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LA LÉGENDE DE HELDENHAMMER
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SOMMAIRE

Couverture
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Page titre
Warhammer Age of Sigmar
Chapitre Premier
Chapitre Deux
Chapitre Trois
Chapitre Quatre
Chapitre Cinq
Chapitre Six
Chapitre Sept
Chapitre Huit
Chapitre Neuf
Chapitre Dix
Chapitre Onze
Chapitre Douze
Chapitre Treize
Chapitre Quatorze
Chapitre Quinze
Chapitre Seize
Chapitre Dix-Sept
Chapitre Dix-Huit
Chapitre Dix-Neuf
Chapitre Vingt
Chapitre Vingt et Un
Chapitre Vingt-Deux
À Propos de l’Auteur
Un extrait de ‘Tueur de Trolls’
Une Publication Black Library
Contrat de licence pour les livres numériques
WARHAMMER AGE OF SIGMAR
Du maelström issu d’un monde brisé naquirent les Huit Royaumes. L’informe
et le divin explosèrent et donnèrent la vie.

D’étranges mondes nouveaux apparurent dans le firmament, riches en esprits,


dieux et hommes. Le plus noble des dieux était Sigmar. Durant des années après
le jugement, il illumina les royaumes, drapé de lumière et de majesté en
dessinant son règne. Sa force était l’égale du tonnerre. Sa sagesse était infinie.
Mortels et immortels s’agenouillaient devant son auguste trône. De grands
empires vinrent au monde et, un temps durant, toute trahison fut écartée.
Sigmar s’arrogea la terre et le ciel, et son règne connut un âge d’or.

Mais la cruauté est chronique. Comme il avait été prédit, la grande alliance des
dieux et des hommes tomba en poussière. L’âge d’or laissa place au Chaos, et les
ténèbres s’abattirent sur les royaumes. La torture, l’esclavage et la peur
remplacèrent la gloire. Écœuré par leur sort, Sigmar tourna le dos aux
royaumes mortels. Il fixa alors de son regard les vestiges du monde qu’il avait
perdu jadis et se pencha sur son cœur calciné, en quête d’une lueur d’espoir.

Et, dans la chaleur noire de sa rage, il aperçut ce qui confinait au sublime. Il se


représenta une arme née des cieux. Un flambeau assez puissant pour repousser
la nuit éternelle. Une armée, faite de tout ce qu’il avait perdu.

Sigmar mit ses artisans à l’ouvrage de longs âges durant, s’efforçant de dompter
le pouvoir des étoiles. Comme son grand œuvre approchait de son terme,
Sigmar regagna les royaumes et vit que la domination du Chaos était presque
absolue. L’heure de la vengeance avait sonné. Enfin, fort de la puissance de la
foudre, il se découvrit pour lâcher ses créations.

L’Âge de Sigmar avait commencé.


CHAPITRE PREMIER

LA MER D’ÉTOILES

La lame runique en sigmarite scintillait à la douce lueur de l’infinité tout en dessinant des
motifs complexes dans les airs. Quelque forme qu’elle dessinât, la lumière suivait. La lumière,
harmonie d’étoiles déjà anciennes et de soleils encore jeunes, luisait brièvement mais
vivement avant de s’évanouir. Il y a une leçon en cela, songea son détenteur, tout en
poursuivant ses passes d’armes. Quoique, finalement, l’élève appliqué pouvait tirer nombre
leçons de l’ensemble de son environnement.
Et appliqué, autant dire que Gardus des Âmes d’Acier l’était tout particulièrement. Le
Seigneur-Célestant de la chambre des Hallowed Knights était vêtu d’une simple tunique bleue
armoriée de la comète aux queues jumelles. Ses jambes et ses bras nus étaient couverts de
sueur et de cicatrices, et il avait de courts cheveux blancs. Son armure argentée, forgée dans le
même métal béni que sa lame runique, était posée tout près, à côté de son marteau tempestos,
contre un des longs bancs de marbre qui longeaient les murs. Il allait prochainement revêtir
son attirail de guerre, et l’homme s’effacerait pour laisser place au guerrier. Mais pour l’heure,
il était simplement un homme travailleur, joyeux et heureux.
Sous la plante de ses pieds, Gardus pouvait sentir le grondement permanent des orages qui,
éternellement, se manifestaient avec une violence extrême au-dessus des dômes éthérés du
Sigmarabulum. Dans le ciel brillait l’Étoile Culminante Sigendil, un phare inaltérable dans les
mers noires de l’infinité qui s’étendait tout autour des remparts célestes de Sigmaron. Cet
endroit l’appelait depuis toujours, et l’émouvait comme nul autre. C’est là qu’il se sentait le
plus à l’aise, aux confins de tout ce qui était.
Le poids de l’épée dans sa main était un vrai réconfort : les muscles qui tiraient, le mal de
crâne grandissant dû aux efforts, la sueur qui lui coulait dans les yeux. Tout cela l’enracinait,
en quelque sorte. L’ancrait en ce lieu, en cet instant. La paix y régnait... pour le moment. Une
pureté de dessein, simple et aisée. Il se retourna, fit tourner la poignée de la lame runique dans
sa paume calleuse. L’acier mystique était devenu une extension de son bras, de son âme.
Au gré de ses gestes, sa peau commença à luire d’un éclat surnaturel, comme la lumière du
soleil sur une couche de neige fraîche. Elle brillait de tous ses pores, irradiait autour de lui. La
lumière s’éleva, avant de s’estomper comme il usait instinctivement de sa volonté pour la
ramener en lui. Il glissa en avant, avec grâce malgré sa taille. Avec la force divine venait la
grâce. Tels étaient les dons de Sigmar. Mais ils avaient un prix.
Il y avait toujours un prix à payer, et pas seulement physique. Parfois, Gardus se faisait
l’effet d’une coquille brisée, médiocrement réparée, et tout ce qu’il avait été semblait lui
échapper. Peut-être était-ce l’origine de la lumière qu’il venait de conjurer ; peut-être était-ce
son âme qui tentait de le fuir. Cette pensée le troubla.
Parfois, des bribes de souvenirs lui traversaient l’esprit : des miettes de conversations qu’il
ne se souvenait pas avoir tenues, des visages sans nom et des noms sans visage. Les braises de
vieilles émotions reprenaient alors vie, avant de mourir en crachotant. Les fantômes de ceux
qu’il avait connus ; ceux dont il avait déçu les espoirs. Ceux qu’il avait tués.
Il se sentit balayé par une vague de chaleur fantôme, entendit des pas feutrés sur le sol de
marbre, ainsi que les hurlements gutturaux des Mangeurs de Peau. Sa peau, justement, le
démangeait alors que les hurlements s’accentuaient. Les chandeliers étaient lourds entre ses
mains. Les portes de l’hospice s’ouvrirent brutalement et…
Il eut le souffle coupé. Il serra un peu plus fort la poignée de son épée runique, tira sa force
de l’acier sigmarite béni, son assurance de sa raison d’être. Rien à voir avec un chandelier. Il
se retourna, fendit l’air, laissa le poids de son arme faire son office, comme on le lui avait
enseigné. Pour renvoyer les Mangeurs de Peau dans le néant. Mais ils n’étaient pas
venus seuls.
Une main, gigantesque, empestant la pourriture, se tendit vers lui. Il eut un mouvement de
recul, releva brusquement son épée en garde haute. Il entendit un ricanement démoniaque
cependant que l’image vacillait et s’évanouissait. Un autre souvenir brisé, sur lequel il parvint
toutefois à mettre un nom : Bolathrax.
— On attend beaucoup de ceux qui reçoivent beaucoup, dit-il à voix haute, en écartant
le souvenir.
Bolathrax avait disparu ; Alarielle l’avait renvoyé dans le néant. Il répéta les mots. Le
mantra avait un effet apaisant sur son esprit troublé. Sa voix résonna sur la plate-forme, ses
échos se perdaient dans le mugissement de l’orage perpétuel tandis que le reflet de sa lame
fusionnait avec la lueur des étoiles. Il ralentit, exécuta une série de passes en y apportant
davantage d’élégance. Sa lame runique évoluait paresseusement, avec moins de précision
comme il détendait ses muscles et en oubliait jusqu’à ses vieilles blessures.
Là, au bord du précipice du Sigmarabulum, il était – exception faite des dieux eux-mêmes –
au plus près de la toile céleste. C’était une mer de couleur et de lumière, immensément vaste
et terrible dans sa férocité cosmique. Des étoiles tournaient comme des toupies dans les rubans
effilochés de nébuleuses pulsatoires, et d’immenses couronnes stellaires étincelaient en
arrière-plan. Et au centre de ces fluctuations figurait le cœur encore palpitant d’un monde
brisé. Il leva les yeux.
Mallus. Le monde-qui-était. Le dernier souffle de tout ce qui s’était déroulé avant. Un
fragment de grandeur oubliée, qui projetait d’étranges ombres sur les gigantesques forges,
arsenaux et les collecteurs d’âmes de Sigmaron. Le monde brisé était à la fois un rappel et une
promesse à l’intention de tous ceux qui vivaient à Sigmaron.
Gardus se détourna, incapable de supporter davantage le spectacle. Il n’avait pas besoin
qu’on lui rappelle les enjeux. Il tiendrait sa promesse, quel qu’en soit le prix.
Il était un Stormcast Eternal, un être forgé par la force divine de Sigmar, et c’était le moins
qu’il pût faire. Incarnation de la tempête, il avait été métamorphosé pour mener la guerre au
nom de Sigmar. Pour combattre et mourir, puis combattre encore, jusqu’à la victoire ou
jusqu’à ce que les fondations de tout ce qui était finissent par se briser. Cette pensée ne le
réconfortait guère. La victoire n’était guère assurée, et le prix à payer lui semblait parfois
insupportable. Il chassa cette pensée et se concentra sur sa lame runique, ainsi que sur la
lumière des étoiles qui jouait sur son fil. À l’instar de son arme, il avait été forgé dans un but
précis, et il comptait bien l’atteindre.
Il adopta une position défensive, leva son arme en effectuant une nouvelle série de
moulinets. Puis il l’abattit brutalement en rompant sur la gauche. Telle la tempête, il fallait
toujours rester en mouvement. Les leçons apprises à Ghyran, le Royaume de la Vie, lui
avaient enseigné une chose : en restant immobile, on finissait submergé. Un bon combattant
devait être fluide, comme l’eau d’un torrent, car même les plus hautes montagnes s’érodaient.
Il marqua une pause, épée brandie au-dessus de la tête. Il avait décelé une présence, juste
derrière lui.
— Tu manies ta lame à la manière d’un artiste qui joue de son pinceau, Âme d’Acier.
Gardus se retourna en baissant son arme.
— Et ta voix porte fort malgré le mugissement de la tempête éternelle, Traque-Bête, tueur
de bêtes. Nous avons chacun nos talents.
Zephacleas Traque-Bête rit à gorge déployée. Le Seigneur-Célestant des Astral Templars
faisait toujours preuve d’entrain, au grand dam de certains.
— Ce n’est que trop vrai, fit Zephacleas en s’approchant sans se défaire de son large sourire.
Quand j’ai su que tu étais de retour, j’ai décidé de venir à toi pour te présenter mes respects.
Nous ne nous sommes pas parlé depuis trop longtemps.
Ils se serrèrent l’avant-bras, à la façon des guerriers d’antan.
Zephacleas était plus grand que Gardus – qui lui-même était imposant pour un Stormcast
Eternal – et avait des airs de brute épaisse, malgré son allant. Du temps où il était mortel,
l’homme qui deviendrait Zephacleas était un chef barbare des Contrées de Ghur, un géant
bagarreur et tapageur. L’apothéose l’avait couvert d’un vernis de civilisation. Un vernis qui
s’était quelque peu écaillé depuis leur dernière rencontre.
Il allait tête nue, heaume calé sous le bras. Il avait de longs cheveux tressés, une barbe
apprêtée de la même manière. Ses traits burinés ne feraient jamais de lui quelqu’un de beau,
mais son regard étincelait de joie, et son large sourire sincère dévoilait quelques
dents manquantes.
À l’instar de son visage, son harnois était couvert de bosses et d’entailles. Ses bords dorés
étaient ternis, et les plaques couvertes d’ornements primitifs. Des crocs et des griffes arrachés
aux cadavres de bêtes monstrueuses cliquetaient contre les sceaux sacrés d’Azyr. Le crâne
d’un orruk gravé de runes rudimentaires était même fixé à l’une de ses spalières.
Gardus le désigna d’un geste de la main.
— C’est un nouveau.
— Lui ? C’est Drokka, répondit Zephacleas en tapotant le crâne du poing. Enfin, c’était
Drokka. Un présent du Poing de Gork en personne.
— J’ai entendu dire qu’on t’avait chargé d’engager des négociations avec les orruks.
Heureux de constater que tu t’es fait des amis, ajouta Gardus en posant le plat de son épée sur
son épaule. Je craignais qu’ils n’en prennent ombrage et te renvoient en morceaux.
— Il faut juste savoir comment leur parler, répondit Zephacleas, en désignant les cheveux de
Gardus. Tu t’es fait une grosse frayeur ? La dernière fois que je t’ai vu, ils étaient noirs.
Gardus se passa la main dans les cheveux.
— L’Athelwyrd, dit-il simplement.
Zephacleas perdit son sourire. Il savait de quoi Gardus parlait. Ils avaient combattu côte à
côte dans le vallon caché, pour défendre Alarielle, la Reine du Bois Radieux, l’incarnation de
Ghyran, le Royaume de la Vie. Et durant cette bataille, Gardus était… il était mort.
— Très bien, dit Zephacleas qui fixait Gardus comme s’il cherchait quelque chose sur son
visage. Tu… tu te rappelles quelque chose ? Je veux dire, après.
Gardus fronça les sourcils. Des bribes de souvenirs refirent surface : il sentit l’odeur fétide
du Grand Immonde qui le soulevait, ses doigts pourrissants enserraient dans leur étreinte
implacable son corps mal en point. Il sentit ses os craquer et et ses organes éclater comme le
démon cherchait à le priver de la vie. Et il ressentit une fois encore la douleur d’un éclair de
lumière brûlante l’arracher au champ de bataille, suivie du retour dans les cryptes de célestine
de Sigmaron. Puis, brisé et désarticulé, il connut une fois encore la métamorphose de la main
même du Dieu-Roi, et put retourner à son labeur.
Les éclats de son âme avaient été reforgés, à coups de marteau divin. Chacun d’eux, une
tempête à lui seul, en appelait aux souvenirs et à l’instinct de ce qui en restait. Le feu de sa
renaissance fut alimenté par le combustible de ce qu’il avait été. Était-il encore l’être qui avait
subi les tribulations qui hantaient toujours ses rêves, ou n’était-il plus qu’un infime souvenir
de ce guerrier, qu’on avait en quelque sorte refondu sous le même nom ? Le souvenir d’un
souvenir, paré d’une enveloppe de chair d’emprunt.
— Gardus ? fit doucement Zephacleas pour le sortir de sa rêverie.
Il paraissait soucieux. Il y avait un esprit fin derrière cette apparence de brute. Zephacleas
jouait les fanfarons, mais il était bien plus observateur que beaucoup ne l’imaginaient.
Gardus secoua la tête.
— La… la douleur. Le tonnerre. Et la voix de Sigmar, comme un tocsin sonnant à toute
volée, qui m’arracha aux profondeurs, fit-il avant d’hésiter. Une douleur pire que la mort. Je
fus heureux quand tout fut terminé, et je ne revivrais ça pour rien au monde.
Il se tut. Il était mort, dans l’Athelwyrd. Avant d’être Métamorphosé sur l’Enclume de
l’Apothéose. Il n’y avait rien de plus à dire. Aucun intérêt à s’appesantir sur le sujet.
Zephacleas aurait visiblement voulu poser d’autres questions, mais fort heureusement, il
resta coi. Il serra l’épaule de Gardus.
— Je suis heureux que tu sois revenu, mon ami. Et je suis désolé de n’avoir pas pu
combattre à ton côté lors de la dernière incursion.
Gardus opina du chef. La bataille du Grand Torque Vert avait été des plus féroces et de
nombreux guerriers, fussent-ils des Hallowed Knights ou d’autres chambres, étaient tombés
sur le toroïde né du ciel. Ils avaient remporté la victoire mais, comme toujours, les pertes
avaient été élevées.
— C’était pourtant le genre de bataille que tu apprécies tant, contrairement à moi. Il y avait
même des araignées géantes.
— Je rate toujours les combats intéressants, répondit Zephacleas d’un air lugubre avant de
se fendre d’un sourire. Mais il y a toujours un autre jour, et une autre bataille.
— Malheureusement.
Gardus s’approcha de son harnois et commença à l’enfiler. D’autres Seigneurs-Célestants
laissaient volontiers les serfs de leur chambre les aider à se revêtir ou à se défaire de leur
armure, mais Gardus n’appréciait guère ce type de commodité. Il s’en chargeait lui-même. Il
s’équipa lentement, la chaleur de la sigmarite apaisant la douleur lancinante de ses muscles.
— Mais peut-être pas éternellement, ajouta-t-il.
Zephacleas grogna en se grattant le menton.
— Tu retrouveras bientôt ta chambre à Ghyran, ai-je appris. Une dernière percée sur les
plaines de Vo, en tout cas ce sont les bruits qui courent.
— Tu ne devrais pas te fier aux rumeurs, dit Gardus.
Il était impatient de retrouver sa chambre. Et il n’était pas le seul. D’autres guerriers,
fraîchement Métamorphosés, allaient regagner Ghyran avec lui. Les Âmes d’Acier n’avaient
pas combattu ensemble depuis trop longtemps. Une fois réunis, ils pourraient faire pencher la
guerre qui se déroulait dans les Royaumes de Jade en faveur d’Alarielle. Du moins l’espérait-
il.
— Grymn doit être fou de joie, déclara Zephacleas.
Lorrus Grymn, Seigneur-Castellant des Âmes d’Acier, avait pris le commandement de
l’ensemble des guerriers de la chambre après la chute de Gardus dans l’Athelwyrd. Le
Seigneur-Castellant avait pris la tête des Âmes d’Acier afin de poursuivre leur mission dans
les Royaumes de Jade et protéger Alarielle des serviteurs infectés de Nurgle, le Seigneur de la
Pestilence. Leurs efforts s’étaient soldés par un baroud d’honneur contre les forces de Hérauts
Putrides au sommet du Rocnoir, puis par la renaissance d’Alarielle.
— Il s’est bien débrouillé, dit Gardus, qui sourit légèrement en pensant au guerrier taciturne.
Grymn était l’égide des Âmes d’Acier, tandis que Gardus en était l’épée. Là où il décidait de
planter sa bannière, nul ennemi ne résistait, comme l’avaient appris à leurs dépens les
serviteurs des Puissances de la Ruine, tout récemment notamment au siège de la Cité Vivante.
— Les sylvaneths chantent ses louanges, reprit Gardus.
— C’est le moins qu’ils puissent faire, vu ce que vous avez accompli tous les deux pour eux
et leur déesse, répliqua Zephacleas, qui ramassa le marteau de Gardus et en asséna un coup
dans le vide. Quand bien même, les dieux ne sont pas réputés pour leur gratitude.
Gardus se releva et rengaina son épée runique. Puis il ramassa son heaume et récupéra son
marteau des mains de Zephacleas. Quoi qu’en pensât Zephacleas, Gardus savait parfaitement
qu’Alarielle ne leur devait pas grand-chose. Car, dans leur ignorance, les Stormcast Eternals
avaient par inadvertance privé la déesse de son dernier sanctuaire à Ghyran. Les dettes des uns
et des autres étaient payées, du moins c’était tout comme.
— Il ne nous appartient pas de remettre en question les dieux, mon ami. Mais simplement
d’obéir à leur volonté, quelle qu’elle soit. On attend beaucoup de…
Zephacleas s’esclaffa.
— Évidemment qu’il nous faut remettre en cause les dieux. Car autrement comment
sauront-ils que nous les écoutons ? demanda-t-il en donnant à Gardus un petit coup dans la
poitrine. Hein ? Explique-moi.
Gardus gloussa.
— Bien que ta conversation m’ait manqué, j’ai bien peur que le travail ne m’attende, dit-il
en regardant derrière Zephacleas. N’est-ce pas, ma sœur ?
— La ponctualité a toujours été l’une de vos plus grandes vertus, Âme d’Acier, fit la
nouvelle venue en s’approchant.
Le Seigneur-Célestant était aussi grand que Gardus, et son harnois argenté était couvert de
nombreux parchemins bénits de prières. Son casque était fixé à sa ceinture, et son visage
sombre et rond affichait un air de désapprobation qui, de toute évidence, visait Zephacleas.
— Mais les amis de triste réputation que vous vous êtes choisis ont toujours été votre plus
grande erreur. Prenez garde qu’ils vous fassent basculer dans l’indécence qui est la leur.
— Dame Cassandora, c’est un plaisir, comme toujours, fit Zephacleas qui s’inclina
maladroitement pour la saluer sans pour autant la quitter des yeux. Vous vouliez du respect, en
voilà !
— C’est bien, dit-elle avec un léger sourire, mais cela pourrait être mieux.
Le Seigneur-Célestant Cassandora Forgefoudre avait été parmi les premiers de leur Ost-
Tempête à faire la guerre dans les Royaumes Mortels. C’est de sa main que la Reine des Épées
avait été terrassée et que la vieille citadelle d’Ytalan avait été prise au nom de Sigmar, lors de
la guerre du Cratère.
Les Forgefoudre frappaient comme la foudre des orages qui les avaient forgés, et ne
laissaient rien dans leur sillage.
— Toujours aussi impétueux, Traque-Bête. Je me rappelle que vous avez failli trouver la
mort à Klaxus.
— Et pourtant, je suis toujours là, répondit Zephacleas, salutant d’un geste ampoulé.
— Oui, grâce à moi, répliqua Cassandora. Mais non voyons, ne me remerciez pas, ironisa-t-
elle avant de regarder Gardus pendant que Zephacleas bredouillait quelque chose
d’inintelligible. Il est temps, mon frère. L’Âme Ombragée requiert notre présence. Les
seigneurs du quatrième Ost-Tempête se réunissent au Sépulcre des Pieux.
Gardus acquiesça.
— Oui, fit-il en tapotant la spalière de Zephacleas de la tête de son marteau. Je suis heureux
de t’avoir revu, mon frère.
— Le plaisir est partagé, répondit Zephacleas en l’agrippant dans une étreinte d’ours assez
vigoureuse pour faire grincer l’armure de sigmarite. Rejoins Sigmar, mon frère. Et si tu as
besoin d’aide, je serai là. Malgré la mort et la ruine.
Cassandora toussa poliment.
— Hâtons-nous, mon frère.
— Oui, acquiesça Gardus en tendant son marteau. Je vous suis, ma sœur. Le Sépulcre des
Pieux nous attend.

Les cryptes de célestine de Sigmaron résonnaient du vacarme d’une industrie qui jamais ne
sommeillait tandis que Tornus l’Affranchi marchait à grands pas derrière son Seigneur-
Célestant. Le Chevalier-Venator fit de son mieux pour dissimuler ses doutes lorsqu’il prit
la parole.
— Je ne comprends pas, Seigneur. S’agit-il… d’une cérémonie ? D’obsèques ?
— En quelque sorte, répondit Silus l’Irréprochable, non sans bienveillance.
Il mena Tornus le long du périmètre de la plate-forme, par-delà le grand vide de la mer
universelle. Au loin, les dômes éthérés crépitaient de la foudre canalisée, déversant la furie de
la tempête dans les forges de la citadelle.
Tornus réprima un tressaillement en entendant ce qui aurait pu être les hurlements
indistincts de ceux qui subissaient la Métamorphose, sous le grondement du tonnerre lointain.
— Mais nous ne mourons pas. Nous sommes Métamorphosés.
— Oui.
Tornus leva les yeux lorsque passa au-dessus de lui l’ombre d’ailes scintillantes. Il vit son
aigle étoilé, Ospheonis, qui planait au-dessus de lui. Le rapace l’accompagnait partout. Il était
devenu son compagnon de tous les instants depuis sa Métamorphose. Silus n’offrant nulle
autre explication, il demanda :
— Qui est mort ?
Silus s’immobilisa et enfonça légèrement la tête dans les épaules en se retournant.
— Un frère de notre Ost-Tempête. Tarsus Cœur de Taureau.
— Je ne le connais pas, dit Tornus.
D’ailleurs, il ne connaissait qu’un petit nombre de ses nouveaux frères d’armes. Nul ne
l’avait rejeté, mais rares étaient ceux qui venaient à lui. Il ne voyait cependant rien à redire à
leurs hésitations. Il ne pouvait renier qui il était et qui il avait été.
— Non. Il est mort avant que tu ne sois... Métamorphosé.
Tornus nota une hésitation dans la réponse de Silus et acquiesça lentement.
— Avant que je ne redevienne Tornus, vous voulez dire, souffla-t-il.
Silus se renfrogna.
— Tu as toujours été Tornus. Le reste n’est que mensonge.
— Ça n’avait rien d’un mensonge, en ce temps-là, dit Tornus.
Il sourit, pour montrer qu’il s’agissait d’une plaisanterie. Bien que l’humour n’eût guère sa
place dans cette situation. Les quelques souvenirs qu’il avait encore de son temps de défenseur
des Puits de Vie, puis de son emprisonnement dans la Fosse à Purin, ressurgirent et il prit une
profonde inspiration d’air pur.
Soixante-seize jours durant, il avait résisté aux attentions miasmatiques des élus de Nurgle,
jusqu’à ce que son refus acharné de céder ne signe sa perte.
Au cours du soixante-dix-septième jour, Tornus était mort. Et Torglug le Honni avait
émergé de sa carcasse tel un ver d’une plaie purulente. Tout ce qu’il avait fait sous les traits de
Torglug le hantait encore… Il se rappelait clairement de l’engloutissement de l’Athelwyrd et
de l’effondrement du Chêne-Lune, des hurlements de ses gens et des cris grinçants du peuple
sylvestre… Autant de crimes commis de sa propre main. Il avait été le Chasseur, le fil
tranchant de la hache corrodée de Nurgle fichée dans l’écorce de l’Arbre Monde.
Jusqu’au sommet du Rocnoir, et l’arrivée du Célestant-Prime. Tornus sentait encore la
chaleur du premier et dernier coup du guerrier divin, qui consuma la carcasse pourrissante de
Torglug et libéra l’imperceptible étincelle de Tornus qui y restait prisonnière. Une étincelle
qui avait repris vie sur l’Enclume de l’Apothéose, reforgée, martelée et façonnée jusqu’à
devenir un instrument de vengeance et de rédemption. Et pourtant, il entendait toujours les
hurlements des innocents qui avaient péri de sa main. Parfois, il se demandait si on lui avait
laissé ces souvenirs dans un but précis. Pour lui rappeler, peut-être, l’ampleur de sa déchéance
passée. Ou pour le mettre en garde, dût-il échouer à nouveau.
Silus fit mine de serrer l’épaule de Tornus, mais se ravisa au dernier moment.
— Quoi que tu aies été, Tornus, tu es un Stormcast Eternal désormais, dit-il en laissant
retomber sa main. Un Hallowed Knight. Un membre du quatrième Ost-Tempête... l’un des
pieux. Qui se dressera quand tous les autres auront échoué ?
— Seuls les pieux, scanda Tornus comme un répons liturgique.
Il incarnait tout cela à la fois, cela ne faisait aucun doute. Mais Silus ne l’avait jamais
qualifié de frère. Pas un ne l’avait fait. Cela viendrait peut-être, avec le temps. En tout cas, il
l’espérait. En attendant, il était bien décidé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour
le mériter.
— Seuls les pieux, répéta Silus. Maintenant, suis-moi. Il est temps que tu comprennes ce
que cela implique vraiment. Que tu découvres le vrai prix de la foi véritable.
Tornus acquiesça sans un mot. Il connaissait déjà le prix dont il lui parlait, mais ne voyait
guère de raison d’insister sur ce point.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
— Au Sépulcre des Pieux. Tous les Ost-Tempêtes possèdent ce genre de mausolée,
quoiqu’ils portent des noms différents. Un lieu dédié à la contemplation, où les trépassés sont
honorés, où les souvenirs de nos vies mortelles sont narrés et archivés, pour que même si
nous… oubliions ces moments, ces vies, elles, ne soient pas perdues.
Tornus frissonna légèrement.
— Pourtant, mieux vaut que mes souvenirs soient oubliés, non ?
— Non, répondit fermement Silus. Crois-tu être seul dans ton passé obscur ? Nous sommes
nombreux à avoir trouvé la foi dans nos derniers instants, ou à n’avoir découvert la lumière
qu’après une vie passée dans les ténèbres, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil vers le Chevalier-
Venator. Nul n’est allé aussi loin que toi, Tornus, mais certains s’en sont… rapprochés. Voilà
pourquoi Sigmar t’a renvoyé à nos côtés.
Tornus se mura dans le silence. Il avait ses propres doutes quant à la raison qui l’avait mené
dans les rangs de ceux qu’il avait tenté de tuer jusqu’à très récemment. Une autre leçon. Un
autre rappel. Ce monde n’en manquait pas.
Quelque part, la Grand Cloche du Deuil sonnait un éloge funèbre. Des guerriers d’autres
Ost-Tempêtes vaquaient à leurs occupations, et Tornus les étudia. Il ne pouvait s’empêcher de
les comparer aux guerriers corrompus aux côtés desquels il avait combattu dans les Royaumes
de Jade. Ici, rares étaient les différends comparables à ceux qui opposaient les serviteurs des
Puissances de la Ruine. Plutôt qu’une horde d’individus au sein de laquelle chaque guerrier
combattait pour sa propre gloire, les Stormcasts étaient unis, dans la guerre comme dans la
paix. De même que la plupart des habitants du royaume de Sigmar.
Sigmaron n’était occupé que par des Stormcast Eternals ces jours-ci. Des représentants
d’Azyrheim, des ingénieurs de l’Arsenal de Ferbrasure, et même des émissaires des clans
reculés des Dépossédés vaquaient à leurs affaires où que Tornus portât le regard. Lors des
sombres jours, quand les Royaumes Mortels avaient tremblé sous les assauts du Chaos,
beaucoup avaient cherché à se réfugier en Azyr. La guerre progressant, les descendants de ces
réfugiés se préparaient à reprendre ce qui avait été perdu.
Silus salua amicalement plusieurs de ces émissaires mortels. Parmi eux figuraient un grand
prêtre-guerrier à la peau sombre avec un gros livre serré contre sa poitrine, un soldat des
Guildes Libres au casque orné de plumes resplendissantes, ainsi qu’un guerrier duardin au
visage fermé vêtu d’une armure finement ouvragée et armé d’un marteau couvert de runes.
Toutefois, il ne leur adressa pas un mot. Tornus examina le duardin avec émerveillement. Il
avait combattu ce genre de créature en des temps de triste mémoire. Torglug le Chasseur avait
fracassé les écus de bois de fer des rois-racines et abattu leurs citadelles de chêne-pierre. Le
Seigneur-Célestant vit la fascination que les mortels exerçaient sur Tornus.
— Nous sommes l’orage, et eux sont les graines qui germent dans le sillage de nos pluies.
— Ils sont si nombreux. Mon peuple, les gardiens des Puits de Vie, l’était bien moins. Nous
sommes tombés malades en même temps que la terre, et notre population a décru de
génération en génération.
— Et désormais, la terre et les peuples vont s’épanouir à nouveau, à condition que nous
restions fidèles au cap fixé par le Dieu-Roi, déclara Silus avec assurance.
Tornus ne verbalisa pas ses doutes. Il en avait trop vu pour croire la victoire acquise. Mais
sans cette croyance, pouvait-il réellement être qualifié de pieux ?
Il y réfléchissait encore quand ils atteignirent enfin leur destination. Ils n’étaient pas seuls.
D’autres Stormcasts, tous parés de l’argent et de l’azur des Hallowed Knights, la chambre des
guerriers sacrés, étaient rassemblés dans le grand vestibule. Tornus fut impressionné par
l’endroit, et quelque peu intimidé par la solennité qui y régnait. D’extraordinaires bas-reliefs
couvraient les murs, et les grands piliers qui bordaient le chemin menant à la chambre
intérieure rappelaient les Cantiques de la Foi. Des lanternes ornées étaient suspendues au
plafond et projetaient une douce lumière bleutée sur les lieux.
Mais ce qui attira surtout l’attention de Tornus, ce fut les grands livres reliés de fer
enchaînés aux étagères de pierre contre un mur. Il se disait que les souvenirs mortels – aussi
incomplets fussent-ils – de tous les Hallowed Knights, des Seigneurs-Célestants aux
Liberators, étaient consignés dans les Livres des Pieux. Il incombait à une poignée de
Seigneurs-Relictors triés sur le volet de protéger et de compléter les ouvrages, mais tous les
Hallowed Knights avaient le droit de les consulter, pour renouer avec la source de leur foi.
Tornus se demanda quand ses souvenirs seraient archivés. Il craignait que ses... exploits ne
souillent la pureté de la bibliothèque. Peut-être s’y refuserait-il le moment venu. Pourquoi
accabler ses frères d’armes de ses fardeaux ?
Nul ne parla quand ils entrèrent à la file dans la chambre intérieure, où un groupe de
Seigneur-Relictors casqués de crânes les attendaient patiemment, sans que le masque ne
parvienne à dissimuler leur solennité. Revêtus de leur armure mortis baroque, les seigneurs de
la foudre vivante en imposaient, même auprès des guerriers Stormcasts. Une énergie mystique
crépitait sur leurs harnois argentés, illuminant les sceaux sinistres et les reliques menaçantes
qui les décoraient. Ils étaient répartis tout autour d’un énorme pilier de pierre pâle, plus large
que les autres, qui se dressait au centre de la pièce. Censé avoir été taillé dans la plus pure
célestine par les griffes de Dracothian lui-même, et sculpté dans sa forme actuelle par les
outils ancestraux des plus grands maçons des Dépossédés, le pilier produisait une lueur
étoilée. À l’exception de ce qui ressemblait à des pointes de sigmarite fichées à sa surface, il
était dépouillé de tout ornement.
Tornus embrassa la pièce des yeux en examinant les Stormcasts qui l’entouraient, en quête
de visages familiers dans cette mer argentée. Visiblement, tous les commandants et officiers
des chambres du quatrième Ost-Tempête assistaient à la cérémonie. Il en reconnut une
poignée : Iorek Cœur-de-fer, Cassandra Forgefoudre, et même Gardus des Âmes d’Acier.
La vue de ce dernier lui serra le cœur. Les Âmes d’Acier avaient donné du fil à retordre à
Torglug le bouffi. Le bruit courait que Gardus s’était rué dans le Jardin de Nurgle et en était
ressorti immaculé. Tornus y croyait presque, car l’imposant Seigneur-Célestant chatoyait
d’une lueur surnaturelle qui n’était pas sans rappeler l’énergie purificatrice du Célestant-
Prime. Les tribulations de l’Âme d’Acier l’avaient indéniablement changé.
Tornus savait pertinemment que ces changements s’étaient produits après la mort de Gardus
lors de la bataille de l’Athelwyrd. Bien que Torglug n’eût pas porté lui-même le coup fatal, la
situation était de son fait. Tornus entendait encore l’écho de son propre rire alors qu’il
observait le démon, invoqué par ses soins, broyer la forme argentée qui se débattait.
Un Seigneur-Relictor le fit sursauter en frappant le sol avec le talon de son bâton. Tornus
reconnut Cerberac Mornetemple, le Seigneur-Relictor de la chambre de guerriers des Cœurs-
de-fer. Il prit la parole d’une voix rauque et caverneuse.
— La Cloche des Lamentations sonne et les étoiles pleurent. Qui se dressera lorsque les
fondations des cieux se déchireront ?
— Seuls les pieux, entonnèrent les Seigneurs-Relictors rassemblés.
— Seuls les pieux, répéta Cerberac. Avance, Ramus de l’Âme Ombragée.
Un autre Seigneur-Relictor s’avança. Son armure montrait des signes d’usure, les plaques
argentées ternies par endroits, les gravures azurées abîmées et décapées. Une grosse fissure
courait sur le côté de son casque en forme de crâne, si bien qu’on distinguait vaguement ses
traits pâles. Son manteau noir était roussi et déchiré. Comme tous les Seigneurs-Relictors, son
armure était ornée de sceaux dépeignant la foi, la mort et l’orage. Il portait à l’épaule un
bouclier argenté parfaitement poli sur lequel était ciselée la comète à queues jumelles.
Contrairement aux autres, il ne portait pas de bâton reliquaire, mais son marteau relique dans
une main et une pointe en sigmarite dans l’autre.
Il brandit la pointe.
— Combien de fois ? demanda-t-il d’une voix sépulcrale qui résonna dans toute la pièce.
Combien de fois nous, les pieux, nous sommes-nous retrouvés ici depuis que les Portes d’Azyr
se sont ouvertes et que la tempête de Sigmar s’est abattue sur les Royaumes Mortels ?
Combien de fois, reprit-il sans attendre une réponse, nous rassemblerons-nous ici dans les
temps à venir ?
Le Seigneur-Relictor tourna la tête en tous sens en s’attardant plus longtemps sur certains
visages que sur d’autres. Tornus sentit le poids de son regard et se surprit à se demander
quelles épreuves Ramus de l’Âme Ombragée avait bien pu endurer.
— Je ne saurais le dire, car en l’espèce, les esprits restent muets. Quelle que soit la réponse,
nous nous acquitterons volontiers de notre tâche. On attend beaucoup…
— De ceux qui reçoivent beaucoup, reprirent Tornus et les autres en chœur.
Les Hallowed Knights parlaient d’une même voix, douce et basse.
— Je bénis cette pointe de sigmarite au nom de celui qui nous est perdu. Tarsus Cœur de
Taureau, Seigneur-Célestant des Cœur de Taureau. Héros du Rivage Céruléen, ajouta le
Seigneur-Relictor, qui posant la pointe contre le pilier en levant son marteau. Que… que son
nom rejoigne ceux qui ont disparu et ne seront jamais Métamorphosés.
Tornus perçut une légère hésitation et comprit qu’il n’était pas le seul au vu du visage
de certains.
Pour un Stormcast Eternal, la mort n’était pas la fin. Mais il existait des sorts pires que la
mort, et même les immortels pouvaient connaître la fin. Tous les Ost-Tempêtes avaient connu
ce genre de perte au cours de la guerre. Tornus résista à l’envie de compter les pointes dont
était hérissé le pilier. Une de plus, c’était déjà une de trop.
Un éclair parut tomber dans la pièce lorsque le marteau s’abattit sur la tête plate de la pointe,
qui s’enfonça dans le pilier. Un seul coup suffit, un coup qui résonna dans la pièce et étouffa
brièvement tous les autres sons. Le Seigneur-Relictor recula d’un pas, les bras ballants.
— C’est fait, grogna-t-il, comme abattu.
Cerberac Mornetemple frappa une nouvelle fois le sol de son bâton.
— C’est fait. Une autre âme est perdue. Mais tant qu’il en restera au moins une, alors il
restera un pieux. Et qui protégera la lumière jusqu’à son dernier éclat ?
— Seuls les pieux, scandèrent les Hallowed Knights à l’unisson.
— Plus fort, mes frères, mes sœurs, les encouragea Cerberac. Que Sigmar entende vos voix
en cette heure de détresse. Qui défendra la lumière jusque dans le néant ?
— Seuls les pieux ! tonnèrent-ils d’une seule voix.
Alors que les échos du mantra s’évanouissaient, le pilier commença à briller d’une lumière
crue. Des étincelles bondirent, des arcs crépitèrent entre les pointes, auréolant chacune d’entre
elle d’une lueur azurée, ne fût-ce que brièvement. Comme le bruit et la lumière se dissipaient,
Tornus baissa la tête et pleura un guerrier qu’il n’avait jamais connu, et ne connaîtrait jamais.
— Seuls les pieux... murmura-t-il.
CHAPITRE DEUX

LA BAIE DES MOUCHES

Le Seigneur-Castellant Lorrus Grymn se campa fermement sur ses jambes solides et asséna un
large coup de taille avec sa hallebarde. Le braiement de défi de l’homme-bête mourut aussitôt
que le fer de l’arme d’hast trancha son cou puissant et fit sauter sa tête de bouc de ses épaules
velues. Grymn ramena son arme à lui et en essuya le fer dégoulinant de sang avant d’en
planter le talon dans le sol. Il gratifia d’un regard sévère les hommes-bêtes survivants qui
reculaient en grognant.
— Eh bien ! lança-t-il d’une voix calme. À qui le tour ?
Un des gors secoua sa tête cornue et gratta le sol humide. Il tendit sa lame rouillée et
ébréchée et cracha quelque chose en noir parler. Des vers se tortillaient dans ses orbites et
d’énormes puces grasses dansaient dans ses cheveux. Bien que le reste de la harde grognât et
grondât, nul ne souhaitait connaître le même sort que leur congénère. Grymn n’avait aucune
patience pour ce genre de facéties. Il saisit la lanterne protectrice fixée à sa ceinture et en
ouvrit le volet.
Un éclat doré baigna instantanément les hommes-bêtes les plus proches, dont les chairs
furent aussitôt calcinées jusqu’aux os. Des hurlements bestiaux retentirent, et plusieurs
créatures s’éloignèrent d’un pas chancelant, les yeux bouillonnants, embrasées des pieds à la
tête. Les rares spécimens à ne pas être affectés bondirent sur lui en renâclant et en trépignant
dans le but d’éteindre sa lumière.
Grymn sourit d’un air satisfait.
— Tallon.
Le gryph-hound glatit d’excitation, soudain derrière son maître, et se jeta sur l’ennemi.
C’était une créature massive, pourvue des membres et de la loyauté d’un molosse taillé pour la
chasse de créatures bien plus grosse que lui, mais avec la tête typique d’un oiseau de proie.
Tallon chargea un homme-bête et le renversa grâce à sa masse, lancée à pleine vitesse. Sans
perdre un instant, il le lacéra et le déchiqueta à coups précis de bec aiguisé. Grymn, lui, était
déjà tourné vers les autres.
L’affrontement fut de courte durée. Quelques instants plus tard, il dégagea sa hallebarde
d’un cadavre agité de spasmes et s’offrit le luxe de faire le point. Le combat parmi les herbes
salines s’était terminé presque avant d’avoir commencé. Les bêtes avaient été vaincues avant
que la première lame ne soit tirée. Ce qui n’était que justice.
Grymn avait mené ses Hallowed Knights à la poursuite de la harde de créatures pendant des
semaines, les avait harcelées au travers des plaines de Vo, jusqu’à la côte infestée d’énormes
moustiques de la baie Verdoyante, avait incendié leurs camps crasseux et renversé leurs
pierres sacrées grouillantes de vers immondes. C’était la harde la plus large de la région – et la
mieux organisée – qui ait vu le jour après la fermeture de la Porte de la Genèse, un des portails
qui permettaient le déplacement entre les royaumes mortels. Ce n’était désormais plus qu’un
sillage de cadavres qui encombrait les vasières, les hauts-fonds et les marais salants de la baie.
Les bêtes avaient livré un baroud d’honneur sur les berges envahies de roseaux, parmi les
hautes herbes salines et les pierres écroulées d’un port depuis longtemps disparu. En des jours
meilleurs, des cités portuaires s’accrochaient au littoral comme autant de bernacles, et des
galères en bois de fer sillonnaient les eaux. Mais désormais, plus rien n’occupait la côte de la
baie Verdoyante, sinon des ruines. Et les monstres.
Le Seigneur-Castellant se tourna vers les flots agités et les citadelles-sargasses qui
défiguraient l’entrée de la baie, à l’image de plaies purulentes. Le vent marin charriait le bruit
sourd et monotone de tambours lointains, et les hurlements des mourants et des suppliciés. Le
ciel était chargé de nuages délétères qui vomissaient parfois des pluies acides capables de
ternir même les armures de sigmarite argentée des Hallowed Knights. Les nuages, à l’instar
des bêtes qu’il venait d’occire, émanaient de ces citadelles. Et, comme les bêtes, les citadelles
et les nuages allaient bientôt disparaître. Il l’avait juré au cours du siège de la Cité Vivante.
Il ferma les yeux. Il aurait voulu être à nouveau sur les remparts de chênefer et d’épineux. Il
se souvenait bien du doux parfum des fleurs de feu-de-soleil qui s’épanouissaient dans le
sillage d’Alarielle, de ce dernier jour à la Porte des Douze-Épines. Il entendait le chant de
guerre de basse des rois-racines duardin qui résonnait en lui comme ils partaient en guerre.
Sylvaneths, duardins et Hallowed Knights avaient combattu côte à côte, repoussé les Hérauts
Putrides et abattu leurs bannières infestées de vers. Durant cette dernière heure, Alarielle avait
donné libre cours à sa fureur, et l’ennemi avait été étranglé, déchiqueté et empalé de toutes
parts sous les assauts furieux des lianes et des branches épineuses. Elle avait offert un
spectacle saisissant, et bien qu’il ne l’admettrait jamais, il se sentait honoré d’en avoir
été témoin.
Ensuite, ils étaient repartis d’un pas décidé dans le but de pousser l’ennemi dans ses derniers
retranchements et de le mettre à genoux. Il ouvrit les yeux et jeta un regard froid sur le champ
de bataille. Ils avaient repoussé les bêtes, dans les lits de roseaux et les hauts-fonds de la baie,
comme il l’avait envisagé. Les créatures avaient cherché à fuir de l’autre côté de trois énormes
viaducs de pierre couverts de furoncles et de sargasses fossilisées qui reliaient les lointaines
citadelles à la côte, mais ils s’étaient retrouvés face à des barbacanes closes et des herses
baissées. Leurs maîtres les avaient abandonnés. Ou peut-être avaient-ils sacrifié leurs
serviteurs afin de se donner le temps nécessaire pour se préparer à la tempête à venir.
— Ils font preuve de sagesse dans leur malveillance, murmura-t-il.
Tallon glatit doucement et se frotta affectueusement contre sa jambe. Il caressa la collerette
de plumes du gryph-hound en étudiant les trois grandes barbacanes qui dominaient les hauts-
fonds. Il s’agissait de grossiers bastions de pierre posés sur des pylônes d’os et de bois frappé
de chancre ; des bâtiments fonctionnels, presque utilitaires comparés à d’autres qu’il avait vus
depuis son arrivée dans les Royaumes de Jade. Monstrueux, pour sûr, dans leur conception
plutôt que leur apparence. Telle était la nature de l’ennemi auquel ils étaient confrontés.
Il poussa un cadavre d’homme-bête du bout du pied. Comme les autres, il portait un haubert
rudimentaire armorié d’une mouche, ainsi que d’éléments d’armure rouillés récupérés sur
différents champs de bataille ; comme s’il avait voulu singer une créature qui le dépassait en
tout point.
Tel maître, telle bête, songea Grymn.
Les monstres qui régnaient sur ces terres prétendaient appartenir à un ordre de chevalerie et
accorder énormément d’importance à l’honneur et la gloire. Mais leur honneur était bâti sur
les ossements d’innocents, et quant à leur gloire, elle n’était que mensonge. Cela lui déplaisait,
comme peu de choses parvenaient à le faire, sans qu’il pût dire pourquoi. Des souvenirs à
demi enfouis de ce qu’il avait été, peut-être, qui refaisaient surface comme la douleur d’une
vieille blessure.
— Mon seigneur ?
Grymn se retourna. Aetius, un des Liberator-Primes de la chambre, le salua vivement.
Connu de ses guerriers sous le nom de Pavois, Aetius était du genre flegmatique,
indélogeable, capable de tenir une ligne de bataille à lui seul, de part son obstination et sa foi
sans limites. Son armure argentée était éraflée et couverte de crasse, tout comme son bouclier.
Son marteau de guerre, lui, était maculé de sang.
— Je rêvasse, Aetius, rien de plus, répondit Grymn.
Il regarda derrière Aetius, en direction d’un groupe de Liberators, ces fiers guerriers de
première ligne, porteurs de larges pavois. De leurs marteaux et dans leur grande miséricorde,
ils achevaient les ennemis blessés. Plus loin, des Judicators, armés d’arcs longs, prenaient
position le long du rivage pour surveiller les citadelles, tandis que des groupes de Retributors,
des paladins aux armures encore plus lourdes, s’employaient à forcer la barbacane la plus
proche. La structure monstrueuse tremblait tel un animal blessé à chacun des coups de leurs
énormes marteaux de guerre, crépitants de foudre. Les quelques gardes postés dans la redoute
étaient morts, éliminés par les flèches des Judicators et par les Prosecutors ailés, quand ils
n’avaient pas fui à toutes jambes. Grymn dévisagea Aetius.
— Parle librement, Pavois, dis-moi quelque chose.
— Nous les avons repoussés jusqu’à la mer, Seigneur-Castellant. Certains ont préféré se
noyer plutôt que de nous affronter. Aetius désigna le corps. J’ai vu les mêmes sceaux dans la
cité-aux-roseaux de Gramin, avant qu’elle ne soit engloutie. Doit-on croire que nous avons
trouvé leur redoute ?
— L’une d’elles, à n’en point douter, dit Grymn. Mais au terme de cette journée, l’Ordre de
la Mouche en aura une de moins.
Ce faisant, il cracha comme pour se débarrasser du goût infect que le nom de l’ennemi avait
laissé dans sa bouche. Il s’agissait d’une forme perverse de corruption, comme l’ombre
déformée d’une chose magnifique.
Au temps des mythes et légendes, les Royaumes de Jade avaient été défendus non seulement
par les sylvaneths, mais également par des armées de mortels. Et les plus grands guerriers de
ces armées avaient été ceux des ordres de chevalerie, dont on avait depuis oublié les noms,
mais pas l’existence. Noms perdus dans les affres du temps, comme tant d’autres, en cette
ère brisée.
L’Ordre de la Mouche avait probablement compté parmi ces antiques confréries, avant que
ses guerriers n’en deviennent les caricatures difformes qui cherchaient aujourd’hui à noyer ces
terres sous leur crasse. Et c’était bien là le plus triste de tout cela : que des hommes puissent
sombrer de la sorte, renoncer à l’espoir et à l’honneur véritables au profit du désespoir et de la
cruauté. Voilà pourquoi, peut-être, ils le perturbaient tant. La victoire du Chaos ne s’est pas
mesurée à l’aune des batailles gagnées, mais au nombre des cœurs et âmes qu’il a remportés.
À tout ce qu’il a réussi à corrompre. Lorsqu’ils réussissaient à convaincre les justes d’être
mauvais et privaient les fidèles de leur foi, les Dieux Sombres se réjouissaient sans réserve.
Quelles que soient ses origines, l’Ordre avait rapidement propagé ses miasmes à Ghyran,
décrété des croisades pestilentielles contre les rares peuples encore libres, et conquis de
nombreuses terres au nom de Nurgle. Mais désormais, il reculait : ses possessions étaient
écrasés et nombre de ses maîtres de peste, les Maîtres-Flétrisseurs, avaient été tués. Grymn
serra un peu plus le manche de sa hallebarde en songeant aux batailles passées et aux victoires
remportées de haute lutte.
Mais plus que cela, il pensa à la sauvagerie dont les Hérauts Putrides en retraite avaient fait
preuve à l’égard de la terre et des populations. Des tribus, qui depuis trop longtemps se
cachaient, furent découvertes et passées au fil de l’épée ou asservies. Des bosquets de
sylvaneths endormis furent abattus et brûlés pour produire des armes de siège et des
fortifications de fortune. La cicatrice laissée à la face des Royaumes de Jade était bien visible.
Un sillon noir qui allait des portes de la Cité Vivante à ce rivage.
Les citadelles-sargasses, avec leurs immenses chaudrons de malfeu, étaient les dernières
possessions de l’ennemi dans cette région. Comme un furoncle sur le point d’exploser. Qu’il
réussisse à les briser, et les royaumes du sud seraient peut-être enfin libres de la contagion
de Nurgle.
Une ombre passa au-dessus de sa tête, et il vit une forme bardée de métal familière en levant
les yeux. Le Prosecutor-Prime salua amicalement Aetius, qui leva son marteau en réponse.
— Tegrus, s’écria Grymn en faisant signe au guerrier ailé. Réunis le Seigneur-Relictor
Morbus et les autres. Ainsi que tes confrères Primes. Nous devons discuter avant
de poursuivre.
Le Prosecutor-Prime le salua en virant paresseusement sur l’aile au-dessus de lui, puis fila
pour exécuter les ordres qui venaient de lui être donnés. Grymn le regarda s’éloigner. Tegrus
de l’Œil Canonisé, héros des montagnes de Nihiliad. L’un des premiers parmi eux à être
retourné au combat après avoir été Métamorphosé. Comme beaucoup de leurs frères, il avait
péri à l’Athelwyrd. Mais sa mort avait été pleine de miséricorde, aux mains d’Alarielle en
personne, après qu’il eut subi une transformation épouvantable provoquée par
leurs adversaires.
Tegrus le Métamorphosé n’était guère différent du courageux guerrier que connaissait
Grymn. Un tantinet plus lent à user de jugeote, mais plus rapide pour obéir aux ordres. Il y
voyait presque une amélioration. Quand bien même, il s’agissait d’un changement. Et Grymn
n’aimait guère le changement.
Il jeta un coup d’œil à sa main, mais s’en détourna aussitôt. Il l’avait perdue au combat
contre les Hérauts Putrides. La sylvaneth connue sous le nom de Dame des Lianes lui en avait
fait pousser, littéralement, une nouvelle. L’étrange sensation procurée par cet organe avait fini
par s’estomper, toute comme sa pigmentation verte, mais il se surprenait parfois à y chercher
des anomalies.
— Il ne va pas y pousser des fleurs, tu sais. Ou des épines, devrais-je dire.
La voix profonde évoquait un grondement sourd, comme la promesse d’un orage. Grymn
se retourna.
— Qu’en sais-tu, Morbus ? Une forme de clairvoyance spirituelle dont nous autres serions
dépourvus ?
— Simple question de bon sens, répondit Morbus.
Le Seigneur-Relictor évoquait vraiment la mort faite chair. Son armure mortis était maculée
de boue, et ses plaques runiques fumaient sous l’effet de la chaleur qui se dissipait. Ses yeux
pâles se posèrent sur Grymn, et le Seigneur-Relictor se demanda si ce sinistre casque aux airs
de crâne ne dissimulait pas un sourire narquois.
— Si c’était à l’ordre du jour, ce serait déjà arrivé, reprit Morbus.
Grymn serra le poing.
— Probablement. Mais peut-être attend-elle son heure.
Morbus poussa un gloussement à faire froid dans le dos, une parodie de rire qui secoua ses
larges épaules.
— Peut-être.
Il reprit une posture plus grave en observant les eaux de la baie. Il s’appuya sur son bâton
reliquaire en tapotant les sceaux de la foi et de la mort dont il était couvert.
— Nous avons fait un long chemin.
— Et il est loin d’être terminé, fit Grymn. Que disent les esprits, mon frère ?
— Ils sont bavards, mais leurs propos ne nous sont guère utiles, soupira Morbus. L’aether
est agité, et l’équilibre ne tient qu’à un fil, dit-il en remuant les mains jusqu’à ce qu’une
énergie crépitante se mette à danser au bout de ses doigts. Le champ des possibles est vaste et
croît plus vite que jamais.
— C’est une bonne chose, assurément.
Morbus le dévisagea.
— Seulement si nous prenons la bonne direction, répondit-il finalement, avant de se murer
dans un silence mystérieux.
Grymn secoua la tête, quelque peu contrarié. Morbus prenait toujours un malin plaisir à
jouer le rôle du prophète énigmatique. Il aimait ses présages autant que les duardins aimaient
l’ur-or. Grymn vida ses poumons sans même avoir réalisé qu’il avait retenu son souffle et se
retourna pour accueillir des nouveaux venus.
Tegrus passa au-dessus de sa tête, accompagné par le Chevalier-Venator Enyo. Osric et
Justinian, les Liberator-Primes, pataugeaient lourdement dans l’eau, accompagnés du
Judicator-Prime Solus, des Retributor-Primes Feros et Markius, et du Decimator-Prime
Diocletian. Enfin venait le Chevalier-Heraldor Kurunta, sa lourde épée large de sigmarite
posée en travers de l’épaule. L’autoproclamé Lion des Hyaketes chantait à tue-tête en
barbotant entre les roseaux. Un hymne guerrier, comme à l’habitude.
Grymn les salua d’un signe de la tête. Son autorité avait connu des hauts et des bas au fil des
saisons de ce royaume, et de la guerre qui agitait les Royaumes de Jade. Les morts
disparaissaient dans un crépitement, pour revenir, Métamorphosés et régénérés, quelques
semaines ou quelques mois plus tard. Quand bien même, un épuisant phénomène d’usure avait
fini par s’installer au fil des hasards de la guerre et de l’évolution de la situation.
À la fin de l’assaut contre la Porte de la Genèse, les Âmes d’Acier n’étaient plus qu’une
poignée. Un petit nombre qui constituait néanmoins une arme efficace et mortelle, capable
d’enfoncer les lignes de bataille les plus solides. Maintenant que la campagne de l’Omnipoints
était terminée et que la Grande Métamorphose avait eu lieu, la chambre guerrière était vouée à
s’agrandir. Mais le plus important, c’est que son Seigneur-Célestant, absent depuis si
longtemps, allait bientôt en reprendre les rênes.
L’idée du retour de Gardus fit brièvement sourire Grymn. Il attendait ce jour depuis
longtemps, avec une immense impatience. Il était heureux du rôle qu’il avait été amené à jouer
lors des événements récents. Ce qu’il avait construit ne s’effondrerait pas facilement, et les
Âmes d’Acier étaient devenus une machine de guerre bien huilée comme nulle autre sur
Ghyran. Mais il en avait assez de marcher, d’avancer sans cesse, sans compter le poids du
commandement. Ce n’était pas son devoir, pas vraiment en tout cas. Il était l’égide, pas l’épée.
Et ses talents auraient été plus utiles en d’autres lieux.
Mais pour le moment, il devait rassembler, et diriger.
Il observa ses officiers pendant quelques instants, notamment l’état de leur armure, les
signes de fatigue que certains peinaient à dissimuler. Une partie de lui-même voulait attendre
l’arrivée de renforts. Mais cela aurait laissé à l’ennemi le temps de renforcer ses défenses.
Non, mieux valait frapper vite et fort, avant qu’ils ne soient completement prêts.
— Qui se présente à moi, revêtu d’argent et de sang ? demanda-t-il.
— Seuls les pieux, gronda Kurunta.
Une volée de becs-poignards marins affolée s’éleva vers le ciel. Certains rirent en poussant
de petits cris étouffés jusqu’à ce que Grymn les réduise au silence d’un regard sévère.
— Seuls les pieux, répéta Grymn. Seuls les pieux auraient pu aller si loin. Mais nous ne
sommes pas arrivés au terme de notre périple, déclara-t-il en tendant sa hallebarde vers les
lointaines citadelles-sargasses. Là-bas. Ces pierres m’offensent, mes frères. J’aimerais qu’elles
soient abattues et que de nouvelles constructions les remplacent.
— Et comment allons-nous nous y prendre ? demanda Kurunta.
Grymn secoua la tête.
— Tu as des yeux, à n’en point douter. Regarde, et vois… Les trois grands viaducs qui
enjambent la baie. Nous allons balayer les barbacanes et emprunter les routes mêmes de
l’ennemi.
— Les viaducs seront bien défendus, rétorqua Morbus. Ou pire encore, détruits.
— Non. Je pense qu’ils détruiront deux des trois ouvrages, répliqua Grymn avant de tracer
un schéma dans la terre avec le talon de sa hallebarde. Ils vont nous obliger à emprunter celui
qu’ils défendront de toutes leurs forces. Nous devons choisir notre voie rapidement, ajouta-t-il
en jetant un coup d’œil au Chevalier-Venator. Cette tâche t’incombe, Enyo.
L’intéressée hocha la tête, les yeux étincelants d’impatience sous les faux airs calmes de
son heaume.
— Nommez la cible, mon frère, et je la transpercerai.
Grymn frappa le sol de sa hampe.
— Prends ton ost céleste et détruis les deux passages latéraux. Si mon intuition est la bonne,
ils tenteront de nous attirer vers l’une des citadelles périphériques, où ils pourraient nous
contenir. Nous allons les en empêcher et les forcer à croiser le fer sur le viaduc central, dit-il
avant de se tourner vers Aetius et les autres Primes. Nous allons enfoncer leur centre et
balayer toute opposition.
— Et les esclaves ? grogna Morbus, qui observait la baie plutôt que la carte. Je sens les
émanations de leur désespoir d’ici. Des milliers de mortels, piégés sur ces fausses îles. Les
abandonnerons-nous à leur sort ?
La harde qu’ils venaient d’écraser avait fait de nombreux prisonniers. Au fil de leurs
attaques, les Stormcasts avaient découvert que les captifs étaient envoyés aux citadelles-
sargasses, sans savoir encore pourquoi.
Grymn se renfrogna. L’idée de libérer les prisonniers lui avait traversé l’esprit, mais il
l’avait écartée. Il n’y avait pas le temps, et ils n’étaient pas assez nombreux. Peut-être avec
l’arrivée de Gardus et des renforts, mais pas avant. Il s’éclaircit la voix.
— Nous ne pouvons nous passer d’aucun de nos guerriers, mon frère. Du moins, pas si nous
voulons remporter la victoire ici.
— À quoi bon la victoire, si elle est arrachée au prix des os de ceux pour qui nous
prétendons la décrocher ?
Il n’y avait point de jugement dans la voix de Morbus. Nul mécontentement. Rien d’évident
en tout cas. Pourtant, Grymn se sentit rougir de culpabilité. Le Seigneur-Relictor avait raison,
comme toujours. Morbus acquiesça légèrement, comme s’il lisait les pensées de Grymn.
Grymn se tourna vers Enyo.
— Ma sœur ?
Le Chevalier-Venator frappa son plastron du poing.
— Nous devons briser leurs chaînes, mon frère. En même temps que les os de
leurs esclavagistes.
— Bien. Mais occupe-toi des viaducs d’abord. La vitesse est notre seule alliée ici, ajouta-t-il
avant de tourner la tête. Markius, tu superviseras la destruction des barbacanes. Répartis tes
guerriers sans favoriser un point précis. Pour le moment, je veux que nos adversaires
demeurent perplexe quant à nos intentions. Solus, poste des escortes de Judicators le long du
littoral. Attaque tout ennemi qui voudrait traverser. Il n’est pas impossible qu’ils tentent une
sortie s’ils comprennent ce qui les attend.
Grymn se tourna vers les citadelles lointaines. Une fumée noire et délétère s’élevait derrière
les remparts pentus et encombrait le ciel jusqu’à cacher les soleils. Une fumée lourde de
maladie. Une maladie qui accablait cette contrée depuis beaucoup trop longtemps, mais qui
allait enfin être éradiquée.
— Notre Seigneur-Célestant reviendra bientôt, mes frères et sœurs. Je souhaite lui offrir ces
citadelles sur un plateau d’argent à son arrivée, annonça Grymn en levant sa hallebarde. Qui
triomphera aujourd’hui, et à jamais ?
— Seuls les pieux ! tonnèrent les Âmes d’Acier, en frappant du poing leurs plastrons.

— Ils recommencent, grogna Gatrog dont la voix évoquait un torrent.


