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Isabelle Stengers

Sciences et pouvoirs

La démocratie face à la technoscience

2002
Présentation
«  Il est prouvé que…  », «  du point de vue scientifique…  »,
« objectivement, les faits montrent que » Combien de fois de telles
expressions ne scandent-elles pas le discours de ceux qui nous
gouvernent  ? Car depuis que nos sociétés se veulent
démocratiques, le
seul argument d’autorité quant à ce qui est
possible et ce qui ne l’est
pas provient de la science.
C’est cette fausse évidence, cette étrange identification des
pouvoirs et des sciences qu’Isabelle Stengers
conteste ici de
manière radicale. Elle s’intéresse à l’image que la
science donne
d’elle-même  : celle d’un savoir neutre et «  objectif  »,
chargé de
dissiper les préjugés en dévoilant la vérité. En analysant la
manière
dont les sciences et les pouvoirs répondent à certaines questions

qu’est ce qu’une drogue  ? Qu’est-ce qu’un microbe  ? Comment
guérit-on
–, elle montre que cette image correspond plus à une
légende dorée qu’à
la réalité de la science « telle qu’elle se fait ». Et
que loin de
s’opposer, science et démocratie sont liées de manière
cruciale.
Car la rationalité s’est toujours construite en contestant les
rapports
d’autorité et les modes de légitimation dominants. Pour
Isabelle
Stengers, l’impuissance actuelle des citoyens face aux
mutations imposées
par le formidable pouvoir de la technoscience
n’est pas une fatalité :
une autre vision de la science – à laquelle ce
livre entend contribuer --
peut permettre de concilier rationalité et
démocratie.

Pour
en savoir plus…
L'auteur
Isabelle
Stengers, docteur en philosophie, enseigne à
l’Université libre
de Bruxelles. Elle est l’auteure de nombreux livres
sur l’histoire et
la philosophie des sciences, dont, notamment, à La
Découverte,
L’Invention des sciences modernes (1993), Sciences
et
pouvoir (1997, 2002), Au temps des
catastrophes. Résister à la
barbarie qui vient (Les Empêcheurs
de penser en rond, 2008), Une
autre sciences est
possible  ! (2013). Elle a reçu le grand prix de
philosophie de
l’Académie française en 1993.
La presse
«  Stengers dénonce notamment la façon dont le discours
scientifique
est constamment récupéré pour exclure les
incompétents du débat ou pour
clore simplement celui-ci. »

LE DEVOIR

« Le mot science ayant désormais des effets de pouvoir, Isabelle


Stengers a bien raison de se demander si, dans cette affaire, la
science n’aurait pas perdu un peu de son essence critique. »

LA RECHERCHE

«  Il y a des bouquins qu’on aimerait mettre entre les mains de


tous
les étudiants ou simples électeurs souhaitant dépasser l’état
d’ectoplasmes consommateurs de clichés… Première leçon de
Sciences et
pouvoirs, opuscule de la philosophe Isabelle Stengers
qui sort en poche
après sa première édition il y a cinq ans  : le
discours scientifique
sert d’argument d’autorité aux valets du
pouvoir. Deuxième leçon  : la
véritable démarche scientifique, fort
rare, faite d’interrogations et
d’inventions, se nourrit de la
contradiction non seulement des autres
chercheurs mais des
citoyens. Troisième leçon  : la démocratie tient
d’abord en notre
capacité d’organisation et de résistance aux
impostures que ces
pontes, experts ou hommes politiques, nous imposent
au nom de la
Science. »

NOVA MAGAZINE
Collection
La Découverte Poche / Essais n° 135
Ce livre a été précédemment publié, en 1997, dans la collection
« Sciences et société » aux Éditions La Découverte.
© Éditions Labor, Bruxelles, 1997.
© Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1997, 2002.
EAN numérique : 9782707172570
ISBN papier : 9782707138576

Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre national du livre.

Ce livre numérique a été converti initialement au


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Préambule
«  Il est prouvé que…  », «  du point de vue scientifique  »,
«  objectivement  », «  les faits montrent que…  », «  en réalité…  »…
Que de fois de telles expressions ne scandent-elles pas le discours
de ceux qui, à quelque niveau que ce soit, nous gouvernent  ? Et
chaque fois, il s’agit d’appeler ceux à qui l’on s’adresse à se
soumettre, à accepter la différence entre ce qu’ils veulent ou
désirent, et ce qui est possible. Et d’où vient le verdict quant à ce
qui est possible  ? Depuis que nos sociétés se veulent
démocratiques, depuis qu’elles ne reconnaissent plus
(officiellement) d’autorité supérieure à la volonté des populations, le
seul argument d’autorité quant à ce qui est possible et ce qui ne
l’est pas provient toujours, d’une manière ou d’une autre, de la
science.
Mais entendons-nous bien, la science n’est pas censée s’opposer
à la démocratie. Elle se borne à dire « ce qui, que nous le voulions
ou non, est ». C’est à la volonté du peuple qu’il revient de décider,
en fonction de «  ce qui est  », ce qui «  doit être  ». Il faut que le
peuple écoute les experts, accepte d’être réaliste, c’est-à-dire
adulte et rationnel, puis décide en conscience. Et c’est la tâche des
hommes politiques d’expliquer, de faire comprendre, de faire
accepter ce qui ne peut être modifié, avant de proposer les options
quant à ce qui reste à décider.
Elle a bon dos, la science, qui est capable de statuer sur tant de
choses. Et elle a également bon nombre de vaillants représentants,
d’experts qui nous affirment par exemple que «  oui, oui, vous
pouvez bien rêver d’échapper aux dures lois du marché
économique, c’est à peu près comme si vous rêviez de vous élever
tout seul dans les airs, sans moteur, en contradiction directe avec
les lois de la gravitation ». On ne vote pas pour ou contre les lois de
la gravitation, n’est-ce pas ? De même, on n’a pas à voter pour ou
contre les « lois » économiques. Il faut s’y soumettre, prévoir leurs
effets, et gérer leurs conséquences. Une gestion plus « humaine » ?
Vous voterez pour untel. Une gestion qui «  fait confiance à la
dynamique économique pour améliorer le bien commun » ? Alors ce
sera plutôt pour untel.
Et si cette répartition entre sciences et décision politique était une
vaste, et redoutable, fumisterie ? Et si l’on pouvait dire, au contraire,
que la fiabilité et l’intérêt des savoirs qu’une société est susceptible
de produire traduisent la qualité de son fonctionnement
démocratique  ? En ce cas, tous les arguments qui invoquent la
science seraient des arguments de pouvoir, nuisibles tout aussi
bien aux sciences qu’aux exigences d’une démocratie qui ne se
réduirait pas à une version sophistiquée du vieil art de conduire un
troupeau. C’est ce qu’il va s’agir d’explorer.
Cette exploration se fera davantage de manière labyrinthique
qu’en ligne droite. Il s’agit en effet non pas de suivre un argument
mais de composer un paysage d’arguments capables de connecter
ces thèmes en eux-mêmes multiples : sciences et pouvoirs. Car les
pluriels sont importants. C’est pourquoi chacune des sections
composant les chapitres qui suivent est connectée à d’autres
sections, où sont développés plus directement des problèmes
auxquels elle se borne à faire allusion. Un peu comme une section
qui traiterait d’une vallée  : elle devrait faire allusion à la montagne
qui surplombe cette vallée, mais serait connectée à la section
consacrée à la montagne. Pour orienter le lecteur, comme dans un
guide de voyage, là où je fais allusion à un thème sans le traiter,
j’indique la section qui le développe plus spécifiquement.
1
Au nom de la science
Qu’est-ce que cela peut bien être, la science ?

Comment se fait-il que la science puisse savoir tant de choses ?


D’où lui vient sa prodigieuse capacité à dire « ce qui est », alors que
nous autres, non-scientifiques, sommes apparemment prisonniers
de nos préjugés, de nos désirs, de nos illusions  ? Alors que nous
devons sans cesse être ramenés à la raison. Alors que, lorsque
nous nous opposons à une mesure, ou à une décision, ceux qui
nous représentent n’ont qu’un mot  : nous avons manqué de
pédagogie, nous avons mal «  communiqué  » - sous-entendu…
«  les inexorables et incontestables raisons qui font que cette
mesure ou cette décision ne devrait pas, en fait, être discutée, et
encore moins combattue ».
La science, dit-on, est précisément ce qui permet aux humains de
se libérer des préjugés, des désirs, des illusions qui les empêchent
de voir « ce qui est ». Elle a pour règle la neutralité et l’objectivité.
Ce sont bien sûr des vertus assez froides, et l’on comprendra que
les humains aient besoin d’un «  supplément d’âme  », que leur
apporteront les relations privées, la convivialité, les jeux, la
télévision, les arts, le football… Mais ce sont des vertus
indispensables car elles seules permettent un accord qui échappe
aux rapports de force et de passion. Qu’est-ce que la Terre  ? Est-
elle sur le dos d’une tortue ou au centre du cosmos  ? Flotte-t-elle
sur un océan chaotique ou est-elle prisonnière d’une voûte
cristalline  ? Non  ! Nous savons tous qu’elle est une planète,
tournant sur elle-même et autour d’une étoile, qui à son tour fait
partie de…
Nous le savons tous, le doute est impossible, et il l’est parce que
la science est entrée en scène. Elle a pu faire régner la concorde
parce que la discorde provient des préjugés, des désirs, des
illusions qui opposent les humains et les groupes, qui les
empêchent de « voir » la réalité telle qu’elle est. La science est ce
qui peut et doit mettre les humains d’accord, au-delà de leurs
querelles politiques et culturelles, parce qu’elle donne accès à une
réalité qui est indépendante de ces querelles. Et la preuve qu’elle a
effectivement accès à cette réalité est le fait que les scientifiques
sont capables de se mettre d’accord entre eux, de dépasser leurs
divergences, de reconnaître ce que leur impose la réalité qu’ils
interrogent.
Arrêtons là. Le lecteur aura compris qu’il s’agit d’une caricature,
celle d’une conception des pratiques scientifiques à laquelle il s’agit
d’échapper. Mais ce n’est pas tout à fait une caricature comme une
autre, car celui qui contemple une caricature sait usuellement quelle
liberté a été prise par l’artiste vis-à-vis de son sujet, quels traits ont
été démesurément accentués, quelles déformations ont été
inventées. Or, dans notre cas, l’effet caricatural provient moins
d’une accentuation ou d’une déformation que de l’absence de toute
précaution oratoire et de l’ouverte platitude des idées énoncées.
Mais ces idées, en tant que telles, il est possible de les retrouver
dans les dissertations les plus savantes comme aussi dans le
discours des experts, voire encore, plus tristement, dans les
exposés des enseignants.
Et de fait, au moment où il s’agit de contester la caricature, je me
trouve en situation dangereuse. Car j’entends déjà les objections. Si
les sciences ne sont pas plus objectives que n’importe quelle autre
entreprise humaine, faut-il penser que la loi de la gravitation
universelle est une simple « croyance », produite à un moment de
l’histoire, et qui passera comme n’importe quelle autre  ? Si les
scientifiques sont capables de s’entendre sans avoir accès à une
réalité susceptible de les mettre d’accord, faut-il penser que ce sont
des tricheurs, passant entre eux leurs petits accords avant de nous
imposer leur autorité illégitime ? La Terre n’est-elle pas « vraiment »
une planète  ? Et les biologistes, héritiers de Pasteur, n’ont-ils pas
sauvé d’innombrables vies humaines parce qu’ils ont su découvrir
la réalité des microbes ? Et la bombe de Hiroshima, ne témoigne-t-
elle pas de ce que les physiciens ont «  vraiment  » découvert les
atomes et leurs noyaux ?
Bien sûr, j’aurais bien moins de difficultés si je prenais une
position de repli. Je pourrais dire par exemple qu’il y a de « vraies »
sciences, la physique, la chimie, la biologie, etc., et qu’il y a de
« fausses » sciences, notamment l’économie. En fait, c’est bien ce
que je pense (p. 75). Dans la mesure où elles sont assimilées de
quelque manière que ce soit avec ce que les physiciens appellent
des « lois », les prétendues « lois du marché » constituent l’une des
plus infâmes impostures intellectuelles de notre époque. Et les
économistes « sérieux » sont les premiers à le savoir. Mais le moins
que l’on puisse dire est que ces économistes sérieux ne luttent pas
avec beaucoup d’énergie pour empêcher ceux qui parlent en leur
nom de revendiquer une autorité parfaitement indue. Peut-être est-
ce parce que plus un économiste est sérieux, moins il sait ce que sa
discipline peut bien avoir à proposer d’intéressant et de pertinent à
la société.
Cependant, cette position de repli ne convient pas parce qu’elle
laisse intacte la mise en scène qui oppose les sciences (les
« vraies » sciences, cette fois) et la « société ». Et j’ajouterai qu’elle
ne me convient pas, en tant que philosophe, car, bien sûr, la
philosophie n’est pas une science, elle n’a ni «  faits  », ni
« preuves » ; et les arguments que construisent les philosophes ont
pour vocation d’obliger à penser, pas de démontrer. Comment
accepter une mise en scène qui oppose, d’un côté, les «  vraies
sciences », de l’autre tout le reste, confondu dans le même mépris
plus ou moins affiché ?
Car le lecteur a-t-il remarqué que, pour décrire ce qui n’est pas la
science, je n’ai utilisé que des contrastes négatifs ? Préjugés, désirs
et illusions, tous ces termes que j’ai opposés à l’objectivité et à la
neutralité désignent un humain qui ne pense pas, ou très peu. Au
mieux, ils sont la nourriture d’états d’âme plus ou moins personnels.
Au pire, ils sont ce qui empêche les humains de s’entendre, ce qui
les divise. Ils font écran et n’apportent rien de positif en matière de
connaissance. Comment, si l’on accepte une telle description, peut-
on penser en termes de démocratie  ? Comment ne pas, dans ces
conditions, rêver honteusement à une évolution où les problèmes
«  vraiment sérieux  » seraient de plus en plus matière à savoir
« objectif » alors que « les goûts et les couleurs » feraient l’objet de
discussions démocratiques ?
Et le lecteur a-t-il aussi bien remarqué que, pour décrire les
pratiques scientifiques elles-mêmes, j’ai prêté à la «  réalité  » le
pouvoir de mettre les humains d’accord si, bien sûr, ils réussissent à
dépasser leurs préjugés  ? Comment, dans ces conditions,
comprendre les controverses qui font l’actualité de la science  ?
Faut-il penser que, si des scientifiques ne sont pas d’accord, l’un
triche ou est victime de ses préjugés ? Et comment comprendre la
différence entre les sciences «  fécondes  », celles qui nous ont
donné la Terre-planète, les microbes et les atomes, et les autres  ?
Faut-il penser que les économistes, par exemple, sont encore
prisonniers de leurs préjugés ? Ou alors, à quel stade la « réalité »
perd-elle le pouvoir de mettre d’accord ceux qui l’interrogent de
manière objective ?
Bref, la manière dont les pratiques scientifiques tendent à se
présenter aujourd’hui, comme relevant de la science, pose
problème. Elle pose un problème politique, car la science se définit
par contraste avec l’opinion, qu’elle caractérise pour ce faire de
manière péjorative comme non fiable, influençable, arbitraire.
Irrationnelle pour tout dire. Et donc indigne de constituer une
instance de discussion et de décision légitime. Et elle pose un
problème par rapport à cela même qu’il s’agit de présenter - les
pratiques scientifiques -, car elle rend incompréhensible ce qui
passionne les scientifiques eux-mêmes  : les questions non
tranchées, l’invention de nouvelles pistes, de nouveaux risques, de
nouveaux arguments. Elle fait des sciences des disciplines froides,
éloignées de toute passion, alors que quiconque connaît un
chercheur sait très bien que rien n’est moins «  neutre  » que son
attitude envers les questions sur lesquelles il ou elle travaille.
Et donc, il faut changer de mise en scène. Il faut abandonner le
projet qui consiste à définir les pratiques scientifiques à partir de
quelque chose que personne ne connaît, la science, mais dont nous
savons ce à quoi elle sert  : à dire aux non-scientifiques que leurs
savoirs sont pleins de préjugés, d’illusions et de passions qui les
empêchent d’accéder à une réalité qui les mettrait d’accord.

À la recherche d’un critère

Peut-être ai-je été trop vite. Depuis des décennies, les


philosophes des sciences ont cherché à définir un «  critère de
démarcation » permettant de décider si une démarche est, ou non,
scientifique. N’y aurait-il pas là une piste à suivre, une définition de
la science qui nous dise ce qu’elle est, ce qui fait sa force, sans
utiliser un contraste méprisant avec la «  non-science  »  ?
Malheureusement, il faut reconnaître qu’aucun des critères
proposés (principalement par les philosophes anglo-américains) ne
fonctionne correctement. Ou bien le critère est beaucoup trop large,
ou bien il est au contraire beaucoup trop restrictif.
On dira que le critère est trop large lorsqu’il mène à inclure dans
les sciences ce que la plupart des philosophes regardent comme
des «  pseudo-sciences  »  : la parapsychologie ou la voyance, par
exemple. Cela peut révolter ceux qui considèrent qu’il s’agit de
champs sérieux, mais il ne faut pas oublier qu’un critère est un
instrument fabriqué pour distinguer, pas un jugement tombé du ciel.
Lorsque l’instrument ne fait pas ce que son fabricant espérait - ici
lorsque le philosophe est amené à conclure que, si les sciences
sont définies comme tirant des conclusions à partir des faits qu’elles
observent, il aura beaucoup de mal à exclure ce qu’il considère
comme «  pseudo-science  » - l’instrument est rejeté. En
l’occurrence, le philosophe veut pouvoir dire que les «  faits  »
proposés par les parapsychologues, que seuls semblent pouvoir
expliquer des facteurs « paranormaux », tout comme les prédictions
réussies par les voyants, ne prouvent rien. Indépendamment de ce
que l’on peut penser des champs ainsi disqualifiés, il y a en effet un
problème : il faut lire Le Pendule de Foucault de Umberto Eco pour
voir jusqu’où on peut aller avec des « faits » qui semblent prouvés.
À partir d’un texte mystérieux, apparemment codé, datant du Moyen
Âge, les chercheurs de Eco accumulent les « faits » qui démontrent
À
l’existence d’une secte mystérieuse et très puissante. À la fin de
l’histoire, ils ont compris que le texte n’était (sans doute) qu’une liste
de courses à faire, mais d’autres l’ont prise au sérieux, et la secte,
désormais, existe…
C’est pour restreindre le champ de ce qui sera reconnu comme
science (il voulait d’abord exclure non la parapsychologie ou la
voyance, mais le marxisme et la psychanalyse) que le philosophe
Karl Popper a prétendu qu’un vrai scientifique ne devrait pas utiliser
les faits pour confirmer ses hypothèses, mais bien pour les réfuter.
En effet, quel que soit le nombre de cas « positifs » confirmant un
énoncé scientifique, jamais il ne pourra garantir qu’un cas négatif ne
se présentera pas. Le scientifique doit au contraire essayer de
mettre son hypothèse en danger, chercher dans quelles situations
elle indique très précisément ce qui devrait arriver et confronter les
prédictions avec ce qui arrive. S’il accepte le verdict de l’expérience,
il aura «  appris  »  : soit son hypothèse aura résisté, mais elle n’en
sera pas prouvée pour autant, soit son «  erreur  » le mènera à de
nouvelles questions, le confrontera à un nouveau problème. Et le
scientifique apprendra donc d’autant plus qu’il créera des situations
nouvelles faisant courir des risques nouveaux à sa théorie. Popper
fait ainsi des scientifiques des «  héros  » qui, loin de défendre la
théorie qui leur tient à cœur, l’exposent systématiquement à tous
les dangers. Les astrologues et les voyants peuvent être exclus.
Malheureusement, il n’y a pas qu’eux  : le critère de Popper n’est
pas trop large mais, cette fois, bien trop restrictif.
En effet, il y a beaucoup de cas, dans l’histoire de la physique et
de la chimie, par exemple, où des scientifiques ont conservé leur
hypothèse ou leur théorie, alors qu’ils n’avaient même pas besoin
de chercher très loin une situation inédite où une contradiction
pouvait apparaître entre une prédiction de leur théorie et un fait. Ils
connaissaient certains «  faits  » qui la contredisaient. Ils ont fait
confiance à la possibilité que, dans l’avenir, on puisse comprendre
ces faits autrement et supprimer la contradiction. Et très souvent, ils
ont eu raison. Imre Lakatos, un élève de Popper, a même écrit que
toute théorie innovante naît « réfutée » par de multiples faits. Il faut
donc la « nourrir » comme un bébé nouveau-né, la protéger contre
un monde cruel. Si les scientifiques ne protégeaient pas leurs
jeunes théories, il n’y aurait jamais eu aucune théorie scientifique
capable de survivre le temps de permettre de mesurer sa fécondité.
Il n’y aurait donc pas d’histoire des sciences, seulement un
«  cimetière  » de propositions mortes avant d’avoir pu nous
apprendre quelque chose. Et donc un scientifique ne peut « obéir »
au critère de Popper, il doit prendre le risque de choisir entre la
réfutation qui «  compte  » et celle dont on peut dire «  cela devrait
pouvoir s’arranger par la suite », et aucun philosophe des sciences
n’a jamais pu proposer de critère pour définir le « bon choix ».
Mais le critère de Popper est également trop restrictif d’un autre
point de vue. Il exclut les sciences qui n’ont pas affaire à des
situations permettant une confrontation entre ce qu’elles pourraient
prédire et ce qui va arriver. Imaginons une théorie relevant des
sciences de la société, ou pire encore, imaginons un historien. Dans
le premier cas, les situations sont toujours tellement compliquées
que, si la prévision ne se réalise pas, il n’est pas possible de parler
de contradiction. Tant de facteurs interviennent que personne ne
peut raisonnablement exiger du spécialiste qu’il abandonne sa
théorie. Quant à l’historien, il ne peut tout simplement rien prédire
puisqu’il s’occupe du passé, et, qui plus est, d’événements qui sont
arrivés une fois et ne se reproduiront plus. En fait, la seule
«  histoire  » qui permette à la fois de reconstituer le passé et de
prédire l’avenir est celle que raconte le ciel, et que déchiffrent les
astronomes. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’astronomie soit un
des plus anciens savoirs humains. Mais, de manière générale, il y a
un type de lieu et un seul où théories et faits peuvent être
confrontés  : c’est le laboratoire. Car, dans le laboratoire, les
scientifiques ne se bornent pas à observer et à décrire. Leurs
théories leur apprennent comment créer des situations précises qui
devraient, si la théorie est correcte, donner des résultats déterminés
(p. 41). Et, dans ce cas, ils peuvent en arriver à la conclusion  :
«  Cela ne marche pas comme cela devrait. Que faire  ?  » Et nous
revenons au problème du choix  : accepter ou non le verdict des
faits ?
Donc, si nous écoutions Popper, nous devrions conclure qu’il n’y
a - même si nous laissons la question du choix entre parenthèses -
pas d’autres sciences que celles qui se produisent en laboratoire ou
celles qui, comme l’astronomie, ont affaire à des phénomènes
particulièrement simples et reproductibles. En ce cas, le critère de
démarcation est assez inutile  : il ne retient que ces sciences dont
personne ne doute.
Cependant, il y a quelque chose à retenir de Popper, ou plus
exactement de l’échec de Popper. Nous avons l’habitude d’associer
«  science  » et «  production de théorie  ». Mais quel est le rapport
entre une théorie issue d’un laboratoire, portant, par exemple, sur le
comportement d’un électron soumis à un champ
électromagnétique, une théorie produite en sciences sociales et
une théorie produite en histoire  ? Le fait que nous employions le
même mot alors que seule la «  théorie de l’électron  » pourrait,
éventuellement, être réfutée par les faits n’est-il pas curieux  ? De
même, lorsque nous utilisons le mot « obéir », qui n’est jamais loin
lorsque l’on parle de théorie (p. 81 et 100): disons-nous la même
chose lorsque nous affirmons que le comportement de l’électron
« obéit effectivement à la théorie », que les sociétés « obéissent à
certaines règles » ou que l’histoire humaine « obéit à une loi » ?

