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S’il est une formule de l’essai, Proust philosophie du roman, qui a durablement frappé
l’esprit de ses lecteurs au point de fournir une sorte de condensé de sa
démonstration, c’est sans aucun doute la distinction initiale que Vincent
Descombes établit entre la pensée de Proust théoricien et la pensée de Proust
romancier :
Proust prête au narrateur cette réflexion sur le peintre Elstir : ses tableaux sont plus
hardis que leur auteur, le tableau d’Elstir est plus hardi qu’Elstir théoricien. Toute
l’intention du présent essai est d’appliquer la même distinction à Proust : le roman
proustien est plus hardi que Proust théoricien. Par là, je veux dire: le roman est
philosophiquement plus hardi, il va plus loin dans la tâche que Proust assigne au
travail de l’écrivain (éclaircir la vie, éclaircir ce qui a été vécu dans l’obscurité et la
confusion).
Mon hypothèse de lecture repose sur une distinction de la pensée du romancier et
de la pensée du théoricien. Proust théoricien mobilise les thèses de la philosophie
de l’esprit de son temps au service du dogme qu’il défend en littérature (que
l’œuvre ne saurait être expliquée par l’homme). Il reprend imperturbablement les
conclusions les plus aporétiques de la philosophie moderne comme autant de
vérités lumineuses : la croyance au langage privé (moi seul sais vraiment la
signification des mots que j’emploie), la tentation du solipsisme (je suis le seul être
présentement donné à moi-même, les autres ne sont d’abord que des images ou des
représentations), le mythe de l’intériorité (le sens de ce que je dis ou de ce que je
fais est dans ce qui me passe par la tête tandis que je le dis ou que je le fais), la
subjectivité des visions du monde (puisque je suis moi, je ne peux pas savoir
comment vous voyez le monde), la quasi-impossibilité de communiquer faute de
pouvoir percevoir directement la pensée de quelqu’un, F, III, p.569), l’idéalisme de
la représentation (impossible de savoir si sa représentation de la chose est fidèle, car
1
on ne peut pas comparer la représentation à la chose telle qu’elle est hors de la
représentation), la théorie esthétique des arts (ce que nous cherchons dans une
œuvre d’art, ce sont des sensations), le dogme de l’abstraction (les « notions de
l’intelligence » sont produites par un appauvrissement des impressions), l’art conçu
comme expression de soi (l’artiste parvient à réaliser ce prodige : communiquer ce
qui par définition est incommunicable). » (V. Descombes, Proust, philosophie du
roman, Introduction, p.15)
De même que les tableaux d’Elstir sont plus « hardis » que les discours que le
peintre tient sur ses œuvres (CG, II, p.421)1, de même ici, la pensée du roman de
Proust est-elle plus audacieuse que la pensée de Proust théoricien : le roman
mettrait ainsi en évidence contre la théorie que « les vérités présentées par la
philosophie moderne comme « lumineuses » ne sont en réalité que « les
conclusions philosophiques les plus aporétiques » qui soient (Introduction, p.15).
Au premier plan de ces illusions, figure le solipsisme décliné sous diverses guises,
celle de la clôture de la conscience sur elle-même propre à l’idéalisme subjectif,
celle de la retraduction phénoménologique de l’expérience
antéprédicative, « muette encore qu’il s’agit d’amener vers la pure expression de
son sens », ou enfin celle du mythe d’un idiolecte de qualités pures ou
d’impressions vierges qui ne garderaient leur richesse qu’à condition de ne pas être
traduisibles dans la langue de « l’universel reportage ».