Il s’appuya contre le rempart de la forteresse du Troisième Cercle, ses doigts épais écartés
contre les sargasses fossilisées. Son harnois grouillant d’asticots grinça sous son poids et du
pus sacré se glissa entre les plaques boursouflées de son armure. Le parfum âcre lui monta à la
tête et il soupira.
— Cette... psalmodie va finir par me rendre fou.
— Par chance, vous êtes déjà fou, hein ? dit Agak, son écuyer, qui grattait avec entrain sa
collection grandissante de furoncles et de croûtes.
Gatrog jeta un coup d’œil au petit Héraut Putride. Agak était famélique, ventru mais doté de
membres grêles. Il portait un haubert suintant fait en cuir de dragon-crapaud et une salade
rouillée, comme c’était son droit en tant qu’homme d’armes désigné du Très Suppurant et
Fétide Ordre de la Mouche. Il s’appuya contre le grand bouclier en amande de Gatrog. De
temps à autre, il crachait sur sa surface rugueuse, contribuant généreusement à son lustre au
moyen de sécrétions nasales.
— Quoi ?
— J’ai dit, par chance, vous êtes avec nous, monseigneur.
Gatrog gloussa.
— Il y en a au moins un de nous deux qui a de la chance.
Il lui donna une violente tape sur le crâne et faillit l’aplatir. Agak le servait fidèlement, à
défaut de le servir intelligemment, depuis qu’il était duc de Temple-Pus. Comme tous les
autres hommes d’armes tapis sur les remparts de la citadelle-sargasse, Agak avait compté
parmi les conscrits levés au cœur des Duchés Putrides et envoyés dans le sud. Un serf honnête,
lié au Père de Toutes les Mouches et au duché de Temple-Pus.
Gatrog, lui, avait prospéré dans l’ombre moite du Seigneur de Toutes Choses. Tel un
champignon, il avait grandi avec la bénédiction nocive de Nurgle. Il avait entrepris une quête
au terme de laquelle il s’était agenouillé aux pieds fourchus de la Dame du Chancremur pour
goûter le nectar aigre du très saint Calice aux Asticots. Il avait prêté les sept fois soixante-dix-
sept serments du Père de Toutes les Mouches, et était maintenant à la recherche de la gloire et
de l’honneur de Nurgle, tel un vrai chevalier du Royaume Désolé.
Et voilà qu’il allait se battre pour défendre ce royaume contre le pire des ennemis. Il tourna
la tête. Les remparts du Troisième Cercle s’étendaient sur sa gauche et sa droite, naissant de la
mer de boue épaisse tels les pétales de quelque fleur putride. Des échauguettes déchiquetées
ornées des bannières en lambeaux de l’Ordre s’élevaient au-dessus de la muraille. Les
étendards, cousus au moyen de haillons et de peau malade, claquaient bruyamment dans la
brise marine.
La citadelle, quant à elle, avait la forme d’un bubon, avec de hauts murs épais constitués de
sargasses fossilisées et d’ossements des grandes créatures marines qui hantaient jadis ces eaux.
À l’intérieur, un gigantesque écheveau de portiques et de ponts de planches s’étalait en tous
sens, menant à toutes sortes de herses et de passerelles. Ces dernières, de même que les cours
qu’elles surplombaient, grouillaient d’activité.
En plus d’une poignée de chevaliers du Chaos de haut rang comme Gatrog, chaque citadelle
abritait un nombre important de Hérauts Putrides. Il s’agissait de mortels pour beaucoup, des
fanatiques inexpérimentés pour la plupart, vêtus de robes en haillons et portant le symbole de
la mouche sur les vestiges d’armure qu’ils avaient récupérées ici et là. Ils jouaient du tambour
et sonnaient des cloches avec une exubérance digne d’un carnaval tout en vaquant à leurs
occupations dans le plus grand des tumultes.
D’autres, comme Agak et les hommes d’armes situés sur les remparts, faisaient preuve de
plus de professionnalisme. Parfaitement fourbis, ils étaient menés au combat par des Rois-
Flétrisseurs putrides bouffis par la sainte corruption. Contrairement aux guerriers mortels,
c’étaient des masses surnaturelles de graisses et de muscles à la peau tendue vêtues d’armures
piquées de rouille et de vert-de-gris.
Agak s’arracha une croûte et la colla sur le bouclier en amande avec les autres.
— Irez-vous à leur rencontre, monseigneur ? bafouilla-t-il.
Gatrog ne répondit pas tout de suite. Il écoutait le doux bourdonnement des mouches qui
grouillaient sur les remparts. Il trouvait le bruit de ces insectes particulièrement apaisant. De
temps en temps, il s’imaginait même entendre des mots parmi leurs vrombissements. Onogal,
le troubadour, affirmait que Nurgle parlait au travers des mouches à tous ceux qui avaient
l’intelligence nécessaire pour le comprendre. Gatrog aurait tant voulu entendre la voix du Père
de Toutes les Mouches, ne fût-ce qu’une seule fois.
— Mon seigneur ? insista Agak d’un air hésitant.
Gatrog reprit ses esprits.
— Non, je pense que non, même si ce n’est pas l’envie qui me manque.
Il serra les poings, jouissant de la sensation des furoncles qui éclataient sous le métal
corrodé de ses gantelets.
— J’aurais tant aimé croiser le fer avec un adversaire digne de ce nom avant la fin du jour.
Comment pourrais-je prouver mon mérite auprès du Grand-Père, sinon au combat ?
Il avait laissé passer sa chance d’en découdre avec les guerriers-orage à la Cité Vivante, ce
qui avait le don de l’exaspérer.
— Une prière peut-être ? suggéra Agak.
Gatrog le fixa du regard, et le petit Héraut Putride se détourna précipitamment.
— Non, Agak, dit Gatrog en soupirant. Pas de prière.
En colère, il frappa le rempart, qui craqua sous son poing suintant de saint pus.
Le Troisième Cercle, comme les autres citadelles-sargasses, n’avait pas réellement été
construit, il avait poussé. Ses fondations avaient été arrachées au fond marin par la magie des
sorciers mercenaires de l’Ordre, des siècles plus tôt. Jour après jour, il avait crû, s’était étendu
à la surface de l’eau tel un champignon, jusqu’à se lier aux autres citadelles par un entrelacs de
pus durci, de sargasses et d’os. Les troupes pouvaient aisément passer d’un Cercle à un autre
au gré des besoins. Et vu les forces assemblées sur le rivage, Gatrog comprit que cela allait
bientôt être fort utile.
Les guerriers-orage étaient des adversaires féroces et résistants. Bien qu’ils combattent à
pied, ils se comportaient en chevaliers. Gatrog poussa un grognement de mépris. Un vrai
chevalier ne se serait jamais abaissé à une telle chose. Pas plus qu’un vrai chevalier n’aurait pu
disparaître dans un crépitement de foudre après sa mort plutôt que de laisser son cadavre sur le
champ de bataille, où il aurait dû fertiliser le sol. Dans la mort, une vie nouvelle
s’épanouissait. Telle était la volonté du Père de Toutes les Mouches.
Mais les guerriers-orage avaient leur propre roi. Instinctivement, Gatrog fit le signe de la
mouche en levant les yeux vers le ciel. Rien de bon ne résidait dans ce vide étoilé. De cela, il
était certain. Quel que soit le credo qui en découlait, il était malsain. Un concept d’une pureté
crue, dépourvu de toute trace de vie. Comme les guerriers-orage eux-mêmes, dont les veines
manquaient d’une franche bile bien gluante. Il cracha sur le rempart.
— Si seulement je pouvais tous les massacrer, Agak.
Agak hocha la tête d’un air obséquieux.
— Oui, monseigneur. Si seulement vous le pouviez.
— Es-tu en train de dire que j’en suis incapable ?
— Non, non, répondit aussitôt Agak. Juste que… le moment n’est pas venu, c’est ça. Oui,
c’est ça. C’est ce que je voulais dire, ô très visqueux !
Gatrog opina du chef.
— Oui, j’imagine que c’est ce que tu voulais dire.
Il ignora le soupir de soulagement d’Agak et prêta attention aux viaducs. Des mantelets
suppurants avaient été érigés sur toute leur largeur, et des Hérauts Putrides attendaient derrière
dans un joyeux boucan, jouant du tambour et de la corne. Comme les hommes-bêtes et les
gardes postés dans les barbacanes de la côte, ils étaient sacrifiés sur l’autel du temps. Il se
renfrogna. Il se moquait du sort de ces créatures, mais les voir mourir sans gloire irritait son
sens de la chevalerie. Toutefois, en donnant leur vie, ils avaient servi, et allait servir, l’Ordre
mieux qu’ils ne l’avaient jamais fait de leur vivant. C’était là la triste vérité.
Nurgle offrait à ses serviteurs le don de clarté. Voir le monde tel qu’il était, débarrassé des
masques en haillons du désir et de l’envie, pour ne laisser qu’une splendide désolation.
L’abandon offrait un certain réconfort, son acceptation une certaine joie. Il y avait là de
l’amour également. Une grande sérénité face à la fin de toute chose. Et c’était cette morne
sérénité que l’Ordre de la Mouche servait. Une sérénité qu’il cherchait à transmettre à tous
équitablement, du manant au nanti. Car après tout, leur vie n’avait-elle pas la même valeur aux
yeux de Grand-père Nurgle ?
C’est ce que Goral lui avait appris. Il avait été l’écuyer de son cousin, avant que ne vienne le
moment de recevoir ses propres éperons. Goral l’avait instruit, lui avait enseigné tout ce qu’il
fallait savoir en matière de chevalerie. Pour être digne de servir le Père de Toutes
les Mouches.
— Ah ! cousin, que ne donnerais-je pour combattre à nouveau à tes côtés, murmura Gatrog.
Mais Goral avait trouvé la mort dans les profondeurs du bois Frétillant avec toute sa suite, et
les rênes du duché avaient été confiées à Gatrog.
— Si seulement tu avais été là pour voir ça et te tenir à mes côtés contre de tels adversaires.
— Si seulement tous les frères que nous avons perdus étaient là aujourd’hui, Gatrog,
entonna une voix grave. Ton courageux cousin, et le comte Dolorugus le dévoué, ou même le
solide sir Culgus, qui tint le pont des Eschares au côté du Maître-Flétrisseur Wolgus dans les
jours qui précédèrent l’arrivée de la tempête. C’est aussi en leur nom que nous combattons.
Agak tomba à quatre pattes et posa son front contre le sol. Les autres hommes d’armes
l’imitèrent. Gatrog leva les yeux vers le heaume évoquant un démon grimaçant de son frère-
chevalier et commandant, et s’inclina légèrement.
— Maître-Flétrisseur Bubonicus, votre présence m’honore.
— Et tu m’honores en me servant, seigneur-duc de Temple-Pus.
Bubonicus était tout boursouflé de la matière brute des présents de Nurgle. Il était près de
deux fois plus grand que Gatrog, et trois fois plus large, pourvu d’un solide harnois de la
couleur d’une chair maladive, et drapé d’une cape pourrie et d’un tabard brun terne. Il portait
une hallebarde monstrueuse aux fers rouillés qui était aussi un fléau d’arme gigantesque, aux
chaînes corrodées.
Les plaques de son armure vibraient légèrement, et Gatrog entendait un léger
bourdonnement en émaner. Nul n’avait plus vu Bubonicus sans son armure depuis des siècles,
et certains murmuraient que le Père de Toutes les Mouches l’avait béni plus que tout autre afin
d’en faire un des meilleurs, sinon le meilleur des Maîtres-Flétrisseurs.
Bien que Bubonicus eût été à la tête des citadelles-sargasses, il en avait délégué les
préparatifs défensifs à trois champions choisis par ses soins. Gatrog en faisait partie, et autant
dire qu’il n’enviait pas ses nouvelles responsabilités. Bubonicus, lui, avait d’autres
préoccupations. Sa présence était une surprise. Gatrog sentit le malaise poindre lorsque
Bubonicus brandit son grand goupillon à trois chaînes.
— Tu vois ce fléau, Gatrog ?
— Oui, monseigneur.
Il était difficile de ne pas le voir. Le fléau-hallebarde était ancien, encore plus ancien que les
Royaumes Mortels selon certains. Les troubadours affirmaient qu’il avait flotté dans le vide
pendant des milliers d’années, avant d’être pris dans la naissance des royaumes comme un
morceau de terre. Et que même alors, il avait vrombi de la puissance répugnante de Nurgle.
— On l’appelle la Faucheuse d’Âmes, déclara Bubonicus. Jadis, dans un autre temps, et un
autre monde, les plus redoutables champions du Grand-Père la maniaient.
— C’est encore le cas, monseigneur, répondit Gatrog sans délai.
Bubonicus gloussa.
— Quelle perspicacité, Gatrog. Oui. Avec elle, j’ai fait une ample moisson. Mais la plus
grande des récoltes nous attend.
Il tendit son arme en direction des scintillements lointains de l’ennemi. Le miroitement
argenté faisait mal aux yeux, même malgré cette distance. Et leurs chants de guerre se
propageaient comme un grognement de bête.
— Regarde, reprit-il. L’ennemi qui nous accule avec acharnement. C’est eux qui ont brisé
les étendards de nos alliés. Où sont maintenant le vaillant Torglug et les frères Glott ? Nous
sommes seuls, peut-être les derniers défenseurs du Royaume Désolé.
— Pas pour longtemps, monseigneur, dit Gatrog, ébranlé par l’épouvantable détresse de
Bubonicus. Le Maître-Flétrisseur avait une fâcheuse tendance à verser dans la grandiloquence
dans ce genre de moment. Qu’en est-il de la Porte aux Herbes folles, et de nos alliés qui vivent
par-delà ?
— Pour l’instant, elle demeure close, mon ami. Fermée et barrée, nous empêchant ainsi
de passer.
Bubonicus rentra la tête dans les épaules. La Porte aux Herbes folles était une vieille porte
des royaumes, située au cœur des sargasses à partir desquelles s’était formé le Troisième
Cercle. Sa surface luminescente était inviolée malgré les nombreux efforts des sages et devins
de l’Ordre, parmi lesquels Dame Chancremur, que Nurgle bénisse son nom. Ainsi avait débuté
la longue tâche visant à offrir à cette terre ingrate les dons de Nurgle.
Gatrog jeta un coup d’œil au gigantesque chaudron de malfeu qui occupait le cœur de la
citadelle. Il y en avait un dans chacune des citadelles. Il emplissait la cour et de nombreux
ponts et passerelles l’enjambaient ou le contournaient. Dans les faits, la citadelle était la
coquille du chaudron. Des flammes ronflaient au cœur du socle de pierre qui soutenait
l’ouvrage. Des sylvaneths désarticulés, mais encore vivants, étaient livrés aux flammes par des
ouvertures aux formes obscènes.
D’épais nuages d’effluves s’élevaient dans le ciel, contaminant l’air d’une fumée maladive ;
une fumée qui envahissait aussi les terres et la mer, propageant l’influence pestilentielle de
Nurgle partout où tombaient ses pluies délétères. Les chaudrons étaient alimentés jour et nuit
par des équipes d’esclaves. Quand l’un d’eux s’écroulait, un contremaître brisait ses chaînes et
ses semblables jetaient son corps dans les flammes. Aucun gâchis n’était toléré. Et à chaque
jour qui passait, la contamination de la terre et de l’eau s’étendait. Un procédé des plus
fastidieux, assurément, mais extrêmement efficace, et Grand-Père Nurgle était patient.
— La Porte aux Herbes folles finira par s’ouvrir, reprit Bubonicus. Mais l’heure n’est pas
venue. Cette terre, ces eaux, la population résistent encore à notre sainte contagion.
Il secoua la tête d’un air triste, et du pus dégoulina des bois qui saillaient des flancs de
son heaume.
Gatrog lança un regard méprisant aux esclaves situés en contrebas.
— Ces brutes barbares. Ils ne savent rien de la vie, et se contentent de survivre. L’espoir les
aveugle à la sérénité du désespoir.
Bubonicus secoua la tête.
— Non, Gatrog. Ne les condamne pas pour leur ignorance. L’espoir est la mauvaise herbe
du jardin de papi Nurgle. Elle croît trop vite, bien que nous l’arrachions en permanence. Si
l’on n’y prenait garde, elles étoufferaient les bourgeons du Grand-Père, dit-il en levant le doigt
d’un air de réprimande. N’oublie pas, l’espoir est la première pierre du regret éternel…
— Et le palais d’aujourd’hui est la ruine de demain. Oui, monseigneur, dit Gatrog en
crachant par-dessus le rempart. Quand bien même, ils m’agacent.
— Tu dois récolter l’ortie, mon ami, et trouver la clarté dans la douleur. Voilà pourquoi tu
es ici, dans ces contrées sauvages. Nous libérerons ces bonnes gens de la tyrannie de l’espoir
et leur enseignerons la paix de la désolation, déclara Bubonicus en désignant les esclaves d’un
large geste bienveillant. C’est seulement lorsqu’ils connaîtront leur place dans le jardin du
Grand-Père que nous atteindrons l’harmonie. Seulement quand ils apprendront ce que des
hommes comme celui-ci savent déjà.
Il abattit son énorme main sur l’épaule d’Agak, qui faillit tomber à genoux.
— Alors, et alors seulement, le terreau de leurs âmes sera fertile et méritera l’attention du
Seigneur de Toutes Choses.
Soudain honteux, Gatrog pencha la tête. Une partie de lui-même avait espéré ne jamais
revoir la baie Verdoyante après que leur croisade délétère les eut menés à combattre à la Cité
Vivante. Il ne voulait pas passer l’éternité à veiller sur une forteresse. D’autres pouvaient bien
s’occuper du jardin. Il s’était vu comme le sourire de la faux du Grand-Père.
— J’avais presque oublié, monseigneur. Notre devoir est sacré, et je suis honoré de
m’acquitter de ma part.
—C’est bien. Car ton rôle est crucial, déclara Bubonicus qui semblait amusé. Plus
particulièrement vu ce qui nous attend.
Il fit un geste en direction de la côte et des silhouettes argentées qui y étaient déployées.
— Ainsi nous allons livrer bataille.
Gatrog fut parcouru d’un frisson d’impatience. Il avait déjà combattu les guerriers-orage,
mais pas depuis quelque temps, et jamais en si grand nombre.
— Nous finirons bien par y venir. Mais en attendant, nous allons détruire les viaducs du
centre et de gauche. J’ai déjà donné des ordres dans ce sens à tes chevaliers. L’honneur d’aller
à la rencontre de l’ennemi reviendra au comte Pustulix et à la garnison du Premier Cercle.
Gatrog fut quelque peu déçu. Il avait espéré affronter l’ennemi sur le champ de bataille.
Bubonicus gloussa comme s’il lisait dans ses pensées.
— N’aie crainte, chevalier, car l’ennemi ne fera pas de quartier. Nous ne pouvons éviter
l’affrontement, mais nous pouvons le retarder. Une fois la Porte aux Herbes folles ouverte, ces
bastions seront la nouvelle antichambre de Nurgle à Ghyran. Elle vomira sept fois sept
légions, qui reprendront ce que la fausse déesse et ses alliés lui ont volé.
— Puisse le dieu sombre faire pourrir ses racines, psalmodia Gatrog avec ferveur en faisant
le signe de la mouche.
Alarielle, la Reine des Herbes Folles, et la vie elle-même se pliait à tous ses caprices. Ce
n’était pourtant pas une vraie déesse, car quelle divinité aurait fixé des limites à l’acte de
création ?
Bubonicus acquiesça d’un air approbateur.
— Quoi qu’il en soit.
Il attrapa Gatrog par l’épaule et serra. L’armure ternie craqua.
— Avec des guerriers comme toi, l’Ordre de la Mouche n’échouera pas. Respecte ton
serment, duc Gatrog. Le Troisième Cercle est entre tes mains.
Puis il s’éloigna d’un pas lourd, les hommes d’armes s’écartant sur son chemin. Il allait
descendre, Gatrog le savait, afin de superviser l’ouverture de la Porte aux Herbes folles.
— Alors, on va pas se battre ? demanda Agak au bout de quelques instants.
Il semblait plutôt content.
Agacé, Gatrog lui fit signe de se taire. Agak n’était pas un lâche, mais il était paresseux. À
ses yeux, une bataille représentait du travail. Il se tourna vers un groupe d’esclaves qui
traversait une haute passerelle en direction du bord du grand chaudron. Ils gémissaient et
sanglotaient. Leur désespoir était si doux à entendre. Le désespoir était un présent que Nurgle
avait fait à ses enfants, qui le partageaient sans retenue. Connaître d’aussi belles désolations,
c’était être libéré du poids cruel de l’espoir. D’un esclavage des plus insidieux.
Telles étaient les attributions de l’Ordre. Il ne s’agissait pas de conquérants, mais de
libérateurs désireux de briser les chaînes d’espoir qui entravaient les innocents. L’espoir était
un grave mensonge, que des esprits perfides murmuraient à l’oreille des hommes. Ce n’est
qu’une fois l’espoir totalement disparu des royaumes que les mortels seraient vraiment libres.
C’était un lourd fardeau, que portaient volontiers tous les véritables chevaliers. Tel était le
serment qu’ils avaient prêté auprès du Père de Toutes les Mouches.
Un par un, les esclaves hurlants furent jetés dans le ragoût délétère, ce qui provoqua le rire
de Gatrog. Ils faisaient de ces manières ! Comme s’ils avaient quelque chose à craindre. Il jeta
un coup d’œil à son écuyer. Agak aimait toujours regarder les esclaves basculer dans le
chaudron. Mais le petit Héraut Putride avait les yeux rivés sur la baie.
— Qu’est-ce qui t’inquiète, Agak ?
— Pourquoi ne se sont-ils pas déjà mis en branle ?
Gatrog grogna et tourna la tête vers l’ennemi. Agak avait raison. Vu ses expériences
passées, les guerriers-orage auraient dû être en route et tenter de prendre les viaducs aux
forces dérisoires qui les tenaient. Les envahisseurs n’hésitaient habituellement pas quand ils
pouvaient prendre l’initiative.
— Peut-être ont-ils peur…
Quelque part, dans l’une des échauguettes, un cor retentit. Gatrog fit volte-face en posant la
main sur la poignée de son épée. Du coin de l’œil, il vit le viaduc le plus éloigné se fendre et
se disloquer. Un grincement épouvantable résonna lorsque l’immense pont trembla avant de se
briser en son centre et de s’effondrer dans les eaux couvertes de nappes de vapeur. Il sentit la
réverbération de l’onde de choc sous ses pieds.
Puis il aperçut des silhouettes ailées argentées fonçant à travers les nuages nocifs et poussa
un épouvantable juron. Évidemment. Il avait oublié. Certains pouvaient voler.
— Eh bien, voilà leur plan, grogna-t-il, sans réussir à cacher son excitation croissante.
Agak soupira et leva le bouclier de Gatrog.
— Je crois bien qu’il va falloir se battre, finalement.
CHAPITRE TROIS

LE VERBE DU DIEU-ROI

Gardus étudiait les bas-reliefs dont étaient couverts les murs de l’antichambre. Les scènes
ainsi dépeintes lui étaient, d’une certaine façon, familière. Bien qu’il s’agisse principalement
de batailles, d’autres étaient nettement moins martiales. Il vit des paysans faucher le blé et des
bergers prendre soin de leurs troupeaux. Son regard s’égarait souvent sur l’image de ce qui ne
pouvait être qu’un hospice, où un personnage en robe s’occupait des malades et des infirmes.
Garradan… aide-nous… Garradan… guérisseur, aide-moi…
Il ferma les yeux, chassa les murmures fantomatiques. Temporairement, du moins. Ils
revenaient inévitablement, pour lui rappeler ce qu’il avait perdu. Maintenant, ils étaient
presque de vieux amis.
— Les morts sont parfois tenaces.
Gardus rouvrit les yeux et vit que Ramus de l’Âme Ombragée l’observait.
— Vous êtes bien placé pour le savoir, Seigneur-Relictor.
Tout autour d’eux, les commandants réunis des Hallowed Knights s’entretenaient à voix
basse. Il était rare qu’autant d’entre eux soient assemblés en un même endroit, aussi
profitaient-ils de l’occasion pour renouer de vieilles amitiés, ou reprendre de vieilles querelles.
Un Ost-Tempête était avant tout une confrérie unie par des liens plus forts que la sigmarite.
Sans compter qu’un Stormcast Eternal ne se sentait vraiment à l’aise que parmi ses frères et
sœurs d’armes.
Ramus hocha la tête.
— À mon grand chagrin. Il n’est pas vraiment mort, vous savez.
— Qui donc ?
— Tarsus.
Gardus se renfrogna.
— Alors pourquoi sommes-nous réunis ici ?
— Ce n’est pas de mon fait, répondit Ramus d’un ton légèrement amer.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et Gardus suivit son regard. Les autres
Seigneurs-Relictors discutaient tranquillement avec les Seigneurs-Célestants Iorek et Silus. Ce
dernier leva la main pour le saluer. Gardus lui rendit le geste en se demandant de quoi
ils parlaient.
— Pourquoi annoncer sa mort s’il est encore en vie ? demanda-t-il en tournant la tête vers
son interlocuteur.
— Parce que tel est le souhait du Dieu-Roi, répondit Ramus.
Gardus plissa les yeux, et Ramus se détourna, comme s’il avait honte de son amertume.
— J’ai entendu dire que vous aviez demandé à Sigmar la permission de retourner à Shyish.
— Et vous avez aussi dû entendre dire qu’il avait refusé d’accéder à ma demande, j’imagine.
— En effet.
Gardus comprenait la décision du Dieu-Roi. Ce que Ramus avait demandé n’était rien de
moins que l’autorisation d’envahir les royaumes d’un allié de nom ; tout du moins qui n’était
pas encore un ennemi déclaré. Sigmar ne souhaitait déclencher une guerre contre le Roi
Immortel qu’en tout dernier recours.
— Je suis désolé, dit-il.
Ramus poussa un rire creux.
— C’est bon de l’entendre. J’espérais que vous alliez tendre une oreille compatissante et
écouter ce que j’ai à vous proposer.
Gardus cligna des yeux.
— Que voulez-vous dire ?
— Il est hors de question que je laisse l’âme de Tarsus entre les griffes de Nagash. Cela va à
l’encontre des vœux que j’ai formulés au Temple des Âges et de tous les liens de la confrérie.
Je… je l’ai abandonné, à Shyish et dans les étendues sauvages de Ghur.
— Non, répondit fermement Gardus. Vous avez exécuté votre mission. C’est tout ce que
Sigmar nous demande, mon frère.
Ramus tressaillit de colère.
— Et ce que nous demandons à nous-mêmes, Âme d’Acier ? Quelles que soient nos
allégeances, notre volonté ne nous appartient-elle pas ?
Il se pencha en avant et serra le manche de son marteau, qui craqua.
— Tarsus est mort pour nous. Tout comme vous êtes mort pour vos guerriers. Il est hors de
question que nous ayons fait tout ça pour rien.
— C’est ce que vous croyez ? demanda doucement Gardus. Parce qu’il me semble que votre
présence ici dit le contraire.
Tarsus avait consenti le sacrifice suprême pour sa chambre, et Ramus semblait déterminé à
tout gâcher, animé par le même dévouement.
Ramus l’ignora.
— J’espérais, dans le sillage de Gothizzar, que Sigmar accéderait peut-être à ma demande.
Nagash est notre ennemi, au même titre que les Puissances de la Ruine, dit-il en secouant la
tête. Mais il m’a été répondu que Tarsus était perdu, que le commandement des Cœur de
Taureau allait désormais m’incomber.
— Sigmar ordonne, et nous obéissons, dit Gardus.
— En effet, répliqua Ramus d’une voix dure. Mais cela ne veut pas dire que j’abandonnerai.
Je ne trahirai pas Tarsus une troisième fois. Je veillerai à sa libération, quel qu’en soit le prix,
dit-il en se redressant. Aussi, je vous le demande, Gardus des Âmes d’Acier : joindrez-vous
votre voix à la mienne lorsque je soumettrai cette requête ? Si nous nous unissons, Sigmar
nous écoutera peut-être.
— Dans quel but ?
Ramus parut hésiter.
— Que voulez-vous dire ? Ne m’avez-vous donc pas écouté ?
— Gardus écoute toujours, Âme Ombragée, même quand il ne le devrait pas, intervint
Cassandora, qui se joignit à eux en fixant Ramus du regard. Vous savez mieux que quiconque
que notre frère est perdu, Seigneur-Relictor. Combien d’entre nous devront être sacrifiés avant
que vous acceptiez de le reconnaître ?
Le ton était sec, la voix restait cependant calme.
Ramus grogna, comme si elle l’avait giflé, et Gardus dut le retenir par l’épaule lorsqu’il se
retourna, en proie à la colère. Ramus jeta un coup d’œil à Gardus, et repris son sang-froid
avant de répondre.
— Que voulez-vous que je fasse, ma sœur ? murmura-t-il. Pourquoi aucun d’entre vous ne
veut-il voir ?
— Nous ne sommes pas aveugles, dit Gardus en échangeant un regard avec Cassandora. Je
comprends votre chagrin, mon frère, et, plus que tout, je voudrais vous débarrasser du poids
qui pèse sur vos épaules, fit-il en sentant naître en lui la lumière, qu’il préféra étouffer. Mais je
ne le puis. Sigmar a pris sa décision. Il ne nous appartient pas de la remettre en cause. On
attend beaucoup…
Ramus inclina la tête.
— De ceux qui reçoivent beaucoup, le coupa-t-il avant de soustraire son épaule à la main de
Gardus et de se détourner. Mais qu’allons-nous devoir donner jusqu’au moment où nous
dirons : Assez ?
À ces mots, il s’éloigna, le dos droit et la tête haute.
— Je vois que je ne suis pas le seul à avoir été sollicité par Ramus, déclara Silus
l’Irréprochable en s’approchant à grands pas de Gardus et de Cassandora, suivi de près par un
Chevalier-Venator inconnu que Gardus était justement en train d’examiner lorsqu’il réalisa
que Silus parlait.
— Il vous a également demandé de l’aide ?
— Il nous a consulté, tour à tour, déclara Cassandora en jetant un regard noir au Seigneur-
Relictor qui s’éloignait. Depuis que le Dieu-Roi l’a rappelé du Royaume des Bêtes. Il m’a
approchée tantôt, ainsi que le Cœur-de-fer hier. Sans compter les autres.
— Et après que vous l’ayez tous éconduit, il est venu me voir, dit Gardus amusé et désolé à
la fois. Je devrais sans doute me sentir offensé.
— Je ne le serais pas à votre place, dit Silus en regardant Gardus. Vous avez subi un sort
similaire au Cœur de Taureau lorsque vous avez disparu du champ de vision de Sigmar dans
un royaume dangereux. Mais contrairement à Tarsus, vous êtes revenu. Ramus se demande
probablement comment vous avez fait.
— Il n’est pas le seul, répondit Gardus.
Il aperçut le Seigneur-Célestant Iorek qui l’observait. Le commandant des Cœurs-de-fer se
pencha vers son Seigneur-Relictor et lui murmura quelque chose. Gardus soupira. Certains
Hallowed Knights craignaient que ses errances dans le royaume de Nurgle ne l’aient souillé.
C’était une peur qu’il avait partagée, avant sa seconde Métamorphose. Mais la souillure en
question aurait disparu sur l’Enclume de l’Apothéose. Du moins l’espérait-il. Il secoua la tête.
— Peut-être devrions-nous…
— Quoi ? Aller voir le Dieu-Roi et lui demander la permission d’envahir le Royaume de la
Mort pour débuter une seconde guerre alors que la première n’est même pas terminée ? le
coupa Cassandora avec un geste sec. J’abattrais volontiers mon marteau sur le crâne de
Nagash, mais le moment n’est pas venu.
— Notre sœur a raison, j’en ai peur, dit Silus. Quoi qu’il arrive, nous avons tous des
responsabilités. Plus pressantes que d’autres pour certains, ajouta-t-il en tapotant la spalière de
Gardus. À ce sujet, puis-je vous demander une faveur, mon frère ?
— Si c’est en mon pouvoir.
— Vous regagnez le Royaume de la Vie, n’est-ce pas ? Pour retrouver votre chambre dans
le Royaume de Jade ?
Gardus opina du chef.
— En effet.
— J’aimerais qu’un de mes guerriers vous accompagne. Il détient des connaissances utiles
puisqu’il connaît parfaitement ces terres.
Silus désigna le Chevalier-Venator silencieux, qui tressaillit, comme surpris.
— Tornus, approche, je te prie.
— Tornus ? s’exclama Cassandora en écarquillant les yeux. L’Affranchi...
— Le quoi ? demanda Gardus en dévisageant les uns et les autres à tour de rôle.
Le Chevalier-Venator jeta un regard à son Seigneur-Célestant avant de poser un genou à
terre, la tête inclinée.
— Je suis Tornus l’Affranchi, Seigneur-Célestant. Et nous nous sommes déjà rencontrés.
Gardus baissa les yeux vers lui. Il reconnut finalement le guerrier, bien qu’il ne l’eût vu que
de loin, comme il tirait ses traits mortels dans les rangs ennemis à la bataille du Grand
Torque Vert.
— Vraiment, mon frère ?
— Oui. Au combat, répondit Tornus en relevant la tête. Mais nous n’étions pas dans le
même camp.
Gardus marqua une pause et se demanda ce qu’il voulait dire. Puis il comprit.
— L’Athelwyrd.
Il s’agissait donc du guerrier autrefois connu sous le nom de Torglug le Honni. Le premier à
avoir senti le contact purificateur de l’énigmatique Célestant-Prime, et le premier serviteur des
Dieux Sombres à avoir été Métamorphosé. Perplexe, il lui fit signe de se relever.
— Debout, mon frère. Debout. Inutile de vous agenouiller devant moi. Je ne suis pas le
Dieu-Roi.
Tornus se releva doucement sous le regard scrutateur de Gardus.
— J’ai entendu dire que vous aviez poursuivi l’un des Seigneurs Maggoth pendant trente
jours et trente nuits sur les Terres Scabreuses. Un tel dévouement est impressionnant.
Cela dit, vu l’ardeur avec laquelle Torglug s’était employé à traquer Alarielle, cela n’avait
probablement rien d’étonnant.
— Votre compagnie sera la bienvenue, reprit-il avant de se tourner vers Silus. Si tel est le
souhait de votre Seigneur-Célestant.
Silus se renfrogna, mais quelqu’un répondit sans lui en laisser le temps.
— Ce n’est pas son souhait, Âme d’Acier, mais le mien.
Les murs de l’antichambre réverbérèrent la voix comme s’il s’agissait d’un bourdon de
cathédrale. Elle résonna dans le cœur de chacun et les fit vibrer jusqu’à la moelle. Par vagues,
les Hallowed Knights réunis tombèrent à genoux. Gardus fut le dernier, et lorsqu’il posa lui
aussi un genou à terre, il leva les yeux sur l’imposant Dieu-Roi.
Sigmar était à peine plus grand que ses guerriers, mais il les écrasait de sa présence. C’était
un géant fait de la lumière des étoiles et du son de l’acier d’un marteau de forge. Il semblait
plus réel que le monde qui l’entourait, comme si la lumière et la chaleur de l’univers s’étaient
déversées en lui. Son armure dorée brillait tel un phare et les traits de son visage évoquaient le
marbre fraîchement sculpté. Il ne portait pas d’arme, et n’en avait de toute façon pas besoin vu
l’aura de pouvoir qui émanait de lui. Ses mains avaient élevé des montagnes et vidé des mers.
Ses bras avaient brandi Ghal Maraz avant l’aube des temps et brisé les piliers des cieux afin
que la vie puisse recommencer. Ses yeux quant à eux évoquaient les noirs contours de
l’éternité et la naissance de soleils. L’air crépitait tout autour de lui, comme s’il avait pu
l’embraser d’un simple geste.
Sigmar Heldenhammer. Sigmar le Seigneur de l’Orage. Sigmar, le Dieu-Roi.
Tandis qu’il examinait les rangs de Stormcasts agenouillés, un sourire triste se dessina
lentement sur son visage. Comme un homme qui connaissait la fin de l’histoire et la trouvait
aigre-douce.
— Levez-vous, filles et fils de l’orage. Je ne voudrais pas que les travaux qui vous ont été
assignés prennent du retard. Il reste tant à faire, dit-il avant de baisser les yeux vers Gardus.
Reste. Et toi aussi, Tornus. Je souhaite vous parler.
Gardus ne bougea pas. De même que Tornus. Cassandora, Silus et les autres se relevèrent et
s’en allèrent. Ramus fut le dernier à partir. Il fixa Sigmar du regard, comme s’il s’apprêtait à le
défier. Gardus fut pris d’un élan de soulagement lorsque le Seigneur-Relictor partit enfin sans
un mot. Après quoi, Sigmar se tourna vers les bas-reliefs et dit :
— Debout, Gardus.
Gardus se leva, quelque peu inquiet.
— De quoi souhaitez-vous nous parler, monseigneur ?
Il jeta un coup d’œil à Tornus, toujours un genou à terre, la tête inclinée.
— Sais-tu pourquoi je veux que Tornus t’accompagne ? gronda Sigmar, qui étudiait toujours
les bas-reliefs. Gardus secoua la tête.
— Non.
— T’y opposes-tu ?
— Non.
— Voilà pourquoi, dit Sigmar en se retournant. Encore maintenant, certains doutent de lui,
voient l’écho de celui qu’il fut. Ils voient une ombre là où il n’y en a pas, et j’en ai assez.
L’espace d’un instant, les yeux du Dieu-Roi étincelèrent, et le Sépulcre trembla comme le
tonnerre grondait.
— Je suis si las que je dois me rappeler que je ne suis pas un tyran. Que je ne peux pas les
obliger à comprendre. Je peux juste leur montrer la voie, et espérer qu’ils suivront celle que
j’ai pavée.
— Je m’y suis toujours employé, commença Gardus.
Sigmar sourit, et sa rage naissante s’évanouit comme un orage qui cesse soudain.
— Dans le cas contraire, nous n’aurions pas cette discussion,
Il posa la main contre le mur. Des décharges électriques épousèrent la forme des gravures à
tour de rôle.
— L’histoire de ton Ost-Tempête est écrite sur ces murs, mais également sur les pages des
grands livres reliés de fer que tes Seigneurs-Relictors me cachent ici, comme s’ils en avaient
honte, reprit-il avant d’apercevoir le renfrognement consterné de Gardus. Crois-tu vraiment
qu’une telle chose me mettrait en colère ?
— Ce n’est pas ça, Seigneur. Mais ils nous appartiennent. Nos souvenirs, bien qu’ils soient
éparpillés et fragmentaires. Tout ce que nous avons été, avant que nous ne soyons choisis pour
vous servir.
Gardus se tourna vers les livres. Lequel contenait son histoire ? Il n’y avait aucun moyen de
le savoir.
— Sur ces pages figurent les derniers vestiges de cultures et de peuples disparus, de mondes
meilleurs et de tous ceux qui y vivaient.
Il serra les poings lorsqu’il sentit une légère odeur de fumée et vit les robes blanches passer
au rouge.
— Sans ces souvenirs, que sommes-nous, sinon des ombres parées de sigmarite ?
Sigmar demeura silencieux. Gardus se tourna. Sigmar sourit. Ce ne fut pas un sourire doux,
mais pas non plus courroucé. Un sourire de satisfaction, peut-être.
— Les ombres ont leur raison d’être, Gardus. Même s’il ne s’agit que de faire briller la
lumière un peu plus fort.
Gardus inclina la tête.
— Tout à fait, monseigneur.
Sigmar se tourna vers Tornus.
— Tu as encore un genou à terre. Pourquoi ?
— Je ne me sens pas digne de me tenir debout en votre présence, Seigneur.
— Vraiment ? Eh bien, nous allons corriger cela. Pour le moment, fais-moi plaisir. Relève-
toi.
Sigmar fit un geste. Tornus s’exécuta, et Sigmar hocha la tête.
— Bien, dit-il avant de se tourner vers Gardus. Je te confie cette tâche pour les mêmes
raisons qui m’ont poussé à t’envoyer auprès de la Reine Éternelle en son heure la plus sombre.
Je possède de nombreuses armes, Gardus Âme d’Acier, et toutes ne sont pas destinées à
détruire, fit-il en désignant le marteau tempestos qui pendait à la ceinture de Gardus. Les Fils
de l’Orage sont mon marteau, et le marteau peut servir à bâtir autant qu’à détruire. Je pense
que toi, entre tous, tu en es conscient.
Gardus garda le silence, et Sigmar poursuivit.
— De toutes les lumières émanant des pieux, je vois que tu es de celles qui brillent le plus
fort. Tes frères et sœurs d’armes comptent sur toi pour voir quel chemin suivre. C’est
pourquoi Ramus est venu à toi en dernier, car si tu l’avais rejeté, les autres ne l’auraient même
pas écouté.
— Alors vous savez ?
— Il est bien peu de choses qui m’échappent dans cette citadelle, Gardus.
Sigmar tapa d’un doigt sur son plastron. Très légèrement, ce qui pourtant ne l’en ébranla
pas moins.
— Chacun de vous tient un peu de moi, et la même énergie court dans nos veines.
— Ne soyez pas en colère contre lui, dit alors Gardus. Son âme est en proie au chagrin, et
seul le temps la soignera.
— Toujours le médecin ? dit Sigmar. Ramus n’est pas seul à connaître les affres du chagrin.
D’autres souffrent des mêmes maux, tout comme toi jadis. Le doute, la colère, l’incertitude.
Ces états peuvent affaiblir les liens de la foi qui nous unissent tous. C’est pourquoi je vous
demande de les guider, vous deux, dit-il avant de se tourner vers Tornus. Menez-les par
l’exemple. Posez les fondations de l’avenir.
— Je ferai de mon mieux, Seigneur, dit Gardus.
Sigmar posa son regard insondable sur son Seigneur-Célestant. Puis il hocha la tête et le
tonnerre gronda de nouveau.
— Bien. Et maintenant, il est temps que tu regagnes enfin ta chambre de guerriers, Gardus
Âme d’Acier. La tâche qui nous attend est immense, et le travail doit être bien fait.

Tornus suivit Gardus à distance respectueuse lorsqu’ils prirent la direction de la Basilique de


l’Orage, où attendaient les guerriers Âmes d’Acier Métamorphosés. La rencontre avec Sigmar
l’avait bouleversé. Il sentait encore la voix du Dieu-Roi se réverbérer dans ses os. Sigmar était
semblable à un orage enfermé dans une cage en fer et crépitant d’une fureur contenue. Tornus
ne comprenait toujours pas comment Gardus avait pu soutenir le regard d’Heldenhammer.
Peut-être que les récits qu’il avait entendus au sujet de l’Âme d’Acier étaient vrais.
Quand bien même, il avait l’impression d’être un fardeau qu’on se passer de main en main.
Le Seigneur-Célestant Silus était parti sans un mot et l’avait abandonné, pour ainsi dire. Non,
c’était injuste. Cet arrangement n’était pas le fruit de Silus, au moins cela était clair.
Tornus se sentait brisé. Il avait espéré que ce sentiment finirait par disparaître après s’être en
partie vengé. Il avait terrassé les disciples de Nurgle sur les Terres Scabreuses avec une
violence inégalée. Mais le feu qui brûlait en lui n’avait laissé que cendres dans son sillage.
Une partie de lui-même se demandait s’il cherchait la mort pour être Métamorphosé à
nouveau. Cela pouvait-il le purifier de ses doutes ? Ou allaient-ils s’aggraver avec cette
nouvelle fracture ? Mieux aurait valu être une chose inanimée, pensa-t-il. Une arme ne se
posait de pas de questions. Elle se contentait de remplir sa fonction. Le doute l’avait conduit
bien bas dans la Fosse à Purin. Il ne pouvait pas se permettre de se vautrer une fois encore
dans cette fange, car il savait qu’il n’en réchapperait pas une seconde fois.
— Quelle direction allons-nous prendre ? demanda-t-il, plus pour combler le silence que par
curiosité. Le Seigneur-Célestant Silus a parlé des Royaumes de Jade...
— Oui. Les plaines de Vo, dit Gardus en ralentissant le pas pour obliger Tornus à marcher à
côté de lui. Vous en avez entendu parler ?
— J’y suis allé il y a longtemps. Avant de changer.
Ospheonis glatit, et il lui caressa le bec.
— De nombreuses cités. De nombreuses peuplades, reprit-il en hésitant, comme s’il passait
au crible des souvenirs flous. Et des couvre-chefs sophistiqués.
— Des couvre-chefs ?
— De grands couvre-chefs, précisa-t-il comme Tornus le dévisageait. Et de nombreux
bateaux. Est-ce utile ?
Gardus gloussa presque.
— Peut-être. Ce qui m’intéresse surtout, ce sont les citadelles-sargasses.
Tornus poussa un grognement.
— L’Ordre de la Mouche.
Il se rappela quelques interactions avec l’Ordre. Il – Torglug – les avait trouvés agaçants et
frustrants à parts égales. Leur joyeux désespoir et leur adhésion à un code martial franchement
ridicule avaient fait d’eux des alliés pesants au mieux, des nuisances au pire. Même les
Glottkin n’avaient pas pu les supporter.
— Ils sont dangereux, reprit-il. De véritables fanatiques. De bons guerriers.
— On dirait presque que vous les admirez.
Tornus secoua la tête.
— Ils sont... idiots. Et étranges.
— Mais dangereux.
— Oui, très dangereux.
Devant eux, un groupe de Liberators poussa une double porte grinçante. C’est là que la
Basilique de l’Orage les attendait. La gigantesque chambre dépassait du bord de Sigmaron et
surplombait la mer d’étoiles. Les Hallowed Knights s’y tenaient en rangs. D’énormes piliers
s’élevaient vers le haut dôme de l’aether de verre bleuté muni d’une armature dorée. Des
décharges électriques parcouraient la surface de verre, dessinant des formes étranges
et perturbantes.
Au moment où ils entrèrent dans la pièce, les Hallowed Knights se retournèrent tel un seul
homme dans un fracas de sigmarite. Des membres de chaque conclave étaient représentés
parmi les Métamorphosés ; des Liberators, équipés de leurs lames de guerre et leurs pavois ;
des Retributors en armure encore plus lourde, maniant des marteaux de foudre massifs,
crépitants d’une énergie à peine contenue ; des Decimators aux haches tonnerre scintillantes
prêts à trancher leurs ennemis les plus résistants ; et des Protectors argentés à la silhouette
déformée par le chatoiement mystique de leurs glaives frappe-orage. Et, en vol stationnaire,
des Prosecutors flottaient au dessus d’eux avec grâce, prêts à se jeter dans les courants d’air
chauds de Ghyran.
Gardus s’arrêta et brandit bien haut son marteau tempestos.
— Qui se tient prêt ? demanda-t-il.
— Seuls les pieux ! tonna l’assemblée.
— Qui sera victorieux ? rugit-il d’une voix tonitruante qui résonna dans toute la chambre.
— Seuls les pieux !
Gardus baissa son marteau.
— Seuls les pieux. Comme il est bon de vous revoir, mes frères et sœurs. Le fait que vous
ayez répondu présent, que vous soyez prêts à vous jeter dans les flammes de la guerre,
témoigne de votre foi. C’est, pour moi, une véritable leçon d’humilité.
— C’est vous qui nous donnez une leçon d’humilité, Âme d’Acier, fit une voix au-dessus de
leur tête, bientôt suivie d’une forme qui se posa au sol dans un puissant battement d’ailes de
lumière. Même si tous parmi nous ne le reconnaîtront pas, continua le guerrier, qui se
redressa, un fanal céleste chatoyant dans la main. Mais pas moi. Je le reconnais volontiers.
— Nul, en dehors de Sigmar lui-même, ne pourrait te donner de telles leçons, Cadoc,
répondit Gardus en souriant. Bien que je me souvienne m’y être essayé à plusieurs reprises,
au Gladitorium.
Il tendit la main, et le Chevalier-Azyros lui serra l’avant-bras.
Tornus examina le guerrier. Il connaissait Cadoc Kel de réputation. Il était souvent le fer de
lance des Âmes d’Acier et fonçait seul au combat, ou accompagné des éléments les plus
rapides, et téméraires, du Conclave Angelos. Son armure était ornée de parchemins de prières
et de sceaux reliquaires, mais chaque surface plate était également couverte de textes finement
ciselés. Cadoc s’aperçut que Tornus l’observait et frappa son armure du plat de sa main.
— Des cantiques. J’en ajoute un à chaque victoire, et ma foi s’en voit
systématiquement renforcée.
— Est-ce vrai ? demanda Tornus.
— En tout cas, il semble le croire, dit Gardus. Cadoc, permets-moi de te présenter Tornus de
l’Ost Scintillant. Il nous accompagnera à la bataille.
— Il va pouvoir suivre ? demanda Cadoc.
— Je suis plutôt rapide.
Cadoc éclata de rire et lui envoya une grande tape sur l’épaule.
— Je n’en doute pas, fit-il avant de désigner les rangs d’argent étincelants de Hallowed
Knights. Votre Ost-Tempête vous attend, Seigneur. Nous sommes prêts à guerroyer.
— Il a des yeux, Cadoc, grommela une voix grave.
L’imposante silhouette du Chevalier-Vexillor des Âmes d’Acier sortit des rangs, son
étendard météorique serré dans une main, un marteau de guerre dans l’autre.
— Il savait que nous serions prêts à nous battre avant même d’entrer dans cette chambre,
continua-t-il. Heureux de vous revoir, Seigneur.
— Le plaisir est partagé, Angstun, dit Gardus. Es-tu prêt à regagner les champs de bataille ?
Ton conseil doit manquer à Lorrus.
— Le Seigneur-Castellant Grymn est plus qu’à même de compenser mon absence, fit
Angstun, qui jeta un coup d’œil à Tornus. Toi, dit-il platement.
— Je me souviens de vous, dit Tornus doucement.
— Je l’espère bien, grogna Angstun, les yeux étincelants, et dont le marteau tressaillit. Tu…
tu as envoyé nombre de mes frères à l’Enclume de l’Apothéose. Et te voilà maintenant tout
d’argent vêtu.
Derrière lui, un murmure balaya les rangs des Stormcasts. Tornus prit brutalement
conscience que beaucoup de ces guerriers étaient probablement tombés sous les coups de
hache de Torglug. Ospheonis glatit une mise en garde, et Angstun recula. Tornus caressa
l’aigle étoilé pour le faire taire.
— Je ne suis pas celui qui vous massacrait, ou, du moins, je ne le suis plus.
— En es-tu bien sûr ? Parce que tu lui ressembles rudement, rétorqua Angstun, qui le fusilla
du regard en se penchant vers lui. Si tu étais vraiment l’un des pieux, tu n’aurais pas subi une
telle déchéance !
— La foi n’est réellement éprouvée que dans l’échec, Angstun, dit Gardus à haute voix en
s’interposant d’un air renfrogné. Elle ne peut être forgée que dans les flammes du malheur.
Même alors, la plus vaillante des âmes peut succomber à ces flammes. Sans quoi, comment en
serions-nous arrivés là ? Nous tiendrions-nous ici, les veines parcourues par la foudre, si la foi
seule suffisait ?
Il leva la tête et contempla les Stormcasts présents. Les Fils de l’Orage, comme ils portaient
si bien leur nom.
— Non. Nous sommes les pieux, et nous connaissons les limites de la foi. Mais comme
l’acier, notre force vient de ces limites que nous mettons à l’épreuve. L’acier peut se briser, et
on peut le reforger. Encore faut-il lui en donner la chance, ajouta-t-il en prenant Tornus par
l’épaule. Voyez ! Ici se tient une lame reforgée. La preuve qu’une étincelle de lumière subsiste
dans les âmes les plus noires.
Il se tourna vers Angstun.
— Ta colère est compréhensible, mon frère. Mais tu dois la mettre de côté. Car il est le
premier des Affranchis par la volonté de Sigmar. Voudrais-tu leur tourner le dos sous le coup
de la colère et de la rancune ? Ou vas-tu les accueillir en frères ? demanda-t-il avant de se
rapprocher du Chevalier-Vexillor et de coller son front contre son casque. On attend beaucoup
de ceux qui reçoivent beaucoup.
Tel un seul homme, les Hallowed Knights rassemblés répétèrent le mantra, y compris
Tornus. Les paroles de Gardus résonnèrent dans sa tête. Il pensa avoir compris pourquoi
Sigmar avait décidé de l’envoyer ici. Le Seigneur-Célestant Silus était un grand guerrier, et un
commandant juste, mais il ne l’avait jamais qualifié de frère. Seul Gardus l’avait fait, sans la
moindre hésitation. L’Âme d’Acier étincelait d’une lumière intérieure presque aveuglante. Sa
foi était palpable. Tornus savait déjà qu’il ferait tout ce que lui demanderait Gardus.
Gardus défit son casque de sa ceinture et l’enfila. Puis il se tourna vers Tornus et tapota la
poitrine du Chevalier-Venator de la tête de son marteau.
— Préparez-vous, mon frère. Nous partons en guerre.
CHAPITRE QUATRE

LE PONT AUX ASTICOTS

L’eau s’évaporait en sifflant tandis qu’Enyo effleurait la surface de la baie Verdoyante. Elle se
déplaçait si vite que ses Prosecutors étaient à la traîne, incapables de la suivre. Le Chevalier-
Venator fendait l’air, rasant l’eau du bout de ses ailes scintillantes. Un panache de vapeur
s’éleva à sa suite lorsqu’elle piqua sous le ventre du viaduc. Elle s’empara d’une flèche en
dépassant le bord du pont. Sans même ralentir, elle encocha et décocha si vite qu’un mortel
n’aurait même pas pu voir son geste.
Sur le pont, un Roi-Flétrisseur virevolta lorsque le trait se ficha sous la visière de son
casque. Le guerrier bouffi s’effondra, mort avant même d’avoir touché le sol. Tous les regards
se levèrent alors et suivirent Enyo qui poursuivait son ascension. Comme elle l’avait prévu.
Les flèches des Hérauts Putrides s’entrechoquèrent en vain dans son sillage. Elle vira en
tournant sur elle-même et lâcha un nouveau trait. Puis un troisième et un quatrième.
Chacun fit mouche et évinça une âme corrompue de la trame du monde. Elle battit des ailes
et s’éleva encore. Le viaduc s’éloigna, et ses défenseurs ne furent plus que des fourmis. Le
pont était plus large qu’il n’aurait dû l’être vu la qualité de sa construction ; assez pour que
cent guerriers l’empruntent de front, mais pas en ligne droite. C’était un fouillis tortueux d’os
et de sargasses, qui évoquait davantage un sentier montagneux que les viaducs de platine
étincelants construits jadis par son peuple.
L’espace d’un instant, elle sillonna de nouveau les nuages veinés de rouge qui
surplombaient les grandes scholariums de Chypra aux ailes mécaniques cliquetantes et
vrombissantes. C’étaient des jours heureux. Du moins l’espérait-elle. Ses souvenirs de cette
époque étaient pour le moins fragmentaires, dépouillés de sentiments, comme inertes. Elle
passa la main sur le sceau de la comète à queues jumelles gravé sur son plastron. Elle en avait
porté un autre identique, avant que Sigmar ne l’attire dans la mer des étoiles, alors que Chypra
brûlait sous ses yeux. Bien que la Cité des Érudits fût morte, en elle, elle vivait encore.
— Et c’est là mon lourd fardeau, souffla Enyo.
Lorsqu’elle tomberait pour la dernière fois, resterait-il encore quelqu’un pour se souvenir de
Chypra et de ses légions mécaniques ? Ou basculeraient-elles dans la légende, puis l’oubli,
comme tant de royaumes l’avaient fait ? Si telle était la volonté de Sigmar, ainsi soit-il. On
attendait beaucoup de ceux qui recevaient beaucoup, et elle était prête à s’acquitter de sa dette.
Elle tournoya paresseusement en sachant pertinemment que ses ennemis pouvaient
facilement distinguer son armure étincelante parmi les nuages sombres.
— C’est bien, continuez de me regarder. Je suis là. La mort ailée… Votre mort.
Elle sortit une flèche de son carquois et encocha. Elle battit des ailes de plus belle pour
rester immobile.
— Sacrée distance. Qu’en penses-tu, Périphas ?
L’aigle étoilé glatit d’impatience, et Enyo rit.
— Oui, je crois que tu as raison, mon ami. Il faut garder la foi. Sigmar la guidera.
Elle lâcha son trait, qui fila droit vers le sol telle une comète embrasée.
Un Héraut Putride fut emporté. Puis ce fut au tour du viaduc. Enyo sourit de plaisir en
voyant ses Prosecutors faire leur part avec tant de brio. Elle avait attiré l’attention de l’ennemi
et permis à ses guerriers de mener à bien leur tâche. Elle replia ses ailes et piqua en suivant la
même trajectoire que son trait.
Le viaduc se cabra tel un animal blessé. Les Prosecutors passèrent en dessous et tout autour
en lançant leurs marteaux célestes avec précision. Ils frappaient les points faibles du viaduc
pour en réduire des pans entiers en scories fumantes.
Enyo fila au-dessus de l’ouvrage, à la poursuite des Hérauts Putrides qui fuyaient vers les
portes de la citadelle. Les Prosecutors s’engagèrent juste après elle. Les marteaux s’abattirent
sur les ennemis en fuite dont beaucoup furent réduits en bouillie. Des corps désarticulés
volèrent en tous sens et furent précipités dans la mer.
— Le pont s’effondre, s’exclama l’un des Prosecutors.
Tegrus de l’Œil Canonisé. Autrefois, il aurait parlé avec légèreté, mais sa voix n’exprimait
plus qu’une satisfaction grave.
— Et l’autre ? demanda-t-il.
— Je te le laisse, Tegrus. Prends ton escorte et remplis ta mission, s’écria Enyo. Moi et les
autres, nous allons nous charger de rappeler à l’ennemi à qui ils ont véritablement affaire.
Tegrus salua et vira avant de filer au-dessus de l’eau. Une demi-douzaine de Prosecutors le
suivirent. Enyo continua sa route, accompagnée des autres guerriers.
Sur les hauts remparts de la citadelle, des machines de guerre entonnèrent un chant brutal.
Les catapultes grincèrent, projetant des blocs de sargasses en direction des Prosecutors. Des
balistes entrèrent dans la danse en lâchant des traits à pointe de fer qui se contentèrent de
fendre l’air. Les Fils de l’Orage viraient, virevoltaient et se laissaient tomber, les
esquivant facilement.
— Je m’occupe de ces machines de guerre, s’exclama Enyo en remontant le long du
rempart. Galatus, Carva, enfoncez-moi ces portes. Les autres, avec moi.
Des explosions secouèrent la muraille puante. Elle surgit au sommet des remparts. Les
hommes d’armes de l’Ordre de la Mouche s’éparpillèrent comme des insectes. Plus disciplinés
que les Hérauts Putrides du viaduc, ils n’en demeuraient pas moins des mortels. Elle ôta une
flèche crépitante de son carquois et tira, faisant basculer un Roi-Flétrisseur dans le vide. Sans
leurs officiers, les hommes d’armes allaient céder à la panique. Elle tira une volée de traits en
visant tout ce qui se présentait à elle. Derrière elle, les Prosecutors s’élevaient dans le ciel.
Leurs marteaux célestes emportèrent des pans entiers de l’enceinte, et l’air fut bientôt envahi
de fumée et de la puanteur de la mort.
Un carreau de baliste transperça la fumée et siffla à ses oreilles. Elle replia ses ailes et se
laissa tomber. La plate-forme en bois craqua sous son poids. Un sentiment de dégoût s’empara
d’elle quand elle comprit que la structure était composée de sylvaneths encore vivants.
Attachés les uns aux autres par une sève pestilentielle et des clous de fer, les malheureux
représentants de ces arbres-esprits avaient poussé en s’entrelaçant et formaient la structure
interne de la citadelle : chaque passerelle, chaque plate-forme, tel un immense écheveau de
souffrance perpétuelle.
Un Roi-Flétrisseur avança lourdement vers elle en faisant grincer les planches et brandit sa
lame ébréchée et mangée de rouille dans l’intention de lui porter un coup fatal. La créature
gloussa de joie en voyant son adversaire faire un pas de côté. Enyo la fouetta au flanc d’un
coup d’arc, avec une telle violence que l’armure corrodée gémit en craquant. Le Roi-
Flétrisseur chancela et manqua de s’étouffer de rire. Elle bondit alors et le percuta en pleine
poitrine, les pieds joints, pour le faire basculer dans le vide.
Une flèche rebondit bruyamment contre son casque lorsqu’elle retomba au sol. Elle fit volte-
face et tira d’un geste fluide. Des hommes d’armes jaillirent de la fumée, bien décidés à la
hacher menu au moyen de leurs lames émoussées. Elle recula en lâchant un trait à chaque pas.
Un seul réussit à s’approcher suffisamment près pour la frapper. Elle para le coup avec son arc
et désarma la créature d’un simple mouvement de poignet. L’homme d’armes la dévisagea un
instant, bouche bée, puis tourna les talons et se retrouva nez à nez avec Périphas. L’aigle étoilé
s’élança sur le Héraut Putride en le prenant totalement au dépourvu.
Ignorant ses cris, Enyo se tourna vers l’intérieur de la citadelle-sargasse. Une fumée
pestilentielle s’élevait d’une structure centrale qui évoquait un énorme chaudron. Des
guerriers couraient dans tous les sens, pourchassés par les Prosecutors qui les terrassaient à
coups de marteau tout en détruisant remparts, passerelles et ponts. Quand les marteaux
célestes touchaient, les sargasses s’embrasaient d’un feu purificateur.
C’était pourtant loin d’être suffisant. Ils ne pouvaient pas détruire cet endroit, pas de cette
façon. L’ennemi était trop nombreux, la citadelle trop vaste. Mais ils n’étaient pas venus pour
cela. Ils étaient là pour rappeler à leurs adversaires et leurs dieux cruels que Sigmar était en
mesure de leur reprendre ce qu’ils avaient volé et de purifier ce qu’ils avaient corrompu.
Un hurlement perça le tumulte. Le hurlement d’une voix encore humaine. Enyo se retourna
pour en chercher la source. Elle aperçut les cages au travers du voile de fumée – des geôles
massives, de bois et de fer qui renfermaient des silhouettes frêles et maladives de mortels.
— Périphas, appela-t-elle en se précipitant vers le bord du rempart avant de s’envoler.
L’aigle étoilé aux serres et au bec couverts de sang fétide s’élança à sa suite.
Il y avait des centaines d’esclaves entassés dans les enclos. Le teint olivâtre et les yeux
sombres, ils lui rappelaient quelque peu son peuple perdu. Ils tendaient les mains vers elle
entre les barreaux rouillés, hurlaient et pleuraient, désireux de fuir les flammes qui s’élevaient
et la brutalité de leurs contremaîtres qui les frappaient à coups de fouet barbelé pour les faire
taire. Elle plongea telle la foudre et dispersa les contremaîtres. Une brute boursouflée vêtue
d’une cotte de mailles rouillée en haillons joua de son fouet en ahanant des jurons.
Elle laissa le fouet s’enrouler autour de son avant-bras et tira d’un coup sec, ce qui
déséquilibra l’esclavagiste. Périphas piqua dans l’instant et trancha l’arme au moyen de ses
serres. Le Héraut Putride chancela en reaction et se rattrapa le dos contre une cage. Aussitôt,
des mains pâles se refermèrent sur lui de toute part. Il beugla de colère en se dégageant. À
peine eut-il fait un pas qu’Enyo lâchait une flèche dans sa gorge. D’autres contremaîtres se
ruaient déjà sur elle. Elle attendit patiemment et les laissa se rapprocher sans bouger
un muscle.
Les marteaux s’abattirent avec la force de météorites frappant la surface. Les contremaîtres
furent brisés et réduits en bouillie. Elle leva alors les yeux.
— Merci, Galatus. Maintenant, libérez les mortels.
Les Prosecutors ne se firent pas prier. Elle se dirigea vers la cage la plus proche en se
demandant ce qu’elle allait bien pouvoir dire. Les mortels reculèrent, apeurés par ces étranges
créatures ailées. Elle ne pouvait pas leur en vouloir. Leur armure, leur taille, tout en eux avait
de bonnes raisons de les effrayer.
Elle entendit le rugissement de la foudre et se retourna. Plus haut, sur une plate-forme basse,
un de ses guerriers disparut dans une explosion d’énergie azurée. Une forme imposante, vêtue
d’une épaisse armure et portant un casque surmonté de ce qui ressemblait à la tête d’un
dragon-crapaud stylisé, apparut. Aussitôt, elle tira une flèche, qui brisa l’un des étais de la
plate-forme. La structure trembla et commença à s’affaisser, menaçant de jeter le nouveau
venu au sol.
— Je suis le comte Pustulix, et je revendique le droit de te combattre, rugit le guerrier en
sautant de la plate-forme instable.
Il atterrit brutalement, son armure baroque auréolée de fumée. Un chevalier du Chaos !
réalisa-t-elle. Encore plus grand et fort que n’importe quel Roi-Flétrisseur.
— Approche, vient affronter un véritable chevalier ! Un véritable champion du Roi de
Toutes les Mouches !
Des rubans de soie sale fixés à son casque claquaient au vent. Il tendit sa lourde masse
vers elle.
— Affronte-moi en duel, guerrière, pour l’honneur et la gloire de…
Enyo encocha un trait et tira dans le même souffle. Le projectile béni des étoiles fila en
laissant une vive traînée irisée derrière lui et toucha dans un grondement de tonnerre. La tête
de Pustulix se renversa en arrière, son casque et ce qui lui servait de cerveau transpercés par la
flèche. Le chevalier du Chaos vacilla, les membres pris de spasmes. Puis, dans un soupir, il
bascula lourdement en arrière et s’en fut fini de lui.
— Seule la victoire est source d’honneur, dit Enyo, qui enjamba le corps et continua son
chemin vers les cages. Et la victoire n’appartient qu’aux pieux.

Quand les viaducs latéraux cédèrent, les Âmes d’Acier se précipitèrent massivement vers le
dernier pont. Les Hérauts Putrides s’étaient employés à détruire les piliers centraux de
l’ouvrage dans l’espoir de détruire les sections les plus proches du rivage. L’assaut avait
interrompu leur travail et ils battaient en retraite dans le plus grand désordre, quand ils ne
combattaient pas comme des animaux acculés. La plupart se repliaient pour livrer un baroud
d’honneur au niveau des mantelets disposés au centre des viaducs. C’est là qu’allait se
dérouler la véritable bataille.
Aetius Pavois mena ses Liberators vers l’ennemi en avançant d’un bon pas. Il n’était nul
besoin de se presser, car ils n’étaient pas le marteau, mais l’enclume. De l’autre côté de la
baie, il aperçut le viaduc de gauche finir sa lente chute grâce aux efforts déployés par Tegrus
et ses Prosecutors. L’ennemi n’avait désormais plus d’autre choix que de les affronter en
bataille rangée. À moins qu’il ne se décide à détruire le dernier pont.
Non, pensa-t-il. Non, ce n’était pas la façon de procéder de l’Ordre. Il avait déjà combattu
des ennemis similaires dans les rues sinueuses de la cité-aux-roseaux de Gramin, et ces
chevaliers du Chaos retors avaient un sens de l’honneur pervers, bien à eux. Ils ne se battaient
pas comme la plupart des autres serviteurs du Seigneur de la Pestilence. Il était certain que les
forces qui les attendaient dans la citadelle étaient pressées d’en découdre. Un peu plus loin, le
claquement de la foudre attira son attention. Feros était au contact d’un ennemi avide
d’en découdre.
— Place ! Faites place à Feros de la Main Lourde, rugit le Retributor-Prime, dont le marteau
de foudre écrasa un bouclier, et la créature qui le levait. Là où je marche, nulle porte, nul mur
ne saurait me barrer la route, continua-t-il d’une voix aussi puissante que le tonnerre sur le
viaduc. Approchez, dressez vos boucliers, que je les brise ! Je ferai de vos ossements un feu de
joie. Place ! Place !
— Crois-tu qu’ils l’ont entendu ? demanda Solus en lâchant une autre flèche.
Le Judicator-Prime parlait avec calme, sans faire preuve de l’excitation qu’on aurait pu être
en droit d’attendre de lui. Ses Judicators marchaient, protégés par les pavois de leurs frères,
sûrs que les Liberators leur permettraient de traverser la cohue. C’était une ancienne tactique,
fiable cependant. Les Judicators tiraient avec une précision redoutable, suivant en cela
l’exemple de leur commandant.
— Je crois que même Nurgle l’a entendu depuis son jardin, répondit Aetius en jetant un
coup d’œil au Judicator-Prime. Mais il nous ouvre la voie, et c’est tout ce qui compte.
— En effet. Comme c’est urbain de sa part.
Solus lâcha une nouvelle flèche, en cloche. Il n’y avait pas meilleur tireur que lui, exception
faite du Chevalier-Venator Enyo des Âmes d’Acier.
— Nous ferions mieux de le rattraper, avant qu’il ne s’attire des ennuis, ajouta-t-il avec tact.
Aetius hocha la tête. Il enviait la sérénité de Solus, surtout au combat. Parfois, il voyait le
guerrier comme l’incarnation de l’œil du cyclone. Solus n’avait aucun doute quant au rôle
qu’il jouait en ce monde et aux objectifs qu’il devait remplir.
À l’inverse, Aetius se posait sans cesse des questions. Contrairement à certains Stormcasts,
il ne gardait aucun souvenir de sa vie de mortel. Là où auraient dû se trouver des fragments de
souvenirs, il n’y avait que le vide, une absence cachée derrière un rempart de foi. Pour lui, il
n’y avait rien en ce monde, sinon son devoir.
C’était peut-être mieux ainsi. Les souvenirs ne semblaient générer que du chagrin.
Un cor de guerre retentit un peu plus loin. Le Chevalier-Heraldor Kurunta combattait au sein
de l’avant-garde aux côtés des Confréries de la Dévastation. Les autres commandants
auxiliaires étaient dispersés dans le reste de la chambre, là où ils étaient le plus utile. Le
Seigneur-Castellant Grymn marchait au centre de la formation, tel l’aleph qui orchestrait tout
l’assaut. Le Seigneur-Relictor Morbus commandait le flanc le plus éloigné, de l’autre côté du
viaduc, à l’opposé d’Aetius et de ses guerriers.
Aetius beugla sur deux Liberators tout proches.
— Serena, Berkut ! Gardez vos boucliers vérouillés ! Si un seul Judicator tombe en raison
de votre inattention, je vous renverrai à Azyr moi-même, dit-il avant de faire un geste
impatient. Taya, cinq pas à gauche. Renforce le flanc !
Devant eux, Feros et son escorte n’avaient rien perdu de leur élan. Les Retributors
avançaient tel un raz-de-marée, sans se presser, mais sans ralentir un seul moment. Une
véritable meule argent et azur de guerriers en armure lourde, dont les marteaux de foudre
s’abattaient sans discontinuer pour broyer les os et réduire les chairs en bouillie. Les
Retributors combattaient au sein de l’avant-garde et dégageaient la voie pour les suivants.
Les Âmes d’Acier ne combattaient pas en une même ligne de bataille, mais en formations
indépendantes de Confréries de Nuages Noirs composées de Liberators et de Judicators. Ils
marchaient dans le sillage des Confréries de la Dévastation, constituées de Retributors et de
Decimators et comptaient sur le carnage provoqué par les Conclaves Paladins. Les Confréries
de la Dévastation étaient comparables à une lame fauchant un champ d’adversaires. Par
contraste, les Confréries de Nuages Noirs combattaient en carrés serrés entre lesquels elles
broyaient leurs ennemis.
Le stratagème n’avait rien de subtil, mais il était efficace. Les Hérauts Putrides implosaient
comme autant de furoncles percés. Les serviteurs mortels de Nurgle ne pouvaient rivaliser
avec la furie destructrice de guerriers comme Feros. Même les Rois-Flétrisseurs hésitaient à se
mettre en travers du chemin de la Main Lourde. Et ceux qui s’y risquaient finissaient
inévitablement brisés, à la merci d’Aetius et de ses Liberators.
Aetius poussa un juron lorsqu’un éclair blanc-bleuté s’éleva au beau milieu de la mêlée. Un
de plus, ramené aux cieux pour être Métamorphosé. Combien en avaient-ils perdus ces
dernières semaines ? Combien depuis qu’ils avaient posé les pieds dans les Royaumes de
Jade ? Quel que soit leur nombre, c’était déjà trop.
Furieux, il abattit son bouclier sur le casque d’un Roi-Flétrisseur obèse qui se relevait,
plusieurs mètres d’intestins suppurants pendouillant sur ses jambes noueuses. Le Roi-
Flétrisseur posa un genou à terre en crachant dents pourries, sang corrompu et glaires fétides.
Aetius lui porta un nouveau coup de bouclier et le renversa en arrière. Sans lui laisser le temps
de se relever, il abattit son marteau sur son casque piqueté de rouille et lui fit exploser le
crâne. Une nuée de mouches noires armées de dards s’en échappa et l’obligea à reculer d’un
pas, mais les insectes se dispersèrent rapidement.
— Je déteste quand ils font ça, gronda-t-il.
— Et tu insistes pour me le rappeler, fit Solus, qui se retourna et tira une flèche sur un
Héraut Putride qui les chargeait. Volée tous azimuts ! ordonna-t-il.
Ses Judicators pivotèrent et brisèrent les rangs pour tirer dans toutes les directions.
— Ils semblent de plus en plus nombreux, reprit-il.
— Feros est négligent, répondit Aetius.
Une hache rouillée s’abattit sur son bouclier, creusant un sillon dans la sigmarite. Il écarta
l’arme de son adversaire et réduisit son genou en bouillie. Le Héraut Putride chancela et
tomba en arrière lorsqu’un trait vint se ficher sous son casque.
— Je l’avais, grogna Aetius.
— Il y en a beaucoup d’autres qui arrivent, mon frère. Tu as l’embarras du choix.
Agacé, Aetius secoua la tête. La bataille du pont prenait une tournure chaotique. Les Hérauts
Putrides coincés entre les formations de Nuages Noirs ne se laissaient pas faire et tentaient de
progresser, du moins de former les rangs. Ils n’avaient aucune chance, mais constituaient une
réelle gêne. Trois hommes d’armes en haubert s’en prirent à lui, et leurs lances glissèrent
contre son bouclier. Les guerriers mortels étaient solides et forts, mais pas assez. Aetius pressa
son bouclier contre les leurs et les obligea à reculer, pas à pas. Ils continuèrent de le frapper en
poussant des jurons et en adressant des prières à leur dieu nauséabond.
D’un geste ample, il les envoya rouler au sol. Son marteau cueillit le premier à la tête et
répandit son cerveau sur la face des autres. Du coin de l’œil, il aperçut une silhouette
imposante se précipiter vers lui. Il se retourna au dernier moment et évita tout juste un coup
qui l’aurait renvoyé aux forges d’Azyr.
Le Héraut Putride n’était pas un Roi-Flétrisseur. Non, c’était bien pire que cela : un
chevalier du Chaos habillé d’un lourd harnois orné de sceaux représentant des yeux
incandescents et d’un tabard affichant le symbole de la ruine de son dieu. Il portait également
un casque décoré de grotesques mouches forgées et une cape en cuir de dragon-crapaud.
— Prends ça, gémit la créature d’une voix creuse.
Une lame purulente, deux fois plus large qu’une épée normale et parcourue d’encoches,
jaillit vers lui. Elle laissa un sillon en travers du plastron d’Aetius, chancelant.
Mais il contre-chargea aussitôt et percuta le chevalier du Chaos, qui recula d’un pas. Le
guerrier saisit le bord de son bouclier et l’arrêta. Puis il abattit son arme dessus, et Aetius dut
poser un genou à terre sous la puissance du coup.
— Je vais t’offrir une belle mort, intrus, grogna le chevalier du Chaos, qui dégagea son épée
et la brandit bien haut.
Mais une flèche se planta dans un interstice de son armure sans lui laisser le temps de
frapper. Le chevalier vacilla et se retourna instinctivement. Une seconde flèche suivit la
première et perfora sa cuirasse.
Aetius se releva et abattit son marteau sur les genoux du chevalier, qui tomba à la renverse.
Le guerrier corrompu tenta de se retourner, trop tard. Le marteau s’abattit une fois encore et
lui fit voler le crâne en éclats. Aetius releva alors la tête.
— Rappelle-moi qui est négligent ? demanda Solus, qui tendit la main sans lui laisser le
temps de répondre. Regarde, nous avons atteint les mantelets.
Aetius se retourna.
Devant eux, Feros et ses Retributors avaient enfin ralenti. Les mantelets étaient d’énormes
boucliers disposés en travers du viaduc, fixés dans le sol grâce à des pointes en fer et de
lourdes chaînes. Derrière, les archers ennemis étaient tapis, attendant leur heure. Lorsque les
Hérauts Putrides se furent presque tous repliés entre les mantelets, les archers se relevèrent,
l’arc bandé. Les grosses pointes de leurs traits brillaient de flammes verdâtres.
— Malfeu ! annonça Solus.
— Reformez les carrés, levez les boucliers ! hurla Aetius alors que la première volée de
flèches filait, laissant des traînées de fumée pestilentielle derrière elles.
Le viaduc trembla au passage du malfeu, liquéfiant les sargasses fossilisées. De vieux os se
détachèrent de l’ouvrage et explosèrent en en heurtant la surface, dispersant Fils de l’Orage
comme Hérauts Putrides. Partout où les flammes vertes s’abattaient, la cohésion laissait place
au chaos. Et, au sein de cette tempête infernale, d’immenses vers crevèrent le tablier du pont
et se jetèrent voracement sur les Stormcasts en faisant claquer leurs mandibules visqueuses.
Le Seigneur-Relictor Morbus Veillorage frappa le sol du talon de son bâton reliquaire dans
un craquement assourdissant. Le pont fut parcouru de puissantes décharges électriques qui
brûlèrent et lacérèrent les asticots géants. Une des créatures explosa, et partout où son ichor
fétide retombait, de nouvelles flammes naissaient, ajoutant au chaos. La chaleur parcourut la
longueur du pont, semant momentanément le désordre parmi les escortes de Stormcast
Eternals les plus proches.
— Reculez, s’écria-t-il en faisant de grands gestes avec son marteau. Ne laissez pas les
flammes vous toucher !
Les Liberators et les Judicators obéirent, poursuivis par les monstres vermiformes.
Morbus se retrouva face à l’une de ces créatures, qui se cabra pour le dominer en claquant
des mâchoires, son corps parcouru d’une énergie d’origine surnaturelle. Que ces créatures
aient été créées par le malfeu, ou qu’il les ait simplement éveillées, n’avait aucune importance.
Seule comptait la méthode pour s’en débarrasser. La chose se jeta sur lui et il l’écarta d’un
coup de marteau. Elle couina et s’agita en ondulant, dégoûtante et dégoulinante d’ichor. Une
autre s’approcha de lui et referma sa mâchoire baveuse sur son bras, avalant main et marteau.
Une bile acide commença à ronger gantelet et canon d’avant-bras. Une lame scintillante
s’abattit soudain et décapita le monstre. Kurunta écarta sa carcasse d’un vigoureux coup de
pied en prenant soin d’éviter le malfeu qui déjà enflammait l’ichor. Le Chevalier-Heraldor
aida Morbus à dégager son bras des restes de ver énorme.
— Au nom du Grand Ours, d’où viennent donc ces... choses ? Le pont en est infesté !
— Peu importe, vraiment, repondit le Seigneur-Relictor. Continuons. Rien ne doit nous
empêcher de poursuivre.
Morbus leva son bâton et entonna une prière à l’orage céleste tandis que Kurunta rejoignait
ses guerriers en toute hâte. Ses mots retentirent clairement malgré la clameur de la bataille et
s’élevèrent jusqu’aux cieux. Les nuages se contractèrent et s’amoncelèrent aussitôt. En
quelques instants, les épais voiles de fumée pestilentielle furent transpercés par une pluie
étincelante. Partout où elle tombait, les vers géants couinaient. Ils fumaient, se couvraient de
cloques, et il ne restait bientôt plus rien d’eux.
Les flammes de malfeu, elles aussi, semblaient à la peine face à cette pluie céleste et
crachotaient désormais. Bien qu’elles fussent presque éteintes par endroits, le malfeu
s’intensifiait ailleurs et continuait de se propager. Non loin de là, un Liberator fut pris à
contre-pied par l’un de ces brasiers soudains. Morbus se retourna en entendant le cri de
douleur du guerrier.
L’armure argentée du Hallowed Knight noircit presque instantanément. Les plaques en
sigmarite se boursouflèrent et tombèrent les unes après les autres comme il hurlait de
souffrance. Ses membres enflèrent dans des proportions saugrenues et se couvrirent de
pustules qui vagissaient comme autant de nouveau-nés. Ses intestins gonflèrent à leur tour et
son abdomen finit par se déchirer. La masse plaintive s’effondra, fut prise de convulsions puis
s’immobilisa. Mais point d’éclair. La foudre ne jaillit pas, pas même une étincelle n’en
échappa. Morbus fit un pas vers le tas de chair fumante. Si l’âme du guerrier n’avait pu
s’échapper, il était de son devoir de la récupérer, quel qu’en soit le prix.
La masse informe qu’avait été le Liberator se souleva. Une plaie se dessina, suivie de crocs
aiguisés dans la chair agitée. Des bras difformes aux muscles infectés et aux os brisés
apparurent, permettant au monstre de se dégager, ses membres inférieurs inutilisables traînant
derrière lui. Il hurla de douleur en se jetant férocement sur les Fils de l’Orage les plus proches.
Ses dents se brisèrent sur un bouclier en sigmarite mais d’autres poussèrent aussitôt. Les
Liberators frappèrent la créature. Chaque coup libérait des embruns de pus nauséabond qui
grésillaient au contact de leur armure.
Une sorte de tentacule se détendit et envoya les guerriers valdinguer en tout sens. Un
Liberator heurta le bord du viaduc et bascula dans le vide. Un autre retomba, le cou brisé selon
un angle improbable. Un éclair bleuté s’éleva vers le ciel, et Morbus le traversa, tirant ses
forces du lien qu’il entretenait avec Azyr. Il frappa à nouveau le pont avec son bâton pour
attirer l’attention de ses guerriers.
— Reculez, reculez tous. Ceci est mon devoir.
Les Liberators reculèrent prudemment, boucliers levé au cas où l’abomination déciderait
d’ignorer le défi du Seigneur-Relictor. Le monstre rampa vers Morbus qui s’approchait de lui.
Ses membres cédèrent et d’épaisses racines vinrent les remplacer. Il faisait maintenant partie
du pont, c’était un rempart vivant de viande pestilentielle et de sorcellerie.
— Mon frère, m’entends-tu ? demanda Morbus.
Un membre osseux lui porta un large coup de taille, qu’il évita adroitement. La chose tenta
de prendre du champ, mais il l’immobilisa au moyen de son bâton. La créature frémit et hurla
de plus belle d’une voix évoquant une plainte bestiale. Des pustules apparurent et éclatèrent
sur toute la surface de son corps, et on entendit distinctement ses os se briser. À chaque
seconde, elle perdait un peu plus de sa forme. Elle tenta de libérer son membre pris au piège,
en vain.
— Mon frère, répéta-t-il en une tentative de percer le voile de souffrance qui obscurcissait
l’esprit de la créature. Tu dois m’écouter.
Il fit lentement tourner le bâton dans la chair suppurante. La créature rugit et se débattit tout
d’abord, mais se calma bientôt.
— Tuh-Tuhmoaaaa, gargouilla la chose par la plaie qui lui tenait lieu de bouche.
Un œil roula dans une orbite enfoncée et finit par exploser après l’avoir fixé. Il distinguait
encore certains des traits du Liberator, déformés par la douleur. Il était encore en vie, ce qui en
disait long sur la bénédiction du Dieu-Roi. Mais dans ce cas précis, cela virait à la
malédiction. Morbus acquiesça lentement et leva son marteau.
— Par les os que je porte et qui sont miens, je t’ordonne de m’écouter, mon frère. Écoute
seulement l’appel du Dieu-Roi, et accepte sa bénédiction.
C’était une bien maigre prière, mais le temps lui faisait défaut. Un sentiment d’urgence
inexplicable s’empara de lui.
Le marteau tomba. Le tonnerre gronda. Un éclair monta vers le ciel, libérant le malheureux.
Morbus le regarda s’élever, puis s’en retourna à la bataille. Il fit un pas en avant, sans donner
d’ordres. Ce n’était pas nécessaire. Derrière lui, les Liberators et les Judicators avaient
reformé les rangs, ils suivirent son exemple.
Les derniers asticots géants encore en état se tortillèrent vers les rangs des Stormcasts, leur
chair immonde rongée par la pluie purificatrice. Morbus s’en débarrassa à coups d’éclairs. Ils
n’avaient de temps à perdre à combattre ces créatures dénuées d’intelligence. Leurs carcasses
calcinées furent écrasées et dispersées par les guerriers dans son sillage.
Il sentait les fluctuations de l’orage, qui forcissait, ses pluies chassant la fumée pestilentielle.
Sigmar – ou l’un de ses aspects – observait et aidait ses pieux. Mais il y avait autre chose dans
l’air… une sensation désagréable de bouillonnement. Son ventre se serra et il sentit l’étrange
magie qui filtrait au travers des sargasses durcies du pont. C’était une sorte de résonance. Elle
avait pour origine la sorcellerie corrompue qui avait permis de bâtir les ponts et la citadelle.
Devant lui, un mur de boucliers de Hérauts Putrides s’apprêtait à livrer un baroud
d’honneur. Il vit des Rois-Flétrisseurs boursouflés parmi eux qui hurlaient pour galvaniser la
ligne. Kurunta avait brisé les mantelets et repoussé les Hérauts Putrides jusqu’à cet endroit.
Ceux-ci s’étaient sans doute imaginé que le malfeu allait tenir les Stormcasts à distance
pendant qu’ils se repliaient. Morbus sourit. On ne chassait pas aussi facilement l’orage.
Kurunta se plaça à côté de lui, suivi d’un groupe de Retributors. L’armure du Chevalier-
Heraldor était noircie par endroits et couverte d’entailles.
— Votre pluie est arrivée à point nommé, Seigneur-Relictor.
Le Seigneur-Relictor s’inclina pour le remercier, mais ne répondit pas de suite. Son armure
mortis était parcourue de décharges électriques alors qu’ils marchaient sur l’ennemi. La foudre
crépitait et grondait tout autour de lui tel un gryph-hound tirant sur sa longe.
— Qui sera affranchi de la peur ? commença Morbus d’une voix évoquant le carillon
du glas.
— Seuls les pieux, scandèrent Kurunta et les autres.
— Qui se dressera quand la dernière pierre sera poussière ?
— Seuls les pieux.
Tel un seul homme, les Liberators se mirent à frapper leurs boucliers de leurs marteaux et de
leurs lames de guerre. Kurunta porta son cor de guerre à ses lèvres et souffla une note brève
qui sonna clairement à travers le champ de bataille.
Morbus sentit le chant de l’orage monter en lui. C’était une puissance qui aspirait à se
libérer, à se déchaîner sur les mondes, à noyer et à brûler tout ce qui était impur.
— Qui se tiendra debout quand tous les autres seront tombés ? tonna-t-il.
— Seuls les pieux ! rugirent-ils à l’unisson, dans un grondement de tonnerre.
Il distinguait les visages ennemis désormais, autant de grimaces livides sous leurs casques
corrodés. La rangée de lances trembla, les lignes adverses ne cachaient plus leur effroi.
Morbus avançait, suivi de Kurunta et de ses Retributors. La foudre jaillit du poing du
Seigneur-Relictor et frappa les lignes de Hérauts Putrides. Elle s’abattit sur leurs rangs en
laissant des dizaines de victimes dans son sillage. Un Roi-Flétrisseur, animé par le courage ou
le désespoir, qui sait, se jeta sur lui en brandissant sa lame corrompue.
— Qui remportera la victoire ? hurla Morbus en abattant son marteau crépitant avec toute la
furie de l’orage céleste.
— Seuls les pieux !
CHAPITRE CINQ