Contrastes

J’ai annoncé que je voulais changer de mise en scène, ne plus


me référer à la science. Mais nous venons de faire un pas en avant.
Si la science n’existe pas, c’est sans doute d’abord et avant tout
parce que nos pratiques scientifiques ont affaire à des types de
réalités qui posent des problèmes complètement différents les uns
des autres. Et c’est sans doute le plus grand danger de la science
que de nous faire oublier ces différences, de nous faire rêver - rêve
ou cauchemar - d’un avenir possible où l’on connaîtra le cerveau
d’un humain comme on connaît un électron, c’est-à-dire où l’on
saura à quoi « obéit » le comportement d’un humain comme on sait
à quoi obéit celui d’un électron. Où l’on pourra donc faire la
différence entre «  obéissance subjective  » - j’obéis à mes
habitudes, à ceux que j’accepte pour guides, voire à celui qui me
parle avec autorité ou sait me flatter - et la «  vraie obéissance  »,
objective, énoncée en termes d’interaction entre neurones ou
d’action hormonale. Où l’on aura des sociétés une connaissance
enfin «  objective  », permettant des définitions et des mesures
pertinentes, autorisant la prévision et l’évaluation des
conséquences des choix possibles dans une situation déterminée.
Si nous entrons dans un laboratoire, il n’est pas trop difficile d’être
«  objectif  » (p. 54). En tout cas, l’ensemble des appareils, des
dispositifs, des instruments qui se présentent ont été conçus - il
faudra comprendre comment - pour qu’à une mesure corresponde
une possibilité d’interprétation et une seule. Lorsque l’hésitation est
permise, les chercheurs sont au travail : toute leur intelligence, tous
leurs savoirs sont consacrés à l’imagination d’une situation nouvelle
qui devrait permettre d’expliciter la différence entre les
interprétations possibles, la produire en laboratoire et donc,
éventuellement, réussir à rendre décidable ce qui ne l’était pas.
Tous les instruments qui existent dans un laboratoire ont subi des
histoires de ce genre. Ils n’ont été considérés comme des
instruments que lorsque les chercheurs ont pu affirmer qu’ils étaient
«  fiables  », c’est-à-dire que l’ensemble des «  données
instrumentales  » produites pouvait bel et bien recevoir une
interprétation et une seule : on sait alors ce qu’on mesure.
Mais entrons dans un bureau où s’accumulent des statistiques
portant sur une société, et admettons, pour simplifier les choses,
que ces statistiques soient fiables. Le problème commence. Que
veulent-elles dire, comment les interpréter  ? Le chômage est en
hausse. Qu’est-ce que cela signifie  ? Pour ceux qui n’ont pas
d’emploi, quelque chose de très concret  : désarroi, sentiment
d’avoir un avenir bouché, découragement ou révolte, cynisme ou
culpabilité. Ou tout cela à la fois. Les chiffres ne disent pas cela, ils
sont «  objectifs  ». Mais ici, l’objectivité des chiffres ne signifie pas,
comme au laboratoire, que l’on sait comment les interpréter. Quel
est ce «  phénomène  », le chômage  ? À quoi tient-il  ? Comment
peut-on l’influencer ? Que « coûte-t-il » à la société ? Faut-il prendre
en compte les seules allocations ? Ou englober le manque à gagner
de la Sécurité sociale  ? La fermeture des entreprises suite à la
baisse de la consommation  ? Chaque théorie «  définit  » le
chômage, et aligne des arguments plus ou moins intéressants sur
ce qu’il faudrait faire. Certains modèles économiques font même
« comme si » le chômage ne devait pas, normalement, exister : sur
le marché des biens et des services, un travailleur devrait toujours
trouver du travail ; il n’a qu’à diminuer le prix qu’il demande pour ses
services. Et les théoriciens, au nom de ces modèles, proposent de
diminuer ou de supprimer les allocations de chômage puisque
« objectivement » ce sont elles qui sont responsables du fait qu’il y
a des chômeurs. Bref, l’objectivité, ici, ne signale pas du tout que
l’on a réussi à créer une situation qui impose une interprétation et
une seule, mais bien que l’on ne retient d’une situation que ce qui
permet le raisonnement que l’on dit «  objectif  », et qu’on laisse
tomber tout le reste.
Entrons maintenant dans une bibliothèque où un historien, plus
ou moins sérieux, concocte une théorie de l’histoire. Y a-t-il, au-delà
de la suite des événements plus ou moins anecdotiques, une
« trame » cachée qui permettrait de comprendre, sinon de prédire,
le cours des choses humaines  ? Existe-t-il de grandes régularités,
des oscillations, des montées en puissance  ? Les crises ont
toujours une issue (parfois catastrophique), certes. Mais peut-on
dire quelque chose de plus  ? Relier la crise à une logique
historique ? Comprendre pourquoi elle devait avoir telle issue et non
telle autre ? Cet historien se veut, lui aussi, « objectif », il veut aller
au-delà des apparences incertaines, des jugements de valeur
subjectifs, des intentions  des acteurs de l’histoire, qui ne savaient
pas ce qu’ils faisaient. Et pourtant tous ceux qui le critiqueront
auront beau jeu de montrer la relation entre ce qu’il pense, espère
(théorie optimiste) ou craint (théorie catastrophiste) et ce qu’il décrit,
ce contre quoi il lutte et ce qu’il défend. Et tous les sceptiques riront
en rappelant qu’il y a mille et une manières d’interpréter l’histoire et
que cette dernière n’a pas son pareil pour confirmer la thèse
favorite de celui ou celle qui l’interroge. Et les critiques, les rieurs et
les sceptiques auront raison, mais pas tout à fait. Car la manière
dont notre historien pense l’histoire est susceptible de créer du
nouveau, des connexions qui n’avaient pas été prises au sérieux,
des points de vue auxquels on n’aurait pas pensé, des problèmes
qu’on n’avait pas repérés. Bref, un passé plus riche, encore plus
compliqué. Peut-être pas plus «  objectif  » mais certainement plus
intéressant. En d’autres termes, les espoirs, les craintes, les luttes
portant sur le présent constituent certainement un défaut par
rapport à l’idéal de neutralité, mais pas forcément un écran
déformant. Ils peuvent au contraire être créateurs de problèmes
originaux, être vecteurs de modes inédits de lucidité.
Et donc, adieu à la science, je n’en parlerai plus. L’« objectivité »
en elle-même, la neutralité, n’expliquent pas grand-chose, voire rien
du tout. C’est à chaque type de pratique scientifique qu’il faut
demander ce que cela veut dire, pour elle, « être objectif », c’est-à-
dire quels sont les arguments acceptables, ce qui tient lieu de
« preuve », ce qui compte en tant que « fait ». Et c’est à nous, non-
scientifiques, d’apprendre à respecter certaines pratiques, à en
craindre d’autres, à rire d’autres encore. Mais jamais, au grand
jamais, nous n’avons à accepter en toute confiance l’argument
d’autorité  : «  Les gens croient que… mais la science montre
que… »
Et pourtant, au moment de cet adieu, je dois faire face à une
dernière objection (p. 41). Certaines sciences ont bel et bien,
semble-t-il, montré que ce que «  les gens  » pensaient était faux.
Que la Terre tourne à toute vitesse au lieu d’être immobile sous nos
pieds, par exemple, ou encore que l’eau, qui, depuis les Grecs,
avait été considérée comme un élément premier, était en fait un
composé d’hydrogène et d’oxygène, ou encore qu’il n’y a pas de
différence remarquable entre le «  génome  » (ce que les parents
transmettent non pas à leur enfant - ils lui transmettent bien d’autres
choses - mais à l’œuf fécondé à partir duquel se développera leur
enfant) d’un Belge, d’un Congolais ou d’un Japonais.
Mais pensons à cet historien, dont j’ai dit que son travail pouvait
nous donner un passé plus riche, plus compliqué, parce qu’il
ajoutait de nouveaux points de vue, de nouveaux problèmes à la
conception que nous avons du passé. La situation est-elle à ce
point différente ? Lorsque nous buvons de l’eau, nous n’avons pas à
penser hydrogène et oxygène  : c’est d’eau que notre corps, les
plantes, mais aussi le chimiste, lorsqu’il dissout un corps pour
permettre une réaction, ont besoin. L’eau composée répond à
d’autres questions, à d’autres opérations, que les chimistes ont
créées à la ajoute à l’eau dont ont besoin les vivants, mais ne la
remplace pas. Elle complique ce que nous disons, lorsque nous
disons « eau » : il faut savoir qui parle, et dans quelle situation. De
même pour la Terre, mobile ou immobile. Nous disons toujours « le
soleil se lève  », même les astronomes, parce que, en ce qui
concerne la plupart des questions et des problèmes terrestres, le
mouvement de la Terre n’a aucune importance. Et s’il y a eu lutte
pour faire reconnaître le mouvement de la Terre, ce n’était pas
contre l’«  opinion des gens  », mais entre astronomes, et avec
l’Église, c’est-à-dire une lutte entre autorités quant à la manière
d’interpréter et les données astronomiques et la Bible. Quant au
génome humain, le fait que nous puissions nier qu’il démontre une
différence entre «  races  » est venu bien à point pour lutter contre
ceux qui veulent fonder le racisme dans la biologie. Mais il n’y a pas
de miracle, et la biologie ne peut aller plus loin ; ce n’est pas à elle
que nous pourrons demander comment résoudre le seul problème
qui importe vraiment «  aux gens  »  : comment vivre dans la paix
entre humains de cultures et de langues différentes ?
Ainsi, lorsque l’on dit : « Telle science montre que… », la question
est et doit être : « À quel problème répond cette démonstration ? »
Ce problème nous intéresse-t-il  ? Est-il ou non susceptible de
compliquer nos propres questions, de nous contraindre à les
formuler autrement, ou de nous ouvrir à de nouvelles possibilités ?
C’est ainsi d’ailleurs qu’agissent les scientifiques entre eux (p. 106).
Un biologiste dira à un chimiste  : «  D’accord, tu as peut-être bien
raison, mais qu’est-ce que cela change pour moi  ?  » Et c’est la
réponse à cette question qu’il écoutera avec toute son attention et
tout son esprit critique. Il sait, lui, qu’il n’y a pas de réponse
indépendamment de la question posée. Il ne croit pas à une
«  autorité  » de la science qui lui dirait ce qu’est un «  bon
problème », mais il sait que le problème qu’il pose peut être modifié,
enrichi ou compliqué par les réponses que certains de ses
collègues peuvent apporter à leurs propres problèmes.

Problèmes scientifiques, problèmes techniques,


problèmes sociaux
Soit un problème que je dirai «  social  », au sens général où le
citoyen est censé pouvoir donner son avis : faut-il ou non construire
un pont en tel emplacement ? Ici, la différence entre les « fins » et
les « moyens » semble parfaitement claire. Depuis belle lurette, les
ingénieurs savent construire des ponts parfaitement fiables. Leur
savoir incorpore des éléments de science physique, géologique,
chimique, etc., d’autres techniques, des mathématiques, etc. Il est
parfaitement autonome par rapport à la décision à prendre. La seule
question où les fins et les moyens se croisent est celle du coût. Les
ingénieurs, d’ailleurs, sont soumis à des normes en ce qui concerne
les matériaux, la profondeur des fondations, etc., et si, pour faire
diminuer les coûts, ils enfreignent ces normes, ils pourront être
poursuivis en justice. Quant à la décision, elle porte sur les
prévisions de circulation, les inconvénients pour les riverains, l’ordre
de priorité des dépenses publiques, etc. Seul le mode de décision,
et notamment le fait qu’il renvoie à l’administration ou intègre une
procédure de délibération publique, est matière à argument. La
séparation entre le problème scientifico-technique et le problème
politique semble parfaitement claire.
Changeons de problème  : faut-il construire un barrage sur tel
fleuve  ? Ici, déjà, tout se complique car, contrairement au pont, le
barrage interfère avec le fleuve. Et ce sont tous les spécialistes du
fleuve qui entrent en scène  : influence possible du barrage sur la
régularité du cours du fleuve, risques d’inondation, problème des
sédiments, diminution de la fertilité en aval, problèmes pour
l’écologie du site, pour l’agriculture, pour la pêche, pour le climat,
déplacement des populations, possibilités d’irrigation,
conséquences pour la structure foncière et donc possibilité
d’aggravation des inégalités sociales, gain en productivité, perte en
productivité. Une masse de savoirs scientifiques, de préoccupations
sociales et politiques interfèrent. Les perspectives temporelles se
multiplient également  : bénéfice à court terme, catastrophe
écologique pour l’avenir  ? Les différents savoirs peuvent bien être
fiables, la manière dont chacun sera pris en compte, l’ordre des
priorités qui sera établi entre eux ne sont pas donnés. Ici, les
savoirs scientifiques compliquent le problème et ne livrent pas, clef
en main, une décision à prendre. Rien n’est clair. Prendre en
compte la question de la structure foncière, pour les uns, ce sera
«  faire de la politique  ». Pour les autres, négliger cette
conséquence, c’est aussi «  faire de la politique  ». Alors que la
réponse à la question « qu’est-ce qu’un pont ? » est (plus ou moins,
pas toujours) stabilisée, la question «  qu’est-ce qu’un barrage  ?  »
est, quant à elle, ouverte. Elle doit se dire en termes de
conséquences multiples, de risques que parfois nous ne savons
même pas comment évaluer (p. 35 et 95).
Troisième cas de figure. «  Qu’est-ce qu’une drogue  ?  » Ici, la
réponse vient de la politique, c’est-à-dire de la loi votée par le
Parlement et des accords internationaux ratifiés par le pays. Il y a
des drogues très dangereuses, mais licites, par exemple l’alcool et
le tabac. Il y a des drogues délivrées sur prescription, les
antidépresseurs et autres médicaments psychotropes. Et il y a les
drogues dites «  illicites  », qui incluent des produits redoutables,
comme le crack, ou bénins, comme le cannabis. En dehors de la
politique, aucun toxicologue ne songerait à regrouper l’ensemble
des drogues interdites dans la même catégorie. Et pourtant, lorsqu’il
s’agit de plaider pour le maintien de la législation actuelle, ce sont
des experts dits «  scientifiques  » que l’on fait monter au créneau,
comme si la politique devait se cacher derrière « la science ».
Ce troisième cas vaut que l’on s’y arrête un peu plus longuement,
car pour la première fois est entrée ouvertement en scène la
question du pouvoir, qui intervient dans mon titre Sciences et
pouvoirs. Bien sûr, dans le cas du barrage déjà, le pouvoir n’était
pas loin, car la réponse à la question « qu’est-ce qu’un barrage ? »
dépend de la manière dont on pose le problème, dont on retient
certaines conséquences - et les experts qui leur correspondent - et
dont on en néglige d’autres. «  Toi qui as le pouvoir de convoquer
des experts, montre-moi quels experts tu réunis, et je te dirai
comment tu entends poser le problème, et quel type de réponse tu
cherches, “en toute objectivité”, à obtenir.  » Mais jusqu’ici, il n’y
avait pas de raisons de douter des experts eux-mêmes, de mettre
en cause leur fiabilité. Leur savoir avait beau être partiel, ne
répondre qu’à un aspect de la question, il n’y avait pas forcément
lieu de le dire partial (sauf bien sûr qu’il existe des experts vendus,
délibérément malhonnêtes). Or, dans le cas de la politique des
drogues, on trouve (probablement) très peu d’experts «  vendus  »,
mais on trouve en revanche des savoirs non fiables et qu’il ne faut
pas être grand clerc pour reconnaître pour tels.
« Qu’est-ce qu’une drogue ? » Pour répondre à cette question de
manière à justifier la décision politique, et notamment l’amalgame
entre drogues «  dures  » et «  douces  », quels experts trouver, à
quels arguments recourir  ? Il faut éviter de s’adresser aux
toxicologues, qui auront une fâcheuse tendance à méconnaître les
dangers du cannabis, dangers qu’ils n’arrivent pas, malgré les
sommes énormes dépensées dans cette recherche, à démontrer.
Certaines statistiques peuvent servir, comme par exemple celle qui
permet d’affirmer que la plupart des consommateurs d’héroïne ont
commencé par consommer du cannabis. Mais il faut éviter
d’interroger un spécialiste des statistiques, qui dira que la
corrélation qui fonde cette « théorie de l’escalade » - on commence
par une drogue «  douce  » et on passe à plus dur - n’a pas
beaucoup plus de signification que celle qui s’appliquerait au lait par
lequel les consommateurs d’héroïne ont également commencé. Et il
faut éviter également d’aller regarder de trop près les cas où cette
fameuse théorie peut être mise en échec  : chez nos voisins
néerlandais, par exemple, où la consommation d’héroïne n’a pas
explosé, alors que le cannabis devenait accessible. Ce qui signifie
que la validité d’un savoir expert a ici pour condition l’absence
d’autres experts. Ce pourquoi il faut le dire (et c’est une accusation)
partial.
Jusqu’à ces dernières années, la politique d’État avait réussi à
recruter des alliés stables parmi une classe d’experts : les « psys »,
témoins de la souffrance du toxicomane, affirmaient que la
consommation de drogue illicite, quelle qu’elle soit, est toujours le
signe d’une souffrance qu’il ne faut pas banaliser, d’un appel qu’il
faut entendre, d’un retrait du lien social, d’une recherche de la
dépendance et d’une abdication face aux responsabilités contre
laquelle il faut lutter. Et certains thérapeutes en étaient venus à
défendre les lois de prohibition en tant qu’instruments
thérapeutiques répondant à un besoin qu’auraient les toxicomanes
d’être contraints à accepter les soins dont ils ont, par définition,
besoin.
Même si ces thérapeutes avaient eu raison, leur argument
poserait un sérieux problème politique. La loi se devrait de définir
ceux à qui elle s’adresse en tant que citoyens, non en tant que
malades en détresse. Elle ne devrait pas être au service de la
thérapie, pas plus que la thérapie n’est au service de la loi (sauf
dans les régimes qui identifient, comme ce fut le cas en Union
soviétique, opposition politique et trouble mental). Mais le problème
dramatique d’avoir à renoncer à une éventuelle efficacité
thérapeutique avérée de la loi ne se pose pas. Les exemples
hollandais et anglais démontrent que les demandes de cure de
sevrage ne diminuent pas là où les toxicomanes bénéficient
d’alternatives qui leur étaient refusées jusqu’il y a peu en Belgique
et en France (notamment des traitements dits de substitution, à la
méthadone). Et à mesure que disparaît la crédibilité de l’argument
selon lequel rendre la méthadone disponible, c’est tourner le dos à
la souffrance, l’amalgame que constituait cet argument expert
devient plus perceptible. Car à qui avaient affaire les « psys » dans
les pays « prohibitionnistes stricts » ? À des individus forcés par la
loi à se définir soit comme délinquants, soit comme malades en
demande d’aide. «  Choisissant  », si l’on peut dire, la demande
d’aide, ils devaient se présenter dans les termes du seul type de
détresse qui intéresse les psys. Pas question de se plaindre du prix
de la drogue, de sa mauvaise qualité, de la « galère » des journées
passées à se procurer, d’une manière ou d’une autre, tant l’argent
nécessaire que le produit. Il fallait se présenter comme un cas
«  psy  ». Corrélativement, maintenant que la «  politique des
drogues  » est en crise, d’autres savoirs experts deviennent
audibles. Celui des sociologues, décrivant les cercles vicieux de la
marginalisation qui «  fabriquent  » le toxicomane que les «  psys  »
décrivent ensuite comme tricheur, séducteur, malhonnête, etc. Et
celui des épidémiologistes, qui montrent que la propagation de la
consommation est favorisée par la prohibition, puisque l’une des
manières de s’assurer l’argent nécessaire à sa propre
consommation est de recruter de nouveaux consommateurs, de
devenir « dealer ».
Je reviendrai sur ce troisième cas, parce que le contraste entre la
décision de « construire un pont » et celle qui porte sur « la question
des drogues  » ne tient pas seulement à la qualité des experts. En
fait, ce contraste tient aussi à la question des risques. Si le pont
s’écroule, et si parfois le barrage produit des dégâts inattendus,
l’erreur peut difficilement être contestée et le savoir des experts,
voire leur compétence, sera mis en cause (pas toujours et pas pour
tous les types de « dégâts » dans le cas du barrage). En revanche,
lorsqu’il s’agit d’un problème comme celui des drogues, le bien-
fondé de l’expertise et de la décision politique qui se justifie à partir
du savoir expert sera bien plus difficilement démenti par ses effets.
Le fait que les toxicomanes, qui ont été sommés de se définir soit
comme malades, soit comme délinquants, aient payé le prix de la
décision, qu’ils aient pu effectivement devenir délinquants,
irresponsables, suicidaires, voleurs, tricheurs, etc., a servi au
contraire à justifier le mot d’ordre selon lequel hors du sevrage et de
l’abstinence il n’y a pas de salut. En d’autres termes, dans un
problème comme celui-là, le choix des experts susceptibles de
discuter et de mettre à l’épreuve une proposition n’est pas
seulement un choix quant à ce qui «  doit être  », quant à ce qui a
priorité, comme c’est le cas avec le barrage ou chaque fois que des
intérêts multiples sont en conflit. C’est également un choix qui
contribue à créer une situation où il semblera ensuite s’imposer
comme normal, ou comme réaliste. Corrélativement, et c’est ce sur
quoi je reviendrai plus tard, s’impose le caractère inséparable de la
qualité des choix dits « rationnels » et de la qualité de ce que nous
appelons démocratie. Car si la politique des drogues a pu sembler
un choix rationnel, voire un choix éthique, c’est bien parce que les
usagers des drogues n’avaient voix au chapitre que s’ils étaient
«  repentis  », témoignant de ce que prison et psys les avaient
sauvés.