1
« Comme, dans l’un des tableaux que j’avais vus à Balbec, l’hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait plus hardi qu’Elstir théoricien, qu’Elstir homme de goût et
amoureux du Moyen-Age, chanter : « Il n’y a pas de gothique, il n’y a pas de chef d’œuvre, l’hôpital
sans style vaut le glorieux portail. » » (Proust, Du côté de Guermantes, II, p.421)
2
« De ma vie passée, je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la
leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. » (RTP, III, p.910)
2
le lecteur croit que je les tiens pour la vérité »- comme la confirmation par Proust
lui-même que tel est bien l’enjeu de la Recherche. Une lecture philosophique de
Proust ne peut dès lors plus consister à remonter « du roman à l’essai », comme
l’ont tenté, de manière assumée ou implicite, de nombreux commentateurs. Elle
consiste à l’inverse à faire jouer le roman contre l’essai, c’est-à-dire à révéler le travail
de sape que la forme romanesque exerce à l’endroit de l’esthétique proustienne. La
forme romanesque revêt par là même une « puissance autonome d’élucidation » de
la vie, de « clarification de ce qui a été vécu dans l’obscurité ou la confusion » (P,
p.46). La réfutation du solipsisme se confond dès lors avec le réalisme de l’enquête,
commandé par le « flair sociologique exceptionnel » de Proust (Introduction p.19).
C’est sur le principe même de cette lecture, sur ce « Sésame » qui dégage la
puissance critique de la forme romanesque, que nous voudrions revenir
aujourd’hui. En effet, si l’on prête attention aux voies choisies par les philosophes
qui se sont appuyés ces dernières années sur les analyses de Vincent Descombes,
on sera frappé de constater que l’héritage de l’essai de 1987 (quelques semaines
seulement nous séparent des 30 ans de la parution) a été au moins double :
3
narrateur à renoncer à la valeur et à la portée qualitative de ses impressions ou à
celle de la réminiscence. Ce faisant, on négligerait ce que Vincent Descombes a
établi à notre sens de plus décisif, de plus corrosif et sans doute aussi de plus
original dans les études proustiennes : la réalisation de soi dans le métier d’écrivain
découle rigoureusement de la description des différentes mondes sociaux de la
Recherche. En un mot, c’est bien le sens social donné à la cosmologie qui met ici en
échec « les conclusions les plus aporétiques de la philosophie moderne » en
attaquant à leur racine ses prémisses solipsistes. Cette articulation étroite entre
réfutation du solipsisme et cosmologie nous semble former le cœur de la
démonstration de Descombes. Elle nous paraît pourtant avoir été rarement
attaquée de front par ses lecteurs ou par les lecteurs de Proust.
2. La question ne peut dès lors que rebondir : selon Descombes est-ce seulement
cette caricature d’idéalisme qu’est le solipsisme que Proust mettrait hors jeu ou la
profession de foi idéaliste elle-même ? Soutenir la seconde hypothèse, c’est-à-dire
montrer que le travail du roman défait la leçon d’idéalisme professé dans le Temps
retrouvé, ce serait aller directement contre la manière dont Proust qualifie son
entreprise. Si tel était le cas, Descombes irait donc exactement à rebours de la lettre
de l’essai au nom donc de la puissance clarificatrice du roman. La réponse à cette
question n’est pas si simple. C’est même là le point le plus délicat et pour cette
raison sans doute aussi le plus intéressant dans la « construction » qu’est le roman
(Introduction, p.12), ainsi que dans la lecture que Descombes propose de La
Recherche. Nous tenterons de montrer que c’est sur ce point précisément que « le
flair sociologique exceptionnel » que Descombes reconnaît à Proust, ce sens de la
réalité, n’est pas incompatible avec la reconnaissance d’une force propre aux idées
(et pas seulement aux idées de roman).
4
l’ensemble de la tradition exégétique des études proustiennes, de qualifier La
Recherche de « réaliste ».
b) Le solipsisme ne peut pas non plus prendre le sens ici d’une écriture solipsiste.
