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Alfred Rosenberg et Roger Gougenot des Mousseaux,


ou l’alliance nationale-socialiste et catholique contre le
judaïsme ?

par Gweltaz Caouissin1 , UBO2.

La Révolution française avait permis aux Juifs de France, puis


d’Europe, d’obtenir l’égalité des droits, et de devenir des citoyens à part
entière. La manière dont les chrétiens appréhendaient la question juive
jusqu’en 1789 était assez claire. Bien que remise en cause dès le Concile
de Trente3 , l’idée qui faisait du Juif le ressortissant d’un peuple déicide
était ancrée, et la ghettoïsation dont il était la victime n’était rien d’autre
qu’une déchéance. Déchéance d’un peuple élu, dont la nécessité était
fondamentale d’un point de vue théologique, puisqu’il incarnait Israël,
puisqu’il vérifiait par sa présence l’Ecriture. L’antisémitisme chrétien put
alors se développer, car les conditions le permettaient. Le rapport devint
conflictuel, et Roger Gougenot des Mousseaux4 pouvait déjà déclarer
lutter contre Israël en qualité de «soldat du Christ»5. Le juif, le judaïsme et la
judaïsation des peuples chrétiens de Gougenot peut être considéré comme

1 Voir Par la poésie, par la pensée et puis finalement par l’action. Alfred Rosenberg, le philosophe,
l’idéologue et le politique (1893-1946), Mémoire de Master 1 réalisé sous la direction de Fabrice
Bouthillon, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 2008 et La Gegenrasse juive. Origines et
élaboration d’un concept national-socialiste en Allemagne (1789-1945), Mémoire de Master 2 réalisé
sous la direction de Fabrice Bouthillon, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 2009.
2 Mes remerciements vont à Fabrice Bouthillon, pour ses conseils avisés, mais aussi à Gwendal
Piégais pour sa relecture.
3Rémi Brague, «Judaïsme», in Jean-Yves Lacoste, Dictionnaire critique de Théologie, PUF, Quadrige,
Paris, 2007, p. 732.
4 Roger Gougenot des Mousseaux, dit parfois «Le Chevalier» Gougenot des Mousseaux. (1805,
Coulommiers - 1876, idem).
5Robert Byrnes, Antisemitism in Modern France. Tome 1 : Prologue to the Dreyfus Affair, Rutgers
University Press, 1950, p. 110.
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un classique de l’antijudaïsme, à ceci près qu’il vient se greffer à la fin


d’une oeuvre ésotérique, teintée de magie et de spiritisme, et se détache
déjà du dogme. L’auteur n’est donc pas un simple catholique
intransigeant et ultramontain, mais un homme chez qui Rosenberg a pu
trouver un écho plus profond que celui du simple antisémitisme chrétien.
«La traduction est une annexion»6 , disait Victor Hugo, pourquoi alors
Alfred Rosenberg, dont l’inscription du Mythe du XXème siècle à l’Index
Librorum Prohibitorum acheva de faire de son auteur un antichrétien
absolu7 , a-t-il traduit l’ouvrage du chevalier Gougenot des Mousseaux,
«soldat du Christ», en 19218 , pour le faire découvrir au peuple allemand
sous le titre suivant : Der Jude, das Judentum und die Verjudung den
christlichen Völker.

La Révolution vue comme un complot

La rencontre entre Rosenberg et Gougenot des Mousseaux peut


donc apparaître comme fortuite, tant leur antisémitisme diverge dans ses
origines comme dans ses développements, le premier étant surtout vu
comme antichrétien, tandis que l’autre apparait comme un des plus
ardents défenseurs du christianisme. Pourtant, ils ont su se retrouver sur
un point : l’antisémitisme. Etudions donc la nature du phénomène
antisémite en France, pays dans lequel se déchaîna une fièvre toute aussi
brutale qu’en Russie, où éclatèrent des pogroms sous Alexandre III, ou
qu’en Allemagne, où se déclenchèrent les émeutes «Hep-Hep»9, pour
culminer avec l’Affaire Dreyfus à la fin du XIXème siècle.
Avant la Révolution française, les Juifs de France se trouvaient hors
du Tiers-Etat, et a fortiori, hors des deux autres ordres. L’abolition de ce
contrat ancien au profit d’un nouveau modifia nécessairement le statut de
la population israélite. L’universalisme de la Révolution était porteur
d’égalité, et encourageait naturellement l’assimilation des Juifs par le

6 Victor Hugo, William Shakespeare, Flammarion, Paris, 1973, p. 446.


7 Hubert Wolf, Le Pape et le Diable, CNRS Editions, Paris, 2009, p. 253.
8Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Mille et une
nuits, Paris, 2006, p. 127.
9 Walter Laqueur, «Disraelia, une uchronie (1848-2008)», Commentaire, Numéro 123, Automne
2008, p. 694 ; et Amos Elon, The Pity of it All. A portrait of Jews in Germany 1743-1933, Penguin Books,
London, p. 101.
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reste de la société française, ce qui fut effectif en 181610 . Pourtant, bien


qu’unanimement reconnu d’un point de vue laïque, le nouveau statut des
Juifs posait un problème théologique que l’Ancien Régime avait endigué
en pratiquant la séparation entre juifs et chrétiens. La déchéance
théologique que le peuple juif connut durant l’Ancien Régime (exil dû au
Décret de l’Alhambra de 1492, ghetto en Provence, etc.) cessa au profit
d’une résurgence du mythe de l’élection sous une forme sécularisée après
la Révolution française, liée à la réhabilitation, voire à la promotion, de
professions honnies par le christianisme et alors occupées par plusieurs
juifs, et créant l’illusion de la Révolution français comme n’ayant bénéficié
qu’aux juifs.
La Révolution française fut rapidement vue comme
principalement causée par un complot maçonnique. La modernité propre
à la Révolution française créa sa réaction antimoderne, et ses tenants,
parmi lesquels Joseph de Maistre, Louis de Bonald et Edmund Burke.
Aussi, l’idée du complot maçonnique était déjà présente, et c’est ce que
décrit Augustin de Barruel dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du
Jacobinisme en 179911. De l’antimaçonnisme, naquit alors petit à petit le
mythe de la conspiration juive, alimenté par un antisémitisme de gauche
véhiculé par Toussenel et son ouvrage, paru en 1847, Les Juifs, rois de
l’époque, qui associait les juifs au capitalisme 12, donc à la puissance et au
pouvoir ; et un antisémitisme de droite, qui voyait la franc-maçonnerie
comme l’ennemi commun du Trône et de l’Autel, et dont Gougenot des
Mousseaux fut un des principaux diffuseurs13 . L’idée d’une conspiration
juive date de 1835 14 , mais son association avec la Franc-maçonnerie ne
remonte qu’à l’oeuvre de Gougenot des Mousseaux, qui voyait comme
base de leur association un penchant pour l’universalisme et la
modernité, comme en témoignait leur prétendue guerre commune à

