, à la fois comme «  belle
image  », et comme élément toujours là-bas, dans l’autre, là où moi je ne
suis pas. Mais la compétence pourrait relever d’une autre approche, cette
fois-ci plus réelle, et qui renverrait autant à son montage chez l’élève (en
tant que ce temps aurait une réalité institutionnelle) qu’à celui de sa
«  démonstration  » chez l’enseignant. Nous montrerons plus bas ce qu’est
cette dimension non imaginaire de l’activité.

JACQUES LACAN ET LE DOUBLE SENS DE L’IMAGO

Pour compléter ces analyses, lisons un moment Lacan, où il m’a semblé


retrouver la même implication de l’imaginaire et de la compétence, la
même implication de la compétence dans cette relation imaginaire.
Nous nous appuierons à cette fin sur un texte où sa conception de
l’imaginaire s’articule au stade du miroir, comme si ce dernier en était le
noyau central. Reprenant la description de cette expérience que l’enfant fait
devant le miroir, il en souligne les aspects suivants.
En premier lieu, « le petit d’homme, à un âge où il est pour un temps
court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par
le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme
telle 25  » et y prend un plaisir manifeste, celui-là même d’une
reconnaissance de lui-même que souligne sa « mimique illuminative ». En
second lieu, là commence un jeu car cette reconnaissance «  rebondit
aussitôt en une série de gestes où l’enfant éprouve ludiquement la relation
des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce
complexe virtuel à la réalité qu’il redouble ». Ainsi l’enfant semble prendre
plaisir au contraste même de ses mouvements et de l’image qui lui est
renvoyée et s’exerce à constater sa permanence, ou sa solidité, en
multipliant ses gestes. En dernier lieu Lacan souligne le caractère
dynamique de cette image pour le sujet lui-même : l’enfant en effet, « qui
n’a pas encore la maîtrise de la marche, voire de la station debout, mais qui,
tout embrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel, surmonte
en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui, pour suspendre son
attitude en une position plus ou moins penchée, et ramener, pour le fixer, un
aspect instantané de l’image ». Ce dernier trait est là pour souligner l’aspect
ou même la force dynamique de l’image qui semble porter l’enfant au-
devant de lui-même, ou du moins crée en lui un mouvement d’anticipation
par lequel il pense échapper et s’émanciper de qui lui sert encore de soutien.
Il se dresse, ou tend à se dresser.
 
Ces différents traits anticipent et permettent de comprendre que Lacan
puisse faire de ce stade du miroir le modèle et même la matrice de toute
identification au sens que l’analyse donne à ce terme et que l’on peut définir
ainsi  : «  la transformation produite chez un sujet lorsqu’il assume une
image ». C’est qu’en effet ce stade du miroir manifeste exemplairement la
matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale », où il
faut lire le « précipiter » au sens chimique de l’unification d’un tout dont les
éléments étaient hétérogènes. C’est là, et par le jeu de ce reflet de lui-même,
que le « je » ou le sujet advient, et qu’il advient comme moi. L’image ou le
reflet de nous-mêmes, n’est rien d’autre que ce que nous nommons notre
moi, n’est rien d’autre que notre identité. Notre identité n’est rien d’autre
que cette image reflétée. Ce qui se passe là sera le support de toutes les
identifications secondaires, c’est-à-dire de toutes les « figures » auxquelles
nous nous identifierons plus tard et qui permettront ou accompagneront
notre développement. Ainsi le «  moi  » advient-il par l’assomption d’une
«  image de lui-même  », et l’analyse de Lacan permet de donner tout son
poids à cette notion d’image. Si ce stade du miroir en fournit le modèle
premier, cela vaut aussi pour ce que nous nommons nos identifications
secondaires, ces quelques personnes auxquelles nous nous sommes
identifiés et qui ont permis notre développement.
Mais Lacan en tire toutefois la conséquence suivante :

Le point important est que cette forme situe l’instance du moi


dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul
individu, ou plutôt qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le
devenir de l’individu. (…) C’est que la forme totale du corps par
quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa
puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt (forme
exemplaire), c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette
forme est plus constituante que constituée, mais où surtout elle
lui apparaît dans un relief de stature qui la fige en opposition à
la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer. Cette
Gestalt (…) symbolise la permanence mentale du «  je  » en
même temps qu’elle préfigure sa destination aliénante.

Nous retrouvons là ce que les exemples avancés au tout début de ces


analyses avaient voulu montrer. Le contraste d’abord entre le sentiment
interne de l’individu (la turbulence interne des mouvements pas encore
coordonnée) et ce qu’il en voit dans l’image  : une certaine stature, une
certaine unité et beauté comme équilibre, une forme totale, qu’il assume
comme sienne mais qui lui est irréductiblement distincte, extérieure. Nous
retrouvons également l’idée que cette image est bien là-bas, qu’elle est en
ce sens dans l’autre que je ne suis pas, tout en l’étant ou voulant l’être
comme si c’était bien moi. Je ne peux m’identifier et je m’identifie de fait,
qu’à ce qui me renvoie une image de maîtrise et de maîtrise de moi-même.
Ainsi, et comme le dit Lacan plus bas, cette image est grosse des
« fantômes qui dominent l’homme », autant qu’elle conduit à anticiper son
moi selon le motif de « l’automate », c’est-à-dire au fond de celui qui fait
bien, celui qui n’est que surface et déroulement des mouvements, sans plus.
Ensemble de règles qui rendent nos mouvements parfaits.
Nous rêvons et sommes même notre moi idéal et celui-ci a donc la
figure d’une activité simple, équilibrée, tranquille, compétente en ce sens,
bientôt automatique, mais que nous ne sommes pas, que nous ne serons
jamais. Non pas parce que nous en serions incapables comparativement à
tel ou tel autre individu particulier, mais parce que ce à quoi nous nous
comparons a le statut d’une Gestalt, de cet Autre que nous ne serons
effectivement jamais, pas plus que je n’aurais jamais la tranquillité de mon
ombre.
Lacan dit les choses plus durement : « Le stade du miroir est un drame
dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance de l’anticipation –  et
qui, pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les
fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que
nous appellerons orthopédique de sa réalité, et à l’armure enfin assumée
d’une identité aliénante.  » Voilà donc que dans un dernier temps, l’image
prend le statut d’une norme orthopédique, ou encore d’une « armure enfin
assumée » comme si le moi n’était et ne pouvait être que selon cette norme
parfaite qu’il pense incarner ou devoir incarner, et qui lui fait rejeter comme
n’étant pas lui et ne pouvant l’être, toute réalité de morcellement ou
d’insuffisance.
 
L’apport des analyses de Lacan est de montrer l’ambivalence de ce
rapport aux imagos. Car d’un côté, comme il le dit très nettement, elles sont
bien les vecteurs de notre développement, et plus précisément de notre
développement libidinal. Ce sont elles qui permettent en ce sens nos
devenirs et nos désirs, nous arrachent au simple plaisir d’être. Les
rencontres, comme on dit, nous transforment et nous forment. Mais d’un
autre côté, elles sont la source même de notre aliénation, dès lors que nous
ne les reconnaissons pas comme imaginaires, dès lors que nous ne
comprenons pas tout ce qu’elles doivent à leur statut d’images. L’important
est alors, me semble-t-il, de les comprendre, et c’est à cela que nous sert le
langage ; l’important est aussi de pouvoir rejouer ces identifications, c’est-
à-dire de connaître nos identifications anciennes autant que d’en permettre
d’autres, susceptibles de lancer notre désir ailleurs.
 
Le souci de Montaigne d’accompagner nos «  allures chaotiques  », le
souci d’Alain de nous forcer à l’essai, en prennent, par contraste, une
dimension critique : l’un et l’autre ont su se méfier des belles images, ont
voulu se tenir loin de l’exigence de bien faire. Alain, lorsqu’il disait que nos
jugements faux sur nous-mêmes se redoublent du spectacle des autres,
anticipait déjà sur l’envie ou la jalousie que nous portons à ceux qui
semblent si beaux, si équilibrés, si pleins d’aisance.

LES CARACTÉRISTIQUES DE L’ACTIVITÉ RÉELLE

Si l’on reprend la série de ces différentes situations, il y a d’abord une


part imaginaire dans l’activité  : l’activité vue, l’image de l’activité. De ce
point de vue, l’activité paraît pleine, harmonieuse, équilibrée, synthétisée,
apaisée, contrôlée. Cette image se réfléchit dans l’autre, dans un autre, que
l’on suppose toujours gracieux, plein de maîtrise, dans la plus grande
facilité. Certains abusent de cela et impressionnent. Ils taisent surtout, ne
montrent pas tout ce qui fut nécessaire. Le musicien qui cache le travail de
ses gammes, qui cache aussi sa tension interne lorsqu’il joue. Qui laisse
penser qu’il joue naturellement. Le mathématicien qui cache ses trucs et ses
méthodes, ne donnant à voir que les résultats, impressionnants. Il y a ainsi
une part de l’activité qui est son imaginaire et elle a un double aspect.
D’une part, son côté plastique, harmonieux, équilibré, naturel. D’autre part,
le fait que ce soit toujours l’autre qui est compétent, jamais moi, sauf si je le
feins, ou si j’ai besoin de le feindre. Je cache alors mon propre rapport à
l’activité, je le tais, je l’enfouis.
 
Quel est dès lors le réel de l’activité  ? Nos analyses précédentes
permettent de répondre à cette dernière question.
 
Le réel c’est le temps des essais, le temps surtout de l’initiative et de
l’allant. L’individu se jette dans son activité, ou tente quelque chose. Cela
est vrai des premiers essais, mais aussi des activités les plus sophistiquées.
À lire en effet Yves Clot sur ce point, pourquoi donnons-nous tant
d’importance aux règles ?

Le protocole suivi, par exemple dans le cas du pontage


coronarien que nous avons étudié, n’est pas sans rappeler le
défilé des gammes opératoires dans le milieu industriel. Tout
concourt à l’automatisation maximale des procédures. Mais le
paradoxe est là  : c’est la formalisation extrême, la chronologie
prédéfinie qui conservent à l’esprit et à l’activité d’équipe sa
liberté maximale face à l’inattendu que représente toujours le
terrain singulier d’un malade. Mieux, l’automatisation poussée
jusqu’à la prescription détaillée des opérations autorise la
recherche d’une vitesse maximale permettant de garder de la
marge face à l’imprévu 26.

À son niveau le plus élaboré, l’activité n’ignore pas cette prise


d’initiative, en rapport avec l’inattendu. Entre les premiers pas de l’enfant et
l’activité hautement qualifiée de l’équipe chirurgicale, s’élabore tout un
ensemble d’activités qui obéissent à des règles, que l’on applique par
routine. Mais cette part de routine est comme en attente de quelque chose,
qui sorte de l’ordinaire, qui demande un autre rapport à l’activité. C’est
comme si la routine, l’activité routinière, en tant qu’activité réglée, n’était
pas la fin de l’activité, mais plutôt son régime normal, son régime constant,
attendant un changement de rythme.
 
Ensuite, le temps est celui de la reprise. L’activité réelle est double  :
faire, laisser aller son faire chaotique, puis reprendre. Nous l’avons vu chez
Montaigne  : il s’agit de reprendre les premiers essais. Cela concerne tout
d’abord l’activité du maître, mais cela concerne ensuite la propre capacité
de chacun à se reprendre, à retravailler ses premiers essais.
Sans doute faut-il insister sur un aspect  : c’est parce que le premier
moment eut lieu que l’on peut reprendre autant que d’autres choses peuvent
naître. Certes, le fait même de faire, le fait même du premier jet ou de
l’essai, le fait même d’une première activité et d’un premier «  œuvrer  »
nous permet la correction, la reprise, le travail d’une autre mise en forme,
plus claire, plus distincte, plus ramassée plus aérée, plus ajustée. Mais il est
aussi ce qui fait naître d’autres possibilités, d’autres orientations, d’autres
pistes, qu’il est peut-être parfois bon de suivre, mais parfois pas du tout.
Nous sommes nous-mêmes devant un matériau  : certaines choses doivent
être rectifiées, mais également certains aspects doivent être encouragés,
suivis. L’attention n’est pas commandée que par l’équilibre, elle est aussi
attentive à certains mouvements, à certaines lignes d’activité qui peuvent
sembler prometteuses et qui suivent certaines lignes de la situation.
L’activité réelle est ainsi reprise, toujours. Même lorsque l’activité a été
le mieux programmée, semble avoir été le mieux programmée, il y a
occasion de reprise, nécessité même parfois de reprise, pour aller là où le
programme voulait aller. La psychosociologie de l’activité et du travail a
repéré ce moment. Elle distingue en effet l’activité prescrite de l’activité
réelle et elle remarque que cette dernière est bien retour sur, reprise de ce
qui fut fait selon des normes prescrites afin justement de le mener à bien.
Le texte de Bruner a permis de joindre ces deux premiers aspects  :
l’initiative et la reprise. Il m’a permis aussi de dire que l’on n’aide guère un
enfant qui s’essaie en lui demandant d’expliquer ce qu’il fait ou pourquoi il
a fait ceci plutôt que cela. C’est après coup et parce que l’activité est bien
régulée et fluide que l’on peut en énoncer, si cela intéresse, les règles. Dans
le moment de l’essai, dans la temporalité des essais, on essaie justement, on
cherche, on tente certaines choses, on suit son idée, et ce qui peut aider
alors n’est pas tant la demande d’explication que la demande d’intention :
où veux-tu en venir ?
 
En troisième lieu, l’activité réelle est l’activité sous tension, l’activité
aux prises avec la difficile synthèse de ses éléments hétérogènes, toujours
attentive à cette hétérogénéité, toujours exposée à une certaine dispersion et
attentive à ce qui, de la situation, attend autre chose, suggère et appelle des
écarts. Tenir son activité, s’efforcer de la tenir est différent d’un agir
équilibré et serein ou supposé tel. L’activité réelle, pourrait-on dire, est sous
urgence, aussi fatigue-t-elle, aussi doit-elle avoir une fin, ou être rythmée.
Nous ne pouvons être constamment en action.
Certains ne sont jamais fatigués. C’est qu’ils n’agissent pas, c’est que
pour eux l’activité est la reprise d’un savoir connu qui n’engage plus à rien,
qui n’est même pas en rapport avec une situation. C’est qu’ils se soucient
ou ont pour fonction de dire ce que devraient être les compétences et le
savoir et de le rappeler à ceux qui agissent. Ce sont les experts, qui savent
ce qu’est la compétence, qui la supposent facile et aisée, qui laissent penser
qu’eux-mêmes, qui en parlent si bien, la possèdent. Ils rappellent ce qu’est
la compétence et semblent oublier ce que l’activité suppose d’effort, de
souci de tenir, d’intuition des dérapages, mais aussi de suivi des dérapages,
lorsque ceux-ci semblent aller vers quelque nouveau point, amorcer
quelques nouvelles lignes intéressantes. Un plombier peut savoir des choses
et être habile ; mais il se trouve dans cette maison, avec ce client-là, avec
cette fuite-là, avec des données pour partie nouvelles et difficiles. La
question pour lui est d’investir cette nouvelle situation, de refaire autant
qu’il se peut la synthèse de son activité. Aussi, est-il fatigué. Il en va de
même pour un professeur  ; il peut connaître ses cours, et même connaître
ses élèves, mais les mots, des mots lui échappent, l’heure n’est pas la bonne
heure, les élèves peuvent sembler éteints, telle notion qu’il croyait ferme,
lui échapper ce jour. Aussi est-il lui aussi dans un travail de synthèse
d’éléments tout à fait hétérogènes et qui peuvent se défaire. Aussi est-il
fatigué. Il est présent à son travail, il investit son cours, s’y prépare.
Le réel de l’activité me semble donc être du côté de ce que Alain et
Montaigne analysaient comme essai, et particulièrement Alain. L’activité
soumise à une certaine vitesse, à l’exigence et à la nécessité de choix, au
temps lui-même limité, et dans cette situation il s’agit bien de ne pas perdre
ses moyens. Pour Alain, l’école semble être le lieu où l’on se prépare à une
certaine urgence de l’activité. Encore une fois, il ne s’agit pas d’aller vite
pour aller vite ; il s’agit plutôt de dire que, soumise à la pression du temps,
l’activité est essai, et donc tension et nécessaire reprise, nécessaire attention
à ce que cette urgence fait naître. Non pas réduire tout écart, mais être
attentif à ce qui vient sous l’urgence.
 
Enfin, et en dernier lieu, le réel de l’activité tient à ce que l’on pourrait
nommer le don de la forme. C’est ce que les analyses de Lacan permettent
de dire. La forme sert, peut servir. C’est sur la première image du miroir
que se construit la première identification. C’est ensuite sur cette première
base que se construisent nos identifications secondaires. Les modèles, ceux
qui pour nous ont fait modèle. Mais, comme j’y ai un peu insisté plus haut,
il y a des conditions de ce don. Plus exactement, il n’est pas toujours vrai
que cette forme, comme belle forme, soit donnée ou permise. Comme le
soulignait Bourdieu, bien souvent elle est en fait retenue et gardée
jalousement. Les professeurs non seulement ne vendent pas la mèche, mais
empêchent de penser que « mèche » il y a ou que l’habileté qu’ils montrent
fut construite dans le temps. Il y a donc des conditions du don, et elles
tiennent dans le savoir que ce n’est pas tant soi que l’on donne, mais la
forme que l’on s’efforce de faire sienne.
 
Quant au symbolique de l’activité, il tient à ce que toute activité est
reprise d’œuvre, d’objets ou d’œuvres. Toute activité est située et, d’une
part, met en jeu un complexe d’objets-outils avec lequel nous sommes plus
ou moins familiarisés, et, d’autre part, une diversité de situations qui, si
elles peuvent se ressembler, n’en sont pas moins souvent différentes. Il est
vrai que l’on aurait certainement tort si l’on pensait qu’elles sont toujours
différentes.

COMPÉTENCE ET IMAGINAIRE

Mais dira-t-on, si l’activité a bien cette dimension imaginaire, si l’on


peut lui opposer sa dimension réelle ainsi que sa dimension symbolique,
dans quelle mesure la notion de compétence est-elle impliquée dans cette
dimension  ; dans quelle mesure les différentes théories de la compétence
ont-elles partie liée à cette dimension imaginaire ?
Tout d’abord, la réflexion sur la notion de compétence, si elle se veut
critique, doit prendre en charge ce côté imaginaire de la compétence. Cela
d’autant plus que ce problème a une dimension politique. Comme nos
analyses de Bourdieu le suggéraient, il est facile de croire ou de laisser
croire, que « la compétence va de soi », d’en parler comme ce qui va de soi
sauf pour d’autres, chez qui il faudrait la former. C’est en donnant à penser
une telle chose que les places de pouvoir se constituent  : «  nous nous
savons ce qu’il en est de la compétence, nous en parlons bien et l’enjeu est
pour nous que d’autres soient éduqués à cette compétence, à cette aisance
que nous sommes. » La supercherie vient du fait qu’ainsi on laisse croire à
l’aisance dans la compétence.
En second lieu, la compétence comprend une double dimension, ou
plutôt on mêle souvent dans la compétence deux choses qui n’ont rien à
voir l’une avec l’autre. Le plombier sait y faire, reconnaît des situations
bien connues, n’a plus guère besoin de réfléchir. Il est compétent. On
appelle compétence une certaine reconnaissance de la situation comme
typique et la tranquillité qui s’ensuit. Je sais ce que je sais faire, je sais ce
que je dois faire. Mais la compétence a aussi un tout autre aspect  : le
plombier qui a du métier, qui a aussi de l’intelligence ou de la curiosité, sait
aussi parfois «  ne pas reconnaître  »  : ce cas-ci est nouveau, ce cas-là est
autre. Là je ne sais pas, même si je pense que ce que je sais peut m’aider. Il
est certain que nous nommons compétent un professionnel qui est capable
de ce recul, de ce je ne sais pas, de ce je ne reconnais pas et qui par
conséquent essaie, ou va essayer. Là il faut un temps d’attente, un temps de
question, qui n’est plus sous le signe de l’habileté ou de l’aisance, qui n’a
plus rien à voir avec ces catégories d’habileté ou d’aisance autant qu’avec
leur contraire. L’individu réfléchit, se pose des questions, ne sait pas,
s’efforce de mobiliser ce qu’il sait, essaie telle ou telle perspective. Est-il là
encore légitime de parler de compétence ? On peut constater que certains en
sont capables, d’autre moins  ; que selon aussi les moments de notre vie,
nous en sommes ou non capables. Mais cela ne va pas jusqu’à la possibilité
de parler de compétence, si dans cette dernière notion il y a bien l’idée
d’une maîtrise, d’une maîtrise par avance, celle de l’individu qui sait ou
pense savoir et qui reconnaît la situation.
Dire que le terme de compétence ne s’impose plus ici ne veut pas dire
que tout problème éducatif est écarté. Qu’est-ce qui fait que certains, à
certains moments, sont plus curieux, plus libres, plus intelligents et sont
capables de «  ne pas s’y reconnaître  », autant que «  s’y reconnaître  »  ?
C’est certainement une capacité de milieu, je veux dire de milieu
environnant : on parle de son métier, on en voit d’autres en parler, on a une
mémoire des cas, il est possible de faire jouer cette mémoire des cas, il y a
aussi une vitesse de réaction qui régule vite les essais et tentatives, il y a un
entour commun qui lui aussi régule vite nos essais.
Mais l’essentiel est ici de tenir séparés ces deux aspects : le temps de la
compétence, le temps de la fin de la compétence, donc le temps du trouble,
du « je ne sais pas », du « je ne m’y reconnais pas » et des essais. On a tort
de les unifier sous le terme assez problématique d’une compétence au
transfert. On a tort surtout de vouloir cacher ce temps et de ne même pas le
nommer, comme s’il ne devait pas exister, comme s’il n’était pas normal
qu’il existe. En parlant d’une compétence du transfert, on feint de dire que
le « je ne sais pas » devrait être automatisé, maîtrisé. Or, par principe il est
ce qui ne peut être automatisé, il est notre incertitude. Ce qu’il y a en
revanche c’est une interrogation sur le milieu et sa plus ou moins grande
capacité aussi bien à laisser être ces perplexités qu’à les réguler, plus ou
moins vite, plus ou moins lentement, selon une différence des ordres
temporels.
 
En troisième lieu, le point où la notion de compétence semble être liée
elle-même à cette dimension imaginaire, est le statut que l’on accorde aux
notions de règle et d’équilibre dans la définition de la compétence. Celle-ci
est une activité réglée et équilibrée. Une activité qui suit des règles et qui
n’est qu’à suivre de bonnes règles. Cette définition de la compétence,
comme réglée et comme équilibrée, n’est-elle pas faite d’un point de vue
extérieur où domine la dimension imaginaire  ? Cela ne veut pourtant pas
dire que l’activité interne, ou le réel de l’activité, soit sans règle.
Assurément il nous arrive de suivre des règles, de chercher à suivre des
règles, mais l’activité échappe et si des règles peuvent bien conduire nos
premiers pas, ensuite, et en fait très tôt, l’activité elle-même s’engage, nous
essayons, nous faisons comme il nous semble, nous tentons. Ce qui est
imaginaire ce n’est même pas une activité qui s’efforcerait de bout en bout
de suivre des règles (c’est là un jeu auquel on peut s’adonner), mais plutôt
la croyance que l’activité n’est rien d’autre que le fait de suivre des règles.

L’école, la formation et l’essai


À ce point cependant il me faut remarquer que l’essai, s’il est
souhaitable et attendu, n’est pas en nos pouvoirs. Nous croyons en revanche
que la compétence, comme action représentée, l’est. Telle est notre illusion.
Mais cela peut prendre beaucoup de temps qu’un élève s’essaie  ;
parfois, cela vient tout seul. Cela vient aussi d’autant plus mal qu’on semble
l’exiger. Est en question ici ce que l’on nomme la liberté, et Alain comme
Montaigne en sont parfaitement conscients. Nous l’avons vu aussi avec
Bruner : la première phase du tutorat, celle qu’il nomme enrôlement, c’est-
à-dire la tentative de l’enfant de se lancer lui-même dans l’activité, est très
difficile et la plus ingrate. On s’efforce d’enrôler, sans résultat.
Pour Montaigne, c’est ce que nous avons vu au début lorsqu’il précise
l’éthique de l’enseignant : se ravaler aux allures puériles, marcher derrière,
pour soutenir.
Pour Alain, c’est ce qui explique que dans sa rhétorique, il écrive des
choses comme celles que nous citions plus haut. Comme nous l’avons vu, le
maître s’exprime ainsi : « Il n’y a qu’une chose qui importe pour toi, c’est
ce que tu fais. Si tu le fais bien ou mal, c’est ce que tu sauras tout à l’heure ;
mais fais ce que tu fais. » Le maître ne parle jamais ainsi, si ce n’est peut-
être à l’occasion. Mais il le signifie normalement par son attitude et sa
manière de traiter les essais. Ces paroles elles-mêmes ne serviraient de rien,
si l’on pense qu’il suffirait de les prononcer pour qu’aussitôt l’élève fasse ce
que l’on attend. C’est à l’élève de penser et de savoir que la question est
seulement qu’il fasse, non qu’il fasse bien. Cela, comme Alain le dit, « on
verra plus tard ».
Nous ne pouvons donc nous assurer de l’élan, nous ne pouvons le
produire. Or, je disais plus haut  : l’essai est vraiment ce que peut faire
l’école, ce qui est son pouvoir propre, à la différence de la compétence.
Comment dire alors que l’école s’assure d’elle-même dans l’essai, alors que
l’essai n’est précisément pas en notre pouvoir ?
 
Son pouvoir propre se fonde précisément sur la reconnaissance de cet
impouvoir. Qu’est-ce à dire et est-ce là simple jeu de mots ou autre chose ?
Cela signifie au moins que l’école se fonde dans la disposition éthique
des adultes, que l’on peut définir ainsi : attente de l’essai, qui ne dépend pas
de nous  ; mais aussi et en même temps, forçage de l’essai, contrainte à
dépasser ses peurs et ses timidités, concentration sur ce que l’on fait. Il faut
donc pouvoir contraindre ET attendre. Tranquille certitude d’un côté  :
l’essai viendra, il ou elle s’impliquera, mais aussi et dans le même temps,
forçage et obligation de s’y mettre. Plus précisément souci que l’élève non
pas «  en finisse avec ses peurs infondées et imaginaires  », comme si nos
peurs n’étaient qu’imaginaires et absurdes, comme si rien ne devait nous
inquiéter jamais, mais plutôt qu’il puisse les surmonter, localement et non
pas en général et une fois pour toutes. Souci qu’il se risque donc et qu’il
sache qu’il a du temps, qu’il en voit d’autres se risquer, qu’il sache qu’il ne
sera pas puni de ses maladresses, etc.
 
Comment ces deux choses (l’attente, le forçage) sont-elles
simultanément possibles, et comment comprendre que l’école trouve son
pouvoir propre dans cet impouvoir autant que dans cette exigence ?
Nous avons déjà vu des éléments de réponse chez Alain comme chez
Montaigne. Chez le premier, c’est ce que j’ai analysé comme le travail de
reproduction de modèle, autour des idées de différence et de répétition.
Chez le premier, c’est la croyance en la « bonne nature » de l’enfant, c’est-
à-dire la croyance que les enfants, s’ils n’ont pas été dénaturés, sont pleins
d’élan, prêts à entrer dans le jeu des adultes, animés du goût de l’exercice et
du jugement.
On pourrait suivre chez différents auteurs la façon dont ils parviennent à
articuler ce double aspect, autant théoriquement, rhétoriquement que
pratiquement. En particulier, dans la tradition psychanalytique, c’est au
fond le dispositif même de la cure qui force : « on se retrouve la semaine
prochaine, je serai là à vous attendre » : le patient y pense, se prépare. Dans
la tradition de la pédagogie institutionnelle. Certainement aussi dans les
pédagogies ordinaires.
 
Nietzsche peut lui aussi nous aider à poursuivre nos analyses, en
particulier ses propos sur le travail de l’esprit du philosophe dans et grâce à
la maladie :

Exactement comme le fait un voyageur qui projette de s’éveiller


à une certaine heure et s’abandonne ensuite calmement au
sommeil  : de même, nous philosophes, à supposer que nous
tombions malades, nous nous livrons momentanément, corps et
âme, à la maladie – nous fermons en quelque sorte les yeux sur
nous-mêmes. Et de même que le voyageur sait que quelque
chose en lui ne dort pas, que quelque chose compte les heures et
le réveillera, de même nous savons que l’instant décisif nous
trouvera éveillés 27.

Nietzsche sait faire droit à nos moments de retraits et de maladie. Il


savait attendre, au moins qu’il fallait s’attendre. De nombreux enfants,
adolescents et adultes, nous pourrions dire, je crois, la même chose, à savoir
qu’ils se réveillent à la suite d’une longue absence, d’une longue maladie,
d’un long retrait. Quelque chose ne dormait pas en nous, quelque chose
attendait.
Mais de l’autre côté, il écrivait également :

L’étonnante réalité est que tout ce qui existe ou a existé sur terre
en fait de liberté, de délicatesse, de magistrale assurance, que ce
soit dans la pensée, dans le gouvernement, l’art de parler ou de
convaincre, ne s’est jamais développé aussi bien dans l’ordre
artistique que dans l’ordre moral que grâce à la « tyrannie » de
ces lois arbitraires ; c’est là, selon toute apparence, que se trouve
la « nature » et le « naturel », et non pas dans le laisser-aller 28.

Que dit ce second passage  ? On pourrait l’entendre comme la


traditionnelle critique, fréquente chez les philosophes, de l’opposition entre
contrainte et liberté. Mais l’argument touche plus concrètement, comme une
critique d’une sorte de mauvais œil que nous aurions sur nos actions. Nous
n’aimons, nous ne valorisons, que ce qui nous vient spontanément,
naturellement, et nous avons une sorte de mauvais œil pour les actions
contraintes, comme si elles ne venaient pas de nous, comme si surtout elles
n’étaient pas nous.
Certes, les artistes nous montrent le contraire. Mais l’idée me semble
plus simple ou plus basique ; il n’est pas tout à fait exact de dire que seuls
quelques individus géniaux seraient capables de dépasser l’ennui des règles.
C’est une idée nettement plus simple, plus commune : l’enfant « s’embête »
à marcher sur un fil  ; on l’«  embête  », en lui disant de faire effort, on le
contraint régulièrement à revenir sur cet exercice ; pour finir il réussit. Ici
on ne voit absolument pas pourquoi il aurait un mauvais œil sur ce qu’il a
fait par contrainte  ; on ne voit vraiment pas pourquoi il dévaloriserait ce
qu’il fait à la suite d’un long effort, et sous prétexte que sa réussite résulte
d’un effort ou d’une contrainte. Il n’y a aucune raison ici d’avoir un
mauvais œil sur cette contrainte. Le professeur ainsi force, parfois
longuement, et l’enfant se découvre alors des habiletés qu’il ne pensait pas
avoir et dont il peut jouer. Ce n’est pas simplement la réussite qui est visée,
mais qu’il puisse faire quelque chose de l’objet avec lequel il est mis en
interaction. Cette expérience-là me semble décisive : l’expérience au fond
rétrospective où je m’aperçois que désormais je peux faire ce que je ne
pensais pas pouvoir faire. Non seulement je peux faire, mais je peux aussi
sentir une certaine habileté : je peux faire diversement, et jouer avec ce que
j’ai appris.
Plus fondamentalement, me semble-t-il, et ce point mériterait un plus
ample développement, cette thèse pourrait être reformulée de la façon
suivante : il n’est pas exact que ce que nous faisons sous pression, dans le
sentiment d’une certaine pression interne et externe, et donc sans calme et
sans sérénité, soit pour autant mauvais, mal, à rejeter. C’est parfois dans
l’urgence, et avec elle, que nous pensons bien et même faisons bien. L’enjeu
de l’école est de faire faire l’expérience de cela, sans s’en émouvoir. Elle est
surtout de nous apprendre à remettre en cause le dualisme moralisant et
souvent autonormatif du naturel et du contraint.

*
*     *
On se fait une curieuse et bien pauvre idée de la compétence lorsque
l’on suppose que le propre de l’individu compétent serait en quelque sorte
de savoir à l’avance à quoi il a affaire et ce qu’il a à faire. De nombreux
auteurs, anciens (les stoïciens et la thématique de «  l’athlète de
l’événement  »), modernes (Y.  Clot) l’ont souligné, la compétence a un
rapport essentiel à l’inattendu, elle est une capacité de faire face à
l’inattendu, sur le fond d’un savoir accumulé dont nous ne disposons pas
explicitement. Cette formule de Dewey, où il cherche à expliciter ce qu’il
nomme la méthode individuelle du penser, et qu’il nomme confiance, dit
bien ce qu’est la compétence  : «  La confiance dénote la droiture avec
laquelle on va vers ce que l’on a à faire. Elle dénote non la confiance
consciente dans l’efficacité de ses capacités, mais la foi inconsciente dans
les possibilités de la situation. Elle signifie s’élever à la hauteur de la
29
situation . » Je reviens plus longuement sur cette citation dans le chapitre
suivant.
Dès lors nous voyons bien la conclusion  : l’essai, l’initiative, est
l’expression même de cette confiance dans la situation, et j’ai cherché ici à
construire la thématique d’une subjectivité comme confiante. Qu’est-ce
donc et comment se construit, selon quel type de pratique une subjectivité
capable d’essai et d’initiative  ? C’est cette question que j’aurai analysée
tout au long de ce second chapitre. Et de même que pour la subjectivité
douteuse du premier chapitre, on pouvait deviner que ce chemin était semé
d’embûches, de même ici j’ai cherché à montrer que ce chemin n’était pas
tout à fait simple et qu’il devait se tracer contre d’autres modalités
relationnelles. En particulier j’aurai insisté sur le fait que l’obstacle majeur
tient à un certain imaginaire de la compétence qui en fait nous tue, nous fige
et nous inquiète tout au long. Il faudrait être impeccable et tout ce qui ne
l’est pas est mauvais. Pourtant, nos essais montrent autre chose : ils sont, ils
sont bien là, ils sont nous en tant qu’ils révèlent une puissance d’initiative ;
ils sont aussi dans la mesure où nous les reprenons, les accompagnons, les
portons à plus de consistance interne. J’aurais également insisté sur le fait
que cette subjectivité essayeuse, ou cette révélation de notre puissance
d’agir, n’est pas donnée spontanément : il faut y être forcé (Alain), et il faut
aussi attendre longuement (Nietzsche). Là encore, comme dans le cas de la
réflexion c’est aussi le motif et le rapport à un certain vide qui définit la
subjectivité comme telle.

1.  Montaigne, Michel de, Les Essais, Paris, Arléa, 1992, I, 26.
2.  Ibid.
3.  Montaigne, Michel de, op. cit., I, 26.
4.  Alain, Propos sur l’éducation. Pédagogie enfantine, Paris, PUF, 1986, VI.
5.  Ibid.
6.  Ibid.
7.  Ibid.
8.  Alain, Pédagogie enfantine, op. cit., leçon 15.
9.  Ibid. Je souligne.
10.  Alain, Propos sur l’éducation, op.cit., no 29.
11.  Ibid.
12.  Alain, Propos sur l’éducation, op.cit., 37.
13.  Alain, Propos sur l’éducation, op.cit., leçon 16.
14.  Dewey, John, Éducation et démocratie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 249.
15.  Gilles Deleuze spécifiait un âge moderne de l’esthétique en disant que la forme n’y
commandait plus. Ce qu’il fallait alors c’est examiner ce par quoi les premiers essais
« consistent », ou ont de la consistance. C’était là une façon de systématiser cette expérience de
l’essai. Voir « De la ritournelle », dans Deleuze, Gilles, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille
Plateaux, Paris, Minuit, 1995.
16.  Jérôme Bruner, Savoir dire savoir faire, Paris, PUF, 1990, p. 263.
17.  Ibid., p. 263.
18.  Ibid., p. 264.
19.  Ibid.
20.  Je souligne. Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude, Les Héritiers, Paris, Minuit 1964,
p. 110.
21.  Ibid., p. 111. Je souligne.
22.  Il est étrange, mais très important, que Pierre Bourdieu, au début de son œuvre (Les
Héritiers) mais aussi à la fin (son travail sur Manet) fit de ce travail d’exercices la bonne
pédagogie, et cela sans aucune réserve. À la fin des Héritiers il en appelle à une pédagogie
rationnelle qu’il définit par le souci de transmettre aux étudiants les habiletés nécessaires au
travail universitaire. Cette orientation s’explique dans son texte par le constant mépris des
professeurs à l’égard des questions pédagogiques. À l’université, dit-il, il n’y a pas, ou il y a
bien trop peu de temps consacré aux exercices, et à la répétition des exercices, en tant que c’est
ainsi, et seulement ainsi, que peuvent s’acquérir les habiletés universitaires. Il analyse
profondément les raisons qui font que les étudiants, comme les professeurs, s’entendent
implicitement pour ne pas donner du temps à ces exercices.
Mais dans un de ses derniers livres, nous retrouvons exactement le même propos et la même
confiance en une pédagogie des exercices. Donnant son propre témoignage de professeur il
écrit  : «  Quand j’enseignais et que j’avais des cas désespérés de garçons qui, du fait de leur
origine sociale, n’arrivaient pas à écrire, je leur disais  : “prenez une page de Kant pas trop
compliquée dans les Fondements de la métaphysique des Mœurs, ou une page de l’Avare de
Molière, etc., vous la prenez, vous la relisez et vous essayez d’écrire jusqu’à ce que vous fassiez
la même.” Et ils faisaient des progrès extraordinaires et très rapides dans l’écriture. Mais c’était
une posture tout à fait anormale. Nous sommes dans un enseignement du français qui est un
enseignement de la contemplation, qui repose sur une posture herméneutique et diacritique où il
s’agit de développer la capacité de discerner, de ne pas confondre Racine et Corneille », Manet,
Paris, Minuit, 2007, cours du 27 janvier 1999.
Lui qui fut si attentif aux questions d’inégalités et de leur reproduction dans l’école même,
pensait donc sans aucune hésitation que le temps d’exercice, où l’on s’efforce de refaire une
page de tel ou tel auteur soi-même, était bien le mieux à même de réduire les inégalités. Au
moins l’école cessait de renforcer leur jeu. Certes, à la différence d’Alain, il n’est ici attentif
qu’à la construction des habiletés, et pas vraiment à la dimension inventive de l’essai. En ce
sens, la pensée d’Alain me semble plus complète.
23.  Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude, op. cit., p. 112.
24.  Ibid., p. 113.
25.  Lacan, Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits 1,
Paris, Seuil, 1966, p. 93-100. Toutes les citations proviennent de ce texte.
26.  Clot, Yves, Le travail de l’homme, Paris, La Découverte 1995, p. 130.
27.  Nietzsche, Frédéric, Gai savoir, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, t.  V, 1967, Avant-
propos de la seconde édition, & 2.
28.  Nietzsche, Frédéric, Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard, Œuvres complètes, t. VII, 1971,
§ 188.
29.  Dewey, John, op. cit., p. 259.
CHAPITRE 3

Individu, subjectivation et culture

À bien des égards, on peut avancer qu’un des mots d’ordre essentiel de
la pédagogie contemporaine tient au souci de prendre en compte les
différences. Quelle que soit la diversité des perspectives ouverte par ce
souci, la question est de savoir comment la didactique peut enfin prendre en
compte les différences individuelles, et ainsi cesser de croire que les mêmes
modes d’enseignement conviennent à tous, que les mêmes objets intéressent
tout le monde, qu’il est essentiel de faire partager les mêmes buts.
«  Enfin  », car il est désormais admis que «  la pédagogie traditionnelle  »
aurait longtemps ignoré ces différences individuelles ainsi que toute cette
diversité d’intérêts que nous sommes et sur laquelle elle devrait maintenant
s’appuyer. Ainsi ne discute-t-on plus du droit de cette tendance, mais
simplement de ses modes de réalisation.
Il faudrait, en outre, que la didactique s’ouvre à nos différences sociales
et à la variété de nos styles psychologiques. Ainsi faut-il qu’elle prenne en
compte les attentes diverses et les pouvoirs divers des élèves selon l’origine
des milieux sociaux, plutôt que de prétendre qu’une même pédagogie
convient à tous alors qu’en fait elle ne sert que quelques-uns, déjà préparés
par leur milieu social. Il faudrait aussi qu’elle prenne en compte les
surdoués, mais aussi les sous-doués, et qu’elle adapte ses rythmes à ces
différences ; il faudrait qu’elle soit encore accueillante à toutes les formes
de handicap. Tout le monde semble l’exiger, et en particulier les familles.
Ainsi, les différences seraient données, et toute la tâche de la didactique
serait de les connaître assez bien pour faire avec chacun ce qui convient. Il
doit et il devrait y avoir une recherche et une connaissance capables de nous
dire ce qui convient au profil de chacun. Chacun de nous est porteur d’une
différence, chacun de nous est porteur de sa propre norme, et il s’agit pour
la didactique (mais pas pour la pédagogie, selon nos analyses antérieures),
d’en tenir compte.

