Vous êtes sur la page 1sur 33

09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

Éditions
de la
Sorbonne
Traduire les philosophes  | Olivier Bloch,  Jacques Moutaux

L’invention de la
conscience
Descartes, Locke,
Coste et les autres
Étienne Balibar
p. 289-308

Texte intégral
1 Je croyais, comme beaucoup d’entre nous, que Descartes
était le premier des grands « philosophes de la conscience ».
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 1/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

Je croyais aussi savoir (comme le répètent la plupart des


Dictionnaires ou Vocabulaires de la philosophie) qu’il avait
été l’introducteur du terme même de «  conscience  », du
moins dans cette acception qu’on désigne comme
« philosophique », ou « métaphysique », mais aussi comme
«  psychologique  », voire «  épistémologique  » (au prix de
controverses bien connues sur l’équivalence et la
compatibilité de ces termes), pour la distinguer de
l’acception « morale »1.
2 Sans doute le premier point est-il logiquement indépendant
du second : on ne saurait exclure absolument que Descartes
ait conçu, et même placé au centre de sa philosophie une
«  chose  » (qui pense...) dans laquelle, après coup, nous
reconnaissons ce que nous appelons conscience — quitte à
examiner soigneusement ce qui distingue ses thèses de celles
d’un Locke, d’un Kant, d’un Husserl, d’un Freud ou d’un
Bergson. Reste que l’idée d’un concept anonyme ou celle
d’un concept pseudonyme sont difficiles à assumer  : si
Descartes avait élaboré une doctrine de la conscience et de
son caractère fondateur (le cogito comme première vérité,
l’évidence comme critère, l’inspection de l’esprit ou la
réflexion comme méthode, etc.) sans lui donner de nom, ou
en lui donnant un autre nom, comment le saurions-nous  ?
S’il avait énoncé sa doctrine de la conscience au moyen d’une
terminologie multiple, comportant plusieurs « équivalents »
partiels disjoints ou non, où serait donc la démonstration de
leur articulation systématique ?
3 Inversement, l’idée reçue d’une introduction par Descartes
du terme de «  conscience  » en philosophie — pour laquelle
on renvoie souvent au texte latin des Principes, I, § 92
n’implique pas que Descartes mérite l’appellation de
«  philosophe de la conscience  » ou du primat de la
conscience3 : il y a cependant beaucoup à parier qu’elle doit
son effet d’évidence, ou de vraisemblance, à une telle lecture
de la philosophie cartésienne, dont il serait futile de
contester l’ancienneté et l’importance historique, mais dont
il n’est jamais inutile de vérifier les titres.
4 Or je ne crois plus que Descartes soit en philosophie
«  l’introducteur  » ou «  l’inventeur  » de la conscience. Et je
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 2/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

doute fort (après quelques autres, peut-être) que nous


puissions voir en lui, typiquement, voire archétypiquement,
un «  philosophe (du primat) de la conscience  ». Ni au sens
«  psychologique  » du terme (mais où commencent, et où
s’arrêtent la psychologie, le « psychologisme » ?), ni au sens
métaphysique ou transcendantal. Je dois cette désillusion à
Pierre Coste, traducteur en français en  1700 de l'Essai
concernant l’Entendement humain de Locke. La traduction
de Coste est aujourd’hui encore la seule complète en
français  : félicitons-nous, pour une fois, de cet archaïsme,
puisqu’il réserve à tout étudiant, à tout lecteur français de
l’Essai, la possibilité de tomber à son tour en arrêt sur les
deux notes de la p. 264, à propos du § 9 du chapitre XXVII
du Livre II, que je reproduis maintenant en les faisant
précéder du texte anglais correspondant4.
Chap. XXVII Identity and Diversity

... whether, I say, they would not have passed for a race of
rational Animals, but yet whether for all that, they would
have been allowed to be Men and not Parrots  ? For I
presume ’tis not the Idea of a thinking or rational Being
alone, that makes the Idea of a Man in most Peoples Sense ;
but of a Body so and so shaped joined to it ; and if that be the
Idea of a Man, the same successive Body not shifted all at
once, must as well as the same immaterial Spirit go to the
making of the same Man.

§ 9. This being premised to find wherein personal Identity


consists, we must consider what Person stands for ; which, I
think, is a thinking intelligent Being, that has reason and
reflection, and can consider it self as it self, the same
thinking thing in different times and places  ; which it does
only by that consciousness, which is inseparable from
thinking, and as it seems to me essential to it  : It being
impossible for any one to perceive, without perceiving, that
he does perceive. When we see, hear, smell, taste, feel,
meditate, or will any thing, we know that we do so. Thus it is
always as to our present Sensations and Perceptions : And by
this every one is to himself, that which he calls self  : It not
being considered in this case, whether the same self be
continued in the same, or divers Substances. For since
consciousness always accompanies thinking, and ’tis that,
that makes every one to be, what he calls self  ; and thereby
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 3/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

distinguishes himself from all other thinking things, in this


alone consists personal Identity, i.e. the sameness of a
rational Being  : And as far as this consciousness can be
extended backwards to any past Action or Thought, so far
reaches the Identity of that Person ; it is the same self now it
was then ; and ’tis by the same self with this present one that
now reflects on it, that that Action was done.

§ 10. But it is farther enquuir’d whether it be the same


Identical Substance. This few would think they had reason to
doubt of, if these Perceptions, with their consciousness,
always remain’d present in the Mind, whereby the same
thinking thing would be always consciously present, and, as
would be thought, evidently the same to it self. But that
which seems to make the difficulty is this, that this
consciousness, being interrupted always by forgetfulness,
there being no moment of our Lives wherein we have the
(§ 9. Personal Identity § 10. Consciousness makes Personal
identity.

(3) p. 333 (12), n. (20,21) Coste adds linguistic footnotes on


« self » and « consciousness ».

(22) to] add. 4-5)


En quoi consiste l’Identité personnelle

§ 9. Cela posé, pour trouver en quoi consiste l’identité


personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne.
C’est, à ce que je crois, un Etre pensant et intelligent, capable
de raison & et de réflexion, & qui se peut consulter soi-même
comme le même, comme une même chose qui pense en
différens terns & différens lieux ; ce qu’il fait uniquement par
le sentiment qu’il a de ses propres actions, lequel est
inséparable de la pensée, & lui est, ce me semble,
entiérement essentiel, étant impossible à quelque Etre que ce
soit d’appercevoir sans appercevoir qu’il apperçoit. Lorsque
nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que
nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que
nous voulons quelque chose, nous le connoissons à mesure
que nous le faisons. Cette connoissance accompagne toujours
nos sensations & nos perceptions présentes  ; & c’est par-là
que chacun est à lui-même ce qu’il appelle soi-même. On ne
considére pas dans ce cas si le même (1) Soi est continué
dans la même Substance, ou dans diverses Substances. Car
puisque la (2) cons-cience accompagne toujours la pensée, &
que c’est-là ce qui fait que chacun est ce qu’il nomme soi-

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 4/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

même, & par où il se distingue de toute autre chose


pensante  : c’est aussi en cela seul que consiste l'identité
personnelle, ou ce qui fait qu’un Etre raisonnable est
toujours le même. Et aussi loin que cette cons-cience peut
s’étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi
loin s’étend l’identité de cette personne  : le soi est
présentement le même qu’il étoit alors ; & cette action passée
a été faite par le même soi que celui qui se la remet à-présent
dans l’esprit.

(1) Le moi de Mr. Pascal m’autorise en quelque maniére à


me servir du mot soi, soi-même, pour exprimer ce sentiment
que chacun a en lui-même qu'il est le même ; ou pour mieux
dire, j’y suis obligé par une nécessité indispensable ; car je ne
saurois exprimer autrement le sens de mon Auteur, qui a pris
la même liberté dans sa Langue. Les périphrases que je
pourrois employer dans cette occasion, embarasseroient le
discours, & le rendroient peut-être tout-à-fait inintelligible.