10Léon Poliakov, Le développement de l’antisémitisme en Europe aux Temps Modernes (1700-1850),


Thèse pour le doctorat ès-Lettres présentée à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris,
1968, p. 351.
11Emmanuel Kreis, Les puissances de l’ombre. Juifs, jésuites, francs-maçons, réactionnaires... la théorie
du complot dans les textes, CNRS Editions, Paris, 2009, pp. 39-40 ; Anatole Leroy-Beaulieu, Les
Doctrines de la Haine, l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme, Calmann-Lévy, Paris,
1902.
12
Alphonse Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, Editions Gabriel de
Gonet, Paris, 1847, p. 1.
13 Ibid., pp. 52-53.
14 E. Kreis, op. cit., p. 73.
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l’Eglise catholique, dont la puissance temporelle est menacée par la


modernité15.

L’ obsession anti-universaliste de Gougenot des Mousseaux

La juxtaposition de l’antimaçonnisme et de l’antisémitisme chez


Roger Gougenot de Mousseaux fit de lui un des précurseurs des théories
conspirationnistes contemporaines, où domine le fantasme d’une société
régie par des puissances occulte. L’antisémitisme de Gougenot n’est donc
pas en rupture avec son spiritisme, il en est même la continuation. Voyons
ce que dit Gougenot lui-même dans son ouvrage le plus célèbre, Le Juif, le
judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens16.
Dès la «causerie» d’entrée, Gougenot nous parle du «Juif (...)
[comme du] grand maître réel de la Maçonnerie»17 qu’il voit comme le
«machinateur des révolutions (...) car elles seules peuvent conduire le Juif
à ses fins»18. Ce que nous enseigne aussi Gougenot, c’est contre qui cette
alliance est dirigée : «Voilà donc la philosophie antichrétienne du dix-
huitième siècle, l’alliance israélite universelle et la société universelle de la
maçonnerie vivant d’une seule et même vie, animés par une seule et
même âme»19. Il est d’ailleurs remarquable de voir que les deux termes
soulignés par Gougenot dans ce passage indiquent le caractère universel
de l’ennemi. Gougenot considère le Juif en tant qu’ennemi quand celui-ci
est orthodoxe, c’est-à-dire quand il révère le Talmud, quand il est dispersé
et désormais apatride, donc universel, et non quand il provient de la
«Tribu de Juda»20 , où il s’inscrirait dans une réalité locale. L’ennemi est
d’autant plus insaisissable qu’il est international. Le contexte dans lequel
s’est développé l’antimaçonnisme est celui de l’essor du mouvement de

15 Emile Poulat, «Le petit monde et le grand monde des Ségur. Trois générations à travers les
révolutions», in Emile Poulat, Jean-Pierre Laurant, L’antimaçonnisme catholique. Les Francs-Maçons,
ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent par Mgr de Ségur, Berg International, «Pensée politique et sciences
sociales», Paris, 2006, pp. 122-123.
16Le Chevalier Gougenot des Mousseaux, Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens,
Plon, Paris, 1869. Cette édition a été réimprimée par les Editions Saint-Rémi très récemment (la
date ne figure pas sur l’ouvrage).
17 Ibid, p. XXIII.
18 Ibid., p. XXV.
19 Ibid, p. XXIII.
20 Ibid, p. XIII.
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sécularisation moderne, qui vit petit à petit le politique se détacher de la


tutelle théologique, en l’occurrence de la tutelle romaine. Est moderne ce
qui participe de la rupture entre le théologique et le politique. L’ère
moderne se caractérise par l’abandon du paradigme théologique au
profit du paradigme anthropologique, du ciel vers la terre, vers le monde,
comme l’indique sa traduction allemande : verweltlichung. Ce
mouvement émancipateur moderne traduit donc un processus entamé
par Luther en 1517, et dont les révolutions sont également des
manifestations. Ce contre quoi lutte ce mouvement, c’est l’augustinisme
politique. Ces révolutions étaient donc fomentées par les ennemis de
Rome, qu’il fussent allemands après la chute du saint Empire ou italiens
au moment du Risorgimento21 . Et si l’association judéo-maçonnique
donne au Juif une particularité nouvelle, celle de régir le monde en
coulisses, par le biais d’une société occulte. Mais si cette association est
possible, nous indique Gougenot, c’est justement parce que la
Maçonnerie est elle-même issue de la Cabale22. La boucle est bouclée.
L’universalité du Juif acquiert une dimension double, à la fois géographie
et historique. De tout temps et en tout lieu, le Juif est partout, omniprésent
et omnipotent.
L’antisémitisme de Gougenot des Mousseaux repose sur cette
vision du Juif comme tout-puissant, mais aussi sur d’autres
caractéristiques qu’il accole au peuple juif. Le principal grief qui lui est fait
est d’être cosmopolite, et donc apatride, ce qui pousse Gougenot à dire
que «le Juif [se trouve] partout», en plus d’être «en Europe (...) à nationalité
double»23. Cette accusation n’est pas nouvelle, puisque Ernest Renan, que
Gougenot cite24, mais aussi Richard Wagner s’en étaient déjà fait l’écho au
cours du premier dix-neuvième siècle. Le Juif est ainsi vu comme «un
citoyen du monde»25 qui appartient à «une race cosmopolite», or il n’est
pas de race cosmopolite nous dit Gougenot des Mousseaux26 . La
principale dimension non-universelle que Gougenot des Mousseaux

