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ANTONI GAUDi

PAROLES ET ÉCRITS
Nous remercions M. Joan Bassegoda Nonell, Directeur
de la Càtedra Gaudi à Barcelone, pour l'aide qu'il nous a
apportée avec une grande amabilité afin que ce projet puisse
être mené à terme.
Les traducteurs

Copyright de la traduction: Annie Andreu-Laroche


et Carles Andreu
Copyright de Gaudi, le scandale: Caries Andreu
Maquette: J. Serrano
ANTONI GAUDi

PAROLES ET ÉCRITS
Réunis par /sidre Puig Boada

Précédé de Gaud~ le scandale


par Carles Andreu

Traduit du catalan
par Annie Andreu-Laroche
et Carles Andreu

L'Harmattan
cg L'Harmattan, 2002
ISBN: 2-7475-3405-7
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AVANT-PROPOS
Qui n'a vu ou n'a entendu parler de l'œuvre de Gaud!,
« l'architecte génial» qui construisit à Barcelone quelques uns
de ses plus surprenants édifices et surtout entreprit, en homme
seul, à l'aube du XXe siècle, de bâtir ce qui était jusqu'alors
l'œuvre conjointe d'un peuple, du temps, de la foi, une cathé-
drale, la Sagrada Faffillia ?
Nous connaissions l'architecte, nous ne savions rien de
l'homme. Aussi est-ce avec émotion que nous avons découvert
ses pensées, recueillies et notées par les proches collabora-
teurs auxquels il se confia, souvent en déambulant dans le
quartier gothique de Barcelone. Fruit d'échanges oraux, elles
ne constituent pas un corpus structuré et élaboré de positions
théoriques ou artistiques; au rythme de la marche, sans
recherche stylistique, se construit une œuvre de pensée pré-
cieuse pour l'œuvre de pierre.
Nous savions que Gaud! était un architecte original,
nous découvrons un homme dont la pensée est profondément
originale. Quel que soit le domaine abordé lors de ces
échanges, nous surprend en effet une pensée toujours soute-
nue non par une recherche systématiquede l'originalité - ce
qu'aborrhait Gaud! - mais par le besoin impérieux de remon-
ter à l'origine, c'est à dire à la nécessité.
Rien, chez Gaud!, n'est laissé au hasard ni à l'improvi-
sation. Tout est subordonné à un travail constant, acharné, opi-
niâtre.
Pour chacun de ses projets, Gaud! prend en compte tous
les paramètres - dont certes se soucie tout architecte-l'em-
placement, le voisinage, les matériaux du lieu, les moyens à
disposition, le coût, la fonction de la construction, l'esthétique
et le plus haut mérite du constructeur est non seulement de
réussir la synthèse de toutes les données concrètes - « l'ar-
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chitecte est homme de synthèse» répète Gaud! - mais d'at-


teindre aussi la synthèse entre les œuvres du passé et celles du
présent, entre les acquis des générations précédentes et les
possibilités qu'offre le progrès.
Toute construction, fût-elle simple gare de campagne ou
la plus humble des maisons, doit prétendre à la Beauté qui ne
sera jamais atteinte par l'imitation de formes reconnues
comme belles mais par la « mise en relation des choses entre
elles» que seul l'architecte peut concevoir.
L'architecte est donc un gouverneur de même que le
gouverneur est un « constructeur de peuples ». Il est investi
d'une mission qu'il ne pourra assumer s'il ne possède des qua-
lités humaines aussi nécessaires à sa vocation que son talent
et ses compétences.
La synthèse que recherche Gaud! n'est ni mécanique ni
simplement fonctionnelle, elle est sagesse c'est à dire art.
Dans la Passion créatrice de Gaud{ les mots basculent,
mettent à bas l'équilibre de sens auquel nous étions habitués
pour, touche après touche, construire un équilibre nouveau.
Ses colonnes inclinées, ses parois courbes défient la stabilité,
ses pensées, les idées toutes faites.
Gaudi, profondément convaincu de la prééminence
méditerranéenne, répète à l'envie que seuls les
Méditerranéens - hommes du milieu de la terre, hommes du
juste milieu - sont équilibrés. Pour atteindre l'équilibre il se
sert, si cela est juste et nécessaire, de l'excès baroque. Pour
atteindre la stabilité il déstabilise et incline. Parce que le fond
doit être préféré à la forme, il invente des formes inouïes.
Sa pensée toujours en mouvement, pour laquelle la
paresse, l'autosatisfaction et le nihilisme figurent parmi les
plus grands ennemis, déconstruit les certitudes pour atteindre
la vérité. Son œuvre architecturale casse, brise, invente de
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nouveaux points d'appui, de nouvelles lignes de force pour