Sciences et pouvoirs

Lorsque l’on parle de science, mais aussi lorsque l’on parle de


pouvoir, le pluriel est tout à fait important. Il y a beaucoup de liens
entre sciences et pouvoirs. Certains sont mythiques : le génie tout-
puissant inventant l’arme absolue. D’autres passent inaperçus : par
exemple, comment se répartissent les subventions à la recherche
et au développement ? Qui fixe les priorités, et selon quels critères ?
Mais chacun sait, ou peut savoir en lisant la presse, une chose
assez simple mais significative : tout ce que disent les scientifiques
n’est pas également entendu par leurs interlocuteurs politiques ou
administratifs.
À la fin de l’été 1996, quelques lignes d’un court article de la revue
Nature ont autorisé les ministres anglais à tenter d’obtenir la
suppression de la mesure d’abattage des vaches suspectes, qu’ils
avaient acceptée. À suivre les auteurs de l’article, « il se pourrait »
en effet que l’épidémie de la «  vache folle  » s’arrête d’elle-même
dans quelques années, sans qu’il y ait besoin de recourir à des
mesures aussi drastiques que l’abattage prévu. Dans ce cas, le
pouvoir politique anglais a donc conféré une autorité extraordinaire
à une équipe de scientifiques. Dans le cas du réchauffement de
l’atmosphère (effet de serre), les politiques ont finalement dû se
résoudre à écouter non pas une équipe particulière, mais un
véritable collectif de scientifiques inquiets qui ont utilisé les grands
moyens pour alerter l’opinion, pour faire connaître leurs résultats et
leurs prévisions avant qu’il ne soit trop tard. Mais les décisions
concrètes, quant à elles, suivent peu : le réchauffement éventuel de
la planète suscite surtout de grands discours et de bonnes
intentions. Si la situation devait changer, dans le contexte actuel, ce
serait peut-être parce que d’autres acteurs, dotés d’un pouvoir
socio-économique lourd, seraient entrés dans la danse : on sait par
exemple que les compagnies d’assurances, préoccupées par
l’apparente recrudescence de catastrophes climatiques (cyclones,
inondations, sécheresse, etc.) pour elles coûteuses, commencent à
se préoccuper sérieusement de ce fameux effet de serre. En
revanche, il est trop tard pour ce qui fut l’un des plus énormes
bancs de morues qui aient habité les océans, celui qui faisait la
richesse des pêcheurs le long de la côte atlantique du Canada. Et
pourtant, les quotas de pêche étaient censés être rationnellement et
scientifiquement contrôlés. Mais voilà : les scientifiques chargés de
ce contrôle savaient que, s’ils ne proposaient pas les hypothèses
les plus optimistes, ceux dont ils gênaient l’activité dénonceraient
l’imprécision de leurs modèles, le manque de fiabilité de leurs
données. Cette imprécision relative était bien sûr normale et
prévisible  : les scientifiques n’avaient-ils pas affaire à une
population de millions de poissons en liberté dans l’océan et non à
des êtres contrôlés en laboratoire ? Mais ces scientifiques savaient
qu’on ne leur aurait pas moins reproché de ne pas avoir « prouvé »
la nécessité de restreindre la pêche. Ils ont choisi d’être prudents,
trop prudents en l’occurrence car, lorsque la preuve est finalement
venue, elle a eu effectivement le pouvoir de mettre tout le monde
d’accord : le banc de morues n’existait plus.
Si les sciences nous apprennent beaucoup de choses sur le
monde et sur les risques que nos activités nous font courir, tout ce
qu’elles nous apprennent n’est pas également pris en
considération, et ceux qui devraient prendre en compte une
prévision inquiétante peuvent, le cas échéant, se permettre d’exiger
des preuves parfaitement impossibles à produire, et prendre
prétexte du fait que « ce n’est pas prouvé » pour ne rien faire. Mais
le cas de figure inverse est tout aussi important. Il peut arriver qu’un
savoir de type scientifique soit invoqué comme faisant autorité sur
un terrain où il n’a pas le moins du monde fait ses preuves (p. 87).
Une démonstration produite dans l’environnement simplifié,
contrôlé, c’est-à-dire tout à fait artificiel, que constitue un
laboratoire, sera réputée valable « hors du laboratoire », c’est-à-dire
là où ne peut être éliminé tout ce que celui-ci a soigneusement
exclu, et donc tout ce que la démonstration n’a pas pris en compte
(p. 69). Tout cela sera dit secondaire, anecdotique, le laboratoire
définissant le point de vue «  scientifique  » -  c’est-à-dire rationnel -
sur la question. Ainsi les laboratoires d’agronomie moderne
peuvent-ils «  prouver  » que telle nouvelle lignée végétale a un
meilleur rendement que les autres. Ce qui n’a pas été pris en
compte, c’est qu’elle a besoin de tel type d’engrais ou de tel type
d’irrigation, et que seuls les gros propriétaires pourront, dans le tiers
monde, en profiter. La démonstration de laboratoire a, très
normalement, négligé les inégalités sociales et économiques ; mais
la possibilité que celles-ci se creusent encore un peu plus, que les
paysans pauvres s’endettent et doivent vendre leur terre aux plus
riches, n’a pas fait obstacle à l’«  application  » du résultat
scientifique sur le terrain. Les conséquences socio-économiques,
dans ce cas, sont jugées secondaires : cela devrait s’arranger par la
suite puisque le rendement supérieur des végétaux accroîtra la
richesse globale du pays.
Le pouvoir peut prendre des formes diverses ; sa marque ici, ce à
quoi on le reconnaît, c’est le fait de se permettre de choisir ce qu’il
entend et ce à quoi il reste sourd. Selon ses intérêts, il peut exiger
d’un savoir des démonstrations tout à fait impossibles ou, au
contraire, «  oublier  » tout ce qui affaiblirait la portée d’une
démonstration. Et le fait que certains risques, d’abord négligés,
aient été finalement reconnus, que les mesures qui permettent de
les éviter soient devenues des normes, n’est que rarement lié à une
«  rationalité du pouvoir  », mais le plus souvent à l’apparition de
contre-pouvoirs exigeant qu’ils soient pris en compte. La fiabilité
relative des automobiles a été conquise par le mouvement des
consommateurs américains mobilisés par Ralf Nader. Si nos
centrales nucléaires ne sont pas aussi dangereuses que celles des
pays de l’Est, c’est en très grande partie parce qu’elles ont fait
l’objet d’attaques et de contestation de la part des mouvements
antinucléaires, qui ont forcé les ingénieurs à « voir » des risques qui
jusque-là avaient été jugés improbables et donc négligeables.
Les rapports entre sciences et sociétés font donc intervenir des
pouvoirs multiples, et un jour peut-être le pouvoir des mouvements
écologistes permettra-t-il à certains risques « non prouvés » d’être
pris en compte, et donc aux scientifiques d’être moins « prudents ».
C’est ce qui se débat aujourd’hui lorsqu’il est question de savoir à
qui appartient la charge de la preuve en cas d’innovation ou de
développement industriel  : les contestataires doivent-ils prouver
qu’il y a risque, ou bien ne serait-ce pas plutôt à ceux qui proposent
de prouver qu’il n’y a pas de risque ? Et dans ce cas, industries et
administrations reconnaissent soudain avec éloquence la difficulté
de prouver  : l’exigence d’une telle preuve, affirment-elles, ruinerait
l’innovation et bloquerait donc le progrès.
Que les sciences jouent comme ressources (les laboratoires
produisent bel et bien des lignées végétales à haut rendement),
comme alibi (« au nom de la science »), ou comme empêcheuses
d’oublier ce qui dérange (les «  contre-pouvoirs  » recrutent des
scientifiques et luttent pour que leur savoir gênant ait voix au
chapitre), le pouvoir de la preuve est de toute façon toujours
central  : «  Vous n’avez pas prouvé  ! Vos preuves ne tiennent pas
parce que…!  » Est-il possible de prouver  ? Que coûterait et
qu’impliquerait une preuve éventuelle  ? Faut-il attendre la
disparition du banc de morues ou le moment où le réchauffement
de la planète deviendra une évidence pour tous ? Mais, on l’a vu, le
«  pouvoir de la preuve  », ce pouvoir dont les sciences ont la
spécialité, sinon l’exclusivité, doit lui-même s’entendre en des sens
multiples. Toutes les sciences ne sont pas égales face à l’exigence
d’avoir à prouver. Il est temps maintenant d’entrer dans un
laboratoire scientifique, le haut lieu de la preuve scientifique, pour
comprendre d’un peu plus près le prix, les conditions, les
contraintes et les limites des preuves qui s’y construisent.
2
Le pouvoir du laboratoire
Mais qu’a donc prouvé Pasteur ?

Nul d’entre nous n’est plus censé ignorer que des êtres vivants
invisibles à l’œil nu grouillent partout dans la nature, sont
innombrables dans nos viscères, où ils jouent un rôle essentiel dans
la digestion, et sur chaque centimètre carré de notre peau. Ils ont
été depuis la nuit des temps les responsables cachés des arts
humains de la fermentation, de la fabrication du pain et de celle de
l’alcool, mais sont également les vecteurs de ces catastrophes
terribles qui, depuis toujours, affectent les populations humaines  :
les épidémies meurtrières, si souvent déchiffrées en termes de
malédiction divine. Un ensemble nouveau de savoirs se développe
depuis plus d’un siècle, qui noue pratiques anciennes et techniques
contemporaines, qui nous force à accepter que la nature n’est pas
un ensemble harmonieux de créatures que nous pourrions
soumettre à notre service, mais un milieu proliférant où nous
coexistons avec des êtres aussi «  innovants  » que nous, quoique
par de tout autres moyens, capables de susciter des maladies
nouvelles ou de devenir résistants aux drogues que nous inventons
pour nous débarrasser d’eux. L’histoire des humains et celle, vieille
de plusieurs milliards d’années, des micro-organismes, virus,
bactéries, protozoaires, etc., ont toujours été enchevêtrées, mais
ces histoires enchevêtrées ont pris, pour le meilleur et pour le pire,
un cours nouveau depuis que les savoirs humains ont appris à
s’adresser aux micro-organismes, à reconnaître leurs actions, à
inventer à leur sujet des armes ou des moyens de les rendre utiles
ou inoffensifs.
Les micro-organismes existent «  pour les savoirs humains  »
depuis que Pasteur, en 1864, a vaincu - en tout cas selon les
critères de ceux dont la conviction «  comptait  » (p. 54) - une
hypothèse rivale qui désignait un tout autre type de vivants
invisibles, l’hypothèse de la «  génération spontanée  ». Si les
partisans de cette hypothèse avaient triomphé, nous vivrions dans
une autre nature, une nature où, dès que le milieu s’y prête, de la
vie apparaît. Les micro-organismes ne se propageraient pas, il n’y
aurait pas à se demander par où «  passe  » une épidémie. Ils
apparaîtraient dès que les conditions seraient propices. La vie ne
serait pas apparue sur terre il y a quelque trois milliards d’années,
tous les vivants d’aujourd’hui descendant de ces premiers vivants.
Elle ne cesserait d’apparaître sous nos yeux, partout et tout le
temps. La victoire de Pasteur sur les tenants de la génération
spontanée est donc un pivot  : se décident à la fois le «  présent  »,
avec les arguments qui ont permis à Pasteur de l’emporter  ; le
«  passé  », avec l’histoire de la terre dont nous sommes issus  ; et
l’«  avenir  », avec la manière dont les humains s’adresseront
désormais à ces êtres qui sont tout à la fois datés (1864) et tenus
pour avoir existé bien avant les humains.
Nul d’entre nous n’est donc censé ignorer que la science
moderne, ici, a embarqué l’humanité tout entière dans un nouveau
type d’histoire. C’est pourquoi j’ai choisi cet exemple par excellence
du pouvoir de la science. À ceux qui doutent du pouvoir du
laboratoire, de l’« objectivité » des faits scientifiques, c’est d’ailleurs
souvent cette réponse qui est faite : « Tu as beau, dans le calme de
ton bureau, écrire des articles critiques ou persifleurs, montrant par
exemple que la victoire de Pasteur sur la génération spontanée
n’était rien moins que limpide, que les “faits” invoqués n’étaient pas
si objectifs que cela, que Pasteur a su faire jouer les pouvoirs
sociaux en sa faveur, si tu es atteint de pneumonie, tu demanderas,
comme tout le monde, des antibiotiques à ton médecin.  » En
d’autres termes, le critique ou le sceptique, dès lors qu’il «  fait
confiance » aux antibiotiques, reconnaît, qu’il le veuille ou non, que
les micro-organismes existent bel et bien. En d’autres termes
encore, comme tout lemonde, le sceptique vit dans l’avenir que
Pasteur a contribué à créer, et il ne peut, en cas de besoin, nier que,
en fait, lui aussi fait confiance aux «  faits  » à partir desquels
Pasteur, Koch, les biologistes et les médecins qui leur ont succédé
ont caractérisé les micro-organismes dans leurs laboratoires  :
toujours transmis, jamais produits.
Apparemment nous sommes au pied du mur. Comment nier que
les « microbes » existent ? Et s’il est impossible de le nier, comment
refuser de reconnaître que c’est à la biologie qu’il revient d’avoir
démontré, au-delà de tous les doutes, leur existence ? Faut-il alors
s’incliner devant le pouvoir de la preuve scientifique, et admettre
que, dans ce cas comme dans bien d’autres, la démarche
scientifique nous a permis de passer de l’ignorance au savoir ?
Lorsque l’on est, de la sorte, mis au pied du mur, il vaut toujours
mieux, avant de s’incliner, examiner d’un peu plus près de quel mur
il s’agit et pour quelle raison c’est vers un tel mur qu’on a été
poussé. Après tout, le fait que nous ayons été forcés d’admettre que
les «  microbes  » existent bel et bien n’a rien de très étonnant. En
effet, si les scientifiques pensent qu’ils existent, c’est précisément
parce qu’ils ont été eux-mêmes confrontés à des situations qu’ils
étaient incapables d’expliquer sans recourir à ces microbes. Nous
sommes coincés par eux précisément sur ces points où eux-
mêmes, ou leurs prédécesseurs, ont déjà été «  coincés  » (p. 54).
Mais le point important est que de telles situations ne tombent pas
du ciel, ne se présentent pas toutes prêtes à qui veut bien
« observer » de manière objective.
Dans le vaste monde, si compliqué, si changeant, si dense en
relations de toutes sortes, vous pourrez décrire tant que vous
voulez, observer avec toute l’objectivité du monde, jamais vous ne
pourrez prendre un « fait » pour preuve. Toujours, quelqu’un pourra
dire  : mais ce fait pourrait s’interpréter d’une manière tout à fait
différente, il n’a pas du tout la signification que vous lui prêtez. Si
une situation a le pouvoir de contraindre un scientifique à
reconnaître qu’elle peut s’expliquer d’une manière déterminée, c’est
parce qu’elle a été conçue, littéralement inventée, montée de toutes
pièces, pour avoir ce pouvoir. Le laboratoire est le lieu où se créent
ces mises en scène artificielles. Mais les réponses qu’il procure ne
sont pas les réponses que «  les hommes  » cherchaient depuis
toujours ; ce sont d’abord et avant tout les réponses aux questions
que le laboratoire est capable de poser, celles qui correspondent
aux mises en scène qu’il est capable de produire.
Lorsque le laboratoire a permis de rendre une question
« décidable », de créer un « fait » capable de prouver, on peut bel et
bien affirmer qu’un événement de très grande portée potentielle
s’est produit dans l’histoire humaine. Comme si un rendez-vous
avait réussi entre le monde et les humains, à partir duquel une prise
fiable est désormais possible  : on sait comment interroger un
phénomène de façon que les réponses ne soient pas sujettes à
interprétations multiples, de façon que l’une de ces interprétations
puisse s’imposer contre les autres. C’est ce que Pasteur a su faire
avec ses micro-organismes. Il a su préparer des situations où, si le
micro-organisme recherché existait, il manifesterait qu’il était bel et
bien au rendez-vous par des faits observables dont nul ne pourrait
contester qu’ils témoignent en effet de son activité (p. 54). Mais
l’événement que constitue un rendez-vous réussi ne doit surtout
pas être confondu avec une réponse à une question que les
hommes se posaient depuis toujours, qui les ferait donc passer de
l’ignorance au savoir. Le plus souvent, les réponses nouvelles
correspondent à des questions nouvelles, auxquelles personne
n’aurait, avant cela, pensé à s’intéresser en priorité. C’est parce que
le laboratoire permet de leur apporter une réponse que ces
questions apparaissent soudain comme intéressantes,
passionnément intéressantes (p. 59).
Prenons le premier «  laboratoire  » scientifique au sens propre,
celui où Galilée, au début du XVIIe siècle, fait rouler des billes bien
rondes le long de plans inclinés bien lisses. De là sont issues les
«  lois du mouvement accéléré  » des corps pesants, que tous les
physiciens célèbrent comme les premières vraies lois établies par la
physique, désormais baptisée «  physique moderne  ». Mais qui,
avant Galilée, aurait eu l’idée de proclamer que le mouvement des
corps qui tombent est passionnément intéressant, est un premier
pas vers la compréhension du mouvement en général ou même de
ce que nous appelons «  la nature  »  ? Après tout, c’est un bien
pauvre mouvement, qui n’a rien à voir avec celui, bien autrement
intéressant, des plantes qui poussent, des chevaux qui galopent,
des oiseaux qui volent. C’est seulement parce que, avec le plan
incliné inventé par Galilée, le mouvement des corps pesants a eu le
pouvoir de mettre les interprétations d’accord, et donc de
rassembler autour de lui ceux qui n’accordaient de valeur à un fait
que s’il était capable de prouver, qu’il est devenu intéressant. Tous
les autres, qui continuaient à dire : « C’est un mouvement tout à fait
inintéressant, pas du tout représentatif des processus naturels  »,
tous ceux qui s’obstinaient à demander à la physique qu’elle
permette de comprendre le mouvement des oiseaux, celui du vent
et des chevaux, celui des plantes qui poussent et de l’eau qui
tourbillonne, n’ont rien à faire au laboratoire de Galilée. Le rendez-
vous a été réussi avec les corps qui tombent, avec le pendule qui
oscille, puis, après Newton, avec les planètes et les comètes dans
le ciel. Mais pas avec tout ce que nous appelions, auparavant,
mouvement.
Il en est de même au laboratoire de Pasteur. Bien sûr, le génie de
Pasteur a été de lier la question des micro-organismes à des
questions qui intéressaient les industriels, les fermiers, les
médecins. Pourquoi la bière se gâte-t-elle ? Pourquoi nos troupeaux
crèvent-ils de la maladie du charbon  ? Comment lutter contre les
épidémies  ? Et même, invention glorieuse entre toutes de la
vaccination  : peut-on se protéger de l’attaque d’un micro-
organisme  ? Mais il faut voir aussi les questions auxquelles il n’a
pas répondu, les questions auxquelles son laboratoire ne pouvait
répondre.
La force de Pasteur provient de ce qu’il a su créer un «  rendez-
vous  » avec les micro-organismes. C’est eux qu’il a su interroger,
non pas le corps malade, le corps souffrant qui cherche guérison.
La question de la guérison est sans doute la question qui a
intéressé les humains depuis toujours, mais ce n’est pas à elle que
Pasteur répond. Il invente une nouvelle manièred’approcher la
maladie. Il ne sait pas ce qu’est un corps souffrant, et l’événement
que constitue le rendez-vous réussi tient précisément en ce que, s’il
est question des micro-organismes, de leur virulence, des manières
d’affaiblir cette dernière, il n’y a pas besoin de le savoir. Éprouvette,
poule ou corps humain, la réussite de Pasteur témoigne de ce que
la différence entre ces « milieux » ne compte pas, en tout cas pas
de manière jusqu’ici observable, pour le microorganisme  : celui-ci
prolifère du moment que les conditions de sa prolifération sont
assurées. Mais elle compte pour les humains, qui guérissent ou non
selon des circonstances que le micro-organisme semble incapable
d’expliquer.
Ce que Pasteur a prouvé, c’est que les microbes sont les
conditions sine qua non de certaines maladies, qu’ils en sont la
«  cause  » au sens où, s’ils ne sont pas présents, la maladie
correspondante ne se développera pas. Ce qu’il n’a pas «  établi
scientifiquement  », ce qu’il ne pouvait faire parce qu’il faut alors
interroger le corps souffrant, est la réponse à la question qui
intéresserait tous les humains  : qu’est-ce que c’est, être malade  ?
C’est-à-dire aussi : comment guérir ?

