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1.1.
Introduction
L'étude du temps didactique a été engagée par Y. Chevallard dans son cours sur « La
transposition didactique », professé lors de la première École d’Été de didactique, en
juillet 19802. Nous en rappellerons ci-dessous les principales lignes, et nous lui
apporterons de nouveaux développements.
L’analyse du fonctionnement du système didactique met au premier plan l'importance
de la création, au sein de ce système, d'une temporalité propre que l'on a appelée le
temps didactique. Bien que cette temporalité s'articule de manière complexe avec le
temps des horloges, il importe de ne pas réduire l'une à l'autre ces deux temporalités.
Le temps didactique est en effet un temps endogène, produit par le système
didactique dans son fonctionnement. Le temps des horloges impose certes ses
contraintes à la production du temps didactique, mais nous verrons pourtant qu'il ne
lui est nullement substituable.
1.2.
Le
temps
didactique
dans
le
fonctionnement
du
système
didactique
Tout système produit son temps propre. Le fait que le fonctionnement didactique soit
créateur d'une temporalité particulière n'est en rien caractéristique du système
didactique. En effet toute catégorie spécifiée de phénomènes engendre une
1
Ce texte a été écrit pour un ouvrage collectif (Brousseau, Chevallard, Vergnaud, Artigue,
Balacheff, Douady, et moi-même) à paraître en principe chez Hermann. Mais l’éditeur a refusé le
projet et les auteurs qui avaient un texte original l’ont publié ailleurs. Seul ce texte est demeuré non
publié, d’abord parce qu’il ne contenait aucun élément d’observation expérimentale, ce qui allait à
l’encontre de la volonté de scientificité de la didactique naissante et de sa revue. En outre, il
reprenait certains éléments d’une intervention que j’avais faite à la Deuxième École d’Été de
didactique des mathématiques, en juillet 1982. Il aurait dû être cosigné par Yves Chevallard parce
qu’il s’inspirait à la fois de « La transposition didactique » encore non publiée, et de son ouvrage
« Pour la didactique », publié en 1982 par l’IREM d’Aix-Marseille mais mal reçu, pratiquement
jamais diffusé et aujourd’hui sans doute perdu : il n’est pas mentionné sur le site personnel de cet
auteur. Le cours sur « La transposition didactique », en voie de publication, semblait suffire aux
prétentions théoriques de la communauté des didacticiens : le développement qui est ici proposé
n’a donc pas trouvé sa place ; il a pourtant nourri l’ensemble de mes travaux expérimentaux et
théoriques, ainsi que ceux de nombre de mes élèves, durant plus de trente ans.
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On remarquera que le rapport du temps à la transposition pensé par Michel Verret est renversé
dans la théorie qui se constitue ici. Verret a montré dans le cas de la philosophie, que c’est le temps
de l’enseignement qui fonde le phénomène de transposition et rend problématique le temps des
études, nous analysons en didactique comment le temps de l’enseignement produit malgré tout un
apprentissage efficace, de génération en génération, et comment cette efficacité est limitée par la
transposition.
temporalité spécifique, qui donne sens aux évènements constitutifs de son histoire. Le
temps des horloges lui-même est le temps propre d'un système particulier, et
l'intention d'universalité du temps mécanique est un phénomène historique
relativement récent. L'imposition de cette temporalité particulière comme un
équivalent général - semblable à ce qu'est la monnaie dans les échanges de biens -
n'est véritablement réalisée que dans certaines aires culturelles du monde. Elle permet
d'établir des équivalences quantitatives (valeurs d'échange) sans dissoudre les
différences qualitatives (valeurs d'usage) c'est à dire, ici, les différentes temporalités
nées de différentes catégories de phénomènes.
Si l'on écarte la force d'évidence - construite - de ce temps conventionnel qu'est le
temps des horloges, on doit noter avec (Gonseth, 1978) « Qu'il n'existe pas de temps
logiquement ou existentiellement antérieur aux choses et aux événements dont on dit
qu'ils existent dans le temps. » ou encore avec (Merleau-Ponty, 1945, 2013) que
« Nous pouvons dire de la temporalité ce que nous avons dit de la spatialité.