(2) Le mot Anglois est consciousness, qu’on pourroit


exprimer en Latin par celui de conscientia, si sumatur pro
actu illo hominis quo sibi est conscius. Et c’est en ce sens que
les Latins ont souvent employé ce mot, témoin cet endroit de
Cicéron (Epist. ad. Famil. Lib. VI Epist. 4). Conscientia
rectœ voluntatis maxima consolatio est rerum
incommodarum. En François nous n’avons à mon avis que
les mots de sentiment & de conviction qui répondent en
quelque sorte à cette idée. Mais en plusieurs endroits de ce
Chapitre ils ne peuvent qu’exprimer fort imparfaitement la
pensée de Mr. Locke, qui fait absolument dépendre l'identité
personnelle de cet acte de l’Homme quo sibi est conscius. J’ai
appréhendé que tous les raisonnemens que l’Auteur fait sur
cette matiére, ne fussent entièrement perdus, si je me servois
en certaines rencontres du mot de sentiment pour exprimer
ce qu’il entend par consciousness, & que je viens d’expliquer.
Après avoir songé quelque tems aux moyens de remédier à
cet inconvénient, je n’en ai point trouvé de meilleur que de
me servir du terme de Conscience pour exprimer cet acte
même. C’est pourquoi j’aurai soin de le faire imprimer en
Italique, afin que le Lecteur se souvienne d’y attacher
toujours cette idée. Et pour faire qu’on distingue encore
mieux cette signification d’avec celle qu’on donne
ordinairement à ce mot, il m’est venu dans l’esprit un
expédient qui paroîtra d’abord ridicule à bien des gens, mais
qui sera au goût de plusieurs autres, si je ne me trompe ; c’est
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 5/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

d’écrire conscience en deux mots joints par un tiret, de cette


manière, con-science Mais, dira-t-on, voilà une étrange
licence, de détourner un mot de sa signification ordinaire,
pour lui en attribuer une qu’on ne lui a jamais donnée dans
notre Langue. A cela je n’ai rien à répondre. Je suis choqué
moi-même de la liberté que je prends, & peut-être serois-je
des premiers à condamner un autre Ecrivain qui auroit eu
recours à un tel expédient. Mais j’aurois tort, ce me semble si
après m’être mis à la place de cet Ecrivain, je trouvois enfin
qu’il ne pouvoit se tirer autrement d’affaire. C’est à quoi je
souhaite qu’on fasse réflexion, avant que de décider si j’ai
bien ou mal fait. J’avoue que dans un Ouvrage qui ne seroit
pas, comme celui-ci, de pur raisonnement, une pareille
liberté seroit tout-à-fait inexcusable. Mais dans un discours
Philosophique non seulement on peut, mais on doit
employer des mots nouveaux, ou hors d’usage, lorsqu’on n’en
a point qui expriment l’idée précise de l’Auteur. Se faire un
scrupule d’user de cette liberté dans un pareil cas, ce seroit
vouloir perdre ou affoiblir un raisonnement de gayeté de
cœur  ; ce qui seroit, à mon avis, une délicatesse fort mal
placée, j’entens, lorsqu’on y est réduit par une nécessité
indispensable, qui est le cas où je me trouve dans cette
occasion, si je ne me trompe....Je vois enfin que j’aurois pu
sans tant de façon employer le mot de conscience dans le
sens que Mr. Locke l’a employé dans ce Chapitre & ailleurs,
puisqu’un de nos meilleurs Ecrivains, le fameux Père
Malebranche, n’a pas fait difficulté de s’en servir dans ce
même sens en plusieurs endroits de la Recherche de la
Vérité. Après avoir remarqué dans le Chap. VII. du III. Liv.
qu’il faut distinguer quatre maniéres de connoître les choses,
il dit que la troisième est de les connoître par conscience ou
par sentiment intérieur. Sentiment intérieur & conscience
sont donc, selon lui, des termes synonymes. On connoît par
conscience, dit-il un peu plus bas, toutes les choses qui ne
sont point distinguées de soi....Nous ne connaissons point
notre Ame, dit-il encore, par idée, nous ne la connaissons
que par conscience... La conscience que nous avons de nous-
mêmes ne nous montre que la moindre partie de notre Etre.
Voilà qui suffit pour faire voir en quel sens j’ai employé le
mot de conscience, et pour en autoriser l’usage.

5 Passé le premier instant d’admiration pour ce style, et pour


cette « conscience » (conscientiousness !) de traducteur et de

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 6/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

philosophe, il m’a paru que le texte de Coste comportait


quelques difficultés qu’il ne serait pas vain de chercher à
élucider. A son tour la recherche des éléments de cette
élucidation m’a convaincu que nous sommes ici en présence,
non seulement d’un témoignage capital quant à la formation
du concept de «  conscience  » dans la philosophie moderne,
propre à dissiper un certain nombre de confusions et de
légendes, mais aussi d’un moment effectif de cette formation,
dont la négligence ou l’oubli doivent être réparés si nous
voulons commencer à nous faire une exacte représentation
d’une «  invention  » qui n’a pas fini de déterminer notre
mode de penser. Last not least, je voudrais, en esquissant
l’histoire de cette invention, contribuer à la reconnaissance
du rôle philosophique de la traduction des philosophes. A un
double titre  : d’abord en marquant que quiconque en
philosophie, depuis presque trois siècles, se réfère à la
conscience et à la philosophie de la conscience, est tributaire
de la décision intellectuelle prise par Pierre Coste, venant
après celle de Locke  ; ensuite en soulignant — sur un
exemple privilégié, il est vrai, mais qui n’est sans doute pas
unique — à quel point la formation des concepts
fondamentaux de notre tradition philosophique a toujours
résulté d’un travail sur les langues originairement trans-
national.5
6 La première question qu’on peut se poser à la lecture de la
note de Coste consacrée à la «  conscience  », c’est de savoir
pourquoi elle intervient si tard dans le texte. Et du même
coup c’est de savoir pourquoi Coste n’a pas traduit
« consciousness » par conscience ou par conscience avant le
chapitre 27 du Livre II. Les indications qu’il donne lui-même
à ce sujet ne sont pas suffisantes. Elles laissent entendre que
jusqu’à ce point, des équivalents partiels (tels que sentiment
et conviction) pouvaient suffire, mais qu’ils sont désormais
incompatibles avec l’exactitude théorique (dans un ouvrage
« de pur raisonnement »). Elles peuvent même suggérer que
ce moment est précisément celui où certaines tensions
sémantiques issues de l’histoire du latin et du français
doivent être résolues. Mais elles laissent dans l’ombre
l’élément nouveau qui serait intervenu. Or ce retard est
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 7/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

d’autant plus étonnant que le mot « consciousness » a figuré


dans le texte de Locke depuis le Chapitre 1 du Livre II de
l'Essai, non pas de façon épisodique ou en un sens vague,
mais de façon systématique et conceptuelle.
7 C’est précisément au § 19 de ce chapitre que figure la
caractérisation de la «  consciousness  » généralement citée
par la tradition anglo-saxonne comme définition de la
conscience selon Locke : « Consciousness is the perception of
what passes in a Man’s own Mind  »6. C’est-à-dire  : la
« conscience », c’est le fait, pour un homme, de percevoir ce
qui se passe dans son propre esprit (dans un esprit qui est le
sien, qui lui appartient en propre, qui est sa propriété).
8 Pourquoi Coste, manifestement averti des exigences d’une
traduction philosophique ou théorique (à ce qu’il en dit lui-
même, qu’aurions-nous d’essentiel à ajouter  ?), et ne
reculant pas devant l’innovation, rend-il en II,1, § 1
«  conscious to himself that he thinks  » par «  convaincu en
lui-même qu’il pense  », en II,1, § 11 «  it being hard to
conceive, that anything should think, and not be conscious of
it  » par «  il n’est pas aisé de concevoir qu’une chose puisse
penser, et ne point sentir qu’elle pense  », «  without being
conscious of it » par « sans en avoir une perception », en II,1,
§ 19 la «  définition  » citée ci-dessus par «  cette conviction
n’est autre chose que la perception de ce qui se passe dans
l’âme de l’homme »7, etc., avant d’en venir soudain en II,27,
§ 9 à «  puisque la con-science accompagne toujours la
pensée, et que c’est là ce qui fait que chacun est ce qu’il
nomme soi-même  » pour «  since consciousness always
accompanies thinking, and’tis that, that makes everyone to
be, what he calls self » ? Le seul élément de réponse que nous
fournisse cette localisation précise dans le contexte, mais il
est capital, c’est la conjonction dans la même phrase des
termes théoriques fondamentaux, qui ne s’étaient jamais
rencontrés précédemment, mais qui deviennent désormais
corrélatifs : « the self », « the consciousness », le « soi », la
«  conscience  ». Avant ce § 9 du chap. 27 consacré au
problème de l’identité personnelle, il a bien été question de
«  consciousness  », mais non pas du «  self  » comme
substantif. Coste « invente » donc la con-science au moment
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 8/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

précis où il est aussi contraint par la langue et la matière


théorique du texte de Locke à créer non pas un mais deux
néologismes, l’un de vocabulaire, l’autre de sens. Nous
pressentons que ces deux créations extraordinaires sont
étroitement liées chez Coste comme elles le sont finalement
chez Locke, mais la signification complète de cet indice ne
nous apparaîtra qu’après coup.8
9 Avant de nous engager dans cette voie, il nous faut
cependant essayer d’y voir plus clair, comme y invite la note
de Coste, dans les usages courants et philosophiques des
termes en présence, tant en français qu’en anglais, c’est-à-
dire dans les différentes branches du «  colinguisme  »
européen. Plaçons-nous dans la situation du traducteur et
commençons par l’anglais. «  Le mot Anglais est
consciousness, qu’on pourrait exprimer en latin (sic) par
celui de conscientia...  » écrit qui prouve d’abord qu’il lui a
fallu remonter au latin pour comprendre de quoi il s’agissait.
En effet, et c’est une donnée capitale de notre problème,
« consciousness » n’est pas seulement un concept défini par
Locke, c’est comme mot anglais une quasi-création dans
l'Essai, comme le montrent de façon convergente les
lexicographies existantes.9
10 Le rapprochement des exemples proposés montre que les
rares emplois de «  conscious  » et de «  consciousness  »,
antérieurs à Locke, qu’il s’agisse de Bacon ou de Cudworth10,
ne relèvent que de la transcription de l’un ou l’autre des
usages latins (complicité, témoignage, perception, sens
moral, estime et mésestime de soi). Locke, dans l'Essay, a été
à l’évidence parfaitement conscient d’innover sur le double
plan de la langue et du concept. La formule toujours citée
comme définition intervient dans le cours d’une
argumentation fondatrice de toute sa philosophie, dirigée
contre l’idée d’une «  pensée non consciente  », qu’il croit
inévitablement impliquée dans la doctrine des «  idées
innées  ». C’est un elenchos qui a la structure d’une double
négation et aboutit à l’identification explicite de la « pensée »
et de la «  conscience de la pensée  »  : «  thinking consists in
being conscious that one thinks » (II,1, § 19). La pensée c’est
la conscience parce que l’inconscience ou la non conscience
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 9/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