Le mode d’existence des êtres scientifiques

Faisons comme Pasteur. Mettons entre parenthèses la question


des corps qui souffrent. Non pas parce que, comme lui, nous ferions
confiance au progrès des sciences de laboratoire pour conquérir la
réponse au problème. Bien au contraire - et ce notamment depuis
l’épidémie de sida -, nous savons qu’il y a loin de la coupe aux
lèvres, qu’identifier le vecteur de la maladie, et son mode d’action,
ne signifie pas forcément résoudre le problème de la maladie. Peut-
être sommes-nous en fait en train d’apprendre que, face à la
maladie, il ne suffit pas de se tourner avec confiance vers les
scientifiques travaillant au laboratoire. Il faut aussi créer des
réponses à des questions telles que  : comment s’adresser aux
malades, les aider, vivre avec eux ? Et ces réponses font, tout aussi
bien que l’identification du virus, partie du savoir auquel nous oblige
une maladie. Mettons donc provisoirement la question de la
maladie et de la souffrance entre parenthèses, non pas parce
qu’elle serait secondaire mais parce qu’elle est trop grave pour être
traitée dans ce chapitre, consacré au pouvoir du laboratoire.
On ne rencontre les «  êtres  » créés par les sciences qu’au
laboratoire, ou dans les lieux où existent des instruments qui sont
issus des laboratoires. Et pourtant, nous devons dire aussi que les
atomes, les électrons, les bactéries, les virus existent
« objectivement », c’est-à-dire qu’ils existent indépendamment des
questions que nous leur posons. Ce ne sont pas nos questions qui
les fabriquent, nos instruments qui les créent. Ce sont eux qui, par
leur existence autonome, expliquent les résultats que livrent nos
instruments. Devons-nous dire pour autant que nous les avons
« découverts » comme Christophe Colomb a découvert l’Amérique
(qui, nul n’en doute, préexistait à sa traversée de l’Océan)?
J’ai l’air de couper les cheveux en quatre mais nous sommes ici
au cœur du problème. Les scientifiques réclament de nous que
nous acceptions qu’ils ont bel et bien affaire à la réalité, qu’ils ne se
bornent pas à « créer » des êtres selon des règles qui seraient les
leurs, un peu comme la loi des hommes crée des catégories sans
«  répondant  » dans la réalité, la distinction entre drogues licites et
illicites par exemple. Et cela, nous devons le leur accorder, car sans
l’ambition de faire la différence entre une création purement
conventionnelle, ne tenant que par la seule activité humaine, et un
rendez-vous réussi, on ne comprendrait rien à la passion des
scientifiques et à ce qu’ils appellent «  preuves  ». Cependant, il ne
faut pas se laisser entraîner trop vite, et assimiler les
microorganismes à cette terre habitée, de l’autre côté de l’Océan,
que Christophe Colomb a découverte alors qu’il voulait ouvrir une
nouvelle route vers les Indes. Pour les habitants de cette terre, que
nous avons nommée Amérique, la « découverte » a été, largement,
une catastrophe. Pour nous, Européens, cela a été un événement
gigantesque, à la fois politique, économique, social, culturel et
religieux  : pour la première fois l’Europe était en contact avec un
monde qu’ignoraient les savoirs de l’Antiquité, censés tout
connaître. Et l’Amérique, dès lors, a intéressé tout le monde, sans
que Colomb ait dû, désormais, beaucoup travailler : c’est bien plutôt
le respect de ses droits de découvreur qu’il a dû tenter de protéger.
Il n’en va pas de même avec les êtres identifiés au laboratoire.
Avec leur identification, tout commence, mais pas de la même
manière. Les conséquences ne se présentent pas en foule, ou alors
seulement dans l’imagination des identificateurs. Mais même alors,
ils savent qu’ils vont devoir travailler, beaucoup travailler, pour
intéresser d’autres à ce qu’ils ont découvert (p. 59). Pasteur a
déployé une activité formidable pour intéresser les paysans, les
industriels, les hygiénistes, les fonctionnaires de la santé publique,
les médecins, pour que tous ceux dont, pensait-il, l’activité devrait
prendre en compte l’existence des micro-organismes la prennent
effectivement en compte. Et s’il a dû ainsi travailler, faire œuvre de
véritable stratège, ce n’est pas parce que ses interlocuteurs étaient
«  obscurantistes  », refusant de voir la lumière de la vérité. C’est
parce que ce qui leur était demandé constituait une véritable
transformation de leur activité, de ses priorités, des compétences
qu’elle exigeait et parce que, très légitimement, ils pouvaient bien
poser, chacun, la question de l’intérêt de cette transformation. Est-
ce que l’existence de ces êtres de laboratoire pouvait,
effectivement, faire une différence importante pour eux  ? Ainsi les
médecins ne sont-ils véritablement devenus «  pastoriens  » que
lorsque Pasteur et ses collaborateurs ont mis au point des
«  sérums  » permettant de guérir certaines maladies épidémiques.
Jusque-là, le micro-organisme, s’il permettait d’expliquer, ne
permettait pas au médecin d’être plus efficace : pourquoi s’y serait-
il, en tant que médecin, intéressé ?
L’Amérique, une fois découverte, est un peu comme le Soleil : elle
éblouit tout le monde, tout le monde s’y intéresse, même si chacun
a des raisons différentes de le faire. Mais la «  vérité  » scientifique
n’a pas ce pouvoir. Bien sûr des références porteuses de rêve, le
big-bang, les trous noirs, intéressent le public. S’ils sont cités lors
d’une conférence, on peut être sûr que des questions à leur sujet
seront posées ensuite. Mais cet intérêt du public ne contribue pas le
moins du monde à «  stabiliser  » leur existence. Si un jour la
cosmologie théorique, qui a créé le big-bang, devait le transformer,
voire le faire disparaître, le public en serait informé mais sa
déception éventuelle ne vaudrait pas l’ombre d’un argument. En
revanche, ce qui stabilise bel et bien l’existence d’un être identifié
au laboratoire, ce qui rend difficile un avenir où l’on découvrirait
soudain que, en fait, on peut s’en passer, comprendre tout
autrement ce qu’il semblait expliquer, c’est la multiplication des
pratiques qui, peu à peu, et chacune selon ses intérêts et ses
problèmes propres, le prennent en compte, découvrent des
possibilités nouvelles qui n’auraient pas de sens s’il n’existait pas.
Même si, hypothèse improbable, les biologistes qui, aujourd’hui,
prolongent directement les gestes de Pasteur - cultiver, identifier,
produire éventuellement le vaccin - découvraient soudain que toute
leur activité peut, en fait, être interprétée sans les micro-
organismes, ils ne pourraient plus, à eux seuls, décider de les faire
«  disparaître  ». Trop nombreux sont désormais ceux qui, sur des
modes différents et que les arguments des «  pastoriens  » ne
toucheraient donc pas, affirment eux aussi l’existence des
bactéries, des virus, etc., ceux qui ont désormais besoin de ces
acteurs pour comprendre leur propre activité.
De même, si la Terre en tant que planète existe désormais hors
controverse, c’est parce que les arguments astronomiques de
Copernic ou de Galilée, arguments portant sur l’interprétation des
données de l’observation du ciel, ne sont plus seuls à l’affirmer telle.
Pour «  remettre  » la Terre au centre, il faudrait vaincre toute la
physique de Newton, et l’attraction gravitationnelle, mais aussi les
données beaucoup plus fines portant sur l’irrégularité de l’«  année
solaire », sans compter le « pendule de Foucault », la géologie qui
nous raconte l’histoire d’une planète et non celle d’un centre
permanent et stable du monde, la découverte des galaxies, l’étude
chimique de la composition des étoiles et de leur vieillissement…
bref, et j’en passe, un ensemble énorme de savoirs qui se sont tous
développés en impliquant activement le monde dépourvu de centre
issu de la « révolution copernicienne ».
Les «  êtres  » produits par la science ont donc bel et bien titre à
participer à ce que nous appelons « réalité », et cela au sens le plus
fort. Ce titre leur est dû non pas parce que leur existence aurait été
prouvée par une science - ce qu’une démonstration expérimentale
établit, une autre, avec des moyens techniques et des références
renouvelés, peut toujours le détruire -, mais parce qu’ils ont pu
devenir un véritable carrefour pour des pratiques hétérogènes,
chacune dotée d’intérêts différents, chacune ayant donc exigé des
êtres en question qu’ils soient capables de se lier à ses questions et
à ses intérêts de manière fiable. Cette définition de la réalité n’est-
elle pas, en fait, la plus forte que nous puissions invoquer  ? Après
tout, pourquoi nous est-il impossible de douter de l’« existence » du
Soleil, de le renvoyer par exemple à une hallucination  ? C’est que
trop d’êtres sur la Terre affirment cette existence sur des modes
différents, bien plus anciens que nos savoirs humains. Ce n’est pas
vers une hallucination que les végétaux se tendent, et le rythme des
saisons n’est pas une simple convention humaine. Les sciences
«  font exister  » des êtres nouveaux, parfaitement réels, non parce
qu’elles sont objectives mais parce qu’elles sont créatrices de liens
nouveaux avec la «  réalité  », et de liens dont la singularité est de
rendre ceux qui les créent capables d’affirmer, comme Pasteur, que
leur création témoigne de manière fiable en faveur d’un certain type
de réalité et non d’un autre.

Épreuves et controverses

Si les démonstrations expérimentales tiraient leur valeur de leur


«  objectivité  », on ne comprendrait pas pourquoi l’histoire des
sciences est tissée de controverses, de querelles entre
scientifiques, chacun contestant la validité des «  preuves  » que
propose l’autre. Bien sûr, lorsque la controverse est close, elle
permet, du fait même que les vainqueurs et les vaincus ont été
désignés, de décrire le vainqueur comme ayant été «  objectif  »,
alors que les vaincus, eux, sont jugés : condamnés lorsque l’on peut
penser que leur opposition venait d’un parti pris idéologique,
excusés lorsque l’on doit reconnaître que, «  à l’époque  », les faits
étaient encore ambigus, «  prêtaient encore à controverse  ». En
d’autres termes, idéalement, il ne devrait pas y avoir de
controverse  : celle-ci naît soit d’un «  manque d’objectivité  », soit
d’une imperfection de la démonstration.
Or je soutiens la perspective diamétralement opposée. Si les
liens que créent les scientifiques avec la réalité sont fiables, si nous
pouvons, après coup, les dire «  objectifs  », c’est bien parce qu’ils
sont produits sur fond de controverses, c’est bien parce qu’ils
s’adressent d’abord à des interlocuteurs dont le rôle est de mettre
en doute la démonstration qui leur est proposée, et de chercher
tous les moyens de la démolir.
Le scientifique qui concocte un type de «  fait expérimental  » un
peu nouveau n’est jamais vraiment seul dans son laboratoire. Celui-
ci est peuplé par tous ceux dont il sait ou espère qu’ils liront son
argument, et plus précisément par tous ceux qui sont reconnus
comme « compétents » dans le champ où il travaille, et dont dépend
l’avenir immédiat de sa proposition. Un fait expérimental n’est
jamais «  brut  », il est toujours produit par un dispositif dont le rôle
n’est pas seulement de le rendre mesurable, mais également de
répondre à tous ceux qui, de manière compétente, pourraient lui
proposer une autre interprétation. La référence à la controverse est
donc en fait le « milieu natal » du fait, et les controverses effectives
traduisent que le scientifique n’a pas prévu tous les arguments qui
pourraient lui être opposés, ou qu’il les a contrés d’une manière
insuffisante du point de vue de celui dont il a voulu précéder
l’objection.
Corrélativement, les scientifiques de laboratoire ne discutent que
rarement entre eux, «  d’homme à homme  », échangeant des
arguments rationnels ou de bon sens, cherchant les bases
d’accords qui pourraient être dignes de fonder un consensus. Ils
discutent par dispositifs expérimentaux interposés. C’est pourquoi
la «  compétence  » est requise  : la démonstration expérimentale
n’est pas une simple affaire logique, que tout un chacun pourrait
contrôler, c’est une question de mise à l’épreuve de prétentions. Il
s’agit de savoir - non pas de manière absolue mais eu égard aux
savoirs et moyens techniques d’une époque - si le lien entre « fait »
et «  interprétation  », le «  témoignage du fait  », est capable de
résister à la contestation, de s’imposer quelles que soient les idées,
les convictions et, le cas échéant, les ambitions que contrecarre ce
témoignage.
L’objectivité n’a donc pas trait à une attitude des scientifiques, qui
sont aussi passionnés, ambitieux, monomaniaques que quiconque.
Elle traduit les épreuves qu’un «  fait  » doit subir avant d’être
reconnu comme «  scientifique  », de faire référence pour la
communauté qu’il concerne. Ces épreuves n’ont pas pour objet ce
que le scientifique pense - est-il véritablement « neutre » ? - mais ce
que son dispositif lui permet de prétendre. Un collègue analysant la
position d’un autre collègue en termes de «  pensée  », de
convictions, d’idées, est toujours un adversaire. Non pas parce qu’il
accuserait l’autre d’être «  subjectif  », mais parce qu’il nie, par ce
type d’analyse, que ce que cet autre propose ait la moindre chance
de surmonter les épreuves qui vérifieraient ses prétentions, parce
qu’il annonce que, en ce qui le concerne, il ne dépensera ni un sou
ni une heure pour formuler une objection précise. Il n’est pire destin
pour une proposition innovante que d’être jugée indigne même de
la mise à l’épreuve que constitue une controverse effective. Avant
même cette mise à l’épreuve, elle a été condamnée comme « non
scientifique », n’offrant aucune chance de résister à la controverse.
C’est souvent lorsque sa proposition est de la sorte rejetée, sans
même avoir été «  sérieusement examinée  », que le scientifique
frustré se tourne vers le public, le prend à témoin du dogmatisme de
ses collègues, de la censure dont il fait l’objet. Et parfois, il n’a pas
tout à fait tort. Néanmoins, le public est bien incapable de l’aider, et
le fait qu’il s’adresse à des «  incompétents  » achève de le
condamner aux yeux de ses collègues. Dans la mesure où le public
n’est pas qualifié pour juger les «  faits  » mais s’intéresse aux
«  idées  », n’est-ce pas en effet la preuve que le «  fait  » proposé
avait pour intérêt d’illustrer une idée séduisante, non de forcer
l’accord de ceux qui sont susceptibles de s’y rapporter, et ce,
quelles que soient leurs idées ?
L’histoire des sciences expérimentales n’est pas juste, parce
qu’elle est éminemment sélective et dépend, en fait, largement de
jugements de valeur. Il est impossible de dénombrer le nombre de
propositions qui « auraient pu » avoir leur chance et devenir viables,
et ont été rejetées d’un haussement d’épaules. Et il est tout aussi
vrai que certaines propositions sont «  prises au sérieux  » parce
qu’elles viennent d’un auteur connu ou respecté, ou s’inscrivent
dans une perspective reconnue comme plausible par la
communauté concernée. Il s’agit donc bien d’une histoire
parfaitement capable de gaspiller des opportunités, d’écarter ce qui
aurait pu, dans d’autres conditions, devenir «  savoir scientifique  »,
et non pas d’une histoire « optimale » produisant, à chaque instant,
lemeilleur jugement possible sur ce qui est proposé. Cependant,
c’est, globalement, une histoire relativement fiable quant à ce
qu’elle accepte. Et cela parce que ceux qu’elle réunit, les
«  collègues compétents  », ont tous intérêt à ce que la proposition
retenue « tienne » effectivement. En effet, aucune proposition, dans
cette histoire, n’intéresse en tant que vérité finale, à laquelle chacun
pourrait s’arrêter. Si elle est intéressante, c’est précisément par ce
qu’elle peut apporter à cette histoire, par les possibilités nouvelles
d’expérimentation et d’interprétation qu’elle peut y créer. Et donc
tous ceux qui pourraient participer à cette création ont intérêt à ce
que cette proposition dont dépendra, le cas échéant, la leur, soit
fiable, que le lien entre «  fait  » et «  interprétation  » résiste aux
épreuves qui tenteront de le détruire.
En l’occurrence, la clôture de la communauté, le fait que seuls les
collègues «  compétents  » aient voix au chapitre, ne doit pas être
conçu comme un abus de pouvoir  : ils sont effectivement les
premiers intéressés à faire la différence entre ce qui tient et ce qui
ne tient pas, car c’est pour eux que la proposition nouvelle fait une
différence, ouvre certains chemins, en interdit d’autres. Cependant,
et j’y reviendrai dans le paragraphe suivant, cette clôture n’est pas
définitive si le résultat est de quelque importance  : il faudra en
intéresser d’autres, faire exister le résultat pour d’autres intérêts. Et
là, de tout autres types d’histoires vont pouvoir commencer. En
attendant, peut-être comprenons-nous désormais un peu mieux ce
lieu singulier qu’est un laboratoire, ou plus précisément un
ensemble de laboratoires ayant le même type de pratique  :  un
laboratoire «  isolé  », créant du nouveau à lui tout seul, relève des
mauvaises fictions qui mettent en scène des savants fous et des
génies tout-puissants. Les laboratoires sont des lieux peuplés
d’instruments qui ne sont rien d’autre que d’anciens dispositifs
expérimentaux ayant gagné le statut de producteurs de données
dont l’interprétation a été reconnue comme fiable. L’avenir se
construit donc ici en ne cessant de réinventer le passé, d’attribuer à
ce qui a été « acquis » de nouveaux rôles et de nouvelles portées.
Et ce sont des lieux peuplés par des «  collègues  » unis par des
liens singuliers : coopération et rivalité, intérêt et polémique. Ils ont
vitalement besoin les uns des autres mais doivent, tout aussi
vitalement, mettre à l’épreuve toute proposition qui, si elle est
acceptée, engagera l’avenir commun (p. 106). Enfin, ce sont des
lieux extrêmement sélectifs car seuls y sont véritablement
intéressants des phénomènes capables de subir, sans perdre leur
signification, les terribles épreuves qui permettront, le cas échéant,
d’en faire des témoins fiables, capables d’imposer à tous les
intéressés que la manière dont ils sont caractérisés est bel et bien
« objective ».