créer le mouvement - car l'immobilité est la mort, le mou-
vement la vie - et atteindre la vérité.
Des équivalences nouvelles se construisent: la pierre
devient dentelle, la céramique soierie, la ligne droite se fait
courbe s; la richesse génère la complication, la pauvreté porte à
l'élégance, l'eau unit, la terre sépare, l'art et le commerce se cor-
respondent car « ils ont en commun une perception globale des
choses dont ils s'occupent », les œuvres de pierre qui méritent
l'immortalité sont œuvres de la parole car la parole est le temps.
Gaudi, profondément religieux, qui voit dans le Temple
la construction par excellence - parce que, dédiée à la divi-
nité, elle est spirituellement supérieure aux autres - affIrme
que « l'art est fait par l'homme pour l'homme et qu'il se doit
d'être rationnel ».
Gaudi homme de paradoxes? Il ne cultive jamais le
paradoxe pour le plaisir du bel esprit.
Gaudi homme attaché au passé et à la tradition?
Iconoclaste il mélange les styles pour atteindre la vérité.
Gaudi homme du futur? Il s'imprègne des œuvres du
passé.
Gaudi conservateur? Il innove avec audace.
Gaudi réactionnaire? Son oeuvre s'avère progressiste.
Gaudi, homme de foi et d'humilité, possède l'orgueil
immense de l'être dont la vie est tout entière soumise à la
recherche de la perfection artistique.
Gaudi, démiurge qui domine les lois physiques pour éri-
ger l'impensable, unir concavité et convexité, simplicité et
complexité, continuité et discontinuité, ombre et lumière.
L'artiste n'a qu'une exigence: atteindre la nécessité qui
est la vérité - car « sans vérité il n'y a pas d'art» - et cette
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vérité s'incarne dans une œuvre dont l'ultime mystère trans-


cende les surprises architecturales.
Plus Gaud! se consacra à sa cathédrale, plus il se voua à
la pénitence, à l'ascèse, à la contrition, plus son œuvre rayonne.
Plus la souffrance s'imposa à lui, plus son œuvre se
dresse, figure, représente ce que lui dicte son désir: donner à
voir l'irreprésentable.
Annie ANDREU-LAROCHE
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GAUD/, LE SCANDALE

-
I Mais qui a peur d'Antoni Gaudi ?
Vous sortez du village, pour vos 7 ans l'on va vous
acheter vos premiers pantalons à Barcelone et voilà qu'en sor-
tant de la station Paseig de Gràcia vous vous trouvez soudain
face à la Casa Batlla, nez à nez avec ces formes insolites sur
la façade d'un édifice, vous ne pouvez vous empêcher de
demander: « C'est quoi cette maison? » La tante, qui vit à
Barcelone et vous accompagne avec votre mère, parce qu'el-
le s'y connaît en courses, la tante répond: « C'est la Casa dels
àssos de GaudL » La Maison des Os ! C'est le nom que les
gens donnèrent ipso facto à l'édifice dès que les échafaudages
furent levés et il est vrai que du premier coup d'œil vous per-
cevez des os, des tibias énormes, des orbites géantes, vides de
tout œil, qui font office de balcons et au premier étage, dans
« l'appartement noble », en guise de baies vitrées d'énormes
gueules ouvertes si menaçantes qu'elles semblent prêtes à
vous avaler d'une seule bouchée. Et cette toiture en forme
d'échine de dragon, là-haut, immense, avec ses écailles colo-
rées brillant de tous leurs feux, un monstre accroupi au beau
milieu de la rue ! Pour moi ce fut un choc esthétique brutal
semblable à celui ressenti par l'architecte japonais Tokutoshi
Torii. Il nous conte que la Maison des Os le prit tellement au
dépourvu et lui procura une émotion si intense qu'elle le lais-
sa sans ressources pour s'émouvoir devant la fabuleuse Casa
Milà, surnommée La Pedrera, toute proche. C'est dire! Ce
jour-là Torii décida de se mettre à l'étude de Gaudi et de cet
exercice d'intelligente admiration est sorti, 9 ans plus tard, le
livre magnifique Le Monde énigmatique de Gaud{ dans lequel
il nous montre que le Gaudile plus libre et le plus novateur
s'est forgé lors d'un séjour à Tanger où il devait réaliser un
grand projet qui ne vit pas le jour mais qui orienta fortement
le sens de sa recherche, ce qui fait de notre génie l'artiste
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méditerranéen par excellence dont l'œuvre synthétise l'es-


prit artistique des rives du Mare Nostrum. La chrétienté
comme clé de voûte de l'art égyptien, grec, romain, byzan-
tin, islamique.
Cette première vision de l'œuvre de Gaudi m'éblouit et
cette lumière qui aujourd'hui encore m'illumine favorisa la
naissance d'un enfant à l'émotion que procure l'œuvre d'art.
De fait une longue épopée esthétique commença pour moi en
cet instant où la Maison des Os me fixa de ses orbites béantes,
faisant surgir un questionnement que Gaudi, homme du
peuple, allait à jamais relier pour moi, fils du peuple, à une
préoccupation éthique.
Lorsque, plus tard, je visitai l'entrée de l'immeuble, je
restai une fois encore bouche bée à découvrir, dans la cage
d'escalier, le traitement de la couleur des faïences qui va du
bleu le plus sombre en haut au bleu le plus clair en bas. Ce
dégradé qui permet à la cage d'escalier de récupérer dans les
étages inférieurs le maximum de lumière est d'une grande
ingéniosité et d'une délicatesse raffinée. C'est le plus beau
des puits de lumière! Ce n'est que plus tard que j'appris que
la lumière était une des préoccupations essentielles de Gaudi,
la lumière et le mouvement.
Afin de réussir les plus vivants des vitraux à la cathé-
drale de Majorque, notre architecte eut l'idée d'utiliser trois
verres; plaçant un verre transparent avec des motifs peints des
deux côtés entre deux verres aux couleurs primaires, un verre
bleu et un jaune par exemple, il obtenait du vert et selon l'in-
tensité de la lumière, la saison, le jour et l'heure, les tons
variaient, mettant les spectateurs devant une fabrique de jeux
de lumière. « Je défie quiconque de réussir, sans utiliser trois
verres, l'effet de soleil mourant glissant sur ce cheval blanc. »
pariait-il. À Montserrat, la montagne sacrée des Catalans,
Gaudi réalisa le premier mystère de gloire d'un rosaire monu-
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mental tandis que d'autres architectes participaient à la réali-