La querelle du postmoderne

L’INDIVIDU « POSTMODERNE »

En un sens, nous pourrions dire qu’une telle exigence n’est pas


nouvelle. Au moins dès la Renaissance elle se fait entendre, à un moment
où se met en place la subjectivité moderne. Montaigne est certainement une
des sources de ce mouvement lorsqu’il écrit  : «  Ceux qui, comme porte
notre usage, entreprennent, d’une même leçon et pareille mesure de
conduire, régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce
n’est pas merveille si, en tout un peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine
deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline 1. »
Le fait est toutefois que cette tendance est aujourd’hui considérée
comme une tendance de nos sociétés postmodernes. C’est du moins ainsi
qu’elle est nommée chez les différents auteurs qui se sont efforcés de
l’analyser. Parmi eux nous retiendrons les analyses de Samuel Johsua dont
nous extrairons quelques coordonnées du problème concernant l’évaluation
de cette tendance.
Postmoderne est, selon lui, une société ou une époque, pour laquelle il
est devenu possible de dire  : «  Puisque l’école est faussement égale pour
tous, autant qu’elle soit clairement “différente”, “diverse”, puisqu’on ne
veut pas dire inégale 2.  » L’attention aux différences naît de la
reconnaissance que le projet égalitaire, dont l’école est un porteur
important, doit être abandonné. Si elle-même ne parvient pas à construire
un peu d’égalité, si elle fait même le contraire, alors il est nécessaire
d’abandonner le projet de l’égalité (Lyotard aurait dit le grand récit 3), et il
nous reste à laisser jouer les différences et à offrir un service éducatif dont
chacun, selon ses moyens, ses besoins et sa volonté, pourra s’emparer à sa
guise. Bien sûr, l’auteur souligne la proximité de cette perspective avec les
politiques ultralibérales. Derrière une telle perspective en effet se profilent
le désengagement de l’État du système éducatif et sa privatisation. Ainsi le
souhait d’une éducation calée sur les différences ferait-il le jeu de tendances
du néolibéralisme. C’est donc là une première coordonnée du problème.
 
Postmoderne serait aussi une société qui considérerait la «  forme
traditionnelle de l’école  » comme forcément hostile à toute subjectivation
authentique : « La fascination postmoderne pour l’émiettement postulé des
individus joue ici à plein. Quand la rationalité est d’un côté (toujours
trompeuse), la subjectivité est de l’autre (toujours authentique 4).  » Ainsi
donc, le goût des différences serait aujourd’hui attaché au souci de
l’authenticité, qui par lui-même, rentrerait en opposition frontale avec tout
élément de rationalité, tout élément institutionnel et a fortiori l’école.
Même si Johsua enracine cette opposition dans l’expérience de
l’adolescence, elle renvoie à ses yeux à une caractéristique de notre époque.
Là encore toutefois nous pourrions repérer chez Montaigne un tel sens
de la différence : « Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il
ne cherche rien », et de citer Sénèque à l’appui de cette affirmation : « Nous
ne vivons pas sous un roi  ; que chacun dispose de soi-même.  » Cette
tentation de centrer l’éducation sur l’individu n’appartient donc pas
seulement à nos sociétés postmodernes mais elle est plus vieille qu’elle. Il
faudrait donc être attentif à l’usage de la catégorie de postmoderne, qui
semble bien plus polémique que proprement scientifique 5.
Quoi qu’il en soit de ce dernier point, cet aspect des choses constitue
une deuxième coordonnée du problème  : le culte de la différence est la
valorisation de l’authenticité et la critique de tout élément de rationalité, de
toute institution ou prétention du commun 6.
 
Le troisième et dernier aspect de ces analyses touche le rapport au
savoir ainsi qu’à la norme scolaire. L’auteur critique la tendance propre de
notre époque à mettre fortement l’accent sur l’école comme lieu de
socialisation au détriment de lieu de transmission du savoir, une telle
insistance sur les questions de socialisation conduirait selon lui à ignorer les
enjeux de transmission du savoir. Cette transmission ne peut être alors rien
de plus qu’une modalité de reproduction des inégalités. Il écrit ainsi, dans
l’idée de reprendre et d’expliciter le discours qui aujourd’hui nous domine :

L’École ne peut aucunement être décrite, même partiellement,


comme transmettant des systèmes de savoirs et de techniques. Si
même ceux-ci se manifestent, il serait vain d’aller leur attribuer
une pertinence qui pourrait être attestée en dehors de l’espace
scolaire, sauf marginalement et toujours de manière secondaire.
(…) Que, selon une tradition de la sociologie américaine, on
juge positivement cette fonction d’inculcation de normes et de
positions sociales, ou que l’on s’en méfie, d’une manière
“critique”, cet effet de “socialisation”, bien qu’incontestable,
appelle pourtant une question  : s’agit-il de la socialisation (au
singulier) ou d’une parmi d’autres  ? Si elle n’est “qu’une”
socialisation, qu’est-ce qui la spécifie. Surtout, pourquoi
l’inculcation de ce système de normalisation nécessite-t-il
spécialement l’existence de l’École 7.

La troisième coordonnée du problème que je voudrais retenir ici


interrogerait le rapport exact entre le savoir et sa transmission d’une part, et
le souci de socialisation et normalisation d’autre part ? Si l’on a sans doute
tort, comme le montre Johsua, de subordonner entièrement la logique de
transmission du savoir à la logique de socialisation comme imposition de
normes, si cette subordination se paye d’un formalisme incapable
d’examiner précisément les manières de faire et de transmettre 8, il reste que
ces deux logiques ne sont certainement pas complètement indépendantes et
que la question pourrait être de se demander si et comment le savoir
parvient à faire la différence et à rendre possible un rapport à soi et aux
autres différents de la reproduction des positions et normes sociales. Quelle
échappée peut-il être et à quelles conditions  ? Comment pourrait-il
construire sa légitimité, une de ses légitimités au moins, en dehors de cette
échappée qu’il permet ?
 
Encore une fois ces éléments ne sont pas originaux et ce n’est pas à ce
titre que Samuel Johsua les expose  ; ils prétendent expliciter un certain
nombre de cadres mentaux qui seraient peu ou prou les nôtres, et qui
dessineraient notre époque et ses contraintes propres. S’ils sont rappelés
ainsi, c’est surtout pour être critiqués et dans le but, au moins chez cet
auteur, de recentrer la réflexion sur le commun des œuvres, et sur le souci
de l’étude des œuvres comme base essentielle d’une culture commune. On
retrouverait ainsi chez d’autres auteurs ces mêmes éléments et la même
critique 9. Non seulement les éléments, rappelés ici, mais aussi le jugement
de S. Johsua à leur propos expriment notre doxa, disposant les coordonnées
au travers desquelles nous semblons devoir poser la question des
différences et de leur prise en compte.
Toutefois ces problèmes ne sont pas nouveaux. Par là, il ne s’agit pas de
dire que cette ancienneté a été ignorée par cet auteur, mais plutôt de
modifier l’angle d’attaque du problème. Si l’on peut montrer que ce souci
de l’individu est plus ancien que ces analyses le prétendent, il y a fort à
parier que la question de l’articulation de l’individu à la culture et au
commun fut déjà repérée comme telle, et que cela donna lieu tant à une
réflexion sur les œuvres que sur l’individu. On y gagne un certain recul sur
cette question que nous croyons le nôtre et surtout ce problème paraît un
peu plus épais. Il ne saurait se réduire en aucune façon à un égarement
propre à notre époque qu’il s’agirait seulement de dénoncer pour le rectifier.
De plus, ce retour permet aussi de reprendre la notion même
d’individualité en posant la double question suivante. D’une part, que doit
être et comment doit être comprise cette individualité pour entrer dans une
telle opposition avec le commun ? D’autre part, comment comprend-on ou
a-t-on dû comprendre les œuvres pour qu’elles soient si étrangères aux
individus ? Bref, comment cette opposition se construit-elle et plutôt que de
réfléchir dans ce cadre, ne doit-on pas chercher à le réfléchir lui-même ?
Ce dualisme n’est certainement pas étranger à la question de la
transmission elle-même ou à ses modalités. Quelle est l’expérience que la
subjectivité fait et qu’on lui fait faire des œuvres, pour qu’elle se
comprenne elle-même comme hostile et étrangère aux œuvres ?
Si les réflexions sur l’éducation peuvent difficilement ignorer cette
référence à l’individualité et à sa différence propre, la question est de savoir
comment nous devons la penser. Est-elle en particulier réductible à la
mention d’une subjectivité authentique et jalouse de son authenticité ? Est-
elle réductible à cette méfiance ou même à ce rejet de toute
institutionnalisation commune ?
Est-il ainsi possible et à quelles conditions portant sur la culture, de
revenir sur l’opposition entre individu et transmission de la culture ? Quelle
forme de passage et de transaction peut-on penser entre ces deux pôles de
telle sorte que ces transactions et passages dessinent précisément le lieu
éducatif  ? Ni identité ni différence, mais passages. Ne peut-on, autrement
dit, penser à la fois le souci de l’individualité et de sa forme propre et cette
attention au commun ? L’un et l’autre sont-ils si opposés qu’on veut bien le
dire et est-il impossible de montrer que cette opposition est en fait
trompeuse  ? Certes, à la condition d’une détermination différente et de ce
qu’il nous faut entendre par individu et par commun ?
C’est dans une telle direction que les analyses qui suivent voudraient
s’engager en étudiant une certaine image de l’individualité pour laquelle il
ne semble pas que le rapport à la culture et à ses œuvres, soit tel qu’on le dit
aujourd’hui. Au fond, et pour le dire brièvement, il s’agit de montrer que
l’individualité n’est pas plus donnée qu’elle n’est un « moi » fixé sur lui-
même. Au contraire, elle doit être éduquée, non pas contre elle-même, mais
bien en elle-même et pour elle-même. La souveraineté, si l’on peut nommer
ainsi le but d’une telle éducation de l’individualité, n’est pas là au début,
mais est à faire.
 
Nous nous appuierons de nouveau pour commencer sur Montaigne, en
prolongeant les analyses antérieures sur l’essai. Puis nous montrerons qu’il
est possible de retrouver le fil de ces interrogations chez des auteurs
postérieurs et chez qui nous ne les attendrions pas, à savoir Kant et Dewey.

Le souci de l’individu chez Montaigne


dans l’essai I, 26 : indétermination relative
et mouvement princier
Si l’on trouve bien chez Montaigne, comme je le soulignais plus haut,
un attachement à la notion d’individualité, ou s’il admet bien que ce souci
est constitutif de l’éducation, les traits de cette individualité méritent
toutefois que l’on s’y arrête.
J’en soulignerai les traits suivants.

PLASTICITÉ DES INCLINATIONS

Le premier concerne une certaine idée de la nature enfantine.


Montaigne commence par dire que s’il est facile de donner naissance à des
enfants, il est beaucoup plus difficile de les élever : « Il y a peu d’industrie à
les planter  ; mais, depuis qu’ils sont nés, on se charge d’un soin divers,
plein d’embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir 10.  » Les
sentiments et postures qui accompagnent la naissance des enfants sont
d’une part la crainte, d’autre part ce que Montaigne nomme
« embesognement ». Dans la langue française, ce terme connote un certain
type de travail, ou un certain rapport au travail : une « besogne » c’est un
mode de travail fatigant et ingrat, peu gratifiant. Montaigne dit
« embesognement », comme si les parents ou éducateurs, se donnaient trop
de travail et en faisaient toujours un peu trop, sans vraiment que ce « trop »
les assure d’un «  mieux  » ou d’un «  bien  ». Tel est le problème de
l’éducation : nous ne sommes jamais bien sûrs du résultat et, par suite, nous
en «  faisons trop  », «  nous en rajoutons  » comme on dit en français, au
risque de mal faire.
À quoi tiennent ces deux attitudes ou postures  ? «  La montre
[manifestation] de leurs inclinations est si tendre en ce bas âge, et si
obscure, les promesses si incertaines et fausses, qu’il est malaisé d’y établir
aucun solide jugement (…) Les petits des ours, des chiens, montrent leur
inclination naturelle  ; mais les hommes, se jetant incontinent en des
accoutumances, en des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent
facilement.  » Ces phases peuvent sembler toutes simples  ; elles disent
néanmoins des choses assez importantes et surtout, rompent avec nos
manières ordinaires ou savantes de penser l’indétermination enfantine.
Il est dit tout d’abord que les parents sont devant une certaine
indétermination, et le problème pour eux n’est pas tant de la réduire que de
lui faire face. La norme ici est bien dans cette capacité d’endurer cette
indétermination, non d’instituer une fin. La différence «  n’est  » pas, elle
n’est pas donnée et il n’y a donc pas de sens à vouloir s’y adapter. On
croirait ici que Montaigne anticipe sur les thèses plus tardives, celles de
Fichte ou de Kant, pour qui, à la différence des animaux, l’homme n’a pas
de nature, est ce vide ou ce rien qui ouvre la liberté de son action et de son
œuvre, soit comme individu, soit comme humanité. Ce vide autoriserait tout
projet éducatif, et l’éducation même comme projet d’établissement ou
d’institution. On croit alors retrouver la possibilité de fixer des fins,
d’instituer. Mais ce n’est pas du tout ce que dit Montaigne.
 
Car, c’est le deuxième point, ce devant quoi se trouvent les parents ou
adultes, n’est pas rien  : ce sont, dit Montaigne, «  des inclinations  », des
inclinations qui non seulement sont plurielles, mais aussi obscures, qui plus
est incertaines et qui, enfin, aiment à se cacher et se déguiser. Nous sommes
ainsi devant une pluralité mouvante, le jeu de certaines inclinations.
Certaines apparaissent, mais comme timidement, sans trop savoir ce qu’il
adviendra d’elles-mêmes. D’autres se masquent, se cachent, sans doute
pour prospérer plus à l’aise, loin du regard social. Certaines apparaissent
pour disparaître ensuite et, parce qu’elles ont eu lieu, laissent alors la place
à d’autres. Bref, et comme on dit, l’enfant se cherche et, se chercher, c’est
s’essayer, « se tenter », mais aussi se dérober, se cacher, laisser seulement
voir ce qui est commun et ne nous engage pas, afin de se protéger.
Il n’y a pas simplement des inclinations profondes et d’autres
superficielles. Ce qu’il y a aussi, c’est une logique du masque et du
déguisement  : l’enfance tantôt se montre, tantôt se cache, et elle aime ce
jeu. Qu’est-ce que le soi, qu’est-ce que le self ? En suivant ces analyses, ce
n’est pas telle ou telle inclination, ni même l’ensemble de ces inclinations,
mais quelque chose comme leur jeu lui-même.
C’est ainsi l’ensemble de ce jeu qu’il y a à respecter, et non pas telle ou
telle inclination que l’individu serait.
 
Nous sommes renvoyés à une pluralité mouvante ou métastable, qui est
aussi le jeu de notre soi. On a là un concept de différence tout à fait
spécifique. Il n’y a nullement une donnée supposée claire et évidente ; il n’y
a nullement une connaissance de l’enfant et de sa nature propre. Il y a plutôt
un système métastable d’inclinations ou d’intérêts. La conséquence
immédiate que nous pouvons tirer de ce texte est double : d’une part, il est
impossible pour l’éducation de se fonder sur une « nature » qu’elle devrait
respecter. Mais, d’autre part, elle doit aussi pouvoir accompagner cette
individualité métastable et lui permettre ses jeux propres, ses essais et
tentatives propres, ainsi que son jeu de se montrer et/ou de se cacher à sa
guise. L’individu peut-on dire alors ou le soi, est une forme de tentation  :
être attiré par, être sollicité  ; s’essayer aussi, en suivant ses attirances. La
seule chose requise est alors qu’il aille au bout de ces tentatives, qu’il ne
s’arrête pas aux premiers essais, qu’il accompagne lui-même ses premiers
essais. Comment faire alors ?
 
Dans le chapitre sur l’essai nous avons vu le premier principe de cette
réponse : il s’agit d’abord de « mettre sur la montre », c’est-à-dire se donner
les moyens que l’enfant paraisse, se laisse voir, commence à marcher et
s’exprimer, dans cette allure déséquilibrée qui est la sienne. C’est bien parce
que nous ne savons rien de la nature enfantine qu’il faut se donner les
moyens de commencer, sinon à «  la voir  », ce qui n’a pas de sens pour
Montaigne, mais plutôt à saisir ses inclinations, ce à quoi elle tend, ses
mouvements ou tendances, et pour finir ses jugements.
Toutefois, la réponse qui sera l’objet de ses développements ultérieurs
surgit aussitôt après chez Montaigne : « Toutefois, en cette difficulté, mon
opinion est de les acheminer toujours aux meilleures choses et plus
profitables, et qu’on se doit peu appliquer à ces légères divinations et
pronostics que nous prenons des mouvements de leur enfance 11. »
Il est ainsi remarquable que Montaigne, dès qu’il pose la notion de
l’indétermination relative de la nature de chaque enfant, puisse trouver une
première réponse, ou au moins un premier élément de réponse, dans ces
« meilleures ou plus profitables choses », où l’on peut d’ores et déjà deviner
l’annonce des objets de culture. C’est comme si l’indétermination initiale et
son jeu trouvait là, dans ces «  meilleures et plus profitables choses  » son
«  bon objet  », ou l’occasion de se déployer sans se renier. C’est encore
comme si l’individualité se préservait elle-même dans ce rapport aux
meilleures et plus profitables choses.
Nous reviendrons plus loin sur ces premières caractéristiques tout à fait
importantes, mais auparavant, soulignons la position de Montaigne quant à
ces «  premières inclinations  ». Il dit que nous aurions tort de trop nous y
fier. Il vise sans doute ici nos propensions à très et trop vite repérer chez
l’enfant ce qui serait ses inclinations propres : « il ou elle aime ceci ou cela,
il ou elle est fait(e) pour ceci ou cela ; il ou elle tient de son grand-père et
grand-mère ; il ou elle a ou n’a pas la tête théorique, ou la tête pratique ».
Ces propensions à trop vite figer telle ou telle inclination viennent combler
l’incertitude de ce qu’est l’enfant et de ce qu’il sera. Elles nous rassurent
peut-être, mais il s’agit de ne pas trop s’y fier. Ce n’est pas pour autant que
Montaigne demande qu’on n’en tienne pas compte : elles sont peut-être une
première inclination et une inclination qui durera ou pourra se lier à
d’autres ; nous n’en savons rien. L’idée est qu’à les laisser se manifester, et
parce qu’elles se manifesteront et s’exerceront, alors elles pourront évoluer
et changer, se lier à d’autres, ou, à l’inverse, demeurer à l’état isolé. Il y a
donc bien des premiers « mouvements de l’enfant », mais nous aurions tort
d’y lire des signes de ce qu’il sera ou des signes de sa nature profonde
(pronostics ou divinations), des signes d’une nature sienne, d’un moi
profond et essentiel.
Enfin, ce motif d’un changement ou d’un développement de nos
inclinations ne concerne pas seulement les enfants mais l’âge adulte  :
«  Voyez Cimon, voyez Thémistocle, et mille autres, combien ils se sont
disconvenus en eux-mêmes. » La forme du changement de nos inclinations
n’est pas seulement le propre de l’enfance comme il nous fallait, à l’âge
adulte, avoir définitivement arrêté « notre nature ». Mais elle agit notre vie
durant en sorte que la question devient celle de la relative stabilité de nos
attachements.

UNE ÉDUCATION PRINCIÈRE : LA FRANCHE ALLURE

Le deuxième trait que je voudrais souligner concerne la forme


spécifique d’une éducation de l’individu. Montaigne est assez clair : ce que
l’on va éduquer c’est un prince. Non seulement son essai est adressé à une
princesse et lui parle de son fils, mais la norme éducative est une norme
princière  : «  votre enfant est un prince, vos enfants sont des princes.  »
Qu’est-ce qu’une éducation princière ? Que signifie une telle métaphore ?
À suivre Montaigne tout d’abord, un prince sera forcément un garçon :
«  … Ce petit homme qui menace de faire une belle sortie de chez vous
(vous êtes trop généreuse pour commencer autrement que par un mâle).  »
Certainement se marque ici une préférence relative des garçons (relative,
car il ne s’agit que du premier enfant, qu’il y aura une autre naissance). Et
sans doute aussi une préférence très inquiétante  : faut-il être moins
généreuse pour accoucher en premier lieu d’une fille  ? Comment
comprendre une telle affirmation ? L’élan, la « belle sortie » appartiennent-
ils seulement aux premiers ? Que dire alors des seconds ou des secondes ?
Peut-être trouvent-ils (ou elles) des chemins déjà frayés, qui leur permettent
une certaine réserve ?
Mais quoi qu’il en soit de cette question difficile, l’individualité a ici la
forme d’un mouvement spécifique : une sortie, une belle sortie, un certain
allant, une absence d’hésitation. Comme le dira Montaigne plus loin, le
mouvement qu’il s’agit de cerner est ce qu’il nomme une «  franche
allure  »  : «  on nous a tant assujetti aux cordes que nous n’avons plus de
franche allure. » Dans un tel propos, critique d’une certaine école, il s’agit
bien de dire qu’une norme de l’éducation devrait être le souci de cette
franche allure. La menace que fait peser l’école sur elle exprime bien
qu’elle devrait être objet de notre souci.
 
D’un point de vue formel, que peut-on dire de cette notion ?
D’abord, il faut dire qu’il ne s’agit pas tant d’une norme que d’une
image, qui peut nous guider. Cela induit plus de tolérance  : il n’y a pas
d’obligation de cette franche allure, elle peut être l’objet d’une attente qui
elle-même laisse place à des mouvements plus hésitants, ou encore à
l’absence de mouvements, à de longues ruminations internes, d’où pourront
s’élever des mouvements –  comme nous y avons insisté dans le chapitre
précédent.
À travers cette expression cependant, Montaigne semble mettre en
valeur deux choses. D’abord, une certaine spontanéité, un mouvement qui
se fait de lui-même, une initiative ou une « naissance » ; une façon, non pas
tant d’être jeté dans un monde problématique et difficile, obscur, incertain,
mais plutôt d’y aller, comme si le monde était un terrain d’exercice naturel
et allant de soi pour nos mouvements et entreprises, ou susceptible de
s’accorder avec nos premiers mouvements. Ensuite, une certaine rectitude
des mouvements initiaux. Le mouvement franc est un mouvement direct,
rectiligne, non contourné, sans détour, et en ce sens sans crainte et sans
appréhension. Un mouvement franc ne s’embarrasse pas de difficultés,
doutes, précautions, voire contorsions ; bien au contraire, il va directement.
Ce n’est pas qu’il ignore que le paysage peut être difficile, ce n’est pas qu’il
ignore difficultés et attentes, mais il tranche, trouve des passages, trouve des
chemins, témoigne d’un certain allant. Nous disons ainsi «  aller droit au
fait », par quoi nous visons autant une certaine spontanéité du mouvement
que la rectitude de ce mouvement, capable d’atteindre son but.
Comme on le devine, cette expression joue à un double niveau. Elle dit
à la fois un type de spontanéité et de mouvement (droit, direct) et un type
d’attitude ou de posture plus morale, au sens ici de psychique (une certaine
confiance autant en soi-même que dans le monde et dans autrui dont nous
pensons qu’il n’est pas tant là pour nous corriger que pour nous reprendre et
qui en tout cas n’est pas notre ennemi). Cette franche allure exprime que
nous avons confiance dans ce monde, que nous y sommes comme chez
nous, que nous ne craignons pas de nous y mouvoir, qu’il peut peut-être
bien nous surprendre, mais pas nous être hostile ou intrinsèquement ou
généralement hostile. Je ne suis pas ici un étranger et ce monde est mon
monde. Un enfant de prince est bien porté à penser que «  le monde lui
appartient », qu’il n’est pas étranger à ce monde, qu’il y a une connivence
ou convenance native entre ce monde et lui-même, qu’il peut donc s’y
mouvoir sereinement.
C’est un peu comme disait Socrate : « De quel pays es-tu citoyen ? » lui
demandait-on. Du monde, répondit-il. Cela voulait dire que tout un chacun
lui était comme ses concitoyens proches, ou ses familiers. Il tenait ainsi le
monde pour « son pays », son milieu.
Ce qui qualifie l’éducation comme princière est cette présupposition de
la franche allure, la présupposition que nos mouvements spontanés sont
bons, qu’ils ne sont pas fautifs dès l’origine ou marqués de l’échec, et qu’ils
n’ont pas autrement dit à être redressés, mais seulement repris, corrigés,
densifiés. L’enfant prince est un enfant non timide, non craintif, nullement
anxieux de ses mouvements et essais, mais prêt au contraire à les reprendre
et les porter plus nettement et mieux. Tout l’enjeu est de pouvoir se
redonner un tel enfant ou un tel mouvement.
Il me semble que tout professeur expérimente rapidement qu’il est
difficile, en situation scolaire, de redonner cette franche allure à ceux qu’il
enseigne. Il n’est pas facile, loin de là, de retrouver sa puissance de faire ou
de penser lorsqu’on diversifie les situations d’apprentissage devant vous  ;
lorsque par exemple on vous demande de sauter en hauteur ou de propulser
trois kilogrammes au loin ou lorsque l’on vous demande de bien dire un
poème ou de reprendre vous-même telle idée de Kant. Lorsque vous avez
affaire à toute une classe, qui vous regarde et vous attend. Difficile mais pas
impossible me semble-t-il, comme la moindre attention aux travaux des
élèves le montre, dès lors qu’ils ont eu l’occasion de faire effectivement
quelque chose par eux-mêmes sans songer constamment qu’ils vont être
évalués et «  qu’ils doivent bien faire  ». Retrouver, redevenir capable
d’initiative devant, et avec des matériaux culturels n’est pas facile mais
nullement hors de portée. C’est aussi la condition de l’éducation : « essaie,
nous verrons bien. » Ainsi le professeur fait-il aussi l’expérience que c’est
bien à la retrouver, et lorsque l’enfant ou l’élève se met à juger du matériel
qui lui est proposé, à y faire des choix et ainsi à s’y trouver, que l’éducation
peut vraiment commencer. Sans doute ne s’agit-il pas de pouvoir reprendre
tout et tout de suite  : cela fait partie du processus éducatif de savoir que
parfois la reprise demande du temps, demande de la rumination ou de la
persévérance et souvent justement les élèves n’ont pas trop le temps de
cette attente. Cela fait partie aussi du processus éducatif que d’attendre que,
par-delà, mais aussi grâce à de longues hésitations, de longues timidités,
quelque mouvement propre naisse et se porte au travail.
Comme nous l’avons déjà souligné, la notion d’essai ne se confond pas
avec l’immédiateté. Ce qui rend impossible l’éducation, c’est le retrait et la
timidité, non pas bien sûr comme fait des élèves, mais fait de la relation
éducative même et bien entendu du social. Aucune naturalité ici, aucune
évidence et la timidité est bien ce dont il y a à se sortir. C’est cela, me
semble-t-il, une éducation princière et il n’est nullement certain que, au sein
des familles, le partage de celles qui élèvent des princes et de celles plus
soucieuses de conformité, recoupe les distinctions sociales.
 
 
 
Comment analyser plus avant cette expression et s’efforcer de saisir son
sens autant que ses conditions ? C’est chercher à voir comment elle se relie
au social.

Le rapport au monde
La thématique générale à travers laquelle Montaigne pense ce lien au
monde s’exprime dans son expression du «  commerce des hommes  », par
quoi on peut entendre aussi bien fréquentation et familiarité, qu’échange.
L’éducation s’effectue selon lui dans ce cadre en sorte que cette allure
princière entre aussitôt en relation, et est située dans un monde où son
éducation se fait. Il n’y a donc pas de sens de la séparer de cette « ouverture
au monde ». Peut-on en dessiner certains aspects ?
Il me semble que l’on peut extraire du texte de Montaigne, les trois
déterminations négatives suivantes.

LE RAPPORT AUX RÈGLES

La citation donnée plus haut met d’abord l’accent sur le fait que la
franche allure n’est pas nécessairement hostile aux règles. Comme le dit
Montaigne, le problème ne vient pas tant des règles elles-mêmes, que du
rapport aux règles : « on nous a tant assujetti aux règles que nous n’avons
plus de franche allure. Notre vigueur et liberté s’est éteinte. » Cette formule
ne critique pas l’existence même de règles, ni même notre rapport aux
celles-ci, mais un certain rapport à elles. Excessif, trop constant ou
systématique. Un usage tel que nous en finissions par penser que nous ne
pouvons bien faire qu’à suivre les règles ou encore que si nous laissons aller
nos propres initiatives, nous ferons forcément mal. Dans un tel cadre, les
règles ne sont pas ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour faire et
commencer à construire notre activité, elles sont plutôt des règles qui nous
disent par avance ce que doit être le résultat de nos actions. Elles
deviennent ainsi particulières et objectales, et non plus générales et
directionnelles. Elles ne sont plus des conseils à la fois généraux et précis,
qui nous permettent de nous lancer nous-mêmes dans l’activité, mais sans
nous dire pour autant à quoi doit ressembler notre travail. Dans le principe,
il n’y a donc en aucune façon exclusion mutuelle entre règle et prise de
risque. Dans de nombreux cas on peut même attester du contraire  : c’est
bien la détermination de quelques règles générales ou directions et
précautions particulières, qui permettent un risque effectif, ou de faire par
soi-même sans être trop embarrassé d’autres choses. C’est seulement d’un
certain point de vue qu’il peut y avoir exclusion mutuelle entre règles et
prise de risque, et ce point de vue est ce que nous anticipons comme
conformisme.
Quoi qu’il en soit, cette allure princière n’est pas hostile aux règles.

LES HÉSITATIONS

Il faut mentionner également que si Montaigne met l’accent sur cette


forme d’allure, il se montre très attentif aux « allures de l’essai » telles que
nous les avons analysées dans notre chapitre 2. Il disait toute l’importance
de pouvoir suivre et accompagner les allures puériles, chaotiques, difficiles,
lentes de l’enfance. S’il insiste donc sur la franche allure, comme
spontanéité et mouvement direct, ce n’est pas au prix d’effacer tout rapport
aux hésitations, aux déséquilibres, aux incertitudes des premiers
mouvements. Mais justement, l’enfance est pour lui cette spontanéité qui ne
craint pas de trébucher, qui vise, pourrait-on dire, plus loin, ne craint pas
d’entreprendre et de se reprendre. Il n’y a pas d’hésitations mentales mais
des mouvements hésitants, qui essaient, se corrigent, se reprennent,
s’ajustent, se développent. S’il y a une réflexion, elle n’est pas seulement
préalable, mais elles accompagnent ces essais ou tentatives différentes. En
ce sens, la notion de franche allure n’implique pas du tout une certaine
croyance qu’il y a quelque chose comme des voies royales, parfaitement
rectilignes et s’il faut retenir le motif d’une ligne droite, c’est plutôt une
succession de traits droits, une ligne brisée, qui certes suit sa course. S’il y a
bien une confiance et en nous-mêmes et dans le monde, celle-ci n’exclut
pas la reprise, ni les chemins de traverses.

LA CRITIQUE DE L’AMOUR-PROPRE

En troisième lieu, Montaigne est tout à fait soucieux de dissocier cette


allure de l’orgueil ou amour-propre. Quelques pages plus loin il commence
par souligner une des orientations générales de l’éducation de ce
mouvement qui tient aux relations aux autres  : «  Dans cette école du
commerce des hommes, j’ai souvent remarqué ce vice qu’au lieu de prendre
connaissance d’autrui, nous ne travaillons qu’à la donne de nous et sommes
plus en peine d’employer notre marchandise que d’en acquérir de
nouvelles 12. » Il s’agit donc de replier la connaissance vers nous-mêmes et
vers un certain souci de soi-même. En cela on doit pouvoir se défendre de
l’amour-propre : « On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa
suffisance, quand il l’aura acquise ; à ne se formaliser point des sottises et
fables qui se diront en sa présence, car c’est une incivile importunité de
choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. Qu’il se contente de se
corriger soi-même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu’il refuse à
faire, ni contraster aux mœurs publiques. “On peut être sage sans
ostentation, sans arrogance (Sénèque, Lettre à Lucilius). Fuie ces images
régenteuses et inciviles, et cette puérile ambition de vouloir paraître plus fin
pour être autre, et tirer nom par répréhensions (critiques) et nouvelletés.
Comme il ne convient qu’aux grands poètes d’user des licences de l’art,
aussi n’est-il supportable qu’aux grandes âmes et illustres de se privilégier
au-dessus de la coutume 13. »
Ainsi on peut savoir sans ostentation, sans montrer que l’on sait.
Normalement, cela se verra dans les actions et dans les œuvres. Il s’agit
donc d’éduquer à une certaine réserve par rapport à l’usage de notre savoir.
Celle-ci ne s’accroît pas du fait que nous nous efforçons d’en persuader
autrui.
Mais il s’agit aussi de se défaire d’un certain souci d’originalité qui tient
à l’amour-propre  : «  tirer nom  » comme dit Montaigne. Il en voit deux
formes majeures  : mise en avant de notre esprit critique comme souci de
régenter ou corriger les autres, attention aux seules nouvelletés, comme
souci de se distinguer des idées communes. Dans les deux cas, aussi bien le
jugement critique que le goût des choses nouvelles, il s’agit plutôt de les
retourner sur nous et de voir comment nous pouvons en user  : «  qu’il se
contente de se corriger soi-même. » C’est là une ligne constante du travail
que Montaigne faisait pour lui-même : reprendre en autrui, et grâce à autrui,
mes propres fautes, plutôt que de tenter de corriger autrui, en s’oubliant soi-
même. Pour l’éducation, Montaigne écrit : « Qu’on lui fasse entendre que
de confesser sa faute qu’il verra en son propre discours, encore qu’elle ne
soit aperçue que par lui, c’est un effet de jugement et de sincérité, qui sont
les principales parties qu’il cherche  ; que l’opiniâtrer et contester sont
qualités communes, plus apparentes aux plus basses âmes ; que se raviser et
se corriger, abandonner un mauvais parti sur le cours de son ardeur, ce sont
qualités rares, fortes, et philosophiques. » La nouveauté, comme la critique
sont donc rapportées à soi-même et plus précisément à son discours ou
jugement.
 
L’éducation princière cultive donc une certaine forme de retour à soi et
de travail sur sa propre nature. Elle se tient à distance de toute suffisance,
du fait d’être articulée au souci de soi-même, au souci de son propre soi.
Elle ne recherche pas une certaine originalité liée à la critique du jugement
d’autrui et du goût pour le nouveau. L’enjeu n’est pas tant le moi, que la
possibilité même d’agir, de faire et de se sculpter.
Reste que, et Montaigne ne l’ignore nullement pour lui-même, il s’agit
aussi de reconnaître l’ardeur et la spontanéité de nos mouvements propres.
La subjectivité qu’il vise réside dans un pouvoir de reprise de soi, ou de
reprise en soi de l’altérité.