Pur et impur

Les scientifiques affirment souvent que leurs résultats sont


neutres, et que la société est responsable d’applications le cas
échéant négatives. Peut-on tenir l’inventeur de la hache pour
responsable de ce qu’elle peut servir à tuer  ? On remarquera
cependant que rares sont ceux qui font le même raisonnement
lorsque l’application est bénéfique et qui refusent, par exemple, tout
lien entre la recherche « pure » et la création des antibiotiques ou
les nombreux appareils d’analyse qui peuplent les hôpitaux et
sauvent des vies humaines. Ce que je veux montrer, c’est que les
scientifiques, qu’ils fassent le lien entre une recherche et son
application ou refusent l’application comme « impure », ont à la fois
raison et tort. Raison parce que, pour qu’un «  résultat  » de
laboratoire soit à l’origine d’un procédé, d’un dispositif, d’un produit
intéressant la vie de la société, il faut effectivement qu’il ait changé
de main, qu’il soit devenu «  intéressant  » pour une foule d’autres
acteurs que les «  collègues compétents  ». Tort, parce que les
scientifiques « compétents » ne subissent pas du tout cette création
d’intérêts qui ne sont pas les leurs, mais la recherchent activement
car l’avenir de ce qu’ils ont trouvé en dépend. Bref, le scientifique
n’est pas maître des intérêts qui vont permettre à sa création de
«  sortir du laboratoire  », mais il est assez rare que ces intérêts se
coalisent d’eux-mêmes sans qu’il ait activement cherché à les
promouvoir.
Il existe bien sûr des créateurs auxquels suffit leur propre
création, en l’occurrence le fait que ce qu’ils ont proposé ait été
reconnu par leurs collègues compétents. Mais la plupart - et
comment ne pas les comprendre  ? - se préoccupent aussi de la
portée que pourrait avoir leur création, de la manière dont elle
pourrait intervenir dans d’autres champs, créer de nouveaux liens.
Et si les sciences créent bel et bien de nouveaux êtres, dont
l’existence a pour preuve la multiplicité  des pratiques hétérogènes
qui s’y réfèrent, c’est à ce type de préoccupation que nous le
devons.
Il est assez facile d’intéresser le «  grand public  » aux
perspectives merveilleuses ouvertes par une nouvelle molécule
appartenant au métabolisme du cerveau, par la possibilité de
décrypter le génome humain ou par les «  supercordes  » qui
pourraient permettre l’unification des interactions physiques. Dans
ces trois cas, nous avons affaire aux produits d’une science de
laboratoire car la molécule, comme le génome et les interactions
physiques, sont des «  êtres  » de laboratoire, qui n’ont pas d’autre
signification que l’ensemble des témoignages fiables qui
construisent leur prétention à exister. Et pourtant, on va le voir, ces
êtres suscitent des problèmes très différents dès qu’il est question
de savoir quelle sera leur « portée », pour qui ils existeront, pour qui
ils feront une différence. Et c’est ici que nous allons retrouver la
diversité des pouvoirs que nous avions un instant laissée de côté.
Scandale, déconvenue, tristesse : le Sénat américain a, en 1995,
supprimé les crédits destinés à la construction du supercollider qui
aurait dû permettre un «  nouveau pas en avant  » dans la
découverte de la matière et de ses interactions. Beaucoup de
jeunes physiciens américains qui travaillaient à l’unification des
interactions ont entendu le signal : ils exercent désormais leur talent
dans les institutions financières de Wall Street où leur compétence
a trouvé à se recycler. Leurs professeurs se désespèrent et
dénoncent la perte d’âme d’une civilisation qui renonce à poursuivre
la construction des « cathédrales » de notre époque, ces lieux que,
de manière désintéressée, l’homme consacre aux questions
ultimes. Outre que les cathédrales du Moyen Âge n’étaient pas du
tout des investissements désintéressés, mais des hauts lieux
d’activité économique, ce type d’argument traduit bien le fait que la
physique des hautes énergies, désintéressée, n’intéresse
effectivement, au sens de création de liens et de possibles, que les
physiciens spécialisés. Quant à la perte d’âme, au dynamisme
d’une civilisation capable d’un effort désintéressé, l’argument a bien
marché pendant la guerre froide, soutenu par l’exemple des
« Russes qui, eux… ». Il ne marche plus désormais.
Tout autre est le cas de figure du « génome humain », la lecture
des séquences de mononucléotides qui constituent les molécules
d’ADN contenues dans chaque cellule du corps humain, et à partir
desquelles sont notamment synthétisées les protéines sans
lesquelles il n’y aurait pas de vivant. Lire le génome, n’est-ce pas
«  percer le secret  » de l’individu, avoir accès à sa vérité au sens
biologique, médical, et, pourquoi pas, psychologique  ? Ici, les
intérêts se pressent en foule, un peu comme dans le cas de la
découverte de l’Amérique. Et, comme dans le cas de l’Amérique, il
n’y a pas besoin de traverser effectivement l’océan - c’est-à-dire de
créer un lien effectif, résistant aux épreuves, entre un trait humain et
son interprétation génétique - pour participer à l’histoire. Des
«  corrélations  » montrant que, de manière statistique, telle
« différence génétique » peut prédisposer à telle maladie, voire à tel
trait de personnalité, suffisent pour entrer dans la danse, pour
bénéficier de crédits de recherche  : la référence au génétique ne
traduit-elle pas que ces recherches quittent le domaine du « mou »,
du «  qualitatif  », pour devenir «  vraiment scientifiques  »  ? Et bien
d’autres acteurs sont intéressés par de telles corrélations  :
compagnies d’assurances, producteurs de tests d’embauche,
criminologues, diététiciens, bref, tous ceux que la définition d’un
«  groupe à risque  » peut outiller. Certaines de ces recherches
peuvent être fructueuses, d’autres pas du tout. En tout état de
cause, c’est leur coalition, la coalition des intérêts disparates réunis
par le génome, qui dessine un avenir possible où les humains
parleront eux-mêmes de leur avenir, de leurs possibilités, de leur
identité en termes génétiques.
La redoutable singularité du cas de figure que je viens
d’esquisser tient à l’incontrôlable glissade qu’elle traduit quant au
sujet des énoncés tenus « au nom de la science ». Les corrélations
statistiques permettent de passer de l’hypothèse d’une « différence
génétique  », dont le sujet est donc une séquence d’ADN, à un
énoncé dont le sujet est une prédisposition à une maladie, voire un
trait permettant de caractériser un humain : de la séquence d’ADN à
l’«  humain risquant telle maladie  », voire à l’humain «  agressif  »,
«  schizophrène  », etc. Cette glissade est facile parce que les
acteurs qui l’opèrent n’ont aucun intérêt à la voir mise en cause, et
cela parce que, dans ce cas, les effets de l’opération ne dépendent
pas du tout du fait que celle-ci soit capable de résister à la
controverse. Ce qui s’énonce à propos des humains peut bien être
non seulement partiel mais surtout partial (p. 28), l’important est que
l’énoncé accompagne et justifie la mise en place de procédures, de
dispositifs, d’habitudes à inculquer au « public », et qui sont, en tant
que tels, créateurs d’un avenir qui procédera «  au nom de la
science » (p. 11).
En revanche, lorsque l’identification d’une séquence particulière
du génome humain prétend mener à une application médicale,
c’est-à-dire à un pouvoir effectif, un pouvoir qui ne tienne pas
seulement au repérage (et à ses suites, c’est-à-dire l’élimination
éventuelle d’ovules fécondés repérés comme «  appartenant à un
groupe à risque  »), mais traduise et mette en risque la pertinence
du lien créé, nous entrons dans un cas de figure assez différent : le
troisième, celui dont j’ai donné pour exemple la question posée à
ses créateurs par une molécule identifiée comme partie prenante
du métabolisme du cerveau.
Soit donc une telle molécule. Elle n’existe d’abord que pour les
habitants des laboratoires aux épreuves desquels elle a résisté. Qui
intéressera-t-elle d’autre  ? Pour qui fera-t-elle une différence  ?
Quelle sera, en d’autres termes, sa «  portée  », le nombre et
l’importance des champs où elle comptera ? Elle pourrait rester une
molécule parmi les milliers d’autres qui interviennent dans le
fonctionnement du cerveau. Mais elle pourrait également devenir
une «  molécule révolutionnaire  », ouvrant à une compréhension
nouvelle du cerveau, et valoir alors à ses inventeurs un prix Nobel.
Et elle pourrait de surcroît être au point de départ de nouvelles
thérapies, et faire la fortune de l’entreprise pharmaceutique qui
aurait l’audace de miser sur elle. Ces possibles, qui font la
différence entre un honorable travail scientifique et un triomphe de
la recherche, la molécule «  en elle-même  » n’a pas du tout le
pouvoir de les actualiser. Il faut tout un travail, une stratégie
passionnée, créatrice de liens et d’intérêts (p. 48). Mais si, d’une
manière ou d’une autre, ces possibles se réalisent, le succès ne
sera pas non plus arbitraire, pur produit de stratégies humaines. En
effet, il ne suffit pas que la molécule intéresse l’industrie ou d’autres
laboratoires qui posent d’autres questions au cerveau pour que se
créent effectivement les liens dont dépend la manière dont on
parlera d’elle et de sa découverte. Il faut qu’elle réponde aux
exigences nouvelles, différentes de celles qu’elle a déjà satisfaites,
qui caractérisent ces industries ou laboratoires qu’elle a intéressés.
Les industries pharmaceutiques testent des millions de molécules
pour en identifier une capable de devenir médicament, et les
laboratoires neurobiologiques ne se contentent pas de promesses
rhétoriques. Il faudra, dans les deux cas, que la molécule
«  prometteuse  » tienne certaines de ses promesses, ouvre
effectivement de nouveaux champs d’action à ceux qui la prennent
en compte.
Ce dernier cas de figure est le plus classique. Et l’ensemble des
trois cas montre pourquoi il est vain, en matière de science,
d’opposer le pur et l’impur. Oui, la physique de pointe doit être dite
«  pure  », car l’existence d’une nouvelle particule se produisant de
manière ultra-fugace dans un supercollider ne fait de différence
pour nul autre que les physiciens spécialistes. Mais la pureté, ici,
est un échec, une vulnérabilité. Si, comme les noyaux atomiques et
la radioactivité, les particules élémentaires avaient pu générer des
liens avec d’autres domaines pratiques, les physiciens ne se
seraient pas privés de les faire valoir. Et, en l’absence de tels liens,
ils ont fait valoir tout ce qu’ils pouvaient, depuis la compétition avec
l’Est jusqu’aux démonstrations pseudo-historiques prouvant le lien
entre la puissance économique d’une nation et l’intérêt qu’elle
consacre aux grandes questions qui préoccupent l’humanité. Oui,
l’entreprise « génome humain » est profondément impure, et, si elle
est redoutable, ce n’est pas parce qu’elle coalise trop d’intérêts
disparates, mais parce que la coalition, dans ce cas, est trop facile,
parce qu’elle est susceptible de réunir tous ceux qui trouveront
intérêt à transformer une différence statistique en instrument de tri,
de sélection, de contrôle. Quant à la molécule, son trajet éventuel
dans nos procédés traduit de manière typique le mixte inséparable
de « pur » et d’« impur » qui construit nos savoirs et nos pratiques.
Sans l’«  impur  » des stratégies des scientifiques pour intéresser
d’autres partenaires, sans les intérêts de ces autres, qui incluent les
questions de brevet, de profit, sans le privilège attribué à la
médication chimique, le prestige scientifique qu’assure toute
amorce d’« explication » du comportement en termes moléculaires,
la molécule n’aurait que peu de chances de quitter les laboratoires
où elle a été identifiée. Mais pour qu’elle les quitte effectivement,
pour qu’elle gagne la possibilité d’exister pour d’autres que ceux qui
l’ont créée, rien de tout cela ne suffit. Ce n’est pas de la « pureté »
de son trajet, du caractère désintéressé de ceux qui la promeuvent
mais des épreuves qui l’attendent, des exigences qu’elle devra
satisfaire, des controverses qu’elle suscitera que dépendra le degré
de fiabilité que nous pourrons reconnaître aux savoirs et aux
pratiques qui se construiront en la prenant pour référence.
3
Le poison du pouvoir
Pouvoirs multiples

«  On peut  ». Il y a peu d’expressions dotées de sens aussi


multiples que celle-là, car le pouvoir doit s’entendre dans des sens
très différents. Or cette différence est spécialement importante
lorsqu’il s’agit de sciences. En effet, tout succès scientifique
important, toute innovation qui ouvre de nouveaux possibles pour
des scientifiques appartenant à des champs distincts, pour le
développement technique et industriel et pour la vie sociale associe
et enchevêtre des formes de pouvoir éminemment différentes.
Un seul type de pouvoir singularise véritablement la science.
Lorsque Galilée, il y a près de quatre siècles, a découvert que des
billes roulant sur un plan incliné lui donnaient le pouvoir de forcer
les scientifiques de son temps à reconnaître que le mouvement de
la bille devait être décrit d’une manière et d’une seule, il a découvert
en même temps ce pouvoir, le pouvoir de l’expérimentation. La
« loi » du mouvement des corps qui tombent a, depuis Newton, été
généralisée pour inclure par exemple le mouvement des planètes
autour du Soleil, mais quiconque a affaire au plan incliné est
toujours forcé de tirer les mêmes conclusions que Galilée. Ce plan
est le premier exemple de dispositif expérimental parce qu’il
marque la découverte d’un pouvoir de type nouveau : il est possible
de mettre en scène un fait de telle sorte que, face à un doute, une
critique, une autre interprétation, le scientifique puisse se tourner
vers son dispositif et le faire répondre à sa place. Le dispositif
transforme un phénomène naturel en argument, il crée des faits qui
font autorité.
Cependant, ce pouvoir singulier est également très rare. La
possibilité de conférer à un phénomène le pouvoir de déterminer
comment il doit être décrit est toujours un événement. Et c’est à
propos d’un tel événement que d’autres types de pouvoirs se
rassemblent. Quelle est la portée de la démonstration  ? Qui
concerne-t-elle  ? Ce ne sont pas des questions auxquelles le
laboratoire peut répondre parce que la force de la démonstration
qui s’y est produite dépend de la mise en scène du phénomène.
Que se passe-t-il si le plan incliné de Galilée n’est pas lisse, si le
frottement n’est pas négligeable ? La chute de la bille redevient un
phénomène compliqué, qui peut être décrit de différentes manières.
La démonstration a perdu sa force.
Il existe des cas où l’affaire est claire. Idéalement, pour qu’il n’y
ait aucun frottement, il faudrait faire le vide. Mais, en l’absence d’air,
les oiseaux seraient incapables de voler. Donc la présence d’air, qui
peut être jugée «  simple facteur de complication  » pour le
mouvement des corps qui tombent, devient un élément essentiel
pour le mouvement des oiseaux. Les scientifiques sont forcés de
reconnaître qu’il y a là une véritable limite au pouvoir des lois de
Galilée. Parfois, en revanche, ils se jugent libres de considérer que
les limites qu’ils rencontrent ne comptent pas vraiment, que tout
devrait s’arranger lorsque les choses seront mieux comprises.
Ainsi, les microbes de Pasteur ne suffisaient pas à expliquer
pourquoi certains meurent et d’autres guérissent. Suffirait-il de
mieux comprendre leur action  ? Depuis, l’étude des défenses
immunitaires du corps vivant a fait d’énormes progrès, mais plus
elle a progressé, plus le problème s’est compliqué. Le pouvoir du
laboratoire, qui permet de mettre en scène des aspects des
mécanismes immunitaires, d’identifier les molécules qui y sont
impliquées, permet de moins en moins de faire la différence entre
« ce qui compte » et « ce qui est secondaire » et peut être négligé.
Comment le « moral », la confiance des patients, leur optimisme ou
leur défaitisme comptent-ils  ? Certains attendent une nouvelle
«  révolution  » qui permettra d’oublier que l’on a affaire à autre
chose qu’à une symphonie compliquée de mécanismes
moléculaires, d’autres affirment qu’il faut emprunter d’autres voies,
qui s’adressent au malade qui souffre et non à ses molécules.
Il est impossible de dire que la «  révolution  » attendue ne se
produira jamais. En revanche, on peut observer, dans ce cas
indécis, le jeu de pouvoirs qui ne sont pas ceux du laboratoire.
Il y a d’abord le pouvoir social. Si la question de la guérison
mettait en avant le malade et non pas des êtres (les microbes, les
antigènes, les anticorps, etc.) qui peuvent être mis en scène au
laboratoire, elle ne pourrait pas devenir une «  question
expérimentale ». On ne peut pas à la fois se poser la question de ce
qui permet à un homme qui souffre, espère, fait confiance, prie ou
désespère de guérir, et le soumettre aux épreuves expérimentales
qui permettent de démontrer. Ce qui signifie que les savoirs que
nous pourrions produire à ce sujet - et que les humains ont sans
doute déjà produits au cours de leur longue histoire (p. 100) - ne
pourront pas être dits «  objectifs  », capables de résister à la
controverse. Ils posent donc la question du statut de ces savoirs
qu’il faut cultiver, mais dont on ne peut attendre qu’ils aient le
pouvoir de réduire au silence ceux qui les mettent en doute.
Dans la mesure où seuls sont reçus comme « scientifiques » les
savoirs qui ont ce pouvoir (p. 35), celui qui tente de faire exister des
pratiques différentes, s’adressant autrement au malade, est
immédiatement disqualifié comme «  charlatan  ». En revanche,
auront droit de cité, comme approche scientifique du problème, de
«  très sérieuses  » études psychosociologiques qui se bornent à
tenter de mettre à jour des régularités statistiques à propos des
«  modes de guérison  ». Lorsque le pouvoir inventif du laboratoire,
qui crée ses propres questions et fait exister des êtres dont nous
n’avions aucune idée, trouve ses limites, c’est souvent ce qui se
passe : le « reste » est jugé comme un véritable résidu, non comme
une matière pour d’autres types d’invention pratiques. Il est traité
comme tel  : on quantifie, on cherche des corrélations statistiques,
des relations entre facteurs, toutes choses qui peuvent être utiles
mais qui, dans ce cas, dissimulent le problème. Jamais une étude
statistique ne nous permettra de savoir comment nous adresser à
une victime du sida, comment l’aider dans l’épreuve, comment
inventer des dispositifs qui nourrissent sa capacité de résistance à
la maladie.
Cette disqualification du « reste », de ce qui ne peut être défini en
laboratoire, traduit une autre disqualification  : si les malades sont
juste bons à nourrir des statistiques, n’est-ce pas parce qu’eux-
mêmes sont muets, impuissants, incapables de faire reconnaître
leur problème indépendamment de la définition qu’en donne le
laboratoire ? (p. 100)
Par ailleurs, il y a des choses que nous savons d’ores et déjà, et
dont nous ne tenons pas compte. Si le « moral » compte, la manière
dont un malade est accueilli à l’hôpital, pris en charge, la manière
dont on s’adresse à lui devrait « compter ». Et donc le nombre des
infirmières, leur disponibilité, la multiplicité de leurs rôles, la façon
dont le médecin s’adresse au malade, voire la qualité de la
nourriture devraient «  compter  » au même titre que les dispositifs
techniques d’investigation et d’intervention. On sait qu’il n’en est
rien. Les choix d’investissement privilégient les équipements
techniques et contribuent ce faisant à renforcer l’idée que seuls les
savoirs scientifiques et techniques qui ont conditionné le
développement de ces équipements comptent vraiment dans la
question de la guérison. Le pouvoir qui permet ces choix est mixte.
Entrent en compte les modes de calcul qui président aux
investissements, la formation professionnelle des médecins, le
mépris de classe à l’encontre des infirmières, les pressions des
industriels qui « font tourner la machine économique », la confiance
que les malades fondent dans le «  pouvoir de la science  », et j’en
passe. Et bien sûr, pour comprendre ce dernier trait, le contraste
entre le fait que les malades veuillent bénéficier de « ce qu’il y a de
mieux  » en matière de technique et acceptent en revanche qu’à
l’hôpital on puisse les traiter comme des enfants, des imbéciles ou
des gêneurs, il faudrait invoquer d’autres ingrédients encore. En
bref, une multitude de pouvoirs participent à ce fait étonnant  : tout
se passe comme si l’idéal auquel répond l’hospitalisation était que
l’on puisse laisser son cerveau chez soi et n’envoyer à l’hôpital que
son corps « en mauvais état ».
Ne pas tenir compte de ce que l’on sait est, en général, ce que
l’on appelle de l’« irrationalité ». Et dans le cas d’irrationalités de ce
genre, le pouvoir n’est jamais loin. Lorsque les résultats de
laboratoire et les êtres créés par ce laboratoire se retrouvent en
position centrale dans des questions qui préoccupent la vie des
individus, la vie sociale, la manière dont nous concevons notre
avenir, ses risques et ses promesses, une seule question doit être
posée. Celle du pouvoir, et le plus souvent de la coalition de
pouvoirs distincts, qui a eu intérêt à faire oublier une différence qui
compte au moins autant que celle entre la pierre qui roule et
l’oiseau qui vole  : la différence entre les questions intéressantes
parce qu’elles permettent une démonstration expérimentale, et les
questions qui intéressent la vie des humains.