de la pensée sont impensables. De plus il a rigoureusement


distingué ce néologisme du concept moral de conscience, qui
fait lui aussi l’objet d’une définition11. Quels obstacles,
linguistiques ou conceptuels, ont pu dissuader Coste
d’introduire ici le néologisme, l’«  expédient  » auquel, à un
certain moment, il a pensé pour donner la mesure de
l’invention de Locke ?
11 Poursuivons notre enquête en nous tournant cette fois vers
Coste lui-même. Nous ne saurions, faute de place et de
compétence, entrer dans toute la lexicographie du terme
conscientia. Il semble assez clair que le terme se comprend
toujours encore à partir de scientia, c’est-à-dire comme
connaissance ou savoir dans le latin classique. Le préfixe
cum désigne un partage ou une communauté, qui donne lieu
soit à l’idée de complicité ou de connivence avec d’autres,
soit à l’idée de for intérieur ou de secret (le secret étant le
savoir qu’on ne partage qu’avec soi-même, dont on ne
répond qu’a soi-même)  : d’où la construction classique sibi
conscire, sibi conscius esse (que nous retrouverons chez
Descartes), qui ne veut pas dire « être conscient » mais « être
informé, averti  » de quelque chose (alicujus rei), et qui a
notamment un usage juridique. D’autre part, dès la
philosophie antique, en particulier sous l’influence
stoïcienne, chez Cicéron et Sénèque, le domaine
d’application privilégié de ce savoir qu’on ne partage qu’avec
soi-même (pour lequel on n’a besoin des lumières de
personne d’autre) est la vie morale : les actes, les paroles, les
intentions dont la valeur est en discussion. Conscientia ou
conscientia animi est donc synonyme de jugement moral,
d’estime de soi-même, et d’instance de cette évaluation, qui
approuve ou condamne, rend témoignage ou poursuit de
remords. Le jeu du «  dédoublement  » de la personne (qui
n’est pas ici le dédoublement du sujet et de l’objet, mais de
l’activité et de la passivité, étayé sur la métaphore de la
« voix » intérieure) est enclenché : dans la conscientia, est-ce
moi qui me connais et me juge, ou qui suis dévoilé et jugé ?
Ce jeu est amplifié par la casuistique morale du
christianisme  : la question se posant alors de savoir si la
« voix de la conscience » est naturelle ou surnaturelle, si elle
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 10/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

émane seulement d’une capacité humaine, d’une moralité


naturelle, ou si elle exprime une intervention divine, une
grâce que nous recevons d’ailleurs.
12 Notons ici que la formule employée par Coste (conscientia, si
sumatur Pro actu illo hominis quo sibi est conscius), qui
appelle logiquement un complément (alicujus rei), est
clairement d’origine scolastique12. Elle renvoie sans doute,
notamment, à la définition de la conscientia chez saint
Thomas (Summ. Theol., la, Q. 79, art. 13) où le Docteur
angélique établit que la conscientia n’est pas, sans doute,
elle-même une «  puissance intellectuelle  », mais l’acte
correspondant à la synderesis, puissance intellectuelle de
connaissance des principes pratiques (c’est-à-dire de la loi
morale), lorsque celle-ci correspond à des cas particuliers,
concrets.13 L’important est ici justement l’insistance sur
l’aspect intellectualiste de la conscience morale (contre les
doctrines du sentiment, de la spontanéité, pour ne pas dire
de l’inspiration). Saint Thomas prend soin de ramener
conscientia à une étymologie cum alio scientia pour insister
sur son caractère d’acte de l’intellect. Nous sommes dans une
problématique rationaliste, proche de l’idée de phronèsis et
aux antipodes de l’idée d’une immédiateté, d’une intimité,
d’un sentiment irréfléchi, d’un «  instinct divin  » à la
Rousseau.
13 Faudrait-il donc, pour expliquer le sens de la
« Consciousness » de Locke tel que le comprend Coste, y voir
la généralisation, ou la transposition, d’une conception
scolastique du jugement moral ? Même si cet arrière-plan est
présent, notamment dans un contexte «  technique  » de
philosophie, plusieurs raisons vont à l’encontre d’une genèse
de ce type. D’une part Locke et Coste sont des protestants : la
«  conscience  », dans leur langage de formation, est une
inspiration et une affirmation (le recours au terme de
«  conviction  » est significatif). D’autre part Coste traduit le
texte de Locke dans un environnement français imprégné de
cartésianisme et de discussions sur la doctrine cartésienne. Il
ne peut donc pas ne pas tenir compte de textes dont il est
probable que Locke lui-même les a lus. C’est ici que les
explications de la note de Coste sont, à première vue, les plus
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 11/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

embrouillées  : pourquoi s’attribue-t-il un néologisme, si le


terme «  conscience  » au sens de pure connaissance de soi
existe déjà  ? pourquoi fait-il mine de découvrir à la fin
l’autorité de Malebranche (dont la Recherche de la vérité
avait paru en 1674/75 et les Éclaircissements en 1677/78), si
elle suffit à régler la question  ? Pourquoi ne mentionne-t-il
pas Descartes ?
14 La solution de ces difficultés réside, me semble-t-il, dans les
constatations suivantes :
15 I. Descartes, à deux exceptions près dont l’une est douteuse
et l’autre adventice, n’emploie jamais le mot «  conscience  »
en français ni, a fortiori, l’adjectif «  conscient  » ou
l’expression «  être conscient  »14. D’autre part il n’emploie
que très peu conscientia et conscius esse en latin, les deux
exceptions majeures étant constituées par les textes,
étroitement apparentés, des Definitiones I et II (Cogitatio,
Idea) dans l'Exposé Géométrique des Réponses aux
Deuxièmes Objections15 et de l’article I, § 9 des Principes de
la philosophie (dans aucun des deux cas les traducteurs,
Clerselier et l’Abbé Picot, dont le texte a été revu par
Descartes, n’ont employé «  conscience  » ou «  être
conscient »). « Conscientia/conscience » ne figure pas dans
les Méditations, en particulier pas dans les analyses du
« cogito » et du « morceau de cire » de la IIe Méditation, pas
plus que «  conscience  » ne figure dans le Discours de la
méthode ni surtout dans les Passions de l’Ame16. Sans
Descartes, il n’y aurait donc pas eu en philosophie
d’invention de la «  conscience  » (et avant elle de la
«  consciousness  »), mais celle-ci n’est pas tant le fait de
Descartes lui-même que le résultat des problèmes posés par
l’interprétation de sa doctrine.
16 II. « Conscience » a été cependant introduit en français par
les cartésiens, disciples immédiats de Descartes, engagés
dans les controverses sur le dualisme du corps animal et de
l’esprit, ainsi que sur les fondements de la certitude
métaphysique17. Il a même fait l’objet en  1690 (la même
année que la parution de l’Essay de Locke) d’une définition
nominale (directement inspirée par les Réponses aux VIe

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 12/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

Objections) dans le Système de Philosophie du cartésien


Sylvain Régis :
17 «  Je suis donc assuré que j’existe toutes les fois que je
connais ou que je crois connaître quelque chose  ; et je suis
convaincu de la vérité de cette proposition, non par un
véritable raisonnement, mais par une connaissance simple et
intérieure, qui précède toutes les connaissances acquises, et
que j’appelle conscience »18.
18 Ce double fait attire notre attention sur une des directions
(marginale  ?) dans lesquelles s’exerce l’influence de la
traduction, sur la façon dont elle travaille la langue  : mais
jusqu’au milieu du XVIIIe  siècle au moins le terme de
« conscience » dans un sens non moral y sera peu courant et
ressenti comme ayant besoin d’un éclaircissement (voir le
Dictionnaire de l’Académie et comparer avec Condillac).
19 III. La seule exception majeure est en réalité constituée par
Malebranche19  : mais sa définition de la «  conscience  »
comme « sentiment intérieur » est en réalité anti-cartésienne
dans son fond  : elle place donc les philosophes devant la
nécessité d’un choix, d’une prise de position. La
«  conscience  » de Malebranche est la connaissance
imparfaite que nous avons de l’âme («  nous ne la
connaissons point par son idée [...] nous ne savons de notre
âme que ce que nous sentons se passer en nous.  ») Cette
pseudo-connaissance « n’est point fausse », sans doute, mais
elle est étroitement mêlée au « sentiment de ce qui se passe
dans notre monde d’illusions. Malebranche est parfaitement
conscient de détruire ainsi le cœur même du cartésianisme :
20 «  J’ai dit en quelques endroits, et même je crois avoir
suffisamment prouvé (...) que nous n’avons point d’idée
claire de notre âme, mais seulement conscience ou sentiment
intérieur  ; qu’ainsi nous la connaissons beaucoup plus
imparfaitement que nous ne faisons l’étendue. Cela me
paraît si évident que je ne croyais pas qu’il fût nécessaire de
le prouver plus au long. Mais l’autorité de M. Descartes, qui
dit positivement (...) Que la nature de l’esprit est plus connue
que celle de toute autre chose, a tellement préoccupé
quelques-uns de ses disciples, que ce que j’en ai écrit n’a
servi qu’à me faire passer dans leur esprit pour une personne
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 13/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