INVENTION ET FATUITÉ

C’est la raison pour laquelle il ne faut pas trop « moraliser » la question


et vouloir à tout prix séparer, réellement, la franche allure d’une certaine
prétention qui lui est en effet attachée. La franche allure, le goût des
solutions directes ne peuvent, me semble-t-il, être distingués de certaines
prétentions qui sans doute n’ont pas lieu d’être trop excessivement
critiquées et qui ne sont pas forcément très graves.
Cet « allant », « cette franche allure » me paraît pour partie équivoque.
D’un côté, elle exprime le mouvement d’une certaine spontanéité, qui
trouve ou pense trouver et qui, ce faisant «  va son chemin  », avance ses
propres choix et réponses, se persuade d’une certaine convenance entre elle-
même et le milieu où elle se développe. Mais elle témoigne aussi d’une
sorte de prétention : « on s’y croit », comme on dit en français. L’individu
se dit qu’il a trouvé, il en est heureux et fier, il s’imagine aussi qu’il est le
premier à avoir trouvé, il pense que ce qu’il fait ne peut que plaire à ceux à
qui il va le montrer. L’invention est ainsi solidaire d’une certaine joie
démonstrative.
Ici l’activité prend une dimension un peu spectaculaire  : elle est faite,
sinon pour, du moins devant un autre, à qui l’on montre ce que l’on a fait.
Nous sommes alors tout excités à l’idée de montrer ce que l’on a fait, tant
nous croyons le découvrir, tout autant que de montrer l’excellence de son
auteur, c’est-à-dire de nous-mêmes. L’enfant commence à marcher, et il
regarde alentour si on le félicite, il attend cela, et se rassure à l’excellence
de son moi. Il est ainsi une sorte de prince, ou de princesse, qui à la fois fait
bien et se persuade d’être quelqu’un de tout à fait extraordinaire.
Ainsi la notion de franche allure me semble-t-elle solidaire, d’une part
d’une certaine spontanéité autant que de la joie qui nous fait trouver notre
chemin hors des embarras auxquels nous sommes confrontés, mais aussi
d’une activité qui se montre et jouit d’elle-même sous le regard d’un autre,
d’un public et s’assure ainsi parfois non seulement d’elle-même, mais de
l’excellence de celui qui la conduit. L’enfant se prend ainsi pour un prince,
forcément un prince ou une princesse, là pour faire des choses notables,
exceptionnelles, belles ! Le prince aime à parader et son initiative se double
d’une fierté, d’un plaisir pris à soi-même, et par suite d’un certain orgueil
ou d’une certaine prétention.
Loin que cette équivoque ne concerne que les enfants, elle touche aussi
la vie adulte. Essayer, tenter quelque chose me semble ainsi solidaire d’un
«  s’y croire  ». Tout inventeur pense peut-être que son invention va
révolutionner le monde entier, et modifier des habitudes trop longtemps
enracinées. Inventerait-il, s’il ne croyait pas en lui-même  ? Steve Jobs ne
s’imaginait-il pas révolutionner les esprits en inventant les produits qui
firent sa gloire ? Les philosophes, les poètes, les révolutionnaires, au moins
certains d’entre eux, ne lient-ils pas leurs œuvres à des projets des plus
grandioses  ? En finir avec toute une longue tradition de pensée, toute la
métaphysique passée par exemple ; en finir avec des manières de penser et
d’être qui nous encombrent depuis des siècles, qui nous aliènent ! Pourtant,
ce sont normalement les gens les plus méfiants, ou les plus vigilants quant à
la portée exacte de leurs entreprises diverses. Qu’eux-mêmes se laissent
emporter par un tel souci de gloire, une telle croyance, indique que cela
vaut a fortiori pour d’autres.
Le mouvement même de l’invention est un mouvement porteur : on s’y
croit, on se persuade que l’on a découvert là quelque chose de tout à fait
notable. Le sentiment même que l’on invente me semble lié à la propension
de l’individu, à «  s’y croire  », et même au mouvement de quelque
prétention. Que les enfants y soient tout particulièrement exposés, n’est-ce
pas au fond une chose non seulement fréquente mais aussi nécessaire. Qui
voudrait à l’inverse qu’on fasse sentir aux enfants le ridicule de leur
prétention ? Justement, la famille, puis l’école sont là pour accueillir leurs
premiers pas autant que leurs premières prétentions. L’une et l’autre ne
confrontent pas encore les œuvres des enfants à celle du monde. Comme
Hegel le notait, elles commencent à le faire, et commencer à le faire c’est
partager cette joie des réussites. Certes, les enfants redécouvrent des choses
connues avant eux, néanmoins ce sont eux qui croient les découvrir, et ce
sentiment est peut-être nécessaire à l’appropriation des savoirs et
compétences qu’ils ont à retrouver  : s’ils ne pouvaient se dire qu’ils
inventent ce savoir ou le recréent, quelle motivation pourrait leur rester ? Le
plaisir de découvrir, et de découvrir soi-même, a une grande force de
motivation. C’est une telle prétention que l’on doit pouvoir recevoir aussi,
sans s’en inquiéter outre mesure. Dans la mesure même où le savoir va
s’étoffer et s’élargir, ce goût ou cette prétention de l’invention vont se
réguler. Dans la mesure même où ces inventions vont se reprendre, se
refaire dans des contextes différents, elles vont s’étoffer et se relier à tout un
ensemble de conditions : le moi ne sera plus responsable, directement, mais
l’ensemble des objets, personnes que l’on pourra utiliser et qui nous
permettent, comme autant d’outils, de mener à bien nos activités. Il serait
dommage qu’à la fin de l’école cette sorte de prétention n’existe plus, car
nous en avons besoin et il n’y a aucun mal particulier en elle.
LE GOÛT DE L’ADVERSITÉ

Ce qui va régler cette franche allure, c’est aussi le goût de l’adversité.


Après le passage commenté sur l’amour-propre, Montaigne évoque
dialogue :

On lui apprendra de n’entrer en discours ou contestation que là


où il verra un champion digne de sa lutte, et là même à
n’employer pas tous les tours qui lui peuvent le plus servir.
Qu’on le rende délicat au choix et triage de ses raisons, et aimant
la pertinence, et par conséquent la brièveté. Qu’on l’instruise
surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt
qu’il l’apercevra  ; soit qu’elle naisse dans les mains de son
adversaire, sot qu’elle naisse en lui-même par quelque
ravissement. Car il ne sera pas mis en chair pour dire un rôle
prescrit. Il n’est engagé à aucune cause que par ce qu’il
approuve 14.

L’entrée en conversation et le dialogue suivent une règle : pas plus qu’il


n’est nécessaire de régenter autrui ou de vouloir l’impressionner par des
« nouvelletés », il s’agit de n’entrer en conversation qu’avec un champion
digne de sa lutte.
Une telle affirmation peut surprendre, mais elle ne dit pas autre chose
qu’une règle naturelle des sports d’affrontement : les joueurs de ligue 1 ne
vont pas jouer avec ceux de division d’honneur, non pas par mépris, mais
parce que la partie n’aurait pas lieu. Si l’on veut que la partie ait lieu, alors
une de ses conditions est la relation d’égalité. Il en va de même pour le
dialogue, compris ici comme une sorte de jeu qui a pour fin l’exercice
même de notre jugement. Autrui devient ainsi un partenaire de jeu et non
pas celui que l’on cherche à réduire.
Montaigne mentionne également la nécessité d’une certaine réserve : il
ne s’agit pas de tout dire, ou d’utiliser tout ce que nous savons, mais
d’utiliser ce qui est nécessaire pour la conversation. Préférer la pertinence et
la relation, plutôt que l’exposition même du savoir ou de son savoir.
Enfin, le côté actif du dialogue argumenté est équilibré dans un rapport
à la vérité, qui n’est pas conçue ici comme produite seulement par les
arguments des dialoguistes, mais plutôt comme « surgissant » de leur lutte
même. Parfois la « presse des arguments » nous conduit à avancer certaines
propositions, ou même comprendre soudainement quelque chose, qui nous
semble alors la vérité, et peut-être faut-il le temps alors de digérer ou
d’appréhender cette vérité nouvelle.
 
Sans doute faudrait-il aller plus loin et se demander ce que nous devons
faire lorsque l’autre triomphe de nos arguments, ou bien lorsque nous
jugeons important de nous opposer à des thèses exprimées de façon faible et
péremptoire : faut-il toujours abandonner le terrain, surtout si ces thèses ont
pour elles la force de l’opinion et du nombre ? Montaigne, connaissant cette
tentation, déplorera pour lui-même de se laisser aller trop souvent à des
conversations impossibles. Reste que le rapport au social autant qu’à une
certaine culture nourrie ici de la recherche et du goût pour les arguments
pertinents, mais aussi du plaisir même de ce type de conversation avec des
égaux, fournit à Montaigne le cadre normatif d’un certain rapport au
monde, et d’une des modalités de ce rapport – distincte par exemple de la
lecture des livres anciens.

LA NAISSANCE DE LA VALEUR

Enfin, et ce dernier point semble également tout à fait important, la


culture de cette franche aller ou de ce caractère princier, est solidaire d’une
critique de la valeur. « On l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux
partout ; car je trouve que les premiers sièges sont communément saisis par
les homes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent
guère mêlées à la suffisance. J’ai vu, pendant que l’on s’entretenait, au haut
bout d’une table, de la beauté d’une tapisserie ou du goût de la malvoisie, se
perdre beaucoup de beaux traits à l’autre bout 15. »
Montaigne ici, dans son langage imagé, suggère donc que notre regard
évaluatif est en quelque sorte capté par ce qui a déjà de la valeur ou ce qui
est supposé en avoir : ainsi notre attention va-t-elle à ce qui brille et reluit
(le haut bout d’une table, là où les personnes les plus en vue se trouvent), et
ce mouvement est commandé par la réputation sociale des personnes (les
premiers sièges). Contre cette tendance fâcheuse, il invite son élève et son
précepteur, à détourner le regard, à aller vers ce qui ne brille pas. Ce point
est tout à fait important, dans la mesure où, du même coup, c’est nous-
mêmes qui nous découvrons comme porteur et créateur de valeur.
Montaigne en effet ne dit pas que ce qui est discret, retiré, peu connu a de la
valeur, tandis que ce qui brille n’en a pas toujours, il s’agit plutôt de
recentrer sur nous-mêmes le mouvement créatif de valeur. À aller en des
terres inconnues, et peu reluisantes, c’est moi qui me trouve en position de
repérer d’autres valeurs, sinon de donner de la valeur. L’individu peut alors
se recentrer sur la naissance de ses intérêts et se découvre comme porteur de
valeur.
 
Il n’est donc pas tout à fait absurde de chercher à penser l’éducation
selon la norme d’un individu princier, de cette franche allure, spontanéité et
mouvement rectiligne. En même temps, l’analyse de Montaigne situe ce
prince dans l’horizon d’un monde social dessiné selon un certain nombre de
traits assez précis et importants  : le rapport à la règle, à l’orgueil, à
l’adversité et le souci de l’adversaire, le rapport enfin à la valeur et à la
possibilité d’en être soi-même la source. Pour appuyer cette double thèse,
nous montrerons qu’on la retrouve dans la postérité de Montaigne, et chez
des auteurs chez qui nous ne l’attendrions pas. Ce sera une façon de
souligner son importance à nouveau.
Qu’en est-il maintenant du rapport aux œuvres ?
Avant d’y venir, je voudrais montrer la relative postérité de cette
thématique d’un individu princier comme but de l’éducation.

Postérité montaniste

KANT : CRITIQUE D’UNE ÉDUCATION PRINCIÈRE ET CRITIQUE


DE LA TIMIDITÉ

Sans vouloir déployer toute la tradition qui commence ici 16, je voudrais
toutefois mentionner deux auteurs, dont la réputation n’est pourtant pas
d’avoir souscrit à quelque défense de l’individualisme. Mais si l’on montre
que l’un et l’autre furent pourtant attentifs à cette image de l’individu que
j’essaie de dessiner ici, alors on en aura d’autant mieux établi la légitimité.
Ces deux auteurs sont Kant et Dewey.
Cela pourrait étonner en ce qui concerne Kant, qui n’est pas
particulièrement connu pour avoir fait l’éloge de l’individualité, au sens où
nous l’entendons. Il y a même chez lui et dans ses réflexions sur
l’éducation, une critique de l’éducation princière  : «  C’est une faute
habituelle dans l’éducation des grands que de ne jamais leur opposer dans
leur jeunesse une véritable résistance, parce qu’ils sont destinés à
régner 17. » Ou encore : « Pour ce qui concerne l’éducation des princes, on a
bien souvent commis cette grande faute de ne point leur résister.  » Kant
poursuit avec cette image si importante pour lui : « Un arbre, isolé au milieu
d’un champ, croît en se courbant et étend ses branches au loin ; en revanche
un arbre au milieu d’une forêt, à cause de la résistance que lui opposent les
arbres qui sont à côté de lui, pousse droit et tend au-dessus de lui à la
lumière et au soleil.  » Cette image de la résistance sera reprise par Kant
pour penser la vertu de l’école publique (l’école où plusieurs enfants se
retrouvent) par rapport à l’école privée, pur préceptorat.
Le prince, l’enfant de prince, est donc l’enfant sauvage, qui ne rencontre
aucune résistance et par conséquent ne s’éduque pas. De là l’argument de
Kant en faveur d’une éducation publique qui, du seul fait que les élèves se
confrontent les uns aux autres, va cultiver leur mérite. On n’y a de valeur,
selon Kant, que par ce que l’on y fait. Nous avons vu comment Montaigne
était également attentif à ce point.
Pourtant, à côté de ce premier mouvement, il y en a un autre, où Kant
semble juger que le risque majeur de toute éducation est bien de rendre
l’enfant timide. Il y revient à plusieurs reprises tout au long de ses
remarques sur l’éducation, en particulier sous cette forme :

Ordinairement on crie aux enfants : “Tu devrais avoir honte, ce


n’est pas convenable, etc.” Mais cela ne devrait pas arriver dans
la première éducation. L’enfant n’a encore aucun concept de la
honte et de la décence  ; il n’a pas à avoir honte  ; par ce genre
d’admonestation on ne fait que le rendre timide. Il est
embarrassé à la vue d’autrui et se cache volontiers devant
d’autres personnes. De là naît une retenue et une dissimulation
fâcheuse. Il n’ose plus rien demander et cependant il devrait
pouvoir tout demander  ; il cache ses intentions et apparaît
toujours autre qu’il n’est, alors qu’il devrait pouvoir tout dire
18
franchement .

L’enfant devrait donc pouvoir tout demander, cela même est la


condition de sa franchise ou de sa spontanéité. Certes, Kant distingue le
dire, ou « le demander gentiment » du cri ou du caprice, qu’il comprend à la
fois comme désir vain et comme mode d’interaction non langagier (les cris,
les pleurs qui veulent influencer l’autre, et non simplement lui demander) et
tout l’enjeu pour lui est de montrer que la résistance que l’on doit opposer
aux enfants concerne la forme du caprice, non la demande comme telle. Il
n’en dit pas moins que l’enfant « doit pouvoir tout demander », et que cela
est la condition de sa franchise. Kant partage le même mouvement
d’analyse que Montaigne  : préserver une certaine franchise, tout en étant
attentif à sa distinction d’avec un certain orgueil ou suffisance princière.

DEWEY ET LES CATÉGORIES DE L’ACTION

Avec Dewey il est possible de poursuivre cette analyse et même de lui


donner une plus grande systématicité en la reliant à une théorie de l’action.
Nous nous appuierons sur un passage de Démocratie et Éducation, où
Dewey, après avoir analysé la méthode générale d’apprentissage (qui
revient à l’analyse de la notion de problème) en vient à ce qu’il nomme la
méthode individuelle, c’est-à-dire l’attitude nécessaire chez l’enfant pour
que l’éducation puisse aller son cours. Cette attitude se spécifie selon trois
aspects, dont le premier est ce que Dewey nomme la droiture.

Il est plus facile d’indiquer ce que l’on entend par droiture en


termes négatifs qu’en termes positifs. La conscience de soi, la
gêne et l’embarras sont les ennemis qui la menacent. Ils
indiquent qu’une personne ne s’intéresse pas directement à un
sujet. Il s’est produit quelque chose qui détourne l’intérêt sur des
questions secondaires. Une personne consciente de soi pense en
partie à son problème et en partie à ce que les autres pensent de
ses réalisations. L’énergie détournée signifie perte de capacité et
confusion des idées. Adopter une attitude n’est pas du tout la
même chose qu’être conscient de son attitude. Dans le premier
cas, il y a spontanéité naïve et simplicité. C’est le signe d’une
relation d’unité d’intention entre une personne et l’affaire dont
elle s’occupe. Dans le second cas, l’attitude n’est pas forcément
répréhensible (…) Mais ce besoin est occasionnel et temporaire.
(…) «  Confiance  » exprime bien ce que l’on entend par
«  droiture  ». Il ne faut pas le confondre cependant avec la
confiance en soi qui peut être une forme de conscience de soi ou
de « toupet ». La confiance ne s’applique pas à ce que l’on pense
ou sent concernant sa propre attitude  : elle n’est pas réfléchie.
Elle dénote la droiture avec laquelle on va vers ce que l’on a à
faire. Elle dénote non la confiance consciente dans l’efficacité de
ses capacités, mais la foi inconsciente dans les possibilités de la
situation. Elle signifie s’élever à la hauteur des exigences de la
situation. (…) Quelles que soient les méthodes utilisées par le
maître, si elles détournent l’attention de l’élève de ce qu’il a à
faire et la font porter sur sa propre attitude à l’égard de ce qu’il
fait, ces méthodes altèrent la droiture des intérêts et des
actions 19.

Dans ce texte à la fois très riche et complexe, marquant l’importance de


la « droiture » pour Dewey, nous retrouvons notre thématique de la franche
allure. Il vaut la peine de l’analyser de plus près.
On retrouve bien ici la spontanéité, telle que nous avons analysé,
comme condition nécessaire à l’éducation elle-même. Montaigne parlait
d’inclination, Dewey parle en termes d’intérêts et de situation. L’intérêt, s’il
exprime bien quelque chose du soi, a aussi un versant objectal  : on
s’intéresse à quelque chose, à la situation, et on y cherche les possibilités
nouvelles susceptibles de se dégager des problèmes constitutifs de la
20
situation .
Dans un premier temps, Dewey oppose cette «  droiture  » à la
conscience, attentive à la présence d’autrui en moi, à autrui qui juge,
attentive à l’image que je donne et qui m’inquiète. Une dimension de
l’action renvoie au spectacle  : agir, c’est souvent agir devant d’autres et
pour d’autres, ou dans l’inquiétude de leur regard. La conscience n’est rien
d’autre que l’intériorisation de ce regard. Dewey condamne une telle
dimension de l’activité  ; c’est elle qui provoque gêne et embarras  ; c’est
surtout elle qui disperse notre énergie et l’empêche de la centrer et de nous
centrer sur notre activité 21.
Toutefois, cet élément spectaculaire, lié à la conscience, s’en distingue.
En effet, comme le souligne Dewey, « être conscient de son attitude » n’est
pas toujours mauvais, n’est pas toujours un obstacle pour l’action même.
Parfois oui, lorsque nous nous regardons trop, mais parfois non, lorsque cet
examen de notre action est occasionnel et ponctuel, et qu’il laisse place
assez vite à la reprise de l’action spontanée, non consciente. Il y a ainsi un
deuxième élément de l’action  : la conscience que nous prenons de notre
action. Celle-ci peut à l’occasion nous aider, mais son empire doit être
strictement limité, afin de revenir à l’action elle-même, ou à notre
implication ou engagement dans l’action, qui est le premier autant que le
dernier aspect de l’action et certainement le plus important.
Dans un dernier temps, il va encore plus loin, en dérivant de cette fausse
et déplacée attention à soi, l’autopersuasion quant à l’efficacité de ses
capacités. Selon lui, avoir confiance en ses capacités est une chose, mais
avoir confiance dans les ressources mêmes de la situation et de son
exploration en est une tout autre. D’un côté, l’attention est centrée sur le
moi et ses pouvoirs, de l’autre, sur sa relation, ou la relation à l’extériorité
non spectaculaire. C’est le monde qui nous propose des solutions, c’est du
monde que viennent les solutions que nous trouvons ; c’est lui, et non nous,
qui apparaît plein de ressources, même si celles-ci apparaissent par nos
déplacements et nos mouvements. L’éducation à la « droiture » n’est donc
pas la confiance en nos capacités et l’immodestie consistant à penser que
nous, et nous seuls, triompherons de tout, elle est plutôt la solide confiance
en la situation même, en sa richesse même et ses ressources, en tant que
fonction de nos déplacements.
La « conscience » est ainsi la source ou le mot même de l’aliénation, du
moins une conscience générale qui ne sait revenir ponctuellement et
brièvement à ce qu’elle fait. Il reste que cette confiance, ou cette droiture
que vise Dewey est, à la toute fin, clairement définie  : non pas tant
confiance en soi ou toupet, mais plutôt la «  foi inconsciente dans les
possibilités de la situation ». Que cette foi soit dite inconsciente est tout à
fait essentiel : on ne sait pas, on ne sait même pas si l’on pourra, mais nous
sommes portés vers le monde dans l’idée que de lui surgira la solution.
C’est l’idée d’une sorte de connivence de l’individu, sinon avec le monde,
du moins d’un certain milieu, d’une sorte de coappartenance de l’un à
l’autre.
 
Dans ce texte, que fait donc Dewey sinon de montrer trois composantes
de l’action  ? 1 –  L’implication dans l’activité, sans regard ou égard pour
«  soi-même  », ou pour le public. 2 –  Le retour ponctuel et limité de
l’individu sur ce qu’il fait. 3 –  Enfin, le «  se donner en spectacle  », et
l’infatuation de l’individu qui « s’y croit ».
 
 
Revenons maintenant à la question de notre époque et à notre
postmodernisme. Si celui-ci est bien cette valorisation de l’individu et de sa
différence, un tel objectif n’est nullement simple et allant de soi. Il n’est
nullement cette facilité consistant à se donner des différences supposées là
sur lesquelles l’éducation devrait se caler. Il n’est nullement non plus
l’allure royale consistant à tout ignorer des autres et du monde.
En revanche, le problème est l’encapsulement de l’individu dans la
forme d’un moi qui s’octroie le pouvoir d’agir qu’il est. Avec Montaigne,
nous en avons vu les aspects concrets : le souci de régenter et le souci de
«  nouvelletés  », le mépris de l’adversaire ainsi que la poursuite des biens
reconnus. Avec Dewey, nous en avons vu la genèse : le devenir spectacle de
l’action, mais aussi le toupet comme croyance dans le caractère illimité de
nos pouvoirs, oubli des ressources du monde même, et du monde comme
ressource.
Que peut-on dire maintenant de la culture et de ses œuvres, dont on a vu
plus haut avec Johsua toute l’importance  ? Montaigne n’ignore nullement
cette dimension, mais il l’aborde tout à fait autrement.

Le sens des œuvres et de la culture


Plus haut j’ai cherché à mettre en valeur un certain sens du
«  profitable  » qui me semblait aller dans cette direction. Je voudrais
maintenant prolonger cette réponse en l’articulant à une réflexion sur «  le
bon objet didactique 22 ».

PLACE RELATIVE DES ŒUVRES

Dans le monde qui va s’ouvrir aux jeunes princes il y a certainement les


œuvres. Mais celles-ci ont une place ou s’inscrivent dans un ensemble plus
large qu’elles. Ainsi Montaigne écrit :

Notre vie, disait Pythagore, ressemble à la grande et populeuse


assemblée des jeux Olympiques. Les uns y exercent le corps
pour en acquérir la gloire des jeux  ; d’autres y portent des
marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas
les pires, lesquels ne cherchent autre fruit que de regarder
comment et pourquoi chaque chose se fait, et être spectateurs de
la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur 23.

Tout est dit me semble-t-il dans cette formule. D’une part, la mention
d’un certain type d’œuvres, celles faites par ceux qui se contentent
d’observer et d’étudier la vie des hommes et s’efforcent par ce moyen de
régler la leur. «  Ce ne sont pas les pires  », dit Montaigne, et il faut sans
doute voir là une tournure rhétorique suggérant qu’à tout prendre il ne serait
pas mauvais de les fréquenter, au moins un peu. Mais d’autre part, c’est là
un style de vie parmi tous ceux possibles, et il faut le connaître au même
titre que les autres.
Les œuvres, leurs auteurs, ont bien une place, mais celle-ci est une place
particulière dans une vie qui est plus large et qui contient d’autres modes de
vie, et elle est également une place singulière, d’emblée marquée d’une
certaine valeur (« ce ne sont pas les pires »). Car c’est bien de cette place
que l’on observe et étudie la vie des hommes si bien qu’elle peut sembler à
la fois particulière (elle est dans le spectacle) et le lieu même d’où le
spectacle devient possible.
Mais quoi qu’il en soit de cette difficulté, Montaigne semble vouloir
toujours maintenir ce double geste de limitation et de singularité. Car s’il
peut dire que, «  en cette pratique du commerce des hommes, j’entends y
comprendre, et principalement ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des
24
livres  », par quoi il entend les livres qui nous entretiennent des « grandes
âmes du passé », en même temps ce n’est là qu’un aspect de ce commerce,
qui comprend la visite et la connaissance des pays étrangers, et par là
l’apprentissage de leur langue, la connaissance de tous les milieux sociaux
et culturels, autant là encore que de leurs dialectes propres et, comme nous
l’avons vu plus haut, toute une interaction avec le monde social. Les livres
et les œuvres, du moins ceux qui nous permettent soit de redoubler nos
expériences du monde, soit de fréquenter les grandes âmes anciennes, ont
bien une place, singulière, mais une place, et l’orientation de l’éducation est
plus large.

CONTINGENCE

Montaigne, on l’a vu, avançait que la première chose susceptible


d’accueillir l’indétermination native des natures, était ces «  meilleures et
profitables choses ». Que voulait-il dire par là ?
Quel est le sens de ces notions ? Les choses les plus profitables, qu’est-
ce que cela veut dire  ? Montaigne vise-t-il là la notion d’une forme
commune, d’une culture commune ou d’un savoir commun, envisagé et
compris comme ce minimum commun entre nous, et qu’il faudrait instituer
en chacun, libre à eux ensuite de faire jouer leur différence propre ? Ou bien
ne vise-t-il pas plutôt une sorte de promesse ? Le profitable, le meilleur en
effet ne s’est révélé tel que parce qu’il le fut pour des individus, parce que
beaucoup surent se l’approprier et en faire quelque chose, en sorte que le
pari est qu’il puisse de nouveau l’être ou que d’autres individus puissent, à
leur façon, en faire usage  ? Dans ce deuxième cas, on ne vise pas
simplement l’institution chez les élèves d’un savoir commun ; on vise plutôt
un pouvoir de reprise de ces éléments de culture dont d’autres, auparavant
et régulièrement, ont su faire leur miel ou profit  ; on vise la répétition,
singulière, de quelque chose qui fut déjà repris bien des fois et qui montra
ainsi sa capacité d’être repris différemment. On vise donc la reprise comme
telle, le fait de la reprise et la possibilité de se développer par là. On ne se
contente pas de penser, encore moins d’affirmer que cela pourra, plus tard,
être utile, on cherche à l’attester et à suivre les mouvements de cette reprise.
Il ne s’agit donc pas d’instituer une forme commune de possibilité, mais
plutôt d’attester la virtualité de certains biens.
Mais, point important, ces formules récusent par avance l’idée que ces
formes culturelles soient de quelque façon nécessaires et, pourrait-on dire, a
priori convenables pour l’individu. Ces objets se recommandent d’un usage
régulier, fréquent, qui permit aux uns et aux autres d’entrer en rapport avec
d’autres. Il existe certainement d’autres modalités de rapports, comme
d’autres modalités d’usage. Les objets de culture sont comme des véhicules,
que les individus empruntent, et grâce auxquels ils développent leur propre
possibilité, s’inventent eux-mêmes. Il ne semble pas que l’apprentissage de
la bicyclette fasse problème à quiconque, du moment que l’on est libre de
circuler à sa guise dès que l’on tient l’équilibre.

LIEUX DE PASSAGE

C’est le commerce des hommes qui peut vraiment éduquer, tel est le
principe qui donne une orientation proprement didactique au texte de
Montaigne. L’école est l’école du commerce des hommes. Commerce doit
être ici entendu non pas seulement comme le commerce des biens, mais
aussi comme le commerce des âmes, des idées, des mots, des mœurs
encore, même de nos échanges avec les bêtes  ; bref, des échanges entre
nous les vivants, quel que soit l’objet de ces échanges. Une des modalités
de ce commerce est les voyages.
Voici ce qu’en particulier en dit Montaigne  : «  Qu’on lui mette en
fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ; tout ce qu’il
y aura de singulier autour de lui il le verra : un bâtiment, une fontaine, un
homme, le lieu d’une bataille ancienne, le passage de César ou de
Charlemagne 25. » Quel est le commun de ces différents exemples qui nous
permettraient de saisir le concept de «  singulier  » (lieux singuliers) dont
parle Montaigne  ? Le sens du singulier ici ne semble pas être ce qui
s’oppose au commun. Bien au contraire, les différents exemples renvoient
plutôt au singulier comme lieu de passage. Ainsi une fontaine est-elle un
lieu où les gens vont et viennent, se rencontrent, se séparent, échangent des
paroles. De la même façon, là où sont passés César et Charlemagne, là où il
y eut une bataille, cela fait histoire : nous nous en parlons, et là encore les
gens se parlent et se racontent des histoires. Ce sont des lieux mémorables,
en ce sens des lieux où se sont déposés nos souvenirs, des lieux qui ont fait
parler et continuent de nous faire parler ; des lieux de mémoire au sens où
notre mémoire est faite d’eux (non pas l’inverse, comme si nous avions
d’ores et déjà une mémoire dans laquelle nous mettrions ce que nous
voulons : au-delà et avant même une mémoire comme faculté, il y a ce qui
nous fait mémoire, ce qui nous fera une mémoire, ce dont nous nous
souvenons et qui nous constitue. Ce qui « fait » mémoire donc.) Il n’y a pas
de séparation abstraite entre une faculté et des contenus indifférents  ; ce
qu’il y a, ce sont des choses qui se gardent en nous et nous font notre
mémoire ; des souvenirs comme tels, ce qui se retient. Le singulier est : un
lieu et un temps de passages et de souvenirs  ; un lieu, une personne dont
nous parlons et qui fait mémoire, qui fit mémoire du moins, et qui fut objet
de parole.
 
Cette interprétation de la notion de singulier est en quelque sorte
confirmée par le passage sur les livres, suivant immédiatement celui
consacré aux voyages. Quels livres seront lus ? Non pas tous, mais d’abord
ceux où il est vérifié que chacun et beaucoup ont pu y trouver des biens
différents « J’ai lu en Tite-Live, écrit Montaigne, cent choses que tel n’y a
pas lues. Plutarque y en a lu cent, outre ce que j’y ai su lire, et, à l’aventure,
outre ce que l’auteur y a mis. À d’aucuns, c’est une pure étude
grammairienne ; à d’autres l’anatomie de la philosophie, en laquelle les plus
abstruses parties de notre nature se pénètrent 26.  » Plus nettement encore  :
« C’est les livres de Plutarque et l’étude des meurs à mon gré, entre toutes,
la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure. »
Sont recommandables, selon le critère de Montaigne, les livres,
ouvrages, objets d’étude, qui ont permis des lectures diverses et des
appropriations particulières  ; beaucoup y sont passés et y ont trouvé leurs
biens propres, et cette expérience, présume-t-on, – et ce second critère est
tout aussi nécessaire que le premier  –, peut être refaite. C’est à ce titre-là
qu’ils valent, non comme objet d’étude ; cette dernière n’est que le moyen
de cette appropriation, ou usage particulier, nullement la fin même. L’enjeu
est de pouvoir répéter des actes d’appropriation, et faire constater à
l’individu qu’il peut faire sienne une matière étrangère. Par là il fait
l’expérience qu’il prend à d’autres, que d’autres lui permettent donc de faire
ce qu’il fait, de dire ce qu’il veut dire.
Mais ce qui est clair dans ce passage c’est qu’à la diversité individuelle
peut répondre et répond de fait la diversité non pas seulement des œuvres,
mais des usages ou lectures de ces œuvres. Il y a des œuvres ouvertes,
comme aurait dit Umberto Eco, et l’enjeu est de les connaître comme telles,
c’est-à-dire d’en user à la façon d’un nouvel habit.
 
On peut donc ici isoler le bon objet didactique : c’est l’objet de passage,
cela dont on parle, cela qui fait parler, cela où beaucoup ont pu et trouvent
encore leur bien propre. Ce singulier c’est donc le bon objet didactique, car
on peut à la fois s’y situer soi-même et prendre connaissance de ce que
d’autres en ont dit et fait. Situer l’enfant aux carrefours ou aux échangeurs
comme dit aujourd’hui Michel Serres 27 et à sa suite Bruno Latour.
Cela n’exclut pas que certains de ces objets, qui «  parlaient à
beaucoup  », ne nous parlent plus ou ne soient plus en mesure de nous
parler. Cette question est forcément objet de discussion. Cela n’exclut pas
non plus que nous ayons à lutter  : certains s’approprient ces lieux
singuliers ; ils s’en font les défenseurs et protecteurs exclusifs et normatifs ;
ou bien ils considèrent que leur appropriation, leur lecture est la seule bonne
et qu’ils sont et eux seuls les vrais héritiers ; ils se sentent abandonnés s’ils
ne peuvent plus se dire cela. Nous avons là encore à lutter contre ces
positions et à construire intérieurement la possibilité d’y échapper.
Ces deux difficultés toutefois n’excluent pas la réponse générale de
Montaigne : le bon objet didactique, ce sont ces lieux singuliers 28.
 
C’est ici que nous rejoignons la thématique du postmoderne, dans la
mesure où les auteurs de cette époque développèrent cette thématique d’une
«  œuvre ouverte  », montrant par là même qu’elle permettait les
mouvements individuels, plutôt qu’elle les repoussait. Tandis que Johsua
met au cœur de sa perspective la question et la nécessité de l’organisation
intensive des études, cette tradition de l’œuvre ouverte, qui commence
selon nous avec Montaigne, met en avant l’usage que l’on peut faire des
auteurs et de leurs œuvres. La question de la reprise est prioritaire et
principielle par rapport à l’étude (ce qui ne signifie pas qu’elle soit première
chronologiquement). À quoi bon étudier, si nous ne faisons jamais rien de
ce que nous étudions ?
Reste que, et le texte de Montaigne me semble important sur ce point,
les œuvres n’ont qu’une place, singulière certes, dans une relation au monde
plus large. Elles ne sont qu’une modalité de ce rapport, parmi beaucoup
d’autres. Du même coup, c’est l’opposition individu – œuvre qui ne semble
plus pertinente. L’individu « se fait », ou se constitue comme sujet pensant
dans son rapport aux œuvres.

*
*     *
Il s’agissait ici d’aborder une première fois cette question de l’individu
et cela à partir de certains éléments de la «  querelle du post-moderne  ».
Cette notion d’individu, si elle a bien été prise en vue par la tradition de
philosophie de l’éducation, n’est pas aussi simple qu’on l’a pensé
communément. Sans doute s’inscrit-elle dans le souci de la naissance des
inclinations, toujours incertaines et mobiles : à ce titre, elle met en jeu une
subjectivité métastable, soucieuse non pas tant de ce qu’elle est, mais du jeu
de ses inclinations. Elle met en jeu aussi la question de la demande  :
l’enfant doit pouvoir tout demander, parce que c’est bien dans ses demandes
que commencent à se dire ce qu’il souhaite, ce qu’il aimerait bien faire ou
être, et la lutte qui est la sienne, tant avec le monde qu’avec lui-même, pour
le faire valoir. Elle suppose aussi un certain allant, une certaine franchise,
un certain courage de soi, que nous avons cherché à saisir dans la notion
d’une subjectivité princière qui n’a rien à voir avec l’orgueil et la fatuité.
Mais nous l’avons vu aussi, l’émergence d’un tel souci de soi, de ses
inclinations, de ses demandes, de ses intérêts, ne va nullement de soi.
Comme dans nos deux chapitres précédents, les pratiques qui peu ou prou y
conduisent doivent être détachées et différenciées d’autres pratiques qui
produisent en fait tout à fait autre chose. Comme on l’a vu aussi, il n’y a pas
d’immédiateté à cette immédiateté : le souci comme tel des inclinations ne
va pas de soi, leur émergence non plus. La différence qu’est l’individu n’est
pas donnée, loin de là, elle est le résultat d’une certaine patience de soi
autant que d’une certaine attitude de l’éducateur.
Mais, comme on l’a vu également, et cela touche plus directement la
« querelle du post-modernisme », ce souci de l’individu et de sa singularité
n’entre pas en opposition avec l’extériorité, comme si ce souci de l’individu
et de ses inclinations, revenait à l’enfermer en lui-même et l’éloigner de
tout rapport à l’extériorité. Montaigne nous a semblé dire des choses tout à
fait importantes pour cerner les modalités de ce rapport au monde extérieur
à travers lesquelles justement l’individu se trouve et se connaît dans ses
inclinations. Il y a donc une ou des modalités de rapport à l’extériorité qui
nous permettent d’être « nous-mêmes », et ce sont elles qu’il m’importait de
mettre en valeur. Il y en a d’autres qui précisément lui nuisent : ce que Kant
permet d’analyser comme cruauté des adultes, Dewey comme
intériorisation du jugement d’autrui, Montaigne comme peur, crainte,
embesognement.
L’individualité, comme système métastable des inclinations, se dégage,
quand elle se délivre d’autres modes relationnels très divers qui
l’empêchent. Là encore, la voie est étroite qui mène à l’affirmation de la
singularité. Et là encore, ce qui est en jeu c’est bien un certain vide au sens
où l’individu ne s’identifie pas à telle ou telle inclination, mais qu’il peut en
préserver le jeu métastable et temporel. La pédagogie se retrouve comme le
souci de permettre ce vide-là.

1.  Montaigne, Michel de, op.cit., p. 115.


2.  Johsua, Samuel, L’école entre crise et refondation, Paris, La Découverte, 1999, p. 75.
3.  Lyotard, Jean-François, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979. C’est là toutefois
une vision très réductrice des thèses de Jean-François Lyotard dans ce livre. J’y reviens dans le
chapitre suivant.
4.  Johsua, Samuel, op.cit., p. 69.
5.  On s’en convaincra aisément en notant que sous une plume tout aussi autorisée que Johsua, à
savoir les sociologues Boltansky et Chiapello, le postmoderne est supposé être une critique
radicale de la valeur d’authenticité. C’est du moins ce que ces deux auteurs pensent pouvoir tirer
de certaines thématiques à la fois deleuzienne et derridienne. Voir Le nouvel esprit du
capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1999, en particulier p. 549sq.
6.  Pour Gilles Deleuze, dès Différence et répétition (Paris, PUF, 1968), l’attention à la
différence ne revenait nullement à valoriser les différences comme telles. Voir en particulier
l’introduction de ce livre, p. 2, ainsi que p. 253sq. Il reprendra plus tard cette première critique à
l’égard des minorités qui se reterritorialisent.
7.  Joshua, Samuel, op. cit., p. 65-66.
8.  Johsua, Samuel, op.cit., p. 67.
9.  En particulier en France, dans Kambouchner, Denis, «  La culture  », dans Kambouchner,
Denis (dir.), Notions de philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1995, tome 3.
10.  Montaigne, Michel de, op.cit., p. 114. Même référence pour la citation suivante.
11.  Montaigne, Michel, op.cit., p. 114-115.
12.  Montaigne, Michel de, op.cit.,
13.  Montaigne, Michel de, op.cit., I, 26, p. 114, je souligne.
14.  Montaigne, Michel de, op.cit.
15.  Montaigne, Michel de, op.cit.
16.  Pour suivre cette tradition, il faudrait mentionner Emerson, et son essai sur La confiance en
soi. Ensuite Stirner, et son livre L’unique et sa propriété. Certainement encore Nietzsche, qui
connaissait Emerson, et qui en retrouve l’inspiration dans certains aphorismes du Gai Savoir.
Enfin, il faudrait mentionner Alain, et sa conception du jugement, voir sur ce point Vincent,
Hubert, Le peuple enfant et l’école : pourquoi pas Alain, Paris, L’Harmattan, 2012.
17.  Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Pars, Vrin, 1966, p.  72. Les deux citations
suivantes sont extraites du même ouvrage : p. 80 et p. 88.
18.  Ibid., p. 102 (je souligne).
19.  Dewey, John, Éducation et démocratie, op.cit., p. 259, je souligne.
20.  Pour la notion d’intérêt, voir Dewey, John, L’école et l’enfant, Lonay, Delachaux et Niestlé,
1970, chap. 1. Pour la critique du but de l’action pensé comme objectif externe à l’activité elle-
même, voir Id., Démocratie et Éducation, op.cit., p. 86.
21.  Nous l’avions vu avec Alain : il fallait libérer l’action du souci de bien faire. De la même
façon, les analyses de Lacan sur l’image avaient mis l’accent sur cette dimension spectaculaire
du moi. Voir chap. 2.
22.  Il y aurait ici une autre direction à prendre, concernant non seulement «  le bon objet
didactique », mais le « bon mode de transmission ». L’idée est la suivante : la pluralité même
des voix et modes de transmission, leur différence réglée, est ce qui est accueillant à la
différence des élèves. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Habitudes et/ou
discipline », dans Firode, A., Goubet, J.-F., Vincent, H. (dir.), Les disciplines de pensée, Arras,
Artois Presses universitaires, 2013.
23.  Montaigne, Michel de, op.cit., p. 121.
24.  Ibid., p. 120.
25.  Montaigne, Michel de, op.cit., p. 119.
26.  Montaigne, Michel de, op.cit., p. 120. Ibid., pour la citation suivante.
27.  D’une part dans son premier ouvrage, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques,
Paris, PUF, 1968, et particulièrement l’introduction générale, d’autre part dans Hermes 2,
L’interférence, Paris, Minuit, 1975 écrit à la même époque, et particulièrement le chap. 3. Ces
ouvrages dessinent tout à fait consciemment, le programme de recherche que l’auteur se fixait à
cette époque, et dont on peut dire qu’il le tint longuement.
28.  Tout le premier chapitre de ce livre est une illustration de cette thèse : le schéma de Platon
est un bon objet didactique.
CHAPITRE 4

Socialisation moderne et postmoderne

Nous voudrions maintenant, et dans un dernier temps, réfléchir à la


notion de socialisation. Qu’est-ce donc être socialisé, que nous faut-il
penser sous ce terme, comment y parvient-on, si l’on y parvient ? Et, à la
suite des analyses précédentes, examiner de nouveau la question de
l’individu mais cette fois-ci au sein des institutions : qu’est-ce que pour lui
maintenir le thème de sa différence dans son rapport même aux
institutions ?