Cerveaux mutilés

Dans la mesure où la différence entre les questions n’est pas


faite, où prédomine l’idée que toute question qui semble impliquer
des savoirs, des mesures à prendre, des états de chose à gérer
relève de la science, on ne s’étonnera pas de ce que le paysage de
nos savoirs soit saturé d’entreprises qui revendiquent pour elles-
mêmes l’autorité que la science expérimentale est censée devoir à
son « objectivité ».
Il existe des sciences qui se présentent comme objectives mais
procèdent à l’accumulation de données, au classement
bureaucratique de nombres qui peuvent porter sur tout et n’importe
quoi. Tout est mesurable, si l’on ne se pose pas la question, qui est
primordiale au laboratoire, de savoir ce que signifie la mesure, de
quoi elle témoigne, ce qu’elle permet de montrer. Ces sciences sont
reconnaissables au culte qu’elles vouent à la « méthodologie », à la
«  méthode scientifique  ». C’est en effet la seule chose à laquelle
elles puissent prétendre, puisqu’elles ne créent pas leurs propres
questions  : savoir constituer un bon échantillon, évaluer la fiabilité
d’un résultat statistique, s’assurer que les données récoltées ne
sont pas systématiquement biaisées, etc. Ce genre de science
bénéficie du développement des instruments statistiques, comme
aussi, aujourd’hui, de la puissance de calcul des ordinateurs, mais
n’a rien, strictement rien, à voir avec la pratique créatrice des
sciences expérimentales. Jamais le résultat de telles mesures ne
fera vraiment battre le cœur de l’enquêteur, se demandant s’il a
inventé une « bonne » question, s’il a créé un point de vue que ses
collègues ne pourront ignorer (p. 87). Les résultats s’accumulent et
fournissent le cas échéant de «  précieuses indications  », faute de
mieux, mais ils peuvent tout aussi bien dissimuler les problèmes et
le « faute de mieux » devient alors en lui-même redoutable.
Un nombre peut en cacher un autre ou cacher une question pour
laquelle il n’y a pas de nombre. Ainsi, les statistiques portant sur
l’échec scolaire, même si elles prennent en compte le statut
économique et social des parents, peuvent, le cas échéant,
dissimuler le fait que ce qu’est l’école n’a pas de signification
indépendamment de la question de ce qu’elle permet d’espérer, et
notamment des perspectives auxquelles ouvre un diplôme. Mais ce
qu’elles sont bel et bien vouées à ignorer, à renvoyer à la
«  subjectivité  », hors science, ce sont des questions du genre  :
qu’est-ce qui fait qu’une classe «  marche  », qu’un enseignant
réussit à transmettre à ses élèves en quoi la matière qui leur est
enseignée est en effet digne d’être transmise de génération en
génération  ? De telles questions ne trouvent pas leurs réponses
dans les chiffres, mais elles ne sont pas pour autant
« subjectives » : elles portent, en partie en tout cas, sur l’ensemble
des dispositifs  de formation, de «  recyclage  », de contrôle, qui
contribuent soit à asservir l’enseignant face à la triple autorité du
savoir, des pédagogues et de l’administration, soit à lui donner les
moyens de créer ce que son rôle exige de lui. Aujourd’hui, les
«  bons profs  » existent plutôt malgré ce qui est censé les soutenir
que grâce à ceux qui prétendent les aider (p. 111).
Il faut oser affirmer que, dans ce cas, les jugements qui
distribuent ce qui peut être objectivement évalué ou contrôlé et ce
qui «  reste  » contribuent à mutiler les cerveaux, à borner les
problèmes et à empêcher les questions. Et il faut oser reconnaître
qu’il existe bel et bien des sciences qui supposent ce genre de
mutilation. Dans le cas des statistiques, la mutilation ne se produit
que si le statisticien pense définir ce qui, seul, « compte », les seuls
« vrais » problèmes. Mais les sciences qui tentent de soumettre aux
conditions du laboratoire, de la démonstration expérimentale, ce qui
ne peut l’être que par abus de pouvoir, exigent, quant à elles, de
manière directe, une double mutilation : celle de ce qui est étudié et
celle de celui ou celle qui étudie.
Soit un rat dans un laboratoire de psychologie expérimentale, tel
qu’il en a fleuri dans toutes les universités : enfermé dans une boîte,
pressant sur une pédale et obtenant des boulettes de nourriture. Ce
rat - les observations éthologiques portant sur les rats dans un
environnement «  naturel  » en témoignent - est, de fait, mutilé,
prisonnier d’un univers arbitraire où l’ensemble des stratégies qui lui
permettent de « s’y reconnaître » (quoi que ce mot veuille dire pour
un rat) n’ont plus cours. Il est réduit à un comportement dont la
seule signification renvoie non à ce qui fait qu’un rat se comporte
comme un rat, mais à l’impératif d’observation et de mesure.
Corrélativement, à part des différences quantitatives, rien dans une
expérience de ce genre ne permettra de savoir si l’on s’est adressé
à un rat ou à un pigeon, deux êtres qui pourtant, en liberté, n’ont pas
grand-chose à voir l’un avec l’autre. En d’autres termes, pigeons,
rats et autres animaux expérimentaux sont ici définis par un abus
de pouvoir. C’est l’expérimentateur qui a décidé de les soumettre à
un dispositif qui répond à la question que lui-même se pose, et ils
sont parfaitement incapables de mettre en cause la pertinence de
cette question, de faire apparaître qu’un rat et un pigeon, ce n’est
pas la même chose. Ils sont au service d’un dispositif destiné à
produire des mesures quantifiables.
Les humains, s’ils sont soumis à un dispositif de ce genre, si on
leur demande de procéder, au nom de la science, à une activité
complètement dénuée de sens pour eux, se rebelleront ou se
soumettront en pensant : « Ces scientifiques savent mieux. » Ce qui
signifie qu’ils accepteront alors, «  au nom de la science  », de
renoncer à leur propre intelligence, à leur capacité d’exiger de
comprendre ce qui leur arrive. Lorsque cette soumission est une
condition de l’expérimentation, c’est-à-dire lorsque le « sujet » doit,
pour que celle-ci soit valide, être mis dans l’incapacité de savoir où
le scientifique veut en venir, doit être trompé sur ce point, ou doit
subir une épreuve où sa compréhension ou son incompréhension
ne font aucune différence (restituer de mémoire une liste de termes
dénués de signification par exemple), il est, tout aussi bien que le
rat ou le pigeon, «  mutilé  » au nom de la science. Sa capacité à
construire un point de vue, à interpréter ce qui lui arrive, à se
demander ce qu’on lui veut, capacité qui fait de lui un être humain, a
été définie comme « obstacle » à la démarche scientifique et court-
circuitée. Il est défini par sa soumission, qui devient la condition à
l’objectivité de la mesure.
Au laboratoire où Galilée a inventé la manière d’interroger les
corps qui tombent sans frottement, ou dans celui où Pasteur a
identifié les micro-organismes, la mise en scène n’est jamais une
mutilation, n’impose jamais la soumission ou l’obéissance. C’est
pourquoi le fait de découvrir que les corps qui tombent obéissent
effectivement à une loi, que l’activité des microorganismes peut être
mise en scène de telle sorte que nul ne puisse douter de leur
existence est bel et bien un événement. Dans les laboratoires qui
imposent la soumission et l’obéissance, il n’y a pas d’événement,
seulement l’exercice d’un rapport de force, contrainte unilatérale
pour les animaux, rapports d’autorité, de prestige, de confiance « en
la science » pour les humains.
Corrélativement, Galilée ou Pasteur se doivent de poser toutes
les questions possibles à leur dispositif, de se demander de toutes
les manières imaginables si ce n’est pas ce dispositif qui est
responsable de la réponse, s’il n’y a pas un défaut caché qui
permettrait de dire  : si vous procédez ainsi, bien entendu vous
obtiendrez telle réponse, mais elle ne prouve rien parce que c’est
vous qui, sans le vouloir, l’avez imposée. S’ils ne l’avaient fait,
d’autres l’auraient fait pour eux, et ils auraient été vaincus dans la
controverse. Ainsi, contre son rival Pouchet, tenant de la génération
spontanée (p. 41) qui prétendait que, dans son laboratoire, des
bouillons de culture bien chauffés (de telle sorte que tous les micro-
organismes auraient dû être tués), fermentaient néanmoins -
preuve de la génération spontanée -, Pasteur affirma que c’était
Pouchet lui-même qui avait dû « contaminer » son expérience sans
le vouloir, en l’occurrence en introduisant les micro-organismes au
moment où il ouvrait les tubes après l’ébullition. La vie que Pouchet
observait ne prouvait rien, c’est lui-même qui en était responsable.
En revanche, il y a des questions qu’il ne faut pas poser au
laboratoire de psychologie expérimentale, et tous les psychologues
compétents savent qu’il ne faut pas les poser. Que nous apprend le
rat enfermé sur le rat en liberté  ? Qu’est-ce qui, dans son
comportement, est dû à la contrainte qu’il subit  ? On haussera les
épaules si quelqu’un ose de telles questions, preuve qu’il ne
comprend rien à la science, qui ne doit prendre en compte que des
données mesurables. Et le scientifique, au nom de la science, doit
ainsi se mutiler lui-même, oublier toutes les questions qu’il lui est
interdit de poser, oublier, le cas échéant, la panique du rat, sa
souffrance s’il reçoit des chocs électriques, nier qu’il y ait un
quelconque rapport entre ce qu’il fait subir et ce que lui-même
ressentirait s’il était soumis à ce genre d’expérience. La démarche
scientifique, ici, exige du scientifique qu’il devienne insensible et fort
peu curieux. Elle peut même, l’histoire l’a démontré, créer une
proximité inquiétante entre chercheurs et tortionnaires. Celui qui a
pris l’habitude d’exiger la soumission de l’autre en tant que
condition de son propre savoir peut devenir vulnérable à la
fascination de situations où, «  enfin  », on peut traiter un humain
comme un rat ou un pigeon.

Démoraliser le pouvoir

Tenter de penser les sciences, au point où nous en sommes, c’est


tenter de les penser de telle sorte que la «  soumission  » qui
singularise les êtres de laboratoire, le fait qu’ils répondent de
manière fiable aux questions qu’on leur pose, ne devienne pas le
modèle général autour duquel se coalisent tous les pouvoirs (tous
intéressés à rendre invisibles, naturelles, les opérations de
soumission auxquelles ils procèdent).
Pour ce faire, souligner le caractère rare de l’événement que
constitue l’invention d’une pratique expérimentale n’est pas inutile.
Car c’est de cette invention que relève tout aussi bien ladite
soumission que l’objectivité à laquelle peut prétendre le savoir
expérimental. C’est dans la mesure où le phénomène soumis à la
mise en scène expérimentale peut bel et bien subir tous les tests
qui vérifieront la fiabilité de son témoignage que ce témoignage
sera dit «  objectif  », mettant d’accord tous ceux qui peuvent le
mettre à l’épreuve.
Cependant, une autre démarche, complémentaire, est tout aussi
utile. Il s’agit cette fois de chercher à affaiblir le rêve d’un progrès du
savoir expérimental qui en viendrait à recouvrir l’ensemble des
questions que nous pouvons poser aux phénomènes. Car, tantque
ce rêve conserve sa puissance, il paralyse l’invention de ce qui
pourrait être, dans tel ou tel domaine, un savoir digne de ce nom.
Les savoirs mutilés et mutilants qui occupent ce terrain «  faute de
mieux » ont alors tout pouvoir pour dénoncer et pourchasser en tant
que « non-objectives » les tentatives « hérétiques » par lesquelles
se cherchent de tels savoirs.
Il ne s’agit pas, pourtant, de poser des bornes au savoir
expérimental, de déterminer le domaine où il sera à tout jamais
impuissant. On ne pose pas de borne à l’événement et à l’invention.
Il s’agit de souligner qu’il s’agira toujours d’un événement, de
l’invention d’un accès local, sélectif, inattendu, jamais d’une
réponse « enfin expérimentale », « enfin objective » aux questions
qui nous préoccupent. En d’autres termes, rien n’empêche par
exemple que l’invention expérimentale pénètre un jour le domaine
que nous considérons être celui des « sciences de l’homme ». Mais
ces inventions ne constitueraient pas des réponses aux questions
que nous nous posons, elles apporteraient au contraire des
dimensions supplémentaires inattendues, qui compliquent nos
questions et les enrichissent.
Ainsi en est-il par exemple des études de psychologie cognitive
portant sur cette activité que l’on appelle « savoir lire ». Le lecteur
qui sait lire, «  lit  », littéralement, «  comme il respire  ».
Irrépressiblement. Quelles que soient les circonstances, je ne peux
m’empêcher de lire un mot si je vois une succession de lettres, ou
de tenter de le lire. «  Lire  » en ce sens est quelque chose qui
m’arrive, quelque chose à quoi je suis bel et bien soumise. C’est
pourquoi il n’est pas étonnant que la mise en scène des conditions
de fonctionnement de ce rapport irrépressible aux lettres et aux
mots puisse produire des résultats intéressants. Cependant, ces
résultats ne concernent pas directement la question qui nous
préoccupe vraiment, celle de l’apprentissage. Rien ne permet
d’« espérer » que les faits expérimentaux à propos du « savoir lire »
puissent guider l’« art d’apprendre à lire ». En effet, apprendre à lire
est tout sauf irrépressible. L’art d’apprendre suppose précisément
ces relations culturelles, affectives, sociales que le «  savoir lire  »
permet d’ignorer, lui dont la spécificité est précisément de procéder
en toutes circonstances. À cela les spécialistes répondent souvent -
car leurs subventions et leur prestige proviennent de ce qu’ils
permettent d’espérer des progrès dans l’apprentissage - qu’« il faut
commencer simple, on pourra ensuite prolonger vers des cas plus
complexes  ». Cette idée rassurante dissimule le fait que les
situations que l’on peut étudier au laboratoire ne sont pas
seulement simples mais activement définies en termes de
questions qui profitent de cette simplicité. Le laboratoire profite de
ce que le « savoir lire » est irrépressible, relativement indifférent aux
circonstances, et en particulier à celles qu’impose l’expérimentation.
L’idée de prolongement vers le plus complexe ignore ce «  petit
problème ».
Il n’en reste pas moins que les savoirs expérimentaux, ici, nous
enrichissent. Ils montrent en effet l’extraordinaire bricolage
sophistiqué que constitue cette performance apparemment si
simple dès lors qu’elle est « acquise ». Ils peuvent, en tant que tels,
inspirer aux enseignants un très salutaire respect quant à
l’extraordinaire épreuve, au prodigieux tour de force qu’ils
demandent à leurs élèves quand ils entreprennent de leur
«  apprendre à lire  ». Le savoir expérimental, ici, est fécond parce
qu’il complique nos jugements - c’est un âne, il n’y arrive pas -,
parce qu’il contrecarre l’inhumanité des méthodes qui osent poser
qu’il est « naturel » d’apprendre à lire.
Le pouvoir, ici celui des pédagogues, peut donc être
«  démoralisé  » en un double sens. D’une part, l’ensemble des
jugements de valeur quant à ce qu’est un apprentissage « normal »,
traduisant l’acquisition ordonnée d’un savoir dont chaque étape
prépare la suivante, est mis en question, perd son évidence
«  morale  » au sens où la morale fait communiquer ce qui est
«  normal  » et ce qui est «  bien  ». Apprendre à lire n’a rien de
normal. D’autre part, le pédagogue « démoralisé » peut être amené
à conclure que la spécificité de son champ, celui de l’apprentissage,
est précisément que l’on ne peut pas y faire l’économie des
circonstances affectives, relationnelles, culturelles et sociales, c’est-
à-dire que jamais la pédagogie n’atteindra le statut qu’elle
ambitionne, celle d’une discipline «  objective  »  : trouvant sa gloire
dans le fait de «  dépasser  » l’art entaché de subjectivité de
l’enseignant et d’édicter des méthodes ayant le pouvoir de définir,
quelles que soient les circonstances, ce que doit être la pratique de
ce dernier.
L’événement que constitue la création d’un savoir expérimental,
dans la mesure où il localise, identifie et «  exploite  » ce qui peut
alors être déclaré « effectivement simple », peut donc « démoraliser
le pouvoir » dans la mesure où cet événement est célébré en tant
qu’événement, c’est-à-dire où est mis en lumière le caractère
exceptionnel, non-généralisable, de la simplicité dont il profite. Le
mot d’ordre selon lequel « il faut commencer par le plus simple pour
arriver au plus complexe » est un mot d’ordre du pouvoir car c’est le
pouvoir qui a besoin, vitalement besoin, que ne soit pas mis en
lumière ce qui pourrait faire obstacle à ses opérations ; qui a donc
intérêt à ce que ces obstacles soient disqualifiés, définis comme
seulement provisoires, renvoyés à des valeurs subjectives et
changeantes que le progrès se chargera de réformer. Le
scientifique qui prend ce mot d’ordre à son propre compte est,
quelles que soient ses intentions, ses convictions, sa bonne
volonté, dangereux. Il peut - et c’est souvent le cas lorsque sa
pratique est effectivement inventive - se sentir contraint
d’« oublier » la singularité de la situation qui lui a permis d’inventer,
afin d’obtenir le financement de ses recherches. Il risque alors le
cynisme  : puisque ceux à qui il s’adresse demandent qu’on leur
promette la lune, pourquoi s’en priver… Au nom de l’intérêt de cette
recherche, il accepte de se faire l’allié du pouvoir, de confirmer le
mot d’ordre dont d’autres, qui n’inventent pas, profitent. Car le «  il
faut commencer par le plus simple… », avec sa connotation morale
d’humble humilité, de savoir honnête reconnaissant vertueusement
ses limites, est aussi le mot d’ordre qui rassemble tous ceux qui
«  simplifient  », mutilent, réduisent ce à quoi ils ont affaire à une
espèce d’ectoplasme méconnaissable, dont le seul intérêt est de
confirmer que le pouvoir qu’eux-mêmes exercent est légitime et
moral.
Démoraliser le pouvoir, créer la distinction entre l’exercice du
pouvoir qui simplifie, disqualifie et juge, d’une part, et l’événement
que constitue la découverte d’une possibilité de juger, de conférer à
un phénomène le pouvoir de témoigner «  objectivement  », de
l’autre, c’est donc affirmer que jamais un savoir intéressant n’a
délibérément commencé par le «  simple  ». Même si,
rétroactivement, la simplicité de ce à quoi il s’est adressé a pu être
mise en lumière, un savoir intéressant commence toujours déjà par
le pertinent. Il commence toujours par la découverte des questions
qui mettent en lumière la singularité de ce à quoi il s’adresse.
En quoi ce que vous proposez est-il pertinent pour nous  ? C’est
parce qu’ils se savent en droit de poser cette question que les
scientifiques intéressés par les résultats d’une autre science créent
avec elle des liens féconds. Et c’est parce que l’éventuelle
pertinence implique des transformations de signification, de
nouvelles exigences, qu’ils peuvent inventer de nouvelles
questions, de nouvelles épreuves auxquelles le lien éventuel devra
résister. Le caractère fiable des sciences, qui fait que nous ne
pouvons plus douter que l’« électron » ou la « bactérie » existent (p.
48), parce que trop de pratiques indépendantes s’y réfèrent,
provient de ce que chacune de ces pratiques, loin de se soumettre
à l’autorité du «  simple  », s’est intéressée au pertinent, à la
possibilité que la proposition de l’autre fasse une différence
effective pour ses propres questions. Et les entreprises
industrielles, lorsqu’elles s’intéressent à un résultat scientifique - par
exemple l’industrie pharmaceutique éventuellement intéressée par
une molécule jouant un rôle dans le métabolisme du cerveau (p. 59)
- posent la même question. À ceci près que les critères de
pertinence sont ici beaucoup plus disparates  : coût de
l’investissement, brevets, stratégie de l’entreprise, position des
autres entreprises rivales y interviennent tout autant que le bénéfice
éventuel que les malades pourraient tirer du nouveau médicament.
La question de la pertinence n’est pas morale, au sens où la
moralité transcenderait les intérêts particuliers au nom d’un
quelconque bien commun. Elle est au contraire profondément
intéressée et donc, en ce sens, amorale. Mais c’est une question
active, inventive, créatrice de liens, productrice de relations qui
n’imposent pas la soumission de l’un des termes à l’autre. C’est
pourquoi elle est opérante contre les pouvoirs qui se dissimulent
derrière la moralité, le bien commun qui est censé primer les
intérêts « corporatistes », le progrès objectif qui est censé réformer
les opinions trop attachées à leur particularité. Apprendre à oser
poser la question «  en quoi ce que vous proposez est-il pertinent
pour notre problème ? » est une façon de démoraliser le pouvoir.