LA CITADELLE-SARGASSE

— Tu n’es venu jusqu’ici que pour servir de paillis dans le jardin de Papy, peau-d’argent,
jacassa le Roi-Flétrisseur en avançant d’un pas lourd.
L’air sifflait entre les plis de graisse glacials et frémissants de ses membres croulants. Son
armure en lambeaux grinça de protestation lorsque le Roi-Flétrisseur leva sa hache piquée de
rouille en poussant un beuglement de joie.
Le Seigneur-Castellant Grymn ignora les railleries de son adversaire et lui porta un rapide
coup de hallebarde. Le Roi-Flétrisseur fut proprement pourfendu en projetant de la bile en
tous sens, engluant la lame. Grymn secoua son arme pour en chasser le plus gros et observa
son environnement. Ils n’avançaient presque plus. Une odeur de chair brûlée additionnée
d’ozone régnait sur les lieux. Des flèches de malfeu hurlantes jaillissaient des meurtrières, et
des flammes verdâtres ronflaient, étouffées par le vent froid et la pluie qui s’engouffraient
dans le passage. La tempête de guérison du Seigneur-Relictor Morbus refermait les plaies des
Fils de l’Orage et maintenait la vile magie ennemie à bonne distance.
Devant Grymn, des hommes d’armes de l’Ordre tenaient la ligne contre les Hallowed
Knights au milieu des ruines fumantes de la barbacane de la citadelle. La façade de l’ouvrage
n’était autre que les mâchoires de quelqu’ancien léviathan, déformées jusqu’à offrir une
caricature monstrueuse de herse. Une jungle de chair pourrissante et de sargasses s’étendait
au-delà, et de nouveaux Hérauts Putrides rejoignaient la ligne de bataille d’un pas traînant.
C’était comme si tous les guerriers valides étaient enfournés dans la barbacane pour retarder
leur entrée.
Tallon glatit, et Grymn gratta le crâne emplumé du gryph-hound. L’animal avançait à côté
de lui tandis qu’il marchait derrière les rangs des Liberators.
— Oui, je sais... nous sommes trop lents. Nous avons besoin de place pour manœuvrer.
Mais ils ont l’air déterminés à ne pas nous en laisser.
Les mortels étaient disciplinés, avec leurs boucliers de fer qui formaient un mur, les seconds
rangs soutenant le premier, leurs lances abaissées, en une solide phalange pour empêcher leur
progression. Quand l’un d’eux tombait, un autre prenait sa place. Ils étaient galvanisés par les
champions graisseux qui restaient en réserve derrière eux et ne s’avançaient qu’aux moments
opportuns. Les Rois-Flétrisseurs combattaient juste assez longtemps pour permettre à leurs
disciples mortels de souffler et de se reformer, avant de se replier derrière leurs boucliers. Sauf
quand on ne leur en laissait pas le temps. Grymn jeta un coup d’œil au corps de celui qu’il
venait de tuer, puis au mur de boucliers. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer leur discipline,
bien qu’il cherchât à les tuer. Ces adorateurs des mouches savaient exactement ce
qu’ils faisaient.
La barbacane n’était pas assez large pour laisser avancer plus de quelques dizaines de
Stormcasts de front. Ils avançaient donc, lentement, plus lentement qu’il ne l’aurait voulu.
Parfois, des passages cachés s’ouvraient dans les murs boueux de la barbacane, vomissant des
fanatiques et hommes-bêtes qui se jetaient dans la mêlée sans une pensée pour leur propre
survie. Devant la barbacane, les Fils de l’Orage déployés sur le viaduc s’employaient à se
ménager des prises et des marches dans la surface gluante des murs. S’ils ne pouvaient pas
entrer normalement, ils allaient passer par-dessus.
Grymn entendit le cor de guerre de Kurunta retentir ainsi que le grondement de la
maçonnerie qui cédait. Il avait laissé le Chevalier-Heraldor à la tête des forces massées dehors.
Si quelqu’un pouvait percer une brèche dans ces murs, c’était bien lui.
— Mieux vaut être là pour l’accueillir quand il y parviendra, dit-il.
Il ouvrit sa lanterne protectrice, et la lumière sacrée envahit le passage. Puis il la détacha de
sa ceinture et la fixa au fer de sa hallebarde, qu’il leva devant lui à la manière d’un drapeau.
Des Hérauts Putrides se mirent à hurler et à se griffer les yeux au contact de la lumière,
tandis que les Rois-Flétrisseurs reculaient alors que leur peau se couvrait de cloques, éclatant
pustules et bubons. Les Liberators en profitèrent aussitôt et s’élancèrent pour combler le vide.
Les boucliers de sigmarite percutèrent la ligne vacillante, et maints ennemis s’écroulèrent en
hurlant, bientôt piétinés sous les bottes de sigmarite. Il n’était plus possible de les arrêter, d’en
appeler à leur clémence. Aussi déplaisant fût-il, si le seul moyen d’atteindre leur objectif
consistait à marcher sur les cadavres disloqués de ces mortels corrompus, soit. Grymn suivit la
première rangée de Liberators en dressant sa hallebarde bien haut.
Derrière lui, venaient Feros et ses Retributors, prêts à le protéger au cas où un ennemi se
serait rapproché. Tallon représentait une protection bien suffisante, mais il ne vit pas l’intérêt
d’offenser Feros et les autres. C’était une marque de respect, rien de plus. Venant de Feros de
la Main Lourde, c’était d’autant plus surprenant.
Le Retributor-Prime ne s’était jamais montré particulièrement respectueux. Le Héros du
Glacier Célestin incarnait toujours la colère des cieux faite chair, assorti d’une personnalité
adéquate. Grymn soupçonnait parfois Feros de ne se soucier de l’opinion que d’un seul
homme. Agaçant, mais compréhensible. Gardus était le Seigneur-Célestant, et sa main maniait
les Âmes d’Acier au combat.
Mais Feros, comme Tegrus et d’autres, n’était plus le guerrier belliqueux qui foulait
autrefois la Glace Célestine, son marteau de foudre à la main. Il avait été Métamorphosé,
recréé après sa mort au marais de Grand-Ghyr. Le guerrier qui était revenu était plus féroce
que jamais, mais plus docile aussi, moins enclin à céder à la violence guerrière qu’il
affectionnait tant jadis.
Grymn n’était pas bien certain d’en apprécier les implications. Car si Feros pouvait se
montrer plus obéissant, et si Tegrus pouvait perdre son bon sens, cela signifiait que Gardus
pouvait changer lui aussi. Serait-il en mesure de reconnaître le Seigneur-Célestant s’il se
retrouvait face à lui ? Ou aurait-il l’impression de faire face à un étranger ? Il avait entendu les
histoires qui circulaient au sujet des transformations de Thostos Lame-d’Orage et de Gaius
Greel. De puissants guerriers, quelque peu diminués. Amoindris. Il sentit le goût
caractéristique du métal roussi et fut pris d’un frisson.
— Une petite intervention divine ne nous ferait pas de mal, dit-il.
— Une grosse, tu veux dire, fit Morbus.
Visiblement fatigué, il s’appuya sur son bâton reliquaire. Il avait participé à l’assaut initial,
et son armure mortis avait fait les frais des coups ennemis.
— C’est tout ce que je peux faire pour empêcher le malfeu de se propager.
Grymn lui jeta un coup d’œil.
— Es-tu blessé ? demanda-t-il de façon bourrue. Si c’est le cas, tu n’es qu’un fardeau, et je
n’ai pas besoin de ça.
Les mots sortirent plus durement qu’il ne l’avait voulu, mais Morbus gloussa.
— Je suis juste fatigué, dit Morbus en se redressant. Tu ressens ça ?
— Sentir quoi ? demanda Grymn, devinant déjà la réponse.
Il le percevait depuis qu’ils avaient franchi les portes extérieures. L’air était lourd,
électrique, comme lorsqu’une tempête d’envergure se préparait.
— Des renforts ?
Morbus acquiesça.
— Gardus. Nous devons être prêts pour l’accueillir.
Grymn se renfrogna, mais son cœur fit un bond. Il avait espéré que cette bataille soit
terminée avant l’arrivée de l’Âme d’Acier, mais cela n’allait visiblement pas être possible.
— Nous devons briser leurs lignes pour de bon. Et ne leur laisser aucune chance de
se relever.
Il jeta des coups d’œil tout autour de lui, puis frappa le sol du talon de sa hallebarde.
— Stop ! hurla-t-il.
Sa voix porta aisément malgré le tumulte, et les Liberators s’immobilisèrent en se calant
épaules contre épaules, hanches contre hanches, derrière leurs énormes pavois.
— En raidillon ! ordonna-t-il.
La première rangée de Liberators posa un genou à terre en enfonçant ses boucliers dans le
sol, puis la suivante avança en appuyant le bas de leurs boucliers sur les cuisses de ceux qui se
tenaient ainsi, jusqu’à ce qu’un mur de sigmarite obstrue le passage. Les guerriers de la
troisième rangée levèrent leurs boucliers par dessus leurs têtes en couvrant celles du second
rang, parallèlement au sol, et formèrent une étroite colonne. Ceux qui se trouvaient à l’arrière
s’agenouillèrent, créant une rampe improvisée.
Le Seigneur-Castellant hocha la tête d’un air satisfait. Il était fier de cette formation, qui ne
lui avait jamais coûté la victoire au Gladitorium. Elle faisait usage de tout l’espace disponible
de la manière la plus efficace qui soit, et ses guerriers pouvaient tenir leur position pendant
des heures si nécessaire.
— Solus ! s’écria-t-il.
De l’autre côté du mur, il entendait les cris étouffés des Hérauts Putrides qui se
regroupaient. Ils n’avaient plus beaucoup de temps.
Le Judicator-Prime se précipita à sa rencontre, et Grymn lui désigna le rempart.
— J’ai besoin de ta foudre, Solus. Nous nous tenons dans ce passage exigu depuis
trop longtemps.
— Pas beaucoup de place, répondit Solus en regardant le plafond, avant de se retourner et de
faire signe à ses Judicators. Mais cela devrait suffire. Gatius, Parnas, faites monter
vos guerriers.
Des Judicators armées de leurs lourds arcs d’éclair et les plus solides d’entre eux d’arbalètes
de foudre arrivèrent rapidement et commencèrent à gravir la rampe improvisée.
Une fois en haut, ils se mirent à genoux et patientèrent, en trouvant un équilibre parfait sur
les boucliers levés, immobiles, des autres Stormcasts.
Grymn frappa à nouveau le sol au moyen de sa hallebarde.
— Âmes d’Acier ! L’heure de prononcer votre jugement a sonné !
Dans un grondement de tonnerre, les Judicators lâchèrent une terrible volée de traits sur les
rangs compacts des Hérauts Putrides. Les pavois surélevés des Liberators du deuxième rang
agissaient comme des créneaux et les protégeaient suffisamment. Les décharges d’énergie
céleste furent suivies d’éclairs en chaîne, et l’endroit empesta bientôt la chair pourrie calcinée.
— Feros, Markius ! explosa Grymn comme une nouvelle salve de traits décimait l’ennemi.
Tenez-vous prêt. Quoi qu’il reste là-bas, je veux que vous l’enfonciez jusqu’à Azyr !
— Seigneur-Castellant, répondit Feros en frappant le sol de la hampe de son énorme
marteau, en guise de salut.
Les Retributors s’alignèrent en deux files derrière le mur de boucliers, prêts à charger quand
les Liberators s’écarteraient. Grymn attendit, les yeux fermés, en comptant les volées. La
deuxième allait pousser les Hérauts Putrides à se retrancher. La troisième à revoir leur
tactique. La quatrième, à les surprendre. Les cinquième et sixième, à les mettre en déroute. La
septième, à clouer les rangs arrières. La huitième, enfin, à terrasser les derniers survivants. Il y
en aurait donc huit en tout, ni plus ni moins.
Le simple fait de contempler cette machine bien huilée était, en soit, une invitation à la paix.
Chaque guerrier, chaque unité, avait son rôle à remplir. Une machine contre une autre, et la
première qui se briserait subirait le poids d’une lourde défaite. Pour l’emporter, il fallait donc
assurer son bon fonctionnement. Pour Grymn, la guerre était avant tout une affaire de calcul.
Un nombre de variables accordées par un esprit instruit dans l’art des mathématiques
appliquées au combat. Pour d’autres, une bataille revêtait avant tout une dimension instinctive.
Gardus, par exemple. Défensif par nature, il encaissait, jusqu’à ce que l’ennemi commette
une erreur. Puis il exploitait cet instant de faiblesse en une frappe éclair, et souvent unique.
L’Âme d’Acier ne manquait ni de courage ni de talent, mais souffrait d’une absence
d’agressivité. Plus d’une fois, cette absence avait suscité l’inquiétude de Grymn, qui avait
remis en question son Seigneur-Célestant. Une petite partie de lui-même – parfaitement
indigne – se demandait si peut-être Sigmar n’avait pas fait une erreur en leur assignant leurs
rôles. Il secoua la tête et chassa cette pensée.
— Il est l’épée, et je suis le bouclier, marmonna-t-il.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Morbus.
— Rien. Huit volées. Ouvrez les portes.
Il abaissa la main, demandant ainsi à une section du mur de boucliers de s’écarter. Les
Liberators pré-désignés pivotèrent en un geste pratiqué à la perfection. Un passage apparut,
Feros et Markius l’empruntèrent à la tête de leurs guerriers. Pendant de longs instants, le seul
bruit fut celui de la progression des Retributors, un martèlement de plus en plus saccadé à
mesure qu’ils prenaient de la vitesse. Puis vint le choc sourd et profond du contact avec la
cible, et le crépitement des marteaux de foudre en rapide succession. Grymn frappa le sol du
talon de sa hallebarde.
— En carapace !
Le mur de boucliers se disloqua et se reforma en quelques respirations dans un vacarme de
métal. La formation de la carapace était simple, assez similaire à la précédente. C’était un mur
haut de deux boucliers, la rangée supérieure légèrement inclinée pour éviter que des flèches,
des javelines ou même des pierres ne retombent sur les défenseurs. Lentement, mais sûrement,
la formation avança en enjambant les cadavres. Les Judicators se déployèrent, profitant
d’interstices pour tirer leurs traits crépitants.
Morbus grogna. Grymn tourna la tête et vit le frisson du Seigneur-Relictor.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en prenant Morbus par le bras.
— Quelque chose… fit Morbus en secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées. Je sens
quelque chose…
— Vous l’avez déjà dit.
— Non, pas cela... Autre chose, gronda Morbus.
Grymn cligna des yeux. Il était rare que le Seigneur-Relictor hausse la voix, même dans les
pires moments.
— Quelque chose s’agite. Sous nos pieds. Dans les racines de cet endroit, dit-il en regardant
Grymn. Et cette chose est malade. On dirait une… une blessure, qui s’infecte. Comme si les
eaux, l’air même, criaient soudain de douleur, Lorrus.
Grymn hésita maintenant que le Seigneur-Relictor l’appelait par son prénom. Quoi qu’il
ressente, cela n’augurait rien de bon. Il s’écarta de Grymn.
— J’ai déjà ressenti cela, quand nous sommes arrivés pour la première fois dans les
Royaumes de Jade. Aux Portes de l’Aube.
Un frisson soudain parcourut le Seigneur-Castellant. C’est pour les Portes de l’Aube qu’ils
étaient venus dans le Royaume de la Vie. L’antique porte était censée mener de Ghyran à
Aqshy. Mais en réalité, il avait été perverti et corrompu, comme tant de choses en ces
contrées. Au lieu de révéler une route menant aux sables rouges d’Aqshy, les Portes de l’Aube
s’étaient ouvertes sur le cœur aigre du Chaos lui-même. Elles avaient vomi des démons de
Nurgle. Les horreurs qui en avaient découlé avaient donné le ton de la suite.
Grâce à Gardus, les Portes de l’aube avaient été détruites. Mais une souillure nocive
demeurait sur ces pierres meurtries. Tout ce qui sentait le contact des Puissances de la Ruine
était voué à changer d’une manière ou d’une autre.
— Peut-il y avoir une porte ici ? demanda-t-il sans perdre de vue les Liberators.
— J’en suis convaincu, à en parier mon âme, dit Morbus.
— Dans ce cas, mieux vaut en finir au plus tôt.
Grymn marqua une pause et jaugea le Seigneur-Relictor. Morbus était déjà épuisé, après ses
démonstrations de puissance précédentes. Sa décision prise, il poursuivit :
— Une fois la barbacane sécurisée, j’irai à sa recherche. Assure la cohésion de nos lignes et
attends Gardus. Dis-lui tout ce qu’il doit savoir.
Morbus secoua la tête.
— Mais…
Grymn serra brièvement l’épaule de Morbus.
— Nous avons tous notre rôle à jouer, Morbus. Ceci est le mien. Ne suis-je pas le Veilleur
de la Porte et le Gardien des Clefs ? Les esprits et leurs us relèvent de ta responsabilité. Les
portails, de la mienne.
— Tu ne peux pas y aller seul, insista Morbus. Tu auras besoin de moi.
— Les Âmes d’Acier ont besoin de toi, dit Grymn. Gardus aura besoin de toi. Et je n’ai
besoin que de moi-même.
Tallon glatit, indigné, et Grymn rit.
— Bon d’accord, de moi, et de toi.

Quand le premier des guerriers-orage sortit de la barbacane, ce fut sous un déluge de pluie et
d’éclairs. Chacun portait une armure lourde ornée d’or et d’argent étincelants. Ils maniaient
leurs grands marteaux à deux mains comme s’ils ne pesaient rien et se mirent au travail avec
une sinistre détermination.
Le duc Gatrog les observait avec intérêt depuis une plateforme en surplomb. Il était rare
qu’il puisse examiner l’adversaire en action depuis un abri sûr, aussi en profitait-il. Un
adversaire étudié était un adversaire vaincu, comme le Maître-Flétrisseur Wolgus l’avait soi-
disant affirmé au début de la Deuxième Croisade Pestilentielle dans le nord de Shyish. Le fait
que ce Wolgus eût perdu la vie peu après était une autre histoire.
Si un ennemi méritait d’être étudié, c’étaient bien les guerriers-orage. La destruction des
viaducs latéraux avait été inattendue. Ces guerriers avaient réagi plus vite qu’il ne s’y était
attendu. Des coureurs des deux autres citadelles avaient parlé d’une grande confusion et d’une
véritable dévastation. Les esclaves libérés étaient incontrôlables, les murs abattus. Le comte
Pustulix était mort, tué dans le plus grand déshonneur. Et le pauvre baron Feculast avait été
enseveli sous ses propres murs par les implacables coups de marteau des messagers ailés
ennemis. Gatrog trembla. Ce n’était pas une fin digne d’un chevalier.
Les choses ne se déroulaient pas bien. Gatrog ne pouvait s’empêcher de se demander si le
Roi de Toutes les Mouches n’avait pas ôté sa main directrice de leurs épaules. Une défaite ici
pouvait paralyser l’Ordre de la Mouche pendant des siècles. Ils risquaient même de devoir
abandonner leurs possessions en dehors des Duchés Putrides. Et tout cela à cause de ces
envahisseurs peau-d’argent. Furieux à cette pensée, il poussa un grognement guttural.
— Ils se battent comme des ghyrlions, dit Agak.
L’écuyer était accroupi tout près, les yeux écarquillés. Le grand bouclier de Gatrog était
sanglé dans son dos, et il était quasiment plié en deux sous son poids.
— Comment un mortel peut-il espérer tenir face à ça ?
— Celui qui tient le Grand-Père dans son cœur vivra à jamais, fit Gatrog pieusement.
La première vague d’hommes d’armes qui se jeta sur les guerriers-orage fut massacrée. Tout
comme la deuxième. Puis la troisième. Quelques éléments de la quatrième survécurent,
principalement parce que les plus malins se cachaient derrière les cadavres.
— Je crois que c’est Papy qui ne les porte pas dans son cœur, songea Agak.
Gatrog le regarda fixement, et l’écuyer eut un mouvement de recul. Le chevalier du Chaos
prêta à nouveau attention à l’ennemi. Chacun d’eux était une île, un éclat argenté brillant sur
une mer noire comme la nuit. Ils défendaient la herse intérieure, empêchant quiconque de la
baisser et de fermer la barbacane.
Des entrailles de la fortification lui parvint le vacarme de bottes métalliques et d’armes
entrechoquées. La muraille extérieure tremblait sous l’assaut des guerriers-orage restés dehors.
Au-dessus de lui, les remparts résonnaient des grincements des machines de guerre que les
servants tentaient de déplacer. Cela n’allait sans doute servir à rien, mais le désespoir était
source de force, et c’est bien tout ce que les guerriers pouvaient demander.
Ça, et une position avantageuse.
Gatrog leva la main.
— Prêts, dit-il.
Derrière lui, cinquante des meilleurs tireurs de l’Ordre levèrent leur arc-ver. Les pointes
corrodées des flèches luisaient d’une substance âcre. Un homme frappé par l’un de ces traits
tombait malade et mourait en quelques instants. Il était curieux de savoir s’il en irait de même
avec les guerriers-orage.
Il baissa la main.
— Tirez !
Les flèches sifflèrent au-dessus de sa tête et passèrent au-dessus de la cour avant de
retomber avec une précision impressionnante. Un guerrier argenté vacilla avant de tomber.
Son corps explosa en un nuage de décharges électriques qui s’éleva vers le ciel en renversant
plusieurs hommes d’armes et en embrasant leurs pourpoints troués. Ils se roulèrent dans la
boue en hurlant de douleur. Les autres guerriers-orage poursuivirent le combat malgré les
flèches dont étaient hérissés leurs harnois. Gatrog siffla de colère.
— Prêts, grogna-t-il.
Il fallait qu’ils referment la barbacane, sans quoi l’ennemi envahirait la citadelle et
compromettrait l’Ordre de la Mouche pour lequel il avait travaillé si dur. Il ne pouvait pas
permettre une telle chose. Le Roi de Toutes les Mouches leur avait confié une tâche, et Gatrog
s’était engagé à s’en acquitter, sur son honneur de preux chevalier.
— Ti…
Une flèche scintillante fichée dans le crâne de l’archer situé à côté de lui le réduisit au
silence. La victime s’effondra sur elle-même. Gatrog leva les yeux. Une forme ailée tournait
en cercles dans le ciel. D’autres traits filèrent vers le sol, plus vite que Gatrog ne le croyait
possible. Il parvint à se glisser à l’abri du mur. Les archers eurent moins de chance, et la plate-
forme fut bientôt jonchée de cadavres. Gatrog retira une flèche de son avant-bras en poussant
un juron. Cela faisait mal, mais la douleur était un don du Grand-Père, qui rappelait la douce
brièveté de la vie.
La flèche se transforma en particules de lumière vive sous ses yeux. Telle était la nature de
leurs adversaires. Rien que la lumière des étoiles et la foudre. Où était le sang ? Le
craquement des os ? Ces créatures pouvaient-elles ressentir quoi que ce soit, ou s’agissait-il
simplement de fantômes arrachés à leurs tombes par un dieu jaloux ?
D’une certaine façon, il avait pitié d’eux. Ils ne connaîtraient jamais l’amour de Grand-Père,
ni la gloire du Roi de Toutes les Mouches. Mais ils mourraient en son nom, c’était toujours ça
de pris. Il chercha Agak, accroupi non loin, caché sous son pavois.
— Agak ! Bouclier ! dit-il en faisant de grands gestes.
— Vous avez encore oublié qu’ils volaient, monseigneur ? souffla Agak en portant le lourd
bouclier cerclé de fer à l’autre bout de la plate-forme.
Les archers ailés s’étaient trouvé d’autres cibles. Des flèches chatoyantes perçaient
l’obscurité, envoyant des hommes d’armes et des Rois-Flétrisseurs valdinguer au pied des
remparts et des plates-formes. Plus bas, la bataille faisait toujours rage. Les guerriers-orage
tenaient obstinément leurs positions, repoussant toutes les tentatives de contre-attaque.
— Silence, Agak. Garde ton souffle pour lancer un défi au lâche là-bas. Nous allons
échanger quelques mots.
— De quel lâche parlez-vous, monseigneur ? Celui qui a des ailes, ou…
Gatrog saisit Agak par la gorge et l’attira à lui.
— Je m’en moque, lui cracha-t-il au visage. Choisis-en un, et un bon !
— Oui, monseigneur, gargouilla Agak les yeux exorbités. Tout de suite, monseigneur.
Gatrog le jeta sur le côté et leva son bouclier. Il avait été façonné à partir d’écailles à
facettes de l’un des grands draks d’eau des marches méridionales, renforcé de fer et d’os.
Quoique petits, des sceaux de la ruine y avaient été gravés. Le bouclier était un présent de la
grande Dame Dame du Chancremur en personne et le protégeait des flammes et de la guerre
depuis un siècle. Il dégaina son épée et en abattit le plat contre son bouclier.
— Lance mon défi, écuyer ! Je m’en vais affronter l’ennemi.
En lieu et place d’un fier cri de défi, Agak poussa un hurlement effaré.
Gatrog se retourna promptement pour le châtier et aperçu l’ombre. Il leva son bouclier juste
à temps et absorba le gros de l’impact du marteau. La foudre jaillit et le mordit en épousant les
contours de son bouclier. Ses os tremblèrent dans leur enveloppe de chair flasque et il recula
en chancelant, une douleur lancinante à l’épaule. Il écarta son bouclier pour disperser la fumée
du coup. Une forme scintillante lui tombait dessus, ses grandes ailes crépitantes
entièrement déployées.
Il leva son bouclier et se campa fermement pour se préparer à l’impact. Le guerrier-orage
vira au dernier moment et passa à côté de lui. Les plumes de lumière pure d’une aile
l’effleurèrent, lacérant son armure en lui brûlant la peau. Gatrog hurla et pivota. Il abattit son
épée et manqua de peu son assaillant
— Mon seigneur, prenez garde, s’écria Agak quelques instants avant de sauter de la plate-
forme. Gatrog leva les yeux et vit un déluge de marteaux enflammés tournoyer vers lui. Une
seconde avant qu’ils ne frappent, il suivit l’exemple d’Agak et toucha le sol au moment où la
plate-forme vola en éclats. Des rivets éclatèrent et des plaques se désolidarisèrent de son
armure lorsqu’il roula avant de se relever. Il était un chevalier, pas un acrobate ! Quelque
chose en lui était brisé, et il avait du sang dans la bouche, mais cela guérirait vite, sous réserve
qu’il survive encore quelques instants.
Le plus grand désordre régnait dans la cour. La situation s’aggravait à vue d’œil. Quelqu’un
avait ouvert les cages aux esclaves, et ces idiots de sauvages déchaînés se jetaient sur les
hommes d’armes et les contremaîtres. C’était comme si l’orage les avait rendus fous. Mais
l’orage finit toujours par cesser, et viendrait le moment où ils regagneraient leurs cages.
Gatrog y veillerait personnellement. Pour l’instant, il devait rallier ses troupes et repousser
l’ennemi.
Il chercha Agak et aperçut son écuyer qui se relevait non loin de là. Il sentit un certain
soulagement en constatant que son serviteur était encore en vie.
— Agak, viens par ici, s’écria-t-il en agitant son épée. Vite ! Le travail n’attend pas.
— Un sale travail, fit Agak.
— Mais cela ne te concerne pas, dit Gatrog en ignorant le soupir de soulagement d’Agak.
Descends. Informe le Maître-Flétrisseur Bubonicus de la situation. Et reviens aussitôt que tu
le peux.
— Et si je ne peux pas, monseigneur ?
Gatrog saisit Agak par la nuque.
— Eh bien, je partirai du principe que tu es mort. C’est bien là la seule raison pour laquelle
tu ne pourrais pas revenir, dit-il en serrant doucement avant de balancer Agak. Va, mon fidèle
serviteur. Fais ce que je t’ai ordonné.
Gatrog se retourna, le petit Héraut Putride avait déjà disparu de ses pensées. Agak allait
obéir, à moins de se faire tuer avant. Gatrog avait des obligations. Il hurla sur des hommes
d’armes tout proches en leur désignant les guerriers-orage. Mais avant d’avoir pu les
rejoindre, il entendit des battements d’ailes. Son adversaire avait décidé de reprendre
leur duel.
Il se jeta sur le côté pour éviter un coup de marteau manié par une main maillée d’argent, un
coup précis qui lui aurait sans doute fait exploser le crâne. Le guerrier-orage ailé atterrit en
douceur et virevolta en portant un coup d’aile. Gatrog leva son bouclier et, l’espace d’un
instant, la foudre le paralysa. Puis il chargea en tendant son épée devant lui. Elle ne portait ni
sceau ni trace de ruine. C’était juste une épée, forgée dans le malfeu et refroidie dans les eaux
fétides des terres Obscures. Mais grâce à sa force à nulle autre pareille, il n’eut guère de mal à
la plonger dans la cuirasse argentée de son adversaire, qui explosa dans un flamboiement
d’énergie céleste.
Gatrog entendit de nouveaux battements d’ailes et tourna sur lui-même en envoyant son
bouclier dans le visage d’un second guerrier ailé dans un bruit assourdissant. Le guerrier-orage
tomba comme une pierre et ses marteaux luisants s’évanouirent en particules de lumière. Il
secoua la tête pour recouvrer ses esprits. Gatrog lui épargna cet effort en le décapitant
proprement. Une nouvelle colonne de foudre incandescente apparut brièvement.
Juste après, Gatrog aperçut des silhouettes argentées venues de la barbacane qui rejoignaient
leurs compagnons. Sans compter d’autres guerriers ailés dans le ciel. L’ennemi était partout, et
une pluie nauséabonde totalement claire tombait d’un ciel hideusement dégagé. Il poussa un
juron de dégoût.
Le tonnerre gronda, la foudre claqua.
Mais cette fois, elle ne s’éleva pas vers le ciel. Au contraire, elle en tomba. Gatrog leva les
yeux tandis que l’éclair scintillant plongeait vers le chaudron de malfeu. Il tomba depuis une
hauteur inconcevable, qu’il ne distinguait même pas, et se fit assourdissant en se rapprochant,
telle une lame tranchant la trame même de Ghyran. La lumière et le bruit s’accentuèrent et
emplirent la cour. Aveugle et sourd, Gatrog leva son bouclier pour se protéger. Pendant
d’interminables secondes, le monde ne fut plus que lumière sonore.
Puis le chaudron explosa en un million de fragments embrasés, et le sol se souleva
brutalement. Gatrog tomba, mais parvint à conserver son bouclier. Il roula maladroitement
pour s’éloigner tandis que des griffes de feu cherchaient à le rattraper. Ses poumons se
vidèrent de tout l’air qu’ils contenaient, son tabard noircit et son armure se déforma. Des
éclats incandescents du chaudron le percutèrent, transpercèrent son harnois. La chaleur le prit
dans son étreinte et le repoussa. Son dos heurta la poutre d’une plate-forme. Le bois se fendit.
Il tomba au sol.
La foudre claqua. Malgré ses yeux voilés, Gatrog vit la plate-forme craquer, chanceler et
s’effondrer. Plusieurs tonnes de bois et de sargasses lui tombèrent dessus, et il pensa
simplement à lever son bouclier.
CHAPITRE SIX

LE TONNERRE D’AZYR

L’écho retentissant s’évanouit, de même que l’image rémanente de l’éclair de Sigmar. Le


Seigneur-Célestant Gardus recouvra aussitôt la vue. Ceux qui avaient été forgés par l’orage ne
souffraient guère de ses attentions. Il fit un pas en avant, son harnois parcouru de décharges
électriques. Des éclats craquaient sous ses pas. Il se sentait revigoré ; un sentiment qui finirait
par passer, mais il comptait en profiter. Il brandit son marteau tempestos.
— Qui chevauche la foudre ? rugit-il.
— Seuls les pieux ! tonnèrent une centaine de gorges en répons.
Le vent balaya le rideau de fumée et révéla le champ de bataille. Ils se tenaient dans la cour
d’une fortification naturelle aux dimensions colossales. L’affrontement se poursuivait. Il
remarqua un groupe de Stormcasts armés du harnois azur et argent si familier. Ils combattaient
avec acharnement des Rois-Flétrisseurs deux fois plus nombreux qu’eux. Concentrés sur les
adversaires qui leur faisaient face, les Hérauts Putrides boursouflés ne firent même pas
attention aux nouveaux venus.
Cette même scène se déroulait dans l’ensemble de la forteresse. Des Hallowed Knights,
seuls ou en petits groupes, affrontaient une marée d’ordures comme nulle n’en avait jamais vu.
Des Rois-Flétrisseurs, des hommes-bêtes et des Hérauts Putrides surgissaient des
échafaudages escarpés et des ouvertures grossières pratiquées dans les murs. Les cris de
guerre cadencés des Hallowed Knights se heurtaient aux chants bourdonnants des Hérauts
Putrides, les différents verbes de la foi se percutant comme des lames dans l’air enfumé qui
dominait les combattants.
Gardus comprit tout de suite que Sigmar les avait envoyés au moment où on avait le plus
besoin d’eux. Mais c’était à eux de faire la différence maintenant. Gardus entrechoqua sa lame
runique et son marteau et avança, suivi de près par l’escorte de Retributors qui s’étaient portés
volontaires pour lui servir de gardes du corps.
— Qui sera victorieux ? s’écria-t-il.
— Seuls les pieux ! rugirent ses guerriers.
Le grondement de leur charge fit trembler le sol. Il ne donna aucun ordre. Angstun, Cadoc et
les autres connaissaient leur rôle et le rempliraient jusqu’à la mort. La citadelle devait être
prise et l’ennemi écrasé. Le reste pouvait attendre. Il aperçut Tornus qui passait en trombe, ses
ailes déployées. L’Affranchi semblait particulièrement pressé d’en découdre avec l’ennemi.
De son côté, Gardus cherchait les signes caractéristiques de la présence du Seigneur-Relictor
Morbus, le hurlement de la foudre et ce cri de défi si familier. Morbus était forcément là où les
combats étaient les plus âpres. À moins que… Là ! Au travers du voile de fumée, il aperçut
l’étendard reliquaire scintillant de Morbus qui s’élevait au-dessus de la mêlée tel un phare. Le
Seigneur-Relictor semblait combattre seul. Gardus fit signe au chef de ses gardes du corps.
— Hamu, allons aider le Veillorage.
— Nous allons vous aider à dégager la voie, Seigneur-Célestant, dit Hamu en levant sa
masse d’astérie d’un air entendu.
Lui et ses guerriers se déployèrent en fer de lance, dont Gardus était la pointe. Ils
percutèrent les rangs ennemis tel un immense marteau. Hamu frappait comme un sourd, les
ondes de choc de sa masse emportant les âmes ravagées des Hérauts Putrides désarticulés.
Gardus frappait de gauche et de droite, fracassant des crânes et sectionnant des membres. Les
Hérauts Putrides détalèrent bientôt devant lui.
Tandis que l’ennemi se dispersait, Gardus vit que Morbus se tenait entre les Hérauts
Putrides et plusieurs cages de bois et de fer. À l’intérieur, des hommes et des femmes – des
mortels – étaient en position fœtale ou recroquevillés dans les coins. Certains s’appuyaient
contre les barreaux, leurs mains bandées refermées sur la cape et l’armure de Morbus qui
repoussait ses adversaires à grands coups de bâton. Gardus eut un sentiment de déjà-vu. Il
sentit la puanteur des plaies ouvertes et l’odeur astringente des cataplasmes préparés de ses
propres mains. Il entendit les voix des malades et des infirmes qui l’appelaient de l’autre côté
d’un océan de moments oubliés.
Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et vit que le Seigneur-Relictor avait commencé à
forcer les cages. Mais les prisonniers ne semblaient pas vouloir – ou pouvoir – s’échapper.
Trop malades, trop faibles. Peu importe. Tout ce qui comptait, c’est qu’ils étaient là et avaient
besoin de protection.
— Hamu, les cages, dit Gardus.
Le Retributor-Prime fit un geste pour montrer qu’il avait entendu, et ordonna à deux de ses
hommes de protéger les cages.
Gardus se baissa à l’approche d’un homme-bête qui le chargeait et le fit basculer par-dessus
son dos. Il le cloua au sol d’un pied et, sans lui laisser le temps de se relever, lui plongea sa
lame runique dans la poitrine. D’autres créatures crasseuses l’entourèrent bientôt. Elles
puaient et étaient maculées d’excréments. Beaucoup portaient des robes en haillons et des
armures couvertes de cloques qui dissimulaient leurs corps faméliques, tandis que d’autres
étaient vêtues de mailles cliquetantes, sans compter les nuées de mouches. La masse d’Huma
en emporta deux, pendant que le marteau d’un Retributor en cueillait un troisième. Gardus
vint à la rencontre de la charge ennemie et de la lumière commença à sourdre entre les
jointures de son armure.
Plus cette lumière s’intensifiait, plus les hommes-bêtes reculaient. Chaque fois que l’éclat
les touchait, leur peau grésillait. Gardus hésita, ne comprenant pas pourquoi sa lumière les
affectait à ce point. Ils tirèrent parti de son hésitation et détalèrent en grognant et en gémissant
de peur. Il se tourna alors vers Morbus et les cages, mais un homme-bête grognant à la
mâchoire couverte d’écume, vêtu d’une cotte de mailles rouillées et d’un tabard pourri,
chercha à lui barrer la route. Contrairement à ses congénères, il ne semblait pas craindre la
lumière qui émanait de lui.
La créature était bien deux fois plus grande que lui, et tout en muscle. Elle avait une tête de
cerf, et ses bois moisis étaient impressionnants. Elle brama quelque chose dans son noir parler
et abattit son épée à deux mains. Gardus para à l’aide de sa lame runique et lui porta un coup
de marteau dans les côtes. Des os furent brisés et la créature exhala un souffle pestilentiel. À
une vitesse surprenante, elle porta un coup d’épée de bas en haut. La lame noircie arracha une
gerbe d’étincelles au plastron de Gardus, qui recula d’un pas tandis que la créature se
redressait de toute sa taille.
Les deux adversaires se tournèrent l’un autour de l’autre. Cette créature affichait une
discipline dont étaient dépourvues les autres bêtes. Quelqu’un l’avait entraînée, lui avait appris
à se servir d’une épée. Ses naseaux se dilatèrent et elle ouvrit ses mâchoires, révélant des
rangées de dents pointues. Lentement, elle leva son arme comme pour saluer et,
instinctivement, Gardus lui rendit le geste.
— Qui ? grogna la bête.
— Je suis Gardus, dit-il sans même savoir pourquoi il lui répondait.
— Pus-Croc. Pus-Croc est chevalier, dit l’homme-bête en se redressant et en secouant ses
bois avec fierté. Combat pour honneur. Bon combat. Viens. Nous combat.
Gardus tendit sa lame runique.
— Nous allons combattre.
S’estimant satisfaite dans son honneur, la créature repassa à l’attaque. Elle était plus forte
que lui, mais pas de beaucoup. D’autant qu’elle était ralentie par le poids de son arme.
Toutefois, elle le tint à distance un long moment, et il dut esquiver ou parer plutôt que de
passer à l’offensive. Mais peu à peu, ses coups furent de plus en plus lents. De l’écume
apparut aux coins de sa bouche, et son regard jaune brûla de colère et de fatigue.
L’arme à deux mains s’abattit. Une fois de plus, Gardus para. Mais cette fois, plutôt que de
se contenter de la bloquer, il en guida la pointe vers le sol. Puis il lui porta un violent coup de
marteau, et la lame vola en éclats. Ensuite, sans laisser à Pus-Croc le temps de réagir, il lui
asséna un coup de marteau en pleine mâchoire et lui brisa le cou. La créature bascula en
arrière et martela le sol de coups de sabot pendant quelques instants avant de s’immobiliser
définitivement. Il prit le temps de l’examiner.
Pour une bête, elle était presque humaine. Il se demanda si, à l’instar de Tornus, elle aurait
pu racheter ses péchés. Y avait-il une étincelle d’humanité en cette brute, la plus petite
étincelle qui aurait pu s’en libérer et opérer un miracle ? Si oui, sa mort était un
véritable gâchis.
Un bruit métallique le sortit de ses pensées. Il se retourna brusquement et plongea sa lame
runique dans le ventre d’un Roi-Flétrisseur. Le propre coup du guerrier corrompu, qui visait la
tête de Gardus, avait été stoppé par un bâton reliquaire. Le Roi-Flétrisseur s’affaissa
lentement, et le porteur du bâton l’acheva d’un solide coup de marteau de guerre.
— Je vois que le temps que tu as passé sur l’Enclume ne t’a pas rendu plus vigilant, dit le
Seigneur-Relictor Morbus. Repartir à peine arrivé serait des plus ridicule, tu ne crois pas ?
Qu’en dirait Lorrus ?
— Je m’incline face à ta sagesse, mon frère, dit Gardus. Je te remercie.
Tout autour, les Retributors et les Hérauts Putrides continuaient de se battre. Mais un îlot de
calme faisait jour, lentement mais sûrement. Hamu et ses guerriers faisaient montre d’une
brutalité particulièrement efficace et les coups de tonnerre qui s’enchaînaient en disaient long
sur le nombre de leurs victimes.
— Les remerciements ne sont pas nécessaires, fit Morbus avant d’hésiter. Heureux de
te revoir.
Le Seigneur-Relictor semblait fatigué, bien que Gardus ne vît pas son visage. Il s’appuyait
sur son bâton, son armure couverte de bosses et d’entailles. Gardus réalisa que Morbus
entretenait l’orage par sa simple force de volonté, et probablement depuis le début de la
bataille. Les pluies vulnéraires tombaient dru, emportant la pestilence de Nurgle et offrant
leurs forces aux Hallowed Knights.
— De même, dit Gardus alors qu’un Roi-Flétrisseur dépassait Hamu et le chargeait en
poussant des cris gutturaux.
Il plongea sous l’arme de la brute et enfonça sa lame runique dans une masse d’intestins, de
muscles et d’os. Sa lame siffla en mordant la chair corrompue et en ressortant du cadavre. Les
deux moitiés du Roi-Flétrisseur glissèrent au sol dans un bruit écœurant.
Morbus donna un coup de pied dans la moitié supérieure.
— Certes, tu manques de vigilance, mais il bon de constater que tu sais toujours manier
une lame.
Avec la mort du dernier Roi-Flétrisseur, les Hérauts Putrides restants perdirent courage.
Ceux qui le pouvaient prirent la fuite dans un vacarme de glas et de chaînes. Les autres
moururent. Hamu et ses Retributors n’en firent qu’une bouchée, puis se déployèrent autour de
Gardus et de Morbus.
Gardus en profita pour examiner les cages et leurs occupants.
— Il y en a des centaines comme eux dispersés dans ces citadelles, déclara Morbus. Le
Seigneur-Castellant a chargé Enyo et Tegrus de les libérer.
Gardus plissa les yeux.
— Et ils vont également rester pour les protéger ?
Morbus tourna les yeux.
— Nous leur donnons une chance. Nous ne pouvons rien faire de plus tant que nous ne
tenons pas ces murs.
— Et pourtant tu es là.
Gardus s’agenouilla. Une prisonnière au visage couverte de mouches le contemplait d’un air
fasciné. Il tendit la main, et la lumière tua les insectes, qui tombèrent au sol. Elle lui prit la
main et sa bouche s’anima sans qu’aucun son n’en sorte. Il leva les yeux et réalisa que Morbus
le fixait.
— Tu brilles.
Gardus se releva et tenta de réprimer la lumière, de la dissimuler en lui.
— Un présent de l’Enclume de l’Apothéose.
— Et quel en a été le prix ?
— Comme je te l’ai dit, c’est un présent.
Gardus soutint fermement le regard du Seigneur-Relictor. Il n’y vit point de jugement.
Morbus, comme toujours, taisait ses véritables pensées.
— Par ailleurs, si j’avais changé, le saurais-je ?
Morbus grogna. Sentant qu’il avait remporté une petite victoire, Gardus demanda :
— Où est Lorrus ?
Il examina le champ de bataille, notant les zones où les Stormcasts tenaient bon, celles où ils
allaient avoir besoin de renforts. À en juger par le bruit, Kurunta avait pris les remparts. Le cor
de guerre du Chevalier-Heraldor ne cessait de lancer des défis et secouait les échafaudages qui
entouraient la cour.
Morbus secoua la tête.
— Il a conduit plusieurs escortes dans le dédale souterrain de cet endroit. Les forteresses
nous cachent peut-être quelque chose.
Quelque chose dans le ton de sa voix attira l’attention de Gardus.
— Une porte, tu veux dire ? murmura-t-il. Est-ce possible ?
Morbus le regarda.
— Nous nous trouvons dans une forteresse constituée d’algues fossilisées et d’os de
léviathans, et tu me demandes cela ?
Gardus se renfrogna.
— Quoiqu’il en soit, il ne peut compter que sur lui-même. Nous ne pouvons pas nous
permettre de lui envoyer des renforts. Pourquoi n’a-t-il pas attendu ?
— L’aurais-tu fait ?
Gardus se détourna. Il regarda la masse d’Hamu fracasser le casque d’un Roi-Flétrisseur,
dont la visière cracha un jet de pus.
— Ce n’est pas le problème.
— Peut-être pas, dit Morbus, qui se voûta légèrement.
Gardus voulut l’aider, mais le Seigneur-Relictor l’en dissuada d’un geste.
— Appeler l’orage me… fatigue. Mais nous n’avons pas le temps de nous reposer. Pas avant
que cet endroit ne soit sûr.
— Il le sera bientôt.
Après quoi, il conduirait ses guerriers sous terre, à la recherche du Seigneur-Castellant. S’il
y avait un portail là-dessous, il fallait le sécuriser ou le détruire par tous les moyens.
Morbus leva la tête et plissa les yeux.
— Qui est-ce ?
Gardus suivit son regard et vit Tornus passer au-dessus de leur tête. Le Chevalier-Venator
lâcha une volée de flèches et abattit une demi-douzaine de Hérauts Putrides en
quelques instants.
— Il porte nos couleurs, mais je ne le reconnais pas.
— Tu l’as déjà rencontré, au sommet de Rocnoir.
Morbus siffla en le remettant.
— Lui… Il a changé.
— Énormément, dit Gardus. Quoi qu’il fût, c’est notre frère désormais. Et un véritable atout
pour notre cause.
— Comme mon Seigneur-Célestant le voudra, murmura Morbus. C’était un adversaire
féroce. Il a même privé Lorrus de sa main et a bien failli le tuer.
Gardus le regarda.
— Il risque de ne pas être très content à ce sujet, n’est-ce pas ?
— A-t-il jamais été content ?
Gardus sourit.
— Une fois, je crois. Juste après m’avoir fait tomber lors d’un combat d’entraînement.
Les cors de chasse retentirent, signalant l’arrivée de nouveaux ennemis, et son sourire
s’effaça. Des hommes-bêtes marchant à grands pas apparurent et passèrent par l’une des
portes intérieures. Des colonnes de foudre s’élevèrent vers le ciel lorsqu’ils percutèrent une
escorte de Hallowed Knights.
Gardus se tourna vers Morbus.
— Viens. Nous avons beaucoup à faire, et j’aimerais en terminer rapidement.

Tornus l’Affranchi s’éleva dans le ciel à la suite de Cadoc Kel. Il suivit le Chevalier-Azyros
des Âmes d’Acier, qui fonçait vers les ponts de bois qui reliaient les niveaux supérieurs de la
citadelle à ses voisines. Des Hallowed Knights argentés combattaient férocement pour
s’emparer des remparts et échauguettes. Tornus les aidait partout où il le pouvait en tirant
flèche sur flèche.
Cadoc Kel et lui-même avaient été chargés de surveiller les renforts susceptibles de venir
d’une autre citadelle par le Chevalier-Vexillor Angstun, afin que les Hallowed Knights ne
soient pas submergés.
Il lui paraissait étrange de combattre des guerriers dont il aurait pu autrefois être à la tête. En
regardant les casques des Rois-Flétrisseurs, il voyait le reflet de ce qu’il avait été. Il s’agissait
de guerriers corrompus, tout comme il l’avait été sous les traits de Torglug. Les Hérauts
Putrides avaient été brisés de la même façon. L’espoir avait laissé place au désespoir, et leur
foi avait été pervertie. Pouvaient-ils être sauvés, comme il l’avait été ? Ou était-il différent ?
Qu’ils puissent trouver la rédemption ou non, Cadoc semblait s’en moquer. Le Chevalier-
Azyros combattait comme un ghyrlion enragé. Il empruntait les passerelles et tranchait les
cordes des ponts branlants, précipitant ses ennemis dans le vide. Il brisait des os et tranchait
des membres, laissant des traînées de cadavres derrière lui. Les Hallowed Knights
l’acclamaient où qu’il passe, bien que l’esprit de ces louanges fût différent de celles que
recevait Gardus. Les Âmes d’Acier aimaient Gardus, mais on ne pouvait aimer un guerrier
comme Cadoc.
Tornus regarda avec une fascination gênée Cadoc rattraper un moine de la pestilence vêtu
d’une robe puante et d’une vieille cuirasse, puis l’emporter dans les airs.
— Regarde, Tornus, s’écria Cadoc, qui tenait le Héraut Putride hurlant et gesticulant par la
gorge. Ton aigle aimerait un petit en-cas ?
— Je ne suis pas certain qu’il apprécierait ce genre de mets.
— Tu as sans doute raison. Au revoir, petite souris.
Cadoc ouvrit la main, et le moine tomba comme une pierre en poussant des hurlements
désespérés. Cadoc gloussa.
— Dire que leur dieu des mouches ne les a même pas pourvus d’ailes.
Tornus secoua la tête, quelque peu surpris. En suivant Cadoc, il avait appris une leçon
précieuse. Jusqu’à présent, tous les Stormcast Eternals qu’il avait rencontrés étaient austères,
voire patibulaires. Mais aucun n’était aussi cruel que Cadoc Kel. Les Dieux Sombres avaient
dû hurler de rage en voyant son âme monter en Azyr, car un tel guerrier aurait pu s’élever
rapidement parmi leurs rangs. Encore que. Cadoc était un fidèle de Sigmar. Sa foi l’animait de
la même manière que Gardus, dans un registre différent. Pour Gardus, la guerre était une triste
nécessité. Il fallait la mener consciencieusement, mais rapidement. Pour Cadoc, la guerre était
une fête, et chaque adversaire terrassé était une joyeuse offrande au nom de Sigmar.
Toutefois, il avait fini par réaliser que bien peu de Hallowed Knights partageaient la même
doctrine. Ils en avaient tous appelé à Sigmar dans leurs derniers instants, mais pas au même
Sigmar. Certains s’étaient tournés vers Zig’mar Brisetonnerre, ou Sehgmar le Bienveillant, ou
l’un des mille autres noms qu’on donnait au Dieu-Roi.
Le voyaient-ils toujours de cette façon ? Ou avaient-ils échangé un Sigmar pour un autre
après l’avoir rencontré ? Tornus en avait appelé à Sigmar le Bâtisseur, et il semblait y avoir
peu de différences entre l’être qu’il avait vénéré et celui qui avait offert la rédemption. Mais il
ne pouvait pas croire que le sage Dieu-Roi devant lequel il s’était agenouillé cautionnerait le
culte brutal d’un être comme Cadoc.
Le Chevalier-Azyros se posa au bord de la passerelle la plus large, taillée dans un os
cyclopéen et suspendue par un réseau de chaînes à une structure de bois pourrissant, qui
enjambait le vide entre les murs de la citadelle. En contrebas, la mer léchait les fondations des
citadelles-sargasses. Les eaux sombres se soulevaient au gré des mouvements des formes
énormes qui se battaient pour les corps qui tombaient des forteresses.
Des Hérauts Putrides menés par une phalange de Rois-Flétrisseurs empruntaient la
passerelle en direction de la citadelle. Ils faisaient sonner leurs cloches de la peste et
produisaient des chants bilieux pendant que les Rois-Flétrisseurs psalmodiaient
douloureusement. D’autres se pressaient derrière eux, impatients de traverser à leur tour. Les
Rois-Flétrisseurs de tête ralentirent en apercevant Cadoc qui se tenait en travers de leur
chemin. Le Chevalier-Azyros rit.
— Regarde-les, Tornus. Ne sont-ils pas ridicules ainsi couverts de haillons et de rouille ?
Tornus ne répondit pas. D’une certaine façon, Cadoc parlait tout seul. Un phénomène
somme toute courant, finirait-il par apprendre. Cadoc dégaina sa lame stellaire et la planta
dans la passerelle.
— Nul ici ne peut m’arrêter, dit-il en levant son fanal céleste. Je suis le prince d’Ekran.
Vous êtes comme des vers affrontant un aigle, avec peu ou prou les même chance
d’en réchapper.
La lueur baigna la passerelle, faisant bouillir les premiers rangs de Hérauts Putrides. Les
Rois-Flétrisseurs poursuivirent leur progression malgré la fumée qui s’élevait de leurs corps
meurtris. Pas un ne réussit à s’approcher de lui. Un par un, ils s’écroulèrent, dévorés par des
flammes azurées.
Tornus plissa les yeux, de compassion. Il se souvenait bien de cette lumière et de la douleur
qu’elle infligeait quand elle vous engloutissait. Une douleur cuisante, source d’une extrême
souffrance. Une douleur insupportable au point que la mort était préférable. Même les Dieux
Sombres eux-mêmes ne pouvaient en concevoir de pareille. C’était la douleur de la négation,
de l’anéantissement. De la dissolution totale et complète de l’être. Seuls les plus forts
pouvaient survivre à son contact.
Cadoc ferma son fanal et gloussa.
— Tu vois, Tornus, la miséricorde d’Azyr.
— C’est là de la miséricorde ?
Cadoc s’esclaffa.
— Bien sûr ! Désormais, ils n’ont plus à souffrir sous les coups de fouet de leurs faux dieux,
dit-il en raccrochant le fanal à sa ceinture. Dans une autre vie, je les enfermais dans des cages
en fer et les pendais au-dessus de fosses enflammées, afin qu’ils suent jusqu’au dernier de
leurs péchés au nom de Sigmar, ajouta-t-il en secouant la tête. Tant pis.
— Trêve de souvenirs. En voilà d’autres.
Tornus encocha une flèche et cloua un Héraut Putride à la structure de la passerelle. Les
serviteurs de Nurgle pouvaient se montrer courageux. La douleur était un présent avidement
recherché. Quel qu’en soit le prix.
— Ah ! bien ! s’exclama Cadoc en déployant ses ailes dans un grésillement. De nouvelles
âmes pour les flammes de Sigmar.
Les Hérauts Putrides s’arrêtèrent d’un pas hésitant, et ceux du fond butèrent sur
les premiers.
— Tenez-vous prêts à mourir, mes amis, s’écria-t-il. Je serai là dans un instant.
C’est d’un air consterné que Tornus observa ce Fils de l’Orage particulier. Cadoc se frappa
la poitrine du plat de sa lame en empruntant d’un air décidé la passerelle encore fumante.
— Approchez, n’ayez pas peur. Je vous offre la paix, mes amis. Je vous apporte
l’absolution, dit-il en écartant les bras. Mais je suis impatient. Approchez. Allons ! Vous
faisiez preuve de plus d’entrain tout à l’heure. Avez-vous peur ?
Un Roi-Flétrisseur se fraya un chemin vers l’avant et beugla un défi. Cadoc inclina la tête.
— Nous y voilà, dit-il.
Il fit un pas, puis un autre, et d’un simple battement d’ailes, il s’envola.
— Venez admirer comment combat un Kel, vermisseaux, rugit Cadoc en décapitant le Roi-
Flétrisseur d’un coup de sa lame stellaire. Cadoc Kel, dernier prince de l’Ekran, réclame
votre attention.
L’air tonna comme il accélérait dans un claquement d’ailes crépitantes. Il traversa les rangs
des Hérauts Putrides en tranchant têtes et membres. Rares furent les adversaires qui lui
résistèrent, la plupart préférant tenter leur chance contre des ennemis moins rapides. Ils firent
demi-tour et fuirent vers l’autre extrémité de la passerelle, avec Cadoc sur les talons qui
hurlait un chant encensant Sigmar. Tornus fila dans son sillage, la corde de son arc de
chasseur des royaumes vibrant chaque fois qu’il lâchait un trait sur les Hérauts Putrides pris au
piège entre Cadoc et leurs congénères. Il tirait aussi vite que possible. Ospheonis volait à son
côté, déchiquetant tout Héraut Putride qui cherchait à l’agripper. Cadoc, lui, poursuivait sa
moisson macabre en projetant les créatures dans le vide.
Des Prosecutors piquèrent sur la masse de Hérauts Putrides par-derrière. Le Conclave
Angelos de la chambre avait été chargé de distraire les forces qui occupaient les deux autres
citadelles. À cette fin, ils avaient libéré les prisonniers des cages des trois citadelles.
Désormais, grâce aux Prosecutors Métamorphosés tout juste arrivés, ils pouvaient aider ces
esclaves à ne pas se contenter de fuir. Une partie de Tornus fut outrée à l’idée d’utiliser des
mortels de cette façon. Une autre, plus sage, savait que c’était une triste nécessité.
Les Fils de l’Orage n’étaient pas assez nombreux et pouvaient juste percer l’obscurité. Pour
que la lumière s’étende, ils leur fallait rallier les mortels des royaumes. Du plus pathétique des
grots au plus imposant des gargants, en passant par tout ce qui les séparait. Chaque bras
capable de tenir une épée serait le bienvenu pour que la Flèche du Varan soit abattue et
qu’Archaon l’Élu Éternel, le Grand Marshal du Chaos, soit chassé de son trône.
En tant que Torglug, il avait craint Archaon. La pensée de cette présence volcanique, du
poids de ses trois yeux, avait compté parmi les rares choses capables d’ébranler les certitudes
du Honni. Archaon était la fin des temps incarnée. Le point zéro, là où la lumière et le courage
n’étaient que de vagues souvenirs. Peu de seigneurs du Chaos auraient songé à le défier
ouvertement, et ceux qui s’y essayaient étaient soit fous soit idiots. Ce qui n’avait pas été le
cas de Torglug.
Tornus chassa cette pensée. Il n’aimait pas penser à ces jours. Torglug avait disparu, bon
débarras ! Comme l’avait dit le Seigneur-Célestant Silus, il était Tornus désormais. Il tira une
flèche et cloua le bras d’un Roi-Flétrisseur à la passerelle pour l’empêcher de porter un coup à
Cadoc. Le Chevalier-Azyros frappa au moyen de son aile et décapita la créature, dont la tête
tomba dans l’eau.
— Joli tir. Cadoc aurait été fâché si vous lui aviez pris sa proie.
Tornus jeta un coup d’œil tout autour de lui et vit un autre Chevalier-Venator perché sur un
contrefort, son arc posé en travers de ses genoux. Son aigle étoilé piqua vers Ospheonis et les
deux rapaces entamèrent un ballet gracieux.
— Je suis du même avis, dit-il en glissant vers elle.
— Je vois que vous avez emprunté la Voie du Chasseur des Royaumes, fit-elle. Et vous
portez les couleurs des pieux. Mais vous n’appartenez pas à notre chambre.
— Silus l’Irréprochable est mon commandant.
— L’Ost Scintillant serait-il venu nous aider ?
Elle paraissait presque déçue, mais Tornus secoua la tête.
— Il n’y a que moi.
— Ah ! Eh bien, soyez le bienvenu, dit-elle en écartant les bras. Restez donc et tirez si vous
le souhaitez, ajouta-t-elle en désignant la passerelle. Les cibles ne manquent pas.
Elle se releva.
— Est-ce ainsi que vous les voyez ?
— Comment devrais-je les qualifier ? Au fait, je m’appelle Enyo.
— Tornus.
— Eh bien, Tornus, si ce sont des cibles, c’est qu’ils l’ont bien voulu. Nous sommes fidèles
à notre foi et avons souffert pour elle. À leur tour, dit-elle avant de produire une flèche, de
viser et de tirer. Je ne vais pas les plaindre pour les choix qu’ils ont faits.
Tornus encocha une flèche.
— Ils n’en ont probablement pas eu.
Elle ne répondit pas et se contenta de tirer un deuxième trait. Pendant quelques instants, ils
tirèrent dans une harmonie silencieuse en abattant les Hérauts Putrides les uns après les autres.
Il y avait un sentiment de paix dans cette cadence. Tornus oublia ses préoccupations et ses
doutes. La seule chose qui comptait, c’était le claquement de la corde, et la vibration de la
flèche qui la quittait.
Tout s’arrêta rapidement, bien trop tôt. Les Hérauts Putrides repartirent par où ils étaient
venus dans l’espoir de trouver refuge dans la citadelle. Sur les remparts, des escortes de
Liberators et de Judicators commencèrent à les suivre. Les Confréries de Nuages Noirs
soutenues par des Prosecutors avaient été chargées de s’emparer des remparts des deux autres
citadelles. Ils allaient prendre le contrôle des niveaux supérieurs et se retrancher en attendant
les renforts. Une fois la forteresse centrale conquise et les divers chemins reliant les trois
sécurisés, les Stormcast Eternals seraient libres de concentrer les forces de la chambre sur la
deuxième, puis la troisième.
— Ils s’enfuient, murmura Enyo en baissant son arc. Je sais qui vous êtes maintenant, dit-
elle en lui jetant un coup d’œil. Il n’y a qu’un seul Tornus.
Il ne prit pas la peine de la regarder.
— Et ?
— Et c’est tout. Vous portez notre symbole. Vous êtes lié à un oiseau céleste. Cela suffit en
ce qui me concerne. J’ai confiance.
Tornus hocha la tête et vint se percher près d’elle sur le contrefort.
— Je suis heureux de vous entendre le dire, répondit-il en fléchissant les doigts et en
regardant les mouvements des plaques de sigmarite de son gantelet. Beaucoup ne sont pas
aussi indulgents.
— Non. J’imagine. Vous ne devriez pas l’être vous non plus, fit-elle avant de se détourner.
Ce n’est pas le pardon qui a présidé à notre création. Nous sommes l’orage, et tel l’orage, nous
agissons comme nous le devons, pas comme nous l’aimerions. C’est une bonne chose, je
pense. Autrement, Cadoc serait encore plus insupportable qu’il ne l’est déjà, ajouta-t-elle en
levant les yeux. En parlant de ça…
— Ah ! Enyo, fit Cadoc en tournant autour d’eux. J’en suis à soixante-treize âmes expédiées
aux flammes de Sigmar.
— Tu dois être content, dit le Chevalier-Venator.
— Combien pour toi ? demanda-t-il.
— Je ne compte pas mes proies, prince d’Ekran.
Cadoc rit.
— Cela veut dire que j’ai gagné.
Enyo fit un geste.
— Vous voyez ? Un véritable sauvage. La foi est tout ce qui le sauve.
— Ma foi se manifeste dans la victoire, dit Cadoc.
Tornus fut incapable de dire s’il était en colère ou content de cette insulte. Il frappa son
fanal du plat de son épée.
— Ma lumière guide les pieux vers la victoire. Et réduit en cendres les mécréants.
— Je me plais à croire que nous autres jouons aussi un petit rôle dans tout cela, dit Enyo.
— Sans doute, reconnut Cadoc. Mais je suis celui qui brille le plus vivement à Ses yeux.
Viens, Tornus, joins-toi à moi ! Je vais propager la lumière dans les recoins sombres de la
citadelle la plus éloignée. Qu’ils découvrent la lumière et la terreur qui l’accompagne quand
on se tient en travers du chemin d’un prince d’Ekran.
Il s’envola sans même attendre de réponse.
Tornus observa le Chevalier-Azyros qui s’éloignait.
— Il semble se souvenir d’une grande partie de son ancienne vie.
Sur les remparts, les derniers Hérauts Putrides tentaient de repousser le mur de boucliers des
Liberators qui avançaient vers eux. Ils chantaient les louanges de Nurgle dans la plus grande
hystérie, comme s’ils suppliaient leur dieu d’intervenir et de les sauver.
— Il faudrait plus d’une métamorphose sur l’Enclume de l’Apothéose pour entamer cet ego,
dit Enyo qui visa, tira et abattit un autre Héraut Putride. Du peu que je sais des Ekran, c’était
un peuple féroce. Et fier.
— La fierté est une faiblesse, dit Tornus.
Enyo lui lança un coup d’œil.
— Vous parlez comme si vous en saviez quelque chose.
— Cadoc n’est pas le seul à posséder de tels souvenirs, dit Tornus en visant un Roi-
Flétrisseur attardé sur un échafaudage bas. Je me souviens également d’où je viens. Et je me
rappelle comment j’y suis arrivé.
Il lâcha son trait. Le Roi-Flétrisseur recula brutalement sous la violence de l’impact, heurta
le mur et bascula par-dessus la rambarde.
Tornus le regarda tomber dans le vide.
CHAPITRE SEPT