La socialisation comme jeu


Mais peut-être faut-il préciser d’emblée que sur cette question de la
socialisation, le départ n’est pas vierge de toute idée ou de toute
perspective. Les chapitres précédents ont plusieurs fois impliqué une
certaine notion de jeu : – jeu avec ses ou les représentations ; – jeu avec son
activité comme essai ; – jeu enfin de ses inclinations, et jeu difficile de la
patience de ses inclinations. Nous voudrions brièvement réimpliquer cette
thématique du jeu dans le rapport aux institutions.
Les enfants sont socialisés, nous sommes ou avons été socialisés, et cela
signifie au fond qu’un jeu s’est ouvert entre nous-mêmes et les institutions
de la société, comme par exemple la famille, l’école, le travail, les
associations, les collectifs, etc. Parler en termes de jeu, c’est dire que si les
deux pôles que sont l’individu et la société entrent bien en rapport, et même
ne peuvent pas ne pas entrer en rapport, ils ne se recouvrent toutefois pas
complètement. Une différence subsiste de l’un à l’autre en sorte que du jeu
peut avoir lieu. Que l’on s’en plaigne ou que l’on s’en réjouisse, nous ne
sommes pas que des êtres sociaux et nous ne sommes pas plus des individus
libres de tout lien, pas même des individus pouvant décider à tout instant et
librement de leurs liens et de la modalité de ces liens. Le terme de jeu
voudrait d’abord dire cette double impossibilité. Comment cette
socialisation a-t-elle lieu et selon quelles voies ?
Ainsi avons-nous posé d’emblée cette notion de socialisation comme
jeu. Pourquoi ?
Plusieurs préoccupations peuvent l’expliquer.
Cette façon d’amorcer le problème voudrait tout d’abord s’écarter d’une
vision «  linéaire  » de l’éducation et partant d’une certaine perspective sur
l’éducation. Selon une telle vision linéaire on pose que la fin que nous
devrions poursuivre dans l’éducation ou le résultat attendu et souhaité de
notre action auprès des enfants est la socialisation. On se donne alors une
sauvagerie initiale, celle de l’enfant ou de l’homme en général, qui naîtrait
sauvage et l’on réfléchit sur les moyens de la réduire. L’éducation est alors
comprise comme l’ensemble de ces moyens. Certes, il effleure parfois à
notre conscience que ce que nous nommons socialisation risque bien de se
confondre avec l’ensemble des lois et mœurs de notre société qui pourtant
ne peut valoir en tout point comme un bon modèle de socialisation (qui que
nous soyons, nous nourrissons des doutes et des critiques sur notre société).
Mais nous avons vite fait d’écarter de telles réflexions en arguant que nous
visons un certain idéal de socialisation, et que les enfants sont une pâte
suffisamment molle pour espérer, grâce à notre éducation, parvenir à une
meilleure socialisation sauve des « erreurs du passé ».
Une telle position du problème implique une équivoque dans la visée :
que vise-t-on exactement  ? Notre société, sa reproduction, ou bien un
certain idéal  ? Selon les besoins de l’argumentation, en fonction des
interlocuteurs, on mettra tacitement en avant tel ou tel sens.
En outre une telle position du problème suppose un adulte qui, quant à
lui, se pense comme socialisé et formé et considère aussi et surtout qu’il est
extérieur au processus qu’il met en place pour éduquer. Éduquer c’est, dans
ce cadre, «  l’ensemble des moyens mis en œuvre pour parvenir à la
socialisation  ». Celui qui les étudie, celui qui les met en place, n’a pas
besoin d’apparaître lui-même, de s’interroger lui-même, sur ce qu’il est et
sur le mode relationnel qu’il propose à ceux qu’il prétend éduquer. Il
réfléchit seulement et il s’efforce de calculer les meilleurs moyens de
parvenir à une telle fin. Mais quant à savoir et examiner ou simplement
prendre conscience du mode relationnel dans lequel il se situe autant que
ceux qu’il éduque, cela est apparemment parfaitement inutile. Si on lui fait
remarquer alors qu’il va apparaître comme une certaine sorte d’adulte qui,
sachant le bien qu’il convient de faire aux enfants met tout en œuvre pour y
parvenir, cela le surprendra peut-être un peu, mais il ne saura que faire
d’une telle remarque. Le projet d’éduquer, la certitude que l’on éduque,
supposent une forme d’oubli de soi et de la relation.
Il n’en va plus ainsi lorsque l’on pose la socialisation comme un certain
rapport ou un jeu relationnel. Dans ce cas l’éducation commence tout de
suite, ou dès qu’il y a relation. L’adulte ne peut plus s’extraire de la relation
qu’il propose et qu’il est. Il ne peut plus avoir pour projet de socialiser, car
il est lui-même une forme de socialisation avec laquelle les enfants vont
entrer en rapport. La question n’est plus tant de savoir ce qu’il nous faut
faire avec les enfants pour qu’ils parviennent à une fin souhaitée par nous,
mais plutôt quel mode d’être ou de vivre ensemble nous leur proposons, à
quoi nous les invitons à vivre et dans quelle mesure nous pouvons penser
que cette relation est gratifiante pour eux et permet leur développement. On
se préoccupe non d’une fin supposée lointaine, mais de la relation même
que nous sommes, et c’est cela qui vient en question. Peut-être pour le
meilleur ou pour le pire, mais au moins vient-elle en question elle-même,
comme ce lieu où se joue l’éducation réelle. Nous sommes les produits des
modes relationnels dans lesquels nous avons été élevés, et non les produits
des intentions lointaines de tel ou tel.
Il en va de même pour l’école : celle-ci ne fait rien, si nous entendons
par là qu’elle devrait rendre un produit fini et achevé. En revanche, elle fait
énormément en tant que lieu spécifique, lieu de socialisation spécifique, qui
permet de nouvelles expériences, construit de nouvelles coordonnées, situe
autrement les enfants par rapport à eux-mêmes, aux adultes et au monde.
Elle ne peut pas plus s’ignorer elle-même comme le lieu spécifique qu’elle
est. Elle ne peut pas ignorer ce qu’elle est et fait, au motif de sa visée.
On objectera que l’école est construite, calculée pour produire tel ou tel
effet, et qu’en ce sens elle se distingue de nous, comme l’outil se distingue
de celui qui l’utilise et s’efface même devant son projet. Il redeviendrait
ainsi légitime de ne pas nous considérer nous-mêmes et le mode de relation
que nous sommes. Mais comment pourrions-nous ne pas nous inclure nous-
mêmes dans ces réalités que sont l’école ou tel ou tel rôle parental ? Est-il
seulement possible d’en exclure les habitudes que nous sommes, les
manières d’être que nous sommes et dès lors le type de relations que nous
proposons ? Comment ne pas penser que celles-ci font leur effet bien avant
ce que nous voulons et prétendons viser ou instituer de la même manière
que, lorsque j’invite de nouvelles connaissances à mon domicile, je suis
soucieux de l’espace où ils vont entrer, du mode d’être que je suis et que je
vais présenter. Bref, je m’expose ou je suis exposé et ne construis pas tant
une belle apparence que je me présente moi-même tel que je suis, tel qu’est
«  mon intérieur  ». Pourquoi alors ne pourrait-on dire au même sens que
«  nous accueillons les enfants  », dans un monde qui est le nôtre, dans un
monde que nous sommes et dans lequel nous nous présentons et que nous
ouvrons. Tout accueil en ce sens est présentation de soi, dans la modestie et
l’inquiétude de ne paraître que sous la figure d’un être déterminé. Voici ce
que nous sommes, notre monde, sans doute ni extraordinaire, ni infâme,
mais le nôtre.
Dans nos sociétés pourrait-on dire ainsi, trop de gens ne cessent
«  d’accoler  » à leurs rôles sociaux ou semblent sans aucune distance par
rapport à leurs rôles. Cela fait problème. C’est comme si les rôles sociaux
les dispensaient de réfléchir. Certes ces rôles sociaux et l’ensemble de leurs
règles répondent toujours et à tout instant à cette fonction. En ce sens, ils
nous simplifient la vie et la rendent même possible. Je ne peux à tout instant
réfléchir et je dois pouvoir m’appuyer sur des habitudes sociales reçues et
partagées. C’est certainement très important et tout praticien en sent la
nécessité. Toute vie pratique suppose la stabilité de certains rôles sociaux,
de certains savoir-faire et savoir-être habituels. Oui sans doute mais
jusqu’où ?
En particulier, ne peut-on distinguer entre d’une part ce besoin et cette
importance des rôles sociaux, et d’autre part le danger pour l’individu lui-
même autant que pour ceux à qui il a affaire, de « trop accoler » à ses rôles
sociaux ? Cette même vie pratique nous met, très régulièrement, devant des
cas inattendus où soudain ils ne semblent plus convenir. Parfois l’on s’en
offusque et l’on dit qu’il ne devrait pas en être ainsi. Mais parfois et au fond
le plus souvent, nous ne nous en offusquons nullement mais faisons avec
ces inattendus et faisons alors varier nos savoir-faire ou nos savoir-être.
Parfois encore nous n’avons pas vraiment besoin de prendre conscience
vive de ces écarts et variations, comme lorsque sur un terrain accidenté
nous faisons attention sans vraiment prendre une nette conscience de la
variation des conditions. Parfois à l’inverse, il faut vraiment nous arrêter, et
prendre conscience ou vraiment réfléchir et examiner le problème. L’attente
et la réflexion deviennent plus longues alors, parfois même faut-il
suspendre notre souhait de nous décider et d’avancer tellement rien ne se
propose ou tellement nous ne voyons pas de nouvelles issues à l’embarras
qui est le nôtre, et certainement cette dernière possibilité est très importante
autant qu’elle peut susciter les comportements les plus dangereux (en
général nous n’aimons pas rester impuissants, nous n’avons guère la
capacité d’attendre longuement, et cela peut donner lieu à des initiatives
brutales qui ne s’embarrassent plus de trouver quelque appui).
Si nos rôles sociaux ou nos habitudes sont là pour nous dispenser de
penser à chaque instant, ils ne nous rendent pas pour autant aveugles aux
variations de contexte, ou aux inattendus. C’est au fond assez naturellement
que nous montrons dans la vie ordinaire une certaine souplesse. Peut-être
pas tout le temps, peut-être pas autant qu’il le faudrait, peut-être pas non
plus naturellement ou comme si nous pouvions faire abstraction de tout
contexte, relationnel en particulier, pour cerner les conditions d’une telle
souplesse, mais du moins assez fréquemment.
Mais il semble aussi que la question puisse être posée autrement, et
concerner plus non pas tant notre activité, que ce que nous appelons nos
identités. Dans ce cas, « accoler » est une chose : c’est croire et agir comme
si ces rôles étaient naturels ou nécessaires, sans plus, tandis que «  savoir
qu’il y a des rôles sociaux » est autre chose : ceux-ci pourraient être autres
et l’on admet qu’il faut également du temps pour se les incorporer.
« Accoler  » à ses rôles sociaux, c’est les tenir pour naturels et en ce sens
« allant de soi ou évidents », de sorte que l’on s’étonne alors que ceux avec
qui ils nous mettent en rapport ne les comprennent pas. Ce rôle social n’est
plus du tout compris comme une «  proposition faite à l’autre  », un mode
d’être ou d’apparaître, dans lesquels il pourrait s’engager de telle ou telle
manière, ou simplement pour lesquels il lui faut un peu de temps pour
apprendre à composer avec eux. Ce qui est nié ainsi c’est le temps même de
la relation et, pour ainsi dire, sa genèse dans celui que la reçoit. Certes, la
plupart du temps, les enfants apprennent ce qu’est père ou mère, ce qu’est
professeur ou camarade, mais ils l’apprennent précisément pour avoir eu le
temps de l’apprentissage d’une relation et de leur propre jeu dans cette
relation, de l’entrée dans cette relation. L’apprentissage ne nous semble
ainsi pas indépendant de la possibilité de jouer un certain jeu dans la
relation, de la possibilité que la relation laisse un certain jeu où il a été
possible de se glisser. La plupart du temps le résultat nous laisse penser que
cette acclimatation est comme naturelle ou immédiate, ou qu’elle ne résulte
pas d’une genèse. Il n’en est rien cependant et si elle est devenue
« naturelle », elle l’est bien devenue, en fonction de l’espace laissé à ceux
qui y entrèrent. « Accoler à ses rôles sociaux », c’est oublier cette genèse, et
faire comme si ces rôles sociaux étaient parfaitement évidents, clairs pour
tous et que toute variation devait nous surprendre ou mette à mal nos
identités plutôt que nous conduire à les rejouer ou à en rejouer l’espace et la
temporalité. Pourtant, la plupart des parents apprennent-ils à reconstruire
leur relation dans le temps où les enfants grandissent, et à comprendre ainsi
que l’être mère ou l’être père, auquel ils ont pu s’identifier, peut
effectivement varier et évoluer. De même que nous devons, comme
professeurs, comprendre que notre relation et notre identité même évoluent
en fonction de l’entrée des élèves dans la matière qui est la nôtre : à partir
d’un certain moment, ils y font leur premier pas, et c’est alors notre position
ou attitude qui doit changer.
En ce sens-là, il me semble important d’introduire la notion de jeu et de
penser la question de la socialisation selon cette notion. La question en effet
ne se pose pas tant en termes de définitions des rôles sociaux, mais plutôt en
fonction d’une certaine souplesse par rapport à ces rôles sociaux. «  Trop
accoler  » à nos rôles sociaux, ce serait se refuser à cette souplesse que
pourtant nous sommes et que nous démontrons pour finir assez
régulièrement, et ce serait aussi, en niant le motif même de la genèse et du
temps, figer et fixer ces rôles sociaux et ce qui leur correspond, autour d’un
devoir d’être comme ceci ou comme cela, et de ne jamais y déroger. Si
notre époque nous porte fortement à une telle posture, à une telle fixité dans
nos identifications, elle nous invite par ailleurs à une sorte de mouvement
permanent, du moins à une critique constante de ce que nous sommes  : il
faut changer, il ne faut même pas nous dépasser, mais changer, dans une
direction que nul ne semble pouvoir fixer, comme si à la fois on ne cessait
d’espérer de nos changements et que l’on en était toujours déçu. Par ce
double aspect, d’une part cet espoir ou attente constamment renouvelé et
d’autre part et dans le même temps cette déception qui revient, comme si
rien ne suffisait jamais face aux problèmes qui sont les nôtres, notre époque
nous paraît hystérique : espoir qui stimule et toujours restimule et déception
qui guette et ne cesse de se dire. On peut lui opposer non la fixité de nos
identifications, mais la continuité souple de la relation.
Le problème n’est pas de savoir s’il faut être socialisé ou non, adapté ou
non à notre société  ; ni même de subordonner cette socialisation aux
questions de justice, au moins initialement ; mais il est plutôt de chercher à
définir et préciser ce que l’on nomme socialisation en tant que ce concept
n’est nullement réductible aux notions d’identité ou de différence. Une
socialisation réussie suppose la distance, comme elle suppose la critique.
Mais elle n’en suppose pas moins quelque chose comme notre adhésion,
notre confiance dans les formes et milieux dans lesquels nous avons grandi.
Consentement, voire amour d’un côté, critique, distance, lutte et même rejet
parfois de l’autre. Mais qu’est-ce qu’un amour qui ne pourrait plus jouer cet
amour ?
C’est pourquoi le problème ne me semble pas être seulement la question
ou le défaut de socialisation, mais plutôt la ou les façons dont les
différences individuelles s’articulent au social, et dont celui-ci aussi
aménage une place aux individus, bref à nouveau le jeu de leur rapport.
 
 
Sur cette affaire, les philosophes m’ont semblé de bon guide, en
particulier Hegel. Alors qu’on pourrait croire que ces philosophes
parleraient de socialisation, au sens linéaire critiqué plus haut, et qu’ils
éclaireraient les moyens d’être enfin socialisé, ils se demandent
véritablement ce qu’est être socialisé, s’il y eut même un homme ou femme
vraiment socialisés, s’il y a même en quelque sens que ce soit, une société
qui vaille la peine que l’on s’y attache entièrement. De tout cela on peut
certainement douter. Ils réfléchissent sur ce qu’il nous faut entendre sous
cette expression  ; ils ont même plaisir à en discuter tranquillement, ou à
écrire indéfiniment, comme si, pour la question de savoir si nous le sommes
ou non, ils nous laissaient le soin de l’examiner et comme si aussi le fait
même que nous puissions en discuter avec eux, ou les lire, était pour eux
une preuve déjà suffisante qu’au moins nous sommes déjà peu ou prou
socialisés parce que nous comprenons quel type de question est en jeu là. Ils
vont parfois très loin, car ils semblent prêts à dire que même les taiseux,
même les bavards, même les violents, même encore les bêtes sont socialisés
et se font seulement de curieuses idées sur la socialisation.
Certes tous ne pensent pas ainsi. Ils sont nombreux à se comporter en
gendarme ou en individus soucieux de nous exhorter à nous socialiser, nous
cultiver. Ils ne semblent pas avoir le moindre doute non seulement sur le
fait qu’eux-mêmes sont tout à fait socialisés, mais de plus que l’on puisse
l’être totalement. Car, s’ils en doutaient, s’ils avaient et savaient pour eux-
mêmes ces inquiétudes, ils ne parleraient pas ainsi. Ils semblent savoir, et ils
promettent ce savoir et, curieusement, chacun feint de le reconnaître, pour
ensuite retourner à ses affaires bien plus réelles au fond. À nos yeux ce ne
sont pas des philosophes, mais il est possible que nous nous trompions
tellement ils semblent appréciés par le public et tellement ce public semble
accepter de reconnaître en eux des philosophes. Mais pourquoi le public
aime-t-il ceux qui veulent les élever et les exhorter ? Pourquoi plutôt a-t-il
besoin de feindre un tel amour ou un tel respect  ? Certainement pour
montrer à qui veut l’entendre qu’au fond il demeure indépendant et libre.

Présentation du texte de Hegel


et méthode :

un exercice de pensée

PRÉSENTATION

Le texte dont nous voudrions partir maintenant pour interroger cette


notion de socialisation est de Hegel. Comme dans les cas précédents, ce
n’est pas sa vérité qui prime, si l’on entend par vérité l’adéquation de ce
qu’il dit à notre réalité contemporaine. Nous montrerons précisément de ce
point de vue en quoi il n’est pas tout à fait vrai, en quoi il rate quelque
chose de notre réalité. Pourtant, il n’en est pas moins tout à fait intéressant
et éclairant. Car il montre comment nous pensons cette réalité, avec quel
lexique, avec quelle catégorie comme disent les philosophes  ; par suite il
nous invite à rechercher nous-mêmes des «  catégories  » nouvelles ou des
mots nouveaux. Cette dernière remarque peut sembler étrange. Elle traduit
pourtant une expérience assez simple. Dans un dialogue par exemple, il
nous arrive de comprendre ce que nous nommons le «  point de vue de
l’autre ». Par là nous ne disons pas seulement que nous le comprenons, nous
disons que ce dont il parle nous pouvons aussi en parler, c’est-à-dire au
fond d’un autre point de vue. Au moins nous savons, ou admettons, quitte à
constater que nous nous trompions, que nous parlons bien de la même
chose. Ce qui n’est pas rien, et c’est même ce qui rend possible notre
dialogue. Mais on peut faire un pas de plus : souvent nous en venons à nous
dire que c’est parce qu’il en a parlé comme il en a parlé, que nous pouvons
nous-mêmes en parler et comprendre autrement, comme s’il y avait donc
non seulement deux points de vue, mais une solidarité entre eux, et même
comme si le deuxième n’avait été possible qu’a la suite et grâce au premier.
Je crois que cela peut permettre d’expliquer la formule que nous employons
souvent : « ce que tu dis me donne à penser ». Certes, souvent, très souvent
même, nous oublions ce rapport, mais parfois non. Parfois nous le prenons
en charge.
C’est un peu la même chose que je voudrais appliquer au texte de
Hegel : il donne à penser, il nous permet de penser, à nous et ce que nous
sommes  ; mais lui nous permet de le penser. C’est ce que l’on appelle
souvent tradition. Celle-ci, comme on semble le penser souvent, n’est
nullement la transmission d’un bien restant toujours le même  ; elle est
plutôt la reprise de ce bien. Lorsque personne ne reprend, lorsque nous ne
pouvons ou ne voulons plus reprendre, alors la tradition s’effiloche.
H.G. Gadamer dit bien que comprendre c’est comprendre autrement, et que
c’est ainsi que la tradition elle-même se fait.
 
 
Alors donc quel est ce texte.
Le voici.

L’école se situe en effet entre la famille et le monde effectif, et


constitue le moyen terme, assurant la liaison, du passage de
celle-là à celui-ci. Ce côté important est à considérer de plus
près.
La vie dans la famille, en effet, qui précède la vie à l’école, est
un rapport personnel, un rapport du sentiment, de l’amour, de la
foi et confiance naturelle ; ce n’est pas le lien d’une Chose, mais
le lien naturel du sang. L’enfant y a une valeur propre parce qu’il
est l’enfant  ; il fait l’expérience, sans le mériter, de l’amour de
ses parents, de même qu’il a à supporter leur colère, sans avoir
de droit à lui opposer. –  Par contre, dans le monde, l’homme
vaut par ce qu’il fait  : il n’a de valeur que pour autant qu’il la
mérite. Il lui advient peu de choses par amour pour lui et pour
l’amour de lui ; ce qui vaut ici, c’est la Chose 1, non le sentiment
et la personne particulière. Le monde constitue un être –  en
commun indépendant de ce qui est subjectif  ; l’homme y vaut
suivant les savoir-faire et l’aptitude pour l’une de ses sphères,
d’autant plus qu’il s’est défait de la particularité et s’est formé au
sens d’un agir et d’un être universel.
Or, l’école est la sphère médiane qui fait passer l’homme du
cercle de la famille dans le monde, du rapport naturel du
sentiment et du penchant dans l’élément de la Chose. À l’école
en effet, l’activité de l’enfant commence à acquérir de façon
essentielle et radicale, une signification sérieuse, à savoir qu’elle
n’est plus abandonnée à l’arbitraire et au hasard, au plaisir et au
penchant du moment  ; l’enfant apprend à déterminer son agir
d’après un but et d’après des règles, il cesse de valoir à cause de
sa personne immédiate, et commence de valoir selon ce qu’il fait
et de s’acquérir du mérite. Dans la famille, l’enfant doit agir
comme il faut dans le sens de l’obéissance personnelle et de
l’amour ; à l’école il doit se comporter dans le sens du devoir et
d’une loi, et, pour réaliser un ordre universel, seulement formel,
faire telle chose et s’abstenir de telle autre chose qui pourrait
bien autrement être permise à l’individu. Instruit au sein de la
communauté qu’il forme avec plusieurs, il apprend à tenir
compte d’autrui, à faire confiance à d’autres hommes qui lui sont
tout d’abord étrangers et à avoir confiance en lui-même vis-à-vis
d’eux, et il s’engage ainsi dans la formation et la pratique de
vertus sociales.
C’est dans ce contexte que commence désormais pour l’homme
l’existence double en laquelle sa vie en général vient se briser et
qui fournit les extrêmes, se durcissant dans l’avenir, entre
lesquels il a à maintenir cette vie rassemblée en elle-même. La
totalité première de ses conditions de vie est disparue  ; il
appartient désormais à deux sphères séparées, dont chacune ne
revendique qu’un côté de son existence. En dehors de ce que
l’école exige de lui, il y a en lui un côté libre de l’obéissance qui
la caractérise, côté qui, pour une part, est abandonné encore à
l’ordre de la maison, mais, pour une autre part, aussi, à son
arbitre et à sa détermination propres. De même qu’il acquiert par
là, en même temps, un côté qui n’est plus déterminé par la
simple vie familiale, ainsi qu’un mode d’existence propre et des
devoirs particuliers 2.

Ce texte de Hegel est extrait d’un discours à destination de professeurs


et d’élèves qu’il prononça le 18 septembre 1811. Discours circonstanciel de
remise de prix.
Bien que Hegel soit traditionnellement présenté comme un philosophe
idéaliste, à cette occasion mais aussi par exemple dans Les Principes de
Philosophie du droit et l’Esthétique, il semble se plier, prendre la mesure,
mettre au jour même dans certains cas (la peinture hollandaise) des réalités,
qu’il dessine avec une grande netteté. C’est pour cela qu’il nous intéresse :
cette vision schématique d’une certaine réalité, la socialisation, qu’il
dessine à gros traits. Certes ces traits sont trop grossiers, et Hegel simplifie
abusivement. Il y a toujours quelque danger dans une telle netteté. Mais
nous verrons plus tard, et grâce à lui. Pour l’instant, quels sont ces traits ?
Ce texte ne compte certes pas parmi les plus importants de son système.
Comment envisageait-il le lien entre son système philosophique et ce genre
de situation  ? C’est certainement difficile à mesurer. Mais à l’égal de tout
théoricien, c’était pour lui l’occasion de «  vérifier  » sa théorie, de la
retrouver à même la réalité.
Mais pourquoi partir de Hegel, de ce texte et pour quel usage ? À cela il
y a au moins trois raisons.

MÉTHODE : UN EXERCICE DE PENSÉE

La première raison est que Hegel eut le projet tout à fait explicite de
penser la société moderne dans sa différence même d’avec les sociétés
traditionnelles, ou dites telles. Il pensa autrement dit la modernité ou du
moins s’y efforça. Pour lui, penser la modernité, c’est penser la place et le
droit de l’individu dans la société. Comme il le dit fortement dans un autre
texte, ce qui est en question dans nos sociétés modernes c’est le fait de la
particularité, et son droit à être satisfait :

Le droit de la particularité du sujet à trouver sa satisfaction, ou,


ce qui revient au même, le droit de la liberté subjective, constitue
le point critique et central qui marque la différence entre les
temps modernes et l’Antiquité. Ce droit, dans son infinité, a été
exprimé dans le christianisme et est devenu le principe réel
d’une nouvelle forme du monde. Parmi les figurations les plus
proches de ce droit, on peut ranger l’amour, le romantisme, le
but du bonheur éternel de l’individu, etc. – ensuite la moralité et
la conscience, puis les autres figures dont une partie constituera
les principes de la société civile et fournira les éléments de la
constitution politique et dont l’autre partie se manifeste dans
l’histoire, plus particulièrement dans l’histoire des arts, des
sciences et de la philosophie 3.
Ainsi Les Principes de la Philosophie du droit s’efforcent de saisir le
chemin et les diverses figures de cette exigence, et de leur donner droit et de
montrer comment cette liberté subjective se trouve, se réalise, et se
comprend elle-même dans les institutions telles qu’elles s’offrent à elle.
C’est en cela que cet ouvrage demeure d’une richesse étonnante : Hegel y
passe en revue toutes les figurations de cette liberté, toutes les figures
sociales et politiques qui la réalisent autant que se réalise en elles l’État
moderne. On pourrait montrer à quel point certaines de ces figures sont
encore les nôtres, en particulier ses analyses de la personne, de la mode, du
système de production en tant qu’il crée le manque de travail, et, ce faisant
l’inutilité d’un nombre de plus en plus grand d’individus que nos sociétés
vont exporter dans le mouvement que l’on nommera par la suite
colonisation, ses analyses encore de la protection sociale.
Toutefois, et c’est un point tout à fait essentiel, Hegel n’attribue
nullement à la particularité la création des institutions qui lui conviennent.
Hegel met en rapport cette exigence de la particularité avec les évolutions
de la société qu’il connaissait, examine la congruence de ces deux
mouvements et la façon dont la particularité se satisfait dans et de ces
évolutions et au besoin contre elle-même ou plus précisément contre
certaines de ses formes hypostasiées. En quoi et comment la particularité se
satisfait-elle au sein des évolutions institutionnelles ; en quoi ces évolutions
rencontrent cette satisfaction ? En quoi a-t-elle à apprendre sur elle-même et
dépasser des formes seulement incomplètes et partiales d’elle-même  ? Le
petit texte que nous citons reprend cette même perspective.
En second lieu, cette interrogation de Hegel prend appui non pas sur
telle ou telle institution mais sur leur ensemble. Il propose une vue un peu
systématique de cette modernité. Si l’on peut juger du rapport entre
particularité et institutions, cette évaluation doit s’effectuer au niveau de
l’ensemble des institutions, pas seulement de l’une d’entre elles. Mais il n’y
avait pas pour lui un simple droit de la particularité en tant que ce droit se
distinguait de la société  ; ce qu’il y avait plutôt c’est l’ensemble des
institutions en tant qu’il répondait de ce droit, l’instituait, le différenciait,
l’organisait et le rendait effectif, et ainsi satisfaisait la particularité. Parler
de la société moderne c’est ainsi parler d’un ensemble d’institutions en tant
que la revendication de la particularité s’y satisfait et reconnaître dans les
réalités institutionnelles existantes cette satisfaction. Dans ces conditions, il
nous faudra suivre comment le changement de l’une des institutions affecte
l’ensemble.
Pour le dire autrement, cette analyse de Hegel peut être lue soit en se
demandant dans quelle mesure le système de ces institutions correspond
aux exigences de la particularité, mais aussi en se demandant ce que la
société moderne «  fait de nous  » ou a fait de nous, je veux dire le cadre
qu’elle dispose en tant qu’il nous forme, nous a formés. La critiquer, saisir
sa limite, aura également cette double perspective  : qu’est-ce qui peut
sembler trop étroit dans ce cadre, et pourquoi, et qu’est-ce que les
institutions font de nous aujourd’hui ?
 
 
En troisième lieu, et cela est une suite des points précédents, le point de
vue de Hegel n’est pas moral, si l’on entend par moral ce souci de porter un
jugement sur les institutions, de dire si elles sont bonnes ou mauvaises.
Hegel ne parle pas, pourrait-on dire, si l’on entend par là un discours, tenu
par un individu, qui prétendrait nous dire ce que nous devons tenir pour
notre réalité et qui se soucierait d’en établir la vérité. C’est plutôt le travail
de quelqu’un qui s’efforce de « fictionner » et typifier « notre réalité », dans
son ensemble, ou qui nous montre ce qu’est le moderne. Voici notre monde,
voici les normes qui font pour nous le moderne. Certes le but est que la
particularité reconnaisse les institutions et cela veut dire qu’elle se reconnaît
elle-même et ses exigences propres dans les institutions naissantes. Ce n’est
peut-être pas facile ou aisé, et cela semble d’avance supprimer la possibilité
critique. Mais c’est une étape pour ensuite et éventuellement, comprendre la
critique et la développer. Pour le dire autrement, Hegel s’efforça de
présenter notre réalité, notre réalité comme moderne, dans ses traits
majeurs, généraux ou essentiels et liés. Il chercha à donner une
représentation systématique de cet ensemble, à en faire ressortir les liens, la
cohérence d’ensemble.
 
C’est à ce triple titre (penseur de la société moderne, penseur des
institutions modernes, penseur dénué de point de vue moral) que Hegel
nous intéresse. Car à supposer que notre société ne soit plus moderne, du
moins qu’il s’agit maintenant d’une société et d’une socialisation
postmodernes, alors il se pourrait bien que celle-ci puisse apparaître par
contraste avec la société dite moderne. Ou encore que de la vision claire de
ce que fut le moderne puisse se détacher nettement ce qui n’est plus
possible pour nous, ce que nous risquons de perdre, ce que nous ne tenons
pas particulièrement à abandonner, ce que nous risquons de gagner, et par
suite l’ensemble des raisons et motifs qui effectivement nous éloignent de la
modernité et de son mode de socialisation. Peut-être pourrons-nous d’autant
mieux cerner cette société postmoderne, la nôtre, du fait même de son
contraste, du fait même de l’examen de ce qui effectivement n’est plus
possible pour nous dans la société dite moderne. Qu’était exactement celle-
ci, et pour quelles raisons ne nous est-il plus possible, ou ne nous serait-il
plus possible de nous y tenir ou d’y vivre ?
Par ce détour, il s’agit simplement de caractériser ce qui serait
postmoderne, soit pour en faire la louange, soit pour le condamner. Il s’agit
plutôt de voir effectivement ce dont nous nous détachons, ce qui
précisément est impossible pour nous, ce qu’alors nous risquons de gagner
comme ce que nous risquons de perdre. D’une part, il s’agit de nous mettre
en quelque sorte au pied du mur  : quelles sont les lignes générales de
l’institution du moderne et sommes-nous prêts, oui ou non, et sur quel
aspect, à les abandonner  ? Qu’avons-nous exactement à perdre, qu’avons-
nous exactement à gagner  ? D’autre part, et s’il s’avère que sur certains
points, certains aspects, ces lignes ne nous conviennent plus, comment et
quoi redessiner  ? Peut-on autrement dit se servir du canevas de ce qui est
moderne pour chercher à dessiner notre société en tant qu’elle est ou serait
postmoderne ?
C’est en ce sens que ce texte de Hegel nous offre l’occasion d’un
exercice de la pensée : supposé admis ce portrait et ces traits généraux, nous
faut-il repeindre dessus, le reprendre ici ou là, mais alors comment ? Nous
faut-il repeindre tout autrement ?
 
On le voit, ce n’est pas par la question des modes de légitimation que
nous abordons cette question du postmoderne, comme le fit Jean-François
Lyotard. Lui aussi a privilégié la recherche, répondant à cette exigence, à
laquelle nous sommes aujourd’hui soumis tant individuellement que
collectivement.
Sans ignorer cette direction, notre chemin diffère, plus directement
soucieux des institutions elles-mêmes et de nos vies dans ces institutions.
Comme on va le voir, la pensée moderne de l’institution était encore très
présente, très forte. La faire bouger n’est pas chose simple. Nous
chercherons à voir ce qui de l’intérieur rend cette pensée des institutions
modernes impossible et à esquisser un autre rapport aux institutions.
Dans une telle perspective, la pensée des institutions, l’interrogation sur
les institutions, ne relèvent pas forcément d’un discours de légitimation. Il y
a les institutions, il y a nos expériences en elles et d’elles, et l’enjeu est
plutôt d’examiner notre vie dans ces institutions et le jeu qu’elles rendent
possible autant que les jeux qu’elles empêchent. Il n’est plus besoin d’un
discours de légitimation par-delà et par-dessus ces institutions 4.
Un tel point de départ permet aussi d’apprécier la représentation du
moderne telle que Hegel la propose, d’évaluer en particulier son
insuffisance. Nous saurons alors mieux ce qu’est le moderne, et par
conséquent ce qui ne l’est plus.
On demandera d’où peut provenir un tel exercice ou plus exactement
qui procède à l’examen. D’une part, de nous-mêmes ou de nos expériences,
ce que nous vivons et pouvons dire nous-mêmes, de cette réalité dont parle
Hegel (famille, travail, école, individu) et qui nous est très régulièrement
réfléchie au travers des films que nous voyons, des œuvres d’art que nous
aimons et qui nous disent ce que nous sommes, ce à quoi nous semblons
tenir autant que ce que nous aimons ne pas voir. D’autre part, des savoirs
accumulés par les sciences sociales, qui nous parlent de ces choses et
construisent des savoirs sur ces choses. C’est ainsi sur ce fond que je
chercherai à faire jouer mon expérience, puisque comme toute expérience,
car d’une part elle n’est jamais totale, complète (par manque d’imagination,
attachement à un point de vue), mais, d’autre part, elle n’est jamais non plus
parfaitement déconnectée de la réalité ou solipsiste. Mais sur le fond des
savoirs et connaissances, certes partiels qui sont les miens. Cela est une
invitation faite au lecteur de faire jouer lui aussi et ses propres expériences,
et ses propres savoirs. Au moins avons-nous en commun et cette
représentation du moderne, et le partage d’une expérience qui, s’ils peuvent
être divers et particuliers, se rapportent toutefois au souci de dessiner notre
monde et ses traits généraux.