21 E. Poulat, op. cit., p. 121.


22 Gougenot des Mousseaux, op. cit., p. 340.
23 Ibid, p. 3.
24 Ibid, p. 85.
25 Ibid, p. 337.
26 Ibid, p. 395.
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concède aux juifs, qu’il réduit aux Pharisiens pour la raison qui suit, c’est
leurs incessants recours à la tradition27 , ce qui en fait une communauté
irréligieuse voire simplement athée28, car encline à l’imitation plutôt qu’à
la vraie foi29 . La cause de ceci est la croyance des Juifs dans l’unique
Talmud, c’est-à-dire dans l’enseignement des Rabbins plus que dans la
religion transmise à Abraham et Moïse par Dieu. La source de leur impiété
se situerait donc là, dans la supériorité que les Juifs accordent aux
Rabbins sur Dieu Lui-même30.
Gougenot des Mousseaux consacre de larges développement au
Talmud, qu’il présente comme un bréviaire de la haine31, ésotérique,
dépouillé de ses passages antichrétiens pour qu’ils soient mieux transmis
oralement32 , et contenant le message mystique de la Cabale33 . L’idée de
complot, de vérité officielle et de discours officieux, est évidemment très
présente, et c’est le Talmud et son lecteur, le pharisien, qui en seraient les
instigateurs depuis deux mille ans. Le Juif orthodoxe est aussi égoïste,
exclusif34 , un adepte d’un odium generis humani35 , parfaitement
antichrétien au point d’organiser des sacrifices humains36 , et donc
également anthropophage37 ou vampirisant les chrétiens38 , spoliant les
nations européennes de leurs richesses39 . Par dessus tout, le Juif est
considéré comme «l’homme le plus universel» que l’on puisse imaginer,
au point même que Gougenot le considère comme le plus «catholique»40,
dans le sens où il aurait même subvertit le catholicisme.

27 Ibid., p. 218.
28 Ibid., p. 250.
29Le même grief sera fait par Wagner, puis par les nationaux-socialistes, dont Rosenberg au sujet
de l’art.
30 Gougenot des Mousseaux, op. cit., p. 92.
31 Ibid, p. 76.
32 Ibid, pp. 94-95.
33 Ibid, p. 101.
34 Ibid., p. 127.
35 Ibid., p.129. Voir aussi Tacite, Annales, XV, 44 et Histoire, V, 5.
36 Ibid., p. 130, p. 140, p. 184.
37 Ibid., p. 225.
38 Ibid., p. 226.
39 Ibid., p. 159, p. 349.
40 Ibid., p. 408. En grec, καθολικός (katholikòs) signifie «universel». C’est le sens premier du mot
«catholique».
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Cependant, face à l’orthodoxie, Gougenot décrie également un


mouvement réformateur au sein d’un judaïsme qui serait en voie de
«détalmudisation»41, mais est-ce suffisant pour modifier l’essence de l’être
juif, selon Gougenot ? Le Juif est toujours irréligieux, mais pire, il est
universel, car «au moyen de (...) cette liberté, chacun (...) conservera la
pratique du culte rendu au Dieu unique et immatériel, ou réformera le
Talmud d’après les principes d’un israélitisme libéral et humanitaire [d’où]
le progrès jaillira, et [d’où] la religion universelle ressortira»42 . L’extrême
libéralité religieuse des réformistes conduit à «un simulacre de religion»,
qui, selon Gougenot, sous couvert d’une fraternité entre toutes les
confessions43 , serait en réalité une manoeuvre dirigée par l’Alliance
Israélite Universelle qui propage ce que «la Franc-Maçonnerie et les plus
actives sociétés de l’occultisme n’enseignèrent jusqu’ici que dans
l’ombre»44. Talmudique ou réformé, le judaïsme selon Gougenot des
Mousseaux est identique, c’est-à-dire non religieux et complotiste. Ainsi
l’antisémitisme de Gougenot nait-il de deux sources : la piété et l’anti-
universalisme de son auteur, lié d’une part à son patriotisme («notre
France adorée»45, dit-il) et son opposition à la Modernité d’autre part issue
de la Révolution française, et nuisant à la puissance du Vatican et du pape,
dont Gougenot était pourtant un partisan46 .

L’une des particularités de l’antisémitisme de Gougenot des


Mousseaux est, et c’est un élément fondamental dans le cadre d’une
littérature conspirationniste, de donner la plupart du temps la paroles aux
fauteurs des crimes qu’il dénonce, en l’occurrence, aux juifs, pour qu’ils
témoignent de ce qu’ils sont sensés être les seuls à savoir. Le récit prend
alors une forme d’aveu.

41 Ibid., p. 254, p. 274.


42 Ibid., p. 258.
43 Ibid., p. 263.
44 Ibid., p. 265.
45 Ibid., p. 264.
46Gougenot des Mousseaux a d’ailleurs été fait commandeur de l’ordre de Pie IX. Pie IX était ravi de
la mise en lumière de l’association judéo-maçonnique par Gougenot. Cf. Pierre Pierrard, Juifs et
catholiques Français, d’Edouard Drumont à Jacob Kaplan (1886-1994), Editions du Cerf, Paris, 1997, p.
22 ; Michel Winock, Edouard Drumont et Cie, nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Le
Seuil, Points Histoire, Paris, 1982, p. 42 ; Grégoire Kauffmann, Edouard Drumont (1844-1917), Perrin,
Paris, 2007 ; et Robert Byrnes, op. cit., p. 110.
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Ce que Gougenot fait dire aux archives qu’il consulte n’est pas en
soi accusateur, mais il le devient parfois dans son esprit, tant il est opposé
à ses interlocuteurs. Sa source la plus citée sont d’abord les Archives
Israélites47 , dont le but est principalement de «servir la cause israélite», et
dont les idées sont libérales 48 . Pour contrebalancer l’idée d’une simple
divergence politique, et démontrer que la fracture n’est pas entre la droite
et la gauche, mais bien entre le Juif et le non-juif, ou même en
l’occurrence, le catholique, il se sert d’un journal aux opinions plus
conservatrices, comme le sont celles de l’Univers Israélite49 . Logiquement,
puisqu’une partie de son oeuvre se base sur un commentaire du Talmud,
Gougenot des Mousseaux utilise les propos d’un rabbin, et par n’importe
lequel, puisqu’il s’agit de Paul Drach, l’auteur de la Lettre d’un rabbin
converti aux Israélites ses frères sur les motifs de sa conversion, et paru en
1825. Le même procédé est utilisé pour Adolphe Crémieux, juif et franc-
maçon, et président de l’Alliance Israélite Universelle, et qu’il considère
par conséquent comme «un des souverains provisoires de la France»50 . La
stratégie employée par Gougenot des Mousseaux révèle sa volonté de
déceler un complot, car ceux qui en fomentent un sont tenus au secret, et
donc à une connaissance ésotérique et occulte. En insistant sur les propos
universalistes ou libéraux quand ils proviennent des Archives Israélites ou
d’Adolphe Crémieux, Gougenot nous montre que ses craintes ne sont pas
infondées. En mettant en avant la fausseté du judaïsme, et donc la
volonté de s’en détacher d’un Drach, Gougenot nous explique que ses
analyses sont bonnes. Les juifs sont passés aux aveux, et leur volonté
conspirationniste est éclaircie, dans la tradition des complot maçonniques
ou jésuitiques, avec lesquels Gougenot établit d’ailleurs une
équivalence 51.
Le point commun des juifs que Gougenot cite est leur capacité à
tomber d’accord sur plusieurs points avec un antisémite comme lui. «Dès