sation d'autres mystères. Joan Bassegoda Nonell, directeur de
la Chaire Gaud!, précise que tous les travaux avaient des traits
communs, néo-gothiques ou néo-byzantins sauf un, celui de
Gaud!. Le sien était le fruit d'un autre concept de l' architec-
ture et de la monumentalité. Il n'était pas composé de mou-
lures, colonnes ou chapiteaux mais avec la texture des
rochers, la lumière du soleil, le parfum des plantes, la couleur
des fleurs, les chants des oiseaux. Une architecture sans archi-
tecture. Dans une grotte Gaud! plaça les trois Marie et l'Ange
annonciateur de la résurrection de telle sorte que le jour de
Pâques, lors de l'équinoxe de printemps, le premier rayon de
soleil touchât le sépulcre puis le Christ. Voici la nature mise
au service de l'art. Art sacré, ici fils de la vision mystique de
Gaud! pour qui la lumière naturelle ne pouvait être que le
reflet de la lumière spirituelle, elle-même pur reflet de la
lumière divine.
L'utilisation de la peinture dans ses édifices n'est
qu'une autre façon de traiter le problème de la lumière, au
point qu'il se proposait de peindre une grande partie de la
Sagrada Fanulia afin de se servir du soleil comme d'un
peintre, le seul à pouvoir travailler patiemment, inlassable-
ment, siècle après siècle, la couleur. La nature peintre! Il faut
prendre en considération cette vision: peindre un édifice en
tenant compte du travail de l'astre diurne et songer à utiliser
les intempéries qui patiemment transforment la matière et sa
couleur, voilà une idée artistiquement révolutionnaire. Ce
détail nous donne déjà la dimension à laquelle aspire Gaud! :
cosmologique. Il tutoyait les éléments de la nature afin de
converser avec Dieu qui finit par être son unique client, un
client exigeant qui lui avait demandé une belle cathédrale et
qui, comme disait l'architecte, « n'était pas pressé ».
Le sort a voulu que, accolée à la Casa dels àssos, se
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trouve une autre très belle création, la Casa Ametller d'un des
grands architectes modernistes, Josep Puig i Cadafalch. On
pourrait se demander si elles ne furent pas placées côte à côte
afin qu'on puisse les comparer. Et, précisément, tout le monde
les compare. En effet il suffit d'observer les regards des visi-
teurs qui vont de l'une à l'autre. Pour moi, dès le premier
regard, la Casa dels àssos ne fut pas seulement belle comme
l'était sa voisine, elle m'apparut vivante et porteuse d'une his-
toire que je ne parviendrais à déchiffrer que plus tard. Je sen-
tis que la force d'attraction instantanée provenait du fait que
cette maison était une sorte de légende faite pierre, la légende
de Saint Georges patron de la Catalogne, qui transperçait de
sa lance le dragon en train de dévorer les bons chrétiens dont
on pouvait apercevoir les restes. L'~tilisation insolite des
matériaux, l'ondulation de la matière et l'irisation des cou-
leurs suaves de la façade communiquaient à l'édifice comme
la vibration infime d'une peau, une palpitation qui lui confé-
rait l'aspect d'un être vivant blessé à mort qui n'en semblait
pas moins capable de bondir le long du Paseig de Gracia pour
nous pourchasser, nous, les badauds.
Tout en allant de boutique en boutique, car la tante avant
d'acheter se devait de palper avec délice tous les tissus, de les
faire crisser entre ses doigts expérimentés et de comparer avec
passion tous les prix de Barcelone, tout en marchant donc
résonnait dans ma tête la façon dont la tante avait prononcé le
nom de Gaudi ; on eût dit qu'il s'agissait de quelqu'un de far-
felu que tout le monde connaissait ou se devait de connaître et
ainsi l'avait compris ma mère qui avait immédiatement
repris: « Ah oui Gaudi ! » Avait-elle entendu parler de lui?
C'est possible, en tout cas personne à la maison n'avait jamais
prononcé son nom qui en catalan veut dire jouir !
Gaudi connaissait parfaitement la signification de son
nom. « Je m'appelle Gaudi, avec accent tonique sur la demiè-
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re syllabe, c'est un mot d'origine latine qui signifie «jouir»