Individu moderne et crise


Ce qui frappe tout d’abord dans ce texte, du moins à le prendre en gros,
c’est sa banalité ou ses allures de cliché. Nous reconnaissons ce monde, il
semble bien être le nôtre.
D’abord, la famille, où nous avons ou aurions dû connaître l’amour. Ou
plutôt, s’il s’agit ici de nos normes et de ce que nous tenons pour notre
monde, l’idée que la famille est ce lieu où nous faisons l’expérience d’un
amour inconditionné. Normalement, et nous admettons cette norme,
l’amour que nous témoignent les parents ne dépend pas de nos
« performances disciplinées », ou alors, et si c’est le cas, nous pouvons dire
que l’amour comme tel n’a pas lieu. Dans la famille nous faisons
l’expérience de l’amour, et, comme nous disons, d’être aimé pour nous-
mêmes.
En second lieu dans ce texte, il y a la sphère du travail : là, ce n’est pas
nous-mêmes qui comptons, ce n’est pas, ou plus, notre « être » qui compte,
et nous aurions tort de supposer que dans ce monde certains biens doivent
nous arriver par amour. Ce qui compte plutôt ce sont nos « savoir-faire » ou
nos compétences qui sont la base de la reconnaissance que l’on nous doit.
Là nous appartenons et sommes une part d’un système de production, dans
lequel l’enjeu est de construire l’utilité de nos savoir-faire. Ce qui compte
n’est pas la particularité comme telle, mais le savoir-faire particulier en tant
que qualité du professionnel.
En troisième lieu c’est la sphère de l’école, qui médiatise ou faut le lien
entre les deux premières. Là on y apprend une seule chose, dit Hegel : agir
selon un but et selon des règles. Ce qui y est en question n’est pas l’agir
selon tel ou tel but particulier, mais simplement et seulement, « apprendre à
agir selon un but », c’est-à-dire la capacité générale ou simplement formelle
d’agir selon un but. Quel que soit ce but, pouvons-nous dire.
Ainsi, après la famille, comme lieu de l’expérience de « l’être aimé pur
soi-même  », vient l’école, comme lieu de l’expérience du mérite, et vient
enfin le mode du travail comme lieu du savoir de nos savoir-faire.
Voilà une image bien simple, et peut-être simpliste de la socialisation, et
si Hegel n’avait dit que cela, on ne voit pas bien pour quelle raison il nous
faudrait s’arrêter sur ce texte.
Pourtant, le dernier paragraphe nous surprend et perturbe cette belle
simplicité. Dans la logique apparente du texte, il peut surprendre. Hegel
n’a-t-il pas dans le deuxième paragraphe, décrit brièvement le monde du
travail, ou le monde adulte du sérieux et du travail, et ne nous a-t-il pas
ainsi engagé à penser que l’école avait pour mission de nous préparer à ce
monde du travail  ? C’est bien aussi ce qui ressort de sa présentation de
l’école comme sphère médiane entre l’enfance, dans la famille et le monde
du travail. Pourtant, lorsque l’on vient à la fin du texte, qui veut saisir le
résultat de l’école, c’est-à-dire ce qui en sort effectivement, ce qui est l’effet
ou le produit de cette éducation, c’est tout autre chose qu’il présente. Ce qui
sort de l’école, ce qui est produit par la formation scolaire, n’est pas un
individu bien socialisé au sens que ce texte engage initialement, à savoir un
individu qui a connu et connaît l’expérience de l’amour dans la famille,
l’expérience de l’apprentissage dans des écoles, et puis l’expérience du
travail et de l’utilité sociale. Ce qui est produit c’est un individu déchiré. Il
insiste même beaucoup sur le caractère dramatique de ce résultat : « C’est
dans ce contexte que commence désormais pour l’homme l’existence
double en laquelle sa vie en général vient se briser et qui fournit les
extrêmes. » Ce qu’il veut dire par là n’est pas forcément très simple, mais il
est clair que ce qui commence dans « ce contexte », c’est-à-dire à l’école,
est bien autre chose qu’un bon travailleur sachant ce qu’il doit faire ou
exerçant un métier.
Qu’est-ce qui donc commence à la fin de l’école, qu’est-ce que produit
l’école ?
 
–  Il dit tout d’abord que quelque chose a disparu désormais, à savoir
« la totalité première de ses conditions de vie est disparue ». Hegel parle ici
de l’enfance ou de la famille, mais il entend parler aussi d’une forme de vie
unie, heureuse, où l’individu « était en phase avec son milieu », ou pour qui
il n’y avait guère de distinction entre lui-même et son milieu. Là il est ou a
été aimé pour lui-même, et là aussi il fait l’expérience d’une identité de son
monde et de lui-même, sans plus. Moment de l’innocence si l’on veut, du
simple fait d’être. C’est ainsi le concept de « totalité » qui est important ici.
Hegel ne dit pas que toutes ses conditions de vie initiales ont disparu, ce qui
ne serait pas exact par rapport aux autres aspects du texte aussi bien
qu’empiriquement  : l’enfant continue bien à vivre dans sa famille.
Désormais son existence est double, il n’appartient plus à une seule sphère,
mais au moins à deux, la famille et l’école, dont « chacune ne revendique
qu’un côté de son existence  ». Il n’y a plus un seul monde, mais deux
mondes séparés et deux exigences et c’est en ce sens que la totalité initiale a
disparu. Le monde n’est plus un  ; les autorités ne sont plus une, mais
distinctes et même opposées. Comme le dit Hegel, chacune des sphères,
famille et école «  revendiquent quelque chose de différent  », voire
d’opposé. Le temps de la crise est un temps de contradiction et de conflit,
dans lequel l’individu est revendiqué selon deux directions différentes.
Avec l’école vient, selon la première idée, le lieu ou le temps d’une
perte ou d’une séparation. De quoi  ? D’une certaine harmonie, du simple
fait d’être là sans plus et d’apprécier cet être-là comme il vient, comme il
est. Avec, ou après l’école, la vie, nos vies, commencent comme crise et
surtout comme double. L’enfance était totalité harmonieuse, et nous devons
nous en défaire, nous devons non seulement en faire notre deuil, mais aussi
comprendre que la vie doit être jugée selon des normes et des exigences
différentes.
 
– En outre, ce qui naît à l’école ou commence à naître, c’est, dit Hegel,
la notion d’arbitre, autant dire ici la notion de liberté de choix. À l’école, il
y a un côté libre de l’obéissance. L’école ne nous requiert pas tout entier,
elle ne vise et ne se préoccupe que d’une part de nous-mêmes et elle en
laisse de côté une autre. N’est-elle pas que «  formelle  », ou ne se
préoccupe-t-elle que de l’aptitude à agir selon un but, quel que soit ce but ?
Aussi ne touche-t-elle pas «  notre être  ». Cette part qu’elle laisse de côté,
qu’elle ne touche pas, ce vide qu’elle crée, s’il est comblé initialement par
la famille, suscite de plus en plus notre propre arbitre, notre désir, nos
souhaits.
À l’école naît, ou devrait naître, quelque chose comme notre liberté de
choix  : «  je peux être n’importe quoi, je n’ai que l’embarras du choix, je
peux aller vers ce que je ne suis pas, je peux aussi me créer, ou créer mon
intérêt.  » Initialement cette liberté prend peut-être le visage des goûts
parentaux ou du milieu social  ; mais Hegel suggère que petit à petit naît
autre chose, le soi lui-même, comme possibilité d’écart, possibilité d’être
autre, d’un être autre, au moins différent de la famille.
Si l’on reformule les choses, on peut dire : à l’école, ou à sa suite, dans
le contrecoup de l’école, naît non plus la question qui suis-je (la famille) ;
non plus la question que dois-je être (le social), mais bien la question  :
qu’est-ce que je veux être, ou encore quel est, ou que sera mon projet. Ce
qui est donc produit au terme de ce parcours, n’est rien d’autre que la forme
de volonté : qu’est-ce que je veux être ? Quel est, autrement dit, mon projet.
À suivre ce texte, cette volonté est produite de façon spécifique, comme
écart toujours s’aggravant entre ce qui m’est légué, ce qui m’aura été légué,
et moi-même. C’est-à-dire comme loi de l’héritage et nécessité de se
décider avec, contre, en dehors de lui. L’opposition, ou la contradiction naît
comme opposition du passé et de l’avenir.
 
–  L’effet de l’école et plus largement de l’éducation a donc ce double
aspect  : rupture avec l’immédiateté, naissance du libre arbitre, comme
simple embarras du choix, et de la question de la volonté. Dans le
contrecoup de l’école ou de l’éducation naît le souci de «  maintenir
désormais sa vie comme vie rassemblée ». Ainsi la question de l’unité s’est-
elle déplacée des conditions de vie initiale à ma vie elle-même. La vie
rassemblée, la vie unifiée est désormais une tâche, notre souci même, et non
plus notre réalité, même imaginaire. Le moderne est ce qui nous aura légué
cette sorte de devoir d’avoir à maintenir notre vie rassemblée. Ce devoir
même est le résultat d’une certaine articulation de nos institutions. L’unité
de ma vie n’est pas donnée, mais est une tâche ; et cette tâche résulte de la
disparition d’une unité antérieure autant que de l’ouverture provoquée par
l’école. Nullement une nécessité anthropologique.
 
 
Qu’est-ce donc qui nous aura été légué et qu’est-ce que les « institutions
modernes », dans leur différence, font de nous ? Rien d’autre que la forme
d’une crise. La particularité n’advient à elle-même que dans la forme d’une
crise. Hegel est très net sur ce point : c’est dans ce contexte, dit-il, que la
vie en général vient se briser. La «  vie en général  », c’est la figure de
l’enfant aimant ou la figure de l’élève méritant. On aura beau avoir été l’un
et l’autre, on se trouvera devant cette tension et cette crise, devant et au
centre de ce conflit de légitimité.
L’idée que l’individu ne naît à lui-même que dans la forme d’une
certaine crise n’est pas forcément une idée originale et propre à Hegel. En
revanche, et c’est un élément intéressant, dans la logique même du texte,
cette crise n’est rien de plus que l’effet de l’école, l’effet non voulu ou
ironique de l’école, ou l’effet encore d’une différence entre la famille et
l’école. S’il y a crise, ce n’est pas une donnée anthropologique universelle,
c’est le produit même d’une éducation moderne, d’une éducation dans une
sphère séparée, d’une éducation qui s’est émancipée de la reproduction de
ce qui se fait dans la famille.
Voilà donc ce qu’est que l’éducation moderne, voilà ce qu’elle produit,
et ce qu’elle produit par l’école. Nous aurons à voir plus précisément
comment le jeu de la famille et de l’école produit un tel effet. Mais pour le
moment ce que l’on peut dire c’est que la modernité est ironique : si l’effet
souhaité c’est toujours plus ou moins un travailleur, quelqu’un exerçant un
métier et intégré par là, ce qui est produit est quelque peu différent  : la
particularité sous la forme de la crise, c’est-à-dire de sa liberté comme libre
arbitre et comme question de la fidélité aux origines, de la question du
qu’est-ce que je veux être, de la question de ma vie unifiée. L’éducation
autrement dit aura simplement ouvert des possibles, devant la particularité.
L’éducation ne lui aura pas permis de se choisir et de se connaître selon une
dimension qui lui serait propre ou plutôt l’éducation n’aura pas dit ce qui
devait compter comme formation, comme éducation. Elle n’aura pas formé,
puisqu’au bout du compte l’individu demeure devant cette liberté. Telle est
peut-être l’éducation moderne : elle ne forme pas, normalement du moins,
elle laisse le soin aux individus de se choisir. Si elle forme, c’est un être qui
nous est extérieur, n’engageant que notre agir et nos savoir-faire. Ce que
nous appelons aujourd’hui encore individu, ou personne, c’est cette
question elle-même, en tant qu’elle doit être la nôtre, qu’elle est forcément
la nôtre. La question de mon identité, comme construite, voulue, devant être
construite et voulue sur les ruines d’une première unité.
On pourrait ainsi attester de la grande régularité de ce schéma, depuis le
moment où Hegel l’écrivit à nos jours 5.
Comment, ici, commencer à prendre position ?
Remarquons simplement deux choses. La première est qu’au fond, dans
nos vies, la possibilité de ne pas répéter un héritage, de faire sa vie selon sa
volonté, de se situer en dehors de l’héritage familial qui est aussi social est
somme toute assez rare, si l’on suit la leçon dominante des sociologues. La
sociologie contemporaine le montre, me semble-t-il, comme elle le
confirme aujourd’hui en s’intéressant de près aux cas, assez rares mais bien
réels, de transfuges, de ceux qui effectivement sortirent ou eurent un
parcours différent de celui que leur origine sociale laissait prévoir 6. Dès lors
la question est de savoir si cette norme de la non-reproduction est bien notre
norme, alors qu’elle ne concerne de fait qu’une petite minorité. Pour la
plupart, la crise n’est jamais qu’une crise de l’adolescence, une crise qui
trouve très vite sa résolution dans le « choix  » d’un métier, choix qui lui-
même dépend ou est permis par la famille et ses réseaux. La nécessité d’un
travail s’impose rapidement. Mais la question suivante surgit  : si cette
norme est si rare, si elle ne touche que quelques individus, peut-on alors
dire qu’elle est bien la nôtre ? Que vaut une norme qui ne cesserait de nous
montrer la difficulté d’y avoir accès  ? ou ne ferait que construire notre
impuissance ? Peut-on dire que ce serait précisément une norme ?
Dès lors il faut ouvrir plus la question  : comment et sur quel fond la
«  subjectivité moderne  » est-elle ainsi produite  ? Pourquoi l’amour par
exemple n’aurait-il aucune place dans le monde du travail et dans le monde
adulte du travail ? N’a-t-il qu’une seule forme et cette forme doit-elle être
cantonnée dans la famille  ? Pourquoi la famille se replie-t-elle dans la
sphère du sentiment ? N’y fait-on jamais rien avec les enfants et, à travers
ce « faire avec », n’y a-t-il aucun amour en jeu ? Pourquoi l’école ne serait-
elle rien d’autre que la capacité formelle à agir selon un but ? Ne peut-on
parfois y découvrir ce que l’on veut être  ? Cela n’est-il pas nécessaire si
l’on souhaite que l’individu ne se trouve pas, à la fin de l’école, devant un
pur «  embarras du choix  », mais bien qu’il ait pu commencer
d’appréhender, pressentir, bref cultiver ce qu’il voulait et ce qui allait dans
le sens de ses inclinations  ? Puis l’école n’est-elle pas aussi le lieu d’une
découverte, d’autres personnes, amis ou autres adultes, avec d’autres
histoires, d’autres cultures, et dès lors ne peut-elle être le lieu d’une
découverte, non pas forcément de soi, mais bien d’autres mondes et d’autres
façons d’être  ? Bref, la centration que Hegel impose à l’école, cette seule
capacité à agir selon un but, peut-elle avoir le moindre intérêt si elle n’est
pas reliée à quelque contenu susceptible d’éveiller nos intérêts et de nous
éveiller par conséquent à «  nous-mêmes  »  ? Que dire aussi du collectif  ?
N’a-t-il jamais que deux formes : d’un côté le collectif familial, de l’autre le
collectif formel qu’est la classe ? Sans sous-estimer la force de la réponse
hégélienne, il nous faudra aussi prendre en charge ces objections.
L’émancipation de l’individu, comme crise, est pensée ici comme
émancipation par rapport à l’identité familiale, elle n’a pas de sens
indépendamment de cette première appartenance  ; elle est pensée comme
rupture avec un «  monde unifié  », l’immédiateté de l’enfance. Elle est
pensée aussi comme l’effet de l’école contre la famille. Mais que doivent
être et l’école et la famille pour que cet effet-là en résulte ? Que doit être en
particulier la famille pour que l’émancipation se pense par rapport à elle ?
Si la famille et l’école sont autres, alors la forme d’émancipation devra être
différente.
Ces quelques questions font voir que ce qui est déduit (la figure de
l’individu comme crise) est solidaire de ce dont il est déduit (une certaine
idée de la famille, de l’école, du travail et du rapport entre ces trois
sphères). Si nous avons des raisons de penser autrement et la famille,
l’école, et le travail, alors c’est la forme de l’émancipation qui doit
changer  : la crise, le conflit, l’opposition entre un passé et un avenir
singulier ne constitue pas nécessairement la forme majeure d’émancipation.
C’est dans cette direction que nous voudrions poursuivre notre recherche.
Le legs moderne, à travers Hegel, a la figure de cette crise  : être
moderne c’est faire l’expérience d’une certaine forme d’intériorité comme
crise, car c’est bien l’individu qui intériorise ces différences de la famille et
de l’école, de l’héritage et de l’avenir, et qui se dessine par là. Cette forme
est-elle encore la nôtre ?

La diversité institutionnelle
Après cette figure de la crise, le deuxième point général qui retient
l’attention et qui peut sembler tout à fait aller de soi est le fait même de la
diversité institutionnelle. Le fait normatif si je peux m’exprimer ainsi (mais
c’est une conséquence de la notion de type) de la diversité institutionnelle.
Selon la perspective de Hegel, la diversité institutionnelle, ou encore le fait
que nous n’appartenions pas qu’à une seule institution, mais qu’il y ait ce
que Hegel nomme différentes sphères, cela même est à la mesure de la
particularité et de l’exigence qu’elle a d’elle-même, cela même est le
moderne. La diversité des sphères d’appartenance, ou l’expérience de cette
diversité, d’une part, constitue la subjectivité moderne, son horizon et son
milieu, et d’autre part, est supposée traduire son exigence propre. La
diversité des sphères, et même de deux sphères, répond à l’exigence que la
particularité a d’elle-même, elle est cette exigence même. Par suite, le
moderne est le legs de cette distinction et la question est de savoir quoi en
faire.
Le souci de l’individu se trouve lié à quelque chose de tout à fait
important au niveau des institutions.
Nous modernes, et au moins me semble-t-il nous modernes Européens,
tenons à « la diversité institutionnelle » et nous pensons que quelque chose
ne va pas si nous avons des raisons de penser que, selon les termes que
Hegel distingue ici, la sphère du travail est en fait dominée par des modes
de relation propres à la famille ou, si inversement, la sphère familiale est
dominée par des relations relevant en fait du travail et de la production, ou
si encore l’école est dominée soit par la sphère familiale, soit par la sphère
de la production.
Cette diversité est solidaire d’un ensemble de normes qu’elle institue :
l’enjeu est que père et mère soient seulement père et mère et ne portent
attention qu’à l’être même de l’enfant, sans plus, que le professeur soit
seulement professeur et ne se mêle pas de l’être de l’enfant, mais plutôt
qu’il s’inquiète de son agir, de sa puissance d’agir, que les relations
hiérarchiques au sein du travail ne se confondent ni avec des relations
paternelles ou maternelles, ni avec des relations professorales.
 
Cette diversité institutionnelle permet la critique  : au fond l’essentiel
serait de ne pas confondre les places.
D’un côté, la famille, centrée sur, autant qu’elle assure, ce que l’être :
l’enfant y est aimé pour lui-même et pour ce qu’il est. Là il fait
l’expérience, ou est supposé faire l’expérience d’un «  être aimé pour soi-
même » ; là c’est son être comme tel, et seulement cet être qui compte ou
doit compter. Ainsi apprend-il qu’il y a quelque chose comme un être soi-
même, un être aimé pour soi-même, un moi absolument incomparable.
Voilà ce dont il fait l’expérience dans la famille et cela même qui le
constitue comme sujet d’une certaine façon. Ici, pourrait-on dire, « tu seras
aimé pour toi-même », et aussi : « je suis aimé pour moi-même, j’aurais été
aimé pour moi-même ». Voilà ce qui est dit, voilà ce qu’il est supposé vivre,
voilà à ce qu’il convie, et voilà ce que pour finir il fait sien ou assume.
Ainsi vivons-nous avec cette croyance qu’il doit en être ainsi, que la famille
est ou doit être le lieu de l’amour.
De l’autre côté, dans la sphère du travail, l’individu ne vaut que par ce
qu’il fait et, ajoute Hegel, dans une formule au fond assez étonnante « rien
ne lui arrive par amour de lui-même ». Il a à comprendre que plus rien ne
lui arrivera par amour, et que cela même va dans le sens de la propre
exigence qu’il a de lui-même. Pourquoi  ? Parce que là, il est apprécié, ou
reconnu, il a à savoir qu’il est apprécié et reconnu, en fonction de son faire
et d’un agir universel. «  Ce qui compte n’est pas telle ou telle de tes
qualités ; ce qui compte est ton faire, ta compétence » et, réciproquement,
« ce qui compte n’est pas telle ou telle de mes qualités ; ce qui compte c’est
mon faire et ma compétence, en tant que cela est produit par moi, que je la
sais, que c’est bien moi ». Ici donc pas de « favoritisme » et, normalement,
le fait que je sois homme ou femme, ayant telle origine sociale ou telle
autre, telles relations d’amitié ou de réseau, ne devrait pas compter. Ce qui
compte est la professionnalité. Notre faire donc, non notre être. Ainsi
vivons-nous dans l’idée que ce qui devrait valoir dans le monde du travail
est simplement ou seulement notre compétence.
À dire les choses ainsi, on voit bien, ou du moins on peut accepter que
cette distinction entre le faire et l’être a bien pour nous, même encore
aujourd’hui, une dimension normative. C’est en fonction d’elle que nous
jugeons du juste et de l’injuste.
Enfin, l’individu trouve sa satisfaction aussi dans une école qui est ce
lieu de médiation entre les deux, qui doit donc lui permettre de faire ce
passage tout en étant une sphère tout à fait autonome. Là, il apprend, il a à
savoir que son action doit ou peut être orientée selon un but et des règles ;
là, il apprend et se plie à cette forme «  d’avoir à agir selon un but  »  ; là,
comme dit Hegel, il acquiert non pas du mérite (il a de bonnes notes ou de
bons résultats) mais « il s’acquiert du mérite », il sait qu’il sait, sait et fait
l’expérience de la maîtrise de son faire. Non seulement agir, mais agir bien,
selon les règles et la maîtrise et compréhension de ces règles. Ainsi un
professeur qui voudrait être un père ou une mère, plus attentif dès lors à
l’enfant « dans sa singularité », et non pas tant à ce que cet enfant fait ou
peut faire, à son agir réglé, manquerait son rôle de professeur ; de la même
façon, de l’autre côté, s’il en venait à se comporter comme un supérieur
hiérarchique vérifiant le travail et sa qualité, sans plus, et dès lors ne portant
pas attention au fait que ce qui commence à l’école c’est «  l’apprendre à
agir selon un but  », c’est-à-dire la seule exigence formelle de donner une
direction un peu continue à son agir, et non le résultat comme tel, il
manquerait d’une autre façon à sa tâche. L’individu moderne comprend
ainsi que sa vie se situe et va se situer dans ces trois sphères, et qu’au fond
il tient à ce pluralisme.
Ce pluralisme est ainsi solidaire d’une diversité de normes et d’une
critique des confusions possibles.
 
On pourrait chercher à aller plus loin. Pourquoi, au-delà de ce premier
aspect, tenons-nous à la diversité même ?
Cette diversité permet d’abord la mise à distance, plus encore elle
contribue au rejet de toute institution englobante. À l’époque où Hegel écrit,
c’est en Europe un enjeu sérieux : l’Église est cette institution englobante,
la religion englobe entièrement l’individu de la naissance à la mort. Quand
Hegel distingue plusieurs institutions, celles-ci engendrent des rapports à
soi, aux autres, au monde, spécifiquement différents, il brise la possibilité
même d’une institution englobante. Le maître est autre chose que le père ou
la mère, que le chef ou le responsable est autre que le père, la mère ou le
professeur. À chaque niveau un rapport autre est en jeu. Il n’y a plus alors
d’unité de l’autorité, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait plus d’autorité du
tout : qu’est-ce qu’être seulement et simplement un père ou une mère, sans
plus, sans empiétement sur d’autres relations, mais aussi sans soutien
analogique avec d’autres relations  ? Qu’est-ce qu’être simplement ou
seulement un professeur, et non un guide, non un maître de vie, mais
quelqu’un préoccupé par une seule chose : l’aptitude formelle à agir selon
un but ? Qu’est-ce qu’être seulement un patron, un responsable et avoir des
relations avec des égaux qui sont pourtant dans un rapport hiérarchique  ?
De l’autre côté, qu’est-ce qu’être seulement ou simplement un enfant,
seulement ou simplement un élève, seulement un employé ?
La figure d’une autorité autant unique qu’englobante s’efface. Peut-être
est-ce difficile pour certains modernes d’accepter ce retrait. C’est le retrait
d’un rapport religieux à l’autorité. En ce sens, on peut dire que la diversité
est laïcité  : ne plus croire, espérer en une autorité qui soit à la fois une et
englobante, prenant en charge la totalité de chacun de nous et de ce qui en
nous serait la part essentielle.
 
Deuxième point, la diversité des institutions implique une logique des
places et des lieux  ; les individus qui s’occupent de l’enfant et de
l’éducation ne parlent pas tant et seulement en fonction de leur point de vue
ou simplement de ce qu’ils pensent être le bien de l’enfant, mais en fonction
des places qui sont les leurs. Nous disons par exemple et parfois nous
savons comme parents, que l’enfant ne peut pas facilement s’exprimer avec
son père ou sa mère, tandis qu’il arrive à parler à d’autres de ce qui le
préoccupe (des proches, des oncles, tantes, des amis, des gens de
rencontre, etc.). C’est que la relation parentale est « une relation, ayant ses
propres traits », rendant possibles certaines choses et impossibles d’autres.
Peut-être est-ce dur à entendre pour le père ou pour la mère que l’enfant
« ne lui dise pas tout », ne puisse avoir cette spontanéité-là. Sans doute est-
ce aussi souhaitable, comme la garantie que l’enfant peut commencer à
vivre ailleurs et en dehors, se défaire de l’idée même de l’unité du rapport.
Peut-être peut-on faire l’hypothèse que l’enfant ne craint rien tant que d’être
entièrement capté dans le motif d’une relation, comme si cela était à la fois
son effroi et sa jouissance secrète. Sans doute là est-ce le sens de la critique
de l’Œdipe, telle que la psychanalyse l’a construite : non pas tant le père ou
la mère comme objet du désir, mais la croyance que tout le désir ou du désir
s’y joue.
Intuitivement encore par exemple, le psychologue scolaire n’a pas la
même place, le même rôle, le même rapport avec l’enfant que le professeur,
que le directeur, ou encore que les parents, c’est cette logique des places
qu’il est important de respecter. «  Chacun son métier  » et cette différence
assure de la latitude à l’enfant. Ce qui est en jeu ici est plus qu’une simple
différence des rôles ou relations sociales, c’est plutôt cette différence en tant
qu’elle est ouverture pour celui qui la vit. Il n’a pas à tout dire, il n’a pas à
tout être, il peut demeurer en retrait, il peut «  n’en penser pas moins  », il
peut tout simplement « y penser », dans la mesure où il s’écarte et se défait
de la relation, au moins un peu, et donc n’est pas tout lui-même dans telle
relation particulière. Il peut y réfléchir, il peut aussi parfois s’en dire
quelque chose et en parler à d’autres. Il y a du jeu, de la réserve, et des
ressources ailleurs et autant de temps distincts.
Toujours empiriquement et intuitivement, dans la vie adulte, lorsque
notre vie au travail déborde et envahit toute notre vie, lorsque notre vie
familiale déborde et envahit toute notre vie, lorsque notre souci de nous
former déborde et devient sans limite, alors quelque chose ne va pas et nous
allons mal. Plus de réserve, plus de lieu autre où nous pouvons être
autrement, penser à autre chose, penser différemment et vivre autrement.
On dit que l’âme est souffle, peut-être devons-nous l’entendre en tous les
sens : pouvoir souffler, se reposer, c’est-à-dire penser ou vivre autrement, se
détacher, se dégager de nos obligations, du souci d’être aussi bien, de l’être
comme souci. C’est ainsi comme s’il y avait une solidarité profonde entre le
fait même de vivre et le fait de vivre autrement, pouvoir penser et vivre
autrement.
La variété et la variété relationnelle et institutionnelle ouvrent des
possibilités, c’est ce que ces quelques remarques voudraient au moins
attester 7.
 
Nous voudrions maintenant reprendre un à un chacun des moments
distingués par Hegel. D’une part, en insistant sur la diversité autant que sur
ses raisons, d’autre part en examinant la façon dont Hegel détermine ces
différentes sphères, en la confrontant enfin avec ce qui nous est possible
d’en penser aujourd’hui.

L’expérience de la famille.
Soit donc la famille. Comment Hegel la pense-t-il ? Quelle est la force
de cette pensée, quelles remarques pouvons-nous faire, et, en dernier lieu,
quelles objections pouvons-nous lui opposer, aujourd’hui, en regard de ce
que la famille est pour nous ?
Mais d’abord reconnaître la force de cette pensée de la famille.

LA FORCE DE CES THÈSES

La première sphère, c’est la famille. C’est là où nous commençons à


vivre, c’est notre premier environnement ou notre premier milieu. Jusqu’ici
rien de bien original. Mais Hegel précise  : c’est là que nous sommes
appréciés pour ce que nous sommes, pour notre être même. Je t’aime pour
ce que tu es, nous t’aimons pour ce que tu es.
Il faut donner toute sa force à une telle analyse : c’est dans la famille et
par elle que nous est légué ce mode de rapport à nous-mêmes selon lequel
nous ne valons que pour cela que nous sommes. « Il suffit que tu sois, nous
t’aimons tel que tu es.  » Le père, la mère, les grands-parents, aiment
l’enfant tel qu’il est, et cela n’est pas rien pour l’enfant.
Rawls retrouvera plus tard ce précepte : dans la famille, écrit-il, l’enfant
expérimente qu’il est aimé pour lui-même, et cela «  indépendamment de
toute performance disciplinée 8  ». Ce n’est pas à la famille d’enseigner la
discipline  : sans doute n’ignore-t-elle pas, et ne peut-elle ignorer que
l’enfant doit être discipliné, mais elle laisse cette tâche à l’école, et doit au
moins pouvoir ménager ce lieu où l’enfant est apprécié pour lui-même,
« indépendamment de toute performance disciplinée ».
C’est aussi un très vieux précepte, présent par exemple dans la parabole
du fils prodigue, qui est aussi une métaphore du père céleste  : quels que
soient nos égarements et notre agir, nos fautes même, ce père nous aime et
est prêt à nous accueillir. Son accueil est inconditionné : toujours il sera là.
Il y a là pour nous une norme, une règle qui nous permet de distinguer
entre bons et mauvais parents. Si certains parents ne témoignent pas d’un tel
amour et conditionnent, par exemple, leur amour aux performances
disciplinées, ils sont à nos yeux de mauvais parents, et nous pensons que
quelque chose risque de clocher dans l’éducation.
Il y a là quelque chose d’en effet important et de constitutif  : être
apprécié pour soi-même. Même dans nos vies adultes, nous ne sommes pas
étrangers à un tel désir et si ce n’est pas dans la sphère du travail qu’il peut
trouver satisfaction, comme le dit Hegel, c’est dans la famille qu’il se
poursuit et sans doute aussi dans les relations d’amitié.
 
Toutefois il faut souligner d’abord que l’enfant, s’il est bien exposé à
l’amour des parents, amour non conditionné par son mérite, est aussi
exposé, dit Hegel, à leur colère. L’enfant a à supporter leur colère, sans
avoir même, de droit à leur opposer. Voilà qui peut déranger notre première
lecture, surtout si nous songeons qu’Hegel ne décrit pas seulement le fait,
mais aussi une norme, et, semble-t-il, les deux choses. Nous retrouvons là
ce que nous avons analysé comme l’ironie hégélienne : la famille ce n’est
pas que l’amour inconditionné, c’est aussi, et peut-être bien pour la même
raison, la colère des parents. À nouveau, le point de vue hégélien n’est pas
un point de vue moral, il est ce souci de reconnaître la « raison », dans la
réalité même, en prenant en charge tous les aspects de ladite réalité et ce
faisant sans reconduire l’opposition de l’être et du devoir être. La famille,
selon lui, c’est cela : ce mixte d’amour et de colère. Comment comprendre,
et qu’est-ce donc que la famille pour être les deux à la fois ? Plus bas dans
le texte, lorsque Hegel reprend ces caractéristiques de la famille, il écrit que
l’enfant doit agir comme il faut dans le sens de l’amour. Voilà donc que
l’amour est un devoir : les enfants doivent aimer leurs parents. Nous avons
là autre chose que l’expérience d’être aimé pour soi-même.
Quelques remarques s’imposent à ce stade.

REMARQUES
On peut noter tout d’abord que la colère touche aussi l’être, et ne touche
que l’être, sur le mode du « tu ne dois pas être ainsi ». Ce mode d’être là ne
doit pas être, il est scandaleux. Aucune explication ici, mais plutôt la
brutalité d’un : « ici on ne fait pas cela. »
Ensuite Hegel subordonne la famille, et donc l’amour comme la colère,
au fait que l’enfant soit du même sang. C’est au nom de cet élément
commun que l’amour s’exprime et que la colère éclate : « c’est indigne de
toi, de nous, de toi en tant que notre enfant, de nous comme ta famille. »
Il s’agit donc d’un amour qui se range sous le signe de l’identité et qui
garantit à l’enfant son identité. «  Tu es comme nous autres, tu es un des
nôtres, et tu n’es un des nôtres que le temps que tu demeures l’un des
nôtres. Nous nous aimons à travers toi, tu es la chair de notre chair et tu
t’aimes toi-même à travers nous. »
Je ne crois nullement qu’il y ait à se moquer d’une telle détermination
ou encore qu’elle relèverait d’une faute morale : pour la famille, aimer son
enfant, c’est cela : tu es un des nôtres, le prolongement de notre sang. Hegel
du moins ne craint pas de le dire et n’en fait pas faute aux parents. C’est la
norme de la famille, ce sans quoi la famille ne serait pas ce qu’elle est, ne
serait tout bonnement pas. « Tu peux être n’importe quoi, je m’en moque,
ou même je suis prêt à tout », un tel propos n’est pas d’une mère ou d’un
père. Reconnaître, c’est d’abord reconnaître une identité, et la famille est
dans son droit lorsqu’elle se pose et s’affirme ainsi. C’est dans l’école que
la famille rencontrera son autre, ou plutôt que l’enfant rencontrera l’autre de
la famille. Mais la famille elle-même est constituée de ce souci de l’identité
et de sa reproduction. C’est là la force de l’analyse hégélienne  : elle se
donne les moyens de poser des sphères séparées et distinctes, et ainsi de
légitimer ces sphères dans leur droit, tout en sachant que ces sphères sont
limitées, et qu’elles rencontreront un autre droit, une autre légitimité.
Ce que Hegel analysait comme amour des parents est subordonné à
l’identité familiale et à sa reproduction : « je t’aime, nous t’aimons, dans la
mesure même où tu es un des nôtres  ; nous te répudions, dans la mesure
même où tu cesses d’être un des nôtres.  » Nous faisons dans la famille
l’expérience de l’amour des parents, dans la mesure même où nous
demeurons comme eux  ; sinon, nous nous exposons à leur rejet, à leur
colère.
On peut nommer ce modèle familial modèle communautaire ou modèle
fort de la famille. Fort au sens où celle-ci n’exprime aucun doute sur elle-
même et sur sa perpétuation, et que son souci majeur est la reproduction
d’elle-même. Elle laisse de côté l’école, ou se sait suffisamment forte pour
contrer, limiter, tout ce que l’école pourra enseigner. Elle est suffisamment
forte pour penser que quels que soient les aléas du parcours des enfants, ils
finiront par se ranger sous la loi de cette reproduction. Au fond, l’essentiel,
qui n’est pas dit, et qui est alors d’autant plus fort, est de reproduire
l’identité familiale, de la perpétuer. Cela ne fait pas la moindre question. La
confiance en la famille, en sa solidité même, surplombe tous les aléas
possibles. Cette confiance s’étaye certainement du souci d’un milieu social
restreint où l’on voit, connaît, fréquente ceux qui nous ressemblent. Mais
elle s’étaye aussi sans doute d’une culture forte, qu’il s’agit de perpétuer,
que celle-ci soit la culture de la richesse bourgeoise, la culture de l’honneur
propre à certains milieux, la culture tout court dans des familles qui se
construisent dans un goût commun de telle ou telle culture artistique, la
culture religieuse. Si la famille est forte, c’est qu’elle incarne des positions
sociales, des métiers, des traditions, des valeurs encore ou des ambitions qui
font sa pérennité dans le temps. De nombreux romans, même
contemporains, expriment cette force familiale. (L’extraordinaire Pluie
d’automne de Marguerite Duras, où le commun de la famille n’est autre que
l’amour des parents entre eux et des parents pour les enfants, ou encore Le
temps où nous chantions de Richard Powers. On pourrait ajouter tous les
romans antérieurs de chroniques familiales).

VERS LA CRITIQUE

Le modèle moderne de la famille est cette famille forte, qui se


subordonne les individus ou se perpétue dans ses enfants.
Pour différentes raisons, ce modèle n’est plus «  tout à fait le nôtre  »,
même s’il se maintient et se perpétue encore. On peut néanmoins lui en
opposer un autre, ni minoritaire ni majoritaire, mais autre.
Il y a tout d’abord des raisons que l’on peut tirer du texte même de
Hegel.

1 – Amour, honte et la question de la projection


Tout d’abord, il s’agit d’une famille construite sur le même sang. Qu’en
est-il alors de l’adoption, des enfants nés d’un lit illégitime, et pour finir de
la procréation médicalement assistée  ? Ces différentes situations, qui sont
désormais reconnues dans notre droit, peuvent-elles ou non relever encore
de ce modèle identitaire de la famille ? Il semble que non, même si le fait, à
lui seul, ne l’exclut pas et s’il faut voir les relations différentes qui naissent
de cette différence.
Mais il y a aussi ce lien étrange entre l’amour et la colère, que pose
Hegel. L’amour des parents est bien pour l’enfant et son être même, mais il
se retourne aussitôt en autre chose et l’être semble être ici limité. Dans la
famille, et selon la loi même de l’amour, nous apprenons aussi la honte, la
honte d’être autre, la honte indicible d’être autre. Je suis autre, mais je n’ai
pas à être autre. Être c’est être aimant ; ne plus pouvoir aimer, vouloir autre
chose que l’amour, c’est ne plus être. On pourrait prouver, me semble-t-il,
que cette expérience de la honte a toujours accompagné la famille moderne,
dans l’amour même qu’elle croyait donner et donnait effectivement, en tant
qu’avec cet amour passaient aussi la reproduction de l’identité et l’exigence
de cette reproduction. Dans la famille, nous risquons toujours de déroger et
si l’on nous aime, les contours de cet amour sont toutefois très fermes,
quoique non dits ou rarement, seulement rappelés. La famille en ce sens est
un cercle, et si tout se passe bien dans ce cercle, tant que l’on reste dans ce
cercle, si la joie de la famille dépend toujours peu ou prou de se retrouver
dans ce cercle, qui est le cercle de l’être, les limites n’en sont pas moins
toujours là. Si nous sommes en elle et comme elle, c’est très bien. Si nous
sommes en dehors, nous sommes en dehors et cela ne compte pas, ne doit
pas compter. La famille devient ainsi l’obligation de l’entrain et du
contentement. Parfois nous jouons le jeu, parfois non. En ce sens, il semble
qu’il y ait quelque chose de toujours un peu inquiétant et au fond terrible
dans l’amour parental, dans l’amour que nous portons aux parents : il nous
fait aussi un être honteux, et cela dans la stricte mesure où il est fondé sur
l’être.
La famille moderne a été, semble-t-il, marquée de l’équivoque de cet
amour.
À cette remarque, nous pouvons en ajouter une autre à propos de la
projection  : nous nous méfions par avance d’une éducation où ne
s’exprimerait que la projection des parents sur les enfants. Peu ou prou,
nous ne voulons pas cela ou nous nous en méfions ou nous pensons qu’il
faut respecter l’enfant dans « son être ». C’est peut-être une suite de notre
apprentissage de la psychanalyse, mais c’est aussi une façon d’exprimer
notre méfiance à l’égard de cette famille identitaire. On pourrait alors se
demander si cette crainte de refaire de l’identique va jusqu’au point où nous
nous reprocherions de trouver dans nos enfants des autres nous-mêmes ? De
fait les choix de nos enfants ne sont jamais complètement sans rapport avec
ce que nous sommes nous-mêmes, nous l’apprenons au fur et à mesure
qu’ils grandissent. Mais devons-nous nous en inquiéter, et ce résultat
dénonce-t-il par avance tout effort pour échapper à la reproduction ou à la
projection ?
 
Mais il nous semble que l’on peut aller plus loin.