47 Gougenot des Mousseaux, op. cit.. Ces archives sont mentionnées environ 150 fois tout au long
du texte. Ce journal a été fondé en 1840 par Isidore Cahen et est à l’origine une publication
religieuse.
48 David Cohen, La promotion des Juifs en France à l’époque du Second Empire (1852-1870),
Université de Provence, Aix-en-Provence, 1980, p. 604.
49 Un ouvrage témoignait de la couleur politique de ce journal dès 1868 : S. Bloch (dir.), L’Univers
Israélite, journal des principes conservateurs du judaïsme, Paris, 1868.
50 Gougenot des Mousseaux, op. cit., p. 216.
51 Ibid., p. 388.
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que quelqu’un dit d’un Juif que c’est un antisémite, les autres juifs
s’exclament : ‘‘Typiquement juif !’’», nous dit Theodor Lessing, en forme de
boutade 52, avant d’ajouter qu’«en fin de compte, nous ne détestons pas le
Mal parce qu’il est mauvais, mais comme nous le détestons et devons le
détester, nous le nommons : le Mal»53. De la même manière, Gougenot
accolle aux juifs tout ce qu’il honni : universalisme, libéralisme,
antichristianisme ou athéisme, et modernité. La postérité de Gougenot
des Mousseaux compense largement l’insuccès qu’il eut à sa sortie,
malgré les honneurs pontificaux dont l’auteur avait eu le privilège. Il fallut
attendre Edouard Drumont et La France Juive en 1886, où il reconnaissait
Gougenot comme un maître, dix ans après sa mort54 , et surtout une
atmosphère particulière pour qu’Alfred Rosenberg juge sa traduction
nécessaire.

Rosenberg et la fièvre conspirationniste. Du complot comme la


preuve de l’existence du diable.

Le parcours d’Alfred Rosenberg est et n’est pas typiquement


national-socialiste. Il l’est, parce qu’il suivit le cursus honorum parfait, en
bondissant d’associations estudiantines (la Rubonia55 ) en groupuscules
politiques (l’Aufbau56 ) pour atterrir à Thulé57 , et finalement rejoindre un
appareil partisan classique, en adhérent à la DAP puis à la NSDAP. Mais il
ne l’était pas, car Rosenberg était né Russe, en 1893 à Reval. Ainsi, il n’avait
pas participé au traumatisme national de la guerre 14-18. Il détonnait
aussi dans le monde national-socialiste, car, bien que germanophone et

52Theodor Lessing, La haine de soi. Le refus d’être Juif, Berg International, «faits et représentations»,
Paris, 1990, p. 36.
53 ibid., p. 27.
54Henri Rollin, L’apocalypse de notre temps. Les dessous de la propagande allemande d’après des
documents inédits, Allia, Paris, 1991, p. 346.
55 Serge Lang, Ernst von Schenck, Testament nazi. Mémoires d’Alfred Rosenberg, Editions des 3
Collines, Paris-Genève, 1948, p. 23. La Rubonia était une des 3 corporations estudiantines
allemandes présentes à cette époque à Riga (Lettonie).
56L’Aufbau Wirtschaft-politische Vereinung für der Osten. Cf Michael Kellogg, The Russian roots of
nazism. White Emigrés and the making of National Socialism 1917-1945, Cambridge University Press,
2005, p. 123.
57 S. Lang, E. von Schenck, op. cit., p. 53. Thulé était une société occulte aryosophiste basée à
Munich. Cf. Nicholas Goodrick-Clarke, The occult Roots of nazism, TPP, London, 2009. Detlev Rose,
Die Thule-Gesellschaft. Legend, Mythos, Wirklischkeit, Grabert, Tübingen, 1994.
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allemand de culture, sa germanité était toujours remise en cause58. C’est


cependant la conjoncture de ces éléments qui fit de Rosenberg un des
piliers du national-socialisme, car sa nationalité russe l’intégra au monde
russe-blanc de Munich, qui fut l’une des matrices du national-
socialisme59.
L’itinéraire intellectuel d’Alfred Rosenberg fut sinueux, mais
certaines influences furent déterminantes dans la construction de son
antisémitisme. Parmi elles, il y a, entre autres, Richard Wagner, Houston S.
Chamberlain et le couple Dietrich Eckart-Adolf Hitler. Dans ses Ecrits en
Prose60 , Richard Wagner donne deux caractèristiques à son antisémitisme :
il considérait le juif comme proprement étranger à la civilisation
européenne d’une part, et d’autre part, il traitait la question juive sous
l’angle de l’art et plus particulièrement de la musique 61. L’art est le
révélateur de l’étrangeté du Juif au sein de la Kultur allemande, et l’art a
une fonction particulière, car il remplace la religion, tout en conservant
son essence divine. Le peuple juif, étant incapable de créer, est aussi
incapable de croire62. Hors du peuple allemand, le Juif était aussi étranger
à la réalisation de l’oeuvre d’art, car c’est le peuple qui en serait la force
efficiente. Rosenberg reprit à son compte les thèses wagnériennes dans
Le Mythe du Vingtième Siècle, en insistant à de nombreuses reprises sur
l’association entre l’art et la religion63 .
Gendre de Wagner, Houston Stewart Chamberlain, auteur de la
fameuse Genèse du Dix-neuvième Siècle64 , eut aussi une importance
décisive sur la construction intellectuelle du jeune Rosenberg, par la place
qu’il donnait à l’art au sein de la société européenne d’une part, mais
également par la catégorisation du Juif comme Fremde Volk65, d’autre

58Gweltaz Caouissin, Par la poésie, par la pensée et puis finalement par l’action. Alfred Rosenberg, le
philosophe, l’idéologue et le politique (1893-1946), UBO, Brest, 2008, pp. 17-18.
59 Michael Kellogg, op. cit.
60Richard Wagner, Ecrits en prose. 17 volumes, Editions d’Aujourd’hui, collection «les introuvables»,
Paris, 1976.
61 Richard Wagner, Le judaïsme dans la musique, pp. 93-95.
62 Ibid., p. 114.
63 Alfred Rosenberg, Le Mythe du Vingtième Siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre
temps, Editions Déterna, «Documents pour l’histoire», Paris, 1999, p. 93. Nous nous référons aussi à
l’édition allemande : Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts. Eine Wertung der seelisch-
geistigen Gestaltenkämpfe unserer Zeit, Hoheneichen-Verlag, München, 1943.
64 Houston S. Chamberlain, La Genèse du dix-neuvième siècle, Payot et Cie, Paris, 1913.
65 Ibid., p. 445.
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part. Chamberlain est celui qui a eu l’influence la plus décisive sur la