qui pour moi se réfère au plaisir que me procure l'amour pour
ma profession. » Le nom de certaines personnes peut se révé-
ler prémonitoire et, outre Gaudi, l'on dirait que celui de cer-
tains artistes catalans fut taillé sur mesure: Dali (Salvador),
évoque le désir, l'état désirant et, frénétiquement, il désira
toute sa vie jusqu'à espérer, rageusement, l'immortalité, au
contraire de Gaudi qui attendait la mort comme une libéra-
tion, comme un salut. Miro (Antoni) signifie regarder, et ce
peintre fut l'homme qui regarde, l'œil implacable qui pouvait
rester des heures à fixer une tache sur le mur pour découvrir
la subtile frontière entre « l'au-dedans et l'en-dehors ». Tàpies
( Antoni ), qui signifie mur en catalan, n'a-t-il pas «muré»
la peinture?
Mais le plus curieux était le ton de voix employé par la
tante pour parler de l'architecte. Dans ce ton on pouvait
entendre un sentiment d'admiration et une pointe d'orgueil
d'avoir chez soi un créateur comme Gaudi mais aussi un brin
d'ironie, de moquerie. Pourquoi une telle attitude chez une
personne du commun? De quel droit se la permettait -elle?
Cette attitude, je la retrouverai plus tard chez des gens culti-
vés, des gens de pouvoir, des créateurs. Encore maintenant
Gaudi n'occupe pas la place qui lui correspond dans le monde
de l'art. Ni en Catalogne ni en Europe. On ne lui reconnaît
pas, pour des raisons extra-artistiques, sa position axiale entre
tradition et modernité d'où à son égard une attitude fausse,
ambivalente. Cette ironie de la tante en était une manifestation
comme l'était la question que me posa un ingénieur du son
français ayant travaillé à Barcelone: « Est-ce vrai que Gaudi
construisait de façon plus ou moins improvisée? », « Ses édi-
fices pourtant tiennent debout. » ajouta-t-il, comme pour s'ex-
cuser d'avoir dit, peut -être, une bêtise.
Voilà qu'un étranger avait succombé à l'état d'esprit
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ambiant qui prédominait dans les milieux cultivés à Barcelone


où l'on affectait de croire que Gaud! avait bâti ses oeuvres à
la va-vite, au hasard, en apprenti sorcier. C'était comme si la
question que se posait le recteur de l'Université au moment de
donner son diplôme d'architecte au jeune étudiant Antoni
Gaud! : « Je ne sais pas si je donne ce diplôme à un fou ou à
un génie. » n'avait pas encore reçu de réponse quelque cent
vingt cinq ans plus tard! Il suffit pourtant de s'informer pour
savoir qu'il travaillait avec un soin infini; je n'en veux pour
preuve que la magnifique invention de la maquette « stéréo-
statique », astucieuse fabrication qui à l'aide de plombs et de
cordelettes lui permit de visualiser de façon inversée la forme
globale du projet de la grandiose église expressionniste de la
Colônia Güell, maquette que l'on peut admirer dans la crypte
de la Sagrada Farm1ia. Elle coûta au maître dix ans de labeur
et témoigne du zèle avec lequel il s'adonnait à sa tâche.
Il est vrai que Gaudf ne travaillait pas comme les autres
architectes; pour atteindre la liberté créatrice désirée il devait
inventer sa propre méthode, il ne se fiait pas aux plans, ils
n'étaient pour lui qu'un guide à minima qui lui laissait une
marge au moment de la réalisation concrète de ses idées, de
ses formes. Pour lui les plans exacts d'un édifice devraient être
établis une fois celui-ci achevé. Georges R. Collins - le re-
découvreur nord-américain de Gaudf dans les années 60 -
précise qu'il ne faut jamais oublier que: « Les édifices de
Gaud! sont toujours complètement rationnels, fonctionnels,
pratiques et utilitaires».
Plus qu'un théoricien Gaudf était un artiste doublé d'un
artisan qui affmnait avoir appris à manipuler les superficies
complexes, hyperboloïdes, hélicoïdales, paraboloïdes, hyper-
boliques et conoïdales en regardant son père artisan chaudron-
nier travailler le métal, marteler les plaques de cuivre et
d'acier, les courber, les plier, obtenant ainsi le miracle du volu-
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me. Cette connaissance lui permettait de créer des formes


insolites, une architecture martelée, courbée, pliée au service
d'une vision organique qui exigeait d'accueillir en son sein la
complexité des formes de la vie et la poussée du phénomène
vital. Il inventa une sorte d'architecture fractale avant le mot
pour laquelle il dut concevoir sa propre géométrie. De là vient
que sculpture et architecture, que structure et ornementation
sont intimement imbriqués dans son œuvre. Oui, ses édifices
nous apparaissent de prime abord tels des organismes auto-
nomes, tels d'imposantes sculptures-habitacles faites à la main
par un gigantesque artisan. Vivez donc en plein dans la forme
au creux de la matière, là où niche l'esprit semblent-elles nous
enjoindre!
Plus encore! Si jamais s'achève la Sagrada Fann1ia telle
qu'il la concevait, elle sera une impressionnante peinture à
l'air libre et les tours clochers seront des tubes d'orgue par où
la musique des orgues et des cloches tubulaires - mues par la
pression de l'air et reliées à un clavier conçu par le Maître -
se mêlera à la musique des cloches traditionnelles accordées
en do, sol et la et à celle des divers carillons pour faire vibrer
toute la ville. Au point culminant de la cathédrale un puissant
gyrophare surveillera continuellement le bon fonctionnement
de l'ensemble. Gaudi inventeur des spectacles son et lumière!
Ses œuvres sont parfaitement et artistiquement pensées
et achevées, des souterrains jusqu'aux toits avec leurs théâ-
trales cheminées qui s'interpellent par dessus la ville et même
dans les parties invisibles au public, comme les combles de
divers édifices ou la merveilleuse citerne sous la colonnade
dorique de l'esplanade du Park Güell où l'on peut découvrir un
surprenant Gaudi minimaliste. À part deux oeuvres très fonc-
tionnelles peu connues, l'école et l'ouvroir, toutes deux sises
dans l'enceinte de la Sagrada Fann1ia, les créations gaudi-
niennes sont idéologiquement assumées. Elles nous racontent
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les histoires et légendes de la geste catalane, elles illustrent la