LA PORTE AUX
HERBES FOLLES

Le Maître-Flétrisseur Bubonicus soupira en sentant le sol marécageux de la chambre voûtée


trembler sous ses pieds. La bataille ne se déroulait pas aussi bien qu’il l’avait espéré. Il songea
à se joindre à la mêlée, mais écarta aussitôt cette idée. Un guerrier de plus ou de moins
n’aurait rien changé, même s’il s’agissait de lui. Le sort en était jeté, et peu importe qui
l’emporterait. Tout ce qui comptait, c’était de protéger la Porte aux Herbes folles jusqu’à ce
qu’elle s’ouvre.
La pièce était une grande caverne au plafond couvert de champignons et de moisissures.
L’endroit était humide et encombré de nuages de mouches qui dansaient au rythme d’un air
qu’elles seules semblaient entendre. Les murs étaient suintants et glissants, et des formes
squelettiques nageaient lentement au sein des sargasses durcies, en se déplaçant de quelques
centimètres par siècle. Des piliers d’os et de basalte soutenaient le plafond, et la septuple rune
de Nurgle en ornait chaque surface plate. Des torches de malfeu étaient fichées dans des os
troués et projetaient leur lueur lugubre sur l’endroit.
La chambre était un lieu saint, une tumeur sacrée. Mais plus pour très longtemps, craignait
Bubonicus. La caverne trembla. De l’eau bouillonnait parmi les fissures qui zébraient les
sargasses, et le tapis d’algues bruissait.
— J’imagine que c’était inévitable. Toutes les grandes quêtes doivent faire face à ce genre
d’épreuve. Tel est le prix d’une bonne geste, comme disent les troubadours.
Il sentait l’odeur de l’ozone, même si ce n’était pas là le mot le plus approprié. Le goût ?
Oui, c’était plutôt cela.
Il avait un goût d’ozone dans la bouche. Vif et âcre. Déplaisant, privé des nuances les plus
élémentaires. L’ennemi ne faisait pas dans la subtilité. À quoi pouvait-on s’attendre de la part
de créatures aussi grossières de toute façon ? Mais c’était peut-être cela leur force. Ce manque
de subtilité en faisait des ennemis redoutables, comme le prouvaient les hommes d’armes
éparpillés dans la chambre qui marmonnaient nerveusement.
Près de trente des guerriers les plus forts et disciplinés de l’Ordre l’accompagnaient. Tous
étaient parents et aguerris. C’étaient des vétérans de la guerre de la Quenouille, conquérants
des Rothorn. Ils avaient affronté les Liés-par-le-sang, suppôts de Khorne, les Arcanites de
Tzeentch et même les orruks, ces colères de la nature, sans broncher. Et voilà qu’ils avaient
peur. Peur des implacables guerriers argentés au visage impassible. Peur de l’orage.
— Ne craignez rien, mes amis, dit Bubonicus en parcourant leurs rangs et en leur rappelant
le pouvoir qu’il détenait.
Il en prit un par l’épaule, et l’intéressé poussa un cri perçant.
— Toi, Cutchuk, ton grand-père était à mes côtés à la Citerne Noire, je m’en souviens.
L’homme d’armes grimaça en dévoilant les quelques dents qui lui restaient.
— Oui, monseigneur. C’est là qu’il est mort et qu’il a abreuvé le sol de son sang.
— Une belle mort. Et toi, tu es Galnag, n’est-ce pas ? Toi et tes sœurs avez permis d’abattre
le Champion Méconnu à la Quenouille, c’est bien ça ?
Galnag hocha la tête par à-coups, et les mèches miteuses cachées sous son casque tombant
sur ses épaules.
— Ce fut une belle journée. Une très belle journée. Comme le sera ce jour.
Bubonicus regarda tout autour de lui.
— La mort n’est pas la fin. Périssez en ces lieux, et une éternité de servitude bienheureuse
vous attendra dans les jardins du Roi de Toutes les Mouches. Cela, je vous le jure.
Les hommes d’armes l’acclamèrent, et leur voix éraillée par le mucus résonna dans la
chambre. Bubonicus acquiesça d’un air satisfait. Ils n’allaient sans doute pas survivre à cette
journée. Mais chaque mort servait la volonté du Grand-Père, car seulement dans la mort ne
pouvait s’épanouir une nouvelle vie. Tant qu’ils mouraient courageusement, et au service
d’une cause juste, le jardin les accueillerait à bras ouverts.
— Ils arrivent, croassa une voix alors que les hommes d’armes continuaient de crier.
Bubonicus se retourna. La sorcière était aveugle, ses yeux avaient disparu sous des
excroissances de pus. Elle s’était gravé le signe de Nurgle sur le crâne au moyen d’une
cuillère rouillée, et la blessure suintait toujours d’une humeur grasse. Elle avait reçu la
bénédiction du Roi de Toutes les Mouches et élevait des vers dans son ventre.
Les autres membres de son sabbat répétèrent ses mots de leurs voix qui évoquaient des
bruissements de feuilles mortes. Elles étaient complètement brisées, avec leur ventre
boursouflé et leurs membres flétris sous leurs robes en haillons. Elles étaient accroupies dans
les algues et souillaient l’eau claire qui remontait du sous-sol au moyen de leur magie. C’est
elles qui maintenaient les sortilèges qui assuraient la cohésion des sargasses. Sans cela, les
citadelles se seraient lentement effondrées pour retrouver la forme d’algues et de roses
des roches.
— Ils arrivent, messire chevalier, reprit la sorcière d’une voix qui lacérait l’air tel un
poignard dentelé.
— J’ai des oreilles, répondit doucement Bubonicus.
Ce qui était faux. Il n’en avait plus depuis longtemps. En fait, il ne restait pas beaucoup de
chair sous son armure. Il l’avait sacrifiée petit à petit au service du Roi de Toutes les
Mouches. Il n’en tirait ni fierté ni désarroi. C’était un simple fait. Un jalon de plus en cinq
siècles de services.
Il était le plus vieux des Maîtres-Flétrisseurs encore vivants. Le noble Wolgus était mort
depuis des siècles et ses os fertilisaient le sol sec de Shyish. Gaspax Gahool avait disparu dans
les profondeurs d’Ulgu à la tête de la cinquième croisade de la pestilence. Même Ephraim
Bollos, le Seigneur Crânepourri en personne, avait disparu, livré aux flammes du destin. Les
autres n’étaient que des novices quand la Dame était venue à Chancremur, accompagnée de la
bénédiction de Nurgle. Évidemment, l’endroit ne s’appelait alors pas Chancremur, mais il en
avait oublié le nom d’origine. Comme tant de ses souvenirs, ce nom s’était perdu dans le
bourbier du temps.
— Tu penses à elle, pas à eux, dit la sorcière. Tes pensées empestent la mousse et les fleurs
pourries. Un bouquet d’amoureux.
Son sabbat plongea dans un silence nerveux. Parler de la Dame revenait à attirer son regard,
et rares étaient ceux qui s’y risquaient hormis Bubonicus et les autres chevaliers. Les ordres
inférieurs avaient toutes les raisons de la craindre, car elle était la fille de Nurgle et quasiment
une déesse.
— Je pense toujours à elle, répondit Bubonicus. L’instant où nous nous sommes rencontrés
est gravé dans mon cœur telle une cicatrice. Elle était belle alors dans sa lente décrépitude. La
beauté du désespoir, d’une nouvelle vie s’épanouissant dans une enveloppe de chair mourante.
La danse éternelle, fit-il d’une voix forte qui résonna dans la chambre. Nous avons dansé cette
nuit-là, à en perdre la raison, cependant que le monde s’écroulait tout autour de nous.
— S’écroulait, répéta la sorcière, aussitôt imitée par son sabbat.
Bubonicus les gratifia d’une œillade agacée. Un scribe était accroupi aux pieds de la sorcière
et notait chacun des mots de Bubonicus sur sa propre peau au moyen d’une aiguille. L’homme
gémit lorsqu’elle transperça une croûte. Tels étaient les us de l’Ordre. Le verbe et les exploits
de ses Maîtres-Flétrisseurs devaient être consignés pour les générations suivantes. Car sans
cela, qu’aurait-on pu retenir de leur héroïsme ? Les actions d’éclat de l’Ordre inspiraient tous
ceux qui se désespéraient dans l’ombre de Nurgle, car ils représentaient la gloire de la
désolation faite chair. Ils incarnaient la mouche qui pond l’œuf et qui donne naissance au ver.
À cette pensée, le Faucheur d’Âmes grogna d’approbation. Il souleva son fléau-hallebarde
parcouru d’énergie. Un puissant bienfait comme seuls les dieux pouvaient en octroyer. Le
Faucheur d’Âmes avait jadis appartenu à un autre, un champion nettement plus important que
Bubonicus, qui cherchait chaque jour à prouver qu’il était digne de manier cette arme au nom
du Grand-Père. Ses fers rouillés ne se contentaient pas de fendre les os, puisqu’ils dévoraient
aussi l’âme de ses victimes, offrant leur force à Bubonicus lui-même. Plus il tuait, et plus il
était fort. Et plus il était fort, plus il pouvait tuer.
— Mais uniquement à dessein, souffla-t-il.
Il n’était pas l’un des Liés-par-le-sang aveuglé du désir de tuer par pur plaisir. Non, tel un
faucheur, il ne prenait que ce qui lui était dû. Les âmes qu’il moissonnait étaient envoyées aux
jardins de Nurgle, où elles travaillaient pour l’éternité sous l’œil bienveillant du Seigneur de
Toute Chose. Une vie après la mort généreuse, que peu méritaient.
Plus il expédiait d’âmes dans le jardin, plus ce dernier grandissait. Bientôt, sous réserve que
l’entreprise de l’Ordre soit couronnée de succès, il se répandrait peut-être même à Ghyran. Ce
serait alors un grand jour. L’aboutissement de tous leurs efforts depuis le commencement.
Mais il ne nourrissait toutefois aucun espoir en la matière. L’espoir était l’ennemi. Le
désespoir était son armure, et la détresse son bouclier. Sa force grandissait à mesure que le
monde déclinait. Quelle qu’en soit l’issue, les Duchés Putrides allaient respecter les serments
prêtés le jour où la dame était venue à Chancremur. Ils ne pouvaient pas faire moins, car un
chevalier dénué d’honneur n’était rien de plus qu’un brigand.
Il convenait tout de même de préciser que l’honneur n’avait pas permis de remporter la
victoire lors du siège de la Cité Vivante. L’Ordre de la Mouche avait combattu au sein de
l’avant-garde, comme c’était son droit, mais avait subi une série de défaites cuisantes. À la
Porte des Douze-Épines, leurs étendards avaient été mis à bas, leurs héros occis. Gatrog y
était, se souvint Bubonicus. Le seigneur-duc de Temple-Pus avait combattu avec le courage
des propres bêtes du Grand-Père, en vain. Le courage et l’honneur avaient peu de valeur aux
yeux de leurs adversaires.
Le sol se lézarda lorsque le tonnerre de l’ennemi se réverbéra contre les murs. L’eau claire
s’évapora en éclaboussant son armure. Il tourna le regard vers la Porte aux Herbes folles qui
reposait sur les sargasses comme une perle dans une huître. Elle était ronde et plate, une mare
d’eau cristalline coincée dans un anneau d’algues. Elle émettait une lueur agréable qui le
mettait mal à l’aise.
Partout où s’abattait cette lueur, l’eau restait pure, à l’abri de toute contagion. Jadis, elle
emplissait toute la chambre. Lentement mais sûrement, grâce aux efforts déployés par les
sorcières, elle s’était réduite. Patience et obstination. Elles étaient les meilleurs outils d’un
jardinier, et le Grand-Père lui en avait confié en abondance. Mais il existait toutes sortes
d’outils.
En plus des sorcières et des hommes d’armes, sept fois sept moines de la pestilence
occupaient la pièce, disposés en trois cercles entrelacés autour de la Porte aux Herbes folles
chatoyante. Pendant que les sorcières s’occupaient de souiller les eaux, les Frères Bénits du
Sépulcre Boursouflé psalmodiaient des prières à Nurgle depuis que se dressaient les citadelles-
sargasses. Chaque prière était une brique de plus dans le mur du jardin et détournait la Porte
aux Herbes folles de sa voie originelle. Ce que Sigmar avait abandonné, Nurgle allait le
prendre grâce au labeur de ses serviteurs les plus dévoués.
C’était le plus sacré des devoirs, pour lequel n’importe quel moine digne de sa capuche en
haillons aurait tué. Du reste, certains avaient déjà tué pour elle. Cette piété était une véritable
leçon d’humilité, et Bubonicus était honoré d’en avoir été témoin. Mais l’heure n’était pas à ce
genre de plaisir. Non, l’instant était consacré à la désolation ultime. Il ne restait que le
triomphe, ou la tragédie.
Il se mit à observer la porte, dans l’espoir d’y apercevoir une étincelle de corruption. Mais il
n’y voyait que les étranges formes indistinctes qui en hantaient les profondeurs. Des formes
gigantesques, comme des nuages ou des nébuleuses d’étoiles lointaines. Des esclaves ramenés
de Gramin et d’autres cités-aux-roseaux croyaient que jadis, les sylvaneths de la baie
Verdoyante l’avaient empruntée pour nager entre Ghyran et Azyr, avant que Sigmar ne scelle
tous les accès à son haut royaume. Un autre faux dieu. Quel genre de dieu fuyait un combat
honorable ? Quel genre de dieu volait la récolte de son prochain ? Le Roi de Toutes les
Mouches n’était pas un voleur, mais ce qu’il prenait, il le gardait.
Les sylvaneths originaires de la baie avaient disparu, livrés aux premiers malfeux, ou brisés
et intégrés de force aux échafaudages et ponts. Bubonicus le regrettait parfois. Il y avait mieux
à faire avec ces créatures, et leurs cris s’étaient tus trop vite. Mais la nécessité avait laissé peu
de place à la créativité.
La chambre trembla une fois encore. De nouvelles fissures apparurent sur le sol et les murs.
De l’eau claire remonta aussi, ce qui arracha un gémissement à l’une des sorcières. La
maîtresse du sabbat la réduisit au silence en lui donnant un coup à la tempe. Les guerriers-
orage se rapprochaient. Voilà pourquoi, peut-être, il cherchait un peu de réconfort dans ses
souvenirs de temps meilleurs. Il serra le manche de son fléau.
— Crois-tu qu’elle s’ouvrira bientôt ? demanda-t-il en baissant les yeux vers un moine de la
pestilence assis par terre.
Le lépreux fanatique continua de fredonner, les yeux clos, ses doigts bandés cramponnés à
ses genoux osseux.
— Non, je ne crois pas…
Bubonicus poussa un long soupir.
— Pensera-t-elle à moi si j’échoue ? Chantera-t-elle mes louanges, ou serai-je une leçon
pour tous ceux qui me succéderont ?
Il secoua la tête. Il avait déjà perdu la vie. À de nombreuses reprises. Mais comme les fleurs
du Grand-Père, il repoussait toujours à partir d’un sol fertile, bien que chaque fois fût plus
courte que la précédente. Telle était la volonté du Roi de Toutes les Mouches.
Bientôt, un nouveau Maître-Flétrisseur prendrait sa place. Gatrog, peut-être. Le Seigneur de
Toute Chose devait bien porter quelqu’un en haute estime. Son cousin avait connu une
ascension comparable, mais s’était finalement fait tuer.
— C’est la volonté de Nurgle, dit Bubonicus.
Les dés étaient jetés, il ne servait plus à rien de s’inquiéter.
— La volonté de Nurgle, dit la sorcière en s’inclinant, avant de relever brutalement la tête,
les narines dilatées. Quelqu’un s’approche.
— Tu l’as déjà dit.
Bubonicus fit néanmoins un signe aux hommes d’armes. Ceux qui se trouvaient près de la
seule entrée de la chambre furent aussitôt sur le qui-vive. L’ouverture n’était pas une entrée à
proprement parler, mais une large fissure polie et élargie au fil des années. De l’eau en
dégoulinait, et on entendit bientôt des bruits d’éclaboussures.
Une forme familière apparut soudain et glissa jusqu’à Bubonicus. L’homme d’armes
s’immobilisa et se laissa tomber à quatre pattes.
— M… monseigneur, le duc Gatrog envoie des nouvelles, l’ennemi…
— Est là, oui, dit Bubonicus en baissant la tête vers le petit Héraut Putride.
Agak. C’était son nom. Le serviteur de Gatrog.
— J’avais compris. Tout se passe d’ailleurs tel que Gaspax Gahool l’avait décrit dans son
traité fondateur sur l’art du siège. Aucun stratagème ne survit à un contact avec un
ennemi motivé.
Bubonicus poussa un soupir et fit un geste.
— Debout, noble Agak. L’heure n’est plus aux génuflexions.
La sorcière gémit.
— Ils arrivent, messire chevalier. L’argent et le feu.
Bubonicus grogna et se tourna vers Agak.
— On t’a suivi.
Agak recula et se recroquevilla dans l’eau crasseuse.
— Non, non !
Bubonicus se baissa et le releva.
— Si.
Il le frappa à la poitrine et faillit le renvoyer par terre.
— Ne te sauve pas comme ça, idiot, dit-il avant de se tourner vers la sorcière. Ils sont loin ?
— Ils se rapprochent, répondit-elle en pressant ses pustules. Les miasmes bénis reculent
devant eux. Ils empestent l’eau douce et la lueur des étoiles.
Agak recula d’un pas chancelant.
— Je… je dois y aller. Le duc Gatrog a besoin de moi.
Bubonicus le cloua sur place d’un simple regard.
— Si l’ennemi est descendu, c’est probablement qu’il n’a plus besoin de ton aide. Mais tu
vas m’être utile. Tire ton épée, Agak de Temple-Pus.
Agak blêmit, mais s’exécuta. Le Maître-Flétrisseur défit un calice aux bords rouillés et plein
de vers de sa ceinture. Créé en sept exemplaires, c’était la marque de son rang et de l’estime
que lui portait le Roi de Toutes les Mouches. L’objet était parcouru de veines gorgées de pus,
et des mouches endormies grouillaient sur son rebord. Les soixante-dix-sept vers du Serment
Fiévreux avaient été gravés sur toute sa circonférence par la lame délicate de la Dame du
Chancremur le jour même où elle le lui avait remis.
En temps normal, le rituel qu’il était sur le point d’entreprendre était réservé aux chevaliers
choisis par l’Ordre. Il s’agissait de communier avec Nurgle en personne, et seuls les individus
qui en étaient jugés dignes pouvaient y participer. Mais dans de rares cas, les exceptions
étaient permises. En cas d’urgence, par exemple. Il se tourna vers la sorcière et réalisa qu’il ne
connaissait pas son nom. Trop tard pour le lui demander.
— Tourne ta magie vers la porte, aide les frères saints. Je verrai le jardin avant de passer de
ce monde au suivant.
— Elle ne s’ouvrira pas à temps, dit-elle.
— Tant qu’elle s’ouvre, j’aurai respecté ma promesse. Vas-y.
Il fit un geste sec, et elle inclina la tête. Son sabbat s’approcha de la porte chatoyante d’un
pas traînant, et elles ajoutèrent leurs voix à celles des moines de la pestilence. Sans les
sorcières, la chambre allait devenir instable. Le prix à payer pour exaucer les souhaits
de Nurgle.
Bubonicus s’agenouilla maladroitement et glissa le calice dans l’eau sombre. Le liquide
bouillonna et fuma avant de noircir. Une fois la coupe pleine, il se leva et dit :
— Approchez, mes agneaux. Approchez, véritables serviteurs du Roi, et buvez au Calice
aux Asticots. Goûtez le sang de Nurgle, et réjouissez-vous.
Agak et les autres hommes d’armes s’approchèrent, les yeux écarquillés. Il était rare qu’un
roturier puisse tremper les lèvres dans le calice d’un Maître-Flétrisseur. C’était lié à la gravité
de la situation, et non à un quelconque mérite de leur part, mais personne n’allait se plaindre.
Un par un, les hommes d’armes burent une gorgée. Quand ils en eurent terminé, ils se mirent à
fumer et leurs yeux étincelèrent de la force fébrile de Nurgle. Désormais, ils combattraient
jusqu’au dernier.
Bubonicus hocha la tête d’un air satisfait.
— Bien. Ceux d’entre vous qui survivront seront faits chevaliers par le Très Fétide Ordre de
la Mouche. Ceux qui tomberont fertiliseront ce sol au nom de Nurgle.
Il leva le calice bien haut et le vida dans les trous de sa visière. Le breuvage mousseux
inonda ce qui restait de lui et lui offrit la bénédiction de Nurgle. Il se sentit plus fort. Revigoré
par le contact de son dieu. Mais cette bénédiction ne durerait pas, et s’ensuivraient faiblesse et
doux désespoir. L’impatience était un don en soi.
— Dussions-nous perdre la vie, nous servirons le Roi de Toutes les Mouches.

— Continuez. Par cette ouverture. Vite.


La voix du Seigneur-Castellant Grymn résonnait étrangement dans le passage tortueux
comme il étayait les sargasses mouvantes à l’aide de sa hallebarde. Le linteau s’était fissuré et
montrait des signes de fatigue lorsqu’il y cala son arme. Ses guerriers s’y glissèrent aussi
rapidement que possible.
Grymn était accompagné par deux escortes de Liberators et un groupe de Protectors, une
force qui, selon lui, pouvait venir à bout de n’importe quel adversaire tapi dans ces
profondeurs. Ils s’étaient déjà débarrassés d’hommes-bêtes et de Hérauts Putrides, laissant des
cadavres calcinés et désarticulés dans leur sillage. Lorsque le dernier Liberator fut passé,
Grymn dégagea sa hallebarde et les suivit. Le linteau s’effondra, et le passage fut scellé. Un
nuage de poussière nauséabonde s’éleva et les plongea dans l’obscurité pendant un moment.
Ce qui laissa à Grymn le temps de repasser en tête.
— Venez. Ce n’est pas le moment de traîner.
Les entrailles de la citadelle étaient un véritable dédale de chambres informes et de passages
exigus qui serpentaient de manière totalement aléatoire. Des torches de malfeu vacillant
fichées dans des alcôves grossières projetaient un voile verdâtre. Pour Grymn, cela évoquait
des vers mâchant la carcasse d’un animal, ou des termites dévorant une charpente. Les Hérauts
Putrides avaient creusé des couloirs dans les sargasses fossilisées dont le sol avait fini par
devenir lisse. Heureusement, le gros de leurs forces se battait à la surface. Ceux qui se
trouvaient sous terre ne représentaient guère une menace pour ses guerriers.
Ils avaient également eu de la chance de voir ce Héraut Putride descendre. Sans lui, Grymn
aurait pu chercher un accès pendant des heures sans aucune assurance d’en trouver. Et il aurait
alors été trop tard pour arrêter ce qu’il sentait maintenant jusque dans l’air. Morbus ne s’était
pas trompé. Les lieux étient chargés de miasmes, et plus ils s’enfonçaient, plus ils étaient
denses. Cet endroit faisait penser aux racines d’une dent pourrie. Une dent qu’il comptait
arracher avant qu’il ne soit trop tard.
Près de lui, Tallon grogna doucement. Les plumes du cou du gryph-hound étaient hérissées.
Grymn passa les doigts sur le crâne de la créature.
— Tu l’as flairé ? Parfait. Nous te suivons.
Le gryph-hound partit à vive allure, et Grymn lui emboîta le pas. Inutile de chercher à se
déplacer dans le silence, même si c’était initialement prévu. Mieux valait faire savoir à
l’ennemi que l’orage s’approchait, afin de lui inspirer la peur. Un ennemi effrayé était pour
ainsi dire vaincu.
Comme les Stormcasts se précipitaient à la suite du gryph-hound, le passage trembla et se
souleva. Des fissures apparurent sur les murs, et ils coururent bientôt dans l’eau trouble qui
remontait par les crevasses dans le sol. Tallon les menait infailliblement dans le labyrinthe
tortueux, suivant la puanteur de la magie qui couvait en son cœur corrompu.
La porte, quand ils la trouvèrent, était moins une entrée qu’une croûte fendue à la surface
d’un mur. Une lueur vacillante en émanait, et l’endroit était envahi par les mouches. Il n’y
avait ni gardes ni sentinelles. Juste la lumière et les insectes. De l’eau coulait par ce trou.
Tallon gratta l’entrée avant de reculer pour s’asseoir près de Grymn. Elle était assez large pour
laisser passer un Stormcast de front. Grymn fit un geste d’impatience.
— Osric, dégage le passage.
Le Liberator-Prime s’avança et brandit son lourd marteau bien haut avant de frapper le mur
de toutes ses forces. L’impact provoqua une série de fissures en étoiles. Puis il recommença,
en frappant un deuxième point, puis un troisième. Ses Liberators se joignirent à lui en
martelant les zones déjà affaiblies. En quelques instants, le mur céda et s’effondra. Une nuée
de mouches jaillit du voile de poussière. Grymn leva sa lanterne protectrice et sa lumière
éradiqua les insectes.
L’ouverture avait été sensiblement élargie. Désormais, cinq Stormcasts pouvaient
l’emprunter de front. Sans attendre l’ordre de Grymn, Osric mena l’escorte dans la chambre,
suivi par Grymn et les autres.
L’endroit empestait la pourriture et le moisi, et n’avait visiblement pas été creusé par la
main de l’homme, malgré la présence de piliers qui en faisaient tout le tour. Elle ressemblait à
une coquille de noix vue de l’intérieur, et les murs étaient couverts d’ossements. Des torches
de malfeu projetaient une lueur verdâtre, et des ombres inquiétantes dansaient sur les murs
croûteux. Le sol était couvert d’eau et de roseaux qui donnaient à la chambre des airs
de marécage.
Le regard de Grymn fut immédiatement attiré par la porte. Car vu la lueur qu’elle émettait, il
ne pouvait s’agir que de cela. Il reconnut cette lumière, la sentit jusqu’à la moelle, sentit sa
chaleur dans ses veines.
— Par Azyr, souffla-t-il.
Un rire guttural le sortit de ses rêveries. Il se retourna et balaya la pièce étrangement éclairée
du regard.
Un groupe de Hérauts Putrides armés de boucliers lourds, de lances et d’épées traversait la
pièce, se conformant en cela aux ordres de l’imposant chevalier du Chaos boursouflé à l’aura
de puissance cruelle qui marchait tranquillement derrière eux. Il portait une sorte de lourde
hallebarde dans une main, et une torche de malfeu dans l’autre. La créature rit à nouveau.
— J’attendais une armée.
Ses mots résonnèrent, réverbérés par les piliers.
— Si c’est tout ce que vous avez pu réunir, mes doutes n’étaient peut-être pas fondés.
Grymn frappa le sol du talon de sa hallebarde pour faire cesser la lugubre cacophonie des
silhouettes agenouillées autour de la porte.
— Osric. Pallas. Un rang. Boucliers serrés.
Les Liberators se déployèrent en carré dont le centre était Grymn et les Protectors. Les
Hérauts Putrides chargèrent en adressant des psalmodies obscènes à leurs dieux putrides.
— Kahya, dégage-moi ces raclures de notre chemin, ordonna Grymn.
Le Protector-Prime acquiesça et franchit le mur de boucliers tandis que ses guerriers se
déployaient sur les flancs. D’un même élan, ils avancèrent à la rencontre de l’adversaire,
suivis par Grymn et les Liberators.
Les glaives frappe-orage s’abattirent en rythme, et les Hérauts Putrides commencèrent à
s’écrouler, ce qui mit fin à leurs chants. Les guerriers de Kahya étaient des modèles de
perfection martiale, chaque coup semblait parfaitement minuté et synchronisé. Mais les
Hérauts Putrides ne cédèrent pas à la panique comme Grymn l’avait espéré. Non, ils se
battirent de plus belle. Les blessés et les mourants s’accrochaient aux jambes et aux bras des
Stormcasts dans l’espoir de les entraîner au sol pour faciliter le travail de leurs camarades. Les
lourdes armures de sigmarite des Protectors encaissaient la plupart de ces coups, mais certains
passaient néanmoins.
Grymn vit l’un d’eux chanceler et poser un genou à terre. Un Héraut Putride lui asséna un
coup de hache. Le fer se brisa sur son armure, mais il s’étala de tout son long. Grymn tendit
sa hallebarde.
— Tallon !
Le gryph-hound bondit, se fraya un chemin entre les combattants et se jeta sur le Héraut
Putride, lui transperçant la gorge d’un coup de bec en l’entraînant dans sa chute. Le Protector
se releva en s’appuyant sur son arme. Ce faisant, il plongea son glaive dans le ventre d’un
Héraut Putride.
Le chevalier du Chaos continua de glousser alors que ses disciples se faisaient décimer dans
cette inutile bataille.
— L’inéluctabilité argentée, grommela la créature dont la voix portait facilement malgré le
vacarme. D’aucuns pourraient même vous qualifier de chevaliers. Mais vous êtes au service
d’un mensonge, et votre honneur est fondé sur la malhonnêteté. Il faut vous réduire en cendres
avant que quoi que ce soit puisse pousser en vous, dit-il le brandissant sa torche. Ces flammes
furent allumées par le Roi de Toutes les Mouches lui-même. Elles nous guident dans notre
quête de ruine. Et elles vont maintenant illuminer la voie de votre trépas, envahisseurs.
Sur ces mots, le guerrier bouffi jeta la torche dans les eaux noirâtres. Des flammes vertes en
jaillirent et se propagèrent à la surface de l’eau comme de l’huile. Les Hérauts Putrides
hurlèrent de joie alors que les flammes les dévoraient et ne laissaient que des os noircis. L’eau
se mit à bouillir et à écumer. Grymn sentit la boue à demi solide qui recouvrait le sol remuer
sous ses pieds. Comme sur le viaduc, les flammes transformaient la matière de
leur environnement.
— Protégez-vous, s’écria-t-il alors qu’un premier tentacule incandescent de sargasses
jaillissait de l’eau brûlante à la manière d’un serpent.
L’appendice se détendit et transperça le bouclier et l’armure d’un malheureux Liberator. Le
Stormcast fut projeté en arrière et cloué à un pilier par une force herculéenne. Il gémit et
s’affaissa. Grymn abattit sa hallebarde et sectionna la liane pour libérer le guerrier blessé.
D’autres tentacules sortirent soudainement de l’eau en quête de proies.
— Kahya, cordon défensif, ordonna Grymn en relevant le Liberator dont la poitrine et le
bras étaient grêlés de cratères sanglants.
Sur son ordre, les Liberators reculèrent en tranchant les tentacules. Chaque fois qu’un glaive
frappe-orage s’abattait, l’air était parcouru d’énergie céleste. Les lianes de sargasses frappaient
le voile ésotérique bourgeonnant et volaient en éclats embrasés. Mais pas toutes. Certaines se
glissèrent entre les Protectors et percutèrent le mur de boucliers. Tous ne résistèrent pas, et
plusieurs Liberators furent tués. Comme les flammes se propageaient, d’autres tentacules
jaillirent de l’eau pour s’enrouler autour des jambes des Protectors. Plusieurs guerriers
gesticulants furent entraînés sous l’eau. Le cordon défensif se disloqua et chaque Stormcast se
retrouva bientôt à combattre pour sa propre vie, isolé de ses camarades par le fourré de
lianes barbelées.
Grymn faisait tournoyer sa hallebarde pour se défendre. Les tentacules étaient trop
nombreux, frappaient depuis toutes les directions à la fois. Malgré leur discipline et
l’épaisseur de leurs armures, lui et ses guerriers allaient rapidement être submergés. Sans
hésiter plus longtemps, il ouvrit sa lanterne et la lança dans l’eau. Une lueur azurée enfla, se
diffusa dans la pénombre. De la vapeur s’éleva de l’eau, qui bouillonna sous l’effet de la
purification, et les tentacules les plus proches se raidirent avant de se dessécher. Puis elles se
craquelèrent et tombèrent en lambeaux une fois l’eau débarrassée de la malédiction du malfeu.
Au moment où Grymn se pencha pour ramasser sa lanterne, Tallon glatit une mise en garde.
Grymn tourna sur lui-même tout en faisant en pas de côté et évita de justesse la boule en
forme de crâne d’un fléau. Il recula d’un pas en tendant sa hallebarde devant lui.
Le chevalier du Chaos le dominait.
— Je suis Bubonicus, Maître-Flétrisseur de l’Ordre de la Mouche, et chevalier du Serment
Fiévreux. Donne-moi ton nom, afin que je sache qui j’envoie au jardin.
— Mon nom ne te regarde pas, cracha Grymn.
Il vit sa lanterne rouler sous l’eau, mais il n’avait aucun moyen de s’en emparer sans
s’exposer. Le chevalier du Chaos rit.
— Qu’il en soit ainsi. Meurs donc dans l’anonymat et l’oubli. Je salue néanmoins
ton courage.
Il leva son fléau pour frapper derechef, mais fut distrait par un cri. Un des derniers
Liberators chargea, le marteau brandi. Bubonicus fit tourner son arme pour diriger le fer de la
hallebarde vers cette nouvelle menace, puis il se fendit avec une grâce improbable. La lame
érafla le bord du bouclier du Liberator et percuta son armure. Son élan fit le reste. Le
Liberator recula en chancelant et en poussant un juron. Une seconde plus tard, il hurla en se
prenant la tête à deux mains.
Des asticots tombèrent par la visière de son heaume en se déversant de sa bouche et de ses
yeux. Le Liberator poussa un geignement pathétique et posa un genou à terre. D’autres vers
grouillèrent par poignées depuis articulations de son armure avant de tomber dans l’eau.
Quelques instants après, il s’effondra et une colonne de foudre s’éleva vers le plafond.
— Fi ! grogna Bubonicus alors que l’éclat éblouissant s’évanouissait. Fi de tous les lâches !
Cette âme était destinée au Roi de Toutes les Mouches, comme l’est la tienne. Le Faucheur
d’Âmes réclame son dû.
Il leva son fléau d’un air entendu, et Grymn se redressa.
— Dans ce cas, viens donc la prendre.
Bubonicus renversa la tête en arrière et poussa un rire creux.
— Je vais le faire, mon ami. N’aie aucun doute là-dessus.
Il avança en agitant son fléau. Les derniers Stormcasts voulurent s’interposer, mais Grymn
leur fit signe de ne pas s’approcher.
— Il est à moi. Occupez-vous des autres. Quoi qu’il arrive, ce portail ne doit pas s’ouvrir.
Il leva sa hallebarde vivement pour parer un coup qui lui aurait fracassé le crâne. Bubonicus
était fort, et plus rapide qu’il n’en avait l’air. Grymn tourna autour de lui à la recherche d’un
point faible. Il y avait toujours un point faible. Une vieille blessure, un trou dans l’armure,
quelque chose. L’armure de la créature faisait un bruit de ferraille au moindre mouvement,
comme si elle était constituée de chutes de métal.
Grymn s’intéressa aux articulations de son adversaire : des monstruosités baroques, en
forme de visages grimaçants et de bubons cannelés, et bien plus grosses que nécessaire. Toute
l’armure de Bubonicus était forgée dans ce style. Décorative, plus que fonctionnelle. Robuste,
mais pourvue de nombreux défauts pour un œil aguerri. Grymn pivota pour éviter un coup
ample, frappa de la pointe de sa hallebarde comme s’il s’agissait d’une pique et lui arracha
une boucle. Bubonicus posa la main à l’endroit en question et tourna sur lui-même.
Grymn posa un genou à terre, et le Faucheur d’Âmes heurta une colonne d’os. Une pluie
d’esquilles tomba sur la visière de Grymn, qui se releva en plantant le talon de son arme dans
la poitrine de Bubonicus. Ce dernier recula d’un pas chancelant et protesta en grognant.
Grymn ne lui laissa pas le temps de récupérer ; le fer de sa hallebarde traça un profond sillon
dans la cuirasse de son adversaire.
— Tu es trop lent, dit Grymn en tournant autour du chevalier du Chaos déséquilibré. Ton
armure d’apparat t’entrave, limite tes mouvements. Et ce fléau est encombrant et
mal équilibré.
— C’est un présent, dit Bubonicus en gloussant.
Grymn se tendit et se fendit en portant un coup de hallebarde. Le fer de son arme déforma la
cubitière de son adversaire. D’un mouvement sec des poignets, Grymn réussit à renverser
Bubonicus. Mais le fléau siffla, plus vite qu’il ne s’y était attendu, et il dut reculer. Bubonicus
se remit debout aussitôt. Il frappa de nouveau, et Grymn roula maladroitement sur le côté. Le
sol craqua.
Grymn se releva et vola en arrière, comme hébété. Il percuta une colonne et tomba à quatre
pattes. Il chercha à ramasser sa hallebarde, mais ne la trouva pas. Son plastron était fissuré et
fumait là où le fléau l’avait touché. La vue brouillée, il chercha sa lanterne protectrice. Il
entendit Tallon glatir de rage et Bubonicus rugir de colère. Le gryph-hound passa au-dessus de
sa tête et heurta un pilier avant de glisser mollement dans l’eau.
Bubonicus chargea et le sol trembla.
— Tu envoies un chien pour m’affronter ? rugit le chevalier du Chaos, qui ne semblait plus
vouloir rire. N’as-tu point d’honneur, fils d’Azyr ?
L’honneur. Ces monstres n’avaient que ce mot à la bouche. Comme si l’honneur pouvait
excuser leurs actes. Comme si l’honneur expliquait leurs crimes. Grymn referma la main sur la
lanterne protectrice et se releva d’un bond. Le fléau s’abattit en sifflant et effleura son armure
pendant qu’il lui assénait un coup de lanterne sur la tête. Un bruit de métal déchiré et de rivets
arrachés retentit, et le casque sauta comme un bouchon. Bubonicus vacilla. Grymn frappa,
encore et encore, comme pour assommer son adversaire.
— L’honneur, c’est ça ? Quel honneur y a-t-il à souiller la terre ? À asservir les peuples ? Tu
prétends que mon honneur est un mensonge ? Alors qu’en est-il du tien ?
Il ponctuait chaque question d’un coup, et Bubonicus finit par tomber à genoux
en gémissant.
— Réponds-moi, gronda Grymn. Réponds-moi !
La lanterne s’abattit une fois encore, sur la main levée de Bubonicus. La lumière sainte brûla
le métal corrodé et de la fumée s’éleva du gantelet. D’autres traces de brûlure apparurent sur
son armure, dont certaines plaques n’étaient plus que scories. Bubonicus leva la tête, et Grymn
réprima un juron. Le chevalier du Chaos n’avait pas de visage ; sa tête n’était qu’un crâne
pourrissant couvert de vers et de larves. Ses coups avaient fissuré le crâne par endroits et brisé
la mâchoire, mais Bubonicus parlait encore.
— Ma réponse demeure la même… pour la Dame !
À ces mots, il repoussa Grymn et lui rentra dedans pour le faire tomber en arrière. Ils
roulèrent dans l’eau et luttèrent pour récupérer la lanterne.
— Je te reconnais maintenant, mon ami, siffla Bubonicus. Je t’ai vu à la Porte des Douze-
Épines et t’ai pris alors pour un courageux guerrier. Je suis heureux de constater que
j’avais raison.
Sa mâchoire s’affaissa et vomit une poignée d’asticots qui se répandit sur la visière de
Grymn. Le Seigneur-Castellant poussa un cri de dégoût et asséna un coup dans le crâne de son
adversaire. Il saisit la lanterne et l’ouvrit en grand, répandant toute sa lumière. Les vers se
ratatinèrent et les fluides fumèrent tandis qu’il était pris de haut-le-cœur. Puis il écarta le corps
qui se tortillait.
Il ne sut s’il avait avalé un ver. Il défit les fermoirs de son casque et l’ôta aussitôt. Il se
frappa la poitrine et toussa, et la lumière le baigna. Tallon s’approcha de lui en boitant. Le
gryph-hound inquiet glatit, et Grymn s’appuya sur flanc, le souffle court.
Plusieurs guerriers avancèrent vers ce qui restait de Bubonicus, leurs armes levées. Grymn
leur fit signe de rester à distance en toussant.
— Re… reculez. Ne vous approchez pas de lui.
Il se releva difficilement et ramassa la lanterne protectrice.
— Seule la lumière d’Azyr peut purifier une telle créature, continua-t-il d’une voix rauque.
Il avait l’impression d’avoir avalé des éclats de métal. Il balaya le corps de Bubonicus au
moyen de la lumière jusqu’à ce que l’armure baroque se désintègre et qu’il n’en reste plus que
de la rouille flottant sur l’eau.
C’est seulement lorsqu’il eut entièrement disparu qu’il se tourna vers la porte, autour de
laquelle gisaient des corps. Kahya et Osric avaient obéi à ses ordres avec une
efficacité brutale.
— Tous ? demanda-t-il en se tournant vers le Protector-Prime.
Elle acquiesça.
— Ils ont continué de psalmodier pendant que nous les fauchions.
Vu le ton employé, il comprit qu’elle était écœurée par leurs adversaires, mais également
par ce qu’elle avait dû faire.
— Pourquoi ne nous ont-ils pas résisté ? demanda-t-elle en secouant la tête.
— À mon avis, ils ne savaient même pas que nous étions là, répondit Osric en observant les
profondeurs de la porte. Comme si des sujets beaucoup plus graves monopolisaient leur
attention, dit-il avant de reculer. Quelque chose ne tourne pas rond. L’eau…
— Recule, Osric, ordonna Grymn en remettant son heaume.
Une multitude de mouches se firent brusquement entendre. Les runes abominables ornant
les murs commencèrent à briller d’une lueur. Les torches de malfeu s’éteignirent, comme
soufflées par un vent fort. La surface de la porte commença à bouillonner et écumer, et les
roseaux flétrirent. L’eau limpide prit une teinte noire et irisée, avant de laisser place à un
geyser. Dans l’obscurité retentit un son. Grave et déchirant.
Et tandis que l’eau noire se précipitait vers lui, Grymn se dit que le glas venait probablement
de sonner.
CHAPITRE HUIT

LES EAUX DE LA PESTILENCE

Le tumulte des combats s’était évanoui, et il n’en restait maintenant plus que les échos : les
gémissements des blessés, le doux susurrement de la pluie vulnéraire, le grésillement des
dernières fumerolles de malfeu. Le grand chaudron avait explosé, et son contenu avait été
réduit à de simples nuages nauséabonds par l’arrivée de Gardus. Dans toute la citadelle, des
Stormcasts entassaient et brûlaient diligemment les cadavres de leurs adversaires dans des
flammes purificatrices nées de leurs éclairs.
Le Seigneur-Célestant Gardus savait qu’il se passait à peu près la même chose dans les deux
autres citadelles. Aussitôt arrivés, les Âmes d’Acier s’étaient déployés dans le but de prendre
le contrôle des passerelles et chemins luisants de sargasses qui reliaient les trois forteresses
flottantes. Ils y avaient été accueillis par leurs ennemis, mais aussi par les captifs fraîchement
libérés. Des centaines.
Il observa les visages qui se bousculaient tout autour de lui. Ils étaient silencieux, avaient les
yeux caves, lourds de peur et de résignation. Ils avaient tant souffert durant leur courte et
brutale existence, et son cœur se serra de compassion.
Mais pas de pitié. La pitié était réservée aux êtres inférieurs, comme les animaux blessés et
les adversaires agonisants. Ces gens n’étaient ni des animaux ni des ennemis. Il aurait pu
s’agir de son propre peuple, de ses proches, séparé par les siècles et de nombreuses
générations. Ce spectacle de désolation l’attristait. Mais, si telle était la volonté de Sigmar, ce
ne serait que temporaire.
Déjà, de grandes cités étaient construites dans les régions sauvages de Ghyran. Et à en croire
les rumeurs qu’il avait entendues au sujet de la Merveille d’Eaugrise, toutes n’avaient pas reçu
la bénédiction de la Reine Éternelle. Mais d’autres, comme la Cité Vivante, avaient été bâties
à partir de la croûte terrestre de Ghyran, par la magie d’Alarielle en personne. Les Âmes
d’Acier avaient versé leur sang sur les remparts de chêne-fer de cet endroit, et Grymn avait
tenu la Porte des Douze-Épines contre les forces assiégeantes de Hérauts Putrides. Ces mêmes
forces qu’ils avaient poursuivies jusqu’à la baie Verdoyante dans la foulée de la guerre.
Morbus lui avait décrit le sillon de dévastation qu’ils avaient suivi au sud, les forêts
incendiées et les bosquets profanés. Des potences dressées sur chaque colline et pic, des corps
agités par le vent. Et des caravanes d’esclaves longues de plusieurs kilomètres. L’Ordre de la
Mouche avait des comptes à rendre, et Gardus comptait bien le faire payer. La destruction des
citadelles-sargasses n’était qu’un premier pas sur cette route. Gardus n’aurait de cesse de
restaurer tout ce que Nurgle avait dévasté dans ce royaume. Y compris l’espoir.
C’était l’objectif de leur campagne, la raison de leur présence. D’autres Ost-Tempêtes
étaient en quête de vengeance ou de liberté. Certains inspiraient les opprimés afin qu’ils
reprennent le combat. Mais les Hallowed Knights ravivaient l’espoir. Car l’espoir était la
source de la foi, et une fois semé, il était difficile de l’anéantir.
Et c’était bien une lueur d’espoir qu’il voyait déjà sur le visage de tous ceux qui
l’entouraient. Sous la douleur et la peur germaient les premières graines d’une foi en un avenir
meilleur. Voilà pourquoi il les laissait se regrouper autour de lui et les suivait où qu’ils le
conduisent. Bien qu’ils refusent de le regarder, ou de répondre à ses questions, il était certain
qu’ils ne lui voulaient aucun mal et avait demandé à ses guerriers de lui laisser en découvrir la
raison tout seul.
La foule qui l’entourait était constituée d’hommes, de femmes et d’enfants de tous âges et
apparences. Beaucoup souffraient de la faim et n’avaient que la peau sur les os. Une odeur
nauséabonde de gangrène régnait parmi eux, et certains étaient estropiés. Un trop grand
nombre de ces visages étaient recouverts de furoncles et de boursouflures crevassées,
symptômes de la lèpre. Mais au moins ceux-là tenaient debout.
Les cages étaient pleines de gens trop faibles qui n’en étaient même plus capables, comme
Morbus le lui avait monté. Les infirmes, et ceux qui étaient trop malades. Le pire, c’est qu’ils
n’avaient pas subi de violences. Leur état était dû à un manque d’hygiène et à une trop forte
concentration d’individus plutôt qu’à de mauvais traitements. Son estomac se serra devant le
spectacle d’une enfant qui tenait sa mère par la main et grattait sa joue couverte de plaies. La
femme était aveugle, ses yeux couverts de croûtes. Un homme voûté l’effleura, les mains
refermées sur deux blocs de bois, les moignons de ses jambes traînant dans la boue. Où que
Gardus portât le regard, il n’y avait que ruine et décomposition. Et il avait le sentiment que le
pire restait à venir.
Quelques centaines de guerriers ennemis avaient battu en retraite dans les tunnels ou pris la
fuite à bord de barges paresseuses couvertes de bernacles. Ses Âmes d’Acier les traquaient
encore sous les ordres de ses commandants auxiliaires. Les citadelles n’étaient pas entièrement
conquises, mais le seraient rapidement. Pourtant, il se sentait mal à l’aise. Comme si quelque
chose n’allait pas. Comme si la bataille n’était pas encore gagnée, ne faisait que commencer.
Il avait déjà eu cette impression au marais de Grand-Ghyr. Une tribu de Hérauts Putrides
gisant à ses pieds, et les Portes de l’Aube qui pulsaient d’une vie corrompue. Il fut à nouveau
pris de nausée, comme lorsque la porte avait été saisie de convulsions avant de vomir une
créature cauchemardesque. Bolathrax. Il ferma les yeux pour chasser cette image de son esprit.
Bolathrax n’était plus, il avait été renvoyé au royaume de son maître la queue entre les jambes
grâce à la Reine Éternelle.
Il entendit un cri étouffé et réalisa que sa lumière s’était intensifiée pendant que son esprit
vagabondait. Elle brillait avec autant d’intensité que la lanterne protectrice de Grymn,
balayant toutes les ombres. Les mortels se rapprochèrent en murmurant d’un air ébahi. Les
bandages crasseux touchés par la lumière fumaient, tandis que les blessures bouillonnaient et
suintaient. Sans réfléchir, il tendit les mains vers eux. Là où ses mains se posaient, les plaies
ouvertes commençaient à se couvrir de croûtes, tandis que les bubons rapetissaient. Des
hommes et des femmes pleuraient, de peur et de joie, cependant que sa lumière brillait de
mille feux.
Gardus tourna les yeux en tous sens, en proie à la confusion, ne sachant pas trop ce qui se
passait. Comment était-ce possible ? Tout autour de lui, les mortels tombaient à genoux.
— Non, dit-il avant de hausser la voix. Non. Debout. Ce n’est pas devant moi que vous
devriez vous agenouiller.
Il releva délicatement les plus proches.
— En fait, c’est moi qui devrais m’agenouiller devant vous.
— Et pourquoi donc ?
Gardus se retourna. Le vieil homme était aveugle. Ses orbites n’étaient plus que deux amas
de tissus cicatriciels, et le reste de son visage ne valait pas mieux. Son nez avait été en partie
emporté par quelque maladie, et ses lèvres et joues grêlées de trous laissaient apparaître ses
dents brunes. Le tout couronné par de fines mèches de cheveux blancs. Il était assis en tailleur
à l’entrée d’une tente improvisée faite d’un manteau en haillons tendu sur quatre hampes de
lances brisées. Un sourire se dessina sur ce qu’il restait de la bouche du malheureux.
— Je sens l’orage en vous. La pluie du printemps et l’eau pure. Je m’en souviens encore,
quoique pas très bien.
Gardus laissa la foule le pousser vers le vieil homme.
— Vous parlez au nom de ces gens ? demanda-t-il.
Le vieillard gloussa, avant d’être pris d’une quinte de toux sifflante et de se pencher en
avant. Gardus lui tendit la main, mais l’homme le repoussa.
— Je ne parle que pour moi-même, dit-il avant de tousser à nouveau. Le fait qu’ils
m’écoutent en dit davantage sur leur désespoir que sur ma sagesse. Je suis Yare de Demesnus.
Demesnus. Ce nom retentit dans l’esprit de Gardus comme une cloche.
— Et je suis Gardus.
— Vous n’avez rien d’un mortel, Gardus. J’entends les échos de votre voix dans ce qui reste
de ma moelle, et je sens la chaleur de votre armure contre mon visage.
— En effet. Je ne suis pas un mortel.
Yare hocha la tête mollement.
— C’est bien. Le temps des mortels arrive à sa fin, je pense. Nous sommes trop fragiles
pour survivre sur ce que sont devenues ces terres. Nous relèverons bientôt du mythe, et
laisserons les ruines du monde aux dieux et aux monstres.
— Cela peut bien attendre.
Le vieillard rit à nouveau.
— Je ne suis pas pressé. J’énonce juste un fait. Je suis un philosophe, vous savez. L’un des
derniers, j’imagine. Les philosophes ne sont plus vraiment en vogue par les temps qui courent.
— Vous vous trompez.
Yare pencha la tête sur le côté.
— Vraiment ? Ce serait une bonne nouvelle. Rapprochez-vous. Vous avez affirmé que c’est
vous qui devriez vous agenouiller devant nous, Gardus, et je vous ai demandé pourquoi. Vous
n’avez pas répondu à ma question.
Gardus posa un genou à terre devant le vieil homme.
— Je veux vous demander pardon. Et vous faire une promesse.
— Une promesse ? dit le vieil homme en cherchant aveuglément un visage qu’il ne
verrait jamais.
Gardus ôta son casque et le posa à côté de lui. Il prit la main que l’homme lui tendait et la
guida vers son visage. Yare poussa un sifflement de surprise. Gardus se demanda à quoi il
avait bien pu s’attendre.
— Oui. Vous êtes les pieux, et nous ne vous abandonnerons plus jamais.
— Un noble sentiment, dit doucement Yare. Mais est-ce la vérité ?
Gardus hésita, ne sachant trop quoi répondre. Malgré la proximité qu’il ressentait à leur
égard, ces gens n’étaient plus comme lui, plus vraiment. L’océan du temps les séparait, et le
royaume que Garradan de Demesnus avait laissé ne lui appartenait plus. La donne avait
changé, et le guérisseur était maintenant un guerrier. Demesnus, une ruine. Et les philosophes
étaient devenus des esclaves. Un grondement souterrain soudain le dispensa d’exprimer ses
pensées. Il se releva aussitôt, et les mortels reculèrent, leur admiration muée en peur.
— Quoi ? demanda Yare. Qu’y a-t-il ?
— Il s’est passé quelque chose.
Le sol trembla. Gardus entendit un grand craquement, comme un morceau de roche se
détachant d’une falaise. Le sol s’ouvrit, et une eau sombre en jaillit. Les mortels furent
renversés et projetés contre les murs. Des échafaudages se détachèrent des murs intérieurs de
la citadelle tandis que les secousses destructrices s’intensifiaient. Ils s’écroulèrent en soulevant
un nuage de poussière et d’éclats. Gardus s’interposa pour protéger Yare et d’autres du pire.
Puis il se retourna pour examiner la cour. Il aperçut Morbus qui courait vers lui, accompagné
d’Aetius et d’une escorte de Liberators.
— Aetius, mets ces gens à l’abri, ordonna Gardus. Morbus, qu’est-ce que c’est ? Que se
passe-t-il ?
Le Seigneur-Relictor chancela en raison d’un nouveau tremblement, mais Gardus l’empêcha
de tomber.
— Est-ce un nouveau tour de l’ennemi ?
— Je ne crois pas. Du moins, ce n’est pas intentionnel, dit Morbus, qui se cramponna à son
bâton tandis que la citadelle tremblait encore. Le Seigneur-Castellant Grymn n’est pas revenu.
J’ai bien peur que cela ait un lien.
— Lorrus ? fit Gardus en remettant son casque. Nous devons le retrouver. Et vite.

Tornus volait bas alors que la citadelle frémissait. Déjà, une eau pestilentielle avait envahi la
cour inférieure et éteint nombre des bûchers funéraires. Il se demanda si la forteresse était en
train de mourir. Parfois, les bastions de Nurgle étaient doués de vie propre, aussi rudimentaire
fût-elle. Si tel était le cas, l’ensemble de l’édifice risquait de sombrer dans la mer. Une idée
qui ne le réjouissait guère. Il y avait encore trop de mortels à libérer, trop de malades, trop de
blessés. Jamais ils ne pourraient tous les sauver.
Déjà, des centaines d’entre eux étaient guidés vers le viaduc par des Liberators et des
Judicators. Mais cela n’allait pas assez vite. Des Prosecutors planaient dans le ciel, emportant
ceux qui étaient trop faibles pour marcher. Bien qu’une grande partie de la chambre fût
engagée dans l’évacuation, une force substantielle menée par le Seigneur-Célestant Gardus
s’était enfoncée dans les profondeurs, en quête de la source d’eau pestilentielle qui menaçait
de noyer tout le monde.
Tornus vira subitement, scrutant les décombres, à la recherche de signes de vie. La mission
de recherche des survivants qui n’avaient pas encore rejoint les autres lui incombait, ainsi qu’à
Cadoc et Enyo. Si de nombreux mortels s’étaient jetés sur les Hérauts Putrides dès qu’ils en
avaient eu l’occasion, d’autres avaient fui, en quête d’un abri, le temps que les combats se
calment. En outre, les Hérauts Putrides restants se rassemblaient. Ceux qui n’avaient pas fui
de l’autre côté de la baie dans leurs barges en bois de fer préparaient une contre-attaque. Dans
leur folie, ils allaient envisager la mort de cet endroit non pas comme une menace, mais
comme une opportunité à saisir.
Il replia ses ailes et plongea sous un échafaudage penché. Des cordes et des chaînes
claquèrent contre son armure comme des lianes alors qu’il se rapprochait du sol. Ospheonis
glatit au-dessus de lui.
— Oui, dit-il. Je l’ai vu aussi.
Des mouvements. Sous un tas de poutres. Un flot d’eau noirâtre s’en écoulait, risquant à tout
moment de noyer ceux qui pouvaient être coincés dessous. Il atterrit dans une gerbe d’eau,
fixa son arc en bandoulière et se saisit d’une lourde poutre.
Bien qu’il ne fût plus aussi fort qu’autrefois, il l’était nettement plus qu’un mortel. Le bois
grinça et il le souleva en coinçant une épaule en dessous.
— Qui que vous soyez, si vous m’entendez, essayez de vous dégager.
Quelque chose remua sous les décombres. Une odeur délétère l’enveloppa.
— Merci, mon ami. Sans votre aide, j’aurais pu moisir ici jusqu’à la fin des temps.
C’était une voix rauque, évoquant un poignard émoussé que l’on passe au travers d’un
morceau de viande calciné. Tornus jeta la poutre sur le côté alors qu’une créature nauséabonde
tentait de l’agripper au moyen de ses grosses mains humides. Il tomba en arrière, son
adversaire au-dessus de lui. Deux mains puissantes se refermèrent sur les côtés de son casque
et le frappèrent contre le sol, assez fort pour lui vider les poumons.
— Toutes mes excuses, mon ami. Je n’aime guère m’en prendre à ceux qui me rendent
service, mais nous sommes ennemis, après tout. Maintenant, ne bougez plus afin que je vous
fracasse le crâne sans vous faire souffrir, pour vous remercier.
Le chevalier du Chaos ramassa une poutre à peu près aussi grande que lui et la brandit à la
manière d’un gourdin. Tornus roula sur le côté pour éviter le coup. Il déploya une aile
scintillante pour entailler le bras de son adversaire dans une gerbe d’étincelles. Le chevalier du
Chaos recula d’un pas chancelant en se tenant le bras et lâcha la poutre.
— Diantre ! Peut-être ai-je parlé trop vite.
Il inclina la tête. Des rubans de soie en haillons pendaient encore de la couronne de son
heaume, entrelacés parmi un bandeau de cornes trapues. Les défenses d’un orruk ornaient
l’avant du casque et son gorgerin disproportionné. Son armure était sombre, épurée, à
l’exception d’amas de cloques qui en recouvraient les plaques. Il portait un tabard élimé
marqué du signe de la mouche et une ceinture de crânes brisés autour de la taille. Il écarta les
bras et déclara :
— Je n’ai pas d’armes, comme vous pouvez le constater. Me permettrez-vous de ramasser
mon épée ?
Tornus défit son arc et encocha une flèche dans le même geste fluide.
— Non.
— Fi ! Messire, fi donc ! Allez-vous m’abattre comme un simple corniaud enragé ?
— Vous ne méritez pas mieux, chevalier de la pestilence.
Le chevalier du Chaos pencha la tête sur le côté.
— Ces mots mutilés me semblent excessivement familiers. Je n’avais entendu qu’une seule
autre personne s’exprimer de la sorte, et elle a trépassée. Lors d’un combat honorable.
— Certainement pas honorable, rétorqua Tornus.
Cette créature le connaissait-elle ? Ou celui qu’il avait été ? Il ne s’en souvenait pas, mais il
avait combattu au côté de chevaliers de l’Ordre plus d’une fois. Mu par une étrange curiosité,
il chercha à en savoir plus.
— Quel est votre nom ?
— Je suis Gatrog, chevalier du Très Suppurant et Fétide Ordre de la Mouche, duc de
Temple-Pus.
— Goral serait-il donc mort ? demanda Tornus sans réfléchir.
Torglug avait rencontré Goral, une fois seulement. Il l’avait trouvé exaspérant.
— Oui, il y a de cela plusieurs mois. J’imagine que le duché va tomber dans l’escarcelle de
notre cousin maintenant… dit Gatrog en avançant d’un pas. Quoi qu’il arrive, il y aura
toujours un duc à Temple-Pus. C’est ce qui nous a été promis, et c’est sur cette promesse que
nous avons prêté serment.
— De fausses promesses, de faux serments, dit Tornus en reculant de conserve.
Il amena la corde étincelante de son arc à sa joue, prêt à tirer, mais quelque chose retint
sa main.
— Vous êtes un mensonge vivant.
— Ne parlez pas comme si vous me connaissiez, répliqua Gatrog en avançant d’un pas de
plus, les doigts fléchis. J’ai entendu dire que Torglug était mort au combat contre les
guerriers-orage…
Tornus secoua la tête. Il eut soudain le sentiment d’être enfermé, comme si un poids
immense pesait sur sa poitrine.
— Torglug est mort, siffla-t-il d’une voix creuse.
Pourquoi ne parvenait-il pas à lâcher ce trait ? Il avait tué un nombre incalculable de Hérauts
Putrides et de Roi-flétrisseurs depuis son apothéose. Pourquoi donc hésitait-il avec celui-là ?
— Vraiment ? demanda Gatrog. Non. Je vois la gloire de sa main putride en vous, quel que
soit le nom que vous vous donnez. Elle est salie par la lumière souillée d’étoile et d’argent,
mais elle n’en est pas moins là. Les graines du Grand-Père sont robustes, et la vie trouve
toujours le moyen de renaître, déclara-t-il en tendant la main. Torglug, est-ce toi ?
Tornus fit un pas vacillant en arrière et tira. Gatrog grogna, mais se jeta sur lui, les mains
tendues. Il repoussa Tornus en le saisissant à la gorge.
— C’est toi, n’est-ce pas ? Tu as été ensorcelé. Privé du bouclier de l’amour de ton Grand-
Père par quelque sorcellerie azyrite.
Un poing énorme s’abattit sur la spalière de Tornus, qui tomba à genoux. Un autre coup
l’envoya s’étaler dans l’eau.
Hébété, il porta un coup d’arc à l’aveugle. Gatrog recula d’un pas titubant en poussant un
juron. Ospheonis glatit et piqua sur le chevalier du Chaos. Les malédictions de Gatrog
redoublèrent comme il écrasait l’aigle étoilé, avant d’être réduit au silence par une flèche qui
le frappa en pleine poitrine. Trois autres vinrent se ficher dans son plastron et ses spalières.
Tornus leva les yeux. Cadoc se posa brutalement, dégaina sa lame de guerre et trancha une
main de Gatrog au niveau du poignet. Puis il lui donna un coup de pied dans la poitrine pour le
renvoyer dans le tas de poutres brisées. Gatrog hurla et parvint à se relever.
Cadoc rit.
— Il est coriace, celui-là, hein ?
— Achève-le, Cadoc, dit Enyo en atterrissant près de lui. Êtes-vous blessé, Tornus ?
Tornus secoua la tête.
— Seulement dans ma fierté.
Il se sentait idiot d’avoir laissé une créature comme Gatrog s’approcher de lui. Et plus
encore d’avoir eu besoin d’aide. Enyo acquiesça, comme si elle lisait ses pensées.
— Mieux vaut votre amour-propre que votre corps, dit-elle en lui tendant la main.
Il l’accepta, et elle l’aida à se relever.
— Certains de ces chevaliers de la pestilence sont étonnamment résistants.
— Chevaliers ou esclaves, ils brûlent tous de la même façon, dit Cadoc en ouvrant son fanal.
Regarde, abomination, contemple la lumière d’Azyr une fois avant de périr. Un présent, de la
part du dernier prince d’Ekran.
La lumière azurée se déversa, et Gatrog hurla. Il avança vers elle en chancelant. Son armure
noircit et se froissa. De la fumée apparut entre les plaques, et son tabard prit feu. Néanmoins,
il cherchait toujours à agripper Cadoc. Un pas. Deux. Trois. Cadoc poussa une malédiction et
leva son fanal plus haut.
— Meurs, ordure, grogna-t-il. Soumets-toi au jugement de la lumière.
— Un vrai chevalier… jamais ne… se soumet ! gronda Gatrog, dans un râle.
Il tendit la main qui lui restait vers le fanal, comme pour l’arracher des mains du Chevalier-
Azyros. Mais il posa un genou à terre en geignant. Furieux, Cadoc lui décocha un coup pour le
renverser et posa sa botte contre sa poitrine pour l’immobiliser. Il brandit sa lame de guerre.
— Non, dit Tornus.
Cadoc lui jeta un coup d’œil.
— Pardon ?
— Retenez votre épée.
Tornus tendit son arc pour forcer Cadoc à reculer.
— Tornus, c’est un ennemi ! Un esclave des Dieux Sombres, siffla Enyo.
— Comme je l’étais autrefois, répondit Tornus les regardant. Et maintenant, je me tiens
devant vous, revêtu d’argent et portant l’arc de chasseur des royaumes, ajouta-t-il en désignant
Gatrog. Qui peut dire qu’il n’en fera pas de même ?
— Est-ce que ce coup à la tête t’a embrouillé l’esprit ? demanda Cadoc. Il est l’ennemi !
Tous ceux qui sont comme lui doivent être purifiés dans les flammes saintes d’Azyr.
Il fit un pas vers le Héraut Putride à terre. Tornus s’interposa. Cadoc tendit sa lame.
— Ne t’imagines pas être à l’abri de mon jugement, sous prétexte que tu portes l’argent.
— Ça suffit tous les deux.
Enyo glissa son arc entre eux et tapota contre la cuirasse de Cadoc avec une flèche.
— Tu parles de jugement comme si tu étais Sigmar lui-même, et non son serviteur.
Puis elle se tourna vers Tornus.
— Et vous avez choisi le mauvais moment pour tirer de telles conclusions, aussi inspirées
puissent-elles être.
Comme pour souligner son point de vue, la citadelle trembla une nouvelle fois, et une pluie
de sargasses pourries s’abattit dans la cour.
Tornus inclina la tête.
— Je m’en remets à votre sagesse, Enyo.
Il se baissa et sortit une chaîne rouillée de l’eau qui montait.
— Nous allons le ligoter et le ramener au Seigneur-Célestant Gardus. Laissons-le décider de
son sort, êtes-vous d’accord ?
Il se tourna vers Cadoc, pour voir si le Chevalier-Azyros allait s’y opposer.
Cadoc grogna et rattacha son fanal à sa ceinture.
— J’attends d’assister son jugement avec intérêt, dit-il avant de désigner Tornus. Sache ceci,
cependant : ne t’interpose plus jamais entre le prince d’Ekran et sa proie, Affranchi. Sans quoi
nous verrons, de nous deux, lequel bénéficie des faveurs de Sigmar.
Puis il s’esclaffa d’un air lugubre.
Tornus se tourna vers Enyo.
— Tous mes remerciements, chasseresse.
Enyo hocha la tête.
— Enchaînons cette créature adipeuse avant qu’elle ne recouvre ses forces. Vu la peine que
nous nous sommes donnés pour l’épargner, je ne voudrais pas être obligée de l’achever.
Rapidement, ils ligotèrent Gatrog et soudèrent les chaînons grâce à la chaleur de leurs
flèches. Gravement blessé, le Héraut Putride n’opposa que peu résistance.
— Quelle sorcellerie peut-elle donc corrompre un grand cœur de la sorte ? croassa Gatrog
lorsqu’ils en eurent terminé.
Il fumait encore, mais une épaisse croûte apparaissait déjà sur son moignon. Tornus savait
qu’il finirait par s’en remettre.
— Quelle puissante malédiction t’a-t-elle fait sombrer dans une telle perfidie, Torglug ?
— Nulle malédiction. Simplement l’espoir. Il y avait encore une étincelle d’espoir en moi,
une braise de foi, répondit-il en se tournant vers son adversaire. Il y a aussi une étincelle
d’espoir en vous, Gatrog.
Il était persuadé de ce qu’il disait. Il croyait que cet espoir, cette foi, était ce qui lui avait
permis – avait permis à Torglug – de résister aux fanaux célestes des Stormcast Eternals. Là
où ses disciples avaient été réduits en cendres, lui avait survécu au jugement de la lumière.
Gatrog aussi. Quelque part, enfoui au plus profond de ce chevalier de la pestilence, demeurait
l’étincelle de l’homme digne qu’il avait été, avant que la Ruine ne s’en empare.
Gatrog s’avachit.
— L’espoir est la mauvaise herbe du jardin du Grand-Père.
— Oui, dit Tornus. C’est bien vrai.