Pas plus qu’il n’y a de personnage solipsiste dans un roman, il ne saurait y avoir de
romancier solipsiste. Descombes vise ici une sorte de vulgate interprétative qui fait
du Temps retrouvé la clé de l’ensemble du cheminement de La Recherche et qui
mettrait en évidence que la sortie du solipsisme (entendue comme le dépassement
de l’incommunicabilité) n’est possible par une voie artistique. Et d’ailleurs selon
Descombes, ce n’est pas sur ce point le lecteur naïf de la Recherche ou même le
critique averti qui fait fausse route, c’est Proust lui-même qui assimile de manière
trompeuse perspective et subjectivité, perspective et point de vue.
c) Or, c’est pour faire ressortir le caractère erroné de cette assimilation entre
perspective et subjectivité, perspective et point de vue que Wittgenstein sert une
première fois les fins de la démonstration de Vincent Descombes : en effet, le
Wittgenstein des Carnets et du Tractatus, grand et fin lecteur de Schopenhauer,
s’est affronté à la même question. On peut bien affirmer que le monde est mon
monde ou que je suis mon monde, c’est même la formule solipsiste par excellence,
elle ne saurait toutefois être confondue avec un principe de clôture de la
conscience sur elle-même. Que le solipsiste veut-il nous dire par là ? Il entend
souligner que l’expérience qui est mienne l’est en un sens inaliénable, je ne saurais
par définition partager mon expérience avec personne. Personne ne saurait se
5
Mais un solipsiste n’est pas un personnage de roman. Le romancier, par définition, raconte ce qui
se passe entre quelqu’un et quelqu’un d’autre. Proust, pas plus que les philosophes qu’il a pu lire,
ne fait la différence entre la solitude de fait d’un solitaire (de quelqu’un qui est le seul à penser ou à
éprouver quelque chose pour des raisons de fait) et la solitude de principe d’un solipsiste (de
quelqu’un qui est pour des raisons logiques, le seul à pouvoir savoir ou juger de quelque chose).
Tandis que les philosophes traitent du solipsiste ou de la « clôture des consciences », le romancier
ne peut s’intéresser qu’au solitaire, à l’individu isolé. S’il présente un personnage solitaire, il fait par
là de l’absence d’autrui un événement dans l’histoire des rapports entre son personnage et les
autres. (V. Descombes, Proust, p.16-17)
5
mettre ici à ma place. Cette ipséité de l’expérience est un trait formel et a priori,
plutôt qu’empirique ou contingent. L’impossibilité d’avoir l’expérience d’autrui, de
se mettre littéralement à la place d’autrui n’est donc pas une limite psychologique
ou physique, c’est une limite conceptuelle ou grammaticale. La question posée
n’est pas celle métaphysique de l’ego, elle est celle de la place grammaticale du
pronom « je » qui est bien insubstituable. On appellera cette première réponse au
mythe de l’intériorité, qui comprend métaphysiquement ce qu’il faudrait entendre
grammaticalement son sens large. Or, à cette version du mythe, Proust lui-même
succomberait dans la mesure où il assimile subjectivité et perspective singulière. La
subjectivité étant par définition ce qui ne peut se partager, et la perspective
reposant sur un unique point de vue mais partageable de droit, assimiler la
subjectivité à une perspective ou à un point de vue privé apparaît comme une
contradiction dans les termes. On retrouve ici la critique que Vincent Descombes
développait déjà dans les toutes dernières pages du Même et de l’autre (p.218 sq),
Proust aurait formulé en réalité une première version du perspectivisme qui sera
repris et amplifié par la génération des philosophes français de 1960 (« toute la
génération de 1960 conclut au perspectivisme, mais le mot « perspective » proteste
contre l’usage qu’on fait de lui », p.218). Ce redressement qui ôte toute subjectivité
à la perspective est ce qui vient bloquer toute possibilité d’un glissement d’un
perspectivisme leibnizien à un perspectivisme deleuzien, ou pour reprendre les
termes de Deleuze lui-même sur La Recherche, ce qui nous empêche de voir dans la
Recherche une « monadologie détraquée ».
6
« Vous savez qu’il y a une géométrie plane et une géométrie dans l’espace. Eh bien pour moi, le
roman, ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette
substance invisible du temps, j’ai tâché de l’isoler (…). J’espère qu’à la fin de mon livre, tel petit fait
social sans importance, tel mariage entre deux personnages qui dans le premier volume
appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé (…). Puis comme une
ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à
notre gauche, les divers aspects qu’un même personnage aura pris aux yeux d’un autre, au point
qu’il aura été comme des personnages successifs et différents, donneront – mais par cela seulement
– la sensation du temps écoulé » (Swann expliqué par Proust, Contre Sainte Beuve, p.557).