L'existence ne peut avoir d'attribut extérieur ou contingent. .../… Analyser le temps
c'est accéder à travers le temps à la structure concrète de la subjectivité ».
Sans doute faut-il, tout en se référant au système considéré en ce qu'il y a de
spécifique dans son fonctionnement, ne pas négliger son insertion dans un espace
d'interaction sociale plus vaste. Cette position a toutefois le mérite d'épargner à
l'observateur l'objectivisme qui proviendrait du rabattement des temporalités
particulières et de leurs richesses sur l'axe unique d'un temps extérieur à la réalité
analysée. Un tel objectivisme serait alors incapable d'atteindre la vérité du sens
pratique des conduites des sujets et la signification des événements tels qu'ils sont
subjectivement appréhendés. Les considérations qui précédent ne caractérisent pas
encore le système didactique dans la spécificité de son fonctionnement mais la
question du temps y est centrale, c'est ce que nous allons montrer à présent. Alors que
le temps produit par le fonctionnement d'un système quelconque peut être une
caractéristique non déterminante, dans le cas du système didactique la production
d'un temps propre apparaît comme la condition et le cœur même du fonctionnement
didactique.
2.1.
L'obsolescence,
marque
du
fonctionnement
temporel
du
système
didactique
6. Du côté du savoir
6.1.
Le
didactification
du
savoir,
effet
de
la
pression
temporelle
La transposition didactique fournit à l'enseignant des objets de savoir organisés en un
texte qui permet la « mise en temps » d'une grande quantité d'objets à connaître, à
charge pour l'élève de se les approprier et de les organiser en un savoir mathématique.
Mais les contraintes du temps ne s'arrêtent pas à l'élève et au maître : les objets
d'enseignement y sont eux aussi soumis et le travail de transposition se poursuit - d'un
cours à l'autre, d'une année à l'autre - au sein même du système didactique : c'est la
didactification du savoir. En période de stabilité des contenus d'enseignement, une
tradition se constitue, elle marque les limites de la dérive possible et en définit les
directions privilégiées, mais en période de reforme les mouvements sont beaucoup
plus erratiques et violents.
Le principal effet de la didactification du savoir est sans doute épistémologique. La
première fiction propre au jeu didactique, Descartes l'a mise en œuvre au fondement
de son projet, comme nous l'avons remarqué plus haut : la vérité est sa propre norme
et le discours tenu ne s'autorise que de la raison, c'est-à-dire de personne. La
troisième des Règles pour la direction de l'esprit était on ne peut plus claire : « Pour
ce qui est des objets considérés, ce n'est pas ce que pense autrui ou ce que nous
conjecturons nous-mêmes qu'il faut rechercher, mais ce que nous pouvons voir par
intuition avec clarté et évidence, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude .../...
nous ne deviendrons pas philosophes pour avoir lu tous les raisonnements de Platon
et d'Aristote, sans pouvoir porter un jugement solide sur ce qui nous est proposé.
Ainsi, en effet, nous semblerions avoir appris non des sciences, mais des histoires. »
De même le professeur semble faire, et dire : « Vous pouvez me croire parce que ce
n'est pas moi qui parle, c'est la vérité qui se construit, elle procède avec méthode, du
simple vers le complexe et elle ne laisse rien dans l'ombre. » Telle est la fiction dont
s'autorise le discours enseignant : le temps du savoir est linéaire, progressif,
segmentaire, chaque difficulté peut être divisée en autant de parcelles qu'il serait
requis pour mieux la résoudre. Les acquis semblent alors définitifs, aucun futur ne
saurait les remettre en cause. Cette représentation de la nature du savoir permet, nous
l'avons vu, de faire jouer la dialectique de l'ancien et du nouveau, mais elle implique
en retour que tout savoir nouveau doive se dire dans les termes du savoir ancien, soit,
qu'il était en quelque sorte inscrit dans l'état précédent et qu'il aura suffi de l'en
dégager.