Morbus Veillorage se sentait vieux. Les mains refermées sur son bâton reliquaire, il luttait
contre les eaux vives de la pestilence qui cherchaient à inonder la citadelle-sargasse. Une force
de la nature, aussi corrompue fût-elle, était un ennemi qu’on pouvait difficilement attaquer de
front. Non, il fallait la canaliser, la débarrasser de la fureur. Derrière lui, des Stormcasts
avançaient, protégés par le déluge de sa magie. Devant lui, la tempête faisait rage, et il lui
lâcha la bride, afin que le vent et la foudre combattent l’eau.
Il n’était pas facile de contrôler l’orage, d’autant que cette campagne l’avait épuisé. Purifier
les cieux, les flots, la terre elle-même, n’était pas une tâche aisée. Sans compter qu’il fallait
ajouter à ce fardeau la menace constante de l’ombre de Nurgle. Ici, à Ghyran, le Seigneur de la
Pestilence avait plus d’influence, et chaque Stormcast qui tombait au combat contre les
Hérauts Putrides risquait de voir son âme dévorée par les démons qui folâtraient de l’autre
côté du voile de la réalité. Il fallait une énorme concentration pour guider les âmes des défunts
vers Azyr, et il avait passé de nombreuses nuits à communier avec les morts.
Morbus n’avait jamais parlé de ces difficultés à quiconque. C’était son fardeau de Porteur
des Os des Héros, et il le portait volontiers. Comme il l’avait fait des siècles plus tôt, en tant
qu’Ar-Morr de Baran-Ulut. Il ne se souvenait pas grand-chose de son ancienne vie, mais
n’avait pas oublié son titre et l’odeur de l’encens. Le poids de son armure cérémonielle, et le
tissu raide et rêche de la robe propre à sa charge. La sensation de la faux entre ses mains,
lorsqu’il récoltait les âmes de ceux qui étaient voués à disparaître sans délai. Il était déjà vieux
à l’époque. Et bien que son corps soit jeune désormais, son esprit et son âme croulaient sous
l’accumulation des ans. L’âge apportait la sagesse, et seul le sage pouvait endurer les
Douze Rites.
Mais pour l’heure, il ne se sentait pas particulièrement sage. Fatigué, en colère, mais pas
sage. Quelque chose avait mal tourné. Ou peut-être bien. Difficile à dire. Les esprits de l’air et
de l’eau étaient déchaînés à la vue d’une plaie noire dans le ventre de la mer. Une blessure qui
vomissait une eau bileuse et ébranlait les fondations de la citadelle. Il en percevait l’âpreté à la
limite de ses sens. Une douleur fantôme, altérant ses facultés de concentration. Et cela durait
depuis qu’il avait posé les pieds dans les Royaumes de Jade.
Des miasmes infernaux s’accrochaient aux vents fantomatiques, étouffant les écheveaux du
destin et de la mort sous une vie débridée. Une vie sans but ni ancre dans la grande mécanique
céleste, une vie qui ne pouvait que croître, stagner et pourrir éternellement. Toute chose avait
sa saison, mais les saisons ne répondaient plus à aucune règle. Encore maintenant, malgré les
victoires qu’ils avaient remportées, Ghyran était encore agité. Les esprits de la terre hurlaient,
mais Morbus devait les ignorer et continuer. Comme il avait ignoré le défaut évident du plan
du Seigneur-Castellant.
Certes, les portes relevaient de la responsabilité d’un Seigneur-Castellant, mais… les purger
de la corruption était celle d’un Seigneur-Relictor. Il s’était laissé distraire par Grymn, et ils
allaient maintenant payer le prix de son échec. Il serra son bâton plus fort, tira sa force des
murmures des morts. Des esprits s’accrochaient à lui comme une seconde peau. Des héros
défunts, qui n’avaient pas été Métamorphosés sur un coup de tête de Sigmar. Ils ajoutaient
leur puissance à la sienne.
Mais cette puissance avait un prix. Derrière les murmures rassurants résonnait une autre
voix. Nettement plus sombre, et aussi grave que la mer elle-même. Morbus la connaissait bien,
comme tous les Seigneurs-Relictors. Elle chevauchait les vents la nuit et parlait la langue des
charniers. Elle rongeait leur essence même comme le chacal dévore sa proie jusqu’aux os, et
exigeait qu’on lui obéisse. Des Douze Rites, quatre servaient juste à résister à cette demande, à
encaisser la colère de celui qui l’avait exprimée. Dans tous les cas, l’échec n’était
inenvisageable puisqu’il était synonyme d’un sort pire que la mort.
Des mantras aussi durs que la sigmarite se mirent en place, sous la forme de murmures issus
de lèvres sèches. La voix sombre enfla, et fut bientôt noyée par le tumulte de l’orage. La tête
de Morbus résonna du fracas des lames et de la musique des sphères comme ses membres
commençaient à trembler sous la fureur des forces auxquelles il commandait. Il savait qu’il lui
fallait la libérer, sous peine d’être taillé en pièces par son propre pouvoir. Mais en procédant
trop tôt, il n’aurait fait qu’ajouter à la destruction que l’eau pestilentielle avait déjà causée.
Gardus voulait que la citadelle reste intacte jusqu’à son évacuation complète.
Cette miséricorde était la plus grande faiblesse et la plus grande force des Âmes d’Acier.
D’autres Seigneurs-Célestants brûlaient d’un désir de vengeance ou de justice. Gardus, lui,
étincelait de compassion. Pour lui, la guerre n’était qu’un premier pas difficile. Le plus
important était ce qui venait ensuite. S’il survivait aux batailles à venir, il pourrait rebâtir les
Royaumes Mortels à lui tout seul. Morbus espérait être encore là pour le voir.
Derrière lui, il entendit le grondement inflexible de la voix de Gardus et les mugissements
de Kurunta, mais il les ignora. Ils savaient parfaitement que ce n’était pas le moment de lui
parler. Un sourire se dessina brièvement sur son visage. Bon, ce n’était peut-être pas vrai
pour Kurunta.
Le passage se souleva alors qu’il canalisait les vents d’orage. L’eau avança, puis reflua, sa
force atténuée par le vent. La foudre s’abattit sur le liquide délétère, en réduisant une bonne
partie en vapeur. Pas la totalité, mais assez pour limiter le risque d’inondation. Il avait attiré
toujours plus le vent au fil de leur descente, et s’en était servi pour contenir l’eau ou pour la
repousser. Derrière lui, des Liberators brisaient les grossiers points de drainage des murs et du
sol, afin d’évacuer un peu plus le liquide.
Ils avaient employé la même tactique, à bon escient, lors de l’assaut du Donjon du Bourbier,
au détriment de ses maîtres semi-amphibies. Si cela marchait aussi bien que là-bas, il était
possible que la citadelle ne coule pas dans la baie Verdoyante. Du moins pas tout de suite.
Le passage fut une nouvelle fois secoué, et Morbus trébucha. Les sargasses durcies cédaient
en de nombreux endroits, et la poussière ocre laissa bientôt place à des nuages épais. Derrière
lui, Gardus aboya un ordre, et les boucliers furent levés bruyamment pour former un toit
improvisé au-dessus de la tête des Stormcasts.
— Ça suffit, murmura Morbus.
Il leva la main, et les autres s’arrêtèrent, puis il s’éloigna un peu.
Il leva son bâton pour canaliser la puissance de l’orage dans son noyau de sigmarite. Le
reliquaire situé au sommet commença à cliqueter. Des décharges électriques parcoururent le
crâne et s’intensifièrent jusqu’à roussir les murs de chaque côté. L’air devint lourd, et il eut de
plus en plus de mal à respirer. Il ferma les yeux et frappa le sol de son bâton. Au moment où le
talon toucha le sol, l’eau s’évapora. De la vapeur s’éleva et envahit le couloir. Elle s’écarta de
lui en tourbillonnant et en se propageant dans toutes les directions. Là où la vapeur passait,
l’eau bouillait et disparaissait. Le passage trembla sous le poids de sa prière que les
murs réverbéraient.
Une seconde plus tard, il sentit pour la première fois un réel reflux des eaux pestilentielles,
mais ce n’était pas uniquement dû qu’à ses efforts. Quelque puissance œuvrait contre elles
depuis leur source même, pendant que lui les affaiblissait. Une source qu’il pensait déjà
connaître. Il fit un pas et chancela. Sans la furie de l’orage pour le maintenir droit, il avait à
peine la force de tenir debout. Gardus lui attrapa le bras.
— Seigneur-Relictor ?
— Tout va bien, Gardus. J’encaisse, comme d’habitude.
— Comme les pierres de la montagne ?
— Comme les pieux, le corrigea Morbus.
Il s’écarta du Seigneur-Célestant, qui brillait de nouveau. La lumière filtrait par les jointures
de son armure, projetant une douce lueur sur les alentours. L’impression était la même
qu’avec la lumière de la lanterne protectrice de Grymn. Revigorante et réconfortante. Comme
si Gardus était devenu un fanal vivant. Du sang coulait-il encore dans ses veines, ou ne
s’agissait-il plus que de lumière étoilée ?
Morbus avait entendu des histoires. Comme tous les Seigneurs-Relictors. Les âmes des
Stormcasts relevaient de leur responsabilité, et quand elles revenaient changées, leurs
responsabilités changeaient elles aussi. Observer, juger. Sigmar était un dieu sage, qui laissait
peu de place au hasard. Si quelque chose arrivait, si une âme Métamorphosée montrait une
imperfection, il fallait régler le problème. Et vite. Avant que l’imperfection ne se propage.
Mais la lumière de Gardus était-elle une imperfection ou une bénédiction ?
Gardus se tendit, comme s’il avait remarqué le malaise de Morbus. Sa lumière vacilla,
déclina, s’évanouit.
— J’oublie parfois, dit-il.
— Un manque de vigilance, comme je l’ai déjà dit, le réprimanda Morbus, qui se retourna
en faisant un geste. Par ici.
Il sentait les pulsations des énergies célestes quelque part, tout près. C’était un message
clair, qui lui était délivré dans la langue des étoiles elles-mêmes. Il n’avait pas été surpris
d’apprendre que les étoiles se parlaient. Toutes les choses parlaient. Encore fallait-il les
écouter. Et ce qu’elles disaient était parfois important.
Ce fragment d’énergie lui parlait de désespoir. De perte et de détermination. Il vacillait,
faiblissait un peu plus à chaque seconde. Malgré la fatigue, il hâta le pas. Le passage résonna
du vacarme de la sigmarite lorsque les autres suivirent son exemple. Quand ils découvrirent
l’entrée de la chambre, Gardus rit.
— Lorrus est passé par ici, c’est certain, dit-il.
Morbus contempla la dévastation, en ne manquant pas de remarquer les traces de brûlures et
blocs de sargasses brisés. Grymn avait ses défauts, mais l’hésitation n’en faisait pas partie. En
trouvant un mur, il s’était ménagé une porte.
— Par ici, ajouta-t-il.
Les Stormcasts se frayèrent prudemment un chemin parmi les décombres.
La pièce était inondée. Le sol se situait plus bas que le passage, et plusieurs piliers s’étaient
renversés. Des tas d’immondices boueux formaient comme de minuscules montagnes, avant
de laisser place à des vallées et des canyons sinueux. Des corps étaient ensevelis sous la boue,
leurs visages blêmes apparaissant entre les plis de sargasses pourries.
Morbus les ignora. Son regard était attiré par le lac bouillonnant au centre de la chambre, et
les choses à demi formées qui s’y agitaient. Des yeux cyclopéens roulaient dans des orbites
enfoncées, jetant des regards troubles aux Stormcasts. Des visages prisonniers d’un cycle
constant de mort et de renaissance affichaient des parodies de sourires, et des bouches
informes émettaient de mornes bourdonnements. Le plus proche des démons vint s’échouer
dans la boue en laissant un peu de lui dans l’eau. Il fit mine de parler.
— Kurunta, dit Gardus d’une voix plate.
Kurunta réagit aussitôt, et son épée large décrivit un arc de cercle. La tête du démon vola
dans l’eau, où elle fut dissoute. Son corps suivit, se recroquevilla, jusqu’à ce qu’il n’en reste
rien, sinon une écume épaisse à la surface de l’eau.
D’autres démons rampaient déjà vers eux, se hissant sur la boue, leurs corps se
désagrégeant. Morbus recula sans cacher son dégoût.
— Ils ne peuvent pas rester ici. Ils sont déjà tirés vers le royaume de leur maître.
— Eh bien, donnons-leur un coup de main. Solus, offre-leur le jugement qu’ils méritent, dit
Gardus en baissant subitement la main. Un instant plus tard, le bourdonnement des arcs
d’éclair résonna dans la chambre. Les démons explosèrent comme des fruits trop mûrs. Ceux
qui avaient survécu à la volée de traits furent terrassés à coups de lame et de marteau. De
longues secondes s’écoulèrent pendant lesquelles les Stormcasts se battirent dans un silence
lugubre. Lorsque le dernier disparut enfin dans un soupir mécontent, Morbus put enfin
chercher la raison pour laquelle leur manifestation n’avait pas pleinement réussi.
— Où sont-ils, Morbus ? Je ne vois aucune trace de nos frères et sœurs, dit Gardus avant de
faire un geste. Kurunta, Aetius, je veux que cet endroit soit fouillé. S’ils sont là, je veux que
nous les retrouvions.
Morbus n’écoutait qu’à moitié le Seigneur-Célestant. Il s’approcha du bord de l’eau sombre
et s’y enfonça jusqu’aux genoux. Sans se soucier des restes bouillonnants des démons, il
plongea la main dans la fange. Celle-ci résonnait des échos d’une magie fétide, et il en eut la
chair de poule. Mais il y avait autre chose. Une très légère lueur dans l’obscurité.
Il se concentra dessus pour la sonder. Il serra le poing, et l’eau souillée commença à
bouillonner. Des cris d’alerte retentirent derrière lui, mais il les ignora. Il avait besoin d’un
maximum de concentration pour reprendre ce que l’obscurité avait cherché à dérober.
Lentement, il l’attira à lui. Comme elle s’élevait, la lueur s’intensifia, se diffusa dans l’eau,
jusqu’à ce qu’on eût l’impression qu’une étoile brillait sous la surface.
Morbus se redressa, les mains dégoulinantes d’eau. Ce faisant, la lumière creva la surface
dans un nuage de vapeur. Il entendit Kurunta pousser un juron, et n’aurait pu lui reprocher
cette réaction. La lumière filtrait par la boîte cassée de la lanterne protectrice d’un Seigneur-
Castellant.
— Morbus, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Gardus.
Morbus inclina la tête.
— Cela veut dire que nous arrivons trop tard, dit-il en levant les yeux vers Gardus. Grymn
a disparu.
CHAPITRE NEUF

DANS LE JARDIN

Grymn flottait dans l’obscurité. Non. Il ne flottait pas. Il se noyait. Il reprit conscience
enveloppé dans une gangue de sargasses. Il tentait de s’accrocher au voile de végétaux en
décomposition en tournant sur lui-même, ne distinguant cependant qu’un nuage de bulles
grasses. Il écarta les algues en cherchant quelque chose – n’importe quoi – qui lui permettrait
de s’orienter. Ses poumons lui faisaient mal, et des nuages noirs apparaissaient à l’orée de ses
sens. L’eau crasseuse envahissait son armure, sa bouche et ses poumons, griffait ses entrailles
tel un poison. Il tenta de chasser la douleur, de trouver un moyen de se sortir de ce
mauvais pas.
En écartant une épaisse couche de sargasses, il aperçut les cadavres. Innombrables, qui
s’éloignaient de lui dans toutes les directions. Une infinité de morts. Des corps bousouflés de
pourriture et noircis par les maladies flottaient tel un récif de chair en décomposition. Des
yeux aveugles croisaient son regard où qu’il se tourne, des doigts flasques entraient en contact
avec son casque et son harnois.
Pendant un instant, le récif se brisa, ne révélant que l’obscurité au-delà. Il aperçut une
silhouette gigantesque et couverte d’écailles qui ondulait dans le noir. Des formes
inconcevables, d’une corruption sans précédent, attiraient son regard ici et là. Derrière les
cadavres, il distinguait des forêts de dents brisées qui s’entrechoquaient avec une férocité
silencieuse, ainsi que des vagues d’écailles boursouflées : d’immenses léviathans qui s’entre-
tuaient avec une fureur élémentaire. Une queue de la taille d’une chaîne de montagnes apparut
subitement. Son mouvement agita les eaux et les morts. Sa force lui fit l’effet d’un coup de
poing de gargant. Il se sentait comme un marin dérivant sur une mer hantée de monstres et
savait que si une de ces formes se tournait vers lui, il serait perdu et ne reverrait jamais Azyr.
Il tenta de nager pour s’éloigner des formes lointaines, mais son armure l’entraînait vers le
fond. Non, vers le haut. Les mains de morts s’entortillèrent dans sa cape et les sangles de son
harnois. Il serra les dents, tenta d’ignorer la douleur croissante due au manque d’oxygène par
la seule force de sa volonté. Il aperçut quelque chose dans les profondeurs, comme une volute
de fumée remontant d’un conduit de cheminée. Mais ce n’était pas de la fumée, pas même des
sargasses. Le phénomène semblait grossir, alors qu’il était entraîné plus loin. Il se tourna,
chercha un signe des grâces de Sigmar dans l’obscurité agitée. Il ne pouvait croire que son
destin était de mourir ici, noyé dans un océan de cadavres.
Puis il y eut la lumière. Pas une lumière vive. Un léger chatoiement. Mais c’était toujours
mieux que l’obscurité. Les poumons en feu, il tendit les mains vers la lumière au-dessus de
lui – non, en dessous de lui – et se dégagea des algues et des cadavres. Les morts semblaient le
suivre, et l’eau s’épaissit alors que leurs bubons et furoncles éclataient. Il dut réprimer l’envie
de vomir et continua de nager en restant concentré.
Sa tête fendit la surface, et il avala une goulée d’air caustique. Il se hissa sur la rive
recouverte d’algues, entouré de nuages de mouches. D’étranges arbres noueux se dressaient
au-dessus de lui, partiellement voilés par une brume jaunâtre. Des lopins de moisissure
crachèrent des nuages de spores lorsqu’il s’y enfonça. Il sentit une terre boueuse sous ses
mains et ses pieds, et se redressa. De l’eau se déversa de son armure crasseuse et il se mit à
tituber sur la rive.
Il tourna la tête pour observer son environnement. Il semblait être au bord d’un lac.
D’étranges plantes surnaturelles se dressaient de toutes parts, se disputant l’espace avec les
arbres maladifs. Il entendait des corps lourds patauger au loin, ainsi que les rugissements
rauques de créatures dont il préférait ne pas croiser la route. Une pluie fétide tombait et
chaque fois qu’une goutte s’abattait sur son harnois, une tache de moisissure y apparaissait.
Il frotta une de ces taches, qui réapparut quelques instants plus tard. Il poussa un sifflement
de dégoût. La canopée dégoulinait constamment, et en plus de la pluie, il y avait les mouches
piquantes et les spores qui planaient dans l’air. Il serra les poings. Il avait perdu sa hallebarde
et sa lanterne. Il était désarmé et visiblement seul. Mais où était-il ?
Non. Il secoua la tête en s’admonestant. Feindre l’ignorance ne le mènerait à rien. Il savait
toujours où il se trouvait. Comme tous les Stormcasts. Ils le savaient, quel que soit le royaume.
Ils sentaient le pouvoir de chacun au plus profond de leur être. Et quand ils étaient ailleurs –
en dehors des royaumes, loin de la lumière d’Azyr –, ils le sentaient aussi.
Ici, il n’y avait pas de lumière. Pas vraiment en tout cas.
Seulement le doux lustre de la chair infectée, réfléchi et réfracté un million de fois.
Au-dessus de lui, les nuages obscurs s’écartèrent brièvement et révélèrent un sourire aussi
large qu’un gouffre, ainsi que deux yeux de pus semblables à des lunes. La pluie tombait
d’ailleurs de ces yeux à la façon de larmes. Puis l’apparition s’évanouit en ne laissant derrière
elle que le spectre d’un gloussement sardonique assourdissant. D’une certaine façon, il ne se
passait rien dans ce jardin dont son maître ne soit au courant. Il fut pris d’un frisson glacial et
brûlant à la fois.
Grymn entendit des éclaboussements. Il fit volte-face et vit un gantelet d’argent crever la
surface de l’eau. Sans hésitation, il y retourna dans l’espoir d’atteindre cette main avant
qu’elle ne soit avalée par les profondeurs.
Au moment où il l’agrippa, d’autres éclats argentés se dessinèrent. Et parmi eux, des
membres tachetés, suivis par un cri aigu de désapprobation. Tallon creva la surface, son
plumage et sa fourrure maculés de crasse. Le gryph-hound pataugea jusqu’à la rive en
glatissant de mécontentement. Grymn rit de soulagement en sortant un Liberator de l’eau.
Osric toussa jusqu’à cracher un liquide jaunâtre tandis que Grymn l’aidait à se hisser sur le
rivage. Kahya avait survécu elle aussi, ainsi qu’un de ses Protectors. Grymn fit les comptes.
Six Stormcasts en tout, lui compris. Et Tallon.
— J’imagine que la misère aime la compagnie, dit-il en caressant la tête du gryph-hound.
Tallon agita la queue d’un air agité en tremblant, comme sur le point de déguerpir. Grymn
comprit ce qu’il ressentait. L’air était des plus inhabituels. Chaque inspiration était une
épreuve, et ses poumons le brûlaient. Bien que la force de l’orage l’habitât, il la sentait refluer.
Ils étaient loin de la lumière de Sigmar. Trop loin.
— Où sommes-nous ? grogna Osric, qui triturait son grand marteau.
L’arme semblait avoir servi récemment, et Grymn se demanda ce que le Liberator-Prime
avait bien pu croiser dans les profondeurs.
— Sers-toi de tes sens, répondit Grymn. Sens l’air. Où pouvons-nous bien être ?
— Ce n’est pas possible, dit Osric.
Mais ils virent tous qu’il se mentait à lui-même. Un murmure parcourut le groupe. La peur,
comprit Grymn. Les Stormcasts étaient courageux, animés par un juste courroux, mais il était
certaines choses que le courage et la fureur ne pouvaient pas surmonter.
— Si, c’est possible. La porte s’est écrasée sur elle-même et était corrompue.
Grymn leur parlait d’une voix sévère, afin de sortir ses guerriers de leur stupéfaction. S’ils
faiblissaient maintenant, ils étaient perdus. Ces derniers événements lui revinrent. Il se rappela
avoir ouvert sa lanterne protectrice pour en libérer la lumière dans l’espoir de purger la porte
de sa souillure. Le fait qu’ils soient ici signifiait qu’il avait échoué.
Quelque chose gloussa.
Grymn se retourna. Le ciel était à nouveau encombré de nuages maladifs et bouillonnants.
Les autres semblaient n’avoir rien entendu. Il secoua la tête. Encore un tour de cet endroit. Les
dangers des lieux n’étaient pas seulement physiques. Il allait devoir se montrer prudent. Lui,
mais également les autres s’ils voulaient survivre.
— J’ai besoin d’une arme, dit-il.
Osric dégaina son glaive.
— Tenez, prenez ma lame, Seigneur-Castellant.
— Merci, Osric.
Grymn l’accepta et en observa toute la longueur.
— En as-tu pris bien soin ?
— Chaque jour, répondit Osric.
— C’est juste qu’elle me semble un peu terne, dit Grymn, qui lança l’arme en l’air avant de
la rattraper par la poignée. Peu importe. Je vais faire en sorte qu’elle retrouve rapidement
son lustre.
Kahya rit, sans grande joie cependant.
— Même ici, il cherche à nous donner des leçons, dit-elle en s’appuyant sur son glaive
frappe-orage. Poursuivez, Seigneur-Castellant, je vous en prie. Allons-nous passer aux
exercices maintenant ?
— Nous aurions dû y penser plus tôt, grogna Grymn. Nous ne serions peut-être pas là.
Kahya se tut, de même qu’Osric. Grymn prit une profonde inspiration.
— Pardonne ma brusquerie, Protector-Prime. C’est la faute de nos ennemis.
Kahya acquiesça lentement après un moment d’hésitation. Grymn regarda tout autour de lui,
notamment les arbres et les monticules de boue aux airs de bubons. Il entendait des
gémissements tristes portés par le vent, puis il y eut des choses qui auraient pu passer pour
autant de visages dans la végétation. Des lianes s’agitaient vers lui comme les doigts
de pénitents.
— Nous devons rester unis. En nous séparant, ne serait-ce que par l’esprit, nous signerions
notre arrêt de mort.
Non. Pas la mort. Il n’y a pas de mort ici, mon ami.
Grymn se raidit. La voix semblait avoir été charriée par le vent. Elle était familière. Il
regarda une nouvelle fois autour de lui en serrant la poignée du glaive. Des lueurs s’agitaient
dans la pénombre, à la limite de son champ de vision. Quelque chose, une voix, attira son
attention, tenta de l’éloigner, de l’entraîner dans le marais. Il l’ignora.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Quoi donc, Seigneur-Castellant ? interrogea Osric.
Kahya leva la main.
— Chut ! Je l’entends aussi. On dirait des… rames ?
Tallon siffla et se raidit en fouettant l’air de sa queue. Les plumes sur son cou se hérissèrent
et il claqua nerveusement du bec. Un instant plus tard, ils entendirent les battements de
tambour. Lents et bruyants, comme les pulsations d’un gargant mourant.
— Positions défensives, réagit Grymn.
Les deux Liberators s’alignèrent en joignant leurs boucliers, et Osric se plaça derrière eux.
Kahya et son dernier guerrier se positionnèrent de part et d’autre de Grymn.
Une force négligeable, mais courageuse.
Grymn secoua la tête, et Kahya lui jeta un coup d’œil.
— Seigneur-Castellant ?
— Je vais bien, dit-il. Fais attention à toi.
Cela sortit plus durement qu’il ne l’avait voulu, mais c’était probablement une bonne chose.
Il n’était pas réputé pour sa considération, et s’ils doutaient de lui, cela risquait de leur être
fatal. Le son rythmique des rames heurtant l’eau boueuse s’intensifia. Vinrent ensuite les
chants plaintifs de mortels souffrants, dont les voix montaient et redescendaient en cadence
avec les tambours. L’eau ondula, et le bruit d’arbres grinçants et tombants s’ajouta à la
cacophonie. Quelque chose de lourd approchait.
Tout s’arrêta.
Le silence retomba, brisé seulement par les cris aigus de choses qui n’étaient pas des
oiseaux. Puis un éclaboussement énorme, comme si un objet pesant venait de tomber à l’eau.
Un instant plus tard, un tintinnabulement, comme de grosses gouttes de pluie claquant contre
le métal, accompagné de bruissements dans les roseaux, et d’un hymne funèbre qui semblait
venir de partout.
Tallon tournait autour d’eux en claquant du bec d’un air agité.
— Ils sont tout autour de nous, comprit Grymn. Il ne faut pas les laisser atteindre la porte.
Des silhouettes bougeaient dans la pénombre, indistinctes d’abord, mais de plus en plus
précises à mesure qu’elles se rapprochaient. Des dizaines. Non, deux fois cela. Davantage.
Trop pour qu’ils aient une chance de s’en débarrasser. Des voix inhumaines s’élevèrent dans
la brume nauséabonde, suivies d’un chant malveillant. Le son glaça l’âme de Grymn.
Le premier portepeste jaillit de l’obscurité, ses mâchoires tombant presque en une
expression joyeuse. Ventru, les membres grêles, le démon avait une peau mouchetée couverte
de croûtes au travers de laquelle on distinguait des os en décomposition et des muscles
pourrissants. Une corne incurvée sortait de sa tête informe et son unique œil globuleux fixait
les Liberators avec une lueur de joie. La lame qu’il tenait de ses doigts noueux était conçue
pour fendre, et son fil était couvert de rouilles et d’autres substances moins ragoûtantes.
La lame suppurante s’abattit sur un bouclier, ébranlant le Liberator. Osric brandit son grand
marteau et brisa ce qui passait pour le crâne du démon, qui bascula en arrière en poussant un
soupir de mécontentement. Un deuxième démon sortit de l’orée des arbres. Puis un troisième.
Un quatrième. Et d’autres encore, si bien que les monstres furent rapidement trois fois plus
nombreux que les Stormcasts. Grymn tourna la tête pour tenter de les compter. Ces créatures
les avaient-elles attendus, ou s’agissait-il d’une simple coïncidence ?
Peu importe. S’ils voulaient se battre, il n’allait pas leur refuser ce plaisir.
— Qui ont les âmes les plus infortunées de la création ? demanda-t-il avec un sourire
en coin.
— Seuls les pieux, répondit Kahya en riant.
— Qui va enseigner à ces créatures ce qu’il en coûte de courroucer les élus de Sigmar ?
— Seuls les pieux, gronda Osric.
— Seuls les pieux, répéta Grymn en tendant son glaive vers le démon le plus proche. Eh
bien ? Nous n’avons pas toute la journée.
Les portepestes sautillèrent brusquement dans les eaux envahies de roseaux en gloussant
d’un air lugubre. Les Liberators d’Osric combattirent dos à dos pour briser leur charge. Osric
terrassait les démons à coups de grand marteau, démontrant tout son talent avec cette arme
particulièrement encombrante, mais dévastatrice. Kahya et son dernier guerrier tissaient un
mur d’énergie scintillante entre leurs adversaires et les autres Stormcasts afin de les protéger.
Grymn et Tallon étaient au bord de la mêlée, obligeant les démons à diviser leur attention.
Mais même les Stormcasts avaient leurs limites, et ils ne pouvaient évidemment pas être
partout. Le premier à tomber fut le dernier Protector. Le guerrier en armure lourde glissa dans
la boue et posa un genou à terre. Les démons en profitèrent aussitôt et le submergèrent. Kahya
ne réalisa que trop tard ce qui lui arrivait. Le guerrier tomba et fut enseveli sous un tas de
formes qui frappaient rapidement de taille et d’estoc.
Grymn trancha la gorge d’un démon et en énucléa un second en pivotant sur lui-même.
— Kahya, Osric, protégez-vous, rugit-il.
Osric virevolta et son lourd marteau broya le crâne d’un démon. Mais deux autres créatures
le poussèrent dans l’eau avant de lui asséner plusieurs coups de leurs lames suppurantes. Ses
cris de colère laissèrent place à des cris de douleur, puis au silence. Les deux Liberators
tombèrent chacun à leur tour et rejoignirent leur Prime dans la mort.
Mais à la grande horreur de Grymn, leur âme ne fut pas libérée, ne s’éleva pas vers Azyr
comme elles auraient dû le faire. Non, leurs corps restèrent sur place, brisés et se vidant de
leur sang. Aussitôt, il comprit pourquoi. D’une manière ou d’une autre, cet endroit retenait les
âmes, les empêchait de s’échapper. Enragé, il priva un portepeste de sa tête, fit tournoyer sa
lame et la plongea dans un ventre bouffi qui éclata comme une pustule. Il jeta le portepeste qui
se dégonflait sur le côté et se retourna au moment où un démon enfonçait son arme dans le dos
de Kahya.
Il était désormais seul.
Tallon glatit et bondit sur un démon, faisant basculer la créature face la première dans la
boue. Le gryph-hound brisa la colonne vertébrale du monstre gloussant et le réduisit au silence
d’un violent coup de bec. Grymn pataugea vers l’animal alors que d’autres portepestes se
rapprochaient déjà. Il agrippa une corne et l’arracha du crâne de son propriétaire avant de la
fourrer dans une mâchoire arborant un large sourire. Un portepeste se jeta sur lui dans l’espoir
de lui immobiliser les bras, mais il l’attrapa par la gorge et écrasa son crâne plein de vers
contre un tronc d’arbre, puis trancha la main d’un autre.
Tallon saisit le démon blessé par la jambe et le secoua jusqu’à le faire tomber. Profitant de
ce que le monstre gesticulait dans l’eau, Grymn lui défonça le crâne d’un coup de botte. Il
regarda tout autour de lui, le souffle court. Tous les démons gisaient au sol.
— Seuls les pieux, marmonna-t-il.
À quoi bon garder la foi dans un endroit comme celui-ci ?
Grymn ferma les yeux pour tenter de chasser cette voix de son esprit. Ce n’était qu’un
maléfice. Un murmure d’un vent mauvais, qui tentait de saper son assurance. Gardus avait
rarement évoqué le temps qu’il avait passé en ce lieu, mais Grymn se souvenait bien de ses
mises en garde. Il avait parlé d’arbres qui pleuraient et de fantômes accusateurs. D’un marais
qui ne connaissait aucune limite, et de chaque souffle, plus fétide que le précédent.
— Je ne suis pas Gardus, dit Grymn.
Ses poumons le brûlaient et ses membres étaient lourds. Il se tourna vers Tallon.
— Je suis le bouclier, et je résisterai à toutes les épreuves que cet endroit m’obligera
à relever.
Mais il allait avoir besoin de plus qu’un simple glaive. Il rengaina l’épée courte et ramassa
une lame de guerre dans la boue. Cette épée allait lui offrir l’allonge dont il avait besoin. Il prit
également un bouclier, cabossé et fissuré, mais utilisable, et le sangla dans le dos. Ce n’étaient
pas ses armes de prédilection, mais elles feraient bien l’affaire. Il entendit le son d’un cor et
réalisa que d’autres démons arrivaient.
Les sons entendus plus tôt étaient ceux d’un moyen de transport. Une embarcation. Ce qui
trahissait la présence d’un équipage. Peut-être même d’une armée qui voulait franchir la porte.
Il se tourna vers les eaux noires dont ils étaient sortis. Seul, il ne pouvait pas organiser la
défense de la porte ou des corps des défunts. Si leurs âmes étaient piégées ici, il fallait les
protéger au même titre que la voie ouvrant sur Ghyran.
Quand la défense était impossible, la seule option était l’attaque. Il allait devenir un rempart
mobile, une forteresse que l’ennemi n’aurait d’autre choix que de conquérir. Il allait tenir
l’ennemi à distance aussi longtemps que possible.
Alors qu’il se dirigeait vers les démons en approche, Tallon lui emboîta le pas en glatissant.
Grymn lui fit signe de reculer d’un geste sec.
— Non. Reste. Garde.
Grymn le prit par le bec et se baissa, de sorte que leurs têtes se touchèrent.
— Garde-les jusqu’à mon retour. Que rien ne les touche.
Les mots sortirent brutalement, mais il savait qu’il s’agissait d’un mensonge. Il ne
reviendrait pas, et Tallon finirait par mourir lui aussi. De faim, ou sous la lame d’un ennemi. Il
voulait s’excuser auprès de l’animal, dire quelque chose, n’importe quoi, mais sut qu’il ne
comprendrait pas. Mais il se battrait. Il protégerait les âmes des morts jusqu’à son
dernier souffle.
Les bruits des démons qui se rapprochaient sortirent Grymn de ses pensées. Sa lanterne lui
manquait, mais il allait devoir faire sans. La lame de guerre en main, il prit la direction des
démons en hâtant le pas. Il fallait qu’il traverse leurs rangs pour qu’ils le suivent. Il allait les
entraîner dans une traque aussi longtemps que ses forces le lui permettraient. Après quoi, ce
serait la fin.
Mais il ne comptait pas leur faciliter la tâche.
Il jaillit d’un bosquet d’arbres couverts de champignons en levant son bouclier et
s’immobilisa. Des portepestes gloussants s’approchaient de partout. Grymn frappa son
bouclier du plat de sa lame.
— Qui fait face à l’obscurité et la repousse ? Seuls les pieux, dit-il avant que la sigmarite ne
s’entrechoque à nouveau. Qui parcourra la bordure noire du monde et ne craindra aucune
ombre ? demanda-t-il en frappant derechef son bouclier. Seuls les pieux.
Il asséna un grand coup de bouclier à un portepeste. Lorsque la créature tenta de se relever,
il lui plongea sa lame de guerre dans le crâne. Un autre se fendit sur son flanc et il se baissa
pour éviter le coup avant de lui envoyer un coup d’épaule. Le monstre chancela, et il lui
pourfendit le crâne.
— Seuls les pieux. Voilà qui se tient devant vous. Seuls les pieux ! s’écria Grymn en se
jetant sur eux pour les frapper d’estoc et de taille. Venez me chercher, vermines !
Il avança sans s’arrêter, en encaissant les coups au moyen de son bouclier cabossé. Les
portepestes parurent perturbés par son enthousiasme, et leurs gloussements laissèrent place à
de noirs murmures. Dans leur hâte, ils se gênèrent, et il parcourut une bonne distance.
— Incompétents. Aucun sens tactique. Je suis seul contre vous tous. Honte à vous.
Il envoya un démon par terre d’un coup de pied au visage et lui écrasa le ventre jusqu’à ce
qu’il explose en libérant un nuage de mouches.
Il poursuivit en écartant chaque créature qui voulait lui barrer le chemin. Son lourd harnois
détourna les coups qui le touchaient. Mais il resta en mouvement, ne s’arrêtant que lorsqu’il
n’avait pas d’autre choix. Les démons pataugeaient derrière lui, leurs chants laissant place à
des grognements de frustration incohérents.
Plusieurs fois, il aperçut de grandes formes trapues évoluant dans les profondeurs du marais
aux airs de mangrove. Des galères, pensa-t-il. Comme il n’en avait jamais vu cependant, avec
des voiles gonflées de moisissure et des coques grinçantes envahies de champignons. Dans
l’obscurité, il lui était impossible de dire dans quel sens elles naviguaient. Une obscurité qui
s’épaissit, au point qu’il ne sut bientôt plus où il allait. Mais il continua d’avancer néanmoins,
les poumons brûlants et les yeux piquants de sueurs. Il souffrait de multiples crampes, mais
poursuivit comme si de rien n’était.
Le temps s’égrenait étrangement. Plusieurs minutes s’écoulèrent, à moins qu’il ne s’agît
d’heures. Des arbres apparaissaient et s’évanouissaient comme des silhouettes atroces. Grymn
continua cependant. Les attaques s’espacèrent, comme si les créatures s’étaient lassées, mais
elles le poursuivaient quand même. Il entendait toujours le clapotis des rames et le grincement
des gréements. Des nuages de mouches piquantes sortaient de la boue sous ses pieds.
D’étranges visages presque familiers apparaissaient à la surface de l’eau répugnante et
articulaient des imprécations silencieuses.
Grymn fit le vide. Il ignora l’obscurité, les fantômes, les bruits – tout –, et chercha en
priorité à mettre un pied devant l’autre. Un autre Stormcast aurait pu vaciller, mais pas
Grymn. Il ne pouvait pas. La force qui lui avait permis de traverser le marais d’Eaucroupie
allait le soutenir ici aussi. Il le fallait. La fatigue commença à s’emparer de lui, mais il
poursuivit. Jusqu’à finalement trébucher. Une racine, peut-être, ou quelque chose de bien plus
sinistre. Il se tordit la cheville, posa un genou à terre, se retint de tomber grâce à son bouclier.
Tout à coup, les démons se ruèrent sur lui. Il en venait de partout et ils gloussaient avec
satisfaction. Il grogna de colère et dégaina sa lame de guerre. Un démon se plia en eux et cessa
aussitôt de rire. Une arme s’écrasa contre son bouclier et manqua de le renverser. Une autre
rebondit contre son casque et il vit des étoiles. Il avait besoin d’espace. Il fit reculer plusieurs
de ses assaillants d’un coup de bouclier. Alors qu’il se relevait, une lame glissa contre ses
côtes. Une crasse acide rongea la sigmarite. Il pivota et abattit violemment sa lame de guerre
sur le crâne de la créature.
Une marée d’immondice le cernait désormais. Les coups plurent, et le chant bourdonnant
emplit son esprit, étouffant toute pensée cohérente. Il poursuivit néanmoins le combat, en ne
comptant plus que sur son instinct. Il ne faisait pas que manier une arme ; il était devenu une
arme. Une arme dotée d’un fil mortel.
Mais même la lame la plus solide finit par se briser.
— Seuls les pieux, siffla Grymn, les dents serrées.
Du sang lui coulait dans les yeux, mais il n’avait pas besoin de voir l’ennemi pour
le combattre.
— Seuls les pieux.
Tu te bats bien pour un Azyrite, mais ce combat est terminé.
La voix résonna en lui, et il vacilla, momentanément désorienté. Il récupéra rapidement et
sectionna les mains d’un portepeste qui tentait de le frapper de taille. Puis il lui envoya la
tranche de son bouclier dans la gorge et mit fin à ses baragouinages.
Tu es fort. Rapide. Tu aurais fait un bon chevalier, si seulement ton âme t’appartenait. Mais
tu as préféré t’enchaîner au trône de Sigmar.
Grymn secoua la tête pour tenter de s’éclaircir les idées, mais les mots de haine résonnaient
toujours comme un battement de tambour, l’ébranlant jusqu’à la moelle. Une lame le frappa à
l’arrière du crâne et se brisa sur son casque, mais le fit tomber. Il roula et tenta de se relever,
mais il fut aussitôt criblé de coups et il n’y parvint pas. Son bouclier lui fut arraché. Une lame
lui entailla l’avant-bras, et il lâcha sa lame de guerre dans la vase. Il décocha un coup de poing
qui réduisit en bouillie une mâchoire cancéreuse, et chercha son glaive. Il avait l’estomac
retourné, avait le sentiment que quelque chose remontait de ses entrailles pour saisir son cœur.
Un poids terrifiant lui comprima les poumons, et il se mit à tousser.
La sens-tu, Azyrite ? Ma main, sur ton cœur. Vas-tu me dire ton nom maintenant ?
— Q… qui ?
Grymn cracha. La bile lui envahit la bouche. Plus que de la bile. Des formes frétillantes. Il
tomba en avant et cracha une humeur huileuse. Des vers gras s’écrasèrent dans l’eau. Sa vue
se troubla, et il réalisa qu’il n’était plus en mesure de se lever.
Suis-je donc si vite oublié ? Fi de toi ! Azyrite. Fi ! Ah ! Le capitaine de ce joyeux
équipage approche.
Les portepestes reculèrent au son de pas lourds dans l’eau. Comme les démons s’écartaient,
une silhouette imposante apparut. La créature était plus grande que les démons, et deux fois
plus large, au point qu’un ogor aurait paru ridicule à côté. Vêtue d’un harnois brisé et de cuir
sale, la monstruosité portait un simple casque lisse, orné d’une corne tranchante, ainsi qu’une
lourde hache dans sa main encore humaine. La créature semblait avoir été pourfendue sur une
bonne moitié de son corps, et de cette plaie béante émergeait le bec et les tentacules sinueux
de quelque monstre marin.
— Allons bon, un visage familier, rit la créature bouffie d’une voix semblable à l’eau
coulant sur un rocher couvert de barnaches.
Elle tendit sa hache et souleva le menton de Grymn du bout de son fer.
— Dans la mesure où vous autres les peaux-brillantes avez tous le même.
— Toi ! cracha Grymn, pris d’une violente quinte de toux.
Il reconnut la créature, car il l’avait déjà combattue au sommet du vil pic du nom du piton
Profane. Cette chose épouvantable avait alors failli le tuer et y serait parvenue sans
l’intervention de Tallon.
— Oui, moi, dit Gutrot Spume, le Seigneur des Tentacules. Et je crois que je te connais,
non, peau-brillante ? Aurions-nous déjà échangé des coups ? Qui l’a emporté ?
Spume s’accroupit en grognant. Sept membres frétillants s’enroulèrent autour des bras et de
la tête de Grymn et le rapprochèrent du monstre.
— Cela s’est certainement soldé par une égalité si nous sommes tous les deux en vie.
Quoique avec ceux de ton espèce, peut-être pas.
Des rires lugubres retentirent parmi les rangs des démons.
— Mais tu fais un beau trophée si je ne me trompe pas. Et je crois que tu ne mourras pas
aujourd’hui.
Spume se redressa en posant sa hache sur son épaule flasque.
— Relevez-le. Et soyez doux avec lui, mes garçons. Il vaut plus que n’importe quelle âme
putride de ce jardin.
CHAPITRE DIX

UN SERMENT ET UNE PROMESSE

La lanterne protectrice – ou ce qu’il en restait – produisait une lumière constante. Elle reposait
au milieu des immondices de la porte corrompue, mais sa boîte argentée était maintenant toute
tordue. Malgré les dégâts, elle brillait toujours de la lumière d’Azyr. Exception faite du dieu
duardin Grungni lui-même, les Six Forgerons n’avaient pas d’égal en matière de construction
d’armes et d’outils.
— Les Hérauts Putrides ont réussi à ouvrir la porte brièvement, déclara Morbus. Ce en quoi
nous devons nous estimer chanceux, car si elle était restée ouverte plus longtemps, elle aurait
vomi plus que de l’eau sale et quelques démons à demi formés.
— Pourquoi brièvement ? demanda Gardus, qui tournait en rond autour de l’eau noire.
Là où elle reflétait autrefois la lumière des cieux, elle était maintenant opaque et dégageait
une odeur nauséabonde. Les clapotis léchaient les sargasses effritées, augmentant la
circonférence du lac à chaque ondulation.
— Lorrus les a arrêtés ?
— Oui, mais je pense que ce n’est pas tout, dit Morbus en indiquant la douce lueur de la
lanterne. La lanterne protectrice. Sa lumière tient les eaux pestilentielles à distance tant que
Grymn est vivant, ajouta-t-il avant de s’accroupir et de gratter le fanal couvert de boue. Avec
le temps, elle pourrait peut-être même purifier cet endroit. Malheureusement, c’est un luxe
qu’on ne peut pas se payer. Si cette porte a été corrompue, elle doit être fermée à tout jamais,
annonça-t-il en gratifiant Gardus d’un regard insondable. Nurgle ne doit pas établir une
nouvelle tête de pont dans ce royaume.
— Et Lorrus ? Kahya ? Osric ? Que faisons-nous de nos frères et sœurs ? demanda Gardus
en désignant la lanterne. Si elle brille toujours, c’est qu’ils sont en vie.
— Il est parti ; ils sont partis. Ils se sont égarés dans le jardin, fit Morbus en secouant la tête.
Rien qui n’appartienne au Chaos ne peut y survivre aussi longtemps.
— J’y ai survécu, pourtant, déclara Gardus.
Morbus le dévisagea.
— C’est vrai.
— Alors peut-être y sont-ils parvenus.
Morbus baissa les yeux vers l’écume bouillonnante.
— Grymn n’est pas Gardus. Les autres ne sont pas Gardus. Ils n’ont pas pu survivre.
— Je n’étais pas Gardus non plus, répondit l’intéressé en posant la main sur la poignée de
son épée runique. Et peut-être Gardus disparaîtrait-il si une nouvelle calamité devait survenir.
Mais je suis là, et j’affirme qu’ils sont peut-être vivants.
— Et donc ? fit Angstun en secouant la tête. Leur survie est peut-être une question de
minutes, ou d’éternité. Les royaumes du Chaos sont la folie incarnée. Nous pourrions y arriver
avant eux, ou des siècles après leur mort, expliqua-t-il en se tournant vers Gardus. Vous venez
tout juste de revenir, et le Seigneur-Castellant ne vous remerciera pas si vous perdez la vie
juste pour sauver la sienne.
Gardus ne répondit pas. Angstun avait raison. Non seulement Grymn ne le remercierait pas,
mais il le tancerait. Le traiterait d’idiot. Et c’était d’ailleurs une entreprise stupide. Le simple
fait d’y penser en disait long sur la démesure de son orgueil. Et pourtant… l’idée de laisser les
âmes de ses guerriers dans un tel endroit lui était insupportable.
— La porte est-elle stable ? demanda-t-il.
Morbus hocha la tête après un moment d’hésitation.
— Quoi qu’il ait pu arriver, elle a été stabilisée. Elle restera ouverte, sauf si je la referme.
Mais plus elle reste ouverte, plus il sera difficile de la refermer. Et au bout d’un certain
moment, j’en serai même incapable.
— Combien de temps ?
Morbus haussa les épaules.
— Quelques heures, quelques jours, quelques années. Impossible de le dire.
Kurunta éclata d’un rire amer.
— Ainsi va le Chaos, c’est sa nature, dit le Chevalier-Heraldor en secouant la tête. Tant
qu’il est assoupi, cela ne devrait pas poser problème.
Il recula, car l’eau glaciale s’agita et lécha paresseusement le bord. Il leva aussitôt son cor
de guerre.
— Un petit air détruira cette chambre et le portail qu’elle contient. Donnez-m’en l’ordre,
Seigneur-Célestant, et je me ferai un plaisir d’entonner un joyeux refrain.
— Non, répondit Gardus avec un geste sec. Pas encore.
Il repensa à Sigmaron et au Sépulcre des Pieux, à Ramus de l’Âme Ombragée et à son
fardeau. Savoir que son Seigneur-Célestant était peut-être en vie, prisonnier, sans qu’il pût
rien y faire. On attendait beaucoup de ceux qui recevaient beaucoup. Mais quand la demande
excédait ce qu’on recevait en retour, que fallait-il faire ? Ramus lui avait posé la même
question, et Gardus n’avait pas su lui répondre.
Un cri à l’entrée de la chambre attira son attention. Il se retourna et vit un Héraut Putride
enchaîné chanceler avant de tomber à genoux dans la boue. Trois individus ailés l’entouraient,
leurs armes à la main.
— Qu’est-ce que cela ? demanda Gardus. Cadoc ? Je t’ai prévenu au sujet de tes…
offrandes, Chevalier-Azyros.
— Elle ne vient pas de moi, Âme d’Acier, pas cette fois, répondit Cadoc Kel en posant un
genou à terre. Il est seul responsable de cette bêtise, ajouta-t-il en désignant Chevalier-Venator
Tornus, qui inclina la tête.
— Il dit vrai, Seigneur-Célestant.
Il saisit le casque déformé du Héraut Putride et lui tira la tête en arrière. Gardus savait
reconnaître un chevalier du Chaos quand il en voyait un. Vu son état, celui-ci semblait avoir
fait son temps.
— Ceci est mon fardeau, et je vous demande d’épargner la vie de cette misérable créature.
— Je ne comprends pas, dit Gardus.
Il regarda Enyo, en se demandant si elle pouvait faire la lumière sur cette histoire, mais elle
secoua la tête. Gardus se retourna alors vers Tornus.
— Explique-toi. Et vite.
— Il a survécu à la lumière d’Azyr, répondit simplement Tornus.
Gardus le fixa du regard en se demandant s’il avait bien entendu.
— Ce n’est pas possible.
— J’y ai survécu moi aussi, dit Tornus en soutenant le regard de Gardus. Avant de redevenir
Tornus, j’étais un monstre pire que lui, je crois. Et j’ai survécu. La lumière appelle la lumière,
n’est-ce pas ? N’en est-il pas ainsi ?
Gardus secoua la tête et regarda Morbus dans l’espoir qu’il ait une réponse à lui fournir.
Mais le Seigneur-Relictor fixait Tornus dans une posture qui semblait crier à la consternation.
Gardus se tourna à nouveau vers le Chevalier-Venator.
— Je ne sais pas, dit-il finalement. Vous avez été purifié, mais il n’y a aucune garantie…
Sa voix s’égara, et il fit un geste vers Cadoc.
— Il a survécu à ton fanal ?
Cadoc haussa les épaules.
— De toute évidence. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais insisté jusqu’à ce qu’il brûle,
mais l’Affranchi s’y est opposé, précisa-t-il en fusillant du regard le Chevalier-Venator. Peut-
être se sent-il proche de ce genre de créature, qui sait ?
Tornus se hérissa, mais tint sa langue. Gardus fit signe à Cadoc de se taire comme Morbus
s’approchait. Le Seigneur-Relictor tendit son bâton.
— Ton âme a été libérée quand le corps de Torglug a été détruit par le contact de Ghal
Maraz manié par le Célestant-Prime.
Gardus sentit, plus qu’il n’entendit, les Stormcasts assemblés retenir leur souffle à
l’évocation du premier et du plus grand d’entre eux. Il n’était rien de moins que l’Orage de
Sigmar en personne, le Porteur du Marteau Monde et la Lumière d’Azyr brandie dans les
ténèbres. Resplendissant dans la première et plus magnifique armure complète de sigmarite
jamais forgée, il se ruait au combat porté par ses ailes embrasées et auréolé d’éclairs.
D’après ce qu’il savait de la bataille de Rocnoir, il avait fallu attendre l’arrivée du Célestant-
Prime pour que le cours de l’affrontement penche en faveur des Stormcasts et des sylvaneths.
Torglug était sur le point de prendre la graine-âme d’Alarielle quand le premier des Fils de
l’Orage lui était tombé dessus comme un éclair. Torglug avait péri à ce moment-là, et ce qui
restait de lui était monté à Azyr, afin d’être Métamorphosé sur l’Enclume de l’Apothéose.
Il regarda Tornus. Quels changements avaient provoqué sa Métamorphose ? Pouvait-il,
d’une certaine façon, sentir les braises d’humanité en un adversaire vaincu ? Ou prenait-il
simplement ses rêves pour des réalités ? Il hésita. Était-ce ce que Sigmar avait voulu dire
quand il avait parlé des fondations de l’avenir ? Tornus était le premier. Il y en aurait d’autres.
Cette créature en faisait-elle partie ? Était-ce un possible futur frère ?
— Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il.
— Je suis Gatrog, répondit le Héraut Putride d’une voix rauque. Seigneur-duc de Temple-
Pus et véritable chevalier du Très Fétide Ordre de la Mouche. Relâchez-moi. Donnez-moi une
épée. Si vous voulez me tuer, permettez-moi au moins de mourir honorablement, l’arme à la
main et en duel.
— Temple-Pus, dit Morbus. L’un des sept Duchés Putrides. Une tumeur dans le corps des
Royaumes de Jade.
— Oui, et notre chère tumeur est ancienne et respectée. Nous nous sommes toujours battus,
et continuerons jusqu’à ce que la dernière fleur se fane. Pour Nurgle, et le Royaume Désolé.
Gatrog tenta de se relever, mais Cadoc l’en empêcha.
— Donnez-moi une épée, même l’une des lames fragiles que vous portez fera l’affaire. Je
vous combattrai tous, un par un si vous êtes honorables ou ensemble si vous êtes des couards,
cela ne fait aucune différence. Je vous montrerai comment meurt un chevalier véritable !
Il était courageux. Force était de le reconnaître. Mais le courage n’était pas le préambule de
la rédemption. Gardus avait combattu de nombreux serviteurs des Dieux Sombres, et rares
étaient les lâches parmi eux. Toutefois, si cette créature avait survécu à la lumière, cela voulait
dire que sa bravoure ne relevait pas d’un simple instinct animal.
— Enlevez son casque, ordonna Gardus. Je veux voir le visage de cet ennemi.
Tornus se baissa et lui retira le casque incrusté de crasse. Les vieilles croûtes qui
recouvraient le gorgerin craquèrent en projetant un pus visqueux et un sang huileux. Le visage
qu’ils découvrirent avait clairement été humain, mais ne l’était plus depuis un certain temps.
Des cloques et des plaies suintantes se mêlaient aux croûtes, et les rares mèches de cheveux
qui lui restaient étaient complètement décolorées. L’un de ses yeux était aussi vitreux que
l’eau de la porte, tandis que l’autre semblait avoir bouilli. Gardus savait néanmoins que le
guerrier voyait parfaitement. Un sourire vint déformer la cicatrice qui lui servait de bouche.
— Oui, admirez le seigneur de Temple-Pus. Je suis beau, n’est-ce pas ?
— Non, répondit Gardus.
Gatrog émit un rire gargouillant.
— En ce cas, je suis en bonne compagnie.
Cadoc grogna de colère et lui balança un coup de pied dans les côtes. Gatrog siffla et
manqua de s’écrouler.
Gardus lui fit aussitôt signe d’arrêter.
— Laisse-le, Cadoc.
Le ton ne souffrait aucune discussion, et le Chevalier-Azyros recula, la tête penchée d’un air
contrit. Gardus baissa les yeux vers Gatrog.
— Regarde-moi.
Gatrog obéit, un sourire sur son visage mal formé. Un sourire qui cependant s’évanouit
quand la lumière apparut. Gatrog grimaça. Des larmes coulèrent de ses yeux tandis qu’il se
tortillait pour tenter de s’éloigner.
Gardus retira son casque, l’accrocha à sa ceinture et prit Gatrog par le menton pour l’obliger
à le regarder.
— Regarde-moi, ai-je dit.
— Non ! Sorcellerie, gronda Gatrog, qui tentait toujours de s’écarter.
De fines volutes de fumée s’élevèrent de ses traits répugnants quand Gardus le fixa.
— Ne m’approchez pas avec vos souillures.
Gardus regarda les yeux du Héraut Putride, en quête d’un signe. Gatrog tenta de soutenir
son regard, en vain. Il chercha une fois encore à se dégager. Il avait peur. Non pas de mourir,
mais d’autre chose. Gardus ne comprenait pas comment il le savait, mais Gatrog avait peur.
— Je vais te donner une épée, dit-il doucement.
Gatrog écarquilla les yeux.
— Mais d’abord, tu vas prêter serment.
Gatrog retint ses larmes.
— Je ne prêterai aucun serment à un sale peau-d’argent maudit.
Gardus saisit les chaînes qui retenaient le Héraut Putride et releva le guerrier bouffi
sans difficulté.
— Tu vas le faire, sans quoi je te décapite sur-le-champ.
— Mieux vaut la mort que la servitude, répliqua automatiquement Gatrog.
Mais la peur était toujours là, sous-jacente. Gardus s’en étonna. Qu’est-ce qu’une telle
créature pouvait bien voir dans la lumière qui lui échappât ? Tornus le savait peut-être, mais il
hésitait à lui poser la question.
— Dit l’esclave dans l’illusion d’avoir l’âme libre.
Gardus le tira à lui.
— Un serment. Ta vie, contre un serment. Tu me servira loyalement, jusqu’à ce que je te
rende ta liberté. Sur ton honneur. Après quoi, tu seras libre de mourir comme tu l’entends.
— Et qu’attendez-vous d’un fier chevalier ? grogna Gatrog qui plissait les yeux en raison de
la lumière. Vais-je devoir vaincre un de vos adversaires les plus dangereux, ou chasser une
terrible bête en maraude ? Je suis un guerrier et ce sont là mes seuls talents, dit-il en clignant
des yeux. Que voulez-vous ?
— Tu m’as tout l’air de connaître le jardin.
— Je… oui, bien sûr. J’ai dignement gagné mes éperons dans ses vallons magnifiques.
— Bien. J’ai besoin d’un guide.
— Un guide ? s’étonna Gatrog, les yeux toujours plissés. Vous êtes prêt à vous rendre dans
les jardins du Grand-Père ? Cherchez-vous l’illumination de la vraie foi ? Vous devez être
fou… ou très courageux.
— Ni l’un ni l’autre, répondit Gardus. Essaie : très déterminé.
— Vous voulez vraiment que je vous guide dans le jardin ? demanda Gatrog avant de
renverser la tête en arrière et d’éclater de rire. Donnez-moi une épée et montrez-moi votre
gorge si vous êtes si pressé de mourir.
— Prête serment, si tu es réellement ce que tu prétends. Jures-tu de me servir jusqu’à
satisfaction ? demanda Gardus.
La lumière s’accentua. L’eau bouillonnait tout autour de lui et un rivet de l’armure de
Gatrog sauta sous l’effet de la chaleur.
— Je… je le jure, dit Gatrog en se détournant.
— Sur ton honneur, continua Gardus, qui ne voulait décidément prendre aucun risque.
Gatrog se retourna brutalement, les yeux plissés.
— Oui. Fi donc de ces simagrées ! Oui ! Sur mon honneur de véritable chevalier du Très
Suppurant et Fétide Ordre de la Mouche. Je vous guiderai là où vous voulez aller.

Tornus regarda, étonné, Gardus qui laissa le Héraut Putride à genoux.


— Alors vous l’épargnez ? demanda-t-il.
— C’est bien ce que vous vouliez, répondit Gardus.
Son aura s’était quelque peu estompée et ne projetait plus qu’une douce lueur. Il se tourna
vers Tornus avec calme.
— N’est-ce pas ?
Tornus opina du chef.
— Merci, Seigneur-Célestant.
— Ne me remerciez pas, Tornus. Nous venons peut-être de commettre une erreur tous les
deux, dit-il en le prenant par l’épaule. Je vous le laisse pour le moment.
Il s’en alla parler avec Angstun et les autres, le laissant seul avec le chevalier du Chaos
agenouillé. Face à Gardus, Gatrog avait cessé ses bravades. Il avait la tête inclinée et
grommelait ce qui ressemblait à des prières. Tornus frémit en sachant pertinemment à qui le
chevalier du Chaos les adressait.
Morbus le rejoignit, et Tornus lui jeta un regard en coin en se demandant ce qu’il voulait.
Morbus l’observa un long moment.
— Votre âme a été brisée. Elle est désormais réparée. C’est une bénédiction de Sigmar.
— Oui, répondit Tornus en ne sachant pas trop ce que voulait dire l’autre Stormcast.
— Vous espérez voir la foudre frapper deux fois, fit Morbus en baissant les yeux
vers Gatrog.
— Est-ce impossible ?
— Non. Mais il nous manque un élément crucial, dit-il en faisant un large geste. Je ne vois
pas ni le Célestant-Prime, ni son marteau, et vous ?
Tornus se détourna.
— Le chevalier a peur, fit-il pour éluder la question.
— La compassion peut être aussi terrible que la cruauté, dit Morbus. Surtout celle de
Gardus. Comme la lumière d’Azyr, elle brûle sans haine ni jugement. Mais elle n’en brûle pas
moins. Et peu sont capables de supporter sa lumière.
— Il est toujours vivant, contra faiblement Tornus.
— Non, il est obstiné, répondit Morbus en le fixant du regard. Comme vous vous êtes
obstiné. Une perversion de l’ordre naturel, dénaturée, monstrueuse, ajouta-t-il en secouant la
tête. Arrive un moment où la résignation et le stoïcisme relèvent d’une persévérance contre
nature. Le refus d’accepter ce qui doit arriver, tout en perdant l’espoir de voir une issue
meilleure. C’est là que l’ennemi dresse ses remparts et érige ses tours. Vous avez connu ça
jadis, tout comme lui maintenant. Vous avez refusé de mourir alors que tout espoir était perdu.
Tornus secoua la tête d’un air confus.
— Vous dites que nous devons renoncer ?
— Non. Seulement qu’il faut faire la différence entre l’acceptation et le renoncement.
Chaque chose fonctionne au même rythme que les saisons. Tout a un début et une fin. Le
refuser revient à nier l’ordre naturel.
— Autrefois, les saisons n’avaient aucun secret pour moi.
Tornus réalisa qu’il se souvenait des Puits de Vie, quoique vaguement. Comme s’il les avait
vus par les yeux d’un autre, en un autre lieu et un autre temps. Il était redevenu Tornus, mais
n’était plus le même.
— Je sentais jadis les feuilles brunir au plus profonde de mon cœur. Aujourd’hui, je ne sens
que l’orage.
Morbus le regarda.
— Cela passera également. Les orages finissent par cesser, comme toute chose. Les étoiles
meurent, les soleils s’assombrissent et les orages passent. Seule la mort reste.
— Tant qu’il y a de la vie, aquiesça Tornus en regardant le Seigneur-Relictor.
L’espace d’un instant, la voix de Morbus eut une curieuse résonance, qui lui fit froid dans le
dos. Mais la sensation ne dura pas, car Morbus tourna la tête. Tornus s’éclaircit alors la voix.
— Je suis désolé. Pour avoir essayé de vous tuer.
Morbus poussa un rire rauque.
— Pardonnez-moi si je ne vous présente pas mes excuses.
Il regarda le Chevalier-Venator, qui fut soulagé de voir de l’humour dans son regard.
— Mais tout cela s’est déroulé dans un autre royaume, et Torglug est mort.
Il pencha son bâton, si bien que ses charmes et parchemins de prière vinrent cogner
doucement l’armure de Tornus.
— Vous êtes qui vous êtes, et Sigmar ne vous aurait pas envoyé à nous sans une
bonne raison.
Le talon de l’étendard d’Angstun frappa le sol et résonna dans toute la chambre. Le
Chevalier-Vexillor recommença deux fois pour attirer l’attention de tous.
— Le Seigneur-Célestant souhaite parler.
Vu le ton employé, Tornus s’imagina qu’il n’approuvait pas ce que Gardus était sur le point
de dire. Gardus, son casque calé sous le bras, jeta un regard amusé à son subordonné.
— Merci, Angstun, dit le Seigneur-Célestant avant de regarder tout autour de lui. Je compte
franchir la porte et suivre sa voie où qu’elle me conduise. Nos frères sont quelque part, de
l’autre côté, et je suis déterminé à les retrouver afin de les ramener.
Il parlait d’une voix douce, qui portait néanmoins et résonnait dans la pièce.
— Je ne vous ordonnerai pas de me suivre. Je ne vous sacrifierai pas sur l’autel de mon
orgueil. Mais je n’abandonnerai pas Lorrus et les autres aux horreurs de cet endroit. Pas tant
qu’il restera le plus faible espoir, ajouta-t-il en dévisageant ses guerriers réunis. Sans espoir,
nous ne valons pas mieux que l’ennemi.
— Tu ne peux pas y aller seul, dit Morbus.
— Non. Je pars en guerre contre un dieu. Il serait préférable que je le fasse en bonne
compagnie, répondit Gardus avec un sourire entendu. Je ne vous l’ordonne pas, mais je vous
le demande. Ceux qui souhaitent m’accompagner sont libres de le faire. Nul opprobre ne
viendra couvrir ceux qui refuseront. C’est, comme Angstun et Morbus me l’ont
respectueusement rappelé, une mission perdue d’avance. Il conviendrait donc que seuls les
inconscients m’accompagnent.
Quelques rires retentirent. Tornus se demanda pourquoi. Au sein de l’Ost Scintillant,
l’humour était souvent considéré comme un manque de discipline. Le rire n’avait pas sa place
sur un champ de bataille. Mais pour les Âmes d’Acier, cela semblait être un rempart contre les
ténèbres. L’humour – comme la foi – était leur armure. Les rires s’évanouirent bientôt, car
chacun prit conscience de la gravité des mots de Gardus. Les Fils de l’Orage se dévisagèrent
en attendant de voir qui irait le premier.
— J’irai, grogna Cadoc Kel, en se frayant un chemin parmi les guerriers. Quelle meilleure
âme à livrer aux flammes que celle d’un faux dieu ? Mon fanal éclairera votre route, Seigneur-
Célestant.
— Moi aussi, dit Enyo. Vous aurez besoin de mon arc.
— Merci à tous les deux, dit Gardus.
Aetius Pavois s’éclaircit la voix.
— Nous avons déjà décidé. Nous vous accompagnerons. Ainsi que nos escortes.
Le Liberator-Prime désigna Solus et Feros. Tegrus de l’Œil Canonisé vint se placer derrière
le Liberator-Prime et lui posa la main sur l’épaule.
— Et moi donc. Vous aurez besoin d’yeux dans ce qui fait office de ciel là-bas.
— Nous nous sommes tenus à vos côtés aux Portes de l’Aube, Âme d’Acier, et nous ne
vous abandonnerons pas ici, grommela Feros, qui s’appuya sur le manche de son marteau de
foudre. Par ailleurs, je sens que ça va être un combat épique, et je ne voudrais rater ça pour
rien au monde. Qu’en dis-tu, Solus ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil au Judicator-Prime.
Solus haussa les épaules.
— Quelqu’un va bien devoir tenir ces trois-là hors du danger.
Gardus rit.
— Bien dit.
Un déluge de voix s’ensuivit ; des guerriers qui offraient leur lame ou leur marteau au
Seigneur-Célestant.
Gardus semblait heureux et triste à la fois, pensa Tornus.
— Et toi, Affranchi ? Mettras-tu ton âme fraîchement Métamorphosée au service d’une
noble cause ? demanda Cadoc.
Tornus fut surpris. Le Chevalier-Azyros le fixait d’un air de défi. Et il n’était pas le seul.
Tornus tourna la tête en tous sens et se sentit soudain très seul.
Gardus leva la main sans lui laisser le temps de répondre.
— Ce n’était pas très courtois, Cadoc, dit-il avant de se tourner vers Tornus. Je ne vous
demanderai pas de venir, Tornus. Vous n’avez rien à prouver, mon frère.
— Il est inutile de demander, sourit Tornus d’un air hésitant.
Il fixa du regard la surface grasse du lac situé derrière le Seigneur-Célestant et sentit une
douleur naître en lui. Mais il croisa le regard de Gardus et hocha la tête.
— Deux arcs valent mieux qu’un. Et vous m’avez confié sa responsabilité, fit-il en
désignant Gatrog, toujours agenouillé en silence. Quelqu’un va bien devoir le surveiller, n’est-
ce pas ?
Gardus sourit.
— Oui, et je suis heureux de vous savoir à mes côtés.
Il lui tendit la main, et Tornus la serra fermement. Il sentit le regard incendiaire de Cadoc
braqué sur lui, mais l’ignora.
— Tout cela est très touchant, mais il y a peu de chances que vous en reveniez, dit Morbus.
Si nous mourons de l’autre côté de la porte, nous ne regagnerons pas les forges d’Azyr. Nous
serons perdus à jamais, voire pire.
Gardus le regarda.
— Peut-être devrais-tu rester. La chambre a besoin d’un commandant.
— Elle en a déjà deux, dit Morbus en désignant Angstun et Kurunta.
Tous deux commencèrent à protester, mais il les réduisit au silence d’un simple regard.
— Kurunta doit rester pour pouvoir sceller cette chambre si le pire devait survenir. Et
Angstun doit rester pour détruire cette citadelle et tout ce qu’elle contient au cas où
Kurunta échouerait.
Le Seigneur-Relictor les regarda.
— Vous comprenez ? Si nous échouons, vous le saurez, car tous les démons au ventre pourri
de ce royaume tenteront de nous faire payer notre audace au centuple. Ils ne s’arrêteront pas,
dit-il en frappant le sol avec son bâton reliquaire. Avec la chute de la Porte de la Genèse,
l’emprise de Nurgle sur ce royaume a reculé. Si rien n’est fait, ce portail lui permettra d’en
reprendre le contrôle. Il faut le détruire.
— Mais pas par tes soins, dit Gardus.
Morbus le dévisagea.
— Ma mission première est de veiller sur les âmes de tous les guerriers de cette chambre. Et
je m’en acquitterai, même s’ils décident de marcher dans la gueule du Chaos lui-même.
Il se raidit, et son heaume en forme de crâne scintilla d’un air sinistre face au miroitement de
la porte.
— Que Sigmar nous garde, fussions-nous pieux, ou idiots.
CHAPITRE ONZE

À BORD DE LA
GALÈRE NOIRE

La galère noire sillonnait les eaux grises à une vitesse stable. Ni trop rapide ni trop lente, elle
avançait inlassablement, une centaine de rames manœuvrant au rythme monotone des
battements de tambour. Sa coque poreuse, conçue à partir de bois putride noir et badigeonné
de poix, fendait les eaux couvertes d’écume comme un poignard. Les mâts grinçaient d’un air
compatissant avec le tambour, et les voiles avaient été cousues au moyen de peaux infestées
de champignons, qui dégoulinaient de sang et de pus chaque fois que soufflait une
bourrasque fétide.
Ce navire abritait mille frères, qui tous naviguaient sur les marais sales du royaume de
Nurgle. Des âmes perdues erraient dans l’obscurité, attirées dans le jardin sans pour autant en
faire encore partie. Les maîtres des galères les cherchaient et les entraînaient dans la lumière
du désespoir.
— Ou comme se plaisent à le prétendre ceux dont les idées dépassent leur rang, dit Gutrot
Spume. En réalité, c’est parce que le travail doit être fait. Un jardin doit être entretenu, et les
âmes en maraude, comme toi, doivent être ramassées.
Il était assis sur un baril de viande pourrie, les pieds croisés sur le dos couturé de cicatrices
d’un esclave. Le mortel tremblait en silence, la tête et les mains contre le pont.
— Le hasard et les coïncidences sont les aléas de la mer divine, continua Spume en vidant
bruyamment un gobelet dégoulinant. Ils poussent les âmes là où les dieux le veulent, tu ne
crois pas ?
Grymn regardait fixement Spume en souhaitant sa mort. Le Seigneur-Castellant était pendu
à des chaînes rouillées dans une cale et commençait à souffrir du poids de son armure. Ses
bras étaient écartés au maximum, au bord de la dislocation, et il ne les sentait presque plus.
Une eau croupie lui coulait sur la tête et les épaules, laissant des traînées noires sur sa livrée
argentée déjà bien crasseuse. Vu sa position, il avait du mal à respirer, et l’extension de ses
bras l’empêchait de briser ses fers, de se libérer et de fracasser le crâne de la créature enflée au
moyen de ses chaînes.
Spume gloussa, comme s’il lisait les pensées de son prisonnier, et se pencha en avant pour
plonger son gobelet dans le fût ouvert à côté de lui.
— Qui ne dit mot consent, dit-il en lui tendant le gobelet. Ça t’embête si je bois ?
Prérogative du capitaine.
Grymn cracha sur le pont.
Spume poussa un rire gargouillant.
— Oh ! t’es un dur à cuire. Aussi coriace qu’un vieux clou rouillé. Mais même les clous
finissent par se tordre.
Il se redressa, s’adossa et le baril craqua sous son poids tandis que l’esclave continuait
de geindre.
— Est-ce que tu m’as cru mort quand le mornecor a soufflé sa dernière note ?
Grymn ne répondit pas, ce qui n’empêcha pas Spume d’acquiescer comme s’il l’avait fait.
— Ce fut pas loin. Mais je suis un costaud. Béni par Nurgle.
Ses tentacules ondulèrent à la lueur des lanternes de malfeu disposées dans la cale.
— Et béni, je le serai encore plus quand je t’aurai arraché tes secrets et offrirai ta carcasse au
Grand-Père.
Grymn ne répondit toujours pas. Il était déterminé à ne pas faire ce plaisir à la créature.
Spume grogna et remplit une nouvelle fois son gobelet.
— J’ai beaucoup pensé à notre dernière rencontre. Ça me travaille. Je n’ai jamais rencontré
un guerrier que je ne pouvais réduire en bouillie. Et pourtant, nous voilà, aussi vaillants que
des bubons.
Un tentacule se raidit, comme pour montrer quelque chose.
— Et je veux savoir pourquoi.
— La foi, dit Grymn.
Il avait parlé sans réfléchir, et le silence régna pendant quelques secondes.
Spume vida son gobelet.
— Peut-être, fit-il en secouant la tête. Ou peut-être qu’il s’agit d’un tour. J’ai appris qu’il y
avait toujours un tour.
— Il n’y a pas de tour, monstre. Seulement la foi.
Spume remplit son gobelet et le leva en le faisant tourner doucement. Puis il écarta l’esclave
d’un coup de pied et se mit debout. Un tentacule jaillit et s’enroula autour du cou de Grymn.
La sigmarite craqua sous la force du membre. Spume se rapprocha. Il empestait l’eau de cale
et la sargasse pourrie.
— Bois. J’insiste.
Il vida le gobelet sur la visière de Grymn. Le liquide aigre lui piqua les yeux et la bouche, et
il se débattit sans pouvoir faire céder les chaînes. Spume rit.
— Un autre ?
— Je préfère mourir de soif, fit Grymn d’une voix rauque en fusillant du regard le
Héraut Putride.
Spume rit de plus belle et lança le gobelet par terre. L’esclave se jeta dessus, et Grymn se
renfrogna de dégoût en voyant le mortel lécher désespérément le liquide qui se répandait sur le
pont. Spume, lui, ignora l’esclave gémissant.
— Tu ne mourras pas. Ceux de ton espèce ne meurent pas facilement, dit Spume en tapotant
la cuirasse de Grymn. Et tu reviens. La vie, sans la vivre. Le Grand-Père a pitié de toi, peau-
brillante. Tu es comme un champ laissé en jachère, ou un étang dans lequel nul ne pêche.
— Pur, tu veux dire.
— Si tu préfères, fit Spume en haussant une épaule. Mais plus pour longtemps. Tu
grouilleras bientôt de vers. Je les sens, qui se répandent dans ton ventre.
Le doigt descendit et vint tapoter l’abdomen de Grymn.
— Quelque chose est entré en toi dans le marais. Et maintenant, c’est en train de te vider,
même si tu ne le sens pas encore.
C’était avant ça, je dois l’avouer.
Grymn se raidit dans un bruit de ferraille. Spume recula, les yeux plissés.
— Hum ! j’entends quelque chose. Comme des mouches qui bourdonnent dans ma tête. Est-
ce qu’il y a quelqu’un avec toi là-dedans, peau-brillante ?
— Non, dit Grymn en serrant les dents.
Fi ! messire. Je ne suis pas une chimère. Je vis toujours.
Spume gloussa. Il serra le poing et frappa violemment Grymn au ventre, qui percuta
la coque.
— Deux pour le prix d’un ? Eh bien ! je ne vais pas me laisser prendre mon butin si
chèrement acquis par quelque âme infâme.
Il prit Grymn par la tête et se pencha, son haleine pestilentielle s’échappant par les trous de
son casque.
— Je m’en vais te chercher, petit ver. Et tu vas hurler aussi fort que le peau-brillante.
Il frappa la tête de Grymn contre la cloison, et la sigmarite résonna.
Spume attrapa l’esclave par la peau du cou et le releva.
— Debout, chien. Regagne ton banc. Nous avons de nombreuses lieues à parcourir, et je
veux voir chaque homme à sa rame.
Il remonta d’un pas lourd sur le pont, laissant Grymn pendu seul dans la pénombre.
Non, pas seul.
— Qui es-tu ? demanda doucement Grymn.
Si Spume avait entendu la voix, c’est qu’il n’était pas fou, ce qui constitua une maigre
consolation. S’il n’était pas fou, alors il y avait quelque chose en lui. Une chose indicible.
Tu me connais. Nous avons échangé des coups, toi et moi. M’oublie-t-on aussi facilement ?
Quelque chose remua dans son ventre, et il grimaça.
— Le chevalier de la pestilence, dit-il. Bubonicus.
Oui, tu me connais. Tu m’as tué, et je renais en toi. Un juste retour des choses, n’en
conviens-tu pas ? résonna en lui la voix de Bubonicus.
— Non.
Non, c’est rarement le cas. Quel dommage. C’est un grand honneur, je t’assure. Je ne
choisis de m’installer qu’au côté des âmes les plus nobles. Ce n’est pas le fruit du hasard.
Grymn ignora la voix et commença à tirer sur ses chaînes. Ses jambes étaient ligotées au
niveau des chevilles, mais ses genoux n’étaient pas entravés. Il posa les pieds contre la coque
et les fit doucement remonter dans la moisissure. Quelques instants plus tard, il glissa, ses
chaînes se tendirent brutalement et il grogna comme la douleur gagnait ses épaules.
Un courageux effort.
— La ferme ! gronda Grymn.
Il observa les lieux. La cale était plus grande qu’il ne l’avait d’abord imaginée vu la taille de
la galère. Elle était encombrée de provisions nauséabondes et pourrissantes. Des corps
désarticulés étaient empilés comme du bois de corde au fond, et grouillaient bien évidemment
d’asticots et de mouches. Des rouleaux de cordes pourries et de chaînes rouillées gisaient sous
les plis d’une voile dévorée par les mites.
Un gémissement attira son attention. Une grille était sertie dans le pont. Des doigts pâles en
sortaient. D’autres esclaves. Autant d’âmes brisées destinées à des tourments inconnus.
Des mots sévères, de la part de l’ignorant.
— Je croyais t’avoir dit de la boucler, grogna Grymn.
Oui, ces âmes sont en captivité actuellement, mais elles sont destinées à de grandes choses.
Elles connaîtront la liberté du désespoir, et seront libérées des chaînes de l’espoir et du désir.
N’est-ce pas un meilleur destin que ce qui les attendait autrement ?
— Ce n’est pas à des créatures telles que toi d’en décider.
Grymn poursuivit son tour d’observation de la cale pour tenter d’y trouver quelque chose
qui l’aiderait à se libérer.
— Pourquoi continué-je à discuter avec toi ? Tu n’es rien. Juste la voix d’une chose morte.
Morte ? Non. Je ne peux pas mourir… Lorrus. C’est bien ainsi que tu t’appelles, n’est-ce
pas ? Lorrus. Grymn.
Le son de son propre nom résonna dans sa tête comme la trompette du destin. Un hurlement
de défi mourut sur ses lèvres. Il eut le sentiment qu’une chose froide s’était glissée en lui et
cherchait maintenant à se faire de la place.
Nous avons beaucoup de choses à nous dire dans le temps qui nous est imparti,
Lorrus Grymn…