6
même, une construction qui nous soumet le récit d’une conversion ; si cette
conversion s’effectue au nom d’une réalité supérieure dont l’œuvre se compose, il
n’en demeure pas moins, l’auteur n’a pas besoin du lecteur comme d’une oreille ou comme
d’un interlocuteur. Si notre auteur requiert un lecteur, c’est pour avoir un sujet au sens
d’une idée artistique sur laquelle travailler. En d’autres termes, à condition de saisir la
lumière que jette ce passage rétrospectif du Raisonnement de l’ours sur l’essai
antérieur sur Proust, la réalisation de soi résulte de la réalisation de l’œuvre, plutôt
que l’inverse. Mais ce qui n’est ici seulement banalement hégélien, pour ainsi dire,
réside dans le déplacement produit dans la compréhension de l’individualité que
Descombes nous propose. Précisons que Descombes répond ici à l’expressivisme
de Charles Taylor. Pour Descombes, pour que l’expressivisme devient fécond et
dépasse le niveau d’un simple subjectivisme, il faut que l’écrivain renonce à trouver
une individualité authentique toute faite là où elle ne saurait être donnée dans le
monde (RO, p.226). S’il ne faut pas se tromper sur le sens de la réalisation de soi et
de l’expressivité qui est mise en jeu ici, c’est que l’écriture romanesque n’est pas
dialogique. Le métier d’écrivain fait moins le sujet au sens de la subjectivité qu’elle ne
fournit à l’auteur son sujet au sens ce sur quoi il aura matière à travailler : pour
Descombes l’esthète ne devient écrivain que lorsqu’il comprend le sens de la
traduction mis en jeu par la littérature.
7
dont nous appliquons en fait la métaphore du révéler (dehors et dedans).
Autrement, nous serons tentés de chercher un dedans derrière ce qui est dans notre
métaphore le dedans. Le moment mythologique est celui qui nous imposer de
poser un dedans derrière le dedans » (« L’intériorité », rue Descartes, 2004).
C’est donc grâce à cet éclairage que l’on comprend comment cette troisième variété
de solipsisme peut être mise en échec par la forme romanesque : certes, le
narrateur et chacun des personnages affirment tout au long de la Recherche que
chacun vit enfermé dans ses représentations et ne retrouve partout que soi-même,
c’est-à-dire chacun des personnages peut reprendre tour à tour les formules les
plus classiques du problème traditionnel du solipsisme ; de même nous retrouvons
comme un leitmotiv de la Recherche le problème du monde extérieur, mais il ne
devient un problème réel, voire une véritable torture que lorsque Swann ou le
narrateur sont en proie à l’amour ou à la jalousie. Mais on ne prendra la mesure de
cette transformation en un problème réel qu’à condition de réaliser nous-même
que c’est la transformation qui s’opère dans l’œuvre romanesque de l’esthète à
l’artiste qui nous engage à quitter les idiomes guère originaux voire datés des
protagonistes de La Recherche sur la mission de l’art ou encore sur l’essence de l’art,
qu’ils soient psychologisants ou idéalisants et qu’il s’agisse de Bergotte, d’Elstir ou
du narrateur lui-même.
8
à nu, la dichotomie intérieur / extérieur est bien évidemment renversée et
surmontée par Proust ? Vincent Descombes est bien le dernier à avoir été aveugle à
cette dimension de réversibilité de La Recherche, puisqu’il lui confère dans la lignée
de la lecture de Pierre Pachet un sens politique. De toute évidence, la crise
poétique du narrateur est directement liée à une redéfinition des limites du
poétique et du prosaïque ; cette redéfinition est elle-même indissociable du choix
par Proust de la forme romanesque plutôt que de l’essai.