2 – Différence et tensions contradictoires


2 –  1 Ce que ce modèle de famille se subordonne, ce n’est pas
seulement l’éducation des enfants, c’est aussi le couple lui-même et son
amour, la vie de son amour. Dans la famille, les parents ne sont que les
parents, avec certainement des tâches que l’on suppose complémentaires, et
qui le plus souvent ont distribué les sexes selon des tâches spécifiques. Le
couple aussi est et devient là un agent de la famille, et chacun de ses
membres. Or, c’est peut-être ce que nous ne voulons plus  : nous voulons
l’amour du couple et sa vie elle-même. La famille existe comme cette
tension entre la vie du couple et son amour d’une part, et le souci de la
progéniture d’autre part. Les enfants constituent une épreuve pour le couple
et son amour, quelque chose qui peut autant menacer cette relation et faire
fuir que permettre de la rejouer. Dans la famille il y a le couple et son
amour, et il y a aussi l’amour des enfants ou pour les enfants. Or ces deux
modes d’amour sont non seulement différents, mais peuvent entrer en
tension, et c’est cette tension même qu’ignore ou veut ignorer la famille
moderne en tant que suspendue à son identité et sa reproduction.
Nous pouvons même aller plus loin et dire que la famille postmoderne
tend parfois à séparer l’éducation des enfants et la relation amoureuse : le
souhait d’avoir des enfants se sépare de la relation amoureuse, et les deux
relations s’autonomisent. C’est le cas des divorces et des familles
recomposées qui en sont souvent la conséquence. C’est aussi le cas
lorsqu’un « projet parental » n’est pas solidaire de la relation amoureuse. Si
celle-ci se joue en dehors et se noue avec une autre personne que le
conjoint, cette autonomisation dispense ou met à l’abri de « l’hypocrisie de
l’amour », ou de l’hypocrisie d’un semblant d’union.
Ainsi, le modèle moderne de la famille est un modèle fort parce qu’il
parvient à se subordonner et à effacer les différences entre ces deux
relations d’amour. L’amour du couple y est, y était, subordonné. Par
différence, dans la famille postmoderne cette tension demeure, au sens où
ces deux relations entrent dans un certain jeu, où chacune d’elles peut tantôt
menacer l’autre, tantôt la servir. L’unité de ces deux relations est fragile ou
incertaine. Il ne s’agit pas de dire que, par exemple, les disputes et les
retours sont donnés à voir aux enfants, sont en quelque sorte joués et
rejoués devant les enfants, ou devant un public d’amis ou de voisins. Ce jeu
a pour horizon toujours l’unité et l’unité comme perdue. Il s’agit plutôt de
dire que le différend est normal, qu’il n’est pas par lui-même hostile au
couple, mais une part de sa temporalité propre jusqu’au point où il ne peut
plus se fluidifier, ou se divertir de lui-même, au point où le désir ne semble
plus pouvoir se recréer. La fragilité, l’incertain des relations n’est pas
exhibé ou hystérisé : une telle exhibition aurait pour horizon l’unité perdue
ou à retrouver. Il faut plutôt dire que cette unité est comme fragile, comme
différente. Les couples dont nous nous souvenons sont les couples discrets
et dont la discrétion même est signe des expériences des aléas des désirs. Ils
savent qu’ils entretiennent une relation vivante.
 
2 –  2 Cette problématique de la tension entre deux normes, deux
exigences qui ne sont pas toujours en accord, peut être élargie. La famille
ne peut ignorer l’école, ou seulement de façon très spécifique. Un texte de
Bernard Lahire illustre le type même du parent cette fois-ci postmoderne.
Cherchant à analyser les raisons susceptibles d’expliquer la réussite scolaire
d’une jeune enfant alors même que tous les indicateurs sociologiques
pronostiquaient un échec, l’auteur écrit :

Mais les exigences du père en matière de lecture et d’écriture et,


plus largement, de scolarité passent d’autant mieux auprès de ses
enfants qu’il apparaît comme un père tout aussi soucieux
d’entretenir de bons rapports avec eux, de sortir, de s’amuser
avec eux, même si, fatigué par son travail, il n’en a pas toujours
envie  : «  Bon moi, des fois, j’ai pas envie, mais j’le fais pour
eux, parce que, bon, moi j’suis fatigué, j’arrive, j’suis crevé, mais
eux, ils sont jeunes, il faut qu’ils bougent quoi. » Il répond aussi
à leurs désirs d’avoir des activités en les inscrivant dans des
clubs sportifs («  j’voulais l’amener à la gym, mais la gym, ça
m’fait loin. J’ai pas le temps d’arriver à 5 heures, de l’amener là-
bas. Ça fait un peu loin, donc j’l’ai mis au foot pour qu’il se
défoule un peu »), ou en les laissant faire des sorties pendant les
9
vacances dans le centre social .

Toute la question pour le père est dans cet exemple de tenir un certain
équilibre entre deux normes potentiellement contradictoires  : celle d’une
part d’une certaine vigilance concernant le travail scolaire de sa fille, celle
d’autre part d’une certaine vigilance et disponibilité pour la relation simple,
plaisante, sans exigence particulière, plaisir d’être ensemble comme aurait
dit Rawls, avec son enfant. On y voit aussi que l’expérience de l’amour ou
le don de l’amour n’est pas spécialement lié à un quelconque niveau social
et culturel : si ce père-là est manifestement démuni culturellement et en bas
de l’échelle sociale, il montre son intelligence d’une certaine humanité. On
voit aussi que l’expression de l’amour passe par une modalité très
déterminée et précise de « faire quelque chose avec l’enfant, être avec lui
d’une certaine manière ».
Toutefois, il importe de ne pas complètement se laisser leurrer par cet
exemple  : s’il est remarquable, il ne doit pas cacher la difficulté très
fréquente à ne pas pouvoir tenir conjointement ces deux exigences, soit que
le poids des difficultés scolaires, le poids des échecs à l’école mettent à mal
et l’enfant et la relation parentale, ce d’autant que pour certains ces échecs
rejouent leur propre échec et en sont encore plus insupportables. Soit qu’à
l’inverse, la relation filiale se préserve elle-même de ces échecs, en rejetant
toute norme ou toute attente scolaire. Ces cas, ainsi analysés, tendent de
nouveau à dire que la norme, pour nous aujourd’hui, est bien dans la tension
même, et dans la difficulté d’avoir à faire à ces normes contradictoires.
Finir par ne privilégier qu’un côté de cette norme est toujours en ce sens un
échec, est toujours vécu comme tel, ce qui rend l’attitude d’autant plus
violente. L’hypothèse est donc ici que «  notre norme  » postmoderne est
faite de la tension même, autrement dit qu’elle est une norme pour nous et
que ceux qui ne peuvent la réaliser ou sont dans la difficulté de la réaliser,
le savent.
 
Les parents postmodernes me semblent être dans ce type de tension-là,
dans ce souci de maintenir une balance égale, et eux-mêmes embarrassés.
On peut nommer ce modèle « modèle faible », justement parce qu’il n’est
pas certain de la bonne reproduction, justement parce qu’il privilégie autre
chose (la relation comme telle, et le plaisir immédiat de vivre avec l’autre).
Il pose clairement une distinction entre l’être et le devoir être, et plus
exactement entre le fait d’être et de vivre, sans plus (le goût de la relation)
et l’exigence d’avenir.

3 – La question de la genèse de l’amour


En troisième lieu, ce modèle ignore les formes concrètes de ces amours
et de ces liens. Hegel ne les mentionne pas, ou plutôt la force même de ce
modèle, la présupposition même de sa force, le présupposé qu’il y a des
familles, une famille fermée sur elle-même et soucieuse de sa reproduction,
ne lui permet pas de porter spécifiquement attention aux formes concrètes
de l’amour et de la relation. Ce n’est pas nécessaire de s’y pencher, parce
que cet amour est, il est l’amour des parents pour les enfants et l’amour de
la famille pour elle-même. Aussi bien la famille moderne se pense-t-elle
comme naturelle. L’amour n’est-il pas une donnée naturelle  ? Dire qu’il a
sans doute une genèse, et qu’il dépend de l’attitude des parents, est déjà par
soi sacrilège. Quoi que l’on y fasse, cet amour, cette famille sont
suffisamment forts pour que l’on ne prenne pas en compte les formes grâce
auxquelles cet amour a lieu. Aussi, et comme le dit Hegel dans le deuxième
paragraphe du texte, «  l’enfant doit agir dans le sens de l’amour  ». C’est
dire que l’amour des enfants pour les parents est un devoir naturel.
Il arrive tout autre chose dans le modèle faible  : justement on fait
attention, l’amour n’est pas présupposé comme naturel, normal, allant de
soi. Il peut y avoir écart, il peut y avoir des temps d’absence, des retours,
des écarts, des difficultés. Bref, l’amour a aussi une histoire, des variations,
et c’est avec cela qu’il faut faire.
Ce dernier point est décisif car si l’amour des enfants pour les parents
est le résultat d’une genèse, qu’il faut donc se soucier des formes et des
conditions de cette genèse, il peut y avoir un autre avenir que la famille, ou
que les parents eux-mêmes. Rawls éclaire cette genèse en remarquant que,
s’il y a une tendance à aimer chez l’enfant, « son amour pour ses parents est
un nouveau désir créé par sa reconnaissance de leur amour évident pour
lui 10  ». On ne peut mieux dire qu’il y a non seulement une genèse de
l’amour mais aussi une épigenèse, ou encore que celui-ci résulte de
certaines relations. C’est alors se donner les moyens d’élargir cette question
de l’amour.
Mais cette perspective fait basculer entièrement la question, le problème
n’est peut-être pas tant de savoir si l’enfant est ou non aimé pour lui-même,
mais plutôt de savoir si et comment sa tendance à aimer est satisfaite ou
non, autrement dit si lui-même peut faire l’expérience de l’amour et du
devenir de l’amour et plus largement du désir. Ce souci-là est peut-être
proprement postmoderne.
 
La psychanalyse nous a rendu familière l’idée que l’attachement à des
«  personnes  » n’est certainement pas le premier pas de l’amour et qu’au
contraire cet attachement résulte ou non d’une histoire. C’est pour cette
raison que les familles le plus souvent n’aiment pas la psychanalyse.

4 – Amour, tendresse pour les devenirs


Enfin, et c’est sans doute le plus important, il n’y a pas lieu d’accepter
l’idée que ce qui compte dans la famille soit l’être et l’amour de l’être. Dans
le texte déjà cité de Rawls, ce dernier s’il soulignait cette importance d’être
aimé pour soi-même indépendamment de tout mérite, disait aussi que cela
allait dans le sens du développement. En effet, cet amour a le sens pour
l’enfant d’une tranquillité par rapport à son agir spontané, tranquillité qui
lui permet d’oser, d’entreprendre et par là de se développer. Il prend ainsi
confiance en lui. C’est comme si l’amour avait un sens un peu
instrumental  : il est ce qui permet des élans, des initiatives propres. Il est
sans doute l’accueil et même l’impatience de ces élans : « que va-t-il ou elle
inventer, encore inventer ? » Si on peut dire que dans la famille l’enfant doit
être aimé pour lui-même, c’en est une autre d’ajouter que ce « lui-même »
recouvre quelque chose comme des initiatives, des élans, et l’assurance que
ces élans ne sont pas dans leur principe mauvais, problématiques, même
s’ils doivent être repris ici ou là. Ainsi l’amour ne concerne pas tant l’être
que le devenir.
C’est là une chose que Montaigne, dans une époque prémoderne, avait
déjà fort bien dit : l’objet de la tendresse parentale n’est pas l’être, toujours
en fait incertain, mais un certain jeu des inclinations (voir chapitre 3 pour
l’analyse de ce point).
Ainsi et a contrario, la famille postmoderne semble tout autre : elle est
plus incertaine d’elle-même ; tout n’y est pas subordonné à sa reproduction
et à son identité. Les parents ne sont pas plus toujours d’accord et sur la
même ligne, de même qu’ils ont à maintenir dans ces désaccords leur
amour. C’est une famille lâche ou encore faible, dans cette mesure où elle
ne veut plus sa reproduction, et où elle n’a plus rien à reproduire, si non son
amour même, c’est-à-dire l’expérience de l’amour, la tendresse pour les
devenirs, enfin la tension ou les tensions qui la caractérisent. Du même
coup, elle est plus ouverte, plus incertaine de ce qui vient, elle laisse plus de
jeu aux individus, aux enfants eux-mêmes  ; elle présente et fait vivre des
modèles différents.
Alain écrivait, un siècle après Hegel  : «  c’est le bon air des amis qui
sauve les familles. » C’est une phrase très belle et très juste. Que dit-elle ?
Que la famille se sauve par le bon air des amis. Elle ne disparaît pas, mais
se sauve ou se maintient donc par ce qui l’ouvre à un certain dehors. De
fait, me semble-t-il, ce qu’il y a de vraiment douloureux pour des enfants,
c’est bien l’emprisonnement familial, lorsqu’il n’y a qu’un type de femme
possible, un type d’homme possible.
Mais alors pourquoi se sauve-t-elle ? Le père est un peu moins le père,
un autre type d’homme peut servir de pôle d’identification ou d’objet
d’amour. La mère est un peu moins la mère, un autre type de femme peut
servir de pôle d’identification ou d’objet d’amour. De l’autre côté, l’enfant
peut être vu par d’autres, et ce regard peut soulager ou rendre plus légère
l’angoisse des parents quant au devenir des enfants. Ne t’inquiète pas, il
n’est pas si mauvais, si pénible que tu le penses  ; il n’est pas non plus si
merveilleux et, comme d’autres, il ou elle a aussi ses problèmes. L’enfant
peut être vu d’ailleurs, du point de vue des amis ; cela est important pour lui
autant que pour les parents. Un ailleurs naît pour l’enfant. Être apprécié, vu,
aimé par d’autres hommes, par d’autres femmes, soi-même porter son désir
vers d’autres femmes et d’autres hommes, cela ouvre des perspectives par
rapport au regard paternel ou maternel initial qui demeure longtemps le seul
regard qui vaut pour nous.
Cette formule d’Alain montre que la diversité des modèles contribue à
la construction de l’enfant. Nous n’avons donc nullement à craindre cette
diversité ou à nous en plaindre. Il est également clair qu’Alain ne parle pas
d’une ouverture complètement indéterminée : c’est le bon air « des amis » :
ni tout à fait différents, ni tout à fait les mêmes (Alain mentionne
l’expérience de l’amitié, non de la famille élargie). Par là est au moins
posée la question des critères de cette ouverture.
 
Hegel (non pas tant lui mais «  le monde moderne  », comme nous
l’avons précisé plus haut), unifie sous l’expression d’amour dans la famille
des éléments disparates autant qu’il ne va pas chercher un peu plus avant les
conditions effectives de cet amour ou de cette absence d’amour. Mais s’il
opère ainsi, c’est qu’il se donne un modèle très fort, très unifié, très
communautaire de la famille, un modèle où il s’agit pour l’essentiel de
prolonger, renforcer, faire vivre une identité, la nôtre, celle de notre famille.
La force de ce modèle tient justement à son centrage sur la reproduction des
identités, il n’a pas besoin d’aller chercher plus loin. On sait et il est dit que
l’on s’aime, et que nous avons le même but ; cela doit suffire, et sans doute
suffit dans bien des cas. Mais sont alors négligées : 1 – la différence entre
amour parental et amour des enfants, qui ne compte pas ; 2 – la question de
la genèse et l’attention à tout le travail quotidien au travers duquel a lieu ou
non cet amour et, au sein de ce travail, l’attention à la diversité et aux
frottements entre les sphères (l’enfant va à l’école et est accompagné dans
cette épreuve)  ; 3 –  les formes de l’amitié en tant qu’elles peuvent faire
retour sur les relations internes ; 4 – la distinction entre amour de l’être et
amour des devenirs ou tendresse pour les inclinations ; 5 – la pensée d’une
norme tenant à l’équilibre, au dur équilibre à maintenir entre des exigences
contradictoires.
 
 
 
 
Nous voudrions maintenant en venir à l’analyse de l’école par Hegel et
retrouver le même fil critique. Quoique Hegel me semble dire des choses
tout à fait essentielles, il n’entre pas dans le détail, il n’a pas besoin d’en
examiner les formes concrètes. Il n’est pas besoin non plus d’examiner
quelque chose comme la naissance des intérêts.
L’école, là encore, est subordonnée à une sorte de forme majeure, qui
rend inutile l’examen de l’expérience qu’elle est, pour les maîtres, pour les
élèves, qui rend inutile le souci du développement des inclinations.

L’expérience de l’école.

FORCE DES THÈSES HÉGÉLIENNES

Hegel dit ici très peu de choses sur l’école. Il reste que ce qu’il en dit
semble autant important que surprenant. L’école n’est qu’une sphère
intermédiaire, entre la famille, où ce qui compte c’est l’être, l’individu
comme tel, et le travail où ce qui compte c’est le savoir-faire de l’individu,
dans le sens de l’universel. Avoir un métier, avoir des compétences
déterminées. L’école n’est à proprement parler, ni d’un côté ni de l’autre ;
ce qui au moins laisse penser qu’elle est au milieu, ou encore qu’elle prend
à ces deux sphères. Doit-on aimer ou non les élèves, demande-t-on souvent,
surtout dans les petites classes : les deux semble-t-il. Mais qu’est-ce à dire ?
En particulier, cela a aussi comme conséquence, qu’à l’école les
compétences et les habiletés sont en devenir ou encore que l’école ne peut
faire du concept de compétence comme tel son concept, son concept propre.
C’est là quelque chose que j’ai analysé plus haut en cherchant à montrer
que le concept d’essai est pertinent pour l’école, non celui de compétence
(voir le chapitre 2).
 
 
Mais tâchons de dégager la force et l’unité de la réponse de Hegel.
À l’école de quoi s’agit-il : apprendre à agir selon un but et selon des
règles ; ce que Hegel commente en disant qu’à l’école l’activité n’est plus
laissée à l’arbitraire et au hasard, au plaisir et au penchant du moment. À
l’école, il n’est question que de cela, et seulement de cela : agir, apprendre à
agir selon un but et des règles. Tout le temps de l’école est relié à cela.
Il est possible de développer ce premier point.
Il ne s’agit sans doute pas d’agir selon « un » et un seul but, comme si
l’enfant, dès son plus jeune âge, devait avoir l’idée d’un but à réaliser.
D’autant plus que dans ce cas il faudrait admettre que ce but « est son but »,
et donc tomberait sous le coup de l’être, l’être que l’on doit être peut-être,
mais l’être. Or, c’est la famille qui est du côté de l’être, non l’école, qui s’en
éloigne. Ce qui est plutôt en question c’est donc la forme même «  d’agir
selon un but », ou la seule capacité d’agir selon un but, abstraction faite du
contenu, ou des contenus de cette activité. Ces contenus peuvent être
différents, et même ils doivent l’être, car ce qui est visé est la simple
capacité d’agir selon un but, abstraction faite de toute nature, ou de tout
être. En terme platonicien, nous l’avons vu dans le premier chapitre, il ne
s’agit ici que du développement de nos habiletés. Mais le point important et
proprement le moderne, c’est que cette seule capacité n’est renvoyée à
aucune nature, soit individuelle, soit commune (une nature de l’homme).
On doit plutôt montrer et exercer cette capacité pour elle-même,
indépendamment de telle ou telle nature et démonter par là que la capacité
de suivre un but n’est pas dépendante d’une quelconque nature, ou d’un
quelconque intérêt propre.
Apprendre à se donner une fin, à s’y tenir, enfin les règles de cette fin.
Cette tâche peut concerner des œuvres (faire telle ou telle œuvre, apprendre
à faire du pain ou apprendre à bien dire un poème ou bien composer une
page argumentative, et savoir comment) mais aussi certains savoir-faire
plus généraux comme bien organiser son travail, planifier les choses dans le
temps,  etc. Organiser son activité et son faire, selon la diversité de ces
activités 11.
Il s’agit aussi de faire quelque chose, ou de faire une œuvre, de faire
quelque œuvre et de le savoir et, de ce point de vue, que l’on situe ces
œuvres à faire dans les exercices sur lesquels on travaille ou sur les projets,
c’est secondaire, au moins dans un premier temps  : dans les deux cas il
s’agit de faire quelque chose, de se mettre au travail comme on dit.
Mais ce qui est tout de même frappant dans cette affirmation c’est qu’à
l’école il ne s’agit que de cela : faire et refaire faire cette expérience, selon
la diversité des matières ou exercices proposés L’école développe
exclusivement ce simple pouvoir de faire, quel que soit le contenu.
L’individu s’y éduque, ou devient capable d’action orientée et de là prend
connaissance des règles de production de cette action ou plus exactement de
ces œuvres.
Une telle conception implique deux conséquences. D’abord, aucun
contenu n’a plus de titre qu’un autre à s’imposer, aucun contenu, aucune
discipline ne conviendrait plus à notre être qu’un autre. Les contenus nous
sont indifférents et contingents par rapport à notre être. Le souci d’une pure
capacité de faire selon des règles induit l’indifférence des contenus. Sur ce
point Hegel reprend la leçon de Locke (voir les travaux récents d’Alain
Firode sur Locke). Il n’y a pas de contenu disciplinaire qui serait adéquat à
une nature : il y a différents contenus et nous nous créons dans le rapport à
cette diversité.
Ensuite, la question du maître, comprise ici comme celui ou celle qui
nous transmettrait des choses essentielles, ou encore nous révélerait notre
nature même, n’a ici aucune place. Tout au plus, le maître sera celui qui
nous aide ou nous forme à cet agir selon un but. Un pur et simple maître de
volonté, au sens qu’Alain et Jacques Rancière donneront plus tard à ce
terme. Il n’y a pas, à l’école, quelque chose comme des maîtres à penser,
pas plus qu’il n’y a le souci d’une « parole » dans laquelle se donnerait un
tel enseignement. Place seulement pour un pédagogue, qui accompagne
cette capacité à agir selon des buts et « force » à faire comme nous l’avons
vu avec Alain (voir chapitre  2). Place également pour un pédagogue
soucieux du jeu des représentations (voir chapitre 1).
En ce sens, ces deux traits me semblent avoir un potentiel critique,
encore aujourd’hui.
 
Hegel poursuit en disant qu’à l’école l’enfant commence à valoir selon
ce qu’il fait et à «  s’acquérir du mérite  ». L’usage du pronominal suggère
que le mérite est donc pour lui, pour l’enfant lui-même  ; ce n’est pas
seulement le professeur qui lui dit que c’est bien, que c’est conforme à
l’attente, ou qui lui dit comment faire. Ce n’est pas non plus l’enfant qui
compare son travail à celui des autres, selon l’évaluation du professeur, et
s’évalue par là. C’est plutôt, me semble-t-il, que l’enfant fait l’expérience et
commence à savoir que son action, et le résultat de son action, dépendent de
lui ou de son effort propre. Sans doute faut-il du temps pour que, de
l’évaluation du professeur, ou de la comparaison avec les autres, le plaisir et
la force de faire par ses propres et seuls moyens se dégagent et s’affirment
progressivement. Là est peut-être l’enjeu propre de l’école  : le passage
progressif, lent, qui doit toujours être élargi, du souci de se comparer au
souci et à l’expérience de pouvoir faire par soi-même.
C’est là un point tout à fait important, car l’enfant commence alors à
comprendre que ce résultat ne dépend pas des circonstances extérieures ou
intérieures. Si je réussis, si je fais bien, ce n’est pas parce que le professeur
m’aime bien ou que j’aime bien le professeur ; ce n’est pas plus parce que
j’aime bien ceci ou n’aime pas cela ; que j’ai dans l’idée que « je suis fait
pour ceci ou par pour cela » ; ce n’est pas plus le fait de mon génie propre,
qui peut être là ou pas là. Ainsi, ce qu’il apprend est que son faire ne
dépend pas de sa particularité ou de son être. Mais c’est le fait de son effort,
le fait de son travail. Je peux, si je m’applique à mon travail, si je me
concentre sur lui, et ainsi si je sors de mon goût pour l’immédiateté,
produire quelque chose de bon, de bien fait. Ma concentration, mon effort,
est productif ; je peux faire bien, et mieux, selon ma concentration ou selon
mon effort, si j’ai réfléchi, si j’ai pris le temps de réfléchir et de revenir sur
mon travail.
C’est là une étape très importante pour l’individu lui-même, et qui
explique la formule de Hegel  : s’acquérir du mérite. C’est là qu’il renaît
autrement  : il n’est plus cet individu en tant qu’aimé pour lui-même, en
dehors de tout mérite (et là le mérite avait le sens du bon comportement, du
bon résultat). Il est plutôt cet individu qui se découvre du mérite, c’est-à-
dire un pouvoir de faire par lui-même, au-delà de toute comparaison. Celui
qui sait faire par lui-même, qui en refait l’expérience, échappe à l’envie
comme il échappe à la comparaison 12.
 
 
 
Alors la fin de ce paragraphe –  où l’école est ce lieu et ce temps où
l’enfant apprend à «  se faire confiance devant d’autres autant qu’à faire
confiance à d’autres êtres étrangers » – devient plus compréhensible. C’est
là le développement de cette expérience du mérite, cette capacité de se faire
confiance devant d’autres ne tient pas à notre être, mais à nos savoir-faire,
et à notre connaissance méthodique de ces savoir-faire. « Je sais comment
m’y prendre pour faire cela bien et je le fais. Peut-être que me trompe et
que j’aurais à reprendre, mais il reste que je peux essayer.  » C’est
précisément cela qui me donne confiance, me redonne confiance pourrait-
on dire, devant l’autre qui fait bien : moi aussi je peux faire, aussi bien et
peut-être mieux. Et de même la confiance envers d’autres individus
étrangers : ceux-ci ne regardent pas « à » mon être, à ce que je suis ou « à »
ce que je dois être. Ils regardent plutôt «  à  » mes savoir-faire, mes
tentatives, mes réussites  ; et c’est tout. Pas d’autres attentes secrètes,
cachées. Et nous pouvons juger conjointement de ce faire. Là encore, c’est
un aspect que l’on retrouve chez Jacotot-Rancière  : les élèves lisent,
étudient avec le professeur des textes, et l’interprétation du texte se prouve
sur cette lecture.
Il vient un moment, où la seule jouissance de ce pouvoir de faire par
soi-même quel que soit le but, ne présente plus aucun intérêt, et où ce qui
compte est bien la détermination du but lui-même, ou d’un but particulier
en tant qu’il s’articule au « sérieux des affaires du monde ». C’est, semble-
t-il, ce qui se passe dans le passage au monde adulte, tel que Hegel ici
l’analyse avec le monde du travail.
 
 
L’école moderne est donc formelle au sens où ne compte pas tel but
particulier, mais plutôt la découverte que, quel que soit le but, je peux faire
moi-même et par moi-même et où je peux m’apprendre. Ce n’est pas
simplement un simple formalisme des règles ; c’est un formalisme en tant
qu’il est lié tant au souci du faire œuvre, au souci du travail bien fait qu’au
souci du « savoir organiser son travail ».
Comme la suite du texte l’indique, Hegel pense aussi à un autre
formalisme dont il dit qu’il est la première image de l’universel  : c’est le
formalisme de l’école dans ses horaires, dans le fait que chacun est supposé
s’intéresser aux mêmes choses et au même moment. C’est sans doute aussi
le formalisme disciplinaire tel que Foucault l’analysa dans Surveiller et
Punir, mais sans mentionner et analyser toutefois qu’il s’accompagnait d’un
faire œuvre, d’un faire des œuvres. Ce premier formalisme donne une
image d’un ordre commun, de la possibilité d’un ordre commun.
Ce formalisme dans son double aspect explique ce qui est effectivement
produit par l’école, à savoir cette liberté de l’arbitre ou l’embarras du choix.
Du fait qu’à l’école a été expérimentée cette capacité de faire par soi-même,
indépendamment de tout but déterminé, l’individu se découvre une capacité
de faire indifféremment applicable. Il ne lui reste plus que l’embarras du
choix. Il semble que cela n’embarrasse pas Hegel, pas plus que
l’embarrassaient les formes particulières de l’amour dans la famille. C’est
comme si après une famille forte, il se donnait des individus forts, des
individus capables de se retrouver eux-mêmes par-delà le formalisme.
Mais, pourrait-on dire, pour un de tels individus, combien sont incapables
de traverser de long en long un tel temps, combien auraient souhaité faire
un peu plus tôt ce qui les intéresse ; et combien également sortent de l’école
simplement armés de ce formalisme, simplement capables de faire des
choses, sans s’y intéresser, et les faire pour le simple et vain plaisir de
constater encore leur pouvoir et leur capacité à suivre des règles, à
s’intéresser à tout, tout en se méconnaissant soi-même.
 
Nous allons maintenant amorcer quelques critiques, mais en soulignant
la force de ces thèses, leur capacité critique encore actuelle, que nous avons
cherchée ici et là à souligner. La force et aussi l’importance de la
thématique du mérite, telle qu’elle est analysée ici, et qui ne revient pas à
l’entente habituelle du terme, qui en fait la source d’une propriété. Le
mérite est seulement analysé ici comme capacité d’agir selon un but et des
règles et non comme un critère légitime d’appropriation. Pas plus comme
un critère de reconnaissance. Ce qui est en question est seulement
l’expérience même du mérite, comme capacité de faire par soi-même, et
non pas la question résultant des différentiels du mérite, envisagé dans son
résultat. L’école dépeinte ici est centrée sur l’individu qui, parce qu’il fait
l’expérience du mérite, échappe à l’envie et à la comparaison. La question
du mérite, en tant qu’elle relève d’une problématique des inégalités et de la
justice sociale, en tant qu’elle est aussi dépendante de l’origine sociale
(mais l’expérience du faire par soi-même ne le semble pas) n’est pas
examinée par Hegel. Elle n’est pas plus examinée dans l’école moderne  ;
elle est plutôt son épine dans le pied : ce qui ennuie, ce que l’on ne veut pas
voir, ce dont on parle sans cesse comme problème.

DIFFICULTÉS ET CRITIQUES

Les analyses du chapitre 2 sur la notion d’essai me permettront d’aller


plus vite.

1 – But et règle
Certains aspects du texte posent quelques difficultés, liées comme
précédemment pour la famille, au fait que Hegel n’entre pas trop dans le
détail de cette forme scolaire. Sans doute n’en a-t-il pas besoin : l’essentiel
de ce à quoi tient l’école moderne se réduit à ce qu’il dit. Développement
des compétences, et effet ironique de la liberté comme embarras. Des
individus forts, capables, seuls, de se recréer et se vouloir à la suite de cette
éducation formelle. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’examiner plus
avant les formes de cette école moderne.
Il y a d’abord l’équivalence que semble établir Hegel entre agir selon un
but, et règle. D’un certain point de vue, est valide une équivalence entre
agir selon un but et agir non seulement réglé mais conscient. Mais
seulement d’un certain point de vue, celui de la fin. C’est l’individu qui non
seulement maîtrise mais répète cette maîtrise longuement et fréquemment,
qui peut pour finir en dire les règles. Non l’individu qui apprend, cherche à
agir, s’efforce d’agir. Même si l’on dit que les règles sont claires, et qu’elles
peuvent être énoncées par avance, cela n’a généralement aucune traduction
immédiate et il faut le temps de se les approprier, de les faire siennes, de les
comprendre, c’est-à-dire commencer d’entrevoir un but possible. C’est ce
que nous avons cherché à montrer dans le chapitre précédent avec la notion
d’essai et à développer en particulier à la suite de Bruner.
Mais à ce point est lié un autre tout aussi important. Cette équivalence
entre activité et règle, qui se fait donc parce qu’il n’a en vue que le résultat,
efface ou occulte l’importance même de la réflexion. Nous l’avions vu avec
Alain : penser, réfléchir, ce n’est rien d’autre que revenir sur ses essais, les
reprendre comme trace, en même temps que l’enseignant se trouvait devant
une diversité des réponses, dont certaines pouvaient être inventives (voir la
notion de matériau). D’une façon proche, le lieu et le temps de la réflexion
pour Bruner se situent dans l’intervalle entre la solution entrevue et les
essais qui s’y efforcent. Ce temps est le temps d’un feedback qui n’est autre
que celui de la réflexion. Comme le remarquait Bruner, c’était là que
l’éducateur se trouvait souvent devant des enfants qui semblent pouvoir se
diriger, mais qui prennent des chemins tout à fait déconcertants par rapport
aux procédures attendues. Là, l’éducateur devait devenir herméneute, se
demander ce que l’enfant avait en tête pour se diriger ainsi. L’identification
trop rapide entre but et règles nous semble écraser le temps de la réflexion,
en tant que de l’inattendu peut en surgir.
 
Enfin, et c’est là le point de vue postmoderne typique, ou du moins sans
doute le plus fort et net, ce que l’on doit pouvoir dire c’est d’agir selon un
but  », cela devient ici une forme de l’être même. Par là l’individu n’est
reconnu, n’est intelligible aux autres comme à lui-même que si son activité
obéit ou traduit cette forme même. Non seulement il sera aidé à orienter son
activité selon un but, en fonction des situations différentes où il se trouvera,
mais cette forme elle-même devient aussi une catégorie existentielle en
fonction de laquelle il se devient intelligible pour lui-même et pour
d’autres. En ce sens, et si cela est effectivement possible, « ne pas agir selon
un but, être dépourvu de but », et même encore « ne pas savoir où l’on va »,
dessine une limite de la rationalité ou de l’intelligibilité de nous-mêmes
comme d’autrui. Ici, c’est alors la distinction même entre l’être et le faire
qui bascule : « agir selon un but » devient une condition de l’être comme
être intelligible et reconnu.
Ce point de vue exprime le point de vue postmoderne, dans la mesure
où toute catégorie est ou doit être dénaturalisée, ce qui ne veut pas dire
rejetée (au nom de quelle nature alors pourrions-nous la rejeter ?). C’est une
forme de vie, qui n’a pas vocation à nous dire tout entier et dont il est
possible alors de montrer la limite. Il y a des cas où nous agissons sans but,
où nous faisons simplement. D’autres où nous suivons, non pas tant un but,
qu’une certaine idée (notion d’essai). Il n’y a donc pas lieu d’universaliser
« l’agir selon un but », et d’en faire LA forme de rationalité.

2 – Culture de l’intérêt
En second lieu, la possibilité de penser l’activité plutôt en termes
d’essai que de compétence permet de mettre l’accent sur l’aspect créatif de
l’activité. Nous l’avons vu chez Alain et Montaigne, le thème de l’essai est
solidaire d’une double temporalité, celle régulière de la répétition qui
consolide les savoir-faire, mais celle aussi des tentatives, inventions, choix.
Alain en particulier disait encore qu’en travaillant, en m’appliquant à
quelque chose qui au départ peut ne pas m’attirer, je crée ou peux créer de
l’intérêt. Par une telle formulation, certes il prend ses distances par rapport
à toute « naturalisation » de l’intérêt, si l’on entend par là l’idée que celui-ci
serait d’ores et déjà dans l’élève, il prend donc ses distances par rapport à
l’être. Mais d’un autre côté, et par le souci qu’il accordait aux essais comme
invention, comme lieu et temps d’une production de soi, il renoue avec
l’être, et ici avec un être en devenir. L’expérience du mérite a bien un
double aspect : c’est moi certes qui fais, par mes propres et seuls moyens, et
je peux jouir d’une telle expérience comme de sa répétition. Mais cette
expérience du faire par soi-même s’arrête là : en faisant par moi-même, en
m’y mettant, j’apprends que je peux créer de l’intérêt, et cette fois dans le
contenu ; je crée, ou plutôt je peux faire l’expérience qu’il m’est possible de
créer de l’intérêt, mon intérêt propre pour ce contenu. Dès lors la question
devient un peu moins de savoir s’il faut agir ou non selon les règles du bien
faire ; elle est aussi de porter attention à ces intérêts qui s’éveillent du fait
que j’ai travaillé, que je me suis concentré. Reste que cela n’est pas toujours
acquis ou certain, si «  bien faire » semble toujours être possible, et si dès
lors nous avons tendance à nous concentrer uniquement sur cet aspect des
choses, créer de l’intérêt semble toujours aléatoire ou incertain  : je ne
vérifie pas toujours qu’en travaillant je m’intéresse  ; c’est un peu moins
automatique, un peu moins sous mon contrôle, ce qui ne veut pas dire que
cela ne soit pas fréquent. Sur cet aspect des choses il paraît plus légitime de
parler d’une expérience de la naissance de l’intérêt.
 
Il s’ensuit, nous semble-t-il, un autre rapport de l’individu à lui-même.
En prenant en charge ces inventions, un devenir commence à expérimenter
qu’il crée et peut recréer quelque chose comme son intérêt propre. On entre
et on accompagne ce jeu des inclinations, ce jeu métastable des inclinations,
dont nous avons analysé l’importance avec Montaigne (chapitre  3).
L’individu à l’école doit sans doute apprendre cette pure capacité à agir
selon un but, mais aussi y faire l’expérience d’une certaine invention de soi,
ou d’une découverte de ce qui l’intéresse et donc de ce qu’il est. Plus
exactement, l’essai lui-même est solidaire d’une certaine invention de soi
qui fait un lien entre le faire et l’être. Pourquoi ce mouvement-là ne
pourrait-il être aussi accompagné ? Il suppose des enseignants tolérants et
curieux des découvertes, au sein même du souci d’éduquer le faire
compétent. Il suppose aussi que l’on donne de l’importance à ces intérêts,
dans leur naissance et leur renaissance.