liturgie et les prières de l'église catholique, elles commentent
et prolongent l'histoire de l'art depuis qu'il naquit dans les
grottes, elles dissimulent une signification symbolique com-
plexe, un sens ésotérique occulté afin d'atteindre une fonction-
nalité syncrétique entre l'art, la pensée et la religion.
Il faut en finir avec cette pose ironique que d'aucuns
affectent lorsqu'ils évoquent la façon de travailler de Gaudi
qui serait un improvisateur chanceux alors qu'il était un
homme totalement responsable, travaillant nuit et jour, avec
une idée absolument précise de ce qu'il faisait et de ce qu'il
voulait, mû par le désir de questionner l'art depuis l'origine.
«Etre original c'est revenir à l'origine. » Telle était sa devise.
Le philosophe Francesc Pujols avait raison de dire au peuple
catalan incrédule: « Nous n'avons pas encore compris qui il
est et ce qu'il représente parce que lui tout seul (...) se suffit
en tant que manifestation et symptôme vivant de la poussée de
la plénitude d'un peuple car les génies comme Gaudi n'appa-
raissent pas sans raison, sans avoir une relation avec la terre
qui les a vus naître et qui les a formés. » L'avons-nous com-
pris aujourd'hui? La querelle autour de l'œuvre et surtout
autour du personnage qui se poursuit toujours semble donner
une réponse négative. Et Pujols d'ajouter: « La vision de
Gaudi est digne d'être comparée aux visions védiques de
l'Inde, homériques de la Grèce, gothiques de l'Europe médié-
vale qui ont fait éclore les cathédrales sur notre continent».
Son désir d'originalité était aussi puissant que celui des
avant-gardistes les plus novateurs mais il ne pouvait l'assou-
vir qu'en poursuivant la quête du sens de la tradition, dans un
voyage en marche arrière, et ce parce qu' il lui fallait construi-
re les fondations visibles de la Renaissance de son peuple.
Gaudi ne pouvait être que charnière entre passé et présent
mais qui pourrait nier que frémit dans son œuvre l'exaltante
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présence du futur? En Espagne, ce phénomène ne pouvait se


passer qu'en Catalogne qui après avoir pâti de quelques
siècles d'une décérébrante solution de continuité historique
s'apprêtait, après la phase intermédiaire que représenta le
Modernisme, à se jeter dans les bras de la modernité avant-
gardiste avec armes et bagages. Un danger guettait. À partir
en avant dans la révolution artistique qui s'annonçait sans
repriser le tissu déchiré de la tradition n'y avait-il pas un
risque de déchirure de l'identité nationale? Gaudf veilla tout
au long de sa vie à ce que ce danger fût désamorcé. Cette
phrase d' Hanna Arendt: « Chaque peuple(...) a un passé
dont on ne peut pas faire qu'il n'ait pas été. », était chevillée
au corps de Gaudf.
En effet, conscient de la poussée imparable de la sécu-
larisation de la vie en général et de l'art en particulier et des
conséquences qu'elle entraînait pour la vie familiale et pour la
bataille sociale et politique, il n'hésita pas à se lancer dans
une périlleuse aventure afin de reconstruire les fondations
nationales, parcourant tout le long chemin de la tradition. Sa
force réside non dans le fait de ne pas s'être contenté de retis-
ser les fils rompus de la tradition mais dans son effort déses-
péré pour remettre en selle la pratique d'un art lié à une vision
transcendante. Voici le credo de Gaudf : « La Beauté est
l'éclat de la Vérité. Puisque l' Art est Beauté sans Vérité il n'y
a pas d' Art. L'amour de la Vérité doit être par dessus tout
autre amour. La Création continue et le Créateur utilise ses
créatures afin de la poursuivre. Ceux qui cherchent à
connaître les lois de la nature pour réaliser leurs œuvres col-
laborent avec le Créateur».
Pour atteindre son but Gaudf se dépouilla de toute ambi-
tion personnelle, il vécut comme le proposait aux artistes le
peintre hollandais Bram Van Velde: sans savoir, sans vouloir,
sans pouvoir. Il considérait qu'aucun savoir n'était acquis
20