faible qui ne peut se prendre et se tenir ferme à des vérités


abstraites (...) Mais qui ne voit qu’il y a bien de la différence'
entre connaître par idée claire et connaître par conscience ?
Quand je connais que 2 fois 2 font 4, je le connais très
clairement ; mais je ne connais point clairement ce qui est en
moi qui le connais. »
21 D’un point de vue moderne on pourrait suggérer que, dans la
«  conscience  » malebranchiste, il y a surtout de
l’inconscience !
22 Le choix de Locke est donc très clair  : c’est de critiquer
Descartes autrement que Malebranche. Sa « consciousness »
n’est pas un « sentiment intérieur » au sens de Malebranche,
c’est-à-dire une connaissance confuse marquant une limite
infranchissable pour la connaissance de soi-même. Elle est
au contraire une reconnaissance immédiate, par le « Mind »,
de ses propres opérations sur sa propre « scène » intérieure,
champ indéfiniment ouvert dont il est le spectateur. La
«  consciousness  » de Locke, dirions-nous aujourd’hui, n’est
pas «  moins consciente  » que la cogitatio cartésienne, elle
l’est «  plus  »  ! Voilà pourquoi Coste est aussi embarrassé
pour s’autoriser de ce précédent, et cherche à inscrire la
différence jusque dans la graphie du mot qu’il emploie.
23 IV. La contre-épreuve de cette situation nous est fournie par
l’examen des textes de Leibniz  : Leibniz prend, face à la
conception cartésienne de la connaissance, le parti
exactement inverse de celui de Locke : pour les idées innées
et contre l’idée que l’esprit peut s’inspecter lui-même ou se
connaître par sa propre réflexion. Le Discours de
Métaphysique (1686) n’emploie pas ce terme, mais la
correspondance avec Arnauld, l’adversaire de Malebranche,
comporte différentes références à la « conscience » (associée
à l’«  expérience intérieure  », la «  pensée  », la
«  reminiscence  »). Mais celle-ci est toujours référée à une
notion beaucoup mieux construite dans l’économie du
système  : celle de l’aperception (qui s’oppose à la
perception), laquelle finalement devient la notion
fondamentale (cf. le § 14 de la Monadologie, 1714). Il n’est
pas invraisemblable que, dans cette décantation (dont les
effets, à travers Wolff, se feront sentir jusque chez Kant), la
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 14/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

lecture de Locke lui-même ait joué un rôle : au chapitre II,27


des Nouveaux Essais, Leibniz, qui lit Locke dans la
traduction de Coste (s’est-il reporté à l’original anglais  ?)
retraduit «  consciousness  » par conscienciosité (c’est-à-dire
qu’il refuse le néologisme de Coste, pour ne pas confondre la
«  consciousness  » avec son propre concept de
l’aperception)  : «  § 9. Philalethe. Le mot de personne
emporte un être pensant et intelligent, capable de raison et
de réflexion, qui peut se considérer soi-même comme le
même, comme une même chose, qui pense en différents
temps et en différents lieux (...) On ne considère pas dans
cette rencontre si le même soi est continué dans la même
substance ou dans diverses substances  ; car puisque la
conscience (consciousness ou conscienciosité) accompagne
toujours la pensée, et que c’est là ce qui fait que chacun est ce
qu’il nomme soi-même et par où il se distingue de toute
autre chose pensante, c’est aussi en cela seul que consiste
l’identité personnelle (...)
24 Theophile. Je suis aussi de cette opinion que la
conscienciosité ou le sentiment du moi prouve une identité
morale ou personnelle. Et c’est en cela que je distingue
l’incessabilité de l’âme d’une bête de l’immortalité de l’âme
de l’homme (...) Si l’homme pouvait n’être que machine et
avoir avec cela de la conscienciosité, il faudrait être de votre
avis. Monsieur ; mais je tiens que ce cas n’est point possible
au moins naturellement. Je ne voudrais point dire non plus
que l’identité personnelle et même le soi ne demeurent point
en nous et que je ne suis point ce moi qui ai été dans le
berceau, sous prétexte que je ne me souviens plus de rien de
tout ce que j’ai fait alors. Il suffit pour trouver l’identité
morale par soi-même qu’il y ait une moyenne liaison de
conscienciosité d’un état voisin ou même un peu éloigné à
l’autre (...) Pour ce qui est du soi, il sera bon de le distinguer
de l’apparence du soi et de la conscienciosité. Le soi fait
l’identité réelle et physique, et l'apparence du soi,
accompagnée de la vérité, y joint l’identité personnelle
(...) »20
25 L’opposition conceptuelle de Leibniz et de Locke,
l’opposition terminologique de Leibniz et de Coste
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 15/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

manifestent que les deux côtés de la métaphysique


cartésienne de l’âme sont désormais devenus incompatibles
entre eux  : c’est exactement ce que Michel Foucault aurait
appelé un « point d’hérésie ».
26 V. Finalement il faudra attendre Condillac pour que le terme
français de «  conscience  », à nouveau présenté comme une
innovation, soit définitivement naturalisé. Mais cet usage,
qui achève la première phase de l'«  invention de la
conscience  », procède explicitement de Locke, et par
conséquent de Coste. Dans l'Essai sur l’origine des
connaissances humaines de  1746, exposant «  l’analyse et la
génération des opérations de l’âme  » (I.ii sv.), Condillac
commence par étudier (I.ii.1) « la perception, la conscience,
(’attention, la réminiscence  ». Au § 4 il écrit  : «  Nos
recherches sont quelquefois d’autant plus difficiles que leur
objet est plus simple. Les perceptions en sont un exemple.
Quoi de plus facile en apparence que de décider si l’âme
prend connaissance de toutes celles qu’elle éprouve ? Faut-il
autre chose que de réfléchir sur soi-même ? Sans doute que
tous les Philosophes l’ont fait  : mais quelques-uns
préoccupés de leurs principes, ont dû admettre dans l’âme
des perceptions dont elle ne prend jamais connaissance  ; et
d’autres ont dû trouver cette opinion tout-à-fait
inintelligible. Je tâcherai de résoudre cette question dans les
paragraphes suivants. Il suffit dans celui-ci de remarquer
que, de l’aveu de tout le monde, il y a dans l’âme des
perceptions qui n’y sont pas à son insu. Or ce sentiment, qui
lui en donne la connaissance, et qui l’avertit du moins d’une
partie de ce qui se passe en elle, je l’appellerai conscience. Si,
comme le veut Locke (Essai, I.i.5) l’âme n’a point de
perception dont elle ne prenne connaissance, en sorte qu’il y
ait contradiction qu’une perception ne soit pas connue, la
perception et la conscience ne doivent être prises que pour
une seule et même opération. Si au contraire le sentiment
opposé était le véritable, elles seraient deux opérations
distinctes. ; et ce serait à la conscience et non à la perception,
comme je l’ai supposé, que commencerait proprement notre
connaissance. »21

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 16/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

27 Condillac — qui, on le voit, ne fait aucune référence à


Descartes — va introduire, à côté du concept de
« conscience », celui d’attention (§ 5), qui est une conscience
différentielle, un «  plus de conscience  » à certaines
perceptions qu’à d’autres. Il se déclarera pour la position de
Locke, contre celle de Leibniz, à condition de la développer
et de la rectifier par l’étude des phénomènes d’attention plus
ou moins vive, de mémoire et d’oubli. A la suite de Locke, et
pour ainsi dire dans les marges de son texte, il débouche
finalement sur le «  sentiment de mon être  », la
reconnaissance de la permanence d’un «  être qui est
constamment le même nous  », l’identité du «  moi
d’aujourd’hui  » et du «  moi de la veille  », qui fait un avec
l’idée du temps dérivée de la succession de nos pensées.
28 Huit ans plus tard, dans le Traité des Sensations (1754),
Condillac retarde considérablement l’entrée en scène de la
« conscience ». Celle-ci n’intervient qu’au chap. 6 du Livre I
(«  Du moi, ou de la personnalité d’un homme borné à
l’odorat  »), — toute la genèse des facultés conçues comme
transformations de la sensation pure. Citant Pascal en note,
il écrit alors (§ 3) : « Les odeurs, dont la statue ne se souvient
pas, n’entrent donc point dans l’idée qu’elle a de sa personne.
Aussi étrangères à son moi, que les couleurs et les sons, dont
elle n’a encore aucune connaissance ; elles sont, à son égard,
comme si elle ne les avait jamais senties. Son moi n’est que la
collection des sensations qu’elle éprouve, et de celles que la
mémoire lui rappelle. En un mot c’est tout et le souvenir de
ce qu’elle a été.  »22 La conscience est alors devenue, en
français également, le concept unitaire qui recouvre à la fois,
dans leur connexion nécessaire, la perception du soi comme
multiplicité interne de représentations et la synthèse
temporelle de l’existence de ce même soi. Le «  doublet
empirico-transcendantal  » peut commencer à fonctionner.
Les formulations de Condillac seront reprises par les
Idéologues, et systématiquement critiquées, d’un côté par
Maine de Biran, de l’autre par Victor Cousin.
29 Nous pouvons alors nous retourner vers le texte de Locke
pour prendre la mesure des opérations théoriques qui s’y
jouent. Elles tiennent dans deux décisions :
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 17/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