8
Aussi continuerons-nous à ressentir et presque à satisfaire, en lisant Balzac, les passions dont la
plus haute littérature doit nous guérir. Une soirée dans le grand monde décrite dans Balzac y est
dominée par la pensée de l’écrivain, notre mondanité y est purgée, comme dirait Aristote ; dans
Balzac, nous avons presque une satisfaction mondaine à y assister. » (« Sainte Beuve et Balzac »,
Contre Sainte Beuve, p.268-269)
9
II. Nous sommes donc désormais en mesure de comprendre en quel sens le roman
n’est pas perspectiviste au sens prédéfini. Car nous devons également rendre
compte de l’affirmation célèbre de Proust selon laquelle tout lecteur est « lecteur de
soi-même grâce à cet instrument d’optique que je lui procure » (TR, III, p.911,
p.1033). En effet, le roman de Proust est bien, selon Descombes, perspectiviste en
un autre sens : la clé de ce renversement réside dans un nouvel usage des notions
étroitement liées d’institution et de monde. Alors que ses credos solipsistes
acculaient Proust théoricien à expliquer l’impossibilité d’une réalisation de soi par
l’action dans ce bas monde, Proust romancier construit un monde qui l’exhibe (P.
p.303).
Ce n'est donc pas seulement que la réalisation de soi du narrateur est conditionnée
par l'institution de la littérature, ou que la mise en intrigue du roman subvertit le
solipsisme de Proust théoricien en produisant une description sociologique des
différents mondes de la Recherche. Descombes montre que cette réversibilité de
l’intérieur et l’extérieur, de la solitude et de la multitude, de la vision du dedans et
de la vision du dehors définit l'objet de la Recherche lui-même : le narrateur n'est en
mesure de faire œuvre qu'à partir du moment où il comprend qu'il ne trouvera pas
l'inspiration loin des bavardages mondains, mais que la réalisation de soi par
l'œuvre littéraire s'adossera au contraire à leur description. Descombes souligne
ainsi que la question formulée par Proust est proche de celle de Baudelaire : "en
quoi sommes-nous grands et poétiques de nos cravates et nos bottes vernies,
demandait l'auteur des Poèmes en prose, "en quoi les Verdurin, les Cottard, etc sont-
ils grands et poétiques dans leur tenue de soirée ?" se demande à son tour le
narrateur9. Proust y répond toutefois par un dualisme qui oppose l'ordre de la
littérature et l'ordre de la vie. La Recherche fait donc le récit du dépassement par le
9
Proust, philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987, p. 309.
10
narrateur de son romantisme initial pour devenir résolument moderne, ce qui
implique une mutation de l'ensemble de ses devoirs :
« Il est permis de voir dans le redressement de la vie de salon mentale l'équivalent de
ce qui s'appelle chez Baudelaire la mise à nu du cœur, de cette étude de la société
dans son propre cœur dont parle Pachet.10 »
Pour prendre un second exemple que Vincent Descombes aime à citer, celui de
Saint-Loup. La scène se passe dans un restaurant de Montparnasse. Le narrateur
est en avance à son rendez-vous avec Robert de Saint-Loup. Saint-Loup arrive
enfin, ce qui donne au narrateur la joie de contempler la beauté de sa démarche de
son ami. Saint-Loup a beau soutenir lui-même (également dans le Côté de
Guermantes) que le milieu n’a pas d’importance, qu’on est l’homme de son idée,
que la vraie influence est celle du milieu intellectuel (CG, Quarto, p.837). La
duchesse de Guermantes a beau regretter que « Saint-Loup n’a pas eu l’intelligence
10
Proust, op. cit., p.311.