Gutrot Spume se tenait sur le pont avant de sa galère. Appuyé sur le fer de sa hache, il
observait la proue de son navire qui fendait les eaux. La galère n’était pas le meilleur vaisseau
qu’il eût commandé, mais elle était rapide. Il ferma les yeux et écouta les claquements des
fouets de son équipage qui encourageait les rameurs à redoubler d’effort. Plus vite les esclaves
apprenaient ce qu’on attendait d’eux, plus vite ils étaient aptes à manœuvrer un vrai navire.
Un de ceux qui sillonnaient les mers démontées, et non ces eaux moribondes.
Le jardin du Grand-Père était un lieu agréable, c’était indéniable. Ses orages étaient
soudains, comme la colère du Grand-Père, et ses eaux calmes. Spume arracha paresseusement
une brassée d’ichor du bastingage et la jeta dans l’air humide. La masse tourbillonna et
s’aggloméra, prit la forme d’une pyramide inversée, ou d’un panache de fumée. La forme
actuelle du jardin, bien que cela pût changer d’un moment à l’autre. Il se divisait en sept plans,
du plus petit au plus grand. Le presbytère du Grand-Père était là, avec ses fondations
grinçantes qui soutenaient le jardin. La masse rejoignit alors le bastingage.
Spume gloussa en repensant à la première fois qu’il avait navigué dans le jardin, par
accident. Il avait pourchassé un bateau-trésor d’Abak parti à destination de Sartos. Sauf qu’il
ne contenait aucun trésor ; du moins, pas du genre qu’il avait espéré. Et quand il l’avait
abordé, son capitaine s’était montré bien plus compétent qu’il ne l’avait imaginé. Spume avait
tué le principicule né d’un harem, mais trop tard.
Ses gloussements cessèrent quand il repensa à ces derniers moments, toujours aussi vivaces.
De très vilains instants, gravés à jamais dans ce qui restait de son âme dévorée par les vers :
les eaux se précipitant brutalement dans la mauvaise direction ; le vent hurlant, empestant les
entrailles pourries ; et ces mains décaties, larges de plusieurs lieues, capables d’occulter le
soleil et les étoiles, qui s’élevaient du maelström et écartaient les eaux comme s’il s’agissait de
sable, s’élevaient jusqu’à finalement se refermer sur les vaisseaux tourbillonnants avant de les
entraîner dans les profondeurs.
Il y avait eu des choses là-dessous, dans l’obscurité. Des formes plus vastes que n’importe
quel léviathan, et affamées. Des hommes hurlants avaient été arrachés au pont alors que leur
navire sombrait, emportés dans la déferlante. Mais pas Spume. Il avait poussé la carcasse de
son navire dans le jardin et lorsqu’ils avaient refait surface, il avait décidé de l’explorer.
Il passa son gros pouce sur le fil de sa hache. Il l’avait sérieusement émoussée lors des
premiers mois passés sur les mers jaunes. Son équipage était mort tout autour de lui, et leurs
corps avaient fini par pourrir sous le regard maladif du soleil. Mais il en était ressorti plus fort,
déterminé à conquérir ces eaux comme il avait conquis les fjords de Dent-de-Loup et la Digue.
Bénéficiant de l’attention du Grand-Père, ce qu’il ne savait pas alors, il avait enflé. Et quand il
avait enfin atteint la source du jardin, il s’était agenouillé aux pieds de Nurgle, comme s’il
était né pour cela.
Mais le Grand-Père était enjoué, et généreux en faveurs. Spume avait rapidement compris
qu’il n’était pas le seul asticot du repas, pas même le plus gros. C’était une bonne chose.
Qu’était la vie sans défis ? Pendant que les dandys discutaient de l’art de la reddition et
écrivaient des odes célébrant le désespoir, il se battait, comme il l’avait toujours fait. La
tempête pouvait bien venir. L’espoir était une voile déchirée, une coque trouée, une rame
brisée. Il en embrassait la misère et s’en nourrissait. Du moins l’avait-il fait.
Spume soupira en songeant à ce qu’il avait perdu. Il avait été piégé du mauvais côté de la
Porte de la Genèse au moment de sa fermeture, son vaisseau détruit par la fureur d’Alarielle. Il
se souvenait encore de la consternation qu’il avait ressentie lorsque des lianes larges comme
des piliers avaient perforé sa coque et brisé ses mâts. Son équipage était mort en hurlant alors
qu’il se dégageait un chemin pour s’enfuir. Il était tombé dans l’eau croupie déchaînée, et le
courant l’avait emmené au jardin avec le reste des détritus. Séparé de ce qui restait de sa
flottille. Cette pensée lui rappela un rare moment de chagrin, et il en tira un grand plaisir.
Ses vaisseaux, de vastes galions de bois pourri et de mastic putride qui pouvaient naviguer
sur les flots et les nuages de pestilence avec la même facilité, faisaient la fierté des flottes de la
peste de Nurgle. Surtout son navire amiral, le Lurska.
Le kraken de la pourriture était un vieil ami, et la citadelle bâtie sur son dos était formidable,
hérissée de canons de fer noirs et de lance-malfeu. Ses tentacules étaient capables de déraciner
de vieux chênes comme s’il s’agissait de jeunes pins et de briser les coques les plus solides.
C’était un vrai compagnon, un pirate dans l’âme. Il lui manquait et il était impatient de fouler
à nouveau ses ponts couverts de coquillages.
Non, le jardin n’était pas pour lui. Une fois son équipage remplacé, il chercherait la voie la
plus rapide pour regagner Ghyran et Eaucroupie. Les mers étaient belles, tendres, douces,
apprivoisées, et l’excitation lui manquait.
Une monstrueuse tête de serpent creva la surface de l’eau et se précipita vers lui, la gueule
grande ouverte. Les écailles de la guivre de la pestilence scintillaient d’une teinte huileuse, et
ses yeux laiteux le fixaient avec une intensité vorace. Spume pivota en brandissant sa hache et
l’abattit tout en évitant la mâchoire de la créature. Sa tête roula sur le pont tandis que son long
cou retombait à la manière d’un arbre qui s’effondre. Lorsqu’il frappa l’eau, il remarqua les
ailerons esquintés d’autres créatures qui s’approchaient déjà pour dévorer leur congénère.
Spume fit glisser un tentacule le long du fer ébréché de sa hache pour le nettoyer de l’ichor
fumant qui le recouvrait. Son tentacule claqua et aspergea les bancs de rameurs les plus
proches. Les esclaves hurlèrent comme la bile empoisonnée rongeait leurs chairs déjà
éprouvées. Spume ne sut si c’était de plaisir ou de douleur, mais il s’en moquait. Leur réaction
lui suffisait. Il jeta un coup d’œil à Durg, son second.
— Il faut les aguerrir. Fouette-les jusqu’à ce que leurs croûtes soient éclatées et se couvrent
d’autres croûtes.
Le portepeste sourit en montrant ses dents irrégulièrement espacées.
— À vos ordres, capitaine, grogna le démon.
Il gronda avec flegme, et l’équipage se fit une joie de donner du fouet. Spume hocha la tête
d’un air satisfait. Les démons faisaient de mauvais équipages lors des longs trajets. Ils
s’ennuyaient trop vite pour faire de bons marins, mais pour ces courtes sorties, ils faisaient
bien l’affaire.
Seules les âmes les plus endurantes étaient dignes de servir à bord de ses galions. Des corps
et esprits endurcis par la noyade et la maladie, consolidés par la bénédiction du Grand-Père. Et
les âmes les plus fortes étaient ratissées dans le jardin. Mais aucune n’était semblable à celle
qui se languissait dans sa cale. Elle était beaucoup plus coriace que toutes celles qu’il avait pu
rencontrer. Il avait besoin de réponses. Au moins, il pourrait se servir de son prisonnier pour
négocier un passage vers les Royaumes Mortels. Sa décision prise, il fit signe à son second.
— Durg ! Apporte-moi une âme.
Durg ramena une chose pâle et gémissante sur le pont avant et la déposa sans égard aux
pieds de Spume. C’était une âme comme une autre, couverte de coquillages jaunâtres et
d’amas de champignons. Elle était là depuis si longtemps qu’il était impossible de préciser son
origine et son sexe. Elle chercha à s’éloigner de Spume en baragouinant des prières destinées à
des dieux dont elle avait depuis longtemps oublié les noms. Ils finissaient toujours par oublier.
Un seul dieu régnait sur ces eaux et autant dire qu’il affectait grandement les esprits.
Spume ficha sa hache dans le pont et saisit l’âme de sa main humaine.
— Debout. J’ai besoin de ton aide.
Ses tentacules se tortillèrent et se raidirent pour plonger dans l’âme tels des poignards. Ils se
glissèrent dans ses plaies, sa bouche et ses yeux. L’âme poussa des gargouillements aigus en
se tordant de douleur. Spume gloussa, enfonça davantage ses tentacules dans la créature.
Quand il estima avoir suffisamment envahi la chose, il en fit de la charpie dans un geyser
de sang.
Des morceaux de viande fumante retombèrent sur le pont. Spume ramassa sa hache et en
utilisa le fer pour étaler le sang tout en murmurant les sept mots qui lui avaient été enseignés
par celui qu’il tentait de joindre. Ce faisant, le sang commença à bouillonner et à grésiller. Des
mouches en sortirent et voletèrent paresseusement au-dessus de la tête de Spume, jusqu’à
former une nuée qui évoquait un visage monstrueux. La bouche constituée se mit
à bourdonner.
— Que me veux-tu, pirate ?
— Prends garde, Urslaug, cracha Spume. Je ne tolère par le manque de respect. Surtout pas
venant d’une abrutie comme toi.
Les mouches bourdonnèrent quelques instants.
— Ma question tient toujours.
Spume renifla.
— J’ai un cadeau pour toi.
Le nuage de mouches parut méfiant, si tant est que cela fût possible, puis il fut pris
de convulsions.
— Quel genre de cadeau ?
— Un cadeau du genre qui nous profitera grandement, à tous les deux.
CHAPITRE DOUZE

DANS L’OBSCURITÉ

Au milieu de la chambre, Morbus s’agenouilla près de l’eau noire et écumante de la porte


corrompue. Le Seigneur-Relictor avait la tête penchée en prière, et les runes de pureté de son
armure mortis brillaient vivement. Il tenait son bâton devant lui, et le reliquaire qui en
couronnait l’extrémité dégageait une lueur bleutée. Tout autour de lui, les sargasses fumaient
sous l’influence de sa lumière purificatrice, et de minces volutes de fumée dansaient ici et là,
comme douées de vie. D’ailleurs, peut-être l’étaient-elles, ou l’avaient-elles été jadis.
Gardus avait déjà vu Morbus communier avec des esprits. Autrefois, dans les montagnes de
Nihiliad, il avait observé le Seigneur-Relictor s’asseoir et parler avec les habitants momifiés
d’un tumulus oublié de tous. Par la suite, il avait réveillé les fantômes de noyés, afin de les
conduire à l’abri au travers de la cascade du Chancre. Malgré cela, Gardus fut pris d’un frisson
de malaise en voyant de nouvelles formes vaporeuses rejoindre les autres dans leur
danse silencieuse.
Kurunta, le Lion des Hyaketes, semblait partager son avis. Il grogna doucement en voyant le
Seigneur-Relictor à l’œuvre.
— Je déteste quand il fait ça, dit-il en passant nerveusement son épée large d’une épaule à
l’autre.
Le Chevalier-Heraldor n’était pas grand, mais il était solidement charpenté, nettement plus
que tous les autres guerriers réunis dans la pièce. Son harnois argenté le contenait à peine,
comme si la puissance de sa voix menaçait de le faire exploser. La crinière de plumes
améthyste qui sortait de son heaume était chargée de pièces d’argent qui cliquetèrent
doucement lorsqu’il se tourna vers Gardus.
— Je reste persuadé que vous devriez me laisser refermer ce maudit trou, Âme d’Acier, dit-
il en désignant le cor qu’il portait dans le dos.
Gardus le regarda.
— Reconnais-le : tu veux m’accompagner.
Kurunta secoua la tête.
— Évidemment ! Ce qui n’empêche qu’on devrait ensevelir ça.
Gardus acquiesça.
— Nous le devrions, mais c’est impossible.
— Non, répondit Kurunta, qui jouait machinalement avec un des parchemins de prières
pendant à son armure. Je n’aime pas rester en arrière. Vous pourriez avoir besoin de moi.
— Pour annoncer ma venue à Nurgle, tu veux dire ?
— Eh bien… oui, répondit-il avant de secouer la tête. C’est une question de politesse. Il
serait déshonorant de mener une invasion dans le plus grand secret, fit-il avec un regard qui ne
dissimulait pas sa désapprobation. Comment sauront-ils qui les a vaincus si nous ne nous
annonçons pas ?
Gardus rit.
— Je crois qu’il est inutile de s’inquiéter à ce sujet, mon ami.
Non, leur arrivée ne passerait pas inaperçue, il n’avait aucun doute là-dessus. Un rire rauque
le fit se retourner. C’était leur prisonnier, accroupi devant Tornus. Le Héraut Putride était resté
par terre depuis leur confrontation, mais semblait avoir retrouvé du courage malgré la
situation. Ou peut-être grâce à elle.
— Le Roi de Toutes les Mouches voit tout, fit-il d’une voix gutturale. Si vous envahissez
ses terres, il ne restera pas sans rien faire.
Le chevalier du Chaos semblait content.
— Silence ! dit Tornus en attrapant le Héraut Putride par les cheveux.
Gardus leva la main, et Tornus le lâcha. Puis le Seigneur-Célestant baissa les yeux vers
la créature.
— Qu’est-ce qui nous attend de l’autre côté de cette porte ?
Gatrog sourit et révéla ses dents gâtées.
— Rien que vous ne souhaitiez rencontrer, je vous le garantis. Le jardin ne sied
qu’aux braves.
Kurunta posa la lame de son épée sur l’épaule du Héraut Putride.
— Surveille ta langue, ordure, dit-il d’un air sombre. Je pourrais m’en offenser.
Le Héraut Putride leva la tête vers lui en plissant les yeux.
— Donnez-moi une épée, et je tâcherai de m’excuser en combat singulier.
Gardus lui fit signe de reculer.
— Je t’ai posé une question. Au nom du serment que tu as prêté, donne-moi une réponse
claire. Qu’est-ce qui nous attend de l’autre côté de la porte ?
Gatrog se racla la gorge et cracha.
— Au nom de mon serment, je vais vous répondre. Le jardin est septuple, et l’est depuis
sept siècles. Sept jardins superposés qui n’en font qu’un. D’aucuns affirment que le Roi des
Mouches fut subjugué par les jardins suspendus de l’Empire lantique. Aussi façonna-t-il son
royaume de la même façon, mais à l’envers.
Il tenta de faire un geste de sa main, qui avait déjà Repoussé, et ses chaînes cliquetèrent.
— Et nul doute que chaque niveau est plus dangereux que le précédent, fit une
nouvelle voix.
Gardus se retourna et vit Angstun s’approcher.
— Morbus en aura bientôt terminé, dit-il.
À l’instar de Kurunta, le Chevalier-Vexillor ne semblait pas très content à ce sujet.
— Êtes-vous sûr qu’il soit très sage de partir si vite ?
— Plus vite nous commencerons, plus vite nous en aurons terminé, répondit Gardus. Je ne
passerai pas une seconde de plus que nécessaire dans ce royaume fétide.
Il espérait que Grymn ne serait pas trop loin. Que l’assaut serait rapide. Mais au fond de lui,
il savait que c’était peu probable. Le temps se comportait étrangement au-delà des Royaumes
Mortels. Des siècles pouvaient s’écouler en quelques secondes ou, à l’inverse, quelques
instants pouvaient s’étaler sur plusieurs jours. Ils pouvaient revenir peu après être partis, ou ne
jamais rentrer.
Gatrog se disait visiblement la même chose et gloussa.
— Une éternité vous attend, guerrier-orage. Fermez-les yeux si vous le souhaitez, mais nulle
âme ne quitte le jardin, à moins que Nurgle ne le permette.
— Je l’ai déjà fait, répondit Gardus d’un air solennel. J’y suis entré de mon plein gré, et j’en
suis ressorti de la même façon.
Sa gravité parut troubler le Héraut Putride, qui se détourna. Un crépitement attira son
attention, et Gardus vit Morbus se relever.
— La voie est aussi sûre que possible, annonça le Seigneur-Relictor en levant une main
parcourue de décharges électriques. Mes prières nous empêcheront de nous égarer dans les
royaumes inférieurs et apaiseront dans la mesure du possible les horreurs qui y évoluent.
Agenouillez-vous, fils et filles d’Azyr.
Les Stormcasts obéirent, la tête inclinée, les mains posées sur leurs armes. Gardus passa
parmi les rangs, son marteau à l’épaule.
— Qui s’agenouillera ici pour recevoir la bénédiction des cieux ? demanda-t-il en marchant
vers Morbus.
— Seuls les pieux.
Gardus regarda Morbus.
— Nous sommes les pieux, Seigneur-Relictor. Dis tes prières.
Morbus hocha la tête. Il parla doucement au début, puis haussa la voix. Ses mots se
perdaient au moment même où il les prononçait, emportés par les rugissements de la foudre
qui jaillissait de sa main. Les décharges scintillantes sautaient de Stormcast en Stormcast afin
de les lier les uns aux autres. Gardus fut le dernier et, quand la foudre le frappa, il chancela
légèrement. Une vague de chaleur s’empara de lui, remonta le long de ses membres et balaya
les douleurs dont il était perclus. Il fut étourdi et, pendant un instant, entendit les vagues échos
des pensées, craintes et espoirs de ses guerriers. Plus que cela, il sentit la foi qu’ils avaient en
lui, en leur mission et en Sigmar.
La foi était la torche que l’on brandissait dans l’obscurité d’une caverne. La foi seule lui
avait permis de quitter le royaume de Nurgle. Désormais, il était certain qu’elle allait lui
permettre d’y retourner. Avec ses guerriers. Il se raidit et se tourna vers l’eau noire.
— Il est l’heure, annonça-t-il.
— Pourquoi fait-on cela ? demanda Morbus en s’approchant de Gardus.
— C’est un peu tard pour le demander.
— Réponds-moi.
— Pour Lorrus, et les autres.
Morbus acquiesça.
— Peut-être. En partie, du moins. Mais ce n’est pas tout. Pourquoi ?
Gardus marqua une pause.
— Je ne sais pas.
Il leva les yeux, voulait voir les étoiles de tout son cœur. Il allait devoir faire sans. Il dégaina
sa lame runique.
— Peut-être simplement pour prouver que c’est possible, et que nous sommes les seuls à
pouvoir le faire. Nous sommes les pieux. Qui mieux que nous pourrait s’aventurer dans cet
enfer de vie grotesque ?
— Tu sais que si Sigmar était là, il nous ordonnerait d’agir autrement.
— Vraiment ? Ou prendrait-il notre tête ?
Gardus regarda tout autour de lui. Ses guerriers étaient prêts, mais l’était-il, lui ? Il sentit le
poids familier du doute naître en lui et attendre le bon moment. Était-ce la bonne chose à
faire ? Il aurait voulu que le Dieu-Roi soit là pour lui dire s’il était sur la bonne voie, mais
Sigmar ne pouvait pas être partout. Ou peut-être avait-il simplement foi en Gardus, comme
Gardus avait foi en lui.
Il se retourna et observa ses guerriers.
— Qui vois-je devant moi ? dit-il d’une voix qui porta dans toute la chambre.
Comme un seul homme, les Âmes d’Acier se relevèrent, la tête haute, prêts à faire usage de
leurs armes.
— Qui osera s’aventurer sur les chemins les plus sombres à mes côtés ?
— Seuls les pieux, entonna Morbus.
Les autres l’imitèrent, un grondement emplit la chambre. Gatrog s’agita, comme si ces mots
lui faisaient mal. Et peut-être était-ce le cas.
— Nous sommes les pieux, dit Gardus. Et nous porterons la lumière et l’orage de Sigmar au
cœur des ténèbres, comme nous seuls pouvons le faire. Qui verra sa mémoire honorée ?
— Seuls les pieux.
— Et qui sera craint par les ténèbres ?
— Seuls les pieux !
Les armes s’abattirent contre les boucliers ou le sol, jusqu’à ce que les voix et le bruit
laissent place à un rugissement de défi assourdissant qui résonna dans la chambre, jusque dans
la citadelle. L’eau de la porte se rida même. Gardus se détourna des rangs argentés et avança
dans l’eau.
— Prie pour que nous trouvions le chemin, Seigneur-Relictor. Ouvre-nous la voie du jardin.
L’eau se mit à bouillonner et écumer. Gardus sentit des mains invisibles tirant sur ses
jambes, tentant de l’entraîner dans les profondeurs. Il sourit en se laissant faire. Elles allaient
le conduire là où il voulait aller.
Il était temps que les Dieux Sombres découvrent la vraie force des pieux.

Tornus fut pris de doute alors qu’il attendait son tour pour suivre Gardus dans l’eau sombre de
la porte. Il sentait le mal qui s’en dégageait. Non, pas le mal. Le mal était le dessein de nuire.
Ce n’était pas le cas de l’œuvre de Nurgle. De la cruauté, en revanche, car la vie était cruelle.
De l’avidité même. Mais l’horreur de Nurgle avait une portée cosmique. Khorne se moquait
bien de savoir qui versait le sang, mais Nurgle se souciait de chaque vie, aussi minuscule fût-
elle. Il prêtait attention à chaque vie. Chaque âme qui franchissait le seuil du Seigneur de
Toute Chose recevait un minimum d’attention et devait en subir les conséquences.
Même celles qui avaient déjà échappé à ses griffes.
Il s’enfonça brusquement dans l’eau alors qu’il observait Enyo disparaître dans le lac
huileux. Elle clapota contre son armure et en souilla le lustre. Il avait envie de déployer ses
ailes et de s’envoler, de quitter cet endroit, sa puanteur et sa brume. Perché sur son épaule,
Ospheonis poussa un cri interrogateur, et il ébouriffa l’aigle étoilé.
— Les autres sont peut-être aveugles, mais ton oiseau et moi voyons la vérité. Tu as peur,
dit Cadoc, juste derrière, avant de la rattraper. N’as-tu donc pas la foi, Tornus ?
— Je suis un pieux, répondit Tornus.
L’amitié pour Tornus avait rapidement viré à la rancœur. Mais les princes étaient connus
pour leur humeur capricieuse.
Cadoc gloussa.
— Nous verrons cela. Et si ce n’est pas vrai, j’embraserai ton âme et la purgerai une
nouvelle fois.
Il serra l’épaule de Tornus en feignant l’amitié et le poussa pour le dépasser. Le Chevalier-
Azyros s’enfonça dans l’eau en levant son fanal.
— Il est pourri, ne vous y trompez pas, dit Gatrog à côté de lui.
Le Héraut Putride était prêt à suivre Tornus vers la porte. Contrairement aux Stormcasts tout
autour de lui, le chevalier de la pestilence ne semblait pas nerveux à l’idée de plonger dans les
eaux noires.
— Vous choisissez bien mal vos amis, Torglug.
Tornus tira sèchement sur les chaînes du Héraut Putride et le fit tituber.
— Silence, monstre !
Il enroula la chaîne autour de son avant-bras, afin que le Héraut Putride ne s’échappe pas
durant leur voyage. Il y avait peu de chance que cela arrive, mais il ne voulait prendre aucun
risque. Les chevaliers de l’Ordre de la Mouche étaient honorables, il fallait bien leur accorder
cela. Gatrog ne pouvait pas rompre son serment, pas plus que ses chaînes.
Gatrog trébucha, mais se rattrapa.
— Je ne suis pas plus un monstre que vous ne l’étiez, Torglug, fit-il d’une voix lente,
presque suppliante.
— Torglug est mort. Je suis Tornus.
Gatrog gloussa grassement.
— C’est ce que vous croyez.
Il inclina la tête, et Tornus suivit son regard. Il y vit son reflet qui dansait sur la surface noire
de l’eau. Sauf que ce n’était pas lui. Pas tel qu’il était. Mais tel qu’il avait été. Une chose
bouffie par la puissance impie. Des yeux à l’image de grenades pourries croisèrent son regard
pendant un bref instant. Une fraction de seconde plus tard, Torglug disparut pour ne laisser
que Tornus.
— Non, murmura Tornus. Ce n’est pas possible.
Il perdit l’équilibre, entraîna Gatrog avec lui.
— C’est un tour de cet endroit.
— Vraiment ? Le tour ne serait-il pas plutôt l’argent que vous portez ? Un tour pendable
joué à un noble héros par un dieu insignifiant et sournois, fit Gatrog en grimaçant. Un guerrier
comme celui que je connaissais ne se serait pas laissé détourner de la sorte. Une étincelle du
cancer béni s’accroche encore à votre âme, Torglug. Priez le Roi de Toutes les Mouches pour
qu’il l’entretienne jusqu’à ce qu’elle s’épanouisse à nouveau.
Tornus obligea Gatrog à lui faire face et l’arracha au sol. Le chevalier de la pestilence se
débattit en vain. Des Stormcasts reculèrent comme le Chevalier-Venator secouait son
prisonnier à la manière d’un gryph-hound ayant attrapé un rat.
— Mon âme m’appartient, créature. Et plus vite vous le comprendrez, mieux ce sera.
Gatrog voulut répondre, mais Tornus le jeta dans l’eau. Le chevalier de la pestilence
disparut rapidement, entraîné par la magie du royaume. Une seconde plus tard, Tornus
le suivit.
Il plongea dans l’eau, et Ospheonis l’imita. Il n’y eut pas d’éclat de lumière, pas de
rayonnement. Il eut juste l’impression de s’enfoncer dans une boue dense et irrésistible. Elle
l’entraîna vers le fond en cherchant à l’étouffer. Il eut le sentiment d’être tombé dans une
sépulture remplie de vers. Son harnois craqua tandis que des choses l’enserraient pour tester sa
résistance. Puis il crut passer au travers d’une chute d’eau et bascula d’un royaume à l’autre.
Il y eut d’abord le noir, puis une chaîne argentée de silhouettes se dessina. L’eau déferla et
l’emporta. Il déploya ses ailes et s’enfonça encore à la suite de Gatrog qui dégringolait
également. Des lueurs vacillantes apparurent, puis l’obscurité laissa place à des formes
familières vertes, brunes et grises. Les couleurs de la pourriture, du fumier et de l’eau croupie.
Des couleurs bénies, pensait-il autrefois.
Des silhouettes inquiétantes se tortillaient tout autour de lui : des guivres pâles et des
batraciens sombres, aussi vastes que des îles englouties ou minuscules que des grains de
poussière. Des entités de toutes formes – ou informes – passèrent tout autour des rangs des
Stormcasts qui coulaient, sans les remarquer ou être remarquées en retour. Tornus avait déjà
vu ce genre de malignités, mais il ne savait plus où et n’en avait de toute façon aucune envie.
Des horreurs sans nom sortaient du sol du jardin de Nurgle.
Les rites de Morbus empêchèrent les eaux – et ce qui s’y cachait – de pénétrer son armure
ou d’interférer avec sa descente. Quand bien même, il trembla lorsqu’un pilier incurvé
d’écailles irisées le frôla à toute vitesse avant de disparaître au-dessus de lui. Il aperçut des
crocs et des yeux laiteux, entendit les rugissements de léviathans. Et autre chose.
Une voix. Si forte qu’elle en était presque indiscernable. Elle remontait des profondeurs et
lui parlait. L’appelait. Il n’en distinguait pas les mots, mais savait ce qu’elle disait. Elle
l’accueillait chez lui. Pire, elle lui pardonnait ses erreurs. Ses échecs. Il tenta de l’ignorer, de la
repousser, mais elle était omniprésente. Comme une cloche qui ne s’arrêtait pas de sonner.
En dessous nageait une ombre, au même rythme que lui malgré sa taille. Je suis toujours là,
imbécile, dit-elle d’une voix évoquant le grincement du couvercle d’un cercueil. Je suis une
mauvaise herbe qu’on n’arrache pas si facilement que ça.
Une lumière grisâtre s’intensifia plus bas. Il plongea vers cette lueur à la suite des autres en
tentant d’ignorer les railleries de l’ombre. Elle s’accrochait à lui, presque par jeu. Comme si
elle savait déjà qu’elle aurait d’autres occasions de l’attraper. Il se dégagea dans une
convulsion désespérée et la laissa rire dans l’obscurité.
Son âme fut endolorie jusqu’au bout du voyage par cette rencontre.

Angstun Drahn sortit au grand air et prit une profonde inspiration. La pénombre était encore
bien présente, mais la brise marine fraîche forcissait déjà. Kurunta avait proposé de prendre le
premier quart, et Angstun avait aussitôt accepté.
Il n’avait pas de patience pour ce genre de chose depuis sa mort et sa Métamorphose. Il
ferma les yeux et s’appuya contre une bannière pour tenter de se rappeler le moment où la
voix de Sigmar l’avait sorti des ténèbres. Un moment étrange, à mi-chemin entre l’agonie et la
paix. Entre la vie et la mort.
Depuis peu, il se demandait si l’une n’était pas préférable à l’autre. Dans la mort, il y avait
la paix. Dériver en ne faisant qu’un avec Azyr serait trop beau. Dans la vie, il n’y avait que la
mort à venir. Il secoua la tête pour chasser cette idée et leva les yeux vers le sceau de la
comète qui couronnait son étendard.
— Faire partie de l’orage éternel, murmura-t-il. Telle est ma récompense quand
l’orage gronde.
Un désir égoïste peut-être, mais c’était le sien, et il y tenait.
D’autres avaient leurs propres rêves, qu’ils pourraient réaliser une fois la guerre finie et les
ténèbres définitivement repoussées. Kurunta comptait retrouver son peuple, dans les plaines
de Mornepierre d’Aqshy, et unir à nouveau les clans de la Caldeira. Enyo souhaitait prendre le
temps d’explorer la vaste mer céleste. Quant à Gardus, il se murmurait dans les couloirs du
Sigmarabulum que l’Âme d’Acier souhaitait simplement rebâtir ce qu’il avait perdu. Que le
chef de guerre de leur chambre désirait poser sa lame runique et son marteau pour s’occuper à
nouveau des malades.
Angstun trouvait cela admirable, même s’il imaginait que cela n’arriverait jamais. La guerre
ne finirait pas, et ils marcheraient sous les bannières des cieux jusqu’à ce que les étoiles
meurent et que les soleils refroidissent. Tant que Sigmar combattrait, les Hallowed Knights en
feraient de même. Ils étaient les pieux, et ne pouvaient pas faire moins.
Pour l’heure, son devoir était de sécuriser cet endroit, de peur que les Âmes d’Acier ne
perdent le terrain qu’ils avaient gagné. Une partie de lui-même était tentée de demander de
l’aide : il y avait d’autres Ost-Tempêtes à Ghyran, et les Prosecutors qui lui avaient été laissés
pouvaient les trouver assez rapidement. Mais ce n’était pas nécessaire pour l’instant. Il grogna
des ordres à une escorte de Judicators qui passaient et se sentit un peu mieux. Cet endroit était
corrompu et devait être purifié. Cela, au moins, ils pouvaient s’en charger en attendant le
retour de Gardus.
Il entendit une voix le héler et vit Yare, la main levée. Ses disciples l’avaient installé au
sommet d’un énorme crâne reptilien ; un crâne qui faisait initialement partie de la muraille,
mais que le son du cor de Kurunta avait décroché de sa gangue de sargasses. Il reposait
désormais dans un enchevêtrement de poutres brisées et semblait jeter des regards noirs sur la
cour. Un peu comme Yare lui-même. Un autre prisonnier était accroupi près du vieil homme
et lui chuchotait à l’oreille. Ses yeux aveugles cherchaient Angstun.
— Il est parti, n’est-ce pas ? s’écria-t-il.
— Les nôtres ont été happés par la magie noire, répondit Angstun au bout d’un moment.
Il s’approcha du crâne, et les mortels se dispersèrent à son passage.
— L’Âme d’Acier est parti les chercher.
Il se força à se détendre. Gardus lui avait ordonné de rester, et c’est ce qu’il allait faire.
Même si rien ne l’obligeait à aimer ça.
— Vous avez peur pour lui.
Angstun se renfrogna et leva la tête vers Yare.
— Je ne connais ni la peur ni le doute, vieil homme. Ils ont depuis longtemps brûlé sur les
forges d’Azyr.
— Quel dommage, dit Yare.
Il grimaça et se frotta le visage. Angstun se demanda si ses blessures le faisaient souffrir.
Yare avait refusé d’être escorté jusqu’au rivage, en déclarant qu’il partirait le dernier, ou pas
du tout. Ses disciples étaient restés eux aussi, et ceux qui le pouvaient participaient aux efforts
de sauvetage ou montaient la garde.
Angstun admirait leur courage, mais ne pouvait s’empêcher de se dire qu’ils constituaient
des fardeaux inutiles pour les Stormcasts restés dans les citadelles. Les Hallowed Knights ne
pouvaient pas traquer les derniers Hérauts Putrides et protéger les mortels. Yare soupira.
— Le doute est la monnaie du discours.
Il se pencha en avant en toussant et reprit d’une voix sifflante :
— Je n’ai pas débattu depuis des années.
Angstun retrouva un visage normal.
— Moi non plus, dit-il doucement.
L’Enclume avait purgé son esprit de tout ce qui n’était pas important, mais de brefs
souvenirs s’accrochaient encore à la lame de son âme. Il se souvenait de colonnes de marbre et
de dômes réfléchissants. Les sons de voix engagées dans des discussions animées sur les
propriétés de la réflexion de la lumière. Bouleversé, il retira son casque, désireux de sentir la
brise marine lui caresser le visage.
— Mais il semblerait que ni vous ni moi n’ayons rien à faire, vieil homme. Accepteriez-
vous de croiser le fer avec moi, qui manque aussi d’exercice ?
Yare sourit.
— Je crois bien que oui.
CHAPITRE TREIZE

FOUDRE EN BOUTEILLE

Gardus ouvrit les yeux. Il était entouré de fantômes aux doigts effilés qui s’accrochaient à son
harnois, et des visages flous s’approchèrent comme une vague de murmures le submergeait.
Garradan… aide-nous… Garradan… j’ai mal… Il les dispersa en agitant le plus doucement
possible son épée. Comme toujours, les voix furent la dernière chose à s’évanouir.
Une pluie grasse tombait sur le vallon lépreux. Le jardin de Nurgle était tel qu’il s’en
rappelait, jusqu’à l’air vicié qui envahissait ses poumons. Il se tendit et, l’espace d’un instant,
fut de nouveau perdu, en fuite dans le bourbier sans fin, animé par la foi et le désespoir
uniquement. Il s’obligea à se détendre. C’était du passé. Bolathrax était mort, en tout cas
c’était tout comme. Gardus aurait tant aimé être là pour y assister.
— J’ai l’impression de respirer de la soupe, marmonna Aetius.
Le Liberator-Prime se tenait non loin et grattait les plaques de moisissure brun-gris qui
recouvraient son armure. Une moisissure apportée par la pluie. La pluie créait les nuages, qui
étaient eux-mêmes alimentés par la fumée des chaudrons de Nurgle. Du moins leur guide le
jurait-il. Il jeta un coup d’œil au Héraut Putride accroupi dans la boue.
— Ça empire, dit Gardus.
Son armure, quoique sale, n’était pas attaquée par la moisissure. La pluie grésillait en la
touchant, purifiée par le nimbe de lumière que dégageait chacun des pores de sa peau. Partout
où il posait les pieds, l’eau bouillonnait et la végétation flasque se fanait avant de noircir. Il se
demanda si Sigmar avait prédit ce moment durant sa Métamorphose et lui avait conféré la
lumière dans ce but. Si oui, pourquoi ? N’était-il qu’une arme destinée à être utilisée sur les
champs de bataille corrompus ? Ou y avait-il autre chose ?
Contrarié, il secoua la tête.
— Seuls les pieux, murmura-t-il.
Quel que soit l’objectif de Sigmar, Gardus finirait bien par le découvrir. Il avait une
confiance aveugle en le Dieu-Roi. Il chassa ses doutes et marcha parmi ses guerriers, offrant
des mots de réconfort et d’encouragement à ceux qui en avaient besoin. Et il y en avait plus
qu’il ne l’aurait voulu.
La pluie pestilentielle ne souillait pas simplement son armure, elle salissait son esprit et son
âme. Il n’était pas le seul à voir des fantômes et à entendre les voix de ceux qu’il avait déçus.
Un Judicator était affalé contre un arbre, le souffle court. Gardus sentit la puanteur acide
caractéristique du vomi dans l’haleine du guerrier. Il lui posa la main sur l’épaule.
— Respire doucement, mon frère. Ça va t’aider.
— Je… je ne pensais pas que ce serait comme ça, dit le Judicator, qui cherchait à défaire les
fermoirs de son casque. Je n’arrive pas à respirer. Il… il y a des mouches dans mon armure. Je
les entends. Je les sens, fit-il d’une voix chevrotante.
— Cadoc, aboya Gardus en prenant les mains du guerrier. J’ai besoin de ton fanal,
Chevalier-Azyros.
Cadoc tomba du ciel comme une pierre, décrocha son fanal de sa ceinture et l’ouvrit en
grand. La lumière baigna le Judicator en difficulté, qui se raidit avant de se détendre
doucement. Gardus se retourna.
— Solus, Aetius. Voyez vos hommes. Cet endroit en affecte certains plus que d’autres
malgré la protection des prières de Morbus. Je ne veux plus perdre personne.
Il laissa le Judicator aux soins de son Prime et pataugea jusqu’à Morbus.
— Des traces ?
Dans le ciel, Tegrus et ses Prosecutors tournaient en cercles de plus en plus larges. Gênés
par l’air lourd et les nuages empoisonnés, les Stormcasts ailés volaient plus bas
qu’habituellement. Morbus secoua la tête.
— Non, mais ils ne sont pas loin. Je sens quelque chose. Comme la chaleur de cendres
attisées, dit-il en se retournant. Et autre chose encore. Plus chaud. Plus vif.
Il fut interrompu par un long ululement. Les Stormcasts se retournèrent en saisissant leurs
armes ou en encochant leurs flèches. Enyo appela. Le Chevalier-Venator plongea parmi les
arbres si vite qu’on aurait dit un trait argenté. Gardus se précipita dans sa direction et entendit
la corde de son arc claquer.
— Tornus, rugit-il en tendant son marteau.
Tornus le dépassa en sortant une flèche de son carquois, son aigle étoilé à son côté.
Gardus traversa un bosquet au pas de charge et s’arrêta en dérapant dans la boue. La
clairière était comme douée de vie. Une longue masse de chair écailleuse s’agitait, cherchant à
prendre dans ses anneaux une silhouette tachetée déchaînée qui hurlait et faisait claquer ses
mâchoires. Les deux Chevaliers-Venators tiraient flèche sur flèche, mais les projectiles
crépitants n’avaient aucun effet sur le monstre.
— Une guivre de la pestilence, dit Gatrog, qui accompagnait une phalange de Liberators, et
dont Aetius tenait les chaînes. Des monstres pathétiques. Toujours affamées. Et venimeuses,
dit-il en regardant tout autour de lui. Donnez-moi une lame, et je la décapiterai si vous
le souhaitez.
— Qu’il reste en arrière, ordonna Gardus.
Il se rapprocha du lieu de l’affrontement en dégainant sa lame runique. Une tête en forme de
coin couverte de barbillons déchiquetés et de plaies sanguinolente se détendit vers lui, ses
mâchoires grandes ouvertes. D’un coup de marteau, il brisa les crocs noirs qui tentaient de se
refermer sur lui. Sa lame trancha la langue vermiforme, et de l’ichor empoisonné jaillit de la
blessure. Il ignora le hurlement de douleur de la bête et plongea son épée dans sa gueule. Puis
il l’enfonça jusqu’à la garde.
Finalement, la créature recula en chancelant et, prise de spasmes, brisa plusieurs arbres dans
sa chute. Une fois le cadavre immobile, chacun put constater qui était l’adversaire de
la guivre.
— Tallon, dit Gardus en posant un genou à terre. C’est toi, n’est-ce pas ?
Le gryph-hound tremblait violemment et avait subi plusieurs blessures. Il observa une de ses
pattes et vit qu’il avait perdu de la fourrure et des plumes. La créature haletante regardait
Gardus d’un air méfiant, comme si elle ne comptait plus entièrement sur ses sens. Le
Seigneur-Célestant posa son marteau et tendit la main en murmurant sur un ton apaisant. Un
gryph-hound blessé était un animal dangereux, comme l’avait découvert la guivre. Il leur
arrivait même parfois de se retourner contre leur maître.
Tallon pencha la tête et fit glisser son bec contre sa paume. Au bout d’un moment, l’animal
vint se frotter à lui en glatissant doucement. Gardus lui caressa alors le cou.
— Tout doux, souffla-t-il. Tout doux. Tu es avec tes amis maintenant.
Le gryph-hound recula en grognant. Gardus se leva et suivit l’animal en jetant des coups
d’œil par-dessus son épaule. Morbus les attendait non loin de là. Le Seigneur-Relictor était
accroupi près d’un tas de mousse et de boue.
— Tallon les protégeait, dit-il en grattant la boue jusqu’à révéler un éclat argenté.
Gardus en eut aussitôt la bouche sèche.
— Combien ?
— Cinq. Ils sont tous morts, dit Morbus en se relevant. Lorrus n’est pas parmi eux.
Gardus se sentit brièvement soulagé.
— Alors il est peut-être encore en vie, dit-il avant d’hésiter. Mais s’ils sont morts, pourquoi
sont-ils encore là ?
— Leur âme est piégée dans leurs chairs. Retenue par la magie maléfique de cet endroit.
Comme la foudre dans une bouteille.
— Peut-on faire quelque chose ? demanda Gardus en observant les cadavres.
— Une chose, oui.
Morbus lui tendit son bâton, et Gardus le prit. Le Seigneur-Relictor leva les mains au-dessus
d’un corps et commença à chuchoter une prière. Le cadavre se mit à scintiller et à remuer. Un
mince entrelacs électrique crépitait entre les doigts de Morbus, qui prononça un mot et abattit
ses mains. Le corps se cambra violemment, et Morbus releva les mains en les tortillant de
sorte à extraire l’énergie prisonnière du cadavre. Il chancela, obligeant ainsi Gardus à reculer.
La foudre recouvrait les bras et la poitrine de Morbus tandis que le corps se transformait en
cendres tourbillonnantes. Il serra les poings et se plia en deux. La foudre s’évanouit, et il n’en
resta bientôt plus qu’une lueur.
— Et maintenant, les autres, siffla Morbus.
Il écarta Gardus et s’approcha d’un pas mal assuré des autres dépouilles qui gisaient dans
leur linceul de boue. Morbus répéta la cérémonie en attirant en lui la foudre – l’essence – des
Stormcasts défunts.
— J’ai leurs âmes. Ils sont en sécurité, sous ma garde.
— Et toi ? Je n’avais jamais vu ce rite. Je n’en avais même jamais entendu parler. Qu’est-ce
donc ?
— Il n’a pas de nom, et tu ne l’avais pas vu, car il n’avait encore jamais été nécessaire, dit
Morbus en s’appuyant sur son bâton. Les rites du Temple des Âges sont nombreux. C’en est
un parmi d’autres, dit-il avant de lui jeter un regard fiévreux. Veux-tu tous les voir ? Dois-je
faire appel à la furie de l’orage céleste et carboniser ce jardin ? Cela nous coûterait la vie, mais
une mort rapide vaut mieux que ce qui nous attend, j’en ai peur.
— Non, répondit Gardus, bouleversé.
Morbus comptait parmi les plus puissants Invocateurs de l’Orage. D’aucuns prétendaient
qu’il n’y avait pas plus sage que lui, hormis Ionus Crypte-né, bien que le Seigneur-Relictor
refusât d’en parler.
— Non, il faut avancer.
— Quel qu’en soit le prix ?
Une fois encore, Gardus marqua une pause.
— Nous devons le faire, Morbus.
L’intéressé acquiesça.
— Eh bien ! s’il le faut, allons-y, Seigneur-Célestant.
Il fit un geste brusque, et Gardus en sourit presque. Puis il se tourna vers leur guide
agenouillé dans la boue qui était sous la surveillance de Tornus. Il agita la main, et le
Chevalier-Venator releva le Héraut Putride sans ménagement.
— Quelle direction ? demanda Gardus.
— Il n’y a pas de directions, fit Gatrog en riant. Pas ici.
Gardus le saisit par la gorge, et il manqua de s’étouffer.
— Mais nous irons par là, gargouilla-t-il en hochant la tête vers un sentier.
Gardus le lâcha.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est le sens du courant, et que c’est par là que nous trouverons les galères,
cracha Gatrog. Ce n’est que le premier niveau du jardin. L’antichambre si vous préférez.
L’endroit où les âmes errent dans le jardin et se perdent. Les serviteurs du Roi de Toutes les
Mouches sillonnent ces eaux et capturent toutes celles dont ils croisent la route.
— Pour les emmener où ?
— Désespoir. Découragement. Désolation.
— Ce qu’il dit n’a ni queue ni tête, intervint Cadoc en faisant mine de dégainer sa
lame étoilée.
— Si, il s’agit d’endroits, dit Tornus en se prenant la tête comme s’il y cherchait des
informations. Du moins, je le crois.
Le Chevalier-Venator semblait secoué. Inquiet. Gardus se demanda s’il n’avait pas commis
une erreur en l’emmenant. Non pas parce qu’il doutait de sa loyauté, mais à cause de
l’inquiétude nerveuse qui semblait s’emparer de lui.
— Alors c’est là que nous devons aller, dit Morbus. Je sens le feu de l’âme du Seigneur-
Castellant, mais il faiblit, dit-il en secouant la tête. Nous ne réussirons peut-être pas à le
rattraper à temps. Lorrus est peut-être déjà perdu, Gardus.
Il n’eut pas le temps de répondre ; un sifflement attira son attention. Tegrus descendit vers
eux en faisant des signes.
— Quelque chose approche, Âme d’Acier. Une sorte d’embarcation.
Gardus jeta un coup d’œil à Morbus.
— Sigmar nous vient en aide, dit le Seigneur-Relictor en haussant les épaules.
Ils suivirent Tegrus à l’orée de la clairière dégoulinante. Au travers d’un rideau d’arbres
couverts de champignons, Gardus aperçut dans les miasmes une proue en forme de coin et
entendit des battements de tambour. De grandes rames frappaient l’eau et permettaient à la
galère de se frayer un chemin dans les zones les plus boueuses. Il entendit des voix rauques
entonner un chant abominable, ainsi que les bruits de ferraille d’armes rouillées. Les mouches
commencèrent à s’exciter et Gardus agita la main pour les disperser, en vain.
Il fit un signe à Tornus pour qu’il lui amène Gatrog. Gardus fixa alors le chevalier de
la pestilence.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Comme je l’ai dit, une galère. Des esclavagistes d’âmes. Ils ramassent les esprits perdus
qui errent dans ces marais et les vendent dans les profondeurs des jardins, fit Gatrog avant de
cracher. Parfois aussi les honnêtes travailleurs, il faut le reconnaître, ajouta-t-il en se
renfrognant. J’ai moi-même failli être enlevé par ce genre de malotrus lorsque je suis venu
chercher mes éperons, dit-il, comme déçu. De viles créatures, de basse extraction et
dépourvues d’honneur.
— Vont-ils débarquer ? demanda Gardus, qui se moquait des histoires du Héraut Putride.
— Oui, s’ils voient une âme qui les intéresse. Il y a une chance sur deux qu’ils sachent déjà
que vous êtes là, rit Gatrog. Les nuées de mouches aussi denses que celles-ci donnent parfois
des nouvelles aux capitaines qui ont leur faveur et les mènent jusqu’à leur proie.
— Leur tactique ? demanda Gardus laconiquement.
— Aucune, ce sont des canailles, ricana Gatrog avec mépris. Des démons trop humbles pour
rejoindre une des légions flétries, ou des demi-choses, qui ne savent rien faire d’autre, dit-il en
se tendant légèrement. Donnez-moi une lame, et je les vaincrai moi-même.
Gardus le repoussa vers une escorte de Liberators.
— Mettez-le à l’abri.
— Je n’ai pas besoin de protection, bredouilla Gatrog.
— Je ne songeais pas à ton bien.
Son esprit échafaudait déjà un plan. Grossier, certes, mais il n’avait pas le temps de faire
dans la subtilité. Ils avaient besoin d’une embarcation, et on leur en offrait une sur un plateau.
Mais ils allaient devoir agir vite, et sans endommager la galère. Il donna des ordres d’un
ton sec.
— Solus, abats ceux qui ont le courage de débarquer. Tegrus, empêche les traînards de filer.
Enyo, Tornus, occupez-vous de ceux qui resteront à bord. Les autres, lancez-vous à mon
signal. Je veux cette galère en un seul morceau.
— Et toi, que vas-tu faire ? demanda Morbus.
— Je croyais pourtant que c’était évident. Je vais attirer leur attention.
Sans même attendre une réponse du Seigneur-Relictor, Gardus écarta un arbre fongique
d’un coup de marteau et avança à découvert. La galère s’était immobilisée non loin de là,
échouée sur un monticule détrempé. Sa forme lui rappelait des embarcations semblables qu’il
avait vues du temps où il était encore un mortel. Elles encombraient les docks du port de
Demesnus, avec leurs équipages venus des côtes sud. Des marchands et des voyageurs
proposant des épices et de la soie provenant de l’autre bout de la Grande Mer.
Mais aucun navire de ce genre n’avait jamais souillé ces eaux. C’était un piètre bâtiment, à
la poupe couverte de croûtes, de pustules velues et de cloques à vif. Sa coque percée était
enduite de poix et hérissée de sceaux de fer rouillés qui brillaient d’une lueur maladive. Le
mât était un gibet lugubre, et les voiles flasques n’étaient certainement pas d’origine naturelle.
Une rampe, faite de bois et de fer, s’abattit dans la boue, dispersant les nuées de mouches et
projetant quelque chose dans la brume.
Depuis l’endroit où il se tenait, Gardus voyait juste l’équipage s’agiter sur le pont et crier.
Leurs voix graves n’étaient clairement pas humaines. Une silhouette maigre et borgne apparut
à la proue, son œil bulbeux plissé de curiosité. Le démon cyclope portait une cuirasse de cuir
usée et moisie, et une cape de ce qui ressemblait à de la soie crasseuse. Le portepeste poussa
un cri monotone et tendit vers lui sa lame suppurante.
Gardus entrechoqua ses deux armes.
— Approchez, dit-il.
Des portepestes dévalèrent la rampe en hurlant. Il y avait des hommes – ou plutôt des choses
qui avaient été des hommes – parmi eux, couverts d’incrustations cancéreuses et de
coquillages suintants. Ces demi-démons pataugeaient devant leurs compagnons, plus calmes,
et se rapprochaient de Gardus en poussant des jappements d’excitation.
Le Seigneur-Célestant recula parmi les arbres, et les créatures le suivirent. Il en tua une
première d’un coup de taille. Une seconde s’écroula, le crâne fracassé. Les autres ralentirent,
visiblement hésitantes.
— Aetius, dit Gardus.
Les Liberators sortirent des arbres dégoulinants. D’autres mortels s’écroulèrent, et sur
l’ordre de Solus, les arcs d’éclair firent tomber une pluie embrasée sur les démons en
approche. Gardus mena Feros et ses Retributors vers les créatures. Le combat fut rapide. Ces
démons n’étaient visiblement pas habitués à voir leurs proies répliquer. Les marteaux de
foudre s’abattirent, brisant les corps, les réduisant en charpie. Gardus se tailla un chemin au
travers de la masse et sauta rapidement sur la rampe. Des démons gisaient un peu partout,
transpercés de flèches luisantes.
Le navire empestait la pourriture et l’eau stagnante. Tout y dégoulinait d’une substance
gluante ou était recouvert de coquillages. Le frêle capitaine sauta au pied d’une volée de
marches affaissées. Gardus écarta sa lame avec une facilité déconcertante et lui rentra dedans.
L’officier tomba presque aussitôt en cendres emportées par la brise, et il ne resta de lui que
son épée. Dans la cale, les derniers membres d’équipage tombaient sous les coups de marteau
de Feros.
— Un combat peu gratifiant, fit Cadoc en se posant à la poupe. Tu aurais pu m’en laisser
davantage, belle Enyo, dit-il à l’adresse du Chevalier-Venator qui tournait en cercles.
— Silence, Cadoc, dit Morbus qui escaladait la rampe.
Le talon de son bâton frappait le bois vermoulu à chacun de ses pas, et il hocha la tête en
direction de Gardus.
— Tu avais raison. Notre voyage sera plus facile avec un navire. Même avec un navire dans
cet état.
Des Liberators et des Judicators le suivirent et se dispersèrent sur l’embarcation en quête
d’adversaires cachés.
— Oui.
Gardus parcourut les rangées de rameurs. Les créatures enchaînées étaient bien étranges.
Certaines avaient peut-être été humaines, mais elles étaient désormais déformées par les
maladies et les mauvais traitements. Des amas de champignons et de coquillages étaient
accrochés à leur peau, dissimulant leur visage et réduisant leurs membres à des moignons
informes. Il sentait la putrescence en eux et savait qu’il était trop tard. Quand bien même, il
était décidé à les aider si possible. Il brisa une chaîne d’un coup d’épée.
— Vous êtes libres, déclara-t-il.
Les esprits le regardèrent en proie à l’incompréhension. Il brisa alors une autre chaîne pour
libérer le deuxième rang. Sur son ordre, les Liberators suivirent son exemple.
— Libres, répéta Gardus. Ne comprenez-vous pas ?
— Non, dit Morbus. Et toi non plus.
— Que veux-tu dire ?
— Crois-tu qu’ils ont été attirés de leur plein gré ? Certains, peut-être, mais pas tous. Ces
âmes ont succombé aux flatteries de Nurgle aussi sûrement que cette créature que nous
gardons enchaînée. Elles ne connaissent que le désespoir, et nulle lumière que nous possédons
ne pourra les faire sortir de l’obscurité.
— Tu n’en sais rien.
— Regarde-les. Ta lumière, Gardus. Vois comme elle les fait souffrir.
Gardus regarda tout autour de lui. Les rameurs se recroquevillaient face à lui, se cachaient
les yeux et le visage, comme s’ils ne supportaient pas de le voir. Morbus avait raison. Il ne
pouvait rien faire pour eux. Pas de cette façon. Mais rien ne l’obligeait à les garder
en captivité.
— Brisez toutes les chaînes, ordonna-t-il sèchement. Libérez ceux qui sont à fond de cale.
Quand la dernière chaîne fut tombée sur le pont, les âmes se levèrent. Non pas à l’unisson,
mais de manière totalement désordonnée, leurs gémissements allant et venant comme la bise
hivernale. Les Stormcasts s’écartèrent et les laissèrent passer. Puis elles descendirent la rampe
et se dispersèrent dans le marais.
— On ne peut pas les laisser partir comme ça, dit un Liberator, qui brisa le silence qui suivit
leur départ. Ce n’est pas… bien.
— Rien n’est bien dans cet endroit, dit Gardus en regardant tout autour de lui. Le navire
nous appartient. La question est maintenant de savoir comment nous allons le manœuvrer.
— L’idée de passer trop de temps à bord d’une telle embarcation ne me plaît pas, dit Aetius.
Le dégoût du Liberator-Prime était palpable.
— Tu préfères marcher ? demanda Solus, assis sur le bastingage.
— C’est le seul mode de transport honorable.
— Mais c’est lent, répliqua Solus. Et Tegrus ne serait sans doute pas d’accord avec toi.
Qu’en dis-tu, l’Œil Canonisé ?
Tegrus, perché sur le mât, éclata de rire.
— Je pourrais le porter en écharpe. Comme un bébé en armes. Et en armure.
— Silence, dit Morbus d’un air sévère. Cadoc.
Le Chevalier-Azyros se tourna vers le Seigneur-Relictor.
— Je vous écoute, Veillorage.
Morbus fit un geste large, de son marteau.
— Fixe ton fanal au mât, prince d’Ekran.
Cadoc enfonça sa lame dans le mât et accrocha son fanal à la poignée. La lumière
céruléenne se diffusa, baignant chaque planche et clou. Elle courut le long du bastingage et
monta vers les voiles flasques. Morbus se rendit au centre du navire et frappa le pont de son
bâton. Les lignes de feu cobalt convergèrent vers lui et s’élevèrent en une aveuglante
conflagration lorsqu’il prononça un mot. Les flammes gonflèrent et leurs couleurs
s’assombrirent lorsqu’il y plongea la main pour en arracher quelque chose. Morbus se retourna
et montra ce qui ressemblait à une pointe de lumière saphir.
— Cadoc, tu peux reprendre ton fanal. Gardus, enfonce ça au centre du navire.
Gardus prit la pointe avec précaution. Elle avait la taille d’un glaive, mais n’était pas plus
lourde qu’une plume. Comme Morbus le lui avait demandé, il se rendit au centre du vaisseau
et ficha la pointe dans le pont. Les planches craquèrent et commencèrent à noircir. Gardus se
releva et souleva son marteau des deux mains.
Un grondement de tonnerre retentit au moment où il frappa. D’étranges oiseaux s’envolèrent
depuis les arbres noueux les plus proches, et les miasmes se dispersèrent sous l’effet d’un
flamboiement azuré qui enveloppa la galère de la poupe à la proue. Les vieilles voiles prirent
feu et furent remplacées par de nouvelles, constituées de flammes. Les gréements furent
consumés eux aussi et remplacés par des filaments de lumière. Chaque planche, chaque rame,
chaque objet fut auréolé d’un nimbe bleu. De la fumée s’éleva de la ligne de flottaison en
raison de la vase purifiée au contact de la coque.
Les Stormcasts jetèrent des regards émerveillés en tous sens.
— Cela ne durera pas longtemps dans cet endroit, grogna Morbus. Mais assez longtemps, je
l’espère.
Gardus hocha la tête et regarda tout autour de lui.
— Vous l’avez entendu, s’écria-t-il. Que chaque guerrier prenne une rame. Le temps joue
contre nous, et il va nous falloir parcourir plusieurs lieues.

À distance des arbres et des miasmes du marais, Gutrot Spume distinguait le grand nuage de
fumée pestilentielle qui s’élevait au loin, depuis les vallons du cœur du jardin. Cette fumée
sortait du chaudron du Grand-Père et inondait chaque niveau de sa contagion bénie. Spume
inspira profondément pour sentir cette merveilleuse puanteur en lui.
— Pouah ! souffla-t-il. C’est l’odeur de la victoire, hein, Durg ?
— Comme vous dites, capitaine, répondit le portepeste en grattant le trou où devait autrefois
se trouver son nez. Je ne sens plus rien.
Spume gloussa et envoya une tape sur l’épaule du démon.
— Quel dommage.
L’œil glauque de Durg se plissa.
— Terre en vue, dit-il en tendant un doigt noueux.
Spume opina du chef. Il avait repéré la porte. Il n’y avait que sept chemins pour quitter le
marais et s’enfoncer dans le jardin, et c’était le plus grand d’entre eux. Au loin, on eût dit une
chaîne de montagnes en partie submergée, ou encore une série de doigts lépreux s’élevant vers
le ciel jaunâtre.
Spume leva sa hache et la posa sur son épaule. Il songea à sa chance. Le peau-d’argent
enchaîné dans sa cale était un trophée que Nurgle et les Puissances de la Ruine désiraient
depuis longtemps. Le retour de Sigmar avait perturbé l’équilibre qui avait été long à trouver.
Les Royaumes Mortels subissaient le joug du Chaos depuis des siècles, ce qui correspondait
parfaitement à la façon de penser de Spume. Comme les marées, le Chaos avait commencé à
éroder les fondations de l’existence, et Spume avait sillonné ces flots en quête de pouvoir et de
gloire. Pas seul, d’ailleurs. D’autres l’avaient accompagné lors de ses voyages.
Urslaug était l’une d’entre eux. Ce n’était pas une amie à proprement parler. La sorcière
avait servi jadis à bord de son navire, afin d’attirer les faveurs des vents pestilentiels. Mais elle
s’était lassée de la vie de loup de mer et avait préféré s’en retourner à ses études en profitant
du confort du jardin. Il n’avait pas eu recours à ses services depuis plus d’un siècle. De toute
évidence, elle ne l’avait pas oublié.
— Ah ! les femmes, gargouilla-t-il jetant un œil à Durg.
— Mouche à peste, répondit Durg.
Spume cligna des yeux, brièvement confus par la réponse du portepeste. Puis il entendit un
bourdonnement caractéristique. Il leva la tête en se protégeant les yeux de la lumière au
moyen d’un tentacule.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
La mouche était plus grande qu’un homme, et elle était... grasse. Elle voletait dans l’air
humide, suivant les courants avec une inexorabilité maladroite. Ses pattes velues étaient
ornées de babioles ternies d’or et d’argent, et une selle faite de scalps tissés avait été sanglée
sur son abdomen. Le portepeste qui la montait à califourchon était paré de la même manière,
avec une fine cape jaunâtre d’étoffe moisie et une ruche de soie effilochée. Une rapière tordue
était passée à sa hanche osseuse, et sa corne était remarquablement polie.
La mouche à peste se posa bruyamment sur le pont, provoquant la dispersion de l’équipage.
— Ohé ! fit le cavalier. Avancez, Seigneur des Tentacules. Je vous apporte des nouvelles de
vos supérieurs, messire.
— Et de qui s’agit-il ? demanda Spume en fusillant du regard le cavalier. Crache le
morceau, qui es-tu ?
Il connaissait ce genre de créature. Des courtisans qui s’accrochaient comme autant de
morpions aux couloirs infectés du presbytère de Nurgle. Ils ne parlaient pas au nom du
Seigneur de Toutes les Choses, mais de ses plus proches serviteurs, et menaient des guerres
silencieuses en leur nom. La Cour de la Ruine en était infestée.
— Je suis Vitiligo Epidermis, dit le portepeste, qui sortit une petite pièce d’étoffe
nauséabonde de sa manche pour se moucher bruyamment. Pardonnez-moi, je ne suis pas
habitué à une telle puanteur, ajouta-t-il en plissant les yeux. Je préfère de loin les parfums
artisanaux de Désolation. Les avez-vous déjà sentis, pillard ? demanda-t-il les yeux étincelants
de malice. Non, j’imagine que non.
Spume se renfrogna.
— Eh bien, si ! et ils sont des plus agréables. Bien que je préfère le goût piquant de l’eau
salée aux marais du jardin. Qu’est-ce que vous fichez là ? Qui vous a envoyé ?
— Un de ceux dont la puissance vous dépasse totalement, je vous le garantis, répondit-il en
regardant tout autour de lui d’un air de mépris. Bien que cela ne soit pas très difficile. Vous
êtes tombé bien bas, amiral. Une vraie descente aux enfers, non ?
— Un simple revers, dit Spume, qui serra tellement fort le manche de sa hache que celui-
ci craqua.
— Dont vous risquez de ne jamais vous relever si vous n’y prenez pas garde. La situation a
changé depuis que les Glottkin ont échoué à maintenir ouvert le passage menant à Ghyran.
Ceux qui combattaient sur ces champs verdoyants ne sont plus les enfants favoris. Nous avons
besoin d’une bile nouvelle en ces temps troublés, vous ne pensez pas ?
— Non, répondit Spume.
— Et c’est là votre problème, corsaire, gloussa Vitiligo. Vous ne pensez pas.
— Commet osez-vous poser les pieds sur mon navire sans y avoir été invité et proférer des
insultes ? gargouilla Spume en levant sa hache. Je devrais fendre votre crâne rempli de
mousse, dandy volant.
— Et ainsi provoquer l’ire du Grand-Père, capitaine ? siffla le portepeste, qui se pencha pour
exposer sa gorge adipeuse. Si c’est ce que vous voulez, frappez, messire. Allez, frappez !
Spume se hérissa. Il brandit son arme bien haut, mais ne put se résoudre à l’abattre. Le
dandy avait raison. Il était peut-être le ver de la pomme de l’œil du Grand-Père, mais son
visiteur était du même camp. Et peut-être encore plus vénéneux que lui. Il laissa sa hache
retomber sur le pont.
— Que voulez-vous ?
— Vous avez quelque chose qui ne vous revient pas, pirate.
— Vraiment ? fit Spume en désignant les dos courbés des esclaves. Un de ces misérables,
peut-être ? Ou un fût du meilleur vin de chancre ?
Vitiligo gloussa de plus belle.
— Vous savez très bien de quoi je parle, bave de limace.
— Ah ! peut-être. Et de quoi s’agit-il exactement ?
— Vous allez l’emmener à Désolation, ou vous en subirez les conséquences. Père
Putréfaction aimerait voir ce que vous avez découvert, et vite.
Spume grogna. Père Putréfaction était la Main de Nurgle, un membre du Conseil de la
Ruine, et son nom suffisait à faire frémir toutes les âmes du jardin. Ce Vitiligo avait des amis
haut placés.
— Et comment Sa Seigneurie sait-elle ce que j’ai trouvé, ou n’ai pas trouvé ?
Le dandy sourit et remonta ses manches sales.
— Comment pourrait-il ne pas le savoir, alors que l’air même parle d’une souillure
purifiante ? répondit le portepeste en se rasseyant en selle. En outre, fit-il en le gratifiant d’un
sourire en coin qui dévoila ses dents noires. Cette chose n’est pas seule.
Spume se tendit.
— Que voulez-vous dire ?
— Ne la sentez-vous pas, pillard ? L’air brûlant. Et pas comme il le devrait. Regardez
l’horizon. Voyez les feux des galères incendiées du Grand-Père.
Spume se retourna et vit que la créature disait vrai. Quelque chose brûlait dans les marais. Et
il avait senti ce genre de flammes, au piton Profane, puis à la cascade du Chancre. Il était
troublant de les retrouver là maintenant. L’ennemi n’avait pas osé violer l’intégrité du jardin
depuis l’Âge du Sang. Il leva sa hache.
— Dans ce cas, dois-je priver ces envahisseurs de leur tête ?
— Non. D’autres s’en chargeront. Amenez votre butin à Désolation, et vous serez
récompensé. Échouez, et vous souffrirez comme nul jamais n’a souffert.
Spume pencha la tête sur le côté.
— Je ferai ce qui m’est demandé, mais vous ne serez pas là pour le voir.
Il abattit sa hache et désarçonna le dandy. Surprise, la mouche décolla et fila en
bourdonnant. Choqué, le dandy se mit à bredouiller quand Spume posa sa botte contre
sa gorge.
— Personne ne me menace, pas sur mon navire.
— Vous ne pouvez pas, gémit Vitiligo en griffant la jambe de Spume.
— Qui es-tu pour me dire ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire sur mon propre
vaisseau, hein ? demanda Spume en brandissant sa hache. Un crétin, voilà. Quand le Grand-
Père te remodèlera, Vitiligo, n’oublie pas ça, et que ce souvenir puisse te porter conseil.
La hache tomba et Vitiligo s’effondra sur lui-même. Durg donna de petits coups au corps
avec une gaffe.
— Père Putréfaction ne va pas être content.
— Non, dit Spume en ôtant des morceaux de Vitiligo de sa hache. La prochaine fois, il ne
laissera pas ses courtisans faire ce qu’ils veulent. Je ne vais pas me mettre à plat ventre sur
mon propre navire, ajouta-t-il en tendant un tentacule. Hâtons-nous de gagner la porte.
Durg acquiesça et déroula ses fouets.
— Souquez ! beugla le démon. Souquez ferme !
Le portepeste fit claquer son fouet au-dessus de la tête des rameurs, qui mirent du cœur à
l’ouvrage. Le vent pestilentiel gonfla les voiles, et ils filèrent bientôt vers la porte.
Spume planta sa hache dans le pont et y posa son avant-bras en regardant les marais
s’éloigner. Des flammes bleues vacillaient dans l’obscurité, et il sentit le kraken dans son
ventre s’agiter. Parfois, il croyait entendre une bribe de pensée émise par la chose se mêler à
ses propres pensées. Il la sentait nerveuse. Une méfiance animale qui ajoutait à son irritation.
Le dandy avait raison. Il s’était conduit comme un idiot. Il ne s’était pas demandé d’où
venait le peau-brillante, avait seulement envisagé les opportunités qu’il lui offrait. Et voilà que
d’autres arrivaient. Il songea à jeter l’ancre pour les attendre. Qu’il se débarrasse d’eux, et le
Grand-Père serait peut-être content. À moins que…
— Ah ! murmura-t-il.
C’était ça. Le jardin était ouvert à tous ceux qui y entraient de plein gré. Si les peaux-
brillantes voulaient se frayer un chemin jusqu’à Désolation, Grand-Père les laisserait faire.
Une fois enfoncés dans le bourbier, ils ne pourraient plus en sortir. Et il était l’appât chargé de
les entraîner.
— Un nigaud plein de ressources, ce Père Putréfaction, conclut Spume.
Une ombre passa au-dessus du pont, et Spume sentit un frisson parcourir son échine
barbelée. Il se retourna. Ils avaient enfin atteint le portail. Il leva sa hache pour saluer les
gardiens de la porte lorsque la galère franchit l’orée du marais.
D’immenses pierres brisées marquaient la vaste bordure incurvée de l’abysse situé au cœur
du marais. Elles formaient des crêtes aléatoires entre lesquelles une eau écumeuse se déversait
dans les profondeurs du jardin. Le Grand-Père préparait ses nuages pestilentiels qui
s’élevaient dans l’abysse et offrait la pluie au marais. Après quoi, cette pluie alimentait les
niveaux suivants par le biais de passages, de rivières et de cascades.
La porte était une arche gargantuesque de basalte grossièrement sculpté. Elle était plus
longue que douze galères à la file, et des lianes jaunissantes en pendaient. Des centaines de
cadavres en décomposition se balançaient dans cette végétation, prisonniers par la volonté de
Nurgle ou celle des gardiens qu’il avait désignés : Espoir et Désespoir.
Ces gardiens étaient deux démons ossifiés accroupis sur les socles de pierre disposés de part
et d’autre de ce vaste passage voûté, et qui semblaient éternellement veiller sur les marais. Le
premier était un Grand Immonde visiblement tendu au visage déformé par une violente
expression de mépris qui brandissait une lame brisée. L’autre était un vautour monstrueux aux
ailes squelettiques et aux membres grêles qui s’appuyait sur un grand bâton, comme s’il faisait
face à un vent fort. Celui-là n’était pas un serviteur de Nurgle.
Selon la légende, bien avant que les Royaumes Mortels n’émergent de la soupe primordiale,
un serviteur du Maître du Changement s’était secrètement glissé dans le jardin. Le démon
avait susurré de faux espoirs à l’oreille de nombre des plus fidèles serviteurs du Grand-Père. Y
compris le plus vieux, le plus puissant de ses fils dont le nom avait été depuis effacé du Grand
Livre des Âmes. S’ensuivit la trahison. Le fils chercha à usurper les biens du père et paya les
conséquences de sa témérité. L’instigateur de cette folie fut puni lui aussi. Désormais, tous
deux se tenaient dans l’antichambre du jardin, dans l’attente perpétuelle du pardon du Grand-
Père.
Les yeux du Duc du Changement semblèrent suivre Spume comme la galère s’enfonçait
dans le passage envahi de lianes. Il entendit un murmure, comme une voix qui l’appelait
depuis une distance inconcevable. Spume rit et fit un geste obscène.
— Fourgue donc tes promesses à quelqu’un d’autre, ou je viendrai graver mon nom sur ta
gorge décharnée.
La voix se perdit dans le silence et la galère quitta la pénombre du tunnel.
C’était toujours la même rengaine. Certains démons n’apprenaient rien de leurs erreurs.
Spume leva sa hache et frappa un pied qui pendouillait. Le corps lépreux remua entre les
lianes et poussa un geignement. Il rit. Aucune âme ne pouvait franchir ce passage sans le
consentement de Nurgle. Et ceux qui s’y essayaient le regrettaient pour l’éternité.
De l’autre côté du fouillis de lianes se dressait un immense aqueduc couvert de
champignons. C’était le seul passage sûr pour gagner le niveau suivant du jardin. Spume
cogna le pont à coups de hache.
— Accélérons, Durg. J’ai un rendez-vous que je ne voudrais rater pour rien au monde.
CHAPITRE QUATORZE