1. celle de réduire le concept de pensée aux phénomènes


qui se déroulent «  dans l’esprit  » où ils peuvent être
perçus par le sens interne. Cette première décision ne
fait pas seulement de la « conscience », c’est-à-dire de la
présence perceptible, de la transparence à soi, un
attribut nécessaire de la pensée, elle rompt toute
relation pensable entre cette question et celle de la
«  substance  ». C’est ici que la «  double négation  »
impliquée d’emblée dans le raisonnement par lequel
Locke coupe en deux la doctrine cartésienne (excluant
les idées innées, retenant la thèse selon laquelle l’esprit
ne peut pas ne pas savoir qu’il sait ce qu’il sait) prend
toute sa portée  : niant l’«  inconscience  » comme
intrinsèquement contradictoire, elle institue en fait le
véritable principe d’identité de la philosophie moderne.
Ce qui nous amène aussitôt à la deuxième décision de
Locke, décision non plus épistémologique mais éthique
et métaphysique, qui vient fonder rétroactivement la
première ;
2. celle d’identifier la «  conscience  » à la reconnaissance
dans le temps de l’identité personnelle, c’est-à-dire à la
« conscience du soi » ou à la « conscience de soi » (self-
consciousness), terme également inventé par Locke
dans une étroite connexion avec sa conception de la
responsabilité et de la «  propriété de soi-même  »23.
Cette seconde décision permet de « récupérer », au titre
de la personne, tout ce qui a été perdu au titre de la
substance  : avant tout la permanence dans le temps et
l’imputabilité des actions individuelles, qui sont autant
d’accidents ou de propriétés du « moi »24.

30 C’est la conjonction de ces deux opérations, réciproques l’une


de l’autre, qui constitue par rapport à Descartes une
innovation décisive — en fait une rupture — et qui explique
la nécessité d’une terminologie philosophique également
nouvelle dans l’ensemble des langues spéculatives
européennes. C’est elle aussi, puisqu’elle n’intervient pas
avant l’analyse de l’identité personnelle, qui explique
pourquoi Coste a attendu jusqu’à II, 27 pour proposer sa
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 18/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

« traduction » et a éprouvé le besoin de s’en expliquer aussi


longuement, nous fournissant du même coup l’indice de tout
le processus.
31 Depuis la rédaction de cette communication, j’ai pu prendre
connaissance de l’ouvrage récent de Mme Catherine Glyn
Davies, «  Conscience as consciouness  : the idea of self-
awareness in French philosophical writing from Descartes to
Diderot  », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century
no  272, The Voltaire Foundation at the Taylor Institution,
Oxford 1990, dont j’ignorais l’existence. C’est un travail tout
à fait remarquable par son ampleur et son intelligence, dont
je ne puis que recommander la lecture, non seulement pour
rectifier certaines des hypothèses présentées ci-dessus, mais
pour le superbe traitement de la question qu’il nous offre...
depuis l’Angleterre !

Annexes

DISCUSSIONS
M. Bloch

Ton exposé montre de façon tout à fait passionnante


comment une innovation terminologique passe par et dans
une traduction, qui condense un ensemble de processus
philosophiques. Dans ces processus, l’auteur qui m’occupe
depuis quelques années, et pour quelques mois encore, à
savoir le médecin Abraham Gaultier, auteur d’une Réponse
en forme de dissertation à un théologien... (Niort, 1714), —
auteur qui avait lu l’Abrégé de l'Essai de Locke donné en
français en  1688 par la Bibliothèque Universelle et
Historique de Jean Le Clerc, — occupe une place assez
significative, dans l’usage qu’il fait du terme de
«  sentiment  ». Je note en effet que le texte de Coste avait
commencé par recourir à ce terme qui, comme sensus en
latin et aisthèsis en grec, couvrait alors tout le champ
sémantique qui va de la sensation jusqu’à ce que nous
appelons maintenant la «  conscience  ». Or le médecin
Gaultier, auteur probable d’un texte du Mercure Savant

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 19/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

de 1684 où l’on défendait l’idée que la matière est capable de


sentir, soutient dans sa Réponse... de  1714 la thèse selon
laquelle « le sentiment universel » (« des animaux »...) est le
résultat d’une multiplicité de causes particulières matérielles
qui agissent ensemble, — et il est clair que ce «  sentiment
universel  », qu’il distingue ensuite des «  sentiments
particuliers  » que sont les diverses sensations, est pour lui
l’équivalent de notre «  conscience  ». Ce qui bien entendu
n’est pas sans lui faciliter la démarche matérialiste qui lui
permet de passer de la faculté de sentir au « sentiment » pris
en ce sens. Il faudrait voir comment est traduit
consciousness dans l’Abrégé de  1688. Et d’autre part as-tu
rencontré ailleurs cette expression de «  sentiment
universel » ?

M. Balibar

Je n’ai aucune prétention d’avoir fait un inventaire exhaustif


et encore moins suis-je un bon connaisseur de la littérature
philosophique de l’époque. J’ai tiré une chaîne et j’ai eu
l’impression qu’elle venait. J’ai, sur des indications de Mme
Rodis-Lewis été bien entendu regarder des textes de
cartésiens  : La Forge, Régis, etc. Tout cela est quand même
assez lacunaire. Dans ce que j’ai vu je n’ai pas de souvenir
d’avoir rencontré ce nom : « sentiment universel ». Et pour
l’Abrégé je ne sais pas non plus, mais j’irai voir. En tout cas
ce que tu as introduit m’intéresse beaucoup, parce que le
premier moment de la discussion au fond portait sur les
effets du cartésianisme, si l’on admet que les protagonistes
de cette histoire sont écartelés entre une tendance
spiritualiste et une tendance matérialiste ou mécaniste.
Locke va forger sa position de la façon suivante : on sait qu’il
y a discussion non seulement sur les idées innées mais aussi
sur la matérialité de l’âme ; sur la question des idées innées
la position du philosophe est catégorique : ça n’a pas de sens,
c’est absurde, et je crois que c’est un aspect essentiel de la
constitution du concept de conscience. Locke se débarrasse
de ce qui lui apparaît comme une difficulté insoluble du
cartésianisme, à savoir la substantialité de l’âme, de façon à
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 20/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

couper radicalement l’un de l’autre le problème de l’identité


substantielle et le problème de l’identité personnelle et
pouvoir ne s’occuper que de la personne. La conscience est
fondamentalement un attribut de la personne, ce qui fait de
la personne une notion métaphysique justement et non pas
simplement une notion morale. Néanmoins il récupère au
bénéfice de la personne une bonne partie des attributs
métaphysiques que possédait autrefois la substance. C’est
pour cela que j’ai parlé de principe d’identité  : en somme
c’est une substance qui n’est pas «  substantielle  ». Je crois
qu’il faut faire jouer un rôle beaucoup plus important que
dans mon texte écrit et dans mon exposé, à la composante ou
tendance matérialiste dans la conjoncture que nous
discutons. Les conjonctures philosophiques sont faites de
rapports de forces et dans ces rapports se créent et se
produisent les concepts.

M. Moutaux

La question de la conscience me semble présenter dans le


débat entre Descartes et Locke un caractère plus décisif. Car
c’est sur le fondement du principe selon lequel il serait
contradictoire qu’une chose pense et n’ait pas conscience de
penser que Locke réfute l’affirmation cartésienne selon
laquelle l’âme pense toujours. La conception de la pensée
comme nécessairement consciente est donc fondamentale  ;
la notion de conscience tient une place première, en l’affaire.
— Par ailleurs, j’aurais beaucoup de mal à vous suivre quant
à votre dernière conclusion, touchant les problèmes posés en
philosophie par l’usage de la langue française de n’avoir
qu’un mot pour désigner la conscience « psychologique » et
la conscience « morale ». Montaigne n’emploie le terme que
dans cette dernière acception. Conscience psychologique et
conscience morale sont-elles unité ou dualité  ? L’unité des
deux est-elle déniée ? La question était jadis classique, dans
l’enseignement élémentaire de la philosophie. Dans certains
cas, et, en gros, dans le cas de la philosophie réflexive
française, l’unité de la conscience morale et psychologique
fait l’objet d’une affirmation de principe. Ainsi Brunschvicg,
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 21/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

au début de son ouvrage Les progrès de la conscience dans


la philosophie occidentale disait qu’il n’est pas possible
d’isoler et de séparer conscience morale et conscience
psychologique «  de la façon dont sont distinguées dans le
cœur oreillette et ventricule ».