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Une métaphore peut aider les passionnés du Tour de France à mieux saisir ces phénomènes : il
suffit d’imaginer que la description ci-dessus décrit les positions des coureurs du peloton et les
conditions de leur maintien en course. L’expression « être dans la course ». est pertinente, comme
l’expression « suivre des études ». Et le sens dépend du capital personnel des sujets : un favori
abandonne s’il se retrouve loin des dix premiers coureurs donc, anonyme dans le peloton.
A qui disposerait des prémisses justes il suffirait ainsi d'accoucher l'histoire. Le
moyen en est le temps et il suffit de se soumettre à sa loi, le sens quant à lui viendra à
la fin des temps : dans cette attente on l'aura deviné, seule la foi sauve7, car
l'exactitude des prémisses ne peut se discuter. Cette position sur la nature du savoir -
impliquée par le fonctionnement du système didactique - instaure la séparation
radicale des mathématiques, vues comme le « savoir abstrait », d'avec le « concret »
qui ne saurait être l'enjeu d'un travail de connaissance solide. A l'inverse des
conséquences qu'en donnait Descartes - qui proposait ses « Règles pour la direction
de l'esprit » au travail de production de savoirs scientifiques nouveaux - une telle
position associe l'idéalisme du texte mathématique à l'empirisme scientifique le plus
vulgaire, car elle coupe le savoir construit de toute relation structurée à la réalité
matérielle. En outre, la constitution du sens d'un savoir scientifique par l'interaction
avec les questions auxquelles il permet de répondre semble une impossibilité dans un
tel cadre8. L’un des effets de cela est ce que nous avons appelé l’algorithmisation.
6.2.
L'algorithmisation
des
procédures
La réalité des apprentissages, lorsqu'elle est mise en évidence, montre la distorsion
d'avec la norme temporelle qui indique ce qu'en principe un élève devrait savoir
mettre en œuvre. Le système didactique doit s'arranger avec ces faits qui viennent
dénier la temporalité officielle. L'algorithmisation des apprentissages est un des
moyens à sa disposition pour assurer la transaction : l'élève va suivre un algorithme
de calcul ou de comportement et cela va dans un premier temps suffire à assurer et
rassurer chacun : l'interrogation écrite - contrôle final - est rendu possible car elle sera
réussie ; enfin la topogenèse reste nettement dessinée puisque l'enseignant est libre de
l'asservissement à la procédure algorithmisée. Les effets s’en font sentir actuellement
en France, jusque dans l'enseignement de la géométrie, et notamment en Quatrième
lors de l'introduction de la démonstration. De nombreux textes annoncent le succès
d'un procédé pour cet enseignement, qui exposent de fait la possibilité
d'algorithmiser, sous certaines conditions, l'activité démonstrative#. Un algorithme de
calcul remplace alors l'apprentissage par acculturation de la géométrie classique. Le
succès de cette transformation de l'activité se maintiendra tant que - l'algorithmisation
ne l'ayant pas totalement emporté - la topogenèse pourra continuer à trouver à se faire
reconnaître. Mais la différentiation des places doit être manifestée jusque dans le
régime didactique du savoir, elle doit pouvoir se jouer dans le travail fait en classe
jour après jour : une algorithmisation totale ne permettrait plus de la fonder car
l'enseignant ne pourrait plus montrer qu'il sait autrement. L'algorithmisation réussie
annulerait la possibilité de créer la topogenèse, elle augmenterait sans doute la
convivialité de la classe de mathématiques en réduisant la distance de l'enseignant à
l'enseigné, mais d'autres lieux devraient être donnés pour le jeu du partage
topogénétique. Faute de cela, l'objet serait dénoncé comme obsolète, trop facile ou
sans intérêt ; il ne pourrait plus devenir l'enjeu légitime d'un projet d'enseignement
7
Cette question sera travaillée dans (Chevallard et Mercier, 1988)
8
En un mot, je dirais aujourd’hui que le vrai ainsi exposé n’est pas le savoir, qui est un pouvoir
d’agir et de juger.
aux yeux des enseignants, et devrait être renouvelé.
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