UNE VILLE APPELÉE DÉSESPOIR

Aetius Pavois poussa un juron et se baissa pour éviter les mains avides des cadavres emmêlés
dans les lianes. Des ongles cassés éraflèrent la surface de son bouclier, tandis que les bouches
flasques vomissaient des nuages de mouches. Il frappa le corps qui pendait et lui broya le
crâne, arrêtant du même coup le déluge d’insectes. Un autre s’en prit aussitôt à lui. Les
cadavres étaient trop nombreux, trop pour qu’il puisse se débarrasser d’eux tous.
L’énorme passage voûté et fissuré était envahi de lianes jaunies. Les innombrables corps qui
y étaient piégés s’étaient animés au moment précis où la galère cobalt s’était engagée dans le
tunnel. La lumière étoilée vacillante qui dansait le long du bastingage et du mât tenait une
bonne partie des morts à distance, mais ils étaient tout simplement trop nombreux. Les corps
s’agitaient et chutaient sur le pont, étouffant l’éclat azuré assez longtemps pour que d’autres
morts sautent et attaquent.
Les dépouilles descendaient vers le navire telles des araignées difformes, et des mains
griffues saisissaient et écorchaient les guerriers imprudents. Leur nombre ne cessait de
croître ; ils assaillaient les Stormcasts situés sur le pont, mais également les rameurs. La galère
commença à trembler sous leur poids. Le pont était envahi de formes gesticulantes, que les
Stormcasts combattaient dos à dos.
— C’est intolérable, dit Aetius en levant les yeux vers le tapis de mains et de dents qui
tentait de l’agripper.
— Je transmettrai ta plainte à l’Âme d’Acier, dit Solus en s’abritant sous le bouclier levé
d’un autre Liberator.
Le Judicator-Prime lâcha un trait scintillant et hocha la tête d’un air satisfait en le voyant
s’enfoncer dans le crâne d’un cadavre, qui s’écroula.
Aetius ignora Solus et se concentra sur sa tâche.
— Berkut… Lève ce bouclier, grogna-t-il en poussant un de ses guerriers. Serena, Tomas…
avancez, ménagez-nous de la place. Taya, arrête de jouer avec cette chose et reprends
ta position.
Il alla aider la guerrière qui éprouvait des difficultés contre un cadavre particulièrement têtu.
La carcasse morbide s’accrochait à son bouclier avec une redoutable ténacité, sa mâchoire
brisée claquant contre son masque de guerre.
Aetius la débarrassa de la chose et lui écrasa la tête jusqu’à la réduire en bouillie. Taya le
remercia d’un signe de la tête.
— Ces choses puent encore plus que les orruks, dit-elle en toussant.
— Eh bien, respire par la bouche, répondit Aetius de façon bourrue.
Il vit que Gardus se battait à la proue, où la densité des morts était la plus élevée. Tallon
combattait près de lui, charcutant les cadavres à coups de bec et de griffes. Le Seigneur-
Célestant brillait d’un grand éclat élémentaire et terrassait les cadavres les uns après les autres.
Un authentique signe des grâces de Sigmar. Se détournant du Seigneur-Célestant, il asséna un
coup de bouclier à un mort qui se jetait sur lui et enfonça son visage en décomposition jusqu’à
l’arrière de son crâne. Puis, d’un coup de marteau, il brisa l’échine d’un autre monstre, qui
s’effondra.
Où qu’il portât son regard, il ne voyait que des lianes au sein desquelles s’agitaient des
corps. Ils devaient nettoyer cet endroit – le purifier. Au moment même où cette pensée lui
traversa l’esprit, il aperçut Feros et ses Retributors qui abattaient les cadavres depuis les airs.
Aetius jeta un coup d’œil à Solus.
— Solus !
L’intéressé hocha la tête pour indiquer qu’il avait compris. Il fit un signe, et les Judicators
les plus proches vinrent couvrir Aetius et son escorte, qui avançaient vers les Retributors.
— Main Lourde, tu te souviens du marais Suintant ? s’écria Aetius en poussant d’un coup
d’épaule un cadavre hérissé de flèches. Feros le regarda sans dissimuler sa confusion. Puis ses
yeux étincelèrent ; il avait compris. Il partit alors d’un grand éclat de rire.
— Mes frères et sœurs, jouons notre chant de guerre, grogna Feros. Si les morts veulent
danser, donnons-leur une bonne raison de le faire.
Les Retributors se tournèrent les uns vers les autres sans plus prêter d’attention à l’ennemi.
Les Liberators d’Aetius se déployèrent tout autour des paladins, afin de les protéger au moyen
de leurs boucliers et de leurs marteaux. Feros et son escorte se mirent à psalmodier
bruyamment en frappant leurs marteaux en rythme. De grosses étincelles crépitantes de magie
céleste dansaient à chaque contact. Le vacarme des marteaux s’accentua, s’accéléra. De plus
en plus de parcelles incandescentes sautaient de marteau en marteau.
Aetius se détourna résolument de la lueur naissante. En l’observant trop longtemps, il
risquait de perdre la vue. Derrière lui, la voix de Feros entonna un hymne guerrier à la gloire
de Sigmar. Aetius se mit alors à chanter malgré lui. Des étincelles sautèrent et voletèrent sur
les plaques de son armure et les runes de son marteau.
Enfin, dans un ultime tumulte de marteaux, la foudre céleste s’éleva au travers des lianes. Le
feu se propagea parmi la végétation pourrissante. Les cadavres excités furent consumés,
réduits en cendres et ossements noirs en quelques instants. Aetius leva son bouclier et écarta
un cadavre incandescent d’un air satisfait. Ils avaient déjà recouru à cette manœuvre pour
purifier l’air miasmatique du marais Suintant et brûler les grosses nuées de mouches qui
cherchaient à les aveugler.
Un puissant grognement de mécontentement étouffa le dernier vers de l’hymne de guerre,
mettant fin au sentiment d’autosatisfaction d’Aetius. Il leva les yeux et vit les deux statues
monstrueuses accroupies de part et d’autre du passage se tourner lentement vers la galère. Le
Grand Immonde pivota sur son socle en levant son épée comme pour fendre en deux le navire.
Les yeux de la sculpture flamboyaient d’une épouvantable existence, et son visage fissuré était
déformé par un rictus de jubilation malveillante.
Avant qu’elle ne puisse frapper, une tornade de marteaux s’abattit sur ses traits adipeux et
les fêla un peu plus. Jusqu’à présent, Tegrus et ses Prosecutors avaient été cloués au sol par le
tapis de liane mais, profitant de son incinération, ils s’étaient envolés pour bombarder la
créature. Toutefois, pendant que le Grand Immonde se retournait, son compagnon bondit vers
les Stormcasts volants, le bec grand ouvert. Le Duc du Changement de pierre vomit un éclair
de flammes.
Légèrement trop lent, un Prosecutor s’écrasa sur le pont en se tortillant, son armure sujette à
une transformation obscène. Les Stormcasts s’écartèrent. Le Prosecutor hurla de douleur
tandis que son armure le dévorait, se servant de sa peau et de ses muscles pour se constituer
une enveloppe de chair luisante. Des tentacules de ligaments fouettèrent ceux qui étaient trop
près, et un dard constitué d’un éclat de colonne vertébrale émergea de la masse.
— Que Sigmar nous protège, siffla Aetius.
L’enfant du Chaos qui venait de naître se dirigea vers le groupe de Stormcasts le plus proche
en faisant claquer ses griffes de sigmarite. Aetius se tourna vers Feros, qui hocha la tête.
— Ouvre la marche, Pavois. Mon marteau est juste derrière toi.
Ils avancèrent vers la créature, qui pivota vers eux, et des cils surmontés d’yeux apparurent
derrière la visière déformée de son casque. Quelque chose cliqueta, et elle se rua sur eux en
faisant claquer ses griffes. Une volée de flèches scintillantes s’abattit sur son flanc et attira son
attention vers Solus et ses Judicators. Aetius adressa une prière de remerciements silencieuse à
son ami pour sa présence d’esprit. Puis il se rapprocha de la créature et para son dard caudal
au moyen de son bouclier. Rapidement, il réduisit sa queue en bouillie. Mais il dut esquiver à
nouveau quand la créature virevolta, toutes griffes dehors.
— Feros ! Qui mettra fin à ses souffrances ?
— Seuls les pieux ! rugit Feros en abattant son marteau de foudre sur la masse de chair.
L’enfant fut aplati par la violence du coup, et Feros termina le travail avant qu’il ne puisse
s’en remettre. Il l’immobilisa sous sa botte et abattit son marteau jusqu’à ce que la créature ne
soit plus qu’une ruine brisée.
Feros recula.
— Maintenant, dors mon frère, afin que ton âme puisse s’élever et rejoindre les orages à
venir. Dors du juste sommeil des pieux.
Aetius entendit un hurlement monstrueux et vit que les statues voûtées étaient toujours là.
Toutes deux avaient subi les assauts des Prosecutors, et des nuages de fumée et de poussière
s’en élevaient. Mais déjà elles se réparaient. Les fissures se refermaient et des débris
en tombaient.
— Par les os de Sigmar, nous allons devoir les combattre à nouveau, c’est ça ? dit-il sous le
coup de la frustration.
— Ton assurance est encourageante, dit le Seigneur-Relictor Morbus en se plaçant entre
Aetius et Feros.
Il posa un genou à terre près des restes fumants de l’enfant du Chaos. Aetius le regarda d’un
air confus.
— Ma quoi ?
— Si nous survivons et repassons par ici, alors oui il faudra les combattre à nouveau, dit
Morbus en agitant la main au-dessus de la chose brisée.
Il fit un geste sec, comme s’il attrapait quelque chose, et murmura doucement. Des
particules de lumière s’élevèrent de la masse de chair et d’os et dansèrent brièvement dans son
poing avant d’y disparaître. Morbus s’affaissa, comme épuisé. Puis il se releva et se tourna
vers Aetius.
— Au fait, bien joué.
Aetius haussa les épaules.
— Il fallait bien le faire.
Morbus gloussa.
— En effet.
Il chancela, et Feros dut le rattraper pour éviter qu’il ne chute.
— Seigneur-Relictor, êtes-vous blessé ?
— Non, simplement fatigué, dit-il en se dégageant de la poigne du Retributor-Prime. Mais
ne le sommes-nous pas tous ? ajouta-t-il en s’appuyant sur son bâton. Nos corps sont fatigués,
mais nous avançons. C’est ainsi que se comportent les pieux.
— Seuls les pieux, dit Aetius d’un air grave.
Le pont trembla. Des vagues frappèrent les flancs du navire, qui empruntait un canal en
pierre couvert de mousse. Les parois de l’aqueduc dominaient la galère, et ses bords étaient
incrustés de malformations tumorales qui auraient pu passer pour des remparts ou des tours.
D’étranges visages livides apparaissaient par des trous béants pour regarder le navire passer,
mais les créatures aux traits fongoïdes disparaissaient dès que la lumière les frappait. Aetius
les observa d’un air circonspect.
— Ce lieu est empli d’horreurs.
— Ce n’est que le premier jardin, dit Morbus. Il y en a six de plus selon notre prisonnier.
Aetius se tourna vers le mât, où était enchaîné le Héraut Putride. Jusqu’à présent, le
chevalier du Chaos ne leur avait donné aucune raison de le jeter par-dessus bord, mais Aetius
en avait sérieusement envie. Comme s’il lisait ses pensées, Morbus ajouta :
— Il a tenu parole pour l’instant.
— Ça ne durera pas.
— Pourquoi mentirait-il ? demanda Solus en les rejoignant.
Son armure était maculée de cendre et de sang, mais il semblait indemne. Aetius en était
heureux, même s’il ne l’admettrait jamais. Solus était pour lui ce qui se rapprochait le plus
d’un ami.
— C’est une abomination du Chaos, dit Aetius.
Solus hocha la tête.
— C’est vrai, répondit-il en examinant le Héraut Putride. Toutefois, on est en droit de se
demander si…
— Pour y arriver, encore faut-il essayer, continua Aetius.
Solus abattit amicalement son poing sur sa spalière.
— Pardonne-moi, mon frère. J’oublie parfois à qui je parle.
Aetius ne sut s’il devait se sentir insulté ou non, aussi préféra-t-il ne pas répondre. De toute
façon, l’endroit fut bientôt trop bruyant pour qu’ils puissent se parler. Le rugissement de l’eau
était assourdissant, et ils durent s’accrocher en raison de la galère qui se dressait et retombait
de façon complètement aléatoire.
De l’autre côté des bords de l’aqueduc, Aetius distinguait d’autres canaux qui surgissaient
d’autres portes et dévalaient un à-pic. L’eau rugissait entre eux en un torrent incessant qui
disparaissait dans les profondeurs. Ce voile d’eau n’était brisé que par une série de sentiers
sinueux et escarpés qui traversaient l’épais feuillage fongoïde et s’élevaient vers la courbe
intérieure des falaises. Non, pas des falaises, mais la face intérieure des gigantesques terrasses
qui constituaient cet endroit. Sculptées par un tailleur de pierre gargantuesque, en des temps
immémoriaux et pour le compte d’un dieu démoniaque.
Tout dans ce royaume évoquait la crasse et la dégradation. Il souillait l’esprit, ainsi que le
matériel. Malgré les incantations de protection de Morbus, et les prières qu’ils murmuraient
presque constamment, une aura lugubre entourait les Stormcasts. Comme si une couche de
poussière grasse s’était glissée entre leur peau et leur armure, en passant inaperçue au début,
pour finalement devenir de plus en plus gênante et pénible. Ils menaient un combat de tous les
instants pour empêcher les moisissures de recouvrir leurs armures ; des moisissures de plus en
plus agressives en raison de la quantité de spores qui flottaient dans l’air humide.
Le pont trembla sous ses pieds et se mit à craquer. L’angle de l’aqueduc finit par se
stabiliser comme ils approchaient du bout. Ils débouchèrent dans une baie entourée de rochers
déchiquetés et d’arbres aux troncs larges dont les branches plongeaient dans l’eau. Des volées
de créatures semblables à des oiseaux ou des chauves-souris volaient au-dessus d’eux et
poussaient des pépiements aigus qui mettaient les nerfs d’Aetius à rude épreuve. L’humidité
était telle que la condensation se fit jour sur le pont, se transformant toutefois en vapeur quand
elle entrait en contact avec la lumière bleue qui reliait le bastingage au mât.
— Ce grincement va me rendre fou, dit Feros.
Aetius était sur le point de lui demander de quoi il parlait quand il l’entendit. Comme deux
grosses pierres que l’on raclait l’une contre l’autre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Cet endroit est un mouvement perpétuel, dit Morbus. Les niveaux tournent lentement
mais sûrement sur eux-mêmes, au gré des envies de leur créateur.
— Comme des meules empilées, dit Solus.
Aetius le dévisagea.
— Quoi ?
— Cet endroit. C’est comme une pile de meules.
— De quoi parles-tu ?
Solus haussa les épaules.
— J’ai été meunier.
Feros se retourna.
— Tu as été quoi ?
Le Retributor semblait atterré.
— Meunier. Je travaillais dans un moulin. À moudre du grain, expliqua Solus en les
regardant. Quoi ?
Feros et Aetius échangèrent un regard.
— Rien, fit Aetius. C’est juste que… commença-t-il avant de secouer la tête. Laisse tomber.
Décidément, l’héroïsme n’était en rien lié à la naissance des individus. Si de nombreux
Stormcasts avaient été des guerriers lors de leur vie précédente, d’autres avaient été des
fermiers, des marchands, voire des mendiants. La foi et le courage leur avaient valu une place
parmi les Hallowed Knights.
Un cri de Tegrus, qui tournait en cercles dans le ciel, le sortit de ses pensées.
— Au nom de Sigmar, qu’est-ce que c’est ? dit-il en observant l’édifice qui sortait du
brouillard devant eux.
— Je crois qu’il s’agit de la porte de Désespoir, répondit Morbus.
Aetius avait déjà vu ce genre d’ouvrage, des ruines du moins. Les ports fortifiés étaient
monnaie courante sur la côte de la baie Verdoyante. Beaucoup avaient été détruits par les
flottes pestilentielles des Hérauts Putrides. D’autres avaient été transformés jusqu’à devenir
les pâles copies de l’imposant bastion qui se dressait face à eux.
L’entrée du port était constituée de pierres empilées aléatoirement et d’immenses poutres
couvertes de mousse fixées les unes aux autres par des chaînes rouillées et d’épaisses lianes.
Une palissade délabrée de pierre et de bois s’étendait de part et d’autre jusqu’à disparaître
dans l’épais brouillard qui s’élevait des eaux. La herse était levée et des galères s’engageaient
dans le port.
— Ne devrions-nous pas éteindre cette lumière ? demanda Solus.
Des cloches retentirent de l’autre côté de la palissade, et Morbus secoua la tête.
— Il aurait fallu le faire en entrant dans ce royaume. Notre venue est maintenant connue
jusqu’au presbytère de Nurgle.
Aetius entendait déjà des voix qui psalmodiaient et des battements de tambour. Une vapeur
nauséabonde descendait des chutes d’eau titanesques, recouvrant tout d’une épouvantable
patine cendreuse. Sans compter ce grincement incessant.
Gardus se tourna vers le pont avant.
— Aetius, envoie tes Liberators près du bastingage. Solus, je veux tes Judicators en
formation au milieu du navire. Feros, les rames incombent à tes guerriers, j’en ai peur, dit-il
avant de faire signe à Tegrus. Tegrus, toi et tes guerriers allez accompagner Enyo. Partez en
reconnaissance et voyez si vous pouvez trouver le Seigneur-Castellant. N’engagez le combat
que si vous n’avez d’autre choix. Tornus, Cadoc, restez ici. Nous aurons peut-être besoin de
votre célérité dans les heures à venir.
Pour une fois, Cadoc ne discuta pas. Aetius se demanda si le caractère étouffant de l’endroit
ne commençait pas à affecter aussi le turbulent Chevalier-Azyros.
Comme chacun obéissait aux ordres, Aetius se pencha par-dessus le bastingage pour voir ce
qui les attendait de l’autre côté de la palissade. Au travers de la brume délétère, il vit les
contours de ce qui ressemblait à une ville, ou plusieurs villes. Au moment où la galère franchit
l’entrée, il réalisa que les édifices branlants n’étaient pas tous au même endroit, mais collés
aux monticules cancéreux de champignons spongieux qui crevaient la surface de l’eau. Un
rugissement s’éleva un peu plus loin, et le courant forcit. Bientôt, l’ordre de cesser de ramer
fut donné.
Aetius aperçut des galères avancer dans la brume, et d’autres choses à leurs côtés, alors qu’il
ordonnait à ses Liberators de se mettre en position. Il vit de grandes silhouettes ondulantes se
déplacer sans un bruit dans l’eau et entre les épaves à demi submergées qui jonchaient le
passage. Des orbes fantomatiques de lumière falote flottaient à la surface et se rapprochaient
avant de s’éloigner.
Une guerrière désigna une galère brisée en deux.
— Regardez, dit-elle.
L’épave était couverte d’une mousse épaisse et de gros amas de champignons. Des tentes
improvisées avaient été montées sur les parties sèches de sa coque, et des formes pâles étaient
blotties près de sources de malfeu vacillantes. En apercevant la galère auréolée d’une lueur
cobalt, les habitants de l’épave partirent se réfugier dans l’énorme cale.
— Ne peut-on pas les aider ? demanda un Liberator.
— Je ne crois pas qu’ils nous accueilleraient à bras ouverts, répondit Aetius. Restez
vigilants. Il n’y a pas que des démons et des âmes perdues dans ces eaux.
Haut dans le ciel, quelque chose poussa un cri aigu. Des charognards, peut-être pire encore,
tournaient en cercles.
Aetius espéra qu’il ne fallait pas y voir un mauvais présage. Tegrus de l’Œil Canonisé
planait dans les courants d’air délétères, observant les eaux sombres en quête d’un éclat
argenté. Le Seigneur-Castellant n’était pas loin. Tegrus avait un goût âcre d’ozone dans la
bouche malgré la puanteur étouffante des lieux. Il vira, plongea en contournant le galetas
d’une masure sordide curieusement penchée au-dessus de l’eau. Des visages l’y observaient,
les yeux écarquillés d’effroi. Le peu qu’il vit de leurs traits, avant qu’ils ne s’évanouissent, lui
souleva le cœur.
Pire encore était l’omniprésence du grincement dû à la lente rotation des différents niveaux
du jardin sur leur axe. L’air même en frémissait. Une grande partie des indéfectibles miasmes
qui s’accrochaient à toute chose venaient justement de l’endroit où la pression entre les
niveaux était la plus forte. Il distinguait tout juste les jets flatulents d’émanations au loin, qui
se propageaient ensuite librement.
Où qu’il portât son regard, tout n’était que pourriture : dans l’air, dans l’eau et sur les
visages des habitants de ce royaume corrompu. Il vit des silhouettes voûtées pêcher depuis des
jetées tortueuses, d’autres qui erraient d’un pas lourd le long des côtes des îles. Leur peau
brillait d’un éclat malsain, et leurs mouvements étaient raides ou douloureux. Qui étaient-ils ?
Des prisonniers ? Des esclaves ? Ou avaient-ils toujours été là, apparaissant comme des
champignons dans la pénombre ? Était-ce là ce qui attendait les habitants de Ghyran en cas
d’échec des Fils de l’Orage ?
Un sentiment de compassion mêlée de répugnance s’empara de lui. En tant que pieux, il
était de son devoir d’aider les démunis, mais cela valait-il aussi pour ces gens ? Ces âmes
perdues méritaient-elles son aide ? Il chassa cette pensée et tenta de se concentrer sur sa
mission, la chaleur de ses plumes crépitantes lui permettant de se frayer un chemin aisé dans
la pluie.
Jadis, ce genre de traque aurait été facile pour lui. Mais au cours des mois qui avaient suivi
sa Métamorphose, il s’était aperçu que son esprit n’était plus tout à fait aussi affûté, comme si
une partie de lui-même avait été effacée. Son regard était toujours aussi perçant, mais son
instinct était émoussé, semblait avoir été remplacé par… autre chose, qu’il ne parvenait pas à
formuler en termes clairs. Comme s’il y avait un chant étrange en marge de son ouïe. Il le
raillait et le taquinait, écartait son esprit de ses devoirs, l’invitait à contempler les vents,
écouter les arbres et le bruissement des herbes battues par l’orage. Des choses qu’il n’avait
jamais remarquées jusque-là.
Tegrus ne put s’empêcher de se demander si cela avait quelque chose à voir avec les
circonstances de sa mort. Alarielle avait-elle semé quelque chose en lui ? Elle avait fait
repousser la main du Seigneur-Castellant. Lui avait-elle fait quelque chose de semblable ?
Quoi que ce soit, il ne le sentait pas en ces lieux, et cette absence était presque gênante. Il
secoua la tête et vérifia la position de ses guerriers.
Ses Prosecutors étaient déployés sur ses flancs et volaient en formation dispersée. Enyo,
comme toujours, était loin devant. Le Chevalier-Venator volait en rase-mottes dans la brume,
ses ailes frôlant l’eau et soulevant des panaches de vapeur dans son sillage. Tegrus l’observa
quelques instants, puis son attention fut attirée ailleurs. Il vira derechef, sur la gauche cette
fois. Plus bas, il vit ce qu’il prit pour des jardins clos d’immondices abritant des rangées de
végétation putride, ou bien des fleurs en forme de crâne, qui poussèrent des cris perçants
quand il les survola. Les créatures voûtées qui les entretenaient levèrent les yeux d’un air
curieux à leur passage.
— Quelle est cette horreur ? grogna un des chasseurs de Tegrus en se rapprochant de lui. Où
que nous regardions, ils labourent le sol, comme s’ils pouvaient y faire pousser quelque chose
d’intéressant.
— Un jardin de têtes-de-mort, répondit Tegrus. J’en ai vu de semblables quand nous avons
incendié la Citadelle Moisie. Ce sont des fermiers, qui travaillent la terre pour y faire pousser
leurs cultures flétries.
— Nous devrions détruire ces taudis, dit le Prosecutor, la voix chargée d’émotion.
Tegrus lui jeta un coup d’œil. Ils étaient tous à fleur de peau. L’air agissait presque comme
un poison, et la puanteur omniprésente érodait leur sang-froid comme un acide.
— Et, comme des champignons, ils en feraient repousser en quelques jours, dit Tegrus en
penchant la tête, l’œil attiré par quelque chose. Non, une telle destruction ne servirait qu’à
alerter l’ennemi et à nous perdre le peu de temps dont nous disposons.
— Je crois qu’ils sont déjà au courant de notre présence, marmonna le guerrier.
Le glas lugubre d’une cloche retentit depuis un clocher tordu dont la flèche était ornée d’une
profusion de carcasses de poissons clouées aux tuiles moussues. En outre, une masse enflée et
gloussante pendait à la girouette. D’autres cloches se mirent à sonner en réponse à la première,
jusqu’à ce que l’air commence à vibrer.
Tegrus recula au moment où une flèche passait près de lui avant de se ficher dans un toit. Il
se retourna et vit Enyo les rejoindre à toute vitesse. C’est elle qui avait tiré ce trait pour attirer
son attention. Elle lui faisait des signes impatients, qu’il suivit du regard.
En contrebas, des silhouettes sombres s’approchaient par les étroits canaux sinueux qui
séparaient les îles. Bien que voilées par la brume, il reconnut la forme de galères. Plus d’une
dizaine, qui convergeaient rapidement vers la lueur bleue du navire des Stormcasts. Des
battements de tambour retentissaient, et des lueurs de malfeu illuminaient les ponts, révélant
des formes démoniaques.
Comment avait-il pu ne pas les remarquer ? Y avait-il quelque maléfice à l’œuvre, ou avait-
il simplement fait preuve d’inattention ?
— Déployez-vous, ordonna-t-il en maudissant sa négligence. Frappez promptement. Visez
les gouvernails et les mâts, puis battez en retraite.
Sans attendre de réponse, il piqua en contournant une tourelle en ruine, où il dispersa une
volée de pigeons couverts d’écailles, puis plongea dans la pluie en direction de la galère la
plus proche. Ils n’avaient pas le temps de donner l’alerte. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était
ralentir l’ennemi et espérer que le vacarme prévienne les autres.
Tegrus pria pour que cela suffise, et ses marteaux se mirent à scintiller.

— Vous le sentez, n’est-ce pas, Torglug ? demanda Gatrog.


Les chaînes du Héraut Putride étaient tendues, et il était si près que Tornus sentait la
puanteur de son armure.
— Cela vous est-il familier ? continua-t-il.
— Torglug n’est jamais venu ici, répondit Tornus.
Il avait les yeux rivés sur les îles, avec leurs tours vacillantes et leurs toits affaissés.
D’étranges oiseaux aux plumes couvertes de pourriture regardaient passer la galère de leurs
yeux inexpressifs. Leurs cris ressemblaient à des ricanements. Chaque mur couvert de
moisissure, chaque toit de chaume pourri, semblait se déformer en un visage jovial et
grimaçant. Il serra son arc un peu plus fort.
— J’ai du mal à le croire. Le Chasseur était un dévot, dit Gatrog en s’approchant encore un
peu jusqu’à se retrouver à côté de Tornus. Il est triste de voir la foi ainsi corrompue.
Tornus le regarda.
— Oui.
Il aurait voulu être n’importe où, mais pas ici. Même dans les airs, avec Tegrus et les autres.
Mais Gardus lui avait confié la surveillance de leur prisonnier.
Gatrog sourit et hocha la tête.
— C’est comme l’avait dit le Maître-Flétrisseur Gahool dans sa trente-deuxième missive au
roi de Chênelogis. La foi, à l’image d’une rivière, voit parfois son cours dévié pour le bien de
la terre.
— Le roi de Chênelogis est mort, répondit Tornus.
Il le savait mieux que quiconque puisque Torglug avait tué cette créature ancienne dans sa
robe de feuilles et de lianes. Il entendait encore le craquement d’un andouiller brisé de ses
mains, sentait encore le jet de sève chaude qui coulait sur sa main, et le roi de Chênelogis
poussant son dernier râle.
— Et son peuple sert aujourd’hui encore le Roi de Toutes les Mouches, dit Gatrog d’un air
grave avant de regarder Tornus. Ils vivent parce qu’ils ont choisi un nouveau cours.
Tornus resta silencieux, aussi Gatrog se rapprocha.
— Le Roi de Toutes les Mouches offre la vie, mon ami. Une vie exempte de doute et de
douleur. De ces choses rouges et vives qui ternissent les plus petits moments. Savoir,
comprendre et se donner à lui, c’est savoir avec certitude que l’on est aimé.
— Son amour est un mensonge.
Gatrog se détourna.
— Non. Le mensonge, c’est de faire croire qu’il y a de l’espoir. Qu’un avenir meilleur nous
attend dans l’obscurité, dit-il en secouant la tête. L’espoir est la chaîne qui nous tire dans le
sillage de la roue universelle. Libérez-vous-en, Torglug.
— Je ne suis pas Torglug, dit Tornus.
Mais il entendit un murmure glottal de dénégation… si, c’est toi. Ospheonis, perché sur son
épaule, se tendit. Il se demanda si l’aigle étoilé l’avait entendu lui aussi.
— C’est vous, car je vois la graine du désespoir en vous, dit Gatrog en posant un doigt
crasseux contre la poitrine de Tornus. Comme un cadavre enseveli sous les cendres qui attend
la pluie pour réapparaître. Torglug vous fûtes, et T…
Tornus lui tordit le doigt, qui céda dans un grincement de métal et un craquement d’os. Il le
regarda d’un air dégoûté et le lança au Héraut Putride. Gatrog le récupéra précipitamment en
poussant un juron.
— Je ne suis plus Torglug. Il est mort, je suis Tornus.
— Celui qui n’est pas mort peut mentir à jamais, jusqu’à ce que la Mort elle-même meure,
dit Gatrog en tentant de remettre son doigt en place. Ceux qui sont touchés par Nurgle ne
peuvent pas mourir. Quand le vieux soleil refroidira et s’assombrira, nous nous enfoncerons
dans le sol pour y attendre la chaleur du suivant. Même la lumière maudite d’Azyr ne pourra
brûler les royaumes.
Tornus saisit Gatrog par sa gorge hypertrophiée et le plaqua contre le mât.
— C’est un mensonge. J’ai été purifié. Comme vous le serez.
Gatrog écarquilla les yeux.
— Quoi ?
— Il y a une graine en moi, disiez-vous ? Eh bien, il y en a une en vous également. Je l’ai
vue, plus tôt. C’est la graine de l’humanité. Une étincelle d’ordre au beau milieu du chaos,
ajouta doucement Tornus. Vos règles, votre honneur, ne sont-ils que simagrées ? Ou sont-ils
bien réels ?
— Comment osez-vous remettre en question mon honneur ? grogna Gatrog. Si j’avais une
lame, le laverai dans votre sang, dit-il en serrant inutilement les poings avant de s’affaisser.
Mais je n’en ai pas. Aussi devons-nous régler ce différend par la joute verbale, continua-t-il en
le fusillant du regard. Vous étiez un héros autrefois ? Que s’est-il passé ?
— J’ai vu la lumière, dit Tornus en reculant d’un pas. Comme vous la verrez. Bientôt.
— Jamais. Plutôt mourir que de souffrir un tel déshonneur.
Il se tut au moment où une lame scintillante se posa contre sa gorge. Cadoc Kel étudia le
Héraut Putride.
— Je peux arranger ça facilement. Tu n’as qu’un mot à dire, et je te livrerai à ce qui passe
pour des poissons en ces eaux, dit Cadoc avant de se tourner vers Tornus. Pourquoi insistes-tu
pour parler à cette… chose ?
— Chaque acte plante une petite graine qui ne meurt pas, dit Tornus en utilisant son arc
pour éloigner la lame étoilée de la gorge de Gatrog. Je l’ai appris aux Puits de Vie.
— Les Puits de Vie que tu as détruits ? demanda Cadoc en rengainant son épée d’un grand
geste. Je vois que tu as appris beaucoup là-bas.
Tornus tressaillit.
— Ce n’était pas moi.
— Oh ! Que si, s’exclama-t-il avant de désigner Gatrog. Sur ce point, je rejoins cette
créature. C’était toi, ajouta-t-il en se penchant vers lui. Tu as perdu la foi, et ton peuple a
souffert. Tu l’as retrouvée, mais comment être sûr que tu ne la perdras pas à nouveau ?
— Je me suis racheté ! se défendit Tornus, sans grande conviction.
— Il n’y a pas de rédemption, grogna Cadoc. Pas de pardon. Il n’y a que la foi. On l’a, ou on
ne l’a pas, ajouta-t-il en laissant glisser sa main jusqu’à la poignée de son épée. As-tu la foi ?
Tornus serra les poings. Il n’avait qu’une envie : frapper le Chevalier-Azyros. L’assommer,
qu’il se taise. Il s’obligea finalement à se détendre.
— Il ne vous appartient pas de juger ma foi, dit-il avant de jeter un œil à Gatrog. Ni
la sienne.
— Cela reste à voir, répliqua Cadoc.
Il lui donna une tape à l’épaule et s’éloigna d’un pas décidé. Tornus le regarda s’en aller.
Était-ce une épreuve ? Sigmar était-il en train de juger de sa valeur ?
Ospheonis glatit en battant des ailes. Tornus se retourna pour observer les flots. Ils brillaient
de reflets verts à la lueur blafarde d’Arghus, la Lune de la Peste. Quelque chose bougeait. Il
entendit des battements de tambour et des bruits de rames. Rapidement, il encocha une flèche
et tira dans le brouillard. Un hurlement retentit aussitôt. La foudre crépita au loin, révélant les
contours d’une masse qui se rapprochait. Il entendit un coup de tonnerre et reconnut le son
d’un marteau de Prosecutor. Une seconde plus tard, la proue noire d’une galère perça
l’obscurité et fondit sur eux.
— Aux armes ! s’écria Tornus. Aux armes !

— Réveillez-vous, messire chevalier.


Grymn remua ; il était toujours enchaîné. La vision brouillée, il secoua la tête pour tenter de
reprendre ses esprits. S’était-il endormi ? Une main, menue et dégageant une étrange odeur
d’onguent, caressait la joue de son masque de guerre. Enfin réveillé, il eut un mouvement de
recul. Son casque et sa cuirasse grouillaient de mouches.
La femme qui se tenait devant lui était belle et répugnante à la fois. Elle était vêtue comme
une aristocrate des Royaumes de Jade, avec une robe pourrissante, et son visage était couvert
d’un voile crasseux. Il en fut reconnaissant, car il n’avait aucune envie de le voir. Ses cheveux
ternes coiffés en torsade évoquaient une queue de serpent. Un calice corrodé ciselé de vers et
de furoncles en guise de pierres précieuses était fixé à son étroite ceinture de corde.
— Qui… commença-t-il.
Puis l’odeur de la femme lui assaillit les narines. Elle empestait la roche humide et l’eau
saumâtre, la mousse et le renfermé. Mais sous ce vernis se dégageait une odeur beaucoup plus
fétide, désagréablement âcre. Elle tendit ses doigts pâles et humides de sang et les fit glisser
sur sa poitrine.
— Sept jours à jamais, nous dansons éternellement et ne chutons pas, dit-elle en dessinant
des formes sur sa cuirasse. L’histoire rêve de nous, mon chevalier. Nous sommes son ombre et
son sol, tout en un. Nous portons sa bénédiction sur notre peau, où que nous allions. Nous
scintillons de la lumière d’étoiles noires, afin que ceux qui ont la connaissance puissent danser
dans notre sillage.
Elle se pencha vers lui, et il vit des choses grouiller sous son voile.
— La brûlure qui parcourt vos veines vous libérera.
Grymn ferma les yeux.
— Vous n’êtes pas là. Vous n’êtes qu’un mauvais rêve.
Il sentit son haleine douceâtre, chaude et moite contre son visage.
— Je suis un rêve, oui, dit-elle. Votre rêve. Accepterez-vous de danser avec moi ?
— Allez-vous-en, sorcière, grogna Grymn en tournant la tête.
Un bruissement de feuilles mortes dansant sur des cailloux accueillit ses mots. Il ouvrit les
yeux et vit qu’elle avait disparu. Elle n’avait jamais été là.
Elle était belle, non ?
La voix de Bubonicus se traduisit par un spasme. Grymn serra les poings et se délecta de
cette sensation, aussi douloureuse fût-elle.
Il préférait la douleur à l’engourdissement.
— Non.
Eh bien, c’est que tu n’y connais rien en matière de beauté. Cette charmante dame est la vie
incarnée. Les reines sont telles de la poussière sous ses doux sabots, et les déesses moins que
ça encore. Tu devrais te sentir honoré, Lorrus.
— Ne prononce pas mon nom.
Allons, bientôt, il m’appartiendra, comme tout ce que tu es.
Grymn secoua la tête.
— Alors qui était-elle ?
N’as-tu pas reconnu la Dame du Chancremur lorsqu’elle t’a fait la grâce de sa présence ?
Quel dommage. Pas étonnant que tu ne te sois pas incliné.
— Je suis enchaîné.
Ça n’aide pas, c’est sûr.
Un rire remonta dans la gorge de Grymn et menaça de franchir ses lèvres. Ce rire n’était pas
le sien. Grymn se sentit malade. Il voulait simplement s’ouvrir le ventre et ôter le cancer qu’il
sentait gonfler parmi ses entrailles. L’arracher, encore sanguinolent, et le jeter dans les
flammes purificatrices.
Et tu mourrais par la même occasion.
— Mieux vaut mourir que subir le sort que tu me réserves.
Auquel cas, tu ferais mieux de ne pas trop tarder.
Des pas lourds se firent entendre dans l’escalier. Spume apparut, suivi par un groupe de
créatures rachitiques dont les corps mal formés étaient dissimulés sous des robes sales. Elles
portaient un grand chaudron sur leurs épaules et gémissaient un chant triste en exécutant leur
besogne. Une partie du liquide bouillant fut renversé lorsqu’elles posèrent le chaudron, et
Grymn crut qu’il allait vomir à cause de l’odeur.
— Tu respires encore ? Bien.
Spume se gratta et délogea un pou noir et gras de sous son armure.
— Je n’aurais pas voulu que tu rates ça, reprit-il.
— Où sommes-nous ? demanda Grymn.
— Au port de Désespoir, siffla une voix fluette.
Une femme apparut derrière Spume et s’approcha de lui d’un pas traînant.
— C’est lui ?
— Vois-tu d’autres peaux-brillantes, Urslaug ? demanda Spume en congédiant les esclaves,
qui s’en allèrent en poursuivant leur chant lugubre.
— Hum !
La femme dévisagea Grymn, les yeux cachés sous un bandeau crasseux. Peut-être avait-elle
été belle autrefois, mais des siècles de laisser-aller l’avaient totalement dévastée. Elle était
chétive et courbée, avec des cheveux ternes et emmêlés. Des vestiges de tatouages délavés
couvraient sa peau sale, et Grymn se demanda qui elle avait pu être.
— Une sorcière, dit-elle comme si elle avait lu ses pensées.
Elle tendit la main pour le toucher, puis se ravisa.
— L’orage couve dans celui-là. La foudre court dans ses veines, et le tonnerre gronde dans
ses os.
— Oui, et l’argent sur ses doigts. Peux-tu deviner ses secrets ? fit Spume, visiblement
irritable. Ou dois-je te renvoyer dans ton jardin et te laisser t’occuper de tes têtes-de-mort en
paix ?
— Si je t’en croyais capable, j’accepterais volontiers.
Urslaug pencha la tête sur le côté et siffla.
De minuscules formes bouffies dévalèrent les marches de la cale en bondissant, en gloussant
et en hurlant. Grymn eut un haut-le-cœur en voyant les nurglings se déployer sur le pont. Ils
s’accrochèrent à la robe d’Urslaug et griffèrent pitoyablement les tibias de Spume. Il les écarta
d’un coup de pied, suscitant des hurlements de rire. Urslaug en prit plusieurs dans ses bras et
se mit à caresser leur crâne bulbeux. Puis elle se tourna vers Grymn.
— C’est un très beau jardin, je te l’assure.
— Ils entretiennent tous des jardins par ici. Des gratteurs de sol et des cultivateurs, gloussa
Spume. Ils refusent de céder, vois-tu, en lui tapotant la joue. Têtus, comme toi. Alors ils
restent ici. Ils ont trop peur pour voyager ou pour tenter de s’enfuir. Trop bêtes pour se
résigner, comme ils devraient le faire. Alors ils font pousser de la mousse dans leurs jardins, et
sur eux-mêmes.
— Nous jouons un rôle nécessaire dans le dessein du Grand-Père, fit la sorcière. Autant que
toi, pillard.
— Pffft ! À quoi bon être fermier quand on peut se servir dans les récoltes d’autrui ?
Les tentacules de Spume tirèrent doucement l’une de ses tresses infestées de vers.
— Je suis le feu qui rend le sol noir et fertile. Un vrai serviteur de Nurgle et de la Vie elle-
même. Comme tu l’as été, autrefois.
— Et qui s’occupe du sol quand le feu s’éteint ?
Spume haussa les épaules.
— Le Seigneur de Toutes Choses.
Urslaug secoua la tête.
— Voilà pourquoi on te prend pour un idiot, Spume Gutrot. Même le Chasseur, dans sa
folie, reconnaissait l’objectif qui sous-tendait ses actions. Mais toi… tu pourrais tout aussi
bien servir le Dieu du Sang.
Spume grogna et lui tira un peu plus les cheveux, ce qui lui arracha un sifflement
de douleur.
— Prends garde à ce que tu dis, Urslaug. Ma patience a des limites.
Une grosse étincelle de malfeu sauta entre eux. Spume la lâcha et recula en tapant sur les
flammes qui noircissaient sa cuirasse.
— La mienne aussi, rétorqua Urslaug. Je me suis lassée de tes techniques d’intimidation il y
a bien longtemps déjà, Spume.
— Alors tu ferais mieux de te mettre au travail, hein ? fit Gutrot en agitant un tentacule
vers Grymn.
— Beaucoup ont tenté de deviner les secrets de ces demi-âmes, dit Urslaug en choisissant
un nurgling geignant qu’elle serra doucement contre elle, lui arrachant un gloussement de
plaisir. Ils ont tous échoué.
Le nurgling poussa un couinement de bonheur en tombant dans le chaudron.
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’y arriverai ?
— J’ai confiance en ton habileté, sorcière, dit Spume en passant un tentacule calleux sur le
fil de sa hache. Le savoir que tu recherches nous attirerait les faveurs du Seigneur de
Toutes Choses.
— Et tu partagerais un tel butin, bien sûr ?
— Je paie toujours mes dettes, répondit Spume.
Urslaug rit jusqu’à en tousser.
— Tu mens aussi bien que tu chantes, Seigneur des Tentacules.
Spume frappa le pont du manche de sa hache.
— Et ton rire est toujours aussi strident. Je pourrais te faire passer par-dessus bord si c’est
davantage à ton goût.
— Du calme, murmura la sorcière.
Elle releva son bandeau et regarda Grymn de son œil plein de pus. Un œil qui n’était pas
humain, ni même animal. Non, c’était une masse de putrescence démoniaque, lisse et
façonnée à l’image d’un œil. Il luisait de malfaisance à la lueur des lanternes de malfeu, et des
formes obscènes s’y déplaçaient. Grymn se détourna, totalement écœuré.
— Deux âmes, dit-elle en rabaissant son bandeau. Il y a deux âmes dans ce corps.
Spume acquiesça.
— Je m’en doutais, dit-il en levant sa hache. Je vais en éliminer une, et récupérer l’autre. Il
faut juste que je sache qui est qui.
— Difficile à dire, très difficile à dire, siffla Urslaug en remuant le contenu de son chaudron
avec un doigt. Ce dont je suis sûre, c’est que tu devras te battre pour garder l’une ou l’autre.
Mais écoute ça.
Elle mit sa main en cornet contre son oreille.
Grymn se raidit. Il avait entendu lui aussi. Le crépitement de marteaux tournoyants. Le
grondement de la foudre.
— Non, dit-il, incapable d’en croire ses oreilles.
— Qu’est-ce que tu bredouilles ? Je… par les os véreux de Bolathrax !
Spume trébucha quand quelque chose heurta son navire. Les prisonniers enfermés à fond de
cale hurlèrent et gémirent lorsque la coque se fendit en plusieurs endroits.
Urslaug gloussa et jeta un autre nurgling dans le chaudron. Elle n’avait même pas tressailli
malgré la secousse.
— Il va me falloir un peu de temps pour préparer la mixture dont j’ai besoin. Tu ferais
mieux d’aller voir ce qui se passe.
Spume remonta en poussant un juron à chaque pas. Urslaug se tourna vers Grymn, qui fut
pris d’un frisson en raison du sourire sépulcral qu’elle lui lança.
— À présent… toi et moi avons beaucoup de choses à nous dire.
CHAPITRE QUINZE

VOILES NOIRES

— Songez à ceci, mon ami. Les royaumes tels que nous les connaissons ne sont rien de plus
qu’un écho. Les itérations d’une même source se propageant en une infinité de possibilités, fit
Angstun qui se pencha en avant en gesticulant pour souligner sa théorie. Cette source –
l’origine, si vous préférez – n’est-elle pas la vérité de la chose ?
Gardus avait franchi la porte depuis trois jours et n’avait pas donné signe de vie depuis.
Trois jours pendant lesquels Angstun avait dissimulé son inquiétude derrière des discussions
traitant de la vérité, de la beauté et la nature de toute chose. Il y avait pire façon de passer
le temps.
— Plus vraie, voulez-vous dire, que l’air que nous respirons ou que le soleil qui nous
réchauffe le visage ? demanda Yare en se renfrognant d’un air songeur.
Le Stormcast et le vieillard étaient assis sur le crâne brisé du léviathan, à l’ombre d’un
appentis délabré.
— Ansolm de Talbion affirmait que le simple fait d’imaginer une chose lui conférait déjà
une certaine vérité. En ce sens, le monde qui nous entoure est aussi réel que votre source. Une
vérité égale, en fait.
Angstun secoua la tête.
— Vous ne pouvez pas donner autant de poids à un écho, Yare.
— Ah ! Mais qui dit qu’il s’agit d’un écho, et qui est la voix dont il émane ? sourit Yare en
frappant dans ses mains. En fait, c’est comparable à ce que Dullas de Rhyran a dit.
— Et voilà qu’il transforme les propos du Sage de Rhyran pour justifier son point de vue, dit
Angstun à l’un des Judicators qui montaient la garde près du crâne. As-tu déjà entendu pareil
sophisme ?
— Il marque un point néanmoins, songea le Judicator en se grattant le menton. Sarthe de
Tyrie affirmait que la réalité relevait d’un effort collectif.
— Je suis entouré de sophistes, brailla Angstun d’un air désespéré.
— Vous êtes sévère, protesta Yare. Mon raisonnement est fondé sur les thèses de Dullas et
d’Ansolm. L’École Verdoyante elle-même. Vous appelez cela du sophisme ?
— Très bien, de la casuistique alors, se corrigea Angstun en agitant la main pour indiquer
qu’il capitulait.
Un cri le fit bondir avant que Yare ne puisse lui répondre. Il vit un Liberator se précipiter
vers lui, et les mortels s’égailler devant lui comme une volée de moineaux effrayés. Malgré
tous ses efforts, il y avait encore trop de gens dans la forteresse. Beaucoup trop qui refusaient
de quitter Yare, qui lui-même ne voulait pas s’en aller avant que le dernier innocent ne soit
mis à l’abri. Angstun sauta du crâne et atterrit dans un bruit de sigmarite.
— Balogun, que se passe-t-il ?
— Le Chevalier-Heraldor requiert votre présence, Seigneur. Il y a des… des choses… qui
sortent de la porte.
Balogun semblait hésitant.
— Des démons ?
Balogun hocha la tête, jusqu’au moment où une flèche de malfeu vacillant vint se ficher
dans la visière de son masque de guerre. Angstun fit volte-face et vit un groupe de Hérauts
Putrides traverser la cour au pas de charge. Il aboya aussitôt un ordre. Les Judicators tirèrent
une volée de flèches et les abattirent pour la plupart, y compris les archers. Ce n’était pas la
première attaque de ce genre menée par les Hérauts Putrides. La citadelle était bien trop vaste,
les coins et recoins y étaient trop nombreux pour qu’on puisse la fouiller entièrement. Les
Hérauts Putrides qui n’avaient pas fui lançaient régulièrement des attaques suicides dans le but
de reprendre certaines parties de la forteresse.
— Nous aurions dû raser cet endroit quand nous en avions l’occasion, grogna Angstun en
plantant son étendard dans le sol. Yare, calmez vos gens. Nous ne pourrons pas les protéger
s’ils courent dans tous les sens.
Le vieil homme se mit à crier, les mains levées. Sa voix portait aisément ; il avait été un
grand orateur avant d’être capturé.
La cour trembla, et de l’eau remonta par les fissures et crevasses.
Angstun pensa à Kurunta, qui combattait dans le noir. Il allait avoir besoin de renforts. Mais
il ne songea plus qu’à se défendre lorsqu’un Roi-Flétrisseur rugissant se rua vers lui en
brandissant une lame rouillée au-dessus de sa tête bossue.
Angstun brisa son épée, puis lui fendit le crâne, et la créature s’écroula. Plusieurs javelines
atterrirent alors près de lui. Les hommes d’armes de l’Ordre étaient des fanatiques déterminés
à suivre leurs maîtres jusqu’à la mort. Angstun en fut fort aise, et son marteau fut rapidement
couvert de sang et de cervelle. Les derniers Hérauts Putrides détalèrent en se dispersant dans
la cour, et les Judicators tuèrent tous ceux qu’ils purent.
Avant qu’il ne puisse leur donner l’ordre de les traquer, il entendit un cri dans le ciel et une
Prosecutor descendit vers lui.
— Des voiles noires, Seigneur, dit-elle. On dirait qu’ils ont repris courage.
Angstun poussa un juron. De nombreux Hérauts Putrides avaient fui dans des galères et des
barges au moment de la chute des citadelles. De toute évidence, quelqu’un avait finalement
pris le commandement de ces racailles.
— Faites ce que vous pouvez pour en couler quelques-uns. Et faites passer le mot aux
escortes des autres citadelles. Je veux les voir rappliquer dare-dare !
— De nouveaux ennuis, mon ami ? s’écria Yare.
Le vieil homme était blême, mais se tenait droit.
— Il est temps que vous partiez, Yare, répondit Angstun avant de regarder les autres
mortels. Cela vaut pour tout le monde.
— Nous nous battrons, dit un mortel.
L’homme avait perdu un œil et une main, et était couvert de bandages sanguinolents. Il
tenait une barre de fer arrachée à l’une des cages. D’autres reprirent son appel. Angstun
regarda tout autour de lui d’un air affligé.
— Si vous vous battez, vous mourrez, annonça-t-il sèchement.
— Tous les hommes meurent un jour ou l’autre, dit Yare, aidé par deux de ses disciples
pour redescendre. Mais tous ne meurent pas pour une grande cause. Nous en priverez-vous,
mon ami ?
— Je préférerais que vous ne mourriez pas du tout, répondit Angstun.
— Mettez-vous d’accord avec les dieux, dit Yare. Nous défendrons cet endroit et nos gens
aussi longtemps que les dieux le voudront, sourit-il. En outre, nous n’avons pas terminé notre
discussion. On ne doit jamais rater une occasion de courir après la vérité.
Angstun le dévisagea avant de s’esclaffer.
— Oui, j’imagine que vous avez raison.
Il regarda tout autour de lui. Ses forces étaient clairsemées, mais elles feraient l’affaire. La
précision de ses Judicators allait compenser leur manque d’effectifs. Il se tourna vers un de
ses hommes.
— Falkus, rends-toi sur les remparts. Je vais t’y rejoindre, dit-il avant de faire signe à une
Liberator. Advika, réunis ton escorte. Allez aider Kurunta. Fais-lui mes excuses, mais je dois
rester ici.
Elle frappa son bouclier du plat de sa lame de guerre.
— À vos ordres, Chevalier-Vexillor.
Il la regarda emmener ses guerriers et se tourna vers Yare.
— Je me rends sur l’enceinte. Je vous confie la cour.
L’homme acquiesça.
— Je ferai de mon mieux, dit-il en penchant la tête sur le côté. Ne mourez pas, ami Angstun.
Cela signerait la triste fin de notre conversation.
— Je ferai également de mon mieux.
Angstun s’empara de son étendard et ne put s’empêcher de songer au minutage de
l’opération. Des démons qui sortaient de la porte, et maintenant cette attaque ? Il avait le
sentiment que les mâchoires d’un piège se refermaient sur eux et qu’ils ne pouvaient rien y
faire, sinon tenter de surmonter cette épreuve. Il secoua la tête.
— Où que vous soyez, Gardus, j’espère que cela en valait la peine.

Gardus et Tallon empruntèrent la planche d’abordage sans même tenir compte des flammes
vertes qui s’élevaient de part et d’autre. Il abattit son marteau et réduisit une face démoniaque
en bouillie. Sa lame runique, elle, ouvrit l’œil bulbeux d’un autre monstre, qu’il envoya rouler
au sol d’un coup de pied, puis Tallon se chargea de l’achever à coups de bec. Le gryph-hound
ne quittait plus Gardus depuis qu’ils l’avaient trouvé, et le Seigneur-Célestant était heureux de
le savoir à ses côtés.
Gardus sauta sur le pont de la galère. Le navire, comme tous ceux qui hantaient ces eaux
pestilentielles, était en flammes. Des démons et des guerriers corrompus se jetèrent sur lui
pour l’intercepter alors qu’il se dirigeait vers les bancs des rameurs.
— Enyo ! rugit-il sans s’arrêter.
Une pluie de flèches s’abattit, perforant armures, chairs et os. Des corps s’écroulèrent,
secoués de spasmes. Enyo piqua vers le mât et tira une nouvelle flèche en prenant la direction
de la poupe. Un portepeste bascula par-dessus bord en tentant d’arracher le trait fiché dans
son crâne.
Gardus abattit sa lame runique sur une longueur de chaînes. Les âmes concernées lui jetèrent
des regards ahuris, comme l’avaient fait les autres, incapables d’imaginer le concept de liberté.
Il embrassa les environs du regard sans cacher sa frustration. Quelque chose se mit à rire
derrière lui. Il se retourna et vit une énorme créature accroupie derrière un tambour de peau
sur le pont arrière. Le monstre affichait un large sourire, dévoilant ses dents grisâtres. Peut-
être s’agissait-il d’un homme autrefois, mais ce n’était maintenant plus qu’une créature
informe, en décomposition et couverte d’écailles moussues.
— Ils sont perdus, l’argenté. Perdus… même pour la lumière qui suinte de ton enveloppe
de chair.
Sa voix évoquait une fange bouillonnante et où sifflaient des accents reptiliens.
— Tout ce qui réside ici appartient corps et âme au Seigneur de Toutes Choses. Même un
humble musicien comme moi-même.
La créature se redressa. Elle avait des cuisses larges comme des tonneaux et tenait un fléau
incrusté de crasse.
— Toi aussi, même si tu ne le sais pas encore.
— Nous sommes les pieux. Et notre foi nous protège.
La créature renversa la tête en arrière et rit à gorge déployée.
— Pour l’instant, dit-elle en regardant tout autour d’elle. On nous a prévenus de votre
arrivée et nous avons voulu toucher la prime pour la capture de vos âmes. Mais notre
empressement nous a joué des tours. C’est chacun pour soi. D’autres ne feront pas la même
erreur, dit-elle en agitant un doigt vers lui. Plus on se débat, plus on se noie vite, hein ?
— Sauf quand on a des ailes.
La créature se raidit, et une expression de désarroi presque comique déforma ses traits
reptiliens. Elle baissa les yeux vers la pointe de la lame qui ressortaient entre ses pectoraux.
Puis elle bascula en avant et écrasa son tambour en s’effondrant. Cadoc retira sa lame étoilée
et examina la bile noire dont elle était recouverte.
— Pourquoi parlent-ils autant ? demanda-t-il en enjambant la masse prise de mouvements
convulsifs. On dirait qu’ils nous croient assez idiots pour écouter leurs mensonges.
Gardus se raidit.
— Elle m’a tout de même livré une information utile. Cette attaque n’est pas le fruit
du hasard.
Il observa le port et les épaves qui en jonchaient les eaux. La plupart des galères avaient été
détruites à distance, leurs équipages éliminés par les flèches et la foudre, quand ce n’était pas
par les marteaux des Prosecutors. Celles qui avaient réussi à s’approcher avaient été abordées
par ses guerriers et avaient vite regretté leur zèle.
— Rien n’est jamais dû au hasard, Âme d’Acier. Nous sommes la lame de Sigmar, plongée
dans le cœur même des Dieux Sombres.
Cadoc semblait aux anges. Il pivota dans toutes les directions et se mit à rire.
— Même ici, le tonnerre de Sigmar se fera entendre. Nous ferons trembler les royaumes
sous la force de notre foi.
— J’ai bien peur que ce royaume tremble déjà sous la colère de son créateur plutôt que du
fait de notre intervention.
Gardus se retourna et vit Morbus qui s’approchait de lui, appuyé sur son bâton. L’armure du
Seigneur-Relictor était parcourue de décharges électriques, et ses yeux brillaient d’un léger
éclat. Vu sa démarche, Gardus comprit qu’il souffrait.
— Morbus, es-tu blessé ?
— Quatre des nôtres ont péri, répondit-il. Quatre âmes de plus, précisa-t-il en posant la main
contre sa poitrine. Je les ai, mais je ne sais pas pour combien de temps, expliqua-t-il en
regardant Gardus. Nos frères sont lourds, Gardus. Et ils me brûlent de l’intérieur.
Gardus ferma les yeux. C’était de sa faute. Il avait foncé tête la première dans cet endroit
pour tenter de sauver un guerrier qui était déjà perdu. Et maintenant sa chambre allait le payer.
Il prit une inspiration tremblotante, tenta de réprimer cet accès soudain de culpabilité. Ce
n’était pas le moment. Plus tard, peut-être. Sous réserve qu’il survive. Mais pas maintenant.
— Contemplez la ruine et souvenez-vous de ces mots, dit Cadoc comme s’il récitait une
vieille leçon.
Gardus lui jeta un coup d’œil et vit que le Chevalier-Azyros observait les âmes asservies
voûtées sur leurs bancs.
— Un homme à l’esprit brisé saigne forcément lui aussi, ajouta-t-il en baissant doucement la
main vers son fanal. Laissez-moi mettre fin à leurs souffrances, Âme d’Acier. Laissez-moi les
embraser, afin que leurs âmes puissent s’élever comme autant de panaches de fumée.
Morbus lui attrapa le poignet.
— Et où leurs âmes s’élèveraient-elles, Cadoc ? siffla le Seigneur-Relictor. Si tu crois
qu’elles souffrent actuellement, imagine les tourments qui les attendent en cas de dissolution.
La matière d’âme est le terreau de ces jardins. En les tuant, tu ne feras que nourrir de
nouvelles horreurs.
Cadoc se dégagea d’un geste sec.
— Alors que voulez-vous que nous fassions, Veillorage ? Ignorer ce blasphème ?
— Non. Faire avec, suggéra Morbus. Nous sommes démunis. Nous ne pouvons rien faire
ici. Le feu de l’âme de Grymn faiblit, et un océan d’immondices nous séparera peut-être de lui
lorsque tu auras enfin terminé de sacrifier ces âmes perdues au nom de ta prétendue noblesse.
Cadoc bredouilla, les yeux étincelants de colère. Gardus tendit le bras pour les séparer.
— Du calme, prince d’Ekran. Ravale ta colère, et tu verras qu’il a raison.
Cadoc grogna des propos inintelligibles, mais céda. Gardus prêta alors attention aux
rameurs. Certains escaladaient le bastingage et tombaient dans l’eau sans un bruit. D’autres
restaient assis, les yeux dans le vague.
— N’y a-t-il rien qu’on puisse faire pour eux ?
Morbus se détourna.
— Ils ont été attirés ici. Leur âme est pourrie par le désespoir et les maux qui en découlent :
l’envie, la haine et tout ce qui les accompagne. En tentant de les aider, nous ne ferons
qu’attirer l’attention de Nurgle un peu plus vite. Je le sens déjà qui s’agite…
Sa voix s’égara et il pencha la tête.
Gardus jeta un regard inquiet vers le ciel, mais ne vit rien de plus que les nuages noirs de
fumée tournoyante. Il caressa le crâne couvert de sang de Tallon, et le gryph-hound poussa un
ronronnement aigu.
— Regagnons notre galère avant que cette épave ne coule.
Quand les Stormcasts eurent rejoint leur embarcation, Tegrus vint à la rencontre de Gardus.
— Un navire a pris la fuite, Âme d’Acier, annonça le Prosecutor-Prime. Je… je ne l’ai pas
vu dans la fumée.
Tegrus semblait hésitant. Incertain. Gardus balaya ses excuses d’un geste.
— Ce n’est pas ta faute. Sans ta présence d’esprit, nos adversaires auraient pu nous
submerger, dit-il avant de se tourner vers Morbus. Grymn pourrait-il être détenu à bord de
cette galère ?
Morbus acquiesça non sans lassitude.
— C’est possible. Je sens son essence qui décline, comme s’il s’éloignait. À grands pas, de
surcroît, ajouta-t-il en tendant son bâton reliquaire. Là. Par ici. Vers le cœur de ce royaume.
— C’est la direction que la galère a prise, confirma Tegrus.
Gardus se rembrunit et tendit son marteau vers Tornus et Gatrog. Le Héraut Putride était
resté enchaîné au mât pendant toute la bataille, et le Chevalier-Venator l’avait surveillé, se
limitant à tirer des flèches sur l’ennemi.
— Qu’y a-t-il par là ? D’autres aqueducs ?
— Oui, répondit Gatrog. Grossiers et envahis par la végétation. Notre progression sera lente.
Et plus lente encore quand vous atteindrez le niveau suivant.
— Où va cette galère ? Y a-t-il quelque forteresse ou sanctuaire par là-bas ?
— Il n’y a aucun abri au troisième niveau. C’est une contrée sauvage, répondit Gatrog en
lançant des regards furieux. Ils se rendent probablement à la cité fortifiée de Découragement,
sur le quatrième niveau. La plupart des prisonniers ramassés sur le premier niveau sont
conduits au marché aux âmes.
— Existe-t-il un moyen de les devancer ?
— Non, sauf si vous pouvez voler, fit Gatrog en souriant. Mais je peux vous montrer
l’itinéraire le plus rapide. Par contre, c’est dangereux. Peu de navire survivent à ce périple. La
plupart empruntent les courants lents qui contournent la jungle jusqu’au bord extérieur du
Grand Orifice, un tunnel de pierre sinueux qui mène aux portes de la cité. Mais il y a
d’autres passages.
— On ne peut pas lui faire confiance, dit Cadoc. Il va nous envoyer à la mort.
Gatrog grogna.
— Oui, et je précipiterai la mienne en même temps, mais je ne mens pas. Sur mon honneur,
je ne mens pas, lança-t-il en se relevant. J’ai juré, et je respecterai ma promesse. Ils vous
attendront au Grand Orifice. Et seront nettement plus nombreux qu’ici. Ce n’est qu’en
contournant le chemin le plus évident que vous aurez une chance d’atteindre votre but.
— Quel est ce chemin ?
Le chevalier de la pestilence sourit, et une mine sinistre se dessina sur son visage à la
lumière des flammes.
— Un chemin que même les démons craignent d’emprunter.

— Durg, écorche-les jusqu’aux os, rugit Spume alors qu’une autre galère s’embrasait derrière
eux. Ne traînons pas. On doit filer d’ici.
Il se cramponna au mât en observant la scène de désolation. Les peaux-brillantes avaient
dévasté les autres galères comme une épidémie de peste rouge, brisant les navires délabrés en
ne laissant que des carcasses incandescentes dans leur sillage. D’une certaine façon, c’était
impressionnant. Même les suppôts de Khorne n’auraient pu réaliser un tel carnage aussi vite.
Durg déroula son fouet et se mit à frapper comme un sourd.
— Au boulot, bande de chiens ! Souquez ferme ou je vous balance aux guivres de la
pestilence !
Le portepeste parcourait le navire de long en large, jurant et grognant sur un ton monotone.
Spume hocha la tête d’un air satisfait en constatant que les rames commençaient à grincer en
rythme avec les tambours. La vitesse serait leur alliée du jour.
La galère noire défonça une épave brisée, envoyant à l’eau ce qui restait de son équipage.
Des démons griffèrent la coque pour tenter de monter à bord. L’équipage de Spume les
repoussa à l’aide de gaffes et de fouets barbelés. Il n’y avait pas de place pour les faibles à
bord. Un voile de fumée ondula à la surface de l’eau et voila brièvement le champ de bataille.
Spume refusa de se détendre pour autant. Les peaux-brillantes volaient plus vite que sa galère.
Il les avait déjà sous-estimés et en avait payé le prix, et voilà qu’il recommençait. En colère,
il abattit son poing contre le mât. Puis il regarda sa main, les éclats de bois et le sang qui
perlait, et le calme l’envahit. Il comprit soudain ce qu’avait voulu dire le dandy volant. Il était
parti du principe que les Stormcasts allaient être repoussés ou contenus dans la région
périphérique du marais.
Mais les intentions du Grand-Père semblaient tout autres. Il ne put s’empêcher de rire. Il
était l’appât et les entraînait au cœur du jardin, vers l’enceinte de Désolation. Un plan simple,
se dit-il.
Attirer les peaux-brillantes, puis leur couper toute porte de sortie. Serrer la nasse, lentement
mais sûrement, jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’ils se trouvaient sur l’échafaud. En le
comprenant, leur désespoir n’en serait que plus délectable.
— Et quelle sera ma récompense pour ma peine, je me le demande ?
La Cour de la Ruine était une fosse aux serpents, à peine moins dangereuse que la
bureaucratie de la Forteresse Impossible. Les cas de guerriers loyaux broyés par ses
machinations étaient nombreux, et Spume ne comptait pas subir le même sort.
Il existait des endroits où il pouvait trouver refuge. Les collines Ossifiées, ou même les îles
Septiques. Mais il n’était pas certain que ces lieux soient encore là à son arrivée. Des parties
entières du jardin se déplaçaient sans cesse au gré des caprices du maître, et si le Grand-Père
avait déjà statué sur son sort, il n’aurait aucun moyen d’y échapper.
Non. Il n’avait jamais fui un combat et ne comptait pas commencer maintenant. Il resterait
fidèle au cap et prouverait au Grand-Père qu’il était son plus fidèle fils.
Le vent de la peste charria des hurlements. Les galères des marais Éternels n’avaient jamais
été à la hauteur face aux envahisseurs. Leurs capitaines étaient paresseux, leurs équipages
gras. Les démons de ces navires étaient indignes de servir au sein des légions flétries du
Grand-Père. Pas étonnant, dans ce cas, qu’ils aient été vaincus si vite. Ils pillaient les eaux du
premier niveau depuis trop longtemps, en quête d’âmes incapables de se défendre. Mais
Spume était d’une tout autre trempe.
Peut-être était-ce la façon dont le Grand-Père voulait qu’il fasse ses preuves. Il avait réussi à
éviter cet orage et gardait la tête haute face au vent. Pour finir, toute la gloire lui reviendrait.
Peut-être se verrait-il même offrir une place à la Cour de la Ruine. Peut-être le nommeraient-
ils grand amiral des Flottes de la Peste.
Mais pour en tirer pleinement parti, il devait découvrir le secret du prisonnier pendu dans sa
cale. Il leva sa hache.
— Fouette-les plus fort, Durg. Je veux quitter ces eaux au plus tôt.
Ses ordres donnés, il prit le chemin de la cale. Il était temps d’annoncer à Urslaug qu’elle
avait rejoint son équipage, que cela lui plaise ou non. Il sourit de plaisir à cette pensée. Il
naviguait depuis trop longtemps sans une sorcière à ses côtés.