M. Balibar

Sur le second point nous sommes largement d’accord : il est


évident que Brunschvicg n’aurait pas pu écrire un ouvrage
injustement méconnu intitulé « Le progrès de la conscience
dans la philosophie européenne  », si il n’avait pas été
convaincu que la conscience morale et la conscience dite
psychologique sont une seule et même chose, s’il n’avait pas
soutenu que fondamentalement il s’agit de suivre le même
progrès, soit du point de vue de l’histoire individuelle ou de
l’éducation, soit du point de vue de l’histoire de l’humanité.
Ce que je voulais essayer de montrer ici c’est que, s’agissant
d’un problème comme celui de la conscience européenne, le
champ qu’il faut adopter au départ n’est pas d’abord le
champ du français puis celui de l’anglais, etc. Mais c’est un
champ qui est toujours déjà transnational, parce que les
auteurs parlent simultanément les différentes langues et les
font travailler. Dans cette perspective je me défendrai en
disant  : bien sûr l’idéalisme ou le spiritualisme ont pour
thèse fondamentale l’unité de deux aspects, mais dans cette
unité il faut une distinction, c’est-à-dire il faut que la
conscience morale ait au fondement une profondeur qui
serait selon les cas psychologique ou transcendantale ou
métaphysique. Autrement dit  : il a fallu créer la conscience
dans le sens non-moral pour pouvoir ensuite fonder la
conscience morale sur la conscience tout court. Avant on
fondait la conscience morale sur la nature, ou sur la loi de
Dieu : on se posait la question de savoir comment la voix de
la conscience était susceptible soit de suppléer la voix du
commandement divin, soit de l’exprimer ou de la répéter.
Cette conscience psychologique ou méthaphysico-
transcendantale sur laquelle on croit pouvoir fonder la
conscience morale, en réalité n’a donc jamais été vraiment
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 22/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

différente de la conscience morale. Sur la question du débat


entre Descartes et Locke : ce dernier est un philosophe clair,
c’est un philosophe logicien d’une remarquable rigueur. Si on
prend par ex. la lettre de Descartes à l’Hyperaspistes on
imagine facilement la réaction de Locke  : nous voilà en
présence d’un artifice philosophique qui disparaît à partir du
moment où, dans cette formule confuse  : l’âme pense
toujours, nous isolons deux choses qui ne sont pas
nécessairement liées entre elles. D’une part une thèse
métaphysique substantialiste, qui est innéiste et
certainement erronée, de l’autre une thèse qui est
fondamentalement logique. Il serait contradictoire que l’âme
pensât sans savoir et sans penser qu’elle pense. Cela peut
devenir l’assise d’une construction théorique de la
conscience et permettre aussi de comprendre pourquoi
Locke aura besoin d’élaborer dans le même cadre, en étroite
connexion avec elle, un doctrine de la mémoire.

Mme Beyssade

Je voudrais faire deux remarques.

Il me semble que la controverse entre Gueroult et Alquié


portait sur la nature de la pensée, sur l’essence et la
définition de la pensée. Gueroult voyait dans la pensée
essentiellement l’entendement : la nature de la pensée, c’est
l’entendement. Alors il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas cité
quelques passages où il y a le mot « conscience ». Alquié, à la
différence de Gueroult, ne considérait l’entendement que
comme un mode de la pensée  ; c’est aussi, comme le dit
Descartes, imaginer et sentir. Et c’est pourquoi il arrivait à
cette définition de la pensée comme conscience, qui n’est pas
explicitée dans les Méditations, mais qui est explicitée dans
l'Abrégé géométrique et dans les Principes. Si donc Gueroult
ne cite pas les passages où il y a conscience, c’est justement
parce que pour lui la pensée est essentiellement
intellectuelle. C’était ma première remarque qui aboutit à
reconnaître que cette controverse, même si elle est vieillie et
dépassée, n’est pas sans objet, parce que c’est la question des

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 23/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

deux définitions de la pensée chez Descartes. Deuxième


remarque, pour rapprocher un peu Descartes de Locke : vous
avez relevé le rapport entre l’invention de la conscience et le
problème de l’identité personnelle  ; on peut remarquer ce
rapport aussi chez Descartes. En effet, dans le passage des
Méditations où Descartes énumère les modes de la pensée,
entendre... mais aussi imaginer et sentir, c’est là justement
qu’il s’approche le plus d’une définiton de la pensée comme
conscience (et je crois qu’il faut ajouter que s’il ne définit pas
la pensée comme conscience à ce moment-là, c’est qu’il ne
donne pas de définition, et dans les Méditations, du reste, il
y a très peu de définitions, parce que méditer ce n’est pas
définir). Or dans ce passage Descartes s’interroge
premièrement sur l’identité personnelle. Là, nous avons, au
fond, une véritable interrogation sur l’identité personnelle. Il
y a comme un parallélisme entre l’affleurement de l’idée de
conscience et l’interrogation sur l’identité personnelle.

M. Balibar

La controverse entre Alquié et Gueroult n’était pas sans


objet, je vous l’accorde tout à fait. Que la distinction entre la
position de Gueroult et celle d’Alquié soit essentiellement
celle que vous venez de dire, c’est-à-dire que au fond elle
porte non pas sur la question de la conscience mais sur celle
de la pensée, naturellement vous avez raison de le souligner.
Et il est d’autant plus étonnant que toutes ces controverses
se présentent dans le langage de la «  conscience  »... Le
problème pour Gueroult n’est pas (...) que Gueroult ne cite
pas ou ne cite pas principalement dans ses notes des textes
de Descartes où nous voyons l’expression «  conscius esse  »
ou le mot « conscientia » (il n’y en a pas énormément mais il
y en quelques-uns et qui sont indéniablement de première
importance). Ce qui est étonnant c’est que pendant cent
pages il discute ces questions et soutient sa propre position,
selon laquelle la pensée c’est essentiellement l’entendement,
en employant à longueur de pages le mot «  conscience  ».
Pour ce qui est d’Alquié c’est peut-être moins paradoxal, il y
a quand même un psychologisme d’Alquié et je pense que
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 24/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

dès lors qu’Alquié élargissait le concept de pensée de façon à


y faire entrer l’entendement plus l'imagination plus la
sensation, l’âme ayant affaire avec elle-même et l’âme ayant
affaire au corps, il lui était probablement très difficile d’éviter
de mettre en scène le sujet sous le nom de «  conscience  ».
Mais enfin en toute rigueur ce n’était pas absolument
indispensable. Je suis absolument d’accord avec vous sur le
fait que dans les Méditations en effet Descartes ne définit
pas ; c’est pourquoi il faut d’abord nous mettre d’accord sur
la façon dont nous entendons et traduisons par ex. le par. 9
de la première partie des Principes, parce que là le problème
est explicitement posé comme un problème de définition
« Cogitationis nomine intelligo illa omnia quae (...) », etc. Le
terme de « conscientia » reparaît plus bas « si intelligam (...)
sive conscientia » ? Que signifie ce « sive » ? Est-ce que c’est
comme le « Deus sive natura » ? Cela devient très intéressant
parce que nous avons d’abord «  sensus sive conscientia  »,
première équation, et deux lignes plus bas «  sentit sive
cogitat  »  : évidemment par une conséquence immédiate
« sensus » c’est la même chose que « conscientia » et celle-ci
est la même chose que « cogitatio ». Ce qui nous ramène à la
première phrase. Donc le problème est de savoir comment
nous comprenons cela. Moi je le comprend de la façon
suivante : par le nom de « pensée » j’entends tout ce qui se
produit en nous «  à notre connaissance  », «  que nous le
sachions  », pour autant que nous en avons le savoir.
Variante : de ce que j’entends du mot « pensée » je n’exclus
rien de ce qui se produit en nous dans la mesure où nous en
avons la connaissance et l’apercevons. Sur le fait que dans le
passage des Méditations où nous serions tentés de lire une
définition de la «  conscience  » ou de la «  pensée  » il s’agit
centralement du problème de l’identité personnelle, je suis
d’autant plus d’accord avec vous évidemment que c’est
indissociable de «  ego sum, ego existo  ». Descartes
s’interroge en effet au milieu de la Seconde Méditation sur
l’identité de celui quel qu’il soit qui pense et constate sa
propre existence.

Mme la Présidente
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 25/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

Il me semble que dans cette controverse une différence


essentielle est introduite par Locke ; c’est de ne pas définir la
pensée, qui est au fond une abstraction, mais l’âme. Il
reproche à Descartes de définir l’âme comme substance qui
pense. C’est contre cette définition de l’âme qu’il montre
dans tout le Livre deux de l’Essai et ailleurs que c’est par la
conscience qu’on définirait l’âme.

M. Lessay

Vous avez laissé entendre, si j’ai bien compris, qu’un seul et


même mot sert, chez Locke, à désigner la conscience, et qu’il
y aurait peut-être là l’explication des interférences morales et
psychologiques qu’on relève dans les différents emplois de la
notion de conscience. Je vous suivrai volontiers s’il s’agit du
Locke traduit par Coste. Les choses sont plus ambiguës
quand Locke s’exprime dans sa langue. Il existe, en effet,
deux mots anglais pour désigner la conscience  : conscience
pour le sens moral, consciousness pour le sens
psychologique. Or, je ne crois pas que Locke utilise les deux
termes indifféremment.