Weltanschauung66 de Rosenberg, en assimilant Wagner, et en projetant
vers le national-socialisme le rapport créé par Wagner entre l’art et le
judaïsme. Le troisième moment décisif dans la réalisation d’Alfred
Rosenberg fut sa rencontre avec Dietrich Eckart puis Adolf Hitler, après la
première guerre mondiale. Il doit au premier son introduction à Thulé et à
sa participation au Völkischer Beobachter et à Auf Gut Deutsch, tandis qu’au
second, il peut concéder une accession à de hautes fonctions politiques,
et ce, dès le Verbotszeit, puisqu’il dirigea la NSDAP. La particularité de ces
deux hommes étaient aussi leur catholicisme, le mysticisme teinté de
messianisme du premier notamment allié au fantasme conspirationniste
du second, qu’Eckart avait mis en scène dans son ouvrage Der
Bolchewismus, von Moses bis Lenin. Zwiegspräch zwischen Adolf Hitler und
mir, au moment où les Protocoles des Sages de Sion arrivaient en
Allemagne.
Le concept-phare de l’antisémitisme rosenbergien doit un peu à
toutes ces influences. Dans Le Mythe du vingtième siècle, il développe ainsi
le concept de Gegenrasse qu’il accole au peuple juif67 . Considérer les juifs
comme issus d’une Gegenrasse revient à les placer hors d’une
classification traditionnelle des races, en instaurant non plus une relation
hiérarchique où les Aryens leur seraient supérieurs, mais un rapport
spéculaire où les Aryens leur sont opposés68 . Ce terme a une double-
signification, car d’une part, la Gegenrasse lutte contre la race aryenne par
son activité parasitique, et d’autre part, elle se comprend comme l’absolu
négatif de ce que Rosenberg considère comme la Rasse par excellence.
C’est à partir de cette conception des rapports entre le nazisme et le
judaïsme qui naquit la notion de christianisme positif dans l’oeuvre de
Rosenberg, mais avant de revenir sur les associations possibles entre le
nazisme et le christianisme, il faut s’attarder sur le contexte dans lequel
Gougenot est venu à Rosenberg.

66Sur la notion de Weltanschauung, voir Pascal David, «Weltanschauung», dans Barbara Cassin (dir.),
Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, Le Seuil, Le Robert, Paris,
2004, pp. 1396-1397.
67 Alfred Rosenberg, Le Mythe du Vingtième Siècle , p. 385.
68 Gweltaz Caouissin, La Gegenrasse juive. Origines et élaboration d’un concept national-socialiste en
Allemagne (1789-1945), UBO, Brest, 2009, p. 57.
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Parue en 1921 aux mêmes éditions Hoheneichen qui feront


paraître neuf ans plus tard hors de l’appareil partisan de la NSDAP Le
Mythe du XXème siècle , Der Jude, das Judentum und die verjudung den
christlichen Völker témoigne d’une période de la vie de Rosenberg qui
peut se résumer à une double-rencontre, qui provoque tout le reste, celle
de Dietrich Eckart et d’Adolf Hitler, comme nous l’avons vu, et à un
bouleversement sans précédent dans l’histoire de l’antisémitisme, id est
l’arrivée en Europe occidentale des Protocoles des Sages de Sion.
Drumont avait popularisé Gougenot dans La France Juive, best-
seller qui s’était déjà écoulé à plus de 67,000 exemplaires en moins de
deux mois d’existence 69. Ce succès soudain avait contribué à faire de l’écrit
de Gougenot des Mousseaux «la bible de l’antisémitisme moderne» au
début du XX ème siècle70 , et continua d’agiter les théories
conspirationnistes. Mais ce qu’avait Gougenot et que n’ont pas les
Protocoles, c’est la subjectivité. Les Protocoles étaient un document vendu
comme juif, là où Gougenot était catholique et ultramontain. Et il était
logique qu’il soit opposé au discours des Archives Israélites. La modernité
liée à la Révolution française avait fabriqué son antithèse réactionnaire,
parfois antisémite, qui vendait l’héritage de 1789 comme une
manifestation maléfique. Les Protocoles vinrent convaincre ceux qui en
doutaient encore que le Mal était bien du côté des comploteurs, et que ce
qui n’était que paroles et avertissement avant la parution du texte des
Sages de Sion devait désormais se muer dans l’action et la légitime
défense.
Toute l’oeuvre de jeunesse de Rosenberg est parsemée d’ouvrages
obsédée par le mythe de la conspiration. Alfred Rosenberg a été, dès son
arrivée à Munich, baigné dans un univers où la théorie du complot prit
des accents antichristiques et antibolcheviques, désignant l’ennemi
comme le Mal, mais comme un Mal à caractère universel, omniprésent,
notamment sous la houlette de Dietrich Eckart, dans le journal duquel il
publia d’ailleurs, et c’était sa première pige, «Die russisch-jüdische

69Elisabeth Parinet, La librairie Flammarion (1875-1914), IMEC Editions, «l’édition contemporaine»,


Paris, 1994, p. 257.
70Norman Cohn, Warrant for Genocide. The myth of the Jewish world-conspiracy and the Protocols of
the Elders of Zion, Harper & Row, New York, 1967, p. 41.
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Revolution» en 191971 . Dès 1920, il fait ainsi paraître Unmoral in Talmud, se


basant sur la tradition juive dont on dit qu’il l’a surtout étudiée par
l’ouvrage de Gougenot. Ensuite, paraissent Der Jude, das Judentum und die
Verjudung den christlichen Völker, la fameuse traduction de Gougenot des
Mousseaux. En 1923, il publie un ouvrage au titre éloquent sur les
Protocoles, Die Protokolle der Weisen von Zion und die jüdische Weltpolitik,
dans lequel il invoque l’internationalité du peuple juif. Dans la préface de
cet ouvrage, il insiste sur les dangers universalistes des «Lumières de
France» et d’«un matérialisme historique des plus fades» qui ont ruiné
l’Europe72, et contre lesquels les Protocoles ont enfin une mission: «décille
[r] les yeux de millions d'européens» après que quelques initiés, tels que
Gougenot des Mousseaux, aient eu connaissance de ce plan de
domination mondiale. La particularité de l’oeuvre de jeunesse d’Alfred
Rosenberg est son obsession anti-universaliste, antijuive et
antimaçonnique73 , dans laquelle on peut soupçonner la marque d’un
Gougenot des Mousseaux, seul auteur étranger qu’il ait jamais traduit74 .
L’impact de Gougenot aurait pu être éphémère, si son apport
s’était limité au mythe de la conspiration. Simplement, il donne du Juif
une image bien plus complexe qu’il n’y parait au premier abord, et qui
permet de déboucher un concept bien plus fondamental et bien plus
original : le christianisme positif.