Se méfier du progrès

Le mot «  pertinence  » a un antonyme qui a deux sens


complètement antagonistes. Impertinent peut signifier, au sens
positif, audacieux  : brisant les habitudes et les normes usuelles
pour faire apparaître cequi devait être tu. «  Le roi est nu  » dit
l’enfant impertinent. Mais il peut signifier aussi une question ou une
démarche qui ne mène nulle part, qui inspire des questions stériles
et des ambitions vaines. C’est en ce second sens que les
biologistes de l’évolution contemporains peuvent affirmer que les
idéaux d’une science qui a le pouvoir de juger ne sont pas
pertinents en ce qui les concerne, et même que ces idéaux ont été
pour eux un véritable poison. Et ce faisant, ils contribuent - de
manière très « impertinente » au premier sens - à « démoraliser » la
relation entre science et pouvoir.
Le cas de la biologie de l’évolution est précieux pour mon propos
car il vise à la fois un champ chargé d’enjeux - que permet de savoir
l’histoire des vivants sur cette Terre  ? Comment comprendre le
« progrès » qui a mené à l’apparition des humains ? - et une science
déjà ancienne. Une science qui, depuis cette année 1859 où Darwin
publia L’Origine des espèces, a eu le loisir d’expérimenter les effets
des idéaux qui associent science et pouvoir.
Du «  darwinisme social  » qui entreprit de justifier les inégalités
sociales en termes de compétition et d’adaptation jusqu’à la
sociobiologie et à l’actuelle biologie évolutionniste des émotions, qui
posent que tout trait humain doit tenir son existence d’un avantage
adaptatif dûment sélectionné, l’évolution darwinienne a en effet
servi de référence privilégiée aux théoriciens désireux d’aboutir à
des thèses enfin «  objectives  », neutres quant aux valeurs
humaines puisque ces valeurs deviendraient, comme tout le reste,
des produits de l’évolution. Cependant - et je renvoie ici aux
nombreux livres de Stephen J. Gould -, l’histoire des questions
fécondes et des pratiques novatrices des biologistes darwiniens
doit, quant à elle, se raconter sur un mode tout différent. La véritable
innovation darwinienne serait alors d’avoir transformé des termes
qui, usuellement, servent à « juger », les termes de « compétition »,
« adaptation », « meilleur », etc., en purs et simples « marqueurs »
pour des problèmes toujours particuliers, toujours locaux, toujours
circonstanciels, c’est-à-dire des problèmes qui ne confèrent à celui
qui les reconstitue aucun pouvoir de généralisation.
Qu’est-ce que le « meilleur » ? Pendant longtemps, la disparition
des dinosaures a été justifiée sur un mode quasi-moral : ils auraient
été lents, idiots, routiniers, constituant une véritable impasse de
l’évolution. Il était bien normal que les mammifères rapides,
inventifs, pleins de ressources, compensant (comme nous) leur
petite taille par leur opportunisme, les aient « vaincus ». Aujourd’hui,
cette fable morale a été remplacée par un récit parfaitement amoral.
Si les dinosaures ont disparu, c’est à la suite d’une histoire (peut-
être la chute d’un météore géant, peut-être aussi une
transformation climatique) qui ne met en rien en cause leurs
«  mérites  ». Cette histoire ne permet pas de les juger et doit se
borner à constater que le succès des mammifères (qui nous
importe puisque nous en sommes) a sans doute eu pour condition
l’extinction brutale d’une grande partie des espèces qui peuplaient
cette Terre il y a soixante-six millions d’années. Bref, la disparition
des dinosaures et le succès des mammifères appartiennent à une
histoire, non à un conte moral.
La fécondité singulière de la pratique des «  historiens  » de
l’évolution biologique n’est pas liée à la découverte d’un pouvoir
d’expliquer cette évolution, de l’interpréter en termes de concepts
qui permettraient de faire l’économie de la multiplicité des cas. Mais
elle ne tient pas seulement à la critique du pouvoir de l’explication, à
l’identification et à l’élimination du poison que constitue ici la
tentation du pouvoir ; par exemple, la tentation de ramener l’histoire
de la Terre à une histoire « morale » où « le meilleur gagne ». Cette
fécondité tient à ce que, alors qu’elle cessait d’être morale, l’histoire
des vivants reconstituée par les biologistes devenait plus
intéressante, exigeant de celui qui la reconstitue une curiosité, une
attention aux détails, une disponibilité à l’inattendu toujours plus
vives. Les histoires darwiniennes, lorsqu’elles sont empoisonnées
par le pouvoir, sont monotones. Les vainqueurs devaient être
vainqueurs, les vaincus, vaincus. N’importe quel trait caractérisant
aujourd’hui une espèce vivante doit avoir contribué à améliorer les
chances de survie de ses prédécesseurs lointains. Pour faire de la
« science », il suffit alors de proposer au sujet de la nature de cette
amélioration une hypothèse plausible (une just so story, disent les
Américains, faisant allusion au livre de Rudyard Kipling où ce type
d’« explication » affichait son caractère humoristique).
En revanche, les récits délivrés du pouvoir qui anticipe, qui sait à
quoi s’attendre et comment raconter, sont de véritables intrigues.
Aucune «  cause  » n’y a en elle-même le pouvoir de «  causer  »,
indépendamment de l’intrication des circonstances. En d’autres
termes, chaque cause tient son identité de l’histoire où elle
intervient, comme dans toute intrigue policière. Dans tout roman
policier, de surcroît, même le fait qu’il y ait eu « crime », c’est-à-dire
que ce soit un coupable qu’il faille chercher, peut parfois être ou
apparaître indécidable. Dans le cas darwinien, le fait de rapporter
un trait à la sélection est tout aussi risqué. Et c’est l’apprentissage
de ce risque qui fait du savoir des « historiens de la vie » un savoir
effectivement scientifique, où le travail de l’un peut forcer les autres
à de nouvelles questions. Les « historiens darwiniens » apprennent
les uns des autres les questions qui contribuent à les rendre moins
vulnérables aux généralisations, plus attentifs à la multiplicité des
situations et des circonstances, et à l’ambiguïté des causes. Ils
apprennent les uns des autres à construire des « scénarios » plus
subtils et plus intéressants.
La pratique des «  historiens  » darwiniens, constructeurs de
scénarios, est désormais également celle des historiens de la Terre
elle-même, avec ses océans, son atmosphère, ses sols fertiles. Et
depuis que les sondes spatiales transmettent des informations
précises sur les autres planètes du système solaire, nous
découvrons que, dans ce cas également, il faut apprendre à
raconter. Ce qu’est une planète n’est pas plus déductible de sa
taille, de sa densité, de sa distance au Soleil que ce qui est vivant
n’est déductible d’une quelconque théorie de l’adaptation.
En d’autres termes, le thème de la « démoralisation » du pouvoir
a, dans ce cas, trouvé de véritables acteurs intéressés,
intéressants, inventifs, créateurs de nouveaux liens d’intérêt avec le
monde. Ce qui les intéresse n’est plus du tout ce qui aurait le
pouvoir d’imposer une manière de décrire contre toutes les autres,
mais bien les bizarreries, les anomalies, les écarts à ce que nos
jugements nous permettaient d’anticiper. La nature qu’ils font
exister est une prolifération enchevêtrée d’histoires qui échappent
tant à la généralisation qu’à la morale rassurante du progrès. Et ces
histoires nous parlent des risques de l’histoire, de notre histoire. Elle
racontent comment un facteur que l’on aurait pu croire secondaire a
pu entraîner des conséquences démesurées, comment un détail
apparemment insignifiant a pu faire la différence. Elles s’opposent
activement à la morale du progrès, à la différenciation entre les
«  tendances lourdes  » auxquelles nous pourrions nous fier, d’une
part, et les perturbations anecdotiques que nous devons pouvoir
tolérer en attendant que cela s’arrange, d’autre part. Cela pourrait
« ne pas s’arranger du tout » pour nous, pas plus que cela ne s’est
arrangé pour tant d’autres… comme les dinosaures et le banc de
morues sur la côte atlantique du Canada.
L’appétit de savoir des « historiens de la Terre » est foncièrement
différent de celui des scientifiques qui prennent leur modèle dans
les savoirs « objectifs » de laboratoire. Ceux-ci ont besoin de croire
à une certaine régularité. Ainsi les économistes ont-ils besoin de
croire que, puisque le fonctionnement économique a «  toujours  »,
jusqu’ici, résorbé les crises de l’emploi, a toujours réussi à produire
un certain équilibre, les seuls problèmes que pose la crise actuelle
sont des problèmes de transition. L’«  historien de la Terre  »
haussera les épaules à cet argument car l’histoire longue à laquelle
il a affaire ne respecte pas ce genre de morale rassurante. Le type
de savoir qu’il construit le rend en revanche attentif à la dimension
impitoyable de l’histoire. Que l’on pense au prix dont se sont en fait
payés ces fameux «  équilibres  » qu’invoque l’économiste, par
exemple le fait que la classe ouvrière du XIXe siècle a bel et bien été
sacrifiée au sens biologique du terme, qu’elle est massivement
« morte sans descendance ». Et ce même type de savoir ouvre à la
question des effets involontaires, non-intentionnels, de nos
activités. Les modèles qui, aujourd’hui, tentent d’évaluer les
conséquences de ce que l’on appelle l’effet de serre, le probable
réchauffement de l’atmosphère lié aux activités humaines, ont
depuis l’origine été portés par les « historiens de la Terre ».
Cependant, la présence parmi nous de ce nouveau type de
scientifiques, actifs « démoralisateurs » de notre confiance aveugle
en ce que nous appelons « progrès », est loin d’être suffisante. Car
le savoir qu’ils développent se heurte à une limite  : que faire  ? A
cette question, rien ne les prépare particulièrement, car elle est
adressée à nos sociétés là où, précisément, elles diffèrent des
histoires qu’ils déchiffrent. Adressée à nos sociétés en tant que
celles-ci pourraient devenir, contrairement aux dinosaures,
capables de prendre en compte les risques de l’avenir. L’exemple
des «  historiens de la Terre et de ses habitants  » suffit à montrer
que les sciences ne sont pas par définition soumises aux normes
de la démonstration expérimentale, que le savoir n’a pas pour
condition le pouvoir de juger et de généraliser. Mais il n’est qu’un
exemple. D’autres savoirs sont requis si les sciences doivent
devenir un véritable vecteur de «  rationalité  » dans notre histoire,
c’est-à-dire contribuer à nous rendre capables d’affronter les
problèmes qui s’imposent à nous.
4
Les sciences dans la cité
Sciences et démocratie

S’il est possible de tirer une conclusion de la manière dont j’ai,


jusqu’ici, tenté de poser le problème des savoirs scientifiques, c’est
bien celle-ci  : loin d’être en contradiction ou même en tension, la
production des savoirs, dans ce qu’elle a de fiable, et le défi que
constitue une société effectivement démocratique sont liés de
manière cruciale. La fiabilité d’un savoir de type scientifique est en
effet due tout entière à la mise à l’épreuve des propositions
produites, c’est-à-dire à l’intérêt pour ce qui est susceptible de les
réfuter. Et le relief des pouvoirs qui, dans notre société, marquent
les limites de ce que nous appelons démocratie traduit assez
précisément la différenciation entre ceux qui ont les moyens de
mettre à l’épreuve ce qu’on leur propose, de poser la question « en
quoi est-ce pertinent en ce qui me concerne ? », et ceux à qui l’on
s’adresse comme à des ignorants, qui doivent apprendre à
comprendre et à respecter l’objectivité de savoirs produits par
d’autres.
Ainsi, jamais un scientifique ne traitera (même s’il le pense)
l’industriel qu’il cherche à intéresser d’ignorant, ne lui dira que la
manière dont lui, scientifique, pose le problème, est la seule bonne
manière. Il tentera au contraire de montrer qu’il comprend et
reconnaît ce que sont les intérêts de l’industriel, ses
préoccupations, ses priorités, et de démontrer que sa proposition
les rencontre. En revanche, ce sont les termes d’« objectivité », de
différence entre ce qui est prouvé et ce qui ne l’est pas qu’il pourra
utiliser en toute liberté s’il s’adresse au public. Celui-ci est censé
comprendre, respecter et ratifier comme seule manière
«  rationnelle  » d’appréhender une situation ce qui intéresse le
scientifique. Autre manière de dire que, dans ce cas, les intérêts du
public ne « comptent pas », n’ont pas besoin d’être rencontrés.
Chaque fois que l’on fait taire, au nom de la science, des intérêts,
des exigences, des questions qui pourraient mettre en cause la
pertinence d’une proposition, nous avons affaire à un double court-
circuitage : celui des exigences de la démocratie et celui de la mise
en risque qui donne sa fiabilité au savoir. En d’autres termes, on
peut dire que nos sociétés modernes, où prédomine l’argument se
référant à la science ou à l’objectivité pour identifier les mesures et
les décisions à prendre, ont la science qu’elles méritent. Fiable là où
des intérêts qui ont les moyens de se faire respecter imposent leurs
exigences, fort peu fiable là où les pouvoirs ont la liberté de nommer
leurs experts.
Nous pouvons revenir au cas des drogues, qui nous avait permis
de mettre en question la fiabilité des experts (p. 28). Les experts
recrutés par le pouvoir pour justifier la prohibition des drogues ont,
pourraient-ils plaider, rempli leur devoir  : ils ont témoigné de leur
savoir. Mais ils ont oublié de témoigner du caractère partiel et
partial de leur savoir. Et ils ont oublié de s’étonner de l’absence
d’autres experts dont le savoir serait nécessaire pour situer la
pertinence et les limites du leur. On peut ici parler d’«  experts du
pouvoir  » parce qu’ils se sont laissés tenter par l’offre que seul le
pouvoir peut faire, parce qu’ils ont accepté que le pouvoir les
reconnaisse comme les seuls experts valables, abordant la
question des drogues de la seule manière légitime.
Dans une société un peu plus démocratique que la nôtre, les
experts sauraient - auraient appris à savoir -que la science au nom
de laquelle ils œuvrent, aussi fiable qu’elle soit en ce qui concerne
les cas privilégiés à partir desquelles elle s’est construite, est
susceptible de changer de nature dès qu’elle quitte son lieu de
naissance. Elle peut alors devenir l’alibi de ceux qui ont choisi
d’ignorer les dimensions des problèmes qu’elle a, quant à elle,
réussi à éliminer. Ils sauraient donc que, lorsqu’ils sont appelés à
travailler sur un problème dont l’intérêt n’est pas scientifique mais
social, la première question à poser est : où sont mes co-experts ?
Où sont les représentants d’autres savoirs dont le mien a besoin si
l’avis qu’il s’agit de rendre ne doit pas être biaisé, incontrôlablement
partiel et partial ? Ils sauraient aussi que ces co-experts ne pourront
pas tous faire état de preuves, de démonstrations « objectives » car
tous les problèmes posés ne sont pas susceptibles de la mise en
scène qui permet la preuve. Et ils sauraient surtout qu’il n’est pas
question de hiérarchiser ces savoirs mais de les compliquer les uns
par les autres, l’enjeu n’étant pas, ici, de faire «  progresser  » les
sciences, mais d’être à la hauteur de ce qu’exige un problème posé
à la société.
Mais le cas des drogues nous propose une autre composante de
la question des rapports entre sciences et démocratie. En effet,
quelque chose a changé depuis quelques années, qui force les
experts à accepter que leur savoir, tout bien réfléchi, ne leur dit ni ce
qu’est une drogue, ni ce qu’est un toxicomane. Et ce quelque chose
est la création de groupes ultra-minoritaires, mais actifs,
d’«  usagers de drogue non repentis  ». Il appartient aux autorités
publiques des Pays-Bas d’avoir, les premières, compris qu’aucune
politique en matière de drogues ne serait fiable sans la participation
de ceux que cette politique touche en premier lieu. Et, pour notre
plus grande honte, il a fallu que l’épidémie de sida (qui trouve dans
le partage des seringues un mode de propagation efficace) fauche
les «  toxicos  » et mette en danger les «  honnêtes citoyens  » pour
que nous comprenions que le choix que nous laissions aux usagers
de drogues - délinquants ou malades - les disqualifiait en tant que
partenaires pour la nécessaire « réduction des risques » en matière
d’usage des drogues. Jusque-là, un argument criminel prévalait en
toute impunité  : demande-t-on leur avis aux violeurs ou aux
cambrioleurs pour les lois qui les répriment ?
Lorsqu’un expert doit faire face à un « citoyen » qui a appris avec
d’autres à se présenter, à définir son problème et la manière dont
les lois actuelles l’aggravent, à revendiquer ses droits, à montrer la
relativité historique des jugements sur les drogues, il est beaucoup
moins facile de le comparer à un violeur ou à un cambrioleur, ou de
le définir comme « tricheur, séducteur, menteur ou irresponsable ».
Les usagers non repentis ont d’ores et déjà contraint ceux qui
prétendaient savoir ce que sont les «  toxicos  » à reconnaître le
caractère biaisé de leur savoir. Ces «  experts  » avaient pu
«  ignorer  » la manière dont l’illégalité des drogues contribue aux
problèmes des « toxicos » parce que ceux qui s’adressaient à eux,
s’ils ne voulaient pas être assimilés à des délinquants, devaient se
présenter comme « malades », c’est-à-dire dénoncer soit le produit,
soit leurs propres faiblesses « psy » comme seuls responsables de
leur situation. Aujourd’hui, lentement (très lentement), l’idée prend
corps que le slogan «  guerre à la drogue  » est non seulement
criminel - car les victimes sont avant tout les usagers - mais idiot -
car la drogue «  diabolisée  » devient un piège fascinant. Certains
commencent à entrevoir un avenir où la prise de drogues, y compris
l’alcool, le tabac et les médicaments psychotropes, serait reconnue
comme une expérience risquée certes mais licite, à laquelle doit
correspondre l’invention sociale de dispositifs propres à en diminuer
les risques. Ce sont d’abord la présence, l’expérience et les savoirs
de ces « usagers non repentis » qui font exister ce possible parmi
nous, qui exigent de nous que nous soyons à la hauteur du
problème dont ils se sont faits les représentants.
L’exemple de la politique des drogues peut rappeler, sur certains
points, celui de l’avortement  : là aussi une situation absurde et
criminelle a perdu sa légitimité lorsque se sont mises en
mouvement celles dont la loi lésait les intérêts, et parce qu’elles ont
su faire valoir la légitimité de ces intérêts. Mais, à la différence du
cas de l’avortement, les responsabilités des autorités publiques ne
se limitent pas ici à un éventuel changement de la loi. La question
qui se pose est celle de la production des savoirs et des pratiques
qui correspondent au risque désormais admis. C’est donc la
question d’une organisation sociale et culturelle qui reconnaisse et
favorise non pas l’éducation des citoyens concernés par ceux qui
savent ce qui est bon pour eux, mais leur participation active à un
problème qui les intéresse.

Rêves irrationnels

J’ai précédemment (p. 48) laissé en suspens la question de la


maladie, c’est-à-dire la question du malade, par opposition à celle
de l’identification en laboratoire des causes et agents susceptibles
de prouver qu’ils sont bel et bien partie prenante dans la maladie ou
la guérison. Et cela parce que cette question, disais-je, était trop
grave pour être traitée dans un chapitre consacré au «  pouvoir du
laboratoire  ». Peut-être le lecteur se doute-t-il maintenant que la
question, à nouveau, est celle de l’existence parmi nous des
malades bien plus que « du » malade.
Lorsque les scientifiques s’occupent d’une maladie, ils ont
toujours affaire non pas à un malade, mais à des malades, car ils
savent qu’une réussite ou un échec individuel ne prouve rien. Les
seuls résultats recevables portent sur des groupes statistiques
soigneusement contrôlés (procédure de test en double aveugle,
notamment). Mais il y a toute la différence du monde entre un
groupe statistique et un groupe de malades. Le groupe statistique
est constitué d’individus dont il s’agit de pouvoir oublier les
particularités  : neutraliser par exemple le fait que certains sont
susceptibles de guérir suite à la prise d’un produit sans efficacité
intrinsèque (ce qu’on appelle un placebo). Le fait que le médecin
qui teste un candidat médicament sur un «  groupe statistique  »
doive lui-même ignorer (double aveugle) s’il donne ce candidat
médicament ou un placebo traduit qu’un malade est également
susceptible de guérir parce que quelque chose dans l’attitude de
son médecin lui fait savoir que celui-ci «  y croit  ». La fonction du
groupe statistique est donc d’éliminer ces capacités à guérir qui font
obstacle à la preuve, celle-ci exigeant que la guérison puisse être
rapportée à cela seul dont la prétention est mise à l’épreuve.
Les procédures de mise à l’épreuve des causes, tant de maladie
que de guérison, sont parfaitement légitimes du point de vue de la
recherche de nouveaux médicaments. Mais de ce point de vue
seulement. Lorsqu’il s’agit du point de vue des malades, le fait que
leur guérison ne puisse être matière à démonstration est
parfaitement secondaire. C’est pourquoi il est tout à fait inadéquat
de parler d’«  irrationalité  » lorsqu’un malade s’adresse à un
praticien non homologué, du moment que ce choix ne le mène pas
à se priver des moyens de la médecine officielle là où ces moyens
sont effectivement les seuls vraiment efficaces.
Cependant, le mode de coexistence entre médecines officielle et
parallèle qui préside aujourd’hui n’a pas de quoi nous rendre fiers.
Car c’est de manière quasi-clandestine, tournée en dérision par
«  ceux qui savent  », que les malades peuvent chercher de l’aide
loin des chemins balisés par la «  preuve  ». En d’autres termes, la
divergence (relative) entre les intérêts de recherche soumis à
l’impératif de définition «  objective  » d’une part, et les questions
portant sur les pratiques de guérison de l’autre n’est pas pensée
comme telle. Elle est subie. Corrélativement, médecins et
chercheurs rêvent du jour où les sciences auront fait assez de
progrès pour que cette divergence s’efface d’elle-même, de l’avenir
où la médecine deviendra un exercice de «  biologie appliquée  »,
déduisant de manière rationnelle le mode d’intervention qui
convient à telle ou telle maladie.
Nul n’a le droit d’empêcher qui que ce soit de rêver, mais un rêve
peut devenir un problème politique lorsqu’il est cultivé et transmis
par une profession, et fait, en tant que tel, obstacle à la pensée des
problèmes qui se posent à la cité. Le rêve d’une médecine « enfin
rationnelle  » n’est qu’un rêve  : il traduit l’espoir qu’un avenir
indéterminé lissera la différence entre les êtresexpérimentaux qui,
par définition, se prêtent à la preuve, et les êtres vivants et pensants
pour qui la mise en scène qui permet la preuve est une épreuve, un
vecteur de crainte, d’espoir, de spéculation. Ce rêve peut habiter les
chercheurs et leur inspirer la confiance nécessaire à l’invention.
Pourquoi pas ? Mais il devient vecteur d’irrationalité lorsqu’il protège
les médecins, qui ont affaire aux malades et non à la question de la
preuve.
Un rêve subsiste généralement faute de mieux, lorsque rien ne
vient nourrir l’intérêt pour ces aspects de la réalité qu’il prétend
éliminer. Aujourd’hui, le médecin qui a affaire à un malade isolé qui
se plaint, attend une aide, a bien besoin de rêver à l’avenir où il
pourrait répondre à la plainte, apporter l’aide. Mais l’actualité
indique un autre type de possible. Comme dans le cas des drogues,
la constitution de collectifs, devenant partie prenante de leur
problème, capables de poser la question « en quoi, et sous quelles
conditions, ceci est-il pertinent pour nous  ?  » est porteuse de ce
possible. Je veux parler des associations des victimes de l’épidémie
de sida qui se sont rendues capables de ne pas subir en victimes ce
qui les atteignait mais de le transformer en problème posé au corps
médical et à la société en général.
Dans les cultures traditionnelles, les guérisseurs n’ont pas affaire
à un malade isolé, demandant de l’aide, mais au porteur d’un signe
qu’ils ont à déchiffrer, d’un message concernant peut-être
l’ensemble de son groupe. La signification de ce message peut
renvoyer à des conflits, comme dans les cas de sorcellerie, à des
obligations non satisfaites envers un être relevant d’une autre
réalité, ou à l’élection du malade par un tel être. En tout état de
cause, le malade est intéressant en tant que tel pour la
communauté, et l’intérêt qu’il suscite est partie prenante des
techniques qui constituent la signification de son mal et le mode
d’intervention thérapeutique qui lui correspond. On peut certes
penser que, face à une infection galopante par exemple, les
antibiotiques sont plus efficaces que les thérapies traditionnelles.
Mais il faut tout aussitôt se rappeler que l’on a, ce faisant,
sélectionné presque automatiquement un type de maladie fort
particulier. Dans ce cas en effet, le médecin a moins affaire à un
malade qu’à un « terrain » où prolifèrent des micro-organismes. Ce
qui signifie qu’il peut bénéficier du pouvoir de la démonstration
pastorienne, s’adresser aux micro-organismes qu’il s’agit de tuer en
« oubliant » le corps où ils prolifèrent. Et l’on retrouve alors le type
de situation qui suscite le « rêve » d’une médecine enfin rationnelle.
En contraste, les techniques thérapeutiques traditionnelles n’ont
pas besoin de ce rêve et il est possible d’affirmer qu’elles sont, en
ce sens, d’une grande «  rationalité  ». L’ensemble de ce qui fait
obstacle à la preuve, et d’abord le fait que les malades sont des
êtres pensant et interprétant, posant des questions telles que « que
m’arrive-t-il  ?  », «  pourquoi moi  ?  », «  quelle signification donner à
ce que je vis ? », est ici intégré dans la thérapie. La création de la
signification du mal pour celui qui en est atteint et pour son groupe,
et l’intervention réparatrice sont inséparables.
Soit, nous avons quelque peu perdu l’accès aux ressources de
signification qui permettent cette démarche thérapeutique. Mais les
associations de «  victimes  » du sida indiquent peut-être les
ressources qui nous sont propres. Ce ne sont pas en effet des
associations de soutien entre malades définis par une plainte
commune, par une commune vulnérabilité et une soumission pleine
d’espoir à qui peut les aider. Ce sont des associations de citoyens
analysant la situation qui est la leur, diagnostiquant ce qui la rend
intolérable, revendiquant les mesures et les dispositifs qui leur
permettraient de vivre ce qu’ils doivent affronter. Bref, ils
construisent la signification politique de ce qui leur arrive, au sens
où la question politique est d’abord la question de savoir ce qu’est
la cité, comment ceux qui y appartiennent peuvent vivre ensemble
avec leurs intérêts divergents ou conflictuels. Et c’est parce que la
définition qu’ils construisent de leur maladie n’est pas purement
médicale mais intègre une dimension politique, qu’ils constituent
pour les médecins de nouveaux types de partenaires, exigeants,
gênants, troublant les règles du jeu. Le type de partenaires dont les
médecins ont besoin pour apprendre à s’intéresser à ces
dimensions de la maladie que leur rêve prétend éliminer.
Nul ne sait l’avenir d’une épidémie telle que celle de sida. Mais,
d’ores et déjà, ce qui nous est arrivé avec elle permet d’entrevoir le
type d’avenir où la rationalité de la recherche expérimentale en
matière médicale ne se transformerait pas en rêve irrationnel de
pouvoir dès lors que l’on passe des lieux de recherche aux lieux de
soin. C’est la possibilité, pour les intéressés, de poser la question
de ce qui leur arrive, de construire une définition non purement
médicale de leur situation, qui, dans la mesure où elle complique le
travail des médecins, peut obliger ceux-ci à une pratique qui
s’adresse à des êtres pensants, non à des corps que l’on rêverait
décérébrés.