M. Balibar

Pour Locke, vous avez entièrement raison, «  conscience  » a


une signification morale et politico-morale  ; c’est lié en
particulier à l’affirmation de la liberté de conscience. C’est
bien pourquoi Locke ne peut pas reprendre purement et
simplement « conscience », mais il faut qu’il crée quasiment
un néologisme ; enfin d’après l'Oxford English Dictionary ce
n’est pas tout à fait lui qui l’a créé. Mais il me semble qu’on
peut discuter sur ce que veut dire «  consciousness  » avant
Locke, emploi me semble-t-il, très rare. Il aurait été
magnifique que Locke eût été le premier à employer
« consciousness » en anglais. « Conscience » a le sens moral
et il crée « consciousness ». Au-delà de ce moment ce qui est
parfaitement clair, beaucoup plus clair justement qu’en
français, c’est le fait qu’il faut deux concepts  : si l’on doit
fonder la responsabilité sur une identité personnelle définie
en termes de «  conscience  » il ne faut pas que ce soit là un
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 26/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

concept lui-même moral, car on aurait un cercle vicieux  ; il


faut que ce soit un concept métaphysique, ou psychologique.

Mme David-Ménard

Le travail de la langue est important, et pourtant...comment


expliques-tu que la différence de deux registres — l’un
transcendantal et l’autre empirique — de l’identité
personnelle ait été explicitée par Kant, c’est-à-dire dans la
langue allemande qui ignore la distinction linguistique du Je
et du Moi ?

M. Balibar

Mais ce n’est que dans les traductions françaises qu’on


distingue le « je » et le « moi » : chez Kant l’on ne peut pas
distinguer entre le «  je  » et le «  moi  »  ; on ne peut que
distinguer un « ich » transcendantal et un « ich » empirique
le cas échéant  : c’est-à-dire qu’il ne faut pas surtout
confondre le transcendantal et l’empirique mais qu’il y a une
«  conscience  » des deux côtés. C’est le point important. La
difficulté chez Kant, que ce soit dans la Déduction ou dans
les Paralogismes, c’est de comprendre ce qu’on appelle
«  conscience  » (Bewusstsein) donné comme synonyme de
l’aperception non seulement dans l’ordre de l’empirique mais
aussi du transcendantal. Je dois dire que l'ich transcendantal
est plus que tout caractérisé par l’identité, et l’identité à soi-
même  : il est justement l’origine de toute possibilité de
produire des identifications ; jusque-là j’avais toujours pensé
que c’était là une création pure et simple de Kant. Je
commence à avoir de plus en plus l’impression non pas que
Kant n’a aucune originalité, mais que rien de tout ceci
n’aurait été possible sans le texte de Locke et que Kant est
dans une dépendance extrêmement forte par rapport à
Locke. Je serais tenté de dire que virtuellement la question
de la distinction du transcendantal et de l’empirique est déjà
présente chez le penseur anglais. Nous ne devons pas nous
contenter de l’idée que Locke ce serait du « psychologisme ».

Notes
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 27/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

1. On observe à l’occasion que la «  confusion possible  » des deux


acceptions est propre au français, puisque les Allemands ont Gewissen et
Bewusstsein, les Anglais conscience et consciousness. On indique plus
rarement que les Italiens ont consapevolezza et coscienza  : en effet le
«  continuum sémantique  » se trouve par-là découpé d’une façon tout
autre que par les doublets allemands et anglais, dont il n'est pas certain,
d’ailleurs, qu’ils soient rigoureusement équivalents. Le terme anglais
awareness n’est pas attesté avant 1828 par l'Oxford English Dictionary.
2. « Cogitationis nomine intelligo illa omnia quae nobis consciis in nobis
fiunt, quatenus eorum in nobis conscientia est. Atque ita non modo
intelligere, velle, imaginari, sed etiam sentire, idem est hic quod cogitare.
Nam si dicam, ego video, vel ego ambulo, ergo sum (...) conclusio non est
absolute certa (...) Sed si intelligent de ipso sensu sive conscientia videndi
aut ambulandi, qui a tunc refertur ad mentem, quae sola sentit sive
cogitat se videre aut ambulare, est plane certa. » L’abbé Picot (revu par
Descartes) a traduit (ou plutôt glosé) : « Par le mot de penser, j’entends
tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons
immédiatement par nous-mêmes  ; c’est pourquoi non seulement
entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que
penser. Car si je dis que je vois ou que je marche, et que j’infère de là que
je suis (...) cette conclusion n'est pas tellement infaillible, que je n'aie
quelque sujet d'en douter (...) au lieu que si j’entends parler seulement de
l’action de ma pensée ou du sentiment, c’est-à-dire de la connaissance
qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette
même conclusion est si absolument vraie que je n’en puis douter, à cause
qu’elle se rapporte à l’âme, qui seule a la faculté de sentir, ou bien de
penser en quelque autre façon que ce soit. »
3. Au sens où, pour des raisons diverses, on considère que Spinoza,
Hegel, Comte, Nietzsche, Frege, Wittgenstein, Heidegger ou Cavaillès ne
le sont pas.
4. Je reproduis la Cinquième édition revue et corrigée, MDCCLV, à
Amsterdam et à Leipzig, Chez J. Schreuder et Pierre Mortier le Jeune
(Reprint par les soins d’E. Naert, Paris, Vrin, 1972) de l'Essai
philosophique concernant l'Entendement humain, « traduit de l’Anglois
par M. Coste ». L’intérêt des deux notes de Coste est signalé par l'édition
anglaise de référence  : John Locke, An Essay concerning Human
Understanding, Edited with an Introduction by Peter H. Nidditch,
Oxford University Press, First Published 1975 (Reprinted 1990), p.  335,
ad. (20,21)  : «  Coste adds linguistic footnotes on ‘self and
‘consciousness’ ».
5. M. Jacques Moutaux, co-organisateur de ces journées, à qui j’avais
donné un aperçu de mes intentions, a bien voulu me communiquer une
longue étude inédite intitulée Thèse sur Freud, dans laquelle il montre
notamment que c’est à Locke et non à Descartes qu’il faut attribuer
l'introduction et l’usage systématique du terme de «  consciousness  » et
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 28/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

de l’adjectif «  conscious  » pour désigner soit «  la présence de l’esprit à


lui-même », soit « l’organe de cette présence ». Soulignant le lien de cette
introduction avec la tradition de l’empirisme philosophique, il va jusqu’à
conclure  : «  en somme  », le mot conscience en cette acception
« appartient au franglais ». J’ai tiré le plus grand bénéfice de cette lecture
et de nos échanges ultérieurs sur la question. Il faut souhaiter que
l’ensemble de l’étude de M. Moutaux soit un jour prochain publiquement
disponible.
6. Une preuve supplémentaire de cette systématicité est le couplage du
substantif consciousness et de l’adjectif conscious dans le texte de Locke,
de telle sorte que si, étymologiquement, le premier dérive du second,
théoriquement le second renvoie toujours au premier. Coste, même
lorsqu’il aura introduit conscience, ne traduira jamais « conscious » par
«  conscient  » mais par «  convaincu  » ou par «  pensant  », ou par des
périphrases faisant intervenir les verbes «  connaître  », «  percevoir  »,
« sentir » et « s’apercevoir ».
7. Cette «  traduction  » de Coste produit une incohérence dont on
s’étonne qu’il n’ait pas pris conscience  : à partir de la deuxième édition
de  1694 l'Essay de Locke comporte un Index final avec une entrée
consciousness qui renvoie à la «  définition  » de II, 1, § 19
(« consciousness, what ») ; Coste a traduit l'index tel quel en employant
con-science, et donc renvoyé à un passage où ce mot ne figure pas.
8. Confirmons qu’il semble bien que Pascal soit en français l’inventeur du
moi comme substantif complètement autonome («  le moi est
haïssable  »), et que cette invention n’est pas passée inaperçue  : cf. les
exemples donnés dans le Littré et dans le Robert. Cependant Descartes,
dans le Discours de la méthode (4e partie), avait écrit : « ce moi, c’est-à-
dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis ».
9. J’ai consulté notamment :

— Dictionary of English Language de Samuel Johnson (11e éd., 1816).

— Oxford English Dictionary (2nd Edition, 1989).

— The Encyclopedia of Philosophy de Paul Edwards, Macmillan, New


York and London (1st Edition 1967), articles conscience et consciousness.

— Encyclopaedia Britannica (1969), article consciousness (t. 6).


10. Pour conscious : 1625 Bacon Ess., Praise (Arb.) 353 Wherin a Man is
Conscious [MS and ed. 1612 conscient] to himselfe, that he is most
Defective. 1690 Locke Hum. Und. II.i, If they say, That a Man is always
conscious to himselfe of thinking (...)