Vers le christianisme positif

La judaïsation du christianisme constitue une problématique


récurrente chez Gougenot, comme chez Rosenberg, contre laquelle ils
envisagent tous les deux une déjudaïsation du christianisme. Présente
sans être identifiée chez Gougenot, elle prend chez Rosenberg, et dans la

71Ernst Piper, Alfred Rosenberg, Hitlers Chefideologe, Pantheon, München, 2005, p. 63. La période
1919-1923 témoigne de cette obsession judéo-bolchevique, à l’influence eckartienne évidente.
Parmi les publications de Rosenberg, on trouve ainsi «Christus im Talmud», «Die Totengräber
Rußlands», «Asiatische Pest» (Ibid.).
72Cité par Pierre-André Taguieff (dir.), Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux.
Tome II : Etude et documents, Berg International, «faits et représentations», Paris, 1992, p. 604.
73 Alfred Rosenberg, Das Verbrechen der Freimaurerei, 1921.
74 Frederick A. Busi, Faith and Race: Gougenot des Mousseaux and the Development of Antisemitism in

France, University of Massachusetts.


http://www.umass.edu/judaic/anniversaryvolume/articles/09-B2-Busi.pdf
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tradition nationale-socialiste, le nom de «christianisme positif»75. Cette


notion soulevée par Gougenot des Mousseaux révèle un problème
double. Tout d’abord, à propos de la prétendue nouveauté de la présence
d’éléments juifs au sein du christianisme, car l’héritage vétéro-
testamentaire fait de l’association du judaïsme et du christianisme une
réalité constante et originelle76. Ensuite, L’idée de mouvement qui anime
le terme «judaïsation» traduit un mouvement qui serait en cours.
Rosenberg traduit ceci par Verjudung, parfois même par Vernichtung
(anéantissement)77 , dans son édition de Gougenot, pour caractériser
l’évolution du christianisme auquel il accole la notion de Volk, c’est-à-dire
d’un peuple dans sa dimension organique, d’un peuple qui aurait une
terre, à la différence du peuple juif, considéré comme apatride chez
Rosenberg comme chez Gougenot. La question qui est
fondamentalement posée par Gougenot et par Rosenberg est celle de la
capacité des juifs à intégrer le monde chrétien, en l’occurrence réduit à
l’Occident. A ce titre, puisque Rosenberg parle sans complexe d’un Volk
chrétien, il est possible d’établir une équivalence entre le christianisme et
le germanisme ou l’aryanisme, et de considérer une civilisation78
chrétienne comme völkisch.
Ainsi, dans Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens,
Gougenot déclare avec Louis de Bonald que «les juifs (...) ne seront jamais
citoyens sous le christianisme sans devenir chrétiens»79 . Plus loin, en
citant cette fois L’Encyclopédie Catholique Allemande, il considère que
«tant que les juifs resteront juifs, leur émancipation sera impossible»80.
Juifs et chrétiens sont, chez Gougenot, incompatibles, comme en
témoigne cette analogie, qui voit le juif orthodoxe comme l’ennemi du
chrétien, puisque jadis, le pharisien était l’ennemi du Christ81 . Gougenot

75 Le terme sera repris par Ludwig Müller, «l’évêque du Reich», en 1939 dans Was ist positives
Christentum ? .
76 André Paul, Leçons paradoxales sur les Juifs et les Chrétiens, Desclée de Brouwer, Paris, 1992.
77 Francis Bertin, «Aspects du mythe conspirationniste antimaçonnique en Allemagne», Politica
Hermaetica «Esotérisme et Socialisme», L’Age d’Homme, numéro 9, 1995, p. 160.
78Rosenberg ne parlerait cependant pas de civilisation, car en allemand, cela peut apparaitre
comme le contraire de la Culture (Kultur). Cf Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, Esquisse d’une
morphologie de l’histoire, NRF-Gallimard, Bibliothèque des Idées, Paris, 1998.
79 Gougenot des Mousseaux, op. cit., p. 76.
80 Ibid., p. 98.
81 Ibid., p. 130.
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enchaîne en disant que «la haine, ruine et mort de l’individu chrétien


[équivaudra à] la haine et destruction de la société chrétienne»82 . Bien
que concédant tout de même une supériorité intellectuelle au Juif83 ,
parfois décrite comme de la pure ruse et comme utilisée à des fins
démoniaques, Gougenot fait du Juif un être moralement inférieur,
inférieure comme l’est sa religion ,«monstrueuse» chez les orthodoxes, et
«bâtarde» chez les réformistes84 . Pour Gougenot, hors du christianisme, il
n’y a tout simplement pas de civilisation85.
Les idées sur les christianisme développées par Alfred Rosenberg
lui ont été principalement inspirées par Dietrich Eckart, puisque celui-ci
déclarait déjà 1919 que le combat entre les chrétiens et les juifs était celui
du «Christ contre l’Antéchrist»86. Chez Rosenberg, et principalement dans
Le Mythe du XXème Siècle, cette opposition entre juifs et chrétiens prend la
forme d’une opposition entre deux christianismes. En tant qu’élément
anti-allemand, donc fondamentalement non-allemand, et donc déraciné
et apatride, le Juif demeure la négation de l’identité européenne, qui
s’exprime par son attachement à un sol et une origine. Un christianisme
qui inclurait donc le Juif serait un christianisme négatif. A contrario, le
christianisme, s’il lutte contre ce qui le nie, demeure positif. Le
christianisme qui lutte contre son judaïsme intrinsèque est donc le
christianisme positif (positives Christentum). Ainsi, précise Rosenberg, «les
christianismes négatif et positif sont depuis toujours en lutte et se
combattent aujourd’hui avec encore plus d’acharnement qu’autrefois»87.
Contre la judaïsation des peuples chrétiens, Rosenberg entreprend une
régénération du christianisme, qui passe par une «libér[ation] de ce qui
pourrait ajouter à [sa] nature un élément étranger»88.