Utopie

Dans le cas de la politique des drogues comme dans celui de


l’épidémie de sida, il faut distinguer bien sûr entre solution concrète
des problèmes et processus susceptible de construire une solution.
C’est le processus qui m’intéresse, car c’est de son point de vue
que les rapports sont possibles tant entre les deux cas qu’avec les
pratiques inventives, constructives, qui singularisent les sciences.
Et cette question du processus désigne tout aussi bien une figure
de la démocratie beaucoup plus exigeante que celle qui prévaut
aujourd’hui, liée avant tout à la liberté d’opinion et aux pratiques
électorales.
Si les pratiques scientifiques sont fiables, si la manière dont les
associations intéressées contribuent à engager la question des
drogues et celle du sida sur le chemin de pratiques plus
rationnelles, ce n’est pas parce qu’une liberté d’opinion y
prévaudrait, ou parce que le public serait reconnu comme
susceptible de « voter » pour telle ou telle solution. Dans tous ces
cas, nous avons affaire non à la règle de la majorité, coalition
d’opinions individuelles, mais à la construction de minorités actives.
La vocation de ces minorités n’est pas du tout de devenir
majoritaires mais de «  faire une différence  », d’intervenir dans un
problème avec leurs propres critères et leurs propres intérêts.
Lorsque peut se formuler la question « en quoi cette proposition est-
elle pertinente pour nous  ?  », ce qui s’exprime est l’existence non
d’une opinion mais d’un «  nous  », d’un collectif qui possède ses
propres repères, ses propres exigences. Je soutiendrai donc que ce
que nous appelons rationalité aussi bien que ce que nous appelons
démocratie progressent chaque fois que se constitue un collectif
rassemblant des citoyens jugés jusque-là incapables de faire valoir
leurs intérêts, ou porteurs d’intérêts jugés indignes d’être pris en
compte. Plus précisément : chaque fois qu’un tel collectif s’invente,
non dans l’affirmation d’une identité close et haineuse, mais dans
l’affirmation du risque d’exister, de s’inventer comme porteur de
nouvelles exigences qui compliqueront la vie de la cité et
empêcheront de faire taire ce qui, sans cela, aurait été jugé
« secondaire », « destiné à s’arranger par la suite ».
Dans la perspective que je propose, le premier impératif pour une
société qui se voudrait véritablement démocratique serait donc
également primordial pour un processus de construction rationnelle
des réponses aux problèmes qui se posent à cette société. La
qualité de nos savoirs, leur capacité à être à la hauteur de la réalité
qu’ils concernent auraient alors un seul critère  : que soient
activement intéressés tous ceux qui sont susceptibles de faire valoir
une dimension de cette réalité, tous ceux qui peuvent contribuer à
ce que le problème que nous posons à propos de «  la  » réalité
prenne en compte les exigences multiples que nous impose cette
réalité. Corrélativement, là où le savoir des autres n’a pas titre à
imposer l’invention, à forcer la création de nouveaux problèmes, là
où l’invention du savoir s’arrête et fait place à la soumission au
pouvoir, nous nous trouverions à la fois hors-démocratie et hors-
rationalité. Au nom de l’intérêt général qui est censé transcender les
intérêts particuliers, au nom de la rationalité devant laquelle
l’opinion est censée se taire.
Démocratie et rationalité convergeraient donc vers la même
exigence  : l’invention de dispositifs qui suscitent, favorisent et
nourrissent la possibilité pour les citoyens de s’intéresser aux
savoirs qui prétendent contribuer à guider et à construire leur
avenir, et qui obligent ces savoirs à s’exposer et à se mettre en
risque dans leurs choix, leur pertinence, les questions qu’ils
privilégient, celles qu’ils négligent.
Ce que je viens de décrire peut sembler bien idéaliste, car
revenant à exiger de ceux qui prétendent savoir qu’ils acceptent
d’autant plus de devoirs, d’autant plus d’obligation de lucidité et de
mise en risque, que leur savoir prétend à une portée longue,
prétend avoir titre à participer à la construction de l’avenir commun.
Et cela revient à exiger que les pouvoirs - du moins ceux qui se
présentent comme autorisés par la démocratie - favorisent
l’invention de dispositifs susceptibles d’aider les citoyens intéressés
à devenir capables de compliquer leur propre exercice. Mais je
prétends que, s’il s’agit bel et bien d’une utopie au sens où elle ne
s’accomplira pas spontanément, ce n’est pas une utopie « fausse »
au sens où elle demanderait que les êtres humains se transforment,
deviennent des « anges » désintéressés et altruistes.
C’est ici que l’exemple des sciences est précieux  : si les
scientifiques sont vivants et inventifs, et dans la mesure où ils le
sont, c’est parce qu’ils y sont littéralement obligés par le dispositif
auquel ils appartiennent, le réseau des laboratoires, des collègues,
la nécessité pour chacun de ne pas se contenter d’avoir raison tout
seul mais d’inventer les moyens qui lui permettront de rencontrer
les raisons des autres. Le scientifique comme individu doté
d’opinions personnelles n’a franchement rien de remarquable. Son
savoir n’a rien à voir avec l’ouverture générale et angélique à
l’autre, avec la recherche intersubjective de ce qui mettrait d’accord
au-delà des différences. S’il n’y était pas forcé, il ne s’intéresserait
pas aux raisons des autres. Mais ce qui compte, c’est que
l’obligation de ne pas s’en tenir à ses propres raisons, de devoir en
passer par les autres, de devoir intéresser les autres pour donner
toute sa portée à ce que l’on propose, apparaît dans ce cas comme
une contrainte positive, et non comme une limite qu’il faudrait être
un ange ou un héros pour accepter. C’est cette contrainte qui crée
la dynamique des sciences en tant qu’invention d’intérêts nouveaux
qui ne cessent de transformer la portée et la signification du savoir
de chacun. Et c’est elle qui crée également la dynamique des
inventions techniques et industrielles. L’obligation d’en passer par
les intérêts et les critères des autres prévaut chaque fois qu’un
scientifique entreprend d’intéresser à une de ses propositions un de
ces acteurs (collègue, industriel, bailleur de fond) dont dépendent la
portée et la signification de cette proposition. Et elle prévaut
également chaque fois qu’une innovation technique ou industrielle
doit intégrer la multiplicité des contraintes, des exigences et des
obligations dont dépendra son succès.
L’utopie que je viens de décrire n’est donc pas séparée de la
situation qui existe aujourd’hui par une distance que seule une
transformation radicale de l’« homme » permettrait de franchir. Elle
se borne à mettre en lumière sur un mode un tant soit peu nouveau
ce qui est souvent décrit comme un décalage dramatique affectant
nos sociétés modernes : le décalage entre la formidable dynamique
d’invention scientifique-technique-industrielle, qui ne cesse
d’imposer des mutations toujours plus rapides à ces sociétés, et
l’absence relative d’inventions sociales, les citoyens se bornant à
subir les mutations qui leur sont imposées. Je prétends que ce
décalage ne doit pas faire l’objet de «  profondes méditations  »
quant à la destinée de l’homme ou au drame de la modernité. Il
pose un problème politique  : celui de la différenciation entre ceux
qui, de par les dispositifs qui définissent leurs activités, sont
contraints à l’invention, et ceux qui sont seulement définis par la
liberté de formuler une opinion sans jamais avoir à être en situation
d’en expliciter les implications ou les conséquences, la manière
dont elle les engage, les liens qu’elle suscite, les possibles qu’elle
ouvre.

Contestations

Le premier sens d’une utopie est de rendre attentif à ce qui,


habituel, semble normal mais peut, dans la perspective de l’utopie,
apparaître comme inacceptable, contribuant à séparer notre
«  réalité  » de ce dont l’utopie dit la possibilité. Si l’utopie que je
présente a une quelconque valeur pour le lecteur, il aura lui-même
pensé à de tels cas, où s’impose une contestation de ce qui se
propose comme normal. Et dans ce cas, la mise en convergence
que j’ai tentée entre les exigences de la rationalité et celles de la
démocratie pourrait lui servir à modifier la donne des arguments.
Elle pourrait l’inciter à refuser la mise en scène usuelle, où la
contestation semble toujours devoir se référer aux «  valeurs  »
contre la «  raison  ». Elle pourrait lui permettre de retourner contre
les pouvoirs l’argument de rationalité dont ils sont si friands. En ce
qui me concerne, je me bornerai ici à proposer deux types d’enjeux
de ce genre, que j’ai choisis parce qu’ils portent sur la question des
sciences et prolongent donc directement mon analyse.
Le premier de ces types d’enjeux porte sur la question de
l’enseignement des sciences, c’est-à-dire aussi bien sur la
formation générale du «  futur citoyen  » que sur la formation des
futurs scientifiques. Si le livre que je suis en train de terminer n’est
pas inutile, c’est bien parce qu’il tente de penser contre la manière
dont les sciences sont transmises, c’est-à-dire dont elles sont
présentées tant à l’élève du secondaire qu’à l’étudiant. Dans les
deux cas, l’acquisition d’un savoirscientifique est censée faire la
différence entre l’ignorant et celui qui sait, et fait en tant que tel
l’objet d’évaluations et d’épreuves. L’accent est alors évidemment
mis sur les savoirs bien établis, ceux que nul n’a les moyens de
mettre en cause, savoirs classiques dans le secondaire, succès
plus récents qui soudent une communauté scientifique et assurent
sa pratique à l’université. Mais il est rare que soit abordée la
question de la pertinence de ces savoirs, de leur caractère sélectif,
du caractère rare et limité des situations où ils sont capables de
«  faire leur preuve  ». Ce genre de questions, qui fait la différence
entre ceux qui participent à la construction des savoirs et ceux qui
sont priés d’y assister en spectateurs impuissants et, si possible,
admiratifs, n’est pas défini comme matière à «  savoir  ». Ces
questions ne font pas partie de ce qui se transmet explicitement,
s’évalue et se discute. Elles sont en revanche matière à «  savoir-
faire », que les scientifiques apprennent sur le tas, lorsqu’ils cessent
d’être étudiants soumis pour devenir chercheurs devant intéresser
les autres.
En d’autres termes, ce qui se transmet en matière de science est
tout entier axé sur la science «  faite  », celle qui a réussi non
seulement à faire reconnaître ses propositions mais aussi à
participer à la construction d’un monde social et technique où
l’intérêt des propositions en question a désormais droit de cité. Les
questions des sciences faites et les « applications » qui se réfèrent
à elles font partie de la construction de notre réalité. C’est pourquoi
elles apparaissent comme incontestablement pertinentes  : ce sont
les «  bonnes questions  », à partir desquelles une réponse aux
besoins humains est enfin devenue possible. Mais ce à quoi les
futurs citoyens auront affaire, ce par rapport à quoi les exigences de
la démocratie imposent qu’ils deviennent partie prenante, n’a rien à
voir avec les légendes dorées de la science faite. Ce à quoi ils
devraient devenir capables de s’intéresser, c’est à la science « telle
qu’elle se fait  », avec ses rapports de force, ses incertitudes, les
contestations multiples que suscitent ses prétentions, les alliances
entre intérêts et pouvoirs qui l’orientent, les mises en hiérarchie des
questions, disqualifiant les unes, privilégiant les autres. C’est à
partir de tout cela que se construit leur monde. De même, le
scientifique qui apprend « sur le tas » la nécessité de passer par les
intérêts des autres, de rencontrer leurs objections, de créer des
situations où les intérêts convergent, n’apprend que rarement à
respecter ces dimensions cruciales de son activité. Même si c’est
cette contrainte qui le force à inventer, il la vit comme ce par quoi il
doit bien passer. C’est pourquoi il est, en tant qu’expert ou autorité
scientifique, si vulnérable aux tentations du pouvoir qui lui propose
d’éviter questions, difficultés et objections. Si un expert désigné
oublie si facilement de demander où sont ses co-experts, si un
scientifique subventionné parce que ses recherches sont
reconnues comme « intéressantes » oublie si facilement la question
très concrète de savoir « qui » elles intéressent et où sont toutes les
autres recherches qui devraient prendre en compte ce que sa
démarche lui impose d’ignorer, ce n’est pas en général parce qu’ils
sont malhonnêtes ou irresponsables, c’est avant tout parce que,
comme les citoyens eux-mêmes, ils ont appris à honorer l’image
d’une vérité qui triomphe de l’opinion, l’image d’une science qui
donne ses réponses aux questions des hommes.
Contester l’image que les sciences donnent d’elles-mêmes.
Exiger que la question de la preuve ne fasse pas oublier celle de la
pertinence. Oser affirmer que, si un résultat scientifique se prétend
intéressant ou pertinent pour d’autres que des scientifiques, il doit
par définition s’interdire d’en appeler à l’autorité de la preuve, qui a
pour corrélat l’incompétence des non-scientifiques, et doit trouver
les moyens d’intéresser activement ces autres, c’est-à-dire de créer
avec eux un lien qui puisse être discuté, négocié, évalué. Tels sont
les enjeux minimaux d’une mise en culture du savoir scientifique qui
n’en fasse pas un instrument de pouvoir, différenciant ceux qu’il
s’agit d’intéresser et ceux à qui on demande soumission, confiance
aveugle, fascination pour le progrès et la vérité. Ces enjeux ne se
formulent pas «  contre  » la science, même s’ils en compliquent le
développement. Les scientifiques ont d’ores et déjà appris comment
intéresser des «  non-scientifiques  »  : ceux qui ont le pouvoir  ; ils
sont parfaitement capables, s’ils y sont contraints, d’apprendre
comment intéresser des citoyens.
En revanche, le second type d’enjeu que je voudrais introduire
doit se formuler « contre » la pratique de certaines sciences, et plus
précisément celles dites «  humaines  » et «  sociales  » qui ont
besoin, pour fonctionner, que ce qu’elles étudient puisse être défini
comme «  soumis  ». Lorsque le sociologue, par exemple, définit
ceux qu’il étudie en termes d’opinion, ou d’intérêts stéréotypés,
lorsque le psychologue définit les «  motivations  » auxquelles
obéissent les individus, ils revendiquent, à leur bénéfice, une
différence qui affirme leur statut spécial de scientifique. Ce que sont
leurs opinions scientifiques, leurs intérêts professionnels, leurs
motivations à étudier les autres depuis une position assurant leur
prétendue neutralité n’entre pas en ligne de compte. En d’autres
termes, la notion même de «  définition scientifique  » pose ici un
problème, parce qu’elle a besoin que soit affirmée une différence
stable entre ceux qui définissent et ceux qui sont définis. Et elle a
donc besoin que ceux qu’il s’agit de définir se laissent définir, c’est-
à-dire ne se définissent pas eux-mêmes. Elle a besoin, en d’autres
termes, que ceux qui sont pris pour objet d’étude subissent.
Corrélativement, lorsqu’un groupe réel, actif, se crée, par
exemple ces collectifs d’usagers de drogues non repentis ou de
victimes de l’épidémie de sida, un savoir peut se construire quant à
ce qu’est une société humaine. Mais, dans ce cas, l’identification
« scientifique » des opinions, des intérêts et des motivations, toutes
ces notions tout terrain qui servent à juger, devient impossible  :
c’est la pratique du groupe lui-même qui le rend capable de «  se
présenter », de rendre présent pour les autres ce qui le fait agir. Et
c’est dans la mesure où le sociologue accepte d’apprendre au
contact de cette pratique qu’il pourra prolonger, suivant ses propres
enjeux, le savoir qui est en train de se construire.
J’oserai donc conclure que, dans ce cas, ce que j’ai appelé les
exigences de la démocratie ne sont pas seulement partie prenante
de la fiabilité des savoirs scientifiques, mais interviennent au niveau
de leur possibilité même. Aucun savoir digne de ce nom ne peut se
construire à propos des humains (en tant qu’humains pensant et
agissant) si sont absents les groupes réels dont ce savoir
nécessiterait l’existence, groupes habilitant leurs membres à
construire à propos de leur propre pratique un point de vue, des
obligations et des exigences. Pour prendre un seul exemple, cette
science qu’on appelle «  pédagogie  » n’existera pas tant que les
enseignants n’auront pas les moyens de se définir en collectifs de
praticiens. Et tant que ces collectifs n’existeront pas, tant que les
enseignants n’auront pas les moyens de se définir eux-mêmes, en
référence à leurs expériences, et de poser les problèmes qui les
intéressent, le pédagogue sera libre d’expliquer en toute impunité,
au nom de sa « science », comment il convient d’enseigner.
Je l’ai affirmé déjà, nos sociétés modernes ont les sciences
qu’elles méritent, que mérite la manière dont elles affirment le défi
de la démocratie. Les liens multiples et incontrôlés qui prévalent
aujourd’hui entre sciences et pouvoirs témoignent de ce que nous
sommes bien loin du compte. Mais cela, nous le savions déjà. En
revanche, ce que, peut-être, j’ai contribué à rappeler, ce que nous
avons tendance à oublier, c’est que l’aventure que l’on appelle
« rationalité » a elle-même partie liée avec cette invention politique
que nous appelons «  démocratie  ». Chacun sait pourtant que la
naissance de ce que nous appelons « rationalité » est inséparable
de ce processus d’invention  : elle s’est d’abord produite comme
puissance de contestation et de transformation des rapports
d’autorité et des modes de légitimation traditionnels autrefois
dominants. Ce que l’on oublie, ce que le paysage que j’ai dressé a
tenté de rendre présent au lecteur, c’est qu’elle n’en est pas
aujourd’hui détachée. Elle ne constitue pas une instance
consensuelle neutre, surplombant les conflits et les rapports de
force. Elle est un ingrédient qui lui-même change de nature selon
qu’il s’allie aux pouvoirs qui maintiennent et reproduisent les
catégories auxquelles la cité est soumise, ou avec les mouvements
minoritaires qui interrogent et déstabilisent l’évidence de ces
catégories, c’est-à-dire qui font exister les pratiques sans lesquelles
il n’y a pas de démocratie.

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