pour toujours dans le domaine artistique, il ne voulait rien


pour lui-même et se tenait à bonne distance de tout pouvoir. Il
se sentait investi d'une mission à laquelle il ne voulait pas se
dérober même si le sacrifice qu'elle exigeait de lui ne pouvait
être que cruel. Il affirmait: « L'artiste doit être un moine non
un frère».
La découverte des œuvres de Gaudi nous procure d'in-
tenses jouissances qui, nous le savons maintenant, ne tariront
pas. Ces œuvres nous chatouillent les sens et questionnent nos
stratégies mentales, nos croyances intimes. D'autres artistes,
certes, nous produisent cette sensation. Van Gogh, par
exemple. Ces deux artistes, « suicidés de la société» chacun
à sa manière, se consument pour nous en un incendie prodi-
gieux, dans un effort d'une honnêteté surhumaine. Il est faci-
le d'observer à quel point jouissent les visiteurs qui contem-
plent leurs œuvres. Notez la brillance de leurs yeux. D'où
vient tant d'énergie, tant de sensibilité, tant de sensualité
semblent-ils se demander. Pourquoi les blés de Van Gogh
sont-ils le blé par antonomase? Pourquoi la crypte Güell est-
elle le parangon de toutes les cryptes? Mystère. Et c'est cette
capacité à donner une expression vivante au mystère - qui ne
se retrouve pas dans toutes les œuvres d'art - qui aimante les
regards des spectateurs.
Le défi de Gaudi : re-ancrer l'art dans la transcendance
afin d'empêcher qu'il ne devînt un produit parmi d'autres et
que la conceptualisation ne vînt remplacer la foi et ce, chez
lui, sans aller convaincre le monde à Paris, alors la Mecque de
l'art, était très difficile à gagner. Ce défi était sa réponse aux
mouvements avant-gardistes, aussi bien politiques qu' intel-
lectuels et artistiques, qui s'apprêtaient à déclarer l'art activi-
té profane et par voie de conséquence à détruire les valeurs
par Gaudi vénérées. Sa cathédrale, son Temple, la Sagrada
Farmlia, serait l'objet artistique et idéologique qu'il lancerait
21

contre vents et marées à la vue du monde entier, ultime pro-


vocation qui ne manquerait pas d'innerver la société progres-
siste jusqu'à nos jours. Il était conscient de son défi, écoutons-
le : « Les créations religieuses sont esclaves d'une idée profa-
ne, l'art. » et « . ..le Temple ne se donne plus comme objectif
de montrer comment le sacrifice non sanglant devint invin-
cible. » Dans cette bataille son temple semble être devenu
invincible, en effet.
Son œuvre, fortement idéologique, s'édifie sur deux
colonnes: la colonne mystique, qui soutient le monde catho-
lique, apostolique et romain mais aussi le monde ésotérique,
et la colonne historique, création temporelle sur le corps sacré
de la Catalogne.
Après avoir visité son œuvre maintes fois, après avoir
beaucoup lu sur l'homme et ses créations, je restais insatisfait
et cherchant à mieux connaître le personnage je découvris
l'existence d'un livre dans lequel Isidre Puig Boada, architec-
te qui connut Gaudi et dirigea les travaux de la Sagrada
Falll11ia,réunit quelques écrits de jeunesse du Maître et ses
paroles que maints de ses collaborateurs et un groupe de
jeunes architectes qui avaient pris l'habitude de lui rendre
visite en sa cathédrale vers la fin de sa vie nous ont laissées
dans leurs mémoires éditées ou inédites. Et Gaudi qui n'était
pas un grand causeur, qui vivait dans une grande solitude et
souffrait de voir les travaux de son grand œuvre souvent
paralysés même s'il acceptait tout ce qui lui arrivait comme
l'expression de la divine providence - « Venez demain, nous
ferons de jolies choses. » demandait-il à son assistant
avouant implicitement qu'il ne pouvait pas en entreprendre
d'importantes - Gaudi se mit à parler volontiers à cesjeunes
diplômés de son idée de l'art et de sa conception de la vie
comme s'il avait désiré laisser quelque chose de plus que son
œuvre de pierre. Ses archives dans la crypte de la Sagrada
22

FaIll11iaayant été entièrement détruites en 1936, il ne nous


reste, pour connaître sa personnalité et son idéologie, que ce
livre intitulé La Pensée de Gaudî édité en 1981 par le Collège
des Architectes de Barcelone que tous les spécialistes de
Gaudf connaissent et citent abondamment. De ce livre épui-
sé en catalan depuis longtemps, curieusement jamais réédité
ni jamais traduit en castillan, il n'existe qu'une traduction
intégrale en italien et quelques extraits en anglais. S'il est
vrai qu'il faut tenir compte du fait que ces paroles ont été
rapportées par des témoins très divers et qu'il convient de ne
pas les prendre comme la « Parole du Maître », elles n'en
permettent pas moins de se faire une idée de l'homme et de
la genèse de l'œuvre.
Une question se pose: pourquoi ce livre n' a-t-il pas été
réédité et ce même en cette année de célébrations du cent cin-
quantième anniversaire de la naissance du génie? Essayant de
trouver une réponse à cette question, je me suis aperçu que
Gaudf restait, 75 ans après sa mort, aussi scandaleux que de
son vivant et qu'il continuait à diviser la société catalane ce
qui donne la mesure de l'énergie que dégage son œuvre, de sa
capacité de mobilisation. Elle a introduit une division irré-
ductible au sein de la société catalane; le peuple, peu à peu,
s'est imprégné de l' œuvre et a adopté l'auteur; la hiérarchie
ecclésiastique tente de le récupérer entièrement et définitive-
ment en posant une demande de béatification au Vatican et
l'élite qui n'aime pas le personnage et réfute une partie de son
œuvre, spécialement la Sagrada Fanulia, se sent l'héritière
responsable de son œuvre qu'elle commercialise sans états
d'âme et sans s'occuper d'y voir vraiment clair dans cette
aventure. Force nous est de constater qu'il semblerait que ten-
ter de comprendre et de situer Gaudi à la place qui lui revient
dérange. Est-ce parce que la société moderne et avant-gardis-
te barcelonaise a toujours résisté à accepter qu'un artiste
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« réactionnaire» soit le génie représentatif de la Catalogne?