82 Ibid., p. 138.
83 Ibid., p. 382.
84 Ibid., p. 392.
85 Paul Airiau, L’antisémitisme catholique aux XIXe et XXe siècles, Berg International, Paris, 2002, p. 46.
86Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich. Nazi conceptions of Christianity, 1919-1945, Cambridge
University Press, 2003, p. 19.
87 Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXème Siècle, p. 79.
88 Ibid., p. 194.
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Plusieurs auteurs ont insisté, parmi lesquels Houston S.


Chamberlain, sur le caractère aryen du Christ89 , le dédouanant par la
même occasion de toute «judaïsation» du christianisme, n’ayant lui même
pas été juif. Avant que Rosenberg ne fasse de Paul le responsable de la
judaïsation, pharisaïque et donc universelle, du christianisme, Gougenot
tenait sur lui un propos plus nuancé, du fait de son catholicisme fervent.

Contre le judaïsme universel

Paul de Tarse était né juif, et s’auto-définissait comme pharisien,


sans que ce mot n’ait évidemment encore la charge négative qui lui
attribuait Gougenot90 , et s’était converti à la religion du Christ sur le
chemin qui devait le mener à Damas, avant de se faire connaître comme
l’un de plus ardents promoteurs de la religion chrétienne, alors qu’il en fut
d’abord le plus violent des persécuteurs.
Dans la tradition chrétienne, Paul est considéré comme le nouveau
fondateur du christianisme91 , alors, pourquoi est-il considéré par les
antisémites comme l’un de ses adversaires ? Dans l’ouvrage de Gougenot
des Mousseaux, Paul est associé au pharisaïsme, dans son acception la
plus péjorative, celle propagée par Jésus lui-même, c’est-à-dire comme
«ceux qui disent et qui ne font pas»92. Le pharisaïsme reprend cette forme
chez Gougenot93 , en n’oubliant pas de décrire Paul comme l’un de ses
plus vils tenants, et donc imprégné de ce qui formera le judaïsme d’après
70. Car, via Paul, c’est encore une fois le Talmud et son universalisme que
Gougenot vise, et les pharisiens, à propos desquels il n’est pas avare
d’attaques. Catholique fervent, Gougenot délaisse Paul pour n’en garder

89Houston Stewart Chamberlain, La Genèse du XIXème Siècle, p. 299. Paul de Lagarde voyait dans les
propos du Christ quand il disait «Je suis le fils de l’Homme» en vérité «Je ne suis pas un juif». Cité
par Fritz Stern, The Politics of Cultural Despair : a study in the Rise of the Germanic Ideology, University
of California Press, 1974, p. 42. Même Théodore Lessing reprenait cette assertion : «le christianisme
du Christ (..) était issu de l’âme des peuples aryens, par je ne sais quel canal mystique». Cf T.
Lessing, op. cit., p. 31.
90David Flusser, Les sources juives du christianisme, une introduction, Editions de l’Eclat, Paris/Tel-
Aviv, 2003, pp. 43-44.
91 Ibid., p. 99.
92 Cité par David Flusser, Jésus, Editions de l’Eclat, Paris/Tel-Aviv, 2005, p. 64.
93 Gougenot des Mousseaux, op. cit., p. 130.
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que les traits précédant sa «miraculeuse conversion»94. C’est donc l’esprit


du premier Paul contre qui lutte Gougenot, sans considérer pour autant
sa conversion comme une raison suffisante pour occulter tout ce qu’il
était avant cet événement, à savoir un ennemi du christianisme. Et cet
ennemi existe encore, sous la forme du judaïsme talmudique. Dans
l’oeuvre de Rosenberg, le traitement réservé à Paul est sans concession.
Ceci a un impact déterminant sur la vision qu’a Rosenberg et les
nationaux-socialistes des juifs, et sur la politique qui sera menée à leur
encontre.
Dans Le Mythe du XXème Siècle, Paul est directement associé à la
perversion du christianisme par le judaïsme. Il considère l’héritage de Paul
comme un «fatras non chrétien» qu’il faut débarrasser «de la personnalité
du Christ»95 . Il poursuit sa diatribe contre l’apôtre en l’accusant d’avoir
«donné au mouvement juif une portée internationale» et d’avoir «ouvert
la voie au chaos racial»96 (Rassenchaos) car Paul possédait une spiritualité
qui «ne dépendait pas [d’une] polarité de vie organique» mais était «une
force sans race»97. Universalisme, voire déni de toute race humaine, voici
ce que Rosenberg reproche principalement à Paul, et malgré une légère
divergence sur sa personne, Rosenberg comme Gougenot s’accordent
pour faire de l’ennemi du christianisme le principe universaliste prôné par
le pharisaïsme et le Talmud. La constatation faite du judaïsme comme
antichrétien devait peser sur la politique à venir. Le Christ était donc
aryen, et Paul, fondamentalement, bien que converti, était juif, alors que
pour la tradition, Paul apparaissait plutôt comme celui qui avait séparé
judaïsme et christianisme. La lutte contre l’élément juif au sein du
christianisme trouvait une correspondance avec la lutte contre ce que
Rosenberg nommait la Gegenrasse, car, de la même manière, c’était contre
l’élément négatif, parasitique et dégénérateur qu’il fallait combattre. La
différence entre le christianisme et le national-socialisme était pourtant
manifeste, car, au lieu de valeurs prônés par l’Eglise telles que l’Amour ou
la compassion, Rosenberg parlait d’Honneur ou de race 98. Les passages

94Ibid., p. 76 et p. 130. Gougenot emploie deux fois le même épithète pour qualifier la conversion
de Paul sur le chemin de Damas.

95 Alfred Rosenberg, op. cit., p. 20.


96 Ibid., p. 75.
97 Ibid., p. 77.
98 Ibid., Livre I : «Le combat des valeurs».
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très critiques vis-à-vis du christianisme sont extrêmement nombreux tout


au long de l’oeuvre de Rosenberg, mais ils ne doivent pas cacher une
revendication d’un christianisme idéalisé d’où l’héritage juif serait absent,
de la même manière que Rosenberg imaginait une Allemagne
pangéenne99 qu’il rêvait Judenrein. L’internationalisation du judaïsme,
dont la présence dans le christianisme par le biais de l’héritage vétéro-
testamentaire est indéniable, détourne la religion juive de la religion
chrétienne. Internationale, universelle... cette vision des choses laisse la
place à l’apparition du mythe de la conspiration juive et du caractère
maléfique des juifs, dont le seul but est l’écrasement des autres nations.
Ce mythe de la conspiration juive a évidemment contribué à faire du Juif
un paria, un bouc-émissaire par excellence, un parasite à exterminer. Se
purifier de sa mauvaise conscience, voilà l’obsession des nationaux
socialistes.