11
de rester bête », Saint-Loup lui-même se rendra compte qu’il reste un exemplaire
somme toute banal de l'aristocratie française :
« Hélas, eût pensé Robert, est-ce la peine que j’aie passé ma jeunesse à mépriser la
naissance, à honorer seulement la justice et l’esprit, à choisir, en dehors des amis
qui m’étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s’ils avaient de
l’éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde un précieux
souvenir, soit non celui que ma volonté, en s’efforçant et en méritant, a modelé à
ma ressemblance, mais un être qui n’est pas mon œuvre, qui n’est même pas moi,
que j’ai toujours méprisé et cherché à vaincre ; est-ce la peine que j’aie aimé mon
ami préféré comme je l’ai fait, pour que le plus grand plaisir qu’il trouve en moi soit
celui d’y découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
qui n’est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement le croire, un
plaisir d’amitié, mais un plaisir intellectuel et désintéressé, une sorte de plaisir
d’art ? » Voilà ce que je crains aujourd’hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il
s’est trompé, dans ce cas. S’il n’avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
plus élevé que la souplesse innée de son corps, s’il n’avait pas été si longtemps
détaché de l’orgueil nobiliaire, il y eût eu plus d’application et de lourdeur dans son
agilité même, une vulgarité importante dans ses manières. »
Tous les efforts de réalisation de soi par Saint-Loup sont restés vains si les autres
dans leur ensemble et l’ami en particulier ne continuent à voir en ligne non le sujet
tel qu’il prétend s’être lui-même produit, mais le rejeton de la lignée familiale. Si
l’on revient sur la notion de cosmologie, il faut donc en conclure que La Recherche
prend place dans un système du monde donné, une cosmologie dualiste (P, p.29)
qui oppose de manière dichotomique matière/esprit ; laideur et beauté,
positif/symbolique/ restreint/général ; terre à terre, rêve poétique, espace et temps/
éternité, mais que tout le travail de la forme romanesque consiste précisément à
mettre en question et à renverser à son tour ces oppositions terme à terme. Le
lecteur comprend alors ce que la tension entre Proust théoricien et Proust
romancier recouvrait encore de trop figé : la description romanesque des différents
mondes et des relations de traverse qui peuvent exister entre chacun d’eux n’est
pas tant que la réfutation en acte du solipsisme qu’une tension qui se rejoue plus
subtilement à l’intérieur de chacun des personnages, et des protagonistes entre la
rhétorique de soi et la rhétorique du monde : si la vocation de la description est
bien morale en un sens aristotélicien comme l’annonçait Descombes dès son
introduction, c’est que les choses humaines ne sont perceptibles qu’à travers les
rhétoriques de soi et du monde qui s’affrontent dans chacune des pages de La
Recherche. Les cosmologies doivent donc être comparées entre elles à l’aune de
l’individualisation qu’elles autorises. Pas plus qu’il ne convient de lire dans la
valorisation du flair sociologique un renoncement au concept d’intériorité ou du
dedans, il ne faut comprendre la leçon de réalisme comme une pure et simple
subversion de la leçon d’idéalisme du narrateur. Ce qui compte avant tout dans la
démonstration proustienne lorsqu’elle est envisagée sous un angle sociologique,
c’est qu’elle repose sur l’antécédence d’un esprit (et des règles) communes. Si la
modernité constitue sans nul doute une étape décisive « sur la voie de la
12
privatisation et de la laïcisation du travail spirituel sur soi11 », Descombes en retient
avant tout deux traits : la laïcisation moderne sépare le souci du salut public et le
souci du salut personnel12; l'individualisation moderne, comme Dumont13 l'a mis en
évidence, ne peut être qu'intra-mondaine. On mesure de nouveau les limites d'une
compréhension étroite de l'institution comme arrangement social :le
perfectionnement de soi moderne prend également un sens qui, dans sa définition
même, est institutionnel14. L'individualisation par l'exercice du langage repose ainsi
sur la possibilité que le groupe reconnaisse le statut public d'écrivain, sans que la
primauté des règles collectives dans la reconnaissance de ce statut n'allège pour
autant la charge de la conquête d'un style propre. On mesure ainsi ultimement
l’élégance avec laquelle Vincent Descombes a su établir les tenants et les
aboutissants de cette tension qui constitue le cœur même de La Recherche.
11
P. Pachet, Les Baromètres de l'âme, Paris, Hachette Littérature, 2001, p. 17.
12
Voir la réponse de Descombes à S. Haber, http://www.laviedesidees.fr/S-individuer-dans-la-
societe.html.
13
Dans le premier chapitre des Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983.
14
Descombes renvoie aux analyses de Dumont sur la Bildung dans L'Idéologie allemande, Paris,
Gallimard, 1991.
13