Est -ce parce que le constat que fait le critique d'art Robert
Huyghes, catalan d'adoption et auteur d'un beau livre sur
Barcelone: « Gaud! domine Barcelone comme le Bernin
domine Rome. » est irrecevable par les tenants de la poli-
tique culturelle?
C'était un homme pieux, un saint, clament ceux qui, ne
craignant le ridicule, visent à le béatifier, oubliant la com-
plexité psychique du personnage; c'était un homme bon,
pauvre et honnête, un travailleur acharné qui malgré son talent
n'a pas cherché à s'enrichir, qui est resté humble pensent les
gens du commun; c'était un homme du passé, un réaction-
naire, un dévot archaïque, un troglodyte traditionaliste, arrié-
ré, anti-modeme, anti-avant-gardiste, il n'était pas un homme
de progrès et peu nous chaut ce qu'il pensait s'exclament les
instances au pouvoir. Ils oublient ce conseil de l'écrivain
Josep Pia: « Toute contribution à la connaissance de cette
figure (Gaudf), toute information que l'on puisse apPOrter-
fût-elle très modeste - est un travail positif ».
Je fus surpris de voir que Tàpies, avec toute son auto-
rité, abondait dans le sens négatif et cherchait à lui trouver,
en vain, quelqu'un de taille à le remplacer. J'en parlerai plus
tard ainsi que de la lutte qui oppose les trois parties en ce
qui concerne l'achèvement de la Sagrada Fam1lia, lutte qui
résume à elle seule toute l'épopée de Gaud! au sein de la
nation catalane. Et si je dois expliciter de quel droit ou de
quelle position je parle, je répondrai en empruntant la figu-
re dont parle Georges Steiner: je parle de la position du
spectateur engagé.

II - Quelle était la mission de Gaud{ ?


Gaud! naquit en 1852. Quelques années auparavant,en
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1838, l'Ode à la Patrie de CarIes Bonaventura Aribau fit son-


ner les trompettes qui allaient ébranler les murailles de la cité
annonçant le début du combat de la renaissance catalane, la
« Renaixença» C'est connu: le chant des poètes annonce tou-
jours le premier la vibration psychique qui précède à l'éveil de
l'esprit d'un peuple. En 1854 les remparts qui contenaient la
vitalité de la population barcelonaise tombaient enfin et en
1860 fut posée la première pierre de l'Eixample, nom que l'on
donna à la nouvelle urbanisation, c'est-à-dire l'Ampliation.
On assista alors à un puissant phénomène d'expansion urbai-
ne qui libéra l'énergie débordante du peuple catalan, mouve-
ment si puissant que, malgré nombre de vicissitudes histo-
riques catastrophiques, ses effets persistent de nos jours enco-
re. La Diagonale, cet axe qui coupe toute la ville moderne en
deux et qui devait atteindre la mer, n'y arrive que de nos jours.
Elle aura mis plus de 130 ans pour y parvenir! Se produisit
alors aussi, grâce à l'arrivée massive des immigrés de toutes
les régions d'Espagne en quête de travail, une explosion
démographique qui allait avoir une importance transcendante
dans la société catalane avec le démarrage d'une nouvelle
étape très importante vers une société multiculturelle.
La Renaixença se caractérisa par une explosion créative
dans laquelle l'art architectural, le plus lent à réagir car il
nécessite des infrastructures plus lourdes et coûteuses que les
autres arts, surtout lorsqu'il s'agit de faire surgir une vision
artistique, prit peu à peu la place prédominante tout simple-
ment parce que bâtir la nouvelle cité était devenu une néces-
sité vitale mais aussi parce que l'architecture peut contenir et
symboliquement et réellement les autres arts, sculpture, pein-
ture, théâtre, musique... Tous les talents furent sollicités et il
suffit de se promener dans Barcelone - nez en l'air - pour
se rendre compte que des talents, il y en eut à revendre! Et
comme il arrive souvent dans les moments d'effervescence
dynamique lors d'une poussée identitaire généralisée, le sen-
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timent exaltant de renaissance fit s'éclore un génie lequel,