3 – Individu fort, et absence du collectif


L’analyse de Hegel ne méconnaît pas ce devenir. Il dit bien qu’à l’école,
et par l’école, quelque chose va naître qui, peu à peu, va se substituer à
l’identité familiale et entrer en concurrence avec elle, donc quelque chose
qui est du côté de l’être. On pourrait ajouter que ce n’est justement pas à
l’école d’en parler. L’essentiel est qu’elle produise cet effet, ou ces effets
dans l’individu. Celui-ci les sait pour lui et cela suffit. Mais un tel
raisonnement suppose que telle est bien sa fin et que par conséquent l’agir
selon un but déterminé n’est qu’un moyen. Il peut sembler alors peu
raisonnable de ne rien vouloir savoir de ces effets et de ces créations
d’intérêt. Comment l’enfant peut-il savoir qu’il y a, dans ses essais et efforts
quelque invention importante, intéressante, si on ne lui reflète pas ces
inventions, si on ne lui en parle pas  ? La méconnaissance de cette
dimension aurait pour effet de centrer l’école uniquement sur le bien faire et
non sur les essais. De ceux-ci elle ne voudrait pas tenir compte, et c’est bien
parfois ce qui fit l’école moderne et contre elle une autre pédagogie.
Certes encore, Hegel n’ignore nullement cet aspect des choses : l’école
n’est que la négation de ce moment de l’immédiateté et, comme négation
unilatérale, elle doit être dépassée. Hegel dit que la liberté revient comme
liberté de choix. Mais il a bien fallu aussi que cette liberté se cultive, que les
inclinations apparaissent, que peu à peu l’enfant prenne conscience d’elles
et de lui en elles. Pourquoi laisser penser que ce processus se fera comme
secrètement et nécessairement ? Ce n’est nullement certain et les individus
que nous sommes peuvent être étouffés par la seule inculcation des règles et
même par l’expérience de leur capacité à retrouver partout de l’intérêt.
Comme nous l’indiquions plus haut, Hegel se donne un individu
suffisamment fort et solide qui peut par la suite, après l’école, retrouver son
bien et sa fin propre après l’école. Peut-être est-ce exact dans certains cas ;
mais il me semble tout à fait nécessaire que l’expérience même de l’essai et
du travail en tant qu’elle crée de la valeur soit assez régulièrement menée
pour que cette expérience s’affirme, se cultive, se développe. On ne peut
présupposer la force de l’individu. C’est un goût particulier, une orientation
particulière –  où l’individu se sait  – qu’il incombe d’esquisser à faire
émerger. Peut-être que le moderne, l’éducation moderne est une épreuve de
sélection, se justifie en étant une épreuve de sélection : on y sélectionne les
individus forts, ceux qui auront été capables d’endurer longtemps de se
formaliser, et de se recréer à la suite. Une telle éducation est hostile au
collectif comme elle est hostile à la patience individuelle.
On objectera néanmoins que dans ce texte Hegel mentionne et porte
attention au collectif. Ne dit-il pas qu’à l’école l’enfant forme une
communauté avec plusieurs et commence à s’engager dans des vertus
sociales ? Toutefois ce texte oriente la lecture dans un sens bien différent.
D’abord, on voit mal comment, dans ce formalisme, un sens du collectif
puisse se développer. Hegel dit bien que l’enfant à l’école réalise une
universalité seulement formelle. On peut difficilement voir là l’amorce d’un
travail du collectif.
Les enfants y prennent peut-être le goût de l’ordre, mais il s’agit bien
d’un ordre tout militaire, celui des horaires communs et des études
communes. Tous peut-être apprennent-ils qu’ils peuvent se mobiliser, au
même moment, pour des choses auxquelles ils ne s’intéresseraient pas
forcément par eux-mêmes. Ils constatent, pourrait-on même avancer, la
puissance d’un certain collectif à se mobiliser ensemble. Mais à nouveau,
quel sens donner à cette puissance commune si elle est sans objet, s’il ne
s’agit que de se mobiliser ensemble et si l’attention n’est pas tournée vers
ce que peut ce collectif ? Le simple plaisir de constater que tous peuvent se
mobiliser ensemble est-il vraiment significatif ? Est-il encore significatif si
nous nous demandons quel type d’habitude cela crée pour plus tard  ?
Simplement des gens capables de se mobiliser pour une tâche commune
sans trop d’égard pour son contenu, et surtout sans trop d’attention pour ce
qui peut naître de cette mobilisation comme nouveau, au-delà du seul souci
de bien faire. Nous retrouvons là le formalisme de la maîtrise individuelle
doublée de la pure expérience du collectif comme masse. Et certainement
que la seule compétence, le souci de la seule compétence, n’est rien d’autre
que la reprise de cet ancien formalisme (voir chapitre 2 pour la critique de
cette notion).
Plus haut, nous l’avons souligné avec Alain, l’exigence du travail peut
aussi créer de l’intérêt, à condition que cette naissance soit réfléchie par
l’adulte à l’enfant. Il en va de même du travail collectif  : comment cette
expérience du collectif peut-elle être valorisée si on ne lui fait pas
remarquer qu’elle peut créer de l’intérêt et du nouveau ? D’une part, il ne
s’agit pas simplement de constater que l’on est plus fort à plusieurs, mais
bien d’expérimenter effectivement que, parfois, à plusieurs, nous créons un
intérêt, une valeur, que nous n’aurions pas créée seuls. Il semble à nouveau
ici qu’il soit bien nécessaire de parler d’expérience, au sens où ce résultat
n’est pas toujours acquis, qu’il ne va nullement de soi que le travail collectif
soit toujours productif. La notion même d’expérience comme la création
d’intérêt individuel inclut que ce résultat ne soit pas sous notre maîtrise. La
capacité de se mobiliser, en revanche, semble être quant à elle sous notre
responsabilité. D’autre part, il est nécessaire que ce type d’expérience soit
effectivement réfléchie, autant dans son résultat que dans ses conditions,
d’autant plus qu’elle n’est pas sous notre contrôle. Ce qui doit être réfléchi
c’est ainsi le caractère aléatoire de cette naissance, ou qu’elle n’est pas
toujours au rendez-vous, que nous ne savons pas plus complètement de quoi
elle dépend. Réfléchir cette expérience à ceux qui se forment, c’est en partie
pouvoir leur renvoyer cet aléa. Si l’expérience n’est pas toujours réussie, il
n’y a pas forcément de raison de s’en inquiéter. De ce dernier point de vue,
l’expérience adulte ne diffère pas de celle que l’on fait faire aux enfants.

4 – Mérite et patience de soi


Dans quelle mesure cette expérience introduit-elle des modifications sur
les autres aspects, en particulier sur la question du mérite  ? Pour cette
dernière question, il faut aussi pouvoir dire que la réussite dépend de
l’intérêt propre ou du désir. C’est la condition pour échapper au pur
formalisme de la capacité à agir selon un but. Le mérite peut être construit
sur autre chose que la seule capacité formelle à agir selon un but. L’habileté,
curieusement, n’est pas le gage de l’intérêt. Cela surprend toujours  :
pourquoi ne pas justement choisir ce dans quoi nous sommes habiles ? Cela
devrait aller de soi. Pourtant, il n’en est rien, et d’autres éléments guident
les individus. L’intérêt peut être construit sur une certaine patience et une
joie de soi. Que faut-il entendre par là  ? La capacité à deviner, trouver,
inventer ce qui nous plaît, ce qui est source de joie, et suscitant le sens
d’une certaine diversité, d’un goût de la diversité. Mais aussi la capacité de
sentir, d’élaborer, de renforcer ses propres intérêts, ses propres goûts, et les
relations au travers desquelles notre particularité se construit peu à peu.
Patience de soi à chercher dans le jeu de nos habiletés et de nos
impuissances, et sans doute justement dans un certain pouvoir de reprise de
soi ou de répétition de soi ou encore dans l’expérience, difficile en effet que
nous nous retrouvons toujours. Sous les intérêts, et semblant les conduire,
des lignes de désir, qui s’accroissent et s’étendent du fait de comprendre
leurs liens à nos intérêts. Nos désirs, nos liens ne sont donc pas tout à fait et
immédiatement visibles  ; il faut justement pouvoir les retrouver ou les
reconnaître de nouveau. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une certaine
patience de soi.
 
Au final l’individu doit pouvoir être produit comme expérience de ce
qu’il veut, expérience de ce avec quoi il joue, expérience de ce qui le
provoque et l’emporte. Nous nommerons désir l’ensemble de ces
déterminations, d’une part le jeu des découvertes de ce qui nous attire,
d’autre part la longue patience de ce qui, dans ces jeux, mérite que l’on y
revienne et qu’on le reprenne. Si l’on retrouve bien ici la perspective
hégélienne de la forme d’une volonté, il ne s’agit plus d’une volonté vide
qui aurait à se construire et se maintenir rassemblée, mais bien d’une
volonté capable de réfléchir la diversité de ses intérêts et de leur jeu. Ce
n’est pas tant elle qui doit se maintenir rassemblée, mais bien la diversité de
ses préoccupations et de ses liens. C’est encore cette diversité même de ses
intérêts qui compte, plus encore, et en tout cas avant la forme d’une volonté
qui prétendrait les unir. Les intérêts sont eux-mêmes consistants et l’on ne
voit pas pourquoi ils auraient à être repris sous la forme d’une volonté unie
ou recherchant cette unité. Des lignes d’intérêts plutôt 13. Reste que donner
consistance à un intérêt, à chacun de nos intérêts, est chose qui prend du
temps.
 
 
Le centre de ce texte, et donc de l’école moderne, se trouve dans cette
question du mérite et de la liberté de l’arbitre. C’est, semble-t-il, cela qui
fait question ici, et seulement cela, non le souci et l’attention portés à
l’invention autant qu’au collectif. Dans l’avant-dernier paragraphe du
passage terminal, l’accent est mis sur « la confiance en soi-même vis-à-vis
d’eux  » qu’ici on peut interpréter comme confiance en soi-même devant
d’autres adultes », devant le maître puisqu’on est à l’école. Tel me semble
l’enjeu principal que Hegel donne à l’école moderne, et il n’est autre que
l’expression de l’émancipation des modernes. Pouvoir être sans tutelle, faire
par soi-même. Souci de s’émanciper des maîtres.
La force propre de l’école moderne que nous avons pointée dans notre
approche critique tient effectivement à ce qu’il est possible de nommer son
formalisme : apprendre à agir selon un but, faire faire l’expérience que mon
agir n’est pas lié à mes intérêts, découverte d’une puissance de faire
indépendante de ceux-ci. L’enfant y apprend un décentrement de lui-même :
il est autre que ce qu’il tient pour ses intérêts, ou de ce qui lui est réfléchi
comme ses intérêts. L’école est liée à l’agir et plus exactement au faire, non
à l’être, les savoir-être y sont secondaires. L’enjeu est d’y faire et d’y refaire
faire cette expérience du mérite telle qu’elle a été analysée. Mais en même
temps, cette même puissance d’agir selon un but ne s’épuise pas dans la
capacité de bien faire ou d’un agir selon des règles. Cet agir même est plus
complexe. Agir, ce n’est pas seulement agir selon des règles, c’est bien
essayer, tenter, et par conséquent réfléchir, se reprendre. C’est aussi parfois,
faire l’expérience que notre travail même, individuellement ou
collectivement, crée de l’intérêt et que celui-ci donc n’est pas donné pas
plus qu’il n’est qu’individuel. Enfin, parce que cette naissance des intérêts
se fait à propos et au sujet de contenus différents, d’œuvres du passé
différentes, la question n’est pas de s’émanciper des héritages, mais plutôt
d’une part, de faire l’expérience que l’on se retrouve en eux, d’autre part
qu’il nous est possible d’en faire quelque chose ou de les reprendre. Non
pas en général, et pour tout héritage, mais pour ceux qui ont provoqué notre
intérêt, ou ont su l’éveiller. On peut espérer alors que la liberté qui s’en
dégage ne soit plus seulement cette liberté abstraite de l’individu qui se
pense capable de faire avec tout, d’exercer son intelligence à propos de tout,
mais bien celle de quelqu’un plus au fait de ce qui l’intéresse et chez qui
s’est cultivée cette patience de l’intérêt.
 
 
En soulignant ces points limites de «  l’école moderne  », nous ne
prétendons pas à une quelconque originalité. Ils ont été déjà repérés et
pensés par de nombreux auteurs et en particulier, pour certains d’entre eux,
par John Dewey. Ils ont été retrouvés et développés pédagogiquement dans
le cadre des pédagogies dites nouvelles et, pour ce souci de l’activité
collective qui soit aussi créatrice, par Célestin Freinet, Fernand Oury ou
Philippe Meirieu. On retrouverait également le souci d’une école plus en
rapport avec des œuvres, chez de très nombreux auteurs contemporains.
Mais comme cette école moderne apparaissait encore la nôtre, comme
certains de ses aspects méritaient de ce fait notre attention, et comme Hegel
nous semblait en proposer une représentation systématique apte à montrer
sa cohérence propre et ce dont il importe de nous détacher dans cet
ensemble, nous avons repris le chemin de la critique sans céder à la
caricature ou sans penser qu’il nous suffit d’un peu de bonne volonté.

Le travail
Le texte l’affirme, être socialisé c’est avoir et avoir pu choisir et exercer
un métier utile.
Dans cette sphère du travail «  le monde constitue un être en commun
indépendant de ce qui est subjectif ; l’homme y vaut suivant les savoir-faire
et les aptitudes pour l’une de ces sphères, d’autant plus qu’il s’est défait de
sa particularité et s’est formé au sens d’un être et agir universel ». Ce qui
est visé ici c’est bien ce que nous anticipons comme métier ou compétence.
Hegel souligne tout d’abord que toute réflexion sur la compétence ou le
métier engage l’ensemble de la société sur le mode de la division du travail
(nous nous spécialisons selon l’une des sphères de cette machinerie sociale)
ainsi que la coopération (la division du travail est aussi un mode
d’organisation du travail et de coopération). Être socialisé, c’est avoir une
place dans cette machinerie sociale, et avoir une place a ici la signification
d’avoir un métier donné.
Cette thèse est ici formulée de façon très générale et, sous cette forme, il
semble bien qu’il soit très difficile de l’aborder. Si sont en question ici
toutes les problématiques concernant la socialisation par le travail, ou dans
le travail, ou même contre le travail dans la mesure où celui-ci, par sa
division extrême, va plutôt dans le sens d’une désocialisation, alors il faut
reconnaître l’énormité, la densité et la complexité des ouvrages, études et
disciplines qui ont pour objet de telles problématiques depuis Hegel jusqu’à
aujourd’hui.
Aussi mon objet sera-t-il plus limité et, comme précédemment pour les
sphères de la famille et de l’école, mon propos sera autant d’indiquer en
quoi les normes posées ici par Hegel valent bien encore pour nous, et ainsi
attestent ce par quoi nous sommes encore modernes, que d’identifier les
points où il semble que nous passions à autre chose et, plus précisément,
que le cadre de pensée léguée par la modernité et qui distingue l’être et le
faire semble bien trop étroit pour nous.
Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais au moins souligner les
points suivants 14 qui tiennent à la question : dans quelle mesure peut-on dire
que le travail nous socialise, à quoi cela tient-il ? Et dans quelle mesure ce
mode de socialisation est mis à mal aujourd’hui par les évolutions du
régime de production ?

LES IMPASSES DU RÉGIME CAPITALISTE DE PRODUCTION

Hegel ne fut pas dupe de la puissance de la sphère du travail à assurer à


tous cette reconnaissance. Il anticipa au contraire les limites fortes d’une
telle prétention. Tout d’abord en analysant le devenir de la division du
travail et en soulignant que cette division extrême produisait autre chose
que ce que l’on peut raisonnablement anticiper sous le nom de métier ou de
compétence. Des gestes mécaniques, ne développant rien de particulier chez
les individus, et n’attendant que très peu de ceux-ci. Il anticipa
véritablement les problèmes issus d’une division du travail excessive qui
annule la notion même que nous nous faisons d’une compétence en tant que
l’individu peut s’y reconnaître.
Ensuite, il sut évaluer les conséquences du système de production qui se
mettait en place à son époque Lorsque les nouvelles organisations du travail
font de tels gains de productivité, c’est le travail qui se fait rare (on n’a plus
besoin d’autant de gens pour produire) en sorte que ce système de
production produit aussi des gens inutiles. Dans des pages étonnamment
prémonitoires, il annonça que ce trop-plein allait se déverser dans la
colonisation du monde : ces individus surnuméraires en Europe de l’Ouest
allaient la quitter et coloniser les autres continents. De fait, c’est bien ce qui
arriva. Aujourd’hui le problème demeure structurellement, semble-t-il, le
même, alors que ses solutions sont forcément différentes  : nous nous
gardons aujourd’hui nos individus inutiles, en Europe en particulier ; mais
nous sommes parvenus également à exporter jusqu’à un temps récent la
rareté du travail dans ces pays que nous disons pauvres, pour la raison que
nous produisons pour eux. Actuellement, nous assistons à un temps où cette
exportation de la rareté du travail est un peu moins facile ou possible.
Hegel ne fut donc pas tout à fait naïf sur cette possibilité de la sphère du
travail à nous socialiser. Comme les précédentes remarques l’attestent, il sut
voir comment ce nouveau régime de production produisait aussi des
tendances désocialisantes. Travail en miettes, individus inutiles, comme on
dira plus tard.
Ce point est bien sûr tout à fait décisif, et pour deux raisons. D’abord
parce qu’il met en place une structure des inégalités qui ne va pas cesser de
se répéter dans les temps qui suivront Hegel, et donc dans le nôtre, mais
ensuite parce qu’il va diviser la réflexion sur le travail lui-même. Au fond,
de quel point de vue sera faite l’analyse du travail  ? Du point de vue de
ceux qui ont un travail et qui l’exercent constamment ? Alors même que les
notions de métiers, de compétences sont au cœur de l’analyse. Ou bien du
point de vue de ceux qui en cherchent ? Eux, qui « vivent tous les jours, et
éprouvent ce que c’est que travailler et ne pas travailler, et se demandent
s’il ne serait pas possible de penser autrement le travail, d’avoir un autre
rapport au travail ? Pour eux, la question n’est plus celle de savoir comment
intégrer le groupe de ceux qui travaillent, mais plutôt de s’interroger, de
façon critique, sur ce qu’est cette vie dominée par le travail. C’est le
concept de travail qui est ainsi divisé de sorte que l’enjeu devient de
chercher à penser sinon l’unité des deux, du moins leur mode d’articulation.
Faut-il dire alors que postmoderne est le temps où l’expérience autant
que le concept de travail sont reconnus comme divisés ?
 
 
Hegel anticipa ces problèmes, qui par la suite trouvèrent d’autres
développements. Il centra toutefois ses analyses sur l’importance et la
signification de ce qu’il nomma « l’honneur dans le métier », c’est-à-dire la
possibilité, pour les individus modernes, de trouver leur honneur et leur
valeur non dans l’héroïsme et la gloire des temps anciens, mais bien dans
leur métier. Certes, cette étrange expression convoque un certain nombre
d’images propres aux XIXe et XXe siècles qui sans doute ne sont plus tant les
nôtres ou dans lesquelles nous ne nous reconnaissons plus guère  : ces
images littéraires de la forge ou de la lutte avec la terre et les éléments, ces
images politiquement construites des héros travailleurs. Mais on peut
attester tout de même, et par-delà ces images, de la valeur ou du sens de
cette socialisation par le travail et de sa permanence actuelle, dans certaines
évolutions du travail mais aussi dans les études spécialisées qui les
analysent et contribuent à les mettre en scène. Par là on s’engage déjà dans
l’analyse du travail postmoderne.

LA QUESTION DE LA QUALITÉ AU TRAVAIL

Il y a une première façon de saisir aussi bien la force de ces thèses


hégéliennes que leur point de rupture.
La sociologie et la psychosociologie du travail insistent beaucoup
aujourd’hui sur la valeur et l’importance pour les individus du travail bien
fait, où l’on retrouve la question de l’honneur dans le métier. Mais elles
mettent l’accent également sur autre chose. Deux auteurs me semblent
aujourd’hui ainsi avoir bien mis cet aspect des choses en avant, mais de
façon particulière l’un et l’autre.
D’une part, Richard Sennet. Dans différents ouvrages ce dernier sut
mettre l’accent sur l’importance du «  travail bien fait  » comme condition,
au moins l’une des conditions de l’estime de soi-même au travail. Il en
donna plusieurs exemples, ils valent également par le contraste avec des
situations de travail dans lesquelles les individus, pour des raisons diverses,
étaient exposés à la contrainte inverse de mal faire leur travail ou de céder
sur ce qu’ils tenaient eux-mêmes comme qualité du travail. Voici ce qu’écrit
Sennet à propos de l’un des métiers les plus modestes du monde du travail :
les femmes de ménage à Harlem :

Ces femmes mal payées, souvent maltraitées par leur employeur


blanc du centre-ville. À la fin de la journée, ces femmes
sauvegardaient une parcelle d’estime de soi du simple fait
qu’elles avaient bien fait le ménage dans une maison, alors
même qu’elles en étaient rarement remerciées. La maison était
propre. (…) S’il importe de ne pas faire de lyrisme sur le baume
du métier, il importe également de comprendre que bien faire
quelque chose a son importance en soi. Le savoir-faire compte
pour quelque chose, suivant un indicateur à la fois concret et
impersonnel : propre, c’est propre 15.

On voit ce que peut signifier ce lien entre estime de soi et travail bien
fait. Une grande partie du travail de Sennet examine les évolutions du
travail dans le cadre du capitalisme moderne. Il souligne d’une part que ces
évolutions, en particulier l’exigence de «  flexibilité  » des habitudes,
conduisent à renverser le sens et la valeur de ce souci du travail bien fait :
les individus trop soucieux du travail bien fait y deviennent des individus
«  polarisés  »  : «  Qui creuse une activité à seule fin de bien faire peut
paraître aux autres polarisé, au sens de fixé à une seule chose et l’obsession
est bien nécessaire à l’homme de métier. Il se tient au pôle opposé du
consultant, qui s’en va aussi vite qu’il est arrivé sans faire son nid 16.  » Il
montre d’autre part comment les évaluations des individus en termes de
compétence et surtout de potentiel, modifient considérablement le rapport
de l’individu à lui-même au sein du travail : « Les jugements de potentiel
ont un caractère beaucoup plus personnel que les jugements portant sur les
réalisations. Dans les réalisations se mêlent circonstances sociales et
économiques, chance et hasard, en sus de moi. Le potentiel ne se focalise
que sur le moi. Le constat “vous manquiez de potentiel” est beaucoup plus
accablant que “vous avez raté”. Il s’agit d’une proposition plus
fondamentale sur qui vous êtes. Il fait passer beaucoup plus profondément
le sentiment d’inutilité 17. »
La distinction nette entre l’être et le faire ne peut se maintenir dans de
telles conditions et loin que le travail de Sennet consiste à revenir à une
telle démarcation entre les deux, loin qu’il cherche à revenir à la norme du
métier, son souci est plutôt d’explorer les occurrences du rapport entre le
savoir-faire et les savoirs être.
Cet exemple des travaux modestes, et effectués en l’occurrence par des
femmes, n’est pas sans écho avec d’autres problématiques contemporaines
du travail, la thématique du travail caché telle que les études de genre
s’efforcent de l’étudier. Ce rapprochement suggère que le problème n’est
pas seulement l’inégalité mais bien à travers et avec lui, un certain rapport
au travail où ce qui est en jeu n’est pas tant la création, le goût du nouveau,
mais, à l’inverse, quelque chose comme l’importance d’une continuité.
Continuité des relations, continuité du tissu social, travail discret du lien,
travail qui semble être anonyme et se faire alors sans gloire particulière ou
sans honneur, et qu’il s’agit, pour nous, de récupérer. Autrement dit, si les
sociologues contemporains s’intéressent à ces métiers modestes, ce n’est
pas seulement par souci de la justice : leur intérêt tient aussi à la tentative de
récupérer une dimension du travail qui semble aujourd’hui nous échapper et
qui tient à la continuité de la relation. Quel service peut être externalisé ou
relever d’une simple gestion informatique ?
 
Pour en revenir à Sennet et à ses analyses, l’une des interrogations
majeures de son livre Ce que sait la main concerne l’étude de la limitation
même de cette norme du travail bien fait. Cette norme ou exigence du
travail bien fait doit aussi composer, suggère-t-il, avec une autre, tout en
demeurant vigilante sur les exigences excessives de flexibilité. Le problème
devient au fond un peu plus subjectif, et c’est l’individu lui-même qui peut
ou doit arbitrer entre deux sortes d’exigences ou dans un conflit qui est
autant interne qu’externe. Au fond, tout cet ouvrage de Sennet s’organise
autour de cette question :

Qu’est-ce qu’un travail de qualité ? Bien faire une chose ou faire


en sorte qu’elle marche bien. C’est toute la différence entre ce
qui est correct et ce qui est fonctionnel. Dans l’idéal, il ne devrait
pas y avoir de conflit ; dans la réalité du monde, il y en a. Nous
souscrivons souvent à une norme de correction qui est rarement,
voire jamais atteinte. Nous pourrions inversement nous donner
pour norme ce qui est possible, juste assez bon. (…). Il
semblerait que plus on s’exerce et pratique son métier, plus on
acquiert un esprit pratique, – les deux mots ont la même racine –
au point de se focaliser sur le possible et le particulier. En réalité,
une longue pratique peut mener dans la direction opposée : “Vos
normes sont d’autant plus impossibles que votre technique est
meilleure”. (…). Le conflit entre bien faire et faire en sorte que
cela marche trouve de nos jours de multiples cadres
institutionnels 18.

Ainsi ce livre peut-il être compris comme l’analyse même de cette


tension entre ces deux normes et de ses implications individuelles,
relationnelles et institutionnelles.
À ce point, nous retrouvons une thématique des analyses de la famille :
le rapport à nos normes ne se dit pas tant dans notre rapport à l’unité d’une
norme, mais plutôt dans la confrontation avec des normes contradictoires
dans l’espace de jeu qu’elles ouvrent. Ce ne sont plus tellement les normes
comme telles que nous interrogeons, avec la question de savoir si nous nous
y conformons ou non. La question, nos questions, concernent plutôt notre
capacité à tenir ensemble des normes contradictoires, à négocier nos vies et
nos activités au sein de ces normes contradictoires. Éducation à une certaine
réflexion. Distance aux rôles et pluralisme.
C’est dans une même direction que se situent les travaux récents d’Yves
Clot en psychosociologie du travail. On y retrouve le même souci des
travaux modestes et le même souci de la continuité du travail. Cette
problématique de la continuité lui importe grandement. Comment les
habitudes de travail différentes s’enchaînent-elles au sein d’un même
service  ? Comment la continuité se fait-elle au quotidien, et dans la
transmission ?

CONTINUITÉ DES HABITUDES VS CULTURE DU RÉSULTAT.

L’HABITUDE COMME CONDITION DE L’EXPÉRIENCE DE L’ÊTRE


Nous commencerons en repartant de la formule hégélienne : « l’homme
y vaut d’autant plus qu’il s’est défait de sa particularité. » Que veut dire ici
ce « d’autant plus » et dans quelle mesure nous faut-il accepter cette thèse
que l’abandon de la particularité est cela même qui fait la valeur ? À quoi
renvoie cette capacité de se défaire de sa particularité ?
Il est vrai que la formation au métier et à la compétence implique ce
mouvement, très long, d’abandon de sa particularité. Il y faut du temps et
un temps très long. C’est là une façon de souligner l’effort qu’il faut fournir
à cette fin, la patience qu’il faut avoir.  À nouveau, et comme plus haut,
Hegel va très vite, et se donne ce monde du travail, mais les formes de cette
patience, les formes de ces efforts, n’en méritent pas moins d’être dites et
soulignées. Ce d’autant qu’on trouve des exemples de cette patience et de
cet effort non dans des parcours strictement scolaires, mais plutôt dans les
parcours de ceux qui, déscolarisés, trouvèrent dans tel ou tel lieu, dans telle
ou telle rencontre, les conditions de cette longue patience. Donc, cette
patience de l’apprentissage d’un métier, ce qu’il faut faire pour la rendre
possible, tant du point de vue du formé que du formateur, mérite d’être
analysée comme telle, connue et réfléchie, comme plus haut les formes de
l’amour et du travail scolaire.
 
Mais que veut dire maintenant se dépouiller de sa particularité, dans le
résultat même de son travail ? Il n’y a pas de médecin, ou de plombier, ou
de musicien même, «  original  », et je veux dire par là que l’idéal de la
compétence est bien cet individu qui, entièrement concentré sur l’objet de
sa compétence ou de son métier, y met en œuvre les méthodes et procédures
longuement acquises et ne « bricole pas à sa façon ». À tort ou à raison nous
nous inquiétons d’un boulanger, d’un juge qui « bricoleraient à leur façon »
les outils, les procédures, l’ensemble des moyens et voies qui sont les leurs
et si nous avons des raisons de supposer qu’ils font un peu ce qu’ils veulent,
ce soupçon nous éloigne généralement d’eux et nous incite à chercher un
autre professionnel. La confiance que nous accordons à des individus au
travail est strictement proportionnée à ce qui nous apparaît de leur
professionnalisme en tant qu’une certaine régularité de leur action elle-
même.
Ce respect et cette confiance que nous accordons au bon professionnel
ne sont pas directement liés aux résultats de leur action. On peut être un bon
professionnel et avoir parfois des ratés, ou avouer son impuissance. Certes,
s’il y a trop de ratés, s’il y a trop d’accidents et d’aveux d’impuissance, cela
finit par réagir sur notre confiance et sur notre respect, mais c’est bien parce
que d’abord ceux-ci se sont construits autrement, sur une certaine image,
sur un certain mode de rapports et d’attitudes, sur certaines façons de parler
du problème, sur la continuité d’une relation, sur un mode d’apparaître.
Dans certaines limites, nous admettons des échecs ou des ratés et notre
attention n’est pas tournée exclusivement vers les seuls résultats. Un des
critères de cette image est justement que nous ayons le sentiment que
l’individu ne bricole pas, n’agit pas de façon aléatoire, semble reconnaître
le problème ou la classe de problème dont relève le cas qui lui est soumis,
et met alors en jeu des procédures qu’il connaît, qu’il a déjà bien
rodées,  etc. Bref, qu’il n’est pas «  seul  » et comme «  livré à lui-même  »
devant tel ou tel problème, qu’il n’essaie pas à tort et à travers, mais qu’il
sait peu ou prou le reconnaître, engager des procédures et des
connaissances, chercher même des compléments d’informations. Certes,
dans la construction de cette image compte aussi ce que nous pouvons
savoir des résultats antérieurs considérés un à un, mais cette dernière
connaissance n’en décide pas à elle seule. De plus, elle est rarement une
connaissance de tous les cas antérieurs et elle a plutôt tendance à « voir et
apprécier les choses en gros  », fusionner certains cas, et laisser tomber
certains autres.
Ce que nous nommons métier ou compétence ne relève donc pas d’une
capacité consciente. En un sens, les bons professionnels agissent, non pas
tant automatiquement, mais selon les habitudes qu’ils sont  ; ils ne
reviennent pas à chaque instant sur leurs habitudes ; celles-ci sont comme
des véhicules sur lesquels et grâce auxquels ils cheminent et abattent le plus
gros du travail. C’est précisément dans cet agir en tant que non conscient
qu’ils trouvent leur confiance en eux-mêmes et surtout dans le monde : les
habitudes en effet sont un rapport de moi-même au monde à travers lequel
je vérifie à chaque instant mon commerce avec lui. Ils sont leur habitude,
leurs habitudes sont eux. Cela est vrai non seulement pour eux-mêmes mais
pour ceux qui les voient ou avec qui ils travaillent. Les activités
s’enchaînent, comme s’il n’était pas besoin de prendre garde à ces
enchaînements, et cela fait encore la confiance des individus non seulement
en eux-mêmes, mais dans autrui et dans le monde même, en tant que
continuité tranquille. Cela n’exclut nullement que parfois certains ratés
interviennent et qu’il devienne nécessaire de s’arrêter, de prendre du recul
et de se poser quelques questions. Mais c’est comme si ces ratés jouaient
sur un fond beaucoup plus vaste qu’eux, auquel ils sont reconduits. Pour le
sentiment que l’individu a de lui-même, pour le sentiment de son être au
monde, cette continuité et cette inconscience sont décisives et être socialisé
c’est vivre cette continuité, vivre cette inconscience.
Il n’est pas exclu que parfois, et sans doute pour certains métiers plus
que d’autres, le métier soit fait précisément de la mise en place de ce régime
d’habitude commun. On ne peut pas le présupposer, il n’est pas naturel, il
est à construire comme naturel et aisé, une sorte de jeu dans lequel on
cherche à faire entrer l’autre petit à petit et en jouant avec lui. C’est
particulièrement le cas des professeurs et des formateurs  : découvrir une
nouvelle classe, un nouveau groupe, c’est se dire que d’abord est en
question la mise en place de certaines habitudes, la mise en place d’une
relation de confiance non pas tant personnelle que personnelle-chosale
(façon d’être, façon de faire commune). Parfois nous pouvons nous appuyer
sur des habitudes déjà en place, parfois non, parfois un peu, mais dans tous
les cas l’erreur est de considérer que cela va de soi. Là encore, on ne peut
dire que la relation soit naturelle. Le cas des nouveau-nés est
paradigmatique, car c’est là que se construit un certain nombre d’habitudes
premières, c’est là que des premières interactions ont lieu et si tout ne
repose pas sur elles, s’il est aussi possible de reconstruire ensuite d’autres
relations et d’entrer dans d’autres relations, il reste qu’il y a, dans ces
premiers échanges, quelque chose qui semble véritablement commencer.
 
Avec l’ensemble de ces trois remarques, nous sommes déjà en fait dans
des problématiques postmodernes du travail. L’attention en effet n’est plus
concentrée sur le produit ou le résultat du travail, et sur une coordination
des personnes par le biais de cette production. Elle est plutôt tournée vers le
rapport des individus au travail, sous la forme d’une compétence et de sa
continuité, sous la forme du caractère globalement, mais pas toujours, non
conscient de l’activité, sous la forme enfin de la question de savoir
comment se mettent en place des régimes communs d’habitude. De là
l’importance des « métiers de la formation ». La distinction entre le faire et
l’être n’est plus pertinente  : nous sommes nos habitudes, notre travail est
fait des habitudes que nous sommes. Si l’individu ne se recrée pas à
volonté, il n’est pas non plus enfermé dans des habitudes. Toute la question
est de savoir comment et si nous devons contracter d’autres habitudes et
surtout si l’état des relations le permet.
 
Cette analyse met l’accent sur les problèmes qui dessinent à nouveau le
rapport postmoderne au travail, le nôtre à proprement parler.
Ce que nous nommons aujourd’hui culture du résultat, en tant qu’une
attention portée exclusivement sur ces derniers et sur une connaissance
précise de tous les résultats, peut jouer contre la confiance même accordée à
la compétence comme telle. Qu’importe toute compétence, la seule question
est de s’assurer du résultat. Si la compétence est prometteuse, elle devra
néanmoins se prouver par les résultats et eux seuls. À la limite, les
« compétences acquises de longue date », justement parce qu’elles sont de
longue date, ne sont plus tenues pour suffisantes : elles doivent se prouver,
elles doivent toujours se prouver.
Dès lors, et si l’on suit l’analyse de Hegel disant que l’individu trouve
sa reconnaissance dans son métier même et dans cet agir dans le sens de
l’universel, c’est l’individu lui-même et un des modes essentiels de sa
reconnaissance qui est attaqué ou menacé. Ce qui est attaqué c’est aussi le
rapport à la compétence comme habitude, comme relativement non
consciente, en tant que ce critère permet à l’individu faisant autant qu’à
celui pour qui ou avec qui il fait de construire une confiance dans la relation
et dans le monde même. N’est pas pris en compte, sinon au tout début, le
temps de la construction d’un régime commun d’activité  : il faut aller au
plus vite possible, il faut pouvoir contrôler, rendre conscientes les relations.
Qui peut aujourd’hui se rassurer à sa compétence, à ses compétences
longuement acquises, dès lors que les seuls résultats sont prioritaires, et
demandent d’être toujours améliorés ? La seule ou l’exclusive insistance sur
les résultats met à mal, secondarise, risque toujours d’annuler et de
dévaloriser, les «  compétences acquises  ». Notre aisance n’est plus rien,
notre rapport naturel à nous-mêmes, en tant qu’il est acquis et est nous-
mêmes, n’est plus rien. Il s’agit de se concentrer seulement sur le résultat,
non de penser qu’un autre résultat pourrait advenir dans d’autres relations,
engageant un rapport au temps complètement différent. Le rapport de nous-
mêmes à nos habitudes devrait avoir la même labilité, plasticité que nos
souhaits de modification de produits.
Ce que nous nommons culture du résultat en ce sens peut légitimement
inquiéter. Non pas que comme tel et dans l’absolu cela soit illégitime de
s’inquiéter des résultats de nos actions, mais bien par l’attaque, qui peut en
résulter, des habitudes et compétences acquises et la méconnaissance des
divergences de temporalités.
 
De plus, ce que nous nommons compétence et métier, en tant que source
de reconnaissance et source même de la relation, relève pour partie d’une
image. L’image de quelqu’un qui sait y faire, ne bricole pas, etc. Ainsi cette
image peut être jouée : « on peut donner l’image du bon professionnel, tout
en étant incertain de son action.  » Une telle formulation a des sens bien
distincts. L’un où l’on souhaite cacher justement que l’action demeure
incertaine dans ses résultats, parce que l’on considère ou parce que l’on
assume une image du professionnel comme garantie complète de l’action,
parce que l’on pense que c’est cela que l’on doit à son public, parce que
c’est aussi un moyen, pense-t-on, de le capturer ou de le protéger de lui-
même. On mime ici ou l’on s’efforce de mimer la posture de la tranquillité
ou de la maîtrise, pour autant capturer l’autre que le protéger.
Il y a un deuxième sens : nous ne nous tenons pas pour responsable des
conséquences. Notre responsabilité ne tient qu’à notre action et notre agir
compétent, nous n’avons pas à être questionnés pour ces résultats. Le
contrat qui nous garantit et dans lequel l’autre est supposé admettre les
conséquences non voulues de l’action légalise ce rapport. Il a une fonction
protectrice pour ceux qui agissent.
Selon une autre interprétation, il n’y a pas opposition entre la
compétence et l’aveu de l’incertitude des résultats, c’est même un trait
majeur de la compétence de savoir précisément repérer l’aléa et de pouvoir
en parler. On a ici une autre conception de la maîtrise, une autre notion de la
compétence capable de s’incorporer l’aléa autant que l’aveu et la
reconnaissance de l’incertain. L’incertain n’est plus attaque ou menace,
mais peut se dire et se partager selon des conditions sans doute précises.
Cela ne relève pas tant de la compétence comme telle, ni même de la notion
de compétence  : il s’agit plutôt de rendre public ce qu’il en est de notre
rapport aux compétences, ou de poser publiquement ce rapport que nous
sommes à la compétence. À ce point, les choses prennent un sens politique.
Il n’y a pas simplement des compétences qui s’articulent plus ou moins
bien, qui produisent des choses plus ou moins bonnes, et qu’il s’agit
d’améliorer constamment. Ce qui prend le devant de la scène n’est plus de
l’ordre de la compétence, mais plutôt du rapport de nous-mêmes à la
compétence et à ce que celle-ci est supposée promettre. La question devient
non pas celle du calcul des risques, mais du partage de ces risques.
Postmoderne est l’intrusion de la politique dans le champ même du
travail, sous cette forme du risque exposé et dit.

*
*     *
Dans un entretien à propos de la coéducation, Philippe Meirieu, disait :

La coéducation est un fait, avant d’être un projet. Les enfants


sont, de fait, co-éduqués par les parents, par l’école, et par un
certain nombre de réalités sociales autour de nous, en particulier
la télévision. À cet égard, on peut prendre acte de l’existence de
la coéducation et se dire qu’il vaut mieux que celle-ci s’effectue
de façon concertée plutôt que de laisser chacun tirer de son côté
et d’autoriser une version de l’école qui serait une reconstitution
du jugement de Salomon ou du Cercle de craie caucasien de
Brecht : mettre un enfant au centre d’un cercle et demander aux
deux personnes que le revendiquent de prendre chacune un bras
et de tirer le plus fort possible. À ce moment-là, bien sûr, c’est
l’enfant qui devient la victime de cette situation. La coéducation
est un fait qu’il faut penser et réfléchir de façon à ce qu’il soit
cohérent 19.