L’eschatologie nationale-socialiste

Cette obsession fut évidemment manifeste, par le nombre de


mesures antijuives prises à partir de 1935, mais elles sont plus que le
résultat d’une seule obsession raciste. Elles sont le résultat d’un
développement idéologique important, où le Volk est considéré comme
le nouveau peuple élu, en lieu et place du peuple juif. Le Juif est le
contraire de l’aryen, et il est coupable d’une «active négation du
monde»100 , activité parasitaire, possédant aussi son mythe, celui de
l’élection»101.
La vision du Juif comme appartenant à une Gegenrasse traduit un
rapport particulier entre juifs et aryens, puisqu’il est d’ordre spéculaire. Le
racisme national-socialiste étant horizontal, il induit une confrontation
avec l’ennemi à laquelle échappent les racismes antérieurs, puisqu’ils
étaient basés sur la domination et sur l’idée d’une supériorité, pas d’une
opposition. Bien qu’ils en contestent la dimension völkisch, plusieurs
auteurs antisémites ou nationaux-socialistes, parmi lesquels Houston S.

99Sur la notion de «Pangée» dans le nationalisme. Cf. Ronan Calvez, La radio en langue bretonne.
Roparz Hemon et Pierre-Jakez Hélias : deux rêves de la Bretagne, Presses Universitaires de Rennes,
CRBC, Rennes, 2000, p. 33.
100 Alfred Rosenberg, op. cit., p. 385
101 Ibid., p. 462.
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Chamberlain102, Alfred Rosenberg103 et même Adolf Hitler104 admettent la


relative pureté raciale du peuple juif, ce qui est une constante dans
l’histoire de l’antisémitisme105 . Le rapport demeure ambivalent, et le
peuple juif était vu comme un adversaire, «un peuple au dressage racial
(...) qui menaçait l’Etat völkisch»106. Le peuple juif est le seul peuple dans
lequel les nazis pouvaient voir la même volonté de réaliser une
communauté nationale, qu’elle prenne le nom d’Etat sioniste, ou de
Volkgemeinschaft, avec une différence programmatique, évidemment. Le
rabbin d’Ansbach, Elie Munk, allait dans ce sens en affirmant même que
«sans l’antisémitisme, le socialisme national (sic) trouverait ses plus
chauds partisans chez les juifs fidèles à leurs traditions»107. Les nationaux-
socialistes voyaient également dans le peuple le juif leur opposé, par le
rapport qu’ils leur prêtaient à la religion et à l’art, par l’absence d’âme
qu’ils leur diagnostiquait. Dans le même temps revient l’accusation de
misoxénie, qui fait combiner la pureté raciale au repli sur soi, au
communautarisme, voire pour les conspirationnistes à l’idée d’un «Etat
dans l’Etat». L’ambition des nationaux-socialistes est de se débarrasser de
cette autre Volk.
Car, deux Völker, c’est au moins un de trop. C’est de cette vision
spéculaire que naissent les accusations de parasitisme. Alfred Rosenberg
élabora, dans la continuité de son principe de Gegenrasse, un
retournement du mythe juif du peuple élu en un mythe national-
socialiste basé sur un nouveau principe d’élection, à base artistique d’où
émanerait le guide du peuple allemand, le nouveau peuple élu.
L’opposition de Rosenberg au mythe du peuple élu est manifeste, et
découle de son anti-universalisme. Ainsi, dit-il, «cette espérance
universelle de rester le peuple élu consiste à s’agripper pour vivre en
suçant toutes les nations (...) [et] cultive une nouvelle forme de

102 Houston S. Chamberlain, op. cit., p. 345.


103 Alfred Rosenberg, op. cit., p. 386.
104 Adolf Hitler, Mon Combat, Nouvelles Editions Latines, Paris, 1934, p. 152.
105Cf Tacite et Flavius Josèphe, cités par Jean Juster, Les Juifs dans l’empire romain. Tome 2 : leur
condition juridique, économique et sociale, Librairie Paul Geuthner, Paris, 1914, p. 166.
106 Alfred Rosenberg, Die Protokolle der Weisen von Zion und die jüdische Weltpolitik, Deutsch-
Volksverlag, München, 1923, p. 2.
107Elie Munk, Le judaïsme face à ce qui l’entoure, Francfort, 1933. Cité par François Fédier, «Préface»,
dans Martin Heidegger, Ecrits Politiques 1933-1966, NRF-Gallimard, Bibliothèque de Philosophie,
Paris, 1995, p. 15.
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parasitisme avec l’aide de la technique de notre temps et celle de la


civilisation universelle d’un monde sans âme»108 . Le retournement des
valeurs que Rosenberg entend opérer se situe au sein de ce mythe auquel
il veut substituer le mythe d’un nouveau peuple élu, en donnant à l’art
une nouvelle fonction religieuse. Les juifs, être non-artistiques et non-
religieux, en seraient donc fatalement exclus.
L’opposition fondamentale, entre deux peuples, l’un représentant
l’exact contraire de l’autre, eut des conséquences eschatologiques
importantes, faisant de cette opposition un combat pour la suprématie
finale, puisqu’il n’en resterait qu’un, et que ce serait le Volk allemand. La
violence, la déshumanisation et la brutalité n’étaient sans doute pas
étranger au degré particulier du racisme national-socialiste. Il ne s’agissait
pas seulement de tuer, il fallait aussi purifier.

Conclusion

Pour Rosenberg comme pour Gougenot, le judaïsme représentait,


ou devait représenter tout ce qu’ils répugnaient. Maçonnisme ou
bolchevisme, selon les époques, étaient deux traductions de
l’universalisme honni par les deux auteurs. Derrière les mots, c’était le Mal
que Rosenberg comme Gougenot voyaient dans le judaïsme, et ce Mal
devait être combattu. La polarisation d’une société, inégale, est un
principe totalitaire. La société nationale-socialiste, avec ses rites et son
guide, mais surtout avec sa prétention à l’absolu, à la fin de l’histoire et à
la félicité éternelle est une religion politique, qui catégorisent comme
catégoriserait une religion dite traditionnelle, entre ce qui relève du Bien,
et ce qui dépend du Mal. Les chrétiens, aryens, s’opposaient aux juifs,
dans leur acception religieuse chez Gougenot, et à la fois religieuse et
raciale chez Rosenberg. L’association du Juif au Mal permettait le
développement du mythe conspirationniste, en entretenant l’idée d’un
peuple ennemi, dont la seule ambition est la destruction du genre
humain, genre dont les nazis l’avaient exclu.

108 Alfred Rosenberg, op. cit., p. 388.


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