comme tous les génies, allait synthétiser le passé et anticiper
le futur de son peuple, fût-ce de façon paradoxale. Gaudi
vécut en plein dans l'euphorie de cette nouvelle situation,
dans cette frénésie de construction qui souleva les Catalans et
permit de satisfaire une vraie fringale de création. Tout était à
faire et à refaire et bien sûr la langue, cette architecture psy-
chique d'un peuple, récupéra son antique vitalité et réussit à
se normaliser.
L'époque était réellement propice: une bourgeoisie
enrichie se faisait construire de luxueuses demeures pour se
mettre en valeur, affirmer son pouvoir politique, économique
et culturel et la rencontre entre cette bourgeoisie marchande et
industrielle et les architectes et artisans dont une grande par-
tie - ô miracle - s'avéra être de grands artistes tient du
conte de fées. Écoutez ce qu'en dit Gaudi : « Le commerce a
été toujours le protecteur des beaux-arts. La Grèce, pays au
goût artistique le plus raffiné qui ait jamais existé, fut un
peuple éminemment commerçant. Les antiques républiques
de Venise et Gênes, patries de navigateurs qui parcoururent les
mers, concentrèrent le commerce de tout le monde connu,
virent naître de grands artistes et l'Italie possède des monu-
ments superbes qui suscitent l'admiration universelle. À
Barcelone nous possédons une preuve des bonnes relations
qu'ont toujours entretenues l'art et le commerce. Les com-
merçants au XVIIIe siècle créèrent la Chambre de Commerce
et installèrent dans leur local de la Llotja (la Bourse) l'école
des Beaux-Arts qui y est encore et dont l'enseignement artis-
tique, placé sous la même protection que l'enseignement
commercial, coexista de nombreuses années avec celui-ci ».
La Catalogne tout entière, mais particulièrement
Barcelone, devint un grand chantier. La vieille cité comtale au
complexe architectural médiéval imposant exigeait pour la
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nouvelle ville une vision artistique, mais laquelle? Le plan


élaboré pour l'Eixample par l'ingénieur Ildefons Cerdà,
auteur d'une Théorie Générale de l'Urbanisation parue en
1856, « Probablement la première étude urbaine qui s'appuie
sur des considérations sociologiques et démographiques. »
écrit l'architecte et essayiste Oriol Bohigas, était audacieux. Il
s'agissait, en contraste total avec le dédale des vieilles rues de
la cité antique, d'un damier de rues droites tirées au cordeau
avec des édifices coupés en chanfrein aux quatre angles de
façon à offrir une ouverture à chaque croisement, ouvrant de
vraies fausses places qui permettent des respirations visuelles
pour ainsi dire. Un plan tellement ambitieux qu'il prévoyait
d'installer, au cœur des immeubles, des jardins privatifs dont
la jouissance aurait été réservée aux heureux habitants. Bien
sûr la spéculation eut raison de ce rêve auquel la municipali-
té, paraît-il, tente de redonner vie aujourd'hui. Des milliers
d'édifices étaient à construire mais quel style adopter? La
réponse, c'est normal, consista à regarder vers le passé; le
futurisme, le fonctionnalisme, le Bauhaus, 1' avant-garde
n'étaient pas encore de ce monde.
Je pense à la phrase de Fernand Braudel: « La condi-
tion d'être c'est d'avoir été. » La Catalogne avait un brillant
passé, littéraire, artistique, politique, elle avait été, elle pou-
vait donc être à nouveau, pour cela il fallait interroger le
temps où s'étaient créés les fondements nationaux et s'en ins-
pirer afin de créer de toutes pièces une continuité historique
mise à mal. Gaudi, comme les autres architectes, s'y est atte-
lé corps et âme mais en portant l'interrogation bien au-delà,
en se demandant ce que construire veut dire. Gaudi sentait que
le moment était venu de montrer au monde de quoi son pays
était capable. Il prit le problème à la racine et il fut bien le seul
à avoir l'envergure nécessaire pour s'atteler à une tâche aussi
grandiose. Il va de pair interroger l'histoire de l'architecture
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et celle de la Catalogne pour se centrer finalement sur la


culture artistique et historique du monde méditerranéen.
D'instinct Gaudi travaille à l'instar de Braudel qui affirmait
que l'histoire se fait sur de grandes périodes en de longs
cycles qui ne s'ouvrent et ne se referment qu'aux moments
propices, dussent-ils attendre des siècles et des siècles
avant d'éclore.
Braudel distinguait trois forces qui façonnèrent la
Méditerranée et qui sont toujours à l'oeuvre: la chrétienne,
l'orthodoxe et l'islamique, trois forces séculaires qui, depuis
la fin de l'empire romain, se combattent pour imposer leur
hégémonie sur les rives de la Méditerranée. Et précisément,
après l'étude de la culture classique, ce sont ces trois mondes
qui alimentèrent l'inspiration de Gaudi. Il étudia l'art byzan-
tin afin de perfectionner l'art gothique, l'art de l'Islam de
façon à repenser entièrement le rôle de l'ornementation et l'art
chrétien occidental qu'il connaissait, pourrait-on dire, char-
nellement, pour renouer avec la forme basilicale qui lui appa-
raissait comme étant la meilleure: « La forme de la basilique
qui suit la tradition méditerranéenne est parfaite. » Alors que
le gothique était pour lui non abouti. «Je suis venu reprendre
l'architecture là où l'avait laissé l'art byzantin. (oo.). Je suis
venu perfectionner l'art gothique. » affmnait-il. Et tout cela
sous les auspices de la Grèce, l'unique civilisation que l'on
puisse dire « classique» selon Gaudi qui était convaincu de
faire ce que les Grecs auraient fait s'ils avaient pu continuer!
Du philosophe et écrivain Ramon Llull (Raymond
Lulle) « Le Docteur Illuminé» du XIIIe siècle à Gaudi qui,
comme l'affirme Josep PIa, est son continuateur, se déroule
un cycle historique de six siècles. Le rêve de Llull, démon-
trer par la controverse oratoire l'excellence de la religion
chrétienne et construire par l'écriture le Temple Universel,
rêve moyenâgeux où le politique, le philosophique et le reli-

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