Pour consciousness : 1678 Cudworth Intell. Syst. (1837) I. 93 Neither can


life and cogitation, sense and consciousness... ever result from
magnitudes, figures, sites and motions. 1690 Locke Hum. Und. Il.i. § 19
Consciousness is the perception of what passes in a Man’s own Mind (...)
(Oxford English Dictionary).

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 29/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

11. Essay, I, 3, § 8 : « nothing else, but our own Opinion or Judgment of
the Moral Rectitude or Pravity of our own Action ».
12. Le Thesaurus eruditionis scholasticae de B. Farber, publié en 1571 et
réédité en  1696 (cité par A. Diemer dans l’article Bewusstsein du
Historisches Wörterbuch der Philosophie) donne comme deuxième sens
de conscientia : is animi status quo quis alicujus rei sibi conscius est.
13. Nous retrouverons constamment le terme d’acte ou d’actuelle chez les
traducteurs de Descartes pour qualifier la «  connaissance  »
correspondant à la conscientia.
14. Cf. Lettre à Gibieuf, 19-1-1642  : «  je ne le tire que de ma propre
pensée ou conscience ». Madame G. Rodis-Lewis (L'œuvre de Descartes,
Vrin, Paris 1971, p.  240) commente en note  : «  d’après une copie
manuscrite, alors que l’édition Clerselier, peut-être par scrupule de
puriste, a omis ‘ou conscience’. On ne trouve le terme, avec cette
acception métaphysique en français, que dans les 3es réponses, IX, 137,
sur les ‘actes intellectuels’ qui ne peuvent être sans pensée, ou
perception, ou conscience et connaissance  » (les deux derniers mots
rendant le seul conscientiae de VII, 176, il est possible que Descartes ait
lui-même ajouté  : «  et conscience  » à la traduction de Clerselier). «  Je
suppose qu’il s’agit d’un lapsus de Mme Rodis-Lewis et qu’elle a voulu
écrire «  et connaissance  ». Cf. également G. Rodis, Le problème de
l’inconscient et le cartésianisme, PUF, 1950, p. 37 sv. ; et J.M. Beyssade,
La philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris 1979, passim.
15. « Cogitationis nomine complector omne id, quod in nobis est, et cujus
immediate conscii sumus (...) Ideae nomine intelligo cujuslibet
cogitationis formant illam, per cujus immediatam perceptionem ipsius
ejusdem cogitationis conscius sum (...) » (texte recopié à l’identique par
Spinoza dans les Principes de la philosophie de Descartes). Traduction
de Clerselier  : «  Par le nom de Pensée, je comprends tout ce qui est
tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants
(...) Par le nom d’idée j’entends cette forme de chacune de nos pensées,
par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces
mêmes pensées (...) »
16. Mais dans la IIIe Méditation, Descartes a écrit (AT 49) : « si quae talis
vis in me esset, ejus procul dubio conscius essem  », ce que le duc de
Luynes a traduit : « certes je devrais à tout le moins le penser, et en avoir
connaissance. »
17. En premier lieu, semble-t-il, par L. de La Forge, éditeur en  1664 de
L’Homme et auteur en  1666 du Traité de l'Esprit de l’Homme (cf. la
réédition par P. Clair, PUF 1974).
18. Pierre Sylvain REGIS, Système de Philosophie, contenant la Logique,
la Métaphysique et la Morale, A Paris (....), MDCXC. Tome Premier (...)
p.  63 sv. La Métaphysique ou la connaissance des substances
intelligentes et de leurs propriétés  : Livre Premier Concernant les
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 30/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

principes de la certitude humaine  ; Première Partie (...) Chapitre


Premier : Chacun se peut assurer de sa propre existence. Le Glossaire des
termes non usuels, figurant à la fin de l’ouvrage, donne  : «  Conscience,
c’est un témoignage qu’on se rend intérieurement à soi-même touchant
quelque chose ». Madame Monette Martinet me signale que l’ouvrage de
Regis a été rédigé plusieurs années avant sa publication.
19. Cf. le chap. VII du Livre III de la Recherche de la vérité (éd. G. Lewis,
t. 1 p. 255 sv.) et le XIe Éclaircissement, introduit dans la 3e édition (ibid.
t. 3, p. 98 sv.)
20. Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’Entendement
Humain (publiés en  1765), édition de Jacques Brunschwig (avec
chronologie et introduction), Gamier-Flammarion, Paris 1966, p.  201-
202.
21. Condillac, Essai sur l'Origine des connaissances humaines, in
Œuvres philosophiques de Condillac, texte établi et présenté par Georges
Le Roy, PUF, 1947, Volume  1  p.  11. Ce paragraphe est pratiquement
recopié par de Jaucourt dans Particle Conscience (Phil. Log. Métaph.) de
l'Encyclopédie, qui donne la «  définition  » suivante  : «  L’opinion ou le
sentiment intérieur que nous avons nous-mêmes de ce que nous faisons ;
c’est ce que les Anglois expriment par le mot de consciousness, qu’on ne
peut rendre en François qu’en le périphrasant. »
22. Œuvres philosophiques de Condillac, ed. citée, vol.  1, p.  239. Locke
plus Condillac, voilà ce qui permet à Diderot d’écrire en  1769, dans
l’Entretien entre d’Alembert et Diderot : « D’A. (...) Avec tout cela l’être
sensible n’est pas encore l’être pensant (...) — D. Pourriez-vous me dire
ce que c’est que l’existence d'un être sentant, par rapport à lui-même ? —
D’A. C’est la conscience d’avoir été lui, depuis le premier instant de sa
réflexion jusqu’au moment présent. — D. Et sur quoi cette conscience est-
elle fondée  ? — D’A. Sur la mémoire de ses actions. — D. Et sans cette
mémoire ? — D’A. Sans cette mémoire il n’y aurait point de lui, puisque,
ne sentant son existence que dans le moment de l’impression, il n’aurait
aucune histoire de sa vie. Sa vie serait une suite ininterrompue de
sensations que rien ne lierait... » (éd. Vernière, Gamier, p. 257).
23. Essay, II, 27, § 16  : «  For as to this point of being the same self, it
matters not whether this present self be made up of the same or other
Substances, I being as much concern’d, and as justly accountable for any
Action was done a thousand years since, appropriated to me now by this
self-consciousness, as 1 am, for what I did the last moment » — où Coste
s’est contenté de reprendre son mot de conscience, qui en vérité exprime
déjà une «  conscience de soi  », ajoutant toutefois en note  : «  Self-
consciousness  : mot expressif en Anglois qu’on ne saurait rendre en
François dans toute sa force. Je le mets ici en faveur de ceux qui
entendent l’Anglois. »

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 31/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

24. Si notre objet était ici de discuter pour elle-même la conception


lockienne de l’«  identité personnelle  », il conviendrait évidemment
d’examiner plus en détail la façon dont elle articule le «  critère  » de la
«  conscience  » et celui de la «  mémoire  ». Disons simplement que —
contrairement à ce qu’a souvent soutenu la critique anglo-saxonne,
laquelle depuis l’évêque Butler et Thomas Reid s’interroge davantage sur
la validité du fondement de l’identité personnelle en termes de
« conscience » que sur la signification même de ce terme — la notion de
mémoire (Memory, Remembrance) n’est pas véritablement ajoutée, de
l’extérieur, à celle de «  conscience  ». Elle en est plutôt une dimension
constitutive  : la «  conscience  » lockienne est pensée originairement
comme mouvement de rétention et de protension. Cf. A. Oksenberg
Rorty, Mind in Action. Essays in the Philosophy of Mind, Beacon Press,
Boston, 1988.

Auteur

Étienne Balibar

(Université de Paris-I)
Du même auteur

Sur la «  brutalisation  » de
l’Europe in La vulnérabilité du
monde, Presses universitaires
de Louvain, 2013
Postface in Les frontières de la
mondialisation, Presses
universitaires de Liège, 2016
Michael Walzer, Carl Schmitt y
el debate contemporáneo sobre
la cuestión de la guerra justa in
Las teorías de la guerra justa
en el siglo XVI y sus
https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 32/33
09/02/2022 09:16 Traduire les philosophes - L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste et les autres - Éditions de la Sorbonne

expresiones contemporáneas,
Centro de estudios mexicanos y
centroamericanos, 1998
Tous les textes
© Éditions de la Sorbonne, 2000

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par


reconnaissance optique de caractères.

Référence électronique du chapitre


BALIBAR, Étienne. L’invention de la conscience Descartes, Locke, Coste
et les autres In : Traduire les philosophes [en ligne]. Paris : Éditions de
la Sorbonne, 2000 (généré le 09 février 2022). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/psorbonne/16130>. ISBN  :
9791035102722. DOI : https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.16130.

Référence électronique du livre


BLOCH, Olivier (dir.) ; MOUTAUX, Jacques (dir.). Traduire les
philosophes. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne,
2000 (généré le 09 février 2022). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/psorbonne/15995>. ISBN  :
9791035102722. DOI : https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.15995.
Compatible avec Zotero

Traduire les philosophes


Ce chapitre est cité par
Wolfe, Charles T.. (2020) The early modern subject of experience.
Metascience, 29. DOI: 10.1007/s11016-020-00565-5

https://books.openedition.org/psorbonne/16130?lang=fr 33/33

Vous aimerez peut-être aussi