L’image dominante de ces formules initiales est celle du divorce, et elle


conduit naturellement la pensée à l’idée qu’il y a là un problème qu’il faut
corriger. Qu’est-ce donc que corriger un tel problème sinon de dire qu’il est
nécessaire que les deux volontés, parentale et scolaire, soient d’accord, ou
aillent dans le même sens  ? De même qu’il faut des parents unis, et non
seulement unis mais parlant d’une même voix, de même il faut des
institutions unies et parlant d’une même voix. L’éducation s’oriente mal si
elle s’organise selon des sphères non seulement séparées, mais «  tirant en
sens contraire », revendiquant l’enfant de deux points de vue séparés.
La logique de cette position se développe en subordonnant les deux
sphères de l’école et de la famille, à la citoyenneté. Il faut que les parents
soient de bons citoyens ; plus exactement les bons parents seront les parents
citoyens, ceux regroupés dans «  les associations de parents  », pour qui ce
qui compte se situe au-delà du seul «  souci de leur progéniture  ».
Paradoxalement, le parent n’est pas dans son droit lorsqu’il se soucie
seulement de sa progéniture. Et l’école aussi doit être citoyenne : elle doit
dialoguer et associer les parents à son propre travail. Philippe Meirieu
dresse ainsi la liste des questions et thèmes qui peuvent faire l’objet d’une
discussion en commun : le règlement, la gestion de la vie de l’école et de la
classe, les évaluations, les sanctions, la complémentarité du scolaire et du
périscolaire, l’usage de la télévision et la pratique de la lecture. Certes, il y
aura des domaines réservés (les parents n’ont pas à légiférer sur les
méthodes d’apprentissage de la lecture de même que l’école n’a pas à
légiférer sur la vie familiale) mais par coéducation il faut entendre «  la
construction en commun sur des objets que parents et enseignants se
donnent et qui les concernent tous deux ». Ainsi, la bonne école est celle où
les enseignants travaillent avec les parents, mais toutefois selon des limites
très précises, que l’école seule décide. Dans ces conditions, la famille se
trouve de fait subordonnée.
Au passage Meirieu aura critiqué la métaphore, souvent employée en
France pour penser le rapport de l’école à la famille, celle de l’arrachement.
Une telle métaphore ne fait pas que dire une expérience, elle prétend en
outre en légitimer la nécessité en lui donnant une justification : la famille, et
donc le souci de l’être, n’est rien d’autre que du particulier, et pour cette
raison même n’a aucune légitimité. Elle renvoie réciproquement l’école à
un pôle universel, qui se légitime du fait même qu’on le dit universel. Quant
à savoir ce qu’il faut entendre par universel, et quelle est l’expérience
exacte de cet universel, on n’en sait pas plus.
 
Par rapport au texte de Hegel, qu’est-ce qui change ? Les deux ont pour
objet le « fait » de la coéducation ; les deux très vite restreignent ce fait à la
question du rapport entre la famille et l’école. Mais il semble bien que le
rapprochement s’arrête là. Le texte de Hegel n’a pas besoin de dépasser la
différence entre famille et école dans une volonté citoyenne commune. Bien
au contraire, il pose cette différence sans s’en inquiéter, sans la moraliser. Il
ne se soucie pas plus de légitimer l’école en la pensant comme un lieu
d’arrachement nécessaire, tendant vers l’universel : l’école n’est que le lieu
d’une forme d’universalité purement formelle ou mécanique. C’est sa
réalité, que Hegel ne juge pas, qu’il semble enregistrer comme notre fait. Le
texte hégélien permet donc autant de se mettre à distance de cette dernière
métaphore que de celle d’une volonté unie. La différence institutionnelle
assure l’autonomie des sphères et leur distinction. Il y a la famille, qui est le
lieu de certains rapports, qui garantit l’être, et aussi l’expérience de l’amour.
Il y a l’école, qui donne d’autres garanties, l’expérience du mérite, du « se
construire du mérite », et par là de la confiance en soi devant l’autre. Il y a
le monde du travail, qui garantit la valeur des compétences acquises et qui
rend possible un soi différent des autres. Chacun chez soi, pourrait-on dire,
et l’essentiel est de garantir ces distinctions.
Dans les analyses menées plus haut, nous avons cherché à montrer que
ces expériences ne pouvaient pas être considérées comme si simples ou
comme allant de soi  ; il fallait aller plus loin que ne le faisait Hegel sur
leurs conditions d’effectivité. Il s’avérait alors que chacune était objet de
lutte. L’amour n’est certainement pas une donnée simple que l’on peut
référer au modèle fort et identitaire de la famille unie. C’est une expérience,
que l’on peut ou non faire, et que parfois l’on fait contre la famille, dans
l’endurance d’un temps sans amour. Le mérite n’est pas simplement le fait
du bon élève, d’une pure volonté qui peut s’abstraire de tout intérêt propre,
et si certainement il y a une expérience importante de la création de l’intérêt
par l’implication, si je peux découvrir que par mon effort je donne sens et
valeur, cette possibilité de l’effort ne m’a pas semblé détachable d’une
culture de ses intérêts propres. Là aussi, il faut une lutte  : lutte de
l’enseignant avec les élèves, pour les «  mettre au travail  » comme disait
Alain ; lutte des élèves avec eux-mêmes pour diversifier leurs intérêts tout
en restant fidèles à ce qu’ils découvrent. Le monde du travail est aussi une
lutte, comme on l’a vu.
 
Il s’ensuit trois choses.
On appellera laïque une école, ou encore une éducation dans laquelle est
en jeu une pure et simple diversité d’institutions. Sans plus, c’est-à-dire
sans la croyance que cette diversité devrait être dépassée ou réduite dans
une volonté commune, par exemple citoyenne. Le laïque, c’est le savoir
qu’il n’y a pas de bonne volonté, qui oriente, qui nous prenne en charge.
C’est le savoir qu’il n’y a que des institutions, dans lesquelles nous vivons,
qui nous forment ou nous auront formés d’une façon ou d’une autre. Pas de
bonne volonté derrière, et pas plus de bonne volonté instituante. Des
institutions et leur différence. Le souci de reconnaître ce qu’elles ont fait de
nous et les limites de cette action.
Désormais nous n’avons plus forcément besoin de la notion de crise, au
sens où l’entend Hegel ici, comme produite par la différence de la famille et
de l’école. Il n’y a pas seulement une crise à la fin de notre éducation ou
celle-ci me semble secondaire par rapport à d’autres luttes. Lutte pour
l’amour et le moi au sein de la famille et parfois aussi contre elle : ce n’est
pas toujours et dans tous les cas, que l’on trouve dans la famille cette
expérience de l’amour, ou l’expérience d’être apprécié pour ce que l’on est.
Ce plaisir-là peut avoir aussi lieu ailleurs et même si la famille est un de ses
lieux privilégiés, elle limite cette expérience un peu trop systématiquement
à ceux qui nous sont identiques, ou dont nous pensons qu’ils nous sont
identiques. L’expérience de l’amour peut ainsi être vécue ailleurs, et n’a pas
nécessairement la dimension intersubjective que lui donne la famille. Lutte
pour l’essai, les tentatives, la recherche de soi, qui, de nouveau, peut avoir
lieu bien en dehors de l’école et parfois contre elle, même si de nouveau,
c’est dans l’école, dans des temps de formation adulte, que nous cherchons
une telle possibilité.
Par là enfin est dessiné un autre rapport de la subjectivité à elle-même
en tant que singularité. Fin des individus forts, ou se sachant tels ; ouverture
vers une certaine plasticité des inclinations ainsi que d’une certaine patience
de soi. Fin du schème général de la crise, où la liberté se révélerait
pleinement et d’un coup, mais comme vide  : simple embarras du choix et
subjectivité qui se pense alors comme infinie. Fin de la croyance en des
familles fortes, centrées sur leur identité. Fin du formalisme et de la
compétence comme norme universelle de l’agir  : expérience du risque du
devenir obsessionnel de la compétence (Sennet).
Le problème n’est donc pas seulement de savoir ce que sont nos
héritages et comment nous les dépasserons, il est plutôt de lutter sur et pour
ces expériences, les vivant pleinement parfois, faisant l’expérience qu’elles
nous sont parfois refusées. Le temps de la formation n’est ainsi plus linéaire
et il n’y a pas de privilège particulier à devenir adulte. Ce qu’il y a ce sont
des formes d’expériences, distinctes des institutions elles-mêmes, et qui ont
nom amour, essai, utilité.

1.  Ce terme de Chose doit être pris ici au sens de ce qui est réel, ou encore effectif  : ce qui
compte et vaut effectivement, par distinction du sentiment, seulement interne ou subjectif.
2.  Hegel, G.W.F., Textes pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Paris Vrin, 1990, p. 108 sv.
3.  Hegel, G.W.F., Les Principes de la Philosophie du droit, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989,
§ 124.
4.  Comme le dit Dubet, il n’y a plus de programme institutionnel, plus de programme
susceptible d’en dire et d’en assurer le sens et la direction, et c’est au fond ce que Lyotard avait
dit. Ce qui reste alors, ce sont les institutions à l’état libre, et l’examen autant de ce qui peut se
jouer en elles que de leurs rapports.
5.  Voir par exemple, Paul Valéry, et sa thèse des temps négligés et de l’âge capital (20-35 ans, là
où l’individu doit faire le tri de ce qu’il reçut). Cf. « Éducation », dans Les Cahiers, tome  II,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974. Et aussi les problématiques de l’identité, et
le lien du récit à la construction de l’identité : dans Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre,
Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1990.
6.  Voir sur ce point les travaux de Bernard Lahire, Tableaux de famille, Paris, Seuil, 1995 et de
Chantal Jaquet, Les transclasses, Paris, PUF, 2014.
7.  La norme de cette diversité des sphères fut par la suite un thème récurrent de la critique
sociale, en particulier chez les philosophes. Faire la critique de la société, c’était dénoncer, ou
du moins interroger les empiétements d’une sphère sur l’autre. Je pense en particulier aux thèses
de Hannah Arendt aussi bien dans La Condition de l’Homme moderne, que dans ses essais sur la
culture. Sa lecture de notre histoire se laisse comprendre autour de ces trois idées : distinctions
des sphères de la vie pratique (le travail, l’œuvre, la politique), démonstration que notre histoire
est faite de la domination alternative de l’une sur les autres, crainte enfin que la diversité des
sphères s’efface sous l’empire de ce qu’elle nommait le social, ou encore sous l’empire de la
domination du cycle du travail. La distinction des sphères et, parmi ces sphères, celle
proprement politique, est pour elle un aspect de la lutte incessante que les hommes mènent pour
s’arracher au cycle naturel.
On retrouverait la même double préoccupation chez Michael Walzer : souci de la distinction des
sphères, anticipation d’un effacement des distinctions sous la pression du «  marché  », en tant
que modèle unique réduisant la diversité des «  sphères de justice  », autant que les modalités
relationnelles que chacune implique. Cf. Walzer, Michael, Sphères de Justice. Une défense du
pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil, 1999.
Selon une autre direction, cette distinction des sphères est aussi ce qui est en question dans ce
que la tradition française a nommé laïcité. Selon l’historien de la laïcité Jean Baubérot, il y a un
premier seuil de laïcité, qui n’est autre que la fin de la religion comme institution englobante.
Et, au moins en France, la religion avait de fait, jusqu’à la Révolution, cette position englobante.
La modernité naît du fait même qu’il n’y a plus la religion comme institution englobante. Il y a
pourrait-on dire, la religion, comme institution séparée, peut-être alors seulement privée, en tout
cas contrainte de négocier avec d’autres légitimités, et donc quasiment comme le contraire de la
religion.
8.  Rawls, John, Théorie de la justice, Paris, Fayard, 1974, § 70, p. 505.
9.  Lahire, Bernard, Tableaux de Famille. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires,
Paris, Hautes Études-Seuil, 1995, p. 144-145.
10.  Rawls, John, op.cit., p. 504, § 70.
11.  Les spécialistes de la motivation scolaire contemporains ne me semblent pas dire autre
chose. Par exemple, Roland Viau, dans La motivation en contexte scolaire, Paris, De Boeck,
2009.
12.  On retrouve une telle analyse chez Descartes, de façon exemplaire, dans la règle 10 des
Regulae.
13.  Comme l’analyse parfaitement Emerson, la confiance en soi ou l’affirmation de la
spontanéité entre dans un rapport critique avec le souci de cohérence. Ce dernier la rend
impossible. Cf. R. W. Emerson, La confiance en soi, Paris, Payot, Rivages, 2018.
14.  Il y en aurait d’autres certainement. Tout d’abord, l’importance que semble prendre
aujourd’hui ce que nous appelons «  les métiers de la relation  », où effectivement la limite du
faire et de l’être devient nettement plus problématique. Voir, entre autres, les travaux d’Alain
Erhenberg, et particulièrement  : La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010. Ensuite, la
place et l’importance que prend désormais la catégorie de projet, non seulement dans nos vies
mêmes mais aussi, de façon singulière, dans le travail. Les travaux de Luc Boltanski et Ève
Chiapello ont cherché à mesurer la signification pour nous aujourd’hui de la façon dont
l’entreprise et les discours du management se sont emparés de cette notion. C’est tout l’enjeu de
leur livre : Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
15.  Sennet, Richard, Ce que sait la main, Paris, Albin Michel, 2006, p. 89.
16.  Ibid.
17.  Ibid., p. 102.
18.  Ibid., p. 66 et surtout le chapitre 9.
19.  Meirieu Philippe, Revue Animation et Éducation, mars-avril 2003.
Conclusion

Quelque chose pèse sur nous et nous empêche. Et ce qui pèse est notre
souhait même de savoir où nous voulons et devons aller. Ce qui pèse est
l’idée ou le souhait d’un savoir qui serait susceptible de nous représenter où
nous en sommes, ce que nous sommes, et ce que nous devrions faire ; l’idée
ou le souhait d’une représentation de nous-mêmes, de telle sorte que nous
puissions nous saisir comme par avance.
Et ce poids se fait sentir de façons différentes. Par comparaison avec un
passé, qui se serait mieux connu. Les auteurs du passé, et particulièrement
parmi eux les philosophes, attesteraient qu’eux du moins savaient ce qu’ils
faisaient et où ils allaient. Et alors nous revenons vers leur doctrine en
espérant en tirer l’équivalent pour nous-mêmes. Et alors nous entrons en
dette à leurs égards  : eux savaient, et nous sommes défaillants. Comment
être à leur hauteur  ? Nous nous efforçons alors de donner figure à notre
temps.
Il se fait sentir dans les quelques maîtres mots à travers lesquels nous
prétendons saisir ce qu’il nous faut faire pour l’avenir, et ces maîtres mots
changent : une fois c’est la citoyenneté, une autre fois c’est la compétence,
une autre fois c’est le questionnement, une autre fois encore, et, semble-t-il,
toujours, la comparaison entre les résultats des pays différents, le souci d’en
faire plus, de monter d’un cran dans le classement. Chaque fois est pointé
quelque manque supposé relancer notre effort.
 
Dans cet ouvrage je n’ai pas voulu, d’une quelconque manière, entrer
dans ce jeu. Je me suis tenu à distance de la question des fins et de nos fins.
Cet ouvrage ne prétend nullement dire ce que celles-ci doivent être, mais il
a voulu attester d’une chose : il y a de la relation, nous sommes en relation
et nos pensées, comme nos modes de faire et d’être sont faits de cette
relation. Nous n’avons pas chaque jour, chaque temps, à nous faire et à nous
inventer  ; certaines choses demeurent et nous portent. Cette relation, cette
entrée en relation, est à la fois sa méthode et son objet.
 
Sa méthode dans la mesure où il s’agissait de faire voir que des pensées
anciennes peuvent être les nôtres, ou sont les nôtres : elles sont anciennes et
pourtant nôtres ; elles sont nôtres et pourtant anciennes et donc différentes.
Elles appellent alors les transformations que nous jugeons nécessaires ou
non, elles nous invitent à entrer en interaction avec elles. Et entrer en
interaction c’est bien avoir affaire à du différent et du semblable, en même
temps, dans le même temps. Comment se fait-il que des choses si anciennes
puissent encore me parler  ; qui suis-je pour être aussi dans le passé  ?
Qu’est-ce donc que mon présent pour que des choses si anciennes me et lui
parlent encore ?
En cherchant à exprimer ces relations, je me suis tenu éloigné comme
on l’a vu des doctrines. Pas plus je n’ai été attentif avec toute la rigueur
nécessaire aux divers textes que j’ai ici analysés. Mon approche n’a en ce
sens été ni philosophique, ni littéraire. Ce n’est pas le sens d’un texte ou
d’une œuvre qui m’a arrêté. C’est plutôt son usage  : il m’importait
seulement de faire voir toute la richesse de tel ou tel texte, de tel ou tel
thème ou problème, dans l’idée qu’au fond cette richesse était nôtre, ou que
ces textes et problèmes n’avaient pas pris une ride. Ils pourraient nous
convenir et, si non, alors il faudrait le montrer. Ce ne sont pas des doctrines
qui sont parlantes, ni des textes étudiés et situés dans des œuvres plus
larges. Mais ce sont des pages, des thèmes, pris ici ou là.
 
Pour le dire autrement, ce n’est pas sur le fond d’un savoir préalable que
j’ai parlé de ces textes, et que j’ai voulu réfléchir à partir d’eux et avec eux.
Ils ne traduisent pas mon savoir de ces auteurs ; ils ne sont pas l’illustration
d’un savoir de l’école, de l’éducation, de la formation que j’ai et que je
chercherai à dire. Ces textes ont été en rupture avec ma formation, comme
si, dans l’ensemble des doctrines et des savoirs que j’étais supposé
maîtriser, ils avaient comme surnagé, et n’avaient eu cesse de s’imposer
dans le frottement de ces savoirs supposés et de mon expérience. Ils m’ont
semblé capter quelque vérité de mon temps. Ainsi, n’ai-je pas parlé de la
doctrine de Platon, ou de celle de Montaigne ou de celle de Hegel, ou de
celle de Dewey et de tous ceux ici mentionnés. Pas plus que je n’ai cherché,
à travers des textes simples, à illustrer et présenter ces doctrines pour des
personnes qui ne les connaissaient pas, pas plus n’ai-je voulu «  faire le
philosophe », c’est-à-dire me servir d’un certain savoir et des méthodes qui
sont celles du métier, pour assurer à mon lecteur un savoir systématique,
unifié et apaisé concernant les questions éducatives et formatives. Je n’ai
pas d’idée générale sur ce que devraient être l’éducation et la formation.
En ce sens, ces textes et ces problèmes dont j’ai cherché à construire la
consistance sont plutôt des textes et des problèmes de rencontre. On peut
nommer rencontre l’expérience d’une certaine nécessité. Elle articule
quelque chose de soi, quelque chose d’autrui, quelque chose du maintenant
ou du présent, et elle les relie parce qu’elle invite à développer. On ne sait
pas pourquoi ces liens se font, mais ils se font et sont sentimentalement
nécessaires. Elle donne lieu alors à un développement, une construction. La
vie intellectuelle, mais aussi la vie tout court, est faite de telles rencontres
qui surprennent nos savoirs ou ce que nous pensions être nos savoirs, et
c’est ce que j’ai mis longtemps à comprendre. On rêve d’un savoir,
complet : n’y en a-t-il de fortes traces ? Les anciens, pense-t-on, savaient. Je
n’aurais pas ici exposé un savoir  ; j’aurais cherché à développer des
rencontres.
À ces différents auteurs, j’aurais emprunté divers thèmes, sans
soumettre ces thèmes à une forme d’intériorité, soit une thèse ou une
préoccupation qui auraient été miennes et dont ces thèmes et extraits
seraient les moyens de développement, soit l’intériorité supposée des
auteurs ou même des époques que je me serais efforcé de saisir. En un sens,
je n’aurais même pas eu de préoccupations qui m’auraient été propres ou si
j’en avais eu, elles se sont je l’espère dissoutes dans les analyses
construites. Je n’ai en ce sens rien à défendre, et mon but a été plutôt
d’exposer et de développer quelques questions.
Cette façon de travailler et de comprendre son rapport à des œuvres
anciennes, non pas comme des doctrines qu’il nous faudrait restituer, non
pas comme textes qu’il nous faut étudier, mais comme des textes ou des
pages, ou des problèmes à reconnaître et instruire, a pour elle une certaine
tradition. On la trouve en particulier chez Montaigne, lorsqu’il écrit :

La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non


plus à qui les a dits premièrement, qu’à qui le dit après. Ce n’est
non plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi
l’entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent deçà delà
les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce
n’est plus thym ni marjolaine  : ainsi les pièces empruntées
d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un
1
ouvrage tout sien, à savoir son jugement .

Il faudrait dire que cette sorte de déclaration de méthode n’a rien


d’anecdotique chez Montaigne et qu’en dépit de son caractère vénérable, il
n’aura jamais cessé de l’affirmer, de s’efforcer de la mettre en pratique, et
de la varier selon les situations. Il serait possible de la retrouver ailleurs 2.
Elle exprime à la fois un très grand respect pour ce que l’on découvre,
étudie et emprunte, et en même temps un désir de penser avec, non de
rechercher le sens exact, profond. J’espère avoir, toute proportion gardée,
manifester et ce respect, et ce souci de penser avec. Se laisser féconder, sans
attendre, sans vouloir s’assurer par avance de ce qui nous pénètre.
Elle ne va nullement de soi et suppose une discipline singulière.
Composer son rapport, entrer en interaction n’a rien à voir avec le souci
d’une lecture qui emprunterait ici ou là ses outils pour les soumettre à sa
propre volonté, ou à son propre intérêt. Il faut aussi laisser cet autre nous
transformer, et nous imposer ses fins, ce qui ne va pas de soi. Il me semble
également que si une telle approche ne s’inquiète pas des doctrines, elle
n’est elle-même possible que par une longue fréquentation : c’est bien parce
que l’on peut fréquenter longtemps, demeurer auprès de longtemps, retenir
dans son esprit longtemps, ruminer longuement, ou garder un doute, que
l’on finit par pouvoir composer avec, que l’on trouve ce avec quoi il nous
est possible de composer, que le frottement se fait avec le présent. Et par
suite l’étincelle.
Enfin, si cette façon singulière d’entrer en rapport avec les textes
anciens a selon moi tant d’importance, c’est qu’elle traduit un aspect
essentiel de notre rapport à la culture  : les objets de la culture sont tels
qu’alors même qu’ils nous touchent, et parfois très profondément, ils
n’exigent rien de nous ou ne veulent rien de nous. Un objet de culture entre
même en notre esprit lorsqu’il est dénué de toute intention d’y entrer ou de
nous faire la leçon d’une manière quelconque. C’est comme si l’auteur,
parlant, ou rêvant, ou exposant certaines choses pour lui-même, se trouvait
par là même en puissance d’entrer en nous, nous toucher et nous émouvoir.
C’est ce que remarque Hannah Arendt lorsque, soucieuse d’exposer ce qu’il
en est de la culture, et en particulier d’arracher les objets de la culture à
toute entreprise de distinction sociale, écrit que la seule chose que puissent
nous apporter les œuvres de la culture est de nous ravir et de nous
émouvoir, et certainement pas de nous éduquer 3.
Il est étrange mais tout à fait certain me semble-t-il que si l’école rend
possible parfois cela, (et si elle ne l’avait pas rendu possible quelquefois
pour moi je ne serai pas là à écrire sur ces questions) en même temps c’est
assez rare qu’elle le fasse effectivement. Elle a, les enseignants ont, et
surtout la puissance publique a selon toute apparence d’autres buts, ou
plutôt s’imaginent qu’ils ont d’autres buts : éduquer, former, faire de bons
citoyens ou des gens compétents. Heureusement que, dans ce projet, il y a
parfois la possibilité pour tel ou tel objet de se libérer de toute intention et,
par conséquent, d’entrer en rapport avec nos esprits. Sans attente
particulière, sans attendre. Et c’est par là qu’en effet je peux dire que j’aurai
été éduqué au sens peut-être le plus profond du terme  : savoir qu’il y a
d’autres soi-même ou que le monde est effectivement habité. Jamais le
social ne m’aura appris cela.
 
Son objet également dans la mesure où chacun de ces quatre chapitres a
bien pour enjeu la relation et l’entrée en relation. Dans le premier, ce qui est
traité concerne la relation à soi-même sur ce mode de la croyance, sur le
mode d’un croire savoir qui toujours nous aura devancé et contre lequel il
nous faut apprendre à lutter. Dans le second, c’est la relation à notre
activité, la relation du soi à la possibilité de son activité et par là la critique
d’un certain imaginaire de l’activité. Dans le troisième c’est la relation de
l’individu à sa souveraineté, la critique d’un certain imaginaire de cette
souveraineté, le lien qui s’établit sur ce fond aux œuvres et au monde. Dans
le dernier, ce qui est en question est la relation aux institutions  : famille,
travail, école. Nous ne sommes, et nous n’avons jamais été, qu’à entrer, ou
être entré dans le jeu de certaines relations, et nous ne serons jamais qu’à
initier d’autres relations.
Ainsi, qu’elles que soient nos fins et nos ambitions, quels que soient les
problèmes qui sont les nôtres, nous ne pouvons méconnaître un certain
nombre de données de ce que je pourrais dénommer «  la relation ou les
relations éducatives ».
Oui, certes dira-t-on, mais qu’y gagne-t-on, et qu’y gagnons-nous d’un
point de vue pratique.
Tout d’abord ceci  : une certaine stabilité. J’ai voulu attester de
l’ancienneté, mais aussi de la stabilité de certaines préoccupations et
problèmes et, de ce fait, de leur poids et réalité relatifs. Insister sur une telle
stabilité a pour sens de mettre à distance nos opinions, compris comme
croyance que sur ces questions nous pouvons faire et penser comme nous
l’entendons, comme bon nous semble. Ce ne sont pas en ce sens les
opinions de Platon, de Montaigne ou de Kant,  etc. qui m’ont intéressé ou
que j’ai cherché à exposer. Mon ambition était ailleurs  : ces termes et
notions que j’ai cherché à analyser, les expériences auxquelles ils renvoient,
ont une certaine consistance et épaisseur. Ce que j’ai retenu de ces auteurs
est la sorte d’évidence que leur propos manifestait  : des pages, très
anciennes, semblaient pouvoir parfaitement convenir à notre présent et nos
inquiétudes.
Aujourd’hui les choses sont telles que nous n’acceptons,
éventuellement, de reconnaître comme loi que ce qui nous vient des
sciences exactes, ou encore des théories de l’apprentissage, ou de la
psychologie cognitive. Tout le reste semble relever de simples opinions sans
fondement. L’idée même qu’il y aurait une certaine stabilité des réflexions
sur ces questions d’éducation et de formation nous surprend. C’est que nous
avons tous été éduqués dans l’idée que le passé n’est fait que de doctrines
différentes et tout aussi arbitraires les unes que les autres, préparant ainsi le
lit de l’historicisme. Pourtant, il n’est pas trop difficile d’attester de cette
ancienneté et de cette régularité.
Il y a, dans nos traditions, des trésors de réflexion. La pédagogie n’est
pas à réinventer chaque jour et nous pouvons nous appuyer sur ces éléments
anciens. Il y a autrement dit des savoirs anciens sur ces questions et ceux-ci
peuvent nous servir et nous dire ce que nous faisons. C’est là une façon de
faire arrêt, ou de tenter de le faire, dans un mouvement qui ne cesse de nous
emporter et de nous faire insuffisant. L’éducation, la bonne éducation, les
bons résultats sont ce qui manquerait toujours. Peut-être et nous songeons
alors à nous réformer, à nous former mieux, nous pensons que nos enfants
feront mieux et que l’éducation doit être un progrès vers le mieux. Pourtant,
ne sommes-nous pas «  éduqués  »  ? Et pourquoi souhaiterions-nous autre
chose  ? Si cela fait honneur à notre ambition, à quoi nous refusons-nous
sinon à notre être même ainsi qu’à notre vie ?
C’est donc cela que j’ai voulu faire ici tout d’abord, mais ce n’est pas
tout.
 
 
Dans plusieurs de ses derniers ouvrages, reprenant un héritage romain et
plus particulièrement stoïcien, Michel Foucault insista longuement sur le
sens pratique que devait avoir pour ces philosophes l’exercice
philosophique 4. Par les carnets de notes, ou par la correspondance, par le
souci de noter régulièrement ce qui importait pour la pratique, autant que
par la capacité à dire franchement à d’autres ce qui compte pour nous, on
parvient non seulement à une meilleure connaissance des principes, mais
aussi à mieux se les incorporer. Ces exercices n’avaient d’autres fins que de
vraiment faire sien un certain nombre de principes de vie et d’action. C’est
bien ce que j’ai voulu faire ici.
Devenir attentif à la pédagogie, c’est devenir attentif à ce qu’elle n’est
pas ou à sa différence propre : elle n’est qu’à se distinguer, de la didactique
et du discours moral. Par là on ouvre la possibilité d’une certaine
subjectivité : le rapport et le jeu des représentations.
Devenir attentif à l’essai et à sa possibilité même, ce n’est pas ne rien
faire, ce n’est pas non plus viser la maîtrise et la compétence, comme si
l’essai ne pouvait être que dans le contraste autant aux premières tentatives
qu’au souci de maîtrise. Par là encore on cherche à faire une subjectivité
essayeuse, et donner droit à une certaine puissance d’initiative.
Être attentif à l’enfance, c’est être attentif à son mouvement propre, à sa
«  franche allure  » autant qu’à ses hésitations, à son «  droit de tout
demander  », à sa «  confiance en elle-même  », et savoir que ces allures
singulières ne sont nullement données, nullement faciles à obtenir, qu’elles
se relient enfin au singulier comme système métastable d’inclinations, au
fond de désirs.
Être attentif à la différence famille, travail, école, c’est être attentif aux
différences relationnelles que ces lieux expriment et s’évertuer à ne pas les
confondre.
 
Ainsi, et en général, «  être attentif à  », c’est toujours savoir que nous
pouvons confondre et que nous risquons toujours d’empiéter d’un ordre à
un autre. Et c’est aussi savoir, lorsque nous décidons d’empiéter localement
ailleurs, de transgresser, ce que nous faisons exactement en le faisant. Avoir
un principe en ce sens, ce n’est pas s’assurer d’une réalité par avance, c’est
plutôt accroître sa vigilance et savoir que l’on pourra rectifier. La pratique
est toujours menacée et l’on peut rater ce que nous visions. L’important est
de pouvoir se reprendre, et donc de comprendre où se trouvent les lignes. Et
telle est à mon sens la réflexion pratique : regard aiguisé ou attentif de celui
ou celle qui sait qu’il ou elle peut bifurquer, et qui se constitue, par cette
attention même, une certaine intériorité.
Les analyses menées plus haut n’ont pas d’autre but que celui-ci : avoir
cherché à rendre attentif à des principes ainsi compris et donc à la pratique.
Elles ne sont nullement faites au nom de l’homme et de ses fins propres.
Elles sont plutôt faites au nom et en fonction d’une certaine réalité
relationnelle et institutionnelle dans laquelle nous nous situons, qu’il
importe de « faire être », de reconnaître et qui demeure toujours incertaine.
 
Quant aux fins qui sont les nôtres, elles sont suffisamment dites par la
mention des problèmes devant lesquels nous nous trouvons  : l’écologie,
l’économie et les inégalités, la violence de la tyrannie. Il n’y aurait aucun
problème à incorporer le souci d’une première approche de ces questions
dans la relation d’enseignement, au titre de certains contenus qu’il faudrait
commencer à instruire. Ces relations, dans la mesure où elles dessinent les
relations éducatives et formatives sont primaires. Sur leur sol pourrait bien
se développer l’instruction de ces problèmes. L’enjeu n’y serait pas plus la
formation de l’homme que le déploiement d’un certain état des savoirs
touchant ces questions.
Cependant, dessiner, comme j’ai voulu le faire, ces relations qui ont
nom pédagogie, essai, franche allure, différence « famille, école, travail »,
c’est bien analyser quelque chose que l’on peut nommer une écologie des
relations, c’est-à-dire le lien fragile entre d’une part des lieux et des temps
circonstanciés, et d’autre part, quelque chose comme les économies
psychiques qui leur sont liées. Dessiner des lieux et des temps, c’est aussi
dessiner des possibilités de l’esprit, et c’est bien dans cette direction que je
me suis orienté. Nous sommes tels que les relations dans lesquelles nous
avons été engagés nous ont faits, et nous serons aussi tels que d’autres
modalités relationnelles pourraient nous faire.
Pris ainsi, comme articulation du corporel et du psychique, la notion
d’écologie, sensible à des lieux autant qu’à des temps concrets, en tant que
ceux-ci nous font, ne renvoie pas seulement à un ensemble de questions et
problèmes qui font notre présent, mais aussi bien à ce que nous sommes
nous-mêmes ou pouvons être.

1.  Montaigne, Michel de, op.cit., p. 116.


2.  On la trouve également chez Diderot, sous le nom d’éclectisme, et sans doute un éclectisme
bien différent de ce qui fut pensé sous ce terme au XIXe  siècle, particulièrement chez Victor
Cousin. Chez des auteurs plus récents, on la retrouve, par certains aspects, dans les œuvres
tardives de Michel Foucault, ainsi que chez Gilles Deleuze et Michel Serres, où elle est même
théorisée.
3.  Arendt, Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 254 et sv.
4.  En particulier dans «  L’écriture de soi  », Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. «  Quarto  »,
tome  2, p.  1234-1249. Je me permets de renvoyer à mon étude de ce texte  : «  Foucault
éducateur : un art de l’écriture et un modèle d’autoformation », Le Télémaque, no 47, 2015.
Bibliographie des ouvrages cités

Alain, Propos sur l’éducation, Pédagogie enfantine, Paris, PUF, 1986.


Arendt, Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,
1972.
Boltanski, Luc, Chiapello, Ève, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard, 1999.
Bourdieu, Pierre, Passeron, Jean-Claude, Les Héritiers, Paris, Minuit,
1964.
Bourdieu, Pierre, La distinction, Paris, Minuit, 1979.
Bourdieu, Pierre, Manet, Paris, Minuit, 2007.
Bruner, Jérôme, Savoir dire et savoir-faire, Paris, PUF, 1990.
Brousseau, Guy, «  Le cas Gaël  », Les cahiers du laboratoire Leibniz,
2002.
Brousseau, Guy, «  Fondements et méthodes de la didactique des
maths », Recherches en didactique des maths, 1986.
Clot, Yves, Le travail sans l’homme, Paris, La Découverte, 1995.
Deleuze, Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
Deleuze, Gilles, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1995.
Descartes, René, Regulae a directionem ingenii, édition Henri Gouhier,
Paris, Vrin, 1965.
Dewey, John, L’école et l’enfant, Delachaux et Niestlé, 1970.
Dewey, John, Éducation et démocratie, Paris, Armand Colin, 2011.
Ehrenberg, Alain, La société du malaise, Paris, Odile Jacob. 2010.
Emerson, R. Waldo, La confiance en soi, et autres essais, Paris, Payot,
Rivages, 2018.
Fabre, Michel, Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin,
2008.
Foucault, Michel, «  L’écriture de soi  », dans Dits et Écrits, tome  2,
Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
Foucault, Michel, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-EHESS,
2005.
Hegel, G.W.F., Principes de la philosophie du Droit, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1989.
Hegel, G.W.F., Textes pédagogiques, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin,
1990.
Houssaye, Jean (dir.), La pédagogie  : Une encyclopédie pour
aujourd’hui, Paris, ESF, 1994.
Jacquet, Chantal, Les transclasses, Paris, PUF, 2014.
Johsua, Samuel, L’école entre crise et refondation, Paris, La Dispute,
1999.
Kambouchner, Denis, « La culture », dans Kambouchner, Denis (dir.),
Notions de philosophie, Paris, Gallimard, 1995, col. «  Folio
Essais », tome 3.
Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1966.
Lacan, Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction
du Je », in Écrits, 1. Paris, Seuil, 1966.
Lahire, Bernard, Tableaux de famille. Heurs et malheurs scolaires en
milieux populaires, Paris, Hautes Études-Seuil. 1993.
Lahire, Bernard, L’homme pluriel, Paris, Grasset, 2008.
Lyotard, Jean-François, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
Montaigne, Michel de, Les Essais, Paris, Arléa, 1992
Nietzsche, Frédéric, Le gai savoir, Paris, Gallimard, Œuvres complètes,
t. V, 1967.
Nietzsche, Frédéric, Par-delà bien et mal, Paris Gallimard, Œuvres
complètes, t. VII, 1971.
Platon, Le sophiste, Paris, Garnier-Flammarion, 2006.
Rancière, Jacques, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation
intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
Rawls, John, Théorie de la justice, Paris, Fayard, 1974.
Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. «  L’ordre
philosophique », 1990.
Sennet, Richard, Ce que sait la main, Paris, Albin Michel, 2010.
Serres, Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques,
Paris, PUF, 1968.
Serres, Michel, Hermes 2, Paris, Minuit, 1975.
Schön, Donald, Le praticien réflexif, Montréal, Éditions logiques, 1993.
Valéry, Paul, «  Éducation  », dans Cahiers, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1974.
Viau, Roland, La motivation en contexte scolaire, Paris, De Boeck,
2009.
Vincent, Hubert, Le peuple enfant et l’école  : pourquoi pas Alain  ?,
Paris, L’Harmattan, 2012.
Vincent, Hubert, « Habitudes et/ou discipline », dans Firode, A, Goubet,
J.-F., Vincent, H. (dir.), Les disciplines de pensée, Arras, Artois
Presses universitaires, 2013.
Vincent, Hubert, « Foucault éducateur : un art de l’écriture et un modèle
d’autoformation », Le Télémaque, no 47, 2015.
Walzer, Michael, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de
l’égalité, Paris, Seuil, coll « La couleur des idées », 2013.
Remerciements

Cet ouvrage doit beaucoup à une résidence d’écrivain à Polenovo


(Russie) où je me suis rendu des mois de janvier à mars 2015. Je remercie
l’association Vassily Polenov et particulièrement sa directrice, pour son
accueil.
TABLE
Titre

Copyright

Introduction

Chapitre 1 - La pédagogie et ce qui lui ressemble

Préalables

La didactique

Naissance de la pédagogie

La réfutation ou maïeutique

Critique des réfutateurs : vide et vide

Comment lire ce texte ?

Chapitre 2 - L'essai plutôt que la compétence

La compétence comme maître mot

Première approche de l'essai : Montaigne

Premières analyses critiques

Alain, le souci du faire

Jérôme Bruner et le processus de tutelle

Critique de la compétence : la dimension imaginaire de la compétence

L'école, la formation et l'essai


Chapitre 3 - Individu, subjectivation et culture

La querelle du postmoderne

Le souci de l'individu chez Montaigne dans l'essai I, 26 : indétermination relative


et mouvement princier

Le rapport au monde

Postérité montaniste

Le sens des œuvres et de la culture

Chapitre 4 - Socialisation moderne et postmoderne

La socialisation comme jeu

Présentation du texte de Hegel et méthode : un exercice de pensée

Individu moderne et crise

La diversité institutionnelle

L'expérience de la famille.

L'expérience de l'école.

Le travail

Conclusion

Bibliographie des ouvrages cités

Remerciements

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