— Nous avançons, dit la sorcière en levant les yeux. Qu’est-ce que cet imbécile a encore fait ?
Les lanternes de malfeu pendues aux crochets se mirent à se balancer et à projeter des
ombres inquiétantes sur la coque.
— Vous feriez sans doute mieux d’aller voir, dit Grymn.
Il entendit le grondement du tonnerre et, l’espace d’un instant, si demanda si quelqu’un –
Sigmar peut-être – était venu le chercher. Mais comme il l’avait déjà fait tantôt, il chassa cette
idée en secouant violemment la tête. Personne ne viendrait. Même Gardus ne ferait pas une
telle bêtise. Nul doute qu’un maléfice était à l’œuvre. Les serviteurs du Chaos s’entre-tuaient
aussi souvent qu’ils combattaient leurs ennemis. Et des ennemis, Spume semblait en avoir
beaucoup, même ici.
Urslaug agita le doigt d’un air mécontent.
— Vraiment ? Me crois-tu aussi stupide juste parce que de la mousse pousse sur mon
crâne ?
Grymn ne prit pas la peine de répondre, et elle se pencha plus près.
— Ou peut-être n’est-ce pas toi, hein ? dit-elle en soulevant un nurgling gloussant. Qu’en
dis-tu, mon mignon ? Quelle âme m’insulte de la sorte ?
Le petit démon rit bêtement et sauta entre ses mains.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Nouvelle insulte, dit-elle en jetant par-dessus son épaule le nurgling, qui heurta une
poutre avant de s’écraser mollement par terre. Je reconnais la puanteur de l’Ordre de la
Mouche quand je la sens. Leur sens de la chevalerie est tel un chancre qui infecte tout ce qu’il
touche. L’honneur. Pouah ! Qu’est-ce que l’honneur, sinon l’espoir de l’ordre.
Grossière sorcière ! Si seulement j’avais une lame et une main pour l’employer !
— Et si tu avais tout cela, chevalier de la pestilence, que ferais-tu ? Tu me décapiterais ?
Grymn fit un mouvement brusque et leva la tête d’un air surpris. Elle gloussa et tira sur
son oreille.
— Oui, je l’entends. Et j’imagine que tu me tuerais si tu le pouvais, chevalier de la
pestilence. Tu prends encore plus mal les critiques que Spume le bouffi. Son arrogance, au
moins, est supportable dans sa simplicité. La tienne n’est méritée qu’aux yeux de tes délires.
La sorcière cracha dans son chaudron.
— Tu as des mots sévères pour ton allié, Spume, dit Grymn. À moins qu’il ne s’agisse de
ton maître ?
— C’est un crétin et un fanfaron, répondit-elle en levant les yeux vers lui. Il est courageux,
mais n’a pas plus de jugeote que le kraken qui partage son corps.
Elle s’enfonça un doigt dans l’œil jusqu’à la première phalange, puis le retira avec une
lenteur épouvantable. Avec l’humeur dont il était maintenant recouvert, elle traça un étrange
sceau sur la coque.
— Sans quoi il ne se serait jamais arrêté ici.
— Tu comptes le trahir, dit Grymn en testant la résistance de ses chaînes.
Il devait continuer à faire parler cette créature, à l’empêcher de mettre en œuvre
sa sorcellerie.
— Il fallait s’y attendre ajouta-t-il.
— Et qu’en sais-tu ? gronda-t-elle.
— Je sais que tu es une chose brisée. Dénuée d’espoir et de beauté.
Urslaug le dévisagea, son œil se dilatant et se contractant tel un cœur palpitant.
— Alors tu ne sais rien, dit-elle au bout de quelques instants. Comme Spume, tu n’es qu’un
ignorant et tu mérites ce que le destin t’a réservé.
Elle appuya ses doigts collants contre sa poitrine. Il eut un mouvement de recul, et elle rit.
— Tu as peur ? Bien. Mais si tu n’as aucune raison d’avoir peur. Je n’ai aucune intention de
faire ce qu’il m’a demandé. Je ne sculpterai pas ton âme aujourd’hui, sourit-elle en dévoilant
ses dents brunes. Non. Je suis prête à parier que d’autres vont s’intéresser à toi. Et je suis sûre
qu’ils se montreront nettement plus généreux… Ah !
Grymn vit que la marque qu’elle avait tracée sur la coque luisait.
— Pourquoi me convoques-tu, sorcière ?
La voix fit légèrement trembler les planches de la coque, et Grymn ne put réprimer
un frisson.
— Tu n’es pas seul, Gulax. Attends un instant et tout te sera révélé.
Elle dessina rapidement un second sceau du bout d’un doigt dégoulinant, mais sur le pont
cette fois. Une vapeur verdâtre s’éleva et prit bientôt la forme d’un crâne cornu et allongé
de vermine.
— Parle-parle, sorcière. Je n’ai pas de temps à perdre-gaspiller en bavardages !
— Si c’était vraiment le cas, tu n’aurais pas répondu à ma convocation, Rancik, dit Urslaug,
qui s’accroupit avec une inélégance rare. J’ai là quelque chose qui pourrait vous intéresser
tous les deux et que je suis prête à troquer si vous le voulez.
— Je suis Lamecrasse de la Garde Putride, sorcière. Je ne marchande pas, gronda Gulax.
— Non ? Alors tu peux t’en aller.
La sorcière flétrie parlait avec assurance, mais Grymn sentait bien la tension qui l’animait.
Elle braqua son œil palpitant sur le sceau fumant qu’elle avait tracé au sol.
— Et toi, le Taciturne ? À moins que les Enfants du Grand Corrupteur aient eux aussi perdu
le goût du commerce ?
— J’écoute-entends, oui-oui… parle-cause, vite-vite.
— J’ai une âme pour vous. Une âme qui porte en elle l’orage. Vous savez de quoi je parle.
Elle bascula sur les talons.
— Ouiii, murmurèrent les voix en même temps.
— Je l’offre à l’un d’entre vous en échange de…
— Ta mort.
Urslaug se releva en poussant un cri. Elle pivota, les mains entourées de malfeu, mais ne fut
pas assez rapide. Spume abattit sa hache, qui finit sa course dans une poutre. La tête d’Urslaug
tomba dans le chaudron, et son corps s’effondra.
Spume la poussa d’un coup de pied et secoua la tête d’un air dégoûté.
— Voilà comment elle me remercie pour lui avoir offert une part du butin.
— Je connais cette voix, grogna Gulax. Voleur. Corsaire. Menteur. Pillard…
Spume martela le sceau de coups de hache, et la voix de basse se tut. Il se tourna, prêt à en
faire de même avec l’autre, mais il n’en restait déjà plus qu’un tas de cendres. Il poussa
un juron.
— J’aurais dû le savoir. Ne jamais faire confiance à une femme, fut-elle sorcière, peau-
brillante.
Grymn fut secoué d’un rire.
— Il semblerait que même les tiens te trahissent, créature.
Spume lui souleva le menton avec le fil de sa hache.
— La compétition est une réalité, dans le jardin ou ailleurs. Et je suis toujours heureux de
pouvoir prouver ma supériorité.
— Détache-moi, et je te montrerai lequel de nous deux est supérieur à l’autre,
toussa Grymn.
Quelque chose frétilla entre ses lèvres et tomba sur le pont. Spume écrasa l’asticot
en gloussant.
— Qui a dit ça ? Toi, ou le ver qui te ronge ?
— Peu importe, répondit Grymn, aucun de nous deux ne te porte dans son cœur.
Spume renversa la tête en arrière et émit un rire rauque.
— Bien. J’ai de nombreux amis, je ne cherche pas à m’en faire davantage. Les bons
ennemis, en revanche, se font rares.
D’un coup de pied, il renversa le chaudron d’Urslaug. Le contenu bouillonnant inonda le
pont. Les nurglings détalèrent dans tous les sens en gazouillant de désarroi. Les âmes
enfermées dans la cale hurlèrent de douleur quand le liquide coula entre les barreaux de la
trappe. Le Héraut Putride ramassa une brassée du ragoût grésillant au moyen d’un tentacule
qu’il abattit ensuite sur la cuirasse de Grymn. Le membre frétillant étala la mixture, et Grymn
sentit la chaleur au travers de son armure.
— Tu seras heureux d’apprendre que tu n’es pas le seul de ton genre dans le jardin. Il y a
quelqu’un, là dehors, qui éventre les navires. Tu dois être beaucoup plus chaleureux que tu en
as l’air pour qu’ils aient fait tout ce chemin.
Grymn retrouva espoir. Un espoir qui laissa aussitôt place à la colère. Quel idiot avait bien
pu venir le chercher ? Il y avait des moyens beaucoup plus faciles de mourir. Spume enroula
un tentacule autour de son casque et l’obligea à relever la tête.
— Je sais maintenant pourquoi Père Putréfaction s’intéresse à toi. Et pourquoi on m’a
ordonné de conduire ta carcasse à Désolation. La Cour de la Ruine ne s’intéresse pas
seulement à toi.
Grymn ne savait pas de quoi parlait Spume, mais il en comprit parfaitement les implications.
Il s’affaissa, et Spume gloussa.
— Eh oui, tu comprends maintenant, n’est-ce pas ? Plus tu t’enfonces dans le jardin, plus ils
vont devoir s’y enfoncer eux aussi s’ils veulent te récupérer. Pourquoi donc se contenter d’une
bouteille quand on peut avoir tout le fût, hein ? dit-il en reculant. Pas étonnant que Père
Putréfaction te veuille, gros balourd. Offrir un tel trophée au Grand-Père est le rêve de tout
un chacun.
Un rêve que tu n’es pas prêt à partager, j’en suis sûr, souffla Bubonicus.
Spume tressaillit et gloussa une nouvelle fois.
— Mais ne te fais pas de bile, je t’offrirai moi-même à Nurgle, même si je dois pour cela me
frayer un chemin à coups de hache jusqu’à son presbytère et tirer ce navire avec mes dents,
dit-il en envoyant cogner la tête de Grymn contre la coque. Tu seras accueilli à bras ouverts,
j’en suis certain.
Grymn regarda la créature ricanante remonter l’escalier. Il aurait tant voulu être libre, avoir
ne fût-ce qu’une main détachée.
Il baissa la tête : le ragoût bileux grésillait sur ses chaînes. Plusieurs anneaux étaient déjà
rongés. Il tira et ils se déformèrent légèrement. Pas de beaucoup, mais cela suffirait peut-être.
Et où iras-tu, Lorrus ?
— N’importe où, grommela Grymn.
Très bien, mais le moment est mal choisi.
Une douleur sourde naquit en lui et il se raidit, les dents serrées.
— Tu cherches juste à gagner du temps, monstre.
Oui. Mais mon temps est aussi le tien. Je ne souhaite pas plus te sentir mourir sous les
coups de hache de cette brute que de te voir offrir à quelque principicule en quête de faveurs.
J’ai planté ma bannière dans le sol de ton âme, et je compte bien défendre ce que j’ai pris.
Grymn rit, malgré la douleur que cela provoqua.
— L’ennemi de mon ennemi reste mon ennemi. Vous servez tous la même ombre, quel que
soit le nom que vous lui donnez.
Oh ! oui, et ton Dieu-Roi, lui, n’a qu’un nom, c’est bien connu !
Grymn se mura dans le silence. Sigmar avait de nombreux noms, c’était vrai. Et avec
chacun de ses noms venait un visage. Tout cela était vrai. Les différentes facettes d’un
grand tout.
C’est la même chose pour nous. Le Roi de Toutes les Mouches est vaste et présente des
multitudes d’aspects. Lorsque tu auras accepté ton destin, tu le découvriras sous son jour le
plus bienfaisant, Lorrus…
— Ne prononce pas mon nom.
Et pourquoi pas ? Nous sommes inséparables désormais. Ton combat est le mien, et le mien
est le tien. Quand tu l’accepteras, nous pour…
— Silence, bon sang ! gronda Grymn.
Sa voix résonna dans la cale et mit fin aux gémissements des âmes piégées en dessous.
— Silence, répéta-t-il, plus doucement.
Bubonicus se tut. Grymn s’affaissa et tenta d’ignorer la sensation des vers qui dévoraient
ses entrailles.
— Seuls les pieux, pria-t-il.
Mais c’était moins une prière qu’un appel au secours.
CHAPITRE SEIZE

DENTS ET GRIFFES POURRIES

La jungle grouillait.
Les arbres montaient jusqu’aux nuages pestilentiels nés de la friction des différents niveaux,
et la canopée formait un toit grossier qui recouvrait toute la jungle, masquant la lumière de la
Lune de la Peste. Une eau sale dégoulinait le long des troncs d’arbres déformés et détrempait
le sol quand elle n’alimentait pas les rivières en furie qui s’étiraient comme les plaies
gangréneuses recouvrant le corps d’un mourant.
Jadis, il y avait une cité à cet endroit, des temples et des avenues. Tout avait été avalé par la
jungle, sur un caprice de Nurgle, et leurs habitants avaient adopté des formes monstrueuses,
nettement plus amusantes. Tout ce qui restait de leurs grandes œuvres s’accrochait comme des
croûtes à l’édifice construit à l’échelle d’un continent qu’on appelait le Grand Orifice. Un
terrier de pierre et de terre creusé par le grand dieu véreux autrefois adoré dans la région,
avant que Nurgle ne s’en empare. Le Grand Orifice sinuait dans la jungle avant de se répandre
en son cœur et dans les profondeurs du jardin.
Comme dans le reste du jardin, il n’y avait pas de mort dans son étreinte verdoyante,
seulement la vie. Une vie exclusivement tournée vers une prédation mêlée de colère, qui ne
cherchait qu’à dévorer, avant d’être dévorée à son tour. Des monstres couverts de moisissure,
nés des cadavres de ceux qui étaient morts avant eux, se traquaient dans un enfer vert de
plantes affamées et d’étranges excroissances fongiques. L’eau sombre de la rivière qui
serpentait dans la jungle foisonnait de formes à l’appétit insatiable, qui s’agitaient dans des
combats sans fin. Des choses périssaient, pour renaître à partir de spores ou d’excréments.
La vie dans toute sa splendeur, dans toute sa glorieuse furie.
En d’autres circonstances, la galère noire qui descendait la rivière aurait très certainement
été attaquée, mais il y avait de plus grands prédateurs, qui avaient marqué l’embarcation et son
équipage comme leur proie. Et ce fut à la septième heure du troisième jour qu’ils passèrent à
l’attaque.
Des drones de la peste piquèrent vers les eaux opalines et déferlèrent sur la galère. Des
portepestes, vêtus de cuirasses rouillées et de mailles crasseuses, tombèrent sur le pont avec un
empressement mêlé de maladresse avant de se jeter sur l’équipage. Des chants ronflants
retentirent comme les deux groupes de démons échangeaient des coups.
— Fichez le camp, chiens galeux ! hurla Gutrot Spume qui pourfendit une énorme mouche à
peste d’un coup de hache.
Son cavalier tomba sur le pont en poussant un grognement d’impuissance et en le fusillant
de son unique œil. Spume ne lui laissa pas le temps de se relever et le décapita avant de jeter
son crâne pustuleux par-dessus bord.
— Ce navire m’appartient, ainsi que tout ce qu’il renferme, et je ne le laisserai pas à une
bande de crétins vérolés, quel que soit leur but.
— Tu as la langue bien pendue, corsaire, mais tu ne sais pas de quoi tu parles, gronda
une voix.
Spume se retourna en brandissant sa hache. Le Grand Immonde bouffi et encore dégoulinant
de l’étreinte de la rivière était engoncé entre les bancs de rameurs et avait écrabouillé des
dizaines d’âmes. L’énorme démon s’était hissé à bord pendant que son avant-garde de drones
flétris jaillissait des miasmes. Dans sa hâte, il avait failli faire chavirer le navire, qui
s’enfonçait désormais dangereusement dans l’eau.
La créature était presque aussi grande que le mât, tout en muscle et en graisse. Elle portait
une armure de plaques et de mailles rouillées, qui contenait à grand-peine sa masse gris-vert.
Les rares pans de peau visibles étaient tendus, ou ouverts et suintants. Des longueurs
improbables d’intestins infectés apparaissaient entre les plaques de son armure comme autant
d’insignes, et sa tête n’était rien de plus qu’une grosse protubérance posée sur ses larges
épaules. La créature portait également un heaume intégral cabossé surmonté d’une corne de
fer grêlé. Elle tendit sa lourde épée à l’extrémité carrée dégoulinante de poisons en direction
de Spume.
— Un chien sait reconnaître ses maîtres, ne serait-ce que d’instinct. Je suis Gulax, le plus
vieux fils boursouflé de Bolathrax, et Lamecrasse de la Garde Putride. Qui es-tu, sinon un
infime morceau de peau morte de la plus petite pustule du Grand-Père ?
— Une peau morte parfaitement capable d’écraser une vieille mite comme toi, le mou du
bulbe. Je ne m’incline devant personne sur le pont de mon navire, fût-il démon ou autre.
— Il ne t’appartiendra plus très longtemps, peau morte, grogna Gulax. Je savais que tu
n’oserais pas traverser le Grand Orifice. Tu as finalement choisi un cours d’eau mineur, à
l’image du misérable pleurnichard que tu es. Tu souhaites atteindre la Cité Désespérée dans le
secret, comme si la raison et le déroulement de ton voyage ne distrayaient pas la Cour de
la Ruine.
— Et donc, tu crois pouvoir m’arrêter ? Me priver de la gloire qui me revient ? demanda
Spume en agitant un tentacule d’une manière aguichante. Eh bien, approche et dansons un
peu, puisque tu sembles pressé de retrouver les chaudrons du Grand-Père. Viens, mais laisse-
moi choisir l’air.
Il chargea brutalement en brandissant sa hache. Le Grand Immonde se cabra en écarquillant
les yeux d’un air surpris. Il abattit sa lame, qui heurta le pont au lieu de pourfendre
son adversaire.
Spume sauta sur le fil de l’immense épée et l’escalada rapidement alors que le démon tentait
de la dégager du bois gonflé. Ce ne fut pas plus difficile que d’escalader le mât en pleine
tempête. Spume frappa de toutes ses forces, sa hache fendit la spalière rouillée et mordit la
chair rance. Gulax hurla et dégagea enfin son arme dans un déluge d’esquilles, mais Spume
avait déjà trouvé un nouveau perchoir.
Un de ses tentacules s’était fermement enroulé autour de la corne du casque de Gulax, ce qui
permit au capitaine d’arracher sa hache de son épaule dans une gerbe d’ichor et de pus
immonde. Gulax cria à nouveau et chancela, manquant de briser en deux le mât sous son
poids. La galère tanguait dangereusement, et des démons tombèrent dans la rivière, toujours
aux prises avec leurs adversaires. Spume cogna là où le cou flasque de Gulax rencontrait le
gras de son épaule. Le Grand Immonde lâcha son arme et tenta de griffer son assaillant pour le
déloger. Le démon tituba vers le pont avant en écrabouillant ses propres guerriers.
— Descends ! beugla-t-il.
— Avec plaisir, gronda Spume. Mais j’emporte un petit quelque chose pour me souvenir de
ton passage.
Il abattit une nouvelle fois sa hache, et les hurlements de Gulax allèrent crescendo. Le Grand
Immonde bascula en avant, mais Spume ne le lâcha pas. Au moment où il atterrit sur le pont,
il enroula ses tentacules autour de son cou à la manière d’un garrot et serra brutalement. La
tête du démon roula mollement au sol. Bien que décapité, Gulax continua de hurler, mais cela
n’avait rien d’étonnant. La Garde Putride était connue, au sein des légions déjà résistantes de
Nurgle, pour son entêtement extraordinaire.
Spume ramassa la tête et la posa sur le bastingage.
— Rappelle tes mouches ou je découpe ton crâne en rondelles, grogna-t-il.
Gulax mugit des obscénités, et Spume posa le fil de sa hache contre la tempe du démon.
— Quand je te balancerai à l’eau, ce sera en petits morceaux. Comme ça, les guivres de la
pestilence auront moins de mal à te digérer.
Gulax fit une grimace de reddition, révélant ses dents brisées. Il cracha un ordre, et les
drones de la peste restants filèrent dans la jungle. Le démon fixa alors Spume.
— Tu paieras cette ignominie, mortel. Gulax aura sa juste vengeance.
— On verra ça une autre fois.
Du bout de sa hache, il poussa la tête, qui disparut dans l’eau tourbillonnante. Il n’avait
jamais dit qu’il ne la balancerait pas, après tout. Seulement qu’il ne la découperait pas en
petits morceaux. Puis il posa sa hache en travers de son épaule pour évaluer la situation.
Sa galère était intacte, mais son équipage avait grandement souffert. Des bouts de démons se
tortillaient au sol, encore habités par une étincelle de vie. Beaucoup de ses rameurs n’étaient
plus en état de faire quoi que ce soit. Ceux qui ne pouvaient plus ramer furent jetés dans la
rivière pour y nourrir les créatures qui y vivaient.
— Ce n’est pas comme ça que tu obtiendras des remerciements une fois que tu entreras dans
les halls du Seigneur de la Peste.
Spume se tourna vers le mât en grognant. La tête d’Urslaug y était pendue, clouée par les
cheveux, et son œil palpitait de frustration. La mort n’était pas la fin dans le jardin. Pas même
pour les âmes des mortels, et Urslaug n’était plus une mortelle depuis très, très longtemps.
— Je ne l’ai fait pour personne d’autre que moi, sorcière. Mais ta mise en garde est la
bienvenue, je t’en remercie.
— Tu as lié mon destin au tien, pirate. Quel autre choix me reste-t-il ?
Spume hurla de rire. Le corps de la sorcière avait été plongé dans un tonneau de vin de
chancre, afin qu’il puisse le conserver jusqu’à ce qu’il décide de lui recoller sa tête. En
attendant, elle l’aiderait à invoquer les vents pestilentiels afin qu’ils gonflent ses voiles. Bien
qu’incapable de lancer les sortilèges elle-même, elle pouvait guider sa main.
— Aucun. Mais le choix est l’apanage de ceux qui ont encore de l’espoir, n’est-ce pas ?
Urslaug grimaça.
— Tu te fiches de moi.
— Tu m’as trahi.
— Cette épave ne traversera jamais le Grand Orifice si ce que Gulax a dit est vrai. Tu
pourrais tout aussi bien la saborder tout de suite et chercher refuge dans la jungle.
— Tu aimerais ça, hein ? demanda Spume en s’approchant du mât. Je ne capitulerai pas si
facilement. Laissons les légions qui nous attendent pourrir sur place. Nous allons emprunter
un chemin moins fréquenté.
Gulax avait eu raison sur un point. Spume avait cherché une route rapide jusqu’à
Découragement et les niveaux suivants.
— La Trouée se situe juste après le prochain méandre de cette rivière. Le courant nous
mènera aux portes de Découragement avant que quiconque s’en aperçoive.
— La Trouée ? rit Urslaug. Remarque, j’imagine qu’un voleur comme toi peut bien se
glisser dans ce trou à rats infesté de skavens.
La Trouée était un tunnel grossier, à peine assez large pour laisser passer un navire et creusé
dans les murs détrempés du Grand Orifice. D’aucuns affirmaient que les skavens des Clans
Pestilens l’avaient foui avec leurs dents pour se ménager un passage sûr depuis leurs terriers
jusqu’aux marchés aux âmes. Seuls les fous et les téméraires s’aventuraient actuellement dans
cet étroit passage. Dans l’obscurité se cachaient des choses pires que les rats.
Mais Spume en avait bravé les sinuosités plus d’une fois au cours de ses pérégrinations. À
sa connaissance, il était l’un des seuls capitaines à le faire. Il avait vendu un millier d’âmes
aux hommes-rats pour qu’ils lui révèlent l’emplacement du passage, et il était bien décidé à
rentabiliser son investissement.
Le tonnerre gronda au loin. Spume se retourna en se renfrognant. Il l’entendait depuis leur
entrée dans la jungle. Au début, il avait mis cela sur le compte des grincements des niveaux,
mais les éclats argentés distants avaient fini par le convaincre du contraire.
— Comment nous ont-ils retrouvés si vite ? siffla-t-il.
— Ils suivent le feu de l’âme de ton prisonnier, gloussa Urslaug.
— Quoi ? lança Spume en faisant volte-face. N’as-tu pas pensé à me prévenir plus tôt ?
— Si, mais j’ai préféré ne pas le faire.
Spume gronda en levant sa hache.
— Je devrais te…
— Quoi ? Me couper la tête ? gloussa une fois encore Urslaug. Il n’y a pas de mort ici,
pillard, et je ne ressens plus la douleur depuis bien longtemps. Jette mon corps dans la rivière
si tu le souhaites. Fends mon crâne en morceaux. Tu ne me fais pas peur.
Spume fit un pas menaçant en direction de la tête suspendue, mais un grognement de son
second attira son attention.
— Capitaine, l’appela Durg.
Le portepeste tendait la main vers d’énormes silhouettes parmi les arbres qui longeaient le
rivage à la même vitesse que la galère. Elles étaient plus grandes et plus minces que Gulax, et
leurs mouvements étaient plus maladroits. Elles écartaient les arbres et les rochers de
leur chemin.
L’une d’elles s’approcha du bord et entra dans la rivière. C’était un gargant, autrefois du
moins, comme ceux qui peuplaient les hauts lieux de Ghyran. Mais il était couvert de
champignons et de mousse, boursouflé par les gaz caractéristiques des corps en décomposition
et couvert d’étranges marques en forme de griffes qui brillaient d’une lueur désagréable. Un
collier à pointes était enfoncé dans la chair boursouflée de son cou, et les chaînes rouillées qui
pendaient de ses épaules et de sa poitrine étaient ornées de cloches funéraires et de gris-gris en
malepierre. Il serrait une épée en pierre dans sa patte purulente et lança un défi guttural à la
galère en approche.
— Enfin, dit Spume.
Il se rendit à la proue d’un pas lourd en traînant sa hache derrière lui. Il leva son arme pour
attirer le regard du gargant et lança à son tour un défi. La créature gigantesque pataugea vers
le navire. Spume fit claquer le talon de sa hache contre le pont et se mit à vomir un véritable
charabia. Les marques du monstre se mirent à fumer et la bête se raidit. Elle secoua sa tête
hirsute comme si elle avait mal et battit en retraite.
— Je ne savais pas que tu parlais queekish, Spume.
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas, sorcière, dit-il en frappant à nouveau le
pont. Souquez, bande de chiens. Ils ne vont pas nous laisser tranquilles bien longtemps.
Les gargants parcouraient jadis les plaines de Vo, avant que les skavens des Clans Pestilens
ne brisent leur volonté au moyen de maladies et d’infections. Aujourd’hui, les derniers
spécimens de ces grandes brutes étaient dispersés dans les royaumes et veillaient sur les
sentiers secrets des vermines qui leur servaient de maîtres.
Ils étaient asservis par les marques maudites enfoncées dans leur chair malade. Les mots
prononcés par Spume les avaient rendues brûlantes, indiquant que les gargants devaient se
retirer et le laisser passer librement. Du moins, jusqu’à ce qu’elles refroidissent. Il avait obtenu
ce secret auprès d’un moine de la peste de sa connaissance – un borgne écumant du nom de
Kruk – en échange de plusieurs centaines d’âmes robustes censées finir dans les mines-boyaux
de l’une des grandes nations vermiformes des Contrées de Ghur. Cela avait facilité les choses.
Avant, il devait se battre à chaque fois.
Au moment où la galère les dépassa, une des créatures leva la tête et huma l’air. Spume se
retourna, et un chœur de grognements baveux et de hurlements plaintifs se fit entendre. Il se
tendit, prêt à réagir. S’ils attaquaient…
— L’air est tendu, corsaire, rit Urslaug. Il frémit au contact de la chaleur bleue. Mieux vaut
que tu fasses fouetter tes rameurs et que tu gonfles tes voiles avec un peu de cet air chaud que
tu aimes souffler.
— Qu’est-ce que tu racontes ? commença Spume.
La foudre tomba dans la jungle, anéantissant les arbres et les créatures. Elle fut suivie d’un
brasier de flammes cobalt. Des monstres défiant toute description se jetèrent dans la rivière,
leur cuir gras en feu. Spume leva la main et sentit la peau de sa paume se couvrir de cloques. Il
connaissait cette sensation. Il était impensable qu’ils soient ici. Et pourtant…
Ils étaient réellement implacables. C’en était remarquable. D’une façon ou d’une autre, ils
avaient réussi à le rattraper. Urslaug gloussa.
— Je parie que même le Grand-Père ne s’y attendait pas.
Les gargants poussèrent des rugissements et se dirigèrent vers le brasier pour affronter les
intrus. Spume leur souhaita bonne chance, puis il se retourna et gratifia Durg d’un regard noir.
— Qu’est-ce que tu regardes ? Donne du fouet ! Souquez jusqu’à en briser les rames. La
fortune est à portée de main et la mort nous talonne !

— Morbus, Cadoc, ça suffit, mugit Gardus. La voie est dégagée, et l’ennemi droit devant
nous. Enyo, Tegrus, dans le ciel. Aetius, lâche tes chaînes et mène tes boucliers à l’avant.
La voix du Seigneur-Célestant porta facilement dans le silence soudain qui suivit l’ouragan
d’énergies célestes.
— Aux armes, mes frères ! Aux armes !
Ils se frayaient un chemin dans la jungle depuis des jours, sans manger ni se reposer. Entre
les mouches à peste géantes et des espèces de chauves-souris hurlantes, la descente avait été
périlleuse. Les immenses monstres avaient encerclé le navire luisant comme des papillons de
nuit attirés par une flamme et porté des attaques audacieuses jusqu’à ce que Solus et ses
Judicators les mettent en fuite.
Les choses ne s’étaient pas arrangées quand ils avaient atteint les rivières. Leur guide avait
affirmé qu’il serait plus rapide de couper par la jungle. Des chaînes avaient été découvertes
dans la cale, et les plus forts des Stormcasts s’étaient chargés de remorquer l’embarcation
pendant que les autres ouvraient la voie tout en protégeant les haleurs des attaques incessantes
des créatures de la jungle. Le sol était assez mou pour que la coque du navire le fende à la
façon d’un soc, et les lianes qui recouvraient le sol reculaient devant la lueur azurée éclatante.
Morbus s’était tenu à la proue, grondant des prières, son bâton reliquaire levé au-dessus de
la tête. Bien qu’il ne pût invoquer l’orage de Sigmar dans ce royaume démoniaque, il pouvait
toujours faire appel à la foudre qui était en lui, ainsi qu’aux énergies célestes du fanal de
Cadoc. Le Seigneur-Relictor s’en était servi pour ouvrir une voie dans la jungle en
l’incendiant au moyen de la lumière sainte.
Derrière Gardus, les Stormcasts lâchèrent les chaînes qui leur permettaient de remorquer la
galère luisante dans la jungle. Là où elles tombèrent, le sol mou se dessécha et se crevassa.
Les arbres s’écartèrent de la lueur cobalt comme s’ils cherchaient à la fuir. Aetius grogna un
ordre, et ses guerriers fatigués avancèrent, en décrochant leurs marteaux et lames de guerre de
leur ceinture et en s’emparant du bouclier qu’ils portaient tous dans le dos.
Comme la chaleur produite par Morbus s’estompait, la jungle retrouva son appétit, le désir
de dévorer les intrus. Telle fut l’intention d’une demi-douzaine de monstres fongiques qui
avançaient d’un pas lourd vers le mur de boucliers formé à la hâte. Il s’agissait peut-être de
gargants jadis, mais ce n’étaient aujourd’hui plus que des agrégats de végétation en
décomposition. Le sol se mit à trembler lorsqu’ils prirent de la vitesse en agitant
imprudemment leurs armes de pierre couvertes de mousse.
Gardus se rendit à l’avant, suivi de Feros et de ses derniers Retributors. Tallon leur
emboîtait le pas en fouettant l’air de sa queue.
— Tu te souviens du Glacier Célestin ? demanda Gardus.
Feros opina du chef.
— Je me souviens du froid. Et de l’humidité.
Le Retributor avait gagné son nom de guerre sur ces glaciers, en fendant la glace et en jetant
leurs ennemis dans l’eau gelée en contrebas.
— Un sur deux, c’est plutôt pas mal, dit Gardus, provoquant les rires de Feros. Fends le sol
sur mon ordre. Voyons si nous pouvons briser leur progression.
Il leva son marteau. Les guerriers de Solus devaient être en position derrière le mur de
boucliers d’Aetius.
— Qui tiendra bon malgré la mer qui déferle et le sol qui s’effondre ? rugit-il.
— Seuls les pieux ! beuglèrent Feros et les autres.
Gardus abattit son marteau. Une volée de flèches siffla au-dessus de sa tête et les premiers
gargants vacillèrent. Les flèches s’embrasèrent, laissant des plaies roussies dans la chair
infectée. Feros et ses guerriers chargèrent en brandissant leurs marteaux.
Le sol trembla lorsque les marteaux s’abattirent. Des gaz empoisonnés s’élevèrent,
enveloppant Retributors et gargants, mais les Stormcasts continuèrent de pulvériser le sol.
Comme Gardus l’avait espéré, la terre spongieuse se dégonfla comme un furoncle percé.
Les gargants chancelèrent en hurlant, surpris et perplexes. Certains tombèrent et disparurent
dans le sol. D’autres dégringolèrent à leur suite. Deux passèrent néanmoins en piétinant leurs
congénères. Gardus fit un pas de côté pour éviter une lame de pierre qui l’aurait fendu en
deux. Il plongea sa lame runique dans une lézarde et brisa l’arme du gargant d’une torsion de
poignet. Le gargant tendit les bras vers lui, mais se déroba finalement devant la lumière
flamboyante de Gardus. La créature recula d’un pas titubant en geignant. Plusieurs flèches la
percutèrent, et elle hurla de douleur avant qu’un des traits d’Enyo ne la réduise enfin au
silence. Le Chevalier-Venator passa au-dessus du champ de bataille, suivie de Tegrus et de ses
Prosecutors. Les marteaux célestes s’abattirent avec une force météorique et les gargants
blessés tombèrent à genoux. Les flèches d’Enyo en aveuglèrent d’autres, facilitant le travail
des Prosecutors.
Les Retributors entrèrent dans la danse en jouant de leurs marteaux. Les gargants à terre ne
se relevèrent pas, et ceux qui tenaient encore debout rejoignirent bien vite leurs camarades.
Toutefois, même les plus grièvement blessés ne pouvaient pas vraiment mourir. Ils gisaient là,
haletants, aveuglés par la douleur et la rage, leurs blessures suppurant déjà. Gardus observa la
créature qu’Enyo avait abattue et tenta de réprimer un sentiment de pitié. Ses mâchoires
s’agitaient encore malgré le trait qui lui transperçait le crâne. Puis la flèche se désintégra en
particules de lumière sous ses yeux en laissant derrière elle une plaie calcinée entre les yeux
du gargant.
Gardus plongea son épée dans la blessure et lui perfora le cerveau. Il ne la retira que lorsque
la pointe de sa lame eut enfin traversé le crâne. Les yeux du gargant roulèrent dans leurs
orbites et il poussa un faible gémissement. Il frémit et s’immobilisa. Il n’était pas mort, mais
peut-être ne souffrait-il plus pour l’instant. Les cinq autres créatures avaient connu un sort
similaire : crânes et membres broyés, yeux transpercés, corps fendu. L’un d’eux, au crâne
hérissé d’excroissances osseuses et aux mâchoires claquantes, se tortillait tel un ver en
direction des Liberators.
Aetius avança et lui fracassa le crâne. La créature s’affaissa, le visage toujours déformé par
l’effort.
— C’est de la folie, murmura Gardus.
C’était bien de la folie. Tout cela, son désir d’entrer dans ce royaume et de retrouver ceux
qu’ils avaient perdus. Il commençait à en prendre conscience.
Un Retributor se retourna.
— Les voyez-vous ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Gardus lui lança un regard sévère.
— Quoi ?
— Je… je les vois, marmonna le Retributor.
Son marteau dégoulinant d’ichor lui glissa des mains. Il avait subi une blessure et empestait
déjà la gangrène. En ces lieux, les plaies s’infectaient immédiatement et l’évolution
était rapide.
— Mes proches, ma famille, que font-ils ici ? demanda le Retributor en se dirigeant vers
l’orée de la jungle comme s’il faisait signe à quelqu’un. Où vont-ils ? Attendez…
— Ils ne sont pas là, affirma Garus, qui s’interposa entre le guerrier blessé et la lisière. Ils ne
sont pas là. Ignore-les.
— Non, je les vois. Je… je…
Gardus frappa le Stormcast, qui posa un genou à terre en secouant la tête d’un air maussade.
Il tendit la main vers les arbres en grommelant. Gardus le frappa à nouveau et l’envoya rouler
au sol. Il fit signe à deux autres guerriers de veiller sur le Retributor hébété.
— Tenez-le. Son sang est empoisonné. Assurez-vous que Morbus panse ses plaies.
Le Retributor n’était pas le seul blessé. Les armures des Stormcasts étaient maculées de
boue et de crasse, et les hommes étaient épuisés. Physiquement et psychiquement. Usés par
cet endroit et les monstres qu’il abritait. Des insectes de toutes tailles et formes grouillaient,
piquant et mordant tout ce qui bougeait. Par les trous de la canopée, Gardus aperçut des
silhouettes floues dans le ciel – de grandes formes divines accroupies qui observaient
l’extrême sauvagerie qui régnait au sol avec une joie fantasmatique. La vie était une
épouvantable célébration dans cet endroit. Même l’eau était vivante, pleine de créatures aussi
grosses que des guivres de la pestilence, et aussi petites que des grains de poussière. Et toutes
cherchaient à s’entre-tuer. À dévorer et à être dévorées.
Pris d’un soudain sentiment de frustration, Gardus saisit l’ourlet de sa cape de guerre et
effectua un mouvement de balayage. L’enchantement mêlé au tissu s’activa, et un déluge de
marteaux scintillants s’abattit sur les arbres restants, dégageant un chemin jusqu’à la rivière. Il
avança dans la fumée, accompagné de Feros et d’Aetius.
— Le Grand Orifice, dit Gardus.
Au-delà du méandre, le grand mur de pierre rebondie et de terre compacte s’élevait vers le
ciel. Des arbres y avaient poussé, et des racines de la largeur de la galère serpentaient telles
des veines. De vieilles tours de guet, depuis longtemps délaissées, s’accrochaient aux points
les plus hauts, et les formes brisées de temples oubliés saillaient telles des pierres tombales.
Des sceaux profanes étaient suspendus dans les lianes : des icônes dédiées à Khorne, Tzeentch
et une centaine d’autres puissances mineures, désormais fracturées et livrées à la rouille.
— On dirait un terrier, dit Feros, qui tendit le cou pour tenter de suivre les circonvolutions
de l’ouvrage. Comme si un ver monstrueux était passé par là.
— C’est bien ce qui s’est passé d’après notre guide.
Gardus avait pris le temps de discuter avec Gatrog au cours du voyage dans la jungle
cauchemardesque. Comme pour tout ce qui avait trait au Chaos, les origines du jardin de
Nurgle étaient un écheveau de mensonges parsemé de quelques vérités. Cette jungle, à l’instar
de l’ensemble du royaume du Dieu de la Pestilence, était tout ce qui restait d’une contrée
luxuriante. Nurgle l’avait envahie, en même temps que Ghyran, et en avait fait une terre brisée
où régnait la folie. Il l’avait refaite à son image, après avoir tué son souverain précédent : le
ver divin titanesque dont le rejeton parcourait encore les steppes d’Ambre sous la forme d’une
cité-État semi divine. Désormais, le grand terrier creusé par ce dieu agonisant reliait ce niveau
du jardin au suivant.
— Une bataille s’est déroulée ici, dit Aetius.
Il gratta le sol du bout du pied et délogea un crâne couvert de mousse et de champignons
vénéneux pourris ; un crâne sur lequel figurait la rune de Khorne.
— On dit que le Dieu du Sang s’est retourné contre les autres lorsque les Portes d’Azyr ont
été scellées.
Gardus tendit son épée.
— Là. Voyez-vous ça ?
Aetius et Feros suivirent son regard.
— Qu’y a-t-il, Seigneur ? demanda Feros.
— Notre moyen d’entrer.
C’était une brèche dans l’imposante travée de pierre. Une crevasse deux fois plus large et
haute que la galère, mais habilement dissimulée derrière des lianes et un remblai de terre. Du
moins l’avait-elle été ; quelque chose était passé à en croire les lianes arrachées et les mottes
qui flottaient dans l’eau. Quelqu’un s’était donné beaucoup de mal pour cacher ce passage,
mais il voyait les étranges runes en forme de griffes qui en marquaient les bords. Des runes
semblables à celles qu’il avait vues sur les gargants.
— Des sentinelles. Ces créatures étaient chargées de garder cet endroit.
— Mais par qui ? demanda Aetius.
— Les répugnants hommes-rats et leurs abjects cousins.
Gardus se retourna. Tornus approchait en tirant Gatrog derrière lui. Cadoc et Morbus leur
emboîtaient le pas. Le Chevalier-Azyros avait une main sur son épée et semblait prêt à priver
Gatrog de sa tête à la moindre provocation. Le Héraut Putride regardait tout autour sans cacher
son dégoût.
— Misérables brutes. La servitude est un triste sort, que je ne souhaiterais pas à mon pire
ennemi. Les hommes-rats ne connaissent ni l’honneur ni la beauté du désespoir, et ils
détournent la bénédiction de Nurgle à leurs fins perfides.
— Tu offres des informations de ton plein gré, dit Gardus.
Gatrog haussa les épaules.
— J’ai prêté serment.
— Très bien. Où mène ce passage ? demanda Gardus en levant son marteau pour indiquer
l’ouverture cachée.
— C’est ce qu’on appelle la Trouée. Une plaie dans la chair du Grand Orifice. J’ai entendu
des choses, mais je ne leur prête pas foi, dit Gatrog qui observait la crevasse avec fascination.
Assurément, il existe encore des merveilles dont n’osent rêver les humbles chevaliers.
— Vous avez une étrange définition du concept de merveille, dit Tornus.
— Et de l’humilité, ajouta Cadoc.
Gatrog le fusilla du regard.
— Au moins, je suis plus humble que vous.
Cadoc ferma la main sur la poignée de son épée, mais un regard de Gardus le dissuada de
la dégainer.
— Les skavens l’ont taillée avec l’aide de leurs esclaves gargants après avoir détourné le
cours de la rivière. Le Roi de Toutes les Mouches était magnanime et permettait à ses alliés de
trouver refuge dans ses jardins. Car qu’est-ce qu’un jardin sans vermines ?
— Et où mène-t-il ?
— Au quatrième niveau, à la Cité Désespérée. Les skavens cherchaient à éviter les taxes
légitimement collectées par les gardiens du Grand Orifice.
Le sourire de Gatrog en disait long sur la nature de ces taxes. Gardus fut heureux d’avoir
évité de voyager par la rivière.
— Les hommes-rats y ont creusé un terrier. C’est un chemin mortel, mais rapide.
— Mortel ou non, c’est une route que nous devons emprunter. Aetius, Feros, veillez à
remettre la galère à l’eau. Tornus, occupez-vous de notre guide.
Pour une fois, Gatrog s’en alla sans se plaindre. La créature voyait indubitablement un
moyen de s’échapper dans l’itinéraire choisi.
— Nous devrions le tuer tout de suite, dit Cadoc alors que Tornus ramenait son prisonnier à
la galère.
Le Chevalier-Azyros tapota la poignée de son épée.
— Nous rattraperons notre proie dans le tunnel. Nous n’avons plus besoin de cette horreur.
— Sauf que Tornus pense qu’il peut se racheter, répondit Gardus.
Cadoc resta muet. Gardus n’insista pas et regarda simplement le Chevalier-Azyros s’envoler
pour partir en reconnaissance. En réalité, Cadoc avait raison. Ils auraient déjà dû exécuter
Gatrog depuis longtemps, même s’il s’était montré utile. Mais Gardus n’avait cessé de retenir
sa main. Une partie de lui-même voulait croire que Tornus avait raison, qu’une étincelle
d’humanité animait encore le prisonnier. Car si tel était le cas, alors peut-être y avait-il de
l’espoir pour tout ce que les Dieux Sombres avaient touché.
— Tu accordes énormément de crédit à un individu dont nous venons de faire la
connaissance, dit Morbus.
— À qui ? Tornus ou le Héraut Putride ?
— Les deux.
— Gatrog s’est révélé plus utile que je ne l’avais imaginé. L’honneur est sacré à ses yeux.
C’est inhabituel pour un être de ce genre.
— L’Ordre de la Mouche était jadis constitué de héros. Des hommes d’une grande vertu. La
véritable horreur du Chaos ne vient pas de ce qu’il transforme, mais de ce qui reste immuable.
— Tornus a peut-être raison, et il pourrait se racheter de la même façon.
— Peut-être, dit Morbus qui semblait amusé. Et peut-être que la lumière du fanal de Cadoc a
un effet délétère sur lui. Le fait d’être exposé à la lumière pure d’Azyr en permanence… peut-
être purifie-t-elle son âme.
— Est-ce possible ?
Morbus rit doucement
— Tu devrais savoir, Gardus, que tout est possible pour les pieux.
Gardus espérait que le Seigneur-Relictor disait vrai. Il espérait ne pas les avoir tous
condamnés en les entraînant dans cette quête. Et plus encore, il espérait que ceux qu’il avait
laissés derrière lui ne souffraient pas de son choix.
— Seuls les pieux, dit-il.

— Seuls les pieux ! rugit Kurunta, le Lion des Hyaketes, en frappant de droite et de gauche.
Son épée large dégoulinait d’un ichor nauséabond alors qu’il se livrait à une véritable
boucherie. Les portepestes n’étaient pas de taille face à lui – peu de choses l’étaient, du reste.
Il était triste de ne pas avoir de réel défi à relever dans ces royaumes déchus. Lui, qui jadis
guerroyait aux côtés de demi-dieux, n’était guère plus qu’un nettoyeur de crottin désormais.
Un démon surgit de l’obscurité et se jeta sur lui. Il le saisit par le poignet et le lui brisa avant
de le frapper à la poitrine et à l’abdomen.
Il se mit à chanter en envoyant un coup de pied à la masse suppurante d’intestins et de chair.
Les chants de guerre de son peuple étaient toujours entonnés dans les montagnes de l’ouest
des Herbes Noires. Les paroles avaient quelque peu changé au fil des siècles, mais les
mélodies restaient les mêmes. Sa voix alla crescendo et étouffa les cris bourdonnants des
démons qui sortaient de la porte à demi fermée en rampant.
Les escortes placées sous son commandement se joignirent à son chant en suivant sa voix
comme elles le faisaient depuis cinq jours. Il donna un coup de coude si violent à un
portepeste qu’il perfora son crâne mou. La lanterne brisée de Grymn affaiblissait les démons,
les privait de leur vitalité. Grymn les protégeait encore malgré son absence. Kurunta pivota en
assénant un coup, et une tête cyclopéenne tomba dans l’eau.
Cinq jours. Cinq jours depuis que Gardus avait emmené les autres au jardin de Nurgle.
Angstun était près de lui. Kurunta n’était pas inquiet, toutefois. Il ne se ferait du souci qu’à
compter du septième jour, pas avant. Cinq jours, ce n’était rien. Il piétina une griffe noueuse et
la broya, fit volte-face et abattit sa lame sur le crâne informe d’un démon. D’autres se
tortillaient sur les murs et le sol, tentant de s’arracher aux sargasses. Ils étaient apparus comme
des fleurs infernales, mais s’étaient retrouvés pris au piège. Ils essayaient de saisir les jambes
et les bras de ses guerriers, tentaient de les ralentir. D’autres démons, dont la peau se détachait
d’os à demi formés, sortirent de l’eau noire en titubant. Ses guerriers tenaient bon. Si les
créatures avaient disposé de toutes leurs forces, les Stormcasts auraient été submergés
et repoussés.
La chambre trembla, et des débris tombèrent du plafond. Angstun avait des problèmes lui
aussi. Un Liberator leur avait appris que les Hérauts Putrides étaient une nouvelle fois passés à
l’attaque, bien déterminés à reprendre leur citadelle. Mais là où Angstun plantait son étendard,
aucun ennemi ne passait, quelle que soit sa résolution. Angstun allait tenir lui aussi.
— Jusqu’à la mort, souffla Kurunta.
On attendait beaucoup de ceux qui recevaient beaucoup. Tel était le premier cantique des
Hallowed Knights et la véritable expression de leur philosophie. Kurunta n’avait jamais
réfléchi à la foi – qu’il s’agît de son absence ou de son pouvoir – du temps où il était mortel.
Pour lui elle était simplement là. Tous les hommes vénéraient le Grand Taureau Rugissant, à
moins d’être athées ou profanes.
La lame d’un portepeste s’écrasa sur sa spalière dans une gerbe d’étincelles. Il l’éventra
d’un coup et poussa son cadavre dans l’eau. Un crépitement l’alerta de la mort d’un de ses
guerriers et il poussa un juron. De plus en plus de démons à demi formés sortaient de l’eau.
Leur chant bourdonnant s’intensifiait, et la lumière produite par la lanterne brisée baissait. Il
adressa un geste à la Liberator la plus proche.
— Advika, emmène les autres. Il est temps que nos invités découvrent mon rugissement.
Il enfonça la pointe de son épée dans la boue et saisit son cor de guerre.
Le cor lui avait été remis par Gardus après la bataille des Glaciers Célestins. Les Six
Forgerons lui avaient alors donné une forme plus familière, qui évoquait un lion tapi stylisé.
Entre ses mâchoires figurait le pavillon évasé, tandis que l’embouchure se situait entre ses
épaules. Des rubans de serments et des parchemins de prières semblables à ceux qui ornaient
son armure pendaient de l’instrument doré. Il l’approcha de ses lèvres.
Les Stormcasts battirent en retraite, s’éloignèrent de l’eau bouillonnante. Ils savaient ce qui
allait se passer. Kurunta savourait l’idée de produire un bruit heureux. Ce genre de chose avait
un pouvoir. Un rugissement assourdissant, pour briser la volonté de l’ennemi et le mettre en
fuite, ou pour l’anéantir tout simplement. Il allait opter pour la première solution, car la
deuxième se serait traduite par la destruction de la pièce. Et il ne pouvait pas se le permettre
avant que les autres ne reviennent.
Kurunta joua une note fracassante. Ce qui sortit de la mâchoire du lion stylisé était un
rugissement digne des grands fauves des plaines de Mornepierre. Les portepestes furent
soufflés, leurs carcasses pourries désintégrées, renvoyées dans la soupe primordiale où ils
avaient vu le jour.
Les piliers craquèrent en réverbérant le son. Une partie du plafond s’effondra dans l’eau en
soulevant un geyser d’humeurs putrides. Kurunta recula en baissant son cor. Pour l’instant, les
démons s’étaient repliés. Même ceux qui étaient prisonniers des murs et du sol se turent et se
contentèrent de lui jeter des regards noirs alors qu’il rejoignait les autres Stormcasts.
Les autres allaient revenir, en plus grand nombre. Il jeta un coup d’œil à la lanterne cassée,
dont la lueur bleue était à peine visible. Il estima qu’elle s’éteindrait complètement sous deux
jours. Puis il n’y aurait plus rien pour empêcher les serviteurs de Nurgle d’envahir la
forteresse et de tuer tout le monde.
— Encore deux jours, puis je m’inquiéterai.
Il attacha son cor de guerre et regarda tout autour de lui. Certains de ses guerriers étaient
blessés. Beaucoup étaient morts. Mais ceux qui restaient refusaient de baisser les bras. De
véritables âmes d’acier.
— Qui ne connaît pas le désespoir, même dans l’échec ?
— Seuls les pieux !
Kurunta hocha la tête et planta son épée large devant lui avant de poser les mains sur
sa garde.
— Oui. Et c’est bien ce que nous sommes. Par-dessus tout.
Malgré tout, il ne put s’empêcher de fixer la lueur déclinante de la lanterne de Grymn.
D’aucuns affirmaient que la lumière de ce genre de lanterne était liée à l’âme de son détenteur.
Il espérait que ce ne soit pas le cas.
Il espérait beaucoup de choses.
— Deux jours, dit-il calmement.
CHAPITRE DIX-SEPT

LE NID DE RATS

Tornus grognait furieusement et tirait flèche sur flèche à une vitesse telle que ses gestes étaient
à peine perceptibles. Les vermines voûtées étaient projetées en arrière, clouées au bastingage
ou jetées par-dessus bord. Mais il venait toujours plus de skavens. Les disciples des Clans
Pestilens étaient partout, s’accrochaient aux gréements et cavalaient sur le pont, munis
d’énormes encensoirs qui crachaient de la fumée.
L’attaque avait commencé quelques instants après que le navire des Stormcasts eut franchi
la Trouée. Conformément à ce que Gatrog avait dit, le tunnel avait été creusé par les skavens.
La caverne s’élevait au-dessus de la rivière à la manière des pétales d’une fleur obscène. Elle
était plus vaste qu’elle ne le laissait penser de l’extérieur, comme si son volume chevauchait
quelque autre royaume d’existence. D’étranges lumières vacillaient à l’entrée des tunnels, et
des skavens vêtus de robes moisies apparaissaient, poursuivant la galère depuis la rive.
Des passerelles et pont tortueux d’os et de bois s’étiraient dans les niveaux supérieurs,
suspendus à de vieux passages voûtés et des murs effrités. Les traces des skavens étaient
omniprésentes, et des filets pleins de malepierre fumante étaient accrochés à toutes les
surfaces, projetant une lueur verdâtre lugubre dans le terrier. La partie déviée de la rivière
traversait le terrier et était canalisée par toutes sortes de digues et de bouchons constitués de
rochers et de remblais de terre. Des skavens couraient dans tous les sens, agitant les grandes
cloches suspendues aux passages les plus élevés. Certains jetaient des pierres, des chaudrons
vides et des lances improvisées sur la galère qui passait en contrebas.
Le pire de tout, ce fut les trois rats volants monstrueux qui volaient en rase-mottes sous les
portiques et autour des colonnes croulantes, à la même vitesse que la galère. Une fumée
pestilentielle s’échappait de leurs mâchoires distendues, et un ichor verdâtre dégoulinait des
marques qui recouvraient leurs flancs. De grossiers howdah étaient sanglés à leur dos au
moyen de cordes impregnées d’une substance gluante et de crochets vicieux enfoncés dans
leur chair. Chaque fois que l’un d’eux s’approchait, les moines de la peste entassés sur les
palanquins tentaient de passer à l’abordage, ou tiraient des billes de fronde sur ceux qui
combattaient près du bastingage.
Un Judicator chancela après que son casque eut été enfoncé par une de ces pierres. Des
skavens se jetèrent sur lui, le submergèrent en glissant leurs lames rouillées entre les
articulations de son armure. Tornus les abattit les uns après les autres, mais il était trop tard.
Le guerrier fut pris de spasmes et s’effondra, la peau suintant de divers poisons. Tornus se
détourna. Une autre vie perdue à cause de lui. Son estomac se serra, comme si quelque chose
en remontait en direction de son cœur. Il vacilla.
Cela faillit lui coûter la vie. Une lame lui entailla le flanc. Il chancela et frappa de son arc
comme d’un gourdin, ce qui lui permit de renverser le skaven. Ospheonis lui tomba dessus en
glatissant sans lui laisser le temps de se relever. Tornus sortit une nouvelle flèche en tentant
d’ignorer les murmures de haine familiers qui résonnaient dans sa tête.
— Sur votre gauche !
Tornus pivota et enfonça sa flèche dans la gorge d’un skaven en plein vol, alors qu’il lui
sautait dessus. Ses pattes couvertes de plaies s’abattirent sur son avant-bras comme il tournait
le trait dans la blessure, et l’homme-rat périt. Un instant plus tard, il retira la flèche, encocha et
tira dans un même geste pour en tuer un second. Il se retourna.
— Merci, ma sœur.
Enyo hocha la tête en sortant une nouvelle flèche de son carquois.
— Vous ne devriez pas vous laisser distraire en plein combat, mon frère.
— On me l’a déjà dit.
Tornus tira une flèche et cloua la queue d’un skaven au pont. Le moine de la peste couina de
douleur avant que le marteau de foudre de Feros ne lui arrache la tête.
— Ils sont moins nombreux que je l’imaginais.
— Je crois que notre proie les a réveillés, dit Enyo en tirant une flèche dans le crâne d’un
thuriféraire. Le skaven bondit, comme s’il avait été piqué, avant de s’effondrer sur lui-même.
— Avec un peu de chance, ils connaissent de pires difficultés que nous.
Tornus était sur le point de répondre quand il entendit un déchirement et leva les yeux. Des
skavens glissaient le long des voiles en les déchirant au passage. Il posa le poing sur le bras
d’Enyo pour les lui montrer. Ils décollèrent aussitôt de part et d’autre du mât. Les flèches
bourdonnèrent comme des guêpes, et des skavens tombèrent sur le pont en poussant des
couinements de douleur.
Tornus survola le pont et les Stormcasts pliés sur leur rame. Morbus avait gonflé les voiles
au moyen d’un vent magique, mais cela ne suffisait pas dans ces eaux. Le Seigneur-Relictor se
tenait à sa place habituelle, à la proue, son bâton reliquaire planté devant lui. Il avait la tête
penchée, et Tornus sentit – plutôt qu’il n’entendit – le grondement de ses prières alors qu’il
tentait d’aider les rameurs.
La foudre crépitait sur l’armure de Morbus et projetait une lueur vacillante sur le pont. Les
silhouettes des Stormcasts tombés au combat étaient agenouillées en cercle autour de lui, leur
forme ne cessant de vaciller. Les skavens assez sots pour se rapprocher du Seigneur-Relictor
et de sa coterie de spectres étaient aussitôt frappés par la foudre.
Gardus menait la défense du navire en se jetant là où les skavens se massaient. Feros et ses
Retributors protégeaient le Seigneur-Célestant, empêchant les hommes-rats de le submerger.
Partout, les Judicators et Liberators qui ne manœuvraient pas les rames avaient formé de
petites phalanges.
Un éclat incandescent de lumière céleste attira l’attention de Tornus. Il vit Cadoc atterrir sur
le howdah de l’un des monstres volants, sa lame étoilée à la main. Tornus vira et parcourut
toute la longueur de la galère en tirant une succession de flèches. Lui et Enyo se retrouvèrent
près de la proue et prirent de la hauteur, leurs ailes laissant des traînées scintillantes dans l’air
miasmatique. Puis ils se séparèrent et tirèrent entre les chauves-souris monstrueuses.
Tornus monta jusqu’à l’une des bêtes et tira un trait dans chacun de ses yeux. Elle poussa un
jappement assourdissant et céda à la panique. Une seconde plus tard, elle percuta le pont de
bois et s’immobilisa. Des skavens dégringolèrent du howdah en raison de la créature qui se
débattait. En s’en éloignant, il vit Enyo se poser sur la tête d’une autre bête et tirer une flèche
au centre de son crâne aplati.
Ospheonis glatit et Tornus vit la dernière créature se jeter sur lui, ses mâchoires grandes
ouvertes. Il bondit en l’air et évita de peu sa gueule hérissée de crocs. L’aigle étoilé plongea
droit sur les yeux du monstre. Tornus lui entailla le flanc et aperçut Cadoc qui faisait un
véritable carnage parmi les moines de la peste installés sur son dos. Puis le Chevalier-Venator
les dépassa et plongea vers la forme luisante de la galère.

Gatrog observait d’un air particulièrement amusé le pont envahi de skavens psalmodiant d’une
voix aiguë. Ils portaient l’armure corrodée et la robe en haillons d’un des Clans Pestilens les
plus combatifs et, à défaut d’enthousiasme, faisaient preuve d’une extrême férocité.
Les Stormcasts, eux, se battaient avec une énergie qu’il trouvait surprenante vu les
circonstances. Voyant que tout jouait en leur défaveur, d’autres auraient déjà renoncé. Les
flammes cobalt qui les protégeaient faiblissaient, car leur chaman à face de crâne croulait sous
le poids des âmes qui s’accrochaient à lui comme des chaînes.
Gatrog tira sur les siennes ; il aurait tant voulu être libre. Et avoir une épée, tant qu’à faire.
Ainsi que des hommes d’armes. Tornus l’avait laissé attaché au mât, dont il ne pouvait guère
s’éloigner.
— Libérez-moi, hurla-t-il à l’un des skavens. Je suis un véritable chevalier et un serviteur du
Roi de Toutes les Mouches.
Le moine de la peste tourna la tête vers lui et dévoila deux rangées de dents noires, un rictus
qui aurait pu passer pour un sourire. Il se glissa jusqu’à lui en brandissant une lame ébréchée
et piquée de rouille. D’autres moines de la peste se joignirent à lui. Gatrog réalisa son erreur
une seconde avant qu’une première lame ne lui entaille la cuisse. Hurlant de colère, il envoya
un coup de pied à la tête du skaven et lui brisa le cou. Sentant une proie facile, les autres
continuèrent de se rapprocher.
— Est-ce ainsi que vous traitez vos alliés ?
Une lame se faufila entre les plaques de son armure et un ichor âcre gicla de la plaie. Il se
redressa d’un coup en donnant un violent coup d’épaule à l’homme-rat. Un skaven sauta sur le
mât, une lame coincée entre ses mâchoires lépreuses. Il rampa jusqu’à lui, les yeux étincelants
d’une lueur fiévreuse. Mais une flèche lui transperça le crâne et le skaven s’écroula sur le
pont. Les autres s’égaillèrent comme les lâches vermines qu’ils étaient. Gatrog donna un coup
de pied au corps et leva les yeux.
— Vous m’avez sauvé.
— Torglug ne l’aurait pas fait, dit Tornus en descendant. Il vous aurait laissé mourir.
— Mensonge, dit Gatrog.
Le Chevalier-Venator sortit une nouvelle flèche de son carquois et se détourna.
— Torglug était… vous êtes un noble guerrier. Un héros…
Mais ses paroles semblaient creuses. Le Chasseur avait été un puissant guerrier, c’était vrai.
Mais honorable ?
— Quand j’étais Torglug, la haine me dévorait continuellement. Je détestais tout ce qui
vivait, y compris moi-même. Je détestais même Nurgle, bien que je le craigne aussi.
Gatrog se renfrogna.
— La haine est une bonne chose. Elle est comme la pluie qui nourrit le sol.
— Rien de bon ne peut pousser dans ce sol infâme.
Tornus tira une flèche, et un skaven périt. Il en encocha une seconde sans se précipiter. Les
skavens s’enfuyaient, préférant sauter par-dessus bord plutôt que d’affronter les Stormcasts.
Les cloches de la peste sonnaient toujours, mais donnaient désormais l’ordre de battre
en retraite.
Gatrog se releva.
— Mon foyer s’épanouit grâce à la bonté de Nurgle. Nous ne survivons que parce que notre
jardin lui plaît. Nous désespérions, et dans notre désespoir, la Dame est venu à nous et nous a
dévoilé la vérité du monde.
— Quelle vérité ?
Tornus se retourna en levant la main pour lui montrer la comète à queues jumelles qui
figurait sur son gantelet.
— Voici ma vérité, poursuivit-il. Quelle est la vôtre ?
Gatrog cracha sur le symbole de Sigmar.
— La voici, grogna le Héraut Putride.
— Et pourtant, la mienne est toujours là, sous la vôtre, dit Tornus avant d’essuyer les
mailles argentées. Tout comme je suis sous Torglug, dit-il en hésitant. Oui. Oui, je suis
toujours dans Torglug. De même qu’il y a quelque chose en vous.
— Ce qui est en moi a été planté par le Roi de Toutes les Mouches.
— Mais dans quel sol cette graine croît-elle ?
Gatrog le dévisagea. Il voulut répondre, mais ne trouva pas ses mots. Il ne se souvenait
guère de sa vie avant d’avoir bu au très saint Calice aux Asticots. Cela avait été difficile. Très
difficile. Une forme d’endurcissement, pour qu’il soit digne de servir. Mais quand avait-il
choisi de servir ? L’avait-il fait lui-même, ou avait-on choisi à sa place ?
Jadis, cela l’aurait empli de fierté, mais désormais, sur ce navire, brûlé jour et nuit par cette
lumière implacable, il n’était plus aussi sûr de lui. Et il n’aimait pas ça. Il y avait une certitude
réconfortante dans le désespoir. Le pire était arrivé, et cela l’avait rendu plus fort. Mais
l’espoir était la mauvaise herbe du jardin du Grand-Père.
Il revenait toujours quand on s’y attendait le moins.

— Arrière, vermines !
Gutrot Spume poussa un rugissement lorsque les lames rouillées mordirent ses chairs. Il
attrapa un des skavens écumants par la gorge au moyen d’un tentacule et répandit sa cervelle
sur le pont. Puis il enchaîna avec un coup de hache et pourfendit un autre homme-rat.
— J’ai droit de passage, bande de marauds pestiférés !
La galère grouillait de skavens qui attaquaient son équipage avec sauvagerie. D’autres
s’accrochaient au mât, ou au bastingage, et frappaient des gongs en adressant des louanges
stridentes à leur dieu vermineux. Ils étaient apparus brusquement, se déversaient des tunnels et
des corniches de part et d’autre de la rivière, avant de se jeter sur son navire avec une joie folle
furieuse. Les hommes-rats des Clans Pestilens étaient généralement plus courageux que leurs
cousins moins contagieux, et ceux-là étaient encore d’une tout autre trempe. C’était presque
comme si quelque chose les poussait vers lui.
Spume jeta le corps frétillant qu’il étranglait par-dessus le garde-corps et secoua la tête.
— Des rats sur mon navire. Le jardin va de mal en pis.
— On pourrait en dire autant des pirates, dit Urslaug.
La sorcière semblait amusée, mais elle l’était toujours. Il commençait à se rappeler pourquoi
ils s’étaient séparés. Ce n’était pas qu’une question de trahison. Urslaug avait toujours semblé
se moquer de lui, quelle que soit la situation.
— C’est ton œuvre, sorcière, dit Spume en tendant un tentacule vers sa tête. Combien
d’adversaires as-tu mis sur ma piste ?
— Pas tant que ça, répondit-elle. Rappelle-toi que tu m’as interrompue.
Spume poussa un grognement guttural et songea à balancer la tête d’Urslaug par-dessus
bord. Mais c’était probablement ce qu’elle voulait.
— Silence, sorcière.
Le terrier des skavens était accoté à l’un des immenses canaux envahis de racines, de
végétation fossilisée et d’arbres morts qui s’étendaient de la jungle aux niveaux supérieurs de
la Cité Désespérée. La rivière qui serpentait au sein du troisième niveau se divisait en sept
branches qui alimentaient différents quartiers de la ville avant de se jeter dans le niveau
inférieur. Il fallait qu’il atteigne le canal, et vite, pour distancer ses poursuivants.
Gutrot se retourna au cri poussé par l’un des démons de son équipage. Des formes massives
suivaient la galère noire. Des navires grossiers à coque plate propulsés par des roues à aubes,
avec des tours branlantes en guise de ponts sur lesquels apparaissaient des catapultes griffe à
peste et des fournaises pestilentielles. Les membres d’équipage se comptaient pas centaines.
Mais les skavens, et les moines de la peste plus particulièrement, faisaient de bien mauvais
marins. Leurs barges pouvaient bien le suivre tant qu’ils voulaient. Elles ne le
rattraperaient jamais.
Une des catapultes cracha une masse bouillonnante d’immondices en direction de la galère.
Spume leva sa hache et ses tentacules lorsque la boue s’abattit. Il hurla de rire. Ces skavens
croyaient pouvoir l’arrêter en lui jetant un peu de fange chaude. Ignorant les cris des rameurs
qui avaient été touchés, il se dirigea vers la proue. Un éclat argenté attira son attention, et il
se figea.
Une barge skaven se brisa en deux dans un grondement de tonnerre, et des éclats de bois
pourri vinrent percuter son casque malgré la distance. Il poussa un juron au moment où une
silhouette argentée fila au-dessus de l’eau. Quelque chose flamboyait dans sa main, mais elle
vira pour frapper la roue à aubes d’une autre barge, qui explosa.
— Ils sont plus collants que des bernacles, grogna Spume.
Il frappa un autre moine de la peste qui tentait de tirer parti de sa distraction et le fendit du
sommet du crâne à la queue. Agitant sa hache pour ôter les morceaux de chair dont elle était
couverte, il se retourna pour trouver un moyen de s’échapper. D’autres barges apparurent en
aval, au niveau d’un méandre, pour lui couper la route. Il fallait les dépasser avant que les
autres peaux-brillantes – ou le reste des skavens – ne le rattrapent.
Un bruissement le fit pivoter. Une lame courbe s’enfonça dans sa poitrine. Un crâne nu,
couvert de sceaux représentant des yeux incandescents, le dominait. Des cornes entortillées
jaillissaient de sa chevelure emmêlée pleine de poux. Deux yeux de braise croisèrent son
regard. Une seconde lame s’abattit sur son cou, mais il leva sa hache pour parer l’attaque.
— Je me demandais si tu allais finir par montrer ton vilain museau, railla Spume, dont les
tentacules s’enroulèrent autour de la lame enfoncée dans sa poitrine. Tu es le gros rat avec
lequel Urslaug babillait, c’est ça ?
Le Verminarque dégagea sa lame et lui asséna un coup de sabot au ventre, ce qui l’envoya
au sol.
— Oui-oui, pillard-idiot, grogna le démon. Je suis Rancik, très-haut petit préféré du Grand
Corrupteur. Et tu es mort-tué.

Tout n’était que bruit et fureur. Le vacarme des armes s’abattant sur le bois de fer. Les
hymnes de guerre à briser les os des rois-racines qui avançaient dans le malfeu au nom d’un
mensonge. Les serviteurs du Grand Conspirateur avaient leurré les duardins pour qu’ils
partent en guerre contre ceux du Roi de Toutes les Mouches. La Citerne Noire luisait du sang
des morts.
Grymn regardait tout autour de lui avec horreur. La bataille avait été gagnée des siècles plus
tôt, mais ses odeurs et sons inondaient ses sens et le submergeaient. Il avait l’impression de se
noyer. Tout paraissait incolore. Il secoua la tête, tenta de se détourner d’une phalange de Rois-
Flétrisseurs menés par Torglug le Honni qui se dirigeait vers les duardins chancelants. Les
haches s’abattirent. Les boucliers, roussis par le malfeu, se brisèrent et volèrent en éclats. Une
tête tranchée le frappa à la poitrine, sa barbe teinte en vert maculée de sang.
Le Chasseur était magnifique ce jour-là. Un héros d’antan, lâché sur les ennemis de toute
vie. Sa hache tranchait les arbres-logis de clans quadruples.
Grymn leva les yeux. Bubonicus se tenait près de lui, les bras croisés.
— C’est là le souvenir que tu en as ? Sors de ma tête.
Il voulut s’approcher du chevalier du Chaos, mais fut incapable de bouger. Il voulut tendre
les mains, en vain, ses membres ne lui obéissaient pas. Bubonicus le regarda.
Ce sera bientôt ma tête. Regarde.
Grymn s’exécuta, mais aurait préféré ne pas le faire. Des milliers de vers grouillaient entre
les plaques de son armure. Il voulut les retirer, mais fut paralysé lorsqu’ils commencèrent à le
dévorer. Il hurla.
La douleur apporte la clarté. C’est le don de Nurgle. Regarde. Le Seigneur Crânepourri
retrouve son adversaire sur le champ de bataille : le chevalier du Changement,
Ompallious Zyros.
Une créature cornue et bouffie, vêtue d’un tabard effiloché marqué du sceau de la mouche,
pataugeait en direction d’une silhouette irisée portant une armure multicolore. Tous deux
s’affrontèrent parmi les duardin agonisants.
Jadis plus proches que des frères, et maintenant ennemis. C’est au côté du Seigneur
Crânepourri que j’ai entendu parler de la mémoire des vers. Il l’avait appris auprès d’un sage
dans le Verger des Lanternes Moisies. On disait que ce sage l’avait lui-même appris auprès
de la Dame ou d’une de ses sœurs, mais je craignais de demander. Mieux vaut laisser certains
secrets moisir.
La douleur empirait. Des choses remuaient en lui, dévoraient son essence. Quelque chose
remonta dans sa gorge, et il fut pris d’un haut-le-cœur violent. Des formes frétillantes
remplirent sa bouche et firent pression contre l’arrière de ses globes oculaires.
Dans la mort, j’apporte la vie. Dans la vie, j’apporte la mort. Je suis l’incarnation du cycle
éternel, et je suis honoré de porter ce fardeau. Comme tu seras honoré quand tu deviendras
moi. Car tout comme tu es le témoin de mes souvenirs, je vois moi aussi les tiens. Tu es un
guerrier hors pair, dont ton demi-dieu fait un usage cruel. Qu’est-ce qu’un homme, sinon une
accumulation de souvenirs ? Précisément ce dont il te prive à chacun de ses coups
de marteau.
— S… sors de ma tête, fit Grymn d’une voix rauque, les jambes flageolantes.
Les vers s’agitèrent. Des bribes de souvenirs vacillèrent à la surface de son esprit. Des
ombres pâles d’une ancienne vie, désormais perdus dans le rugissement de l’orage.
Pourquoi me résistes-tu ? Ta mort est assurée. Comporte-toi avec honneur. Je ne vais pas
t’éventrer et te supplicier, comme compte le faire le pillard. Je ne suis pas un sauvage. Je suis
un vrai chevalier, et je vais te tuer proprement, avec tout le respect qui t’est dû.
Le ton creux de Bubonicus était presque implorant. Grymn sourit malgré la douleur.
— Si… si je suis éventré… tu le seras aussi.
Il n’y avait pas de bonne mort. Mais il était possible de la rendre tolérable. Bubonicus
grogna de frustration et tendit les mains vers lui.
Grymn ouvrit brutalement les yeux. Il sentait une odeur de fumée. Une vague de chaleur
venait du pont supérieur. Dans la pénombre de la cale, quelque chose pépia. Des skavens
s’approchaient de lui, les yeux étincelants fiévreusement. Les hommes-rats portaient des robes
à capuche crasseuses, et leurs pans de peau visibles étaient tachetés et couverts de poux.
Ils portaient des pioches serties de fragments de malepierre, une lueur glauque, vacillante
émanait de ces armes et déformait toutes les ombres.
— Vois-regarde, chose-orage est enchaînée, oui-oui, pépia l’un des moines de la peste en se
pourléchant des babines pourries d’une langue noire boursouflée. Sans défense, oui-oui.
— Mon œil-zyeux, idiot, grinça l’autre.
Il avait un œil laiteux qui dégoulinait d’une humeur blanchâtre. Il le frotta avec sa patte
en reniflant.
— Œil-œil, le corrigea son camarade en ricanant.
L’espace d’un instant, Grymn crut que celui qui avait un mauvais œil allait frapper son
congénère. Puis il tourna son attention vers lui en poussant un grondement aigu.
— Sans défense, oui-oui, siffla-t-il en se rapprochant. Casser les jambes, le monter en-haut-
là-haut.
Il se redressa pour lui porter un coup de pioche. La lueur de la malepierre faiblit.
Les maillons de la chaîne cédèrent et Grymn bloqua la pioche la main grande ouverte. La
chaleur des fragments roussit son gantelet, et sa peau se couvrit de cloques. Il ignora la
douleur et arracha l’arme des pattes de son porteur. Le skaven recula en écarquillant son
mauvais œil.
— Quoi-quoi ?
D’autres maillons éclatèrent et Grymn bascula en avant, entraînant le skaven dans sa chute.
La vermine couina sous son poids. Grymn en profita pour le réduire au silence en lui broyant
la gorge. Le second skaven poussa un couinement de panique et tenta de lui asséner un coup
de pioche. Il encaissa le coup de son canon d’avant-bras, et la pioche éclata comme un
morceau de bois pourri.
Grymn se releva en tirant la chaîne brisée. Le skaven le dévisagea en remuant le museau
avant de faire volte-face. Grymn lui fracassa le crâne d’un coup de chaîne, puis écarta son
cadavre d’un coup de pied et se tourna vers les âmes piégées à fond de cale.
Il n’y avait plus aucun espoir dans leurs yeux. Rien sinon le désespoir d’animaux brisés en
route pour l’abattoir.
Si tu veux t’enfuir, c’est le moment.
— Non.
Aussitôt, Grymn enroula la chaîne autour des barreaux.
Ils ont trouvé la paix, Lorrus. Veux-tu les en priver ?
— Volontiers, dit Grymn en tirant de toutes ses forces. Je suis prêt à verser tout mon sang
pour épargner ne serait-ce qu’à une âme les horreurs que tu qualifies de paix, monstre.
Les barreaux se déformèrent avant de casser brutalement. Grymn recula en titubant. Aucune
âme ne sortit. Elles étaient blotties dans l’eau saumâtre et ne comprenaient pas ce qui se
passait. Grymn poussa un juron.
— Montez, bon sang ! Montez ! Il faut y aller !
Ils ne t’entendent pas, Lorrus. Tu prononces des paroles d’espoir, et ces élus sont sourds à
ce genre d’idiotie.
— La ferme.
Grymn tendit la main, mais les prisonniers s’éloignèrent. Ils se mirent à chanter un hymne
funèbre, leur voix à peine audible en raison du vacarme de la bataille qui se déroulait dehors.
C’était une prière adressée à Nurgle. Dégoûté et horrifié, il retira sa main et se remit debout. Il
ne pouvait pas sauver ceux qui ne voulaient pas l’être, mais il était hors de question de les
abandonner. Quel que soit l’état de leur âme, ils ne méritaient pas ce sort.
Mériter ? Et qui es-tu pour juger de telles choses, mon ami ? Tu n’es qu’un grain de
poussière aux yeux des dieux. Le fait que tu croies encore que cet entêtement te vaudra autre
chose que la mort est risible. Le courage d’un enfant face à la volonté de celui qui a été
témoin de la naissance d’étoiles. Cours, si tu veux. Mais ne cherche pas à voler ce qui a été
légitimement gagné.
Quelque chose percuta le navire, et Grymn manqua de tomber. Une boue fumante dégoulina
du pont pour finir dans la cale. Les âmes remuèrent dans l’humidité brûlante et s’en
délectèrent malgré les cloques qui les recouvraient déjà. Écœuré, le Seigneur-Castellant prit la
direction de l’escalier. Il n’avait plus rien à faire ici.
Et que vas-tu faire là-haut, hein ? Nager jusqu’à la rive ?
— Non, répondit Grymn en tirant sur ses chaînes. Je compte mettre ce navire à la dérive.
Il monta l’escalier prudemment. Le pont grouillait de skavens qui affrontaient l’équipage de
Spume. Grymn chercha le capitaine dans la mêlée. Il repéra le pirate qui échangeait des coups
avec un imposant Verminarque skaven. La créature se déplaçait rapidement malgré sa taille,
mais Spume n’était pas en reste. Où que le monstre abatte ses lames, le pillard parait au
moyen de sa hache.
Grymn entra en lice en faisant tournoyer les chaînes brisées au-dessus de sa tête. Skavens et
démons furent renversés ou repoussés par sa charge. Il marchait droit vers son ravisseur. S’il
parvenait à tuer Spume, et même s’il mourait au passage, il éliminerait une redoutable menace
pesant sur les Royaumes Mortels.
Un portepeste tenta de s’interposer et lui donna un coup de fouet barbelé. Grymn l’envoya
s’étaler et brisa son crâne moussu d’un coup de chaîne.
— Spume ! rugit-il.
Le pirate se retourna, et le Verminarque lui plongea ses deux lames dans le dos. Spume
hurla et mit un genou à terre. Le Verminarque posa son sabot contre sa tête et retira ses
faucilles dans une gerbe de sang. Spume bascula sur le pont.
— Te voilà, siffla le Verminarque en tendant sa lame vers Grymn.
Le monstre bondit vers lui sans lui laisser le temps de reculer. Il lui asséna un coup de
chaîne et le repoussa brièvement. La créature se fendit et lui envoya un coup d’épaule qui le
déséquilibra. Le pont craqua sous son poids et sa tête se mit à tourner.
— Rancik prendra ton âme, chose-orage, si-si, siffla le Verminarque en tournant autour
de Grymn.
Il racla ses lames courbes l’une contre l’autre et produisit de grosses étincelles verdâtres.
— Je vais ronger-écorcher tous ses secrets, oui-oui.
Grymn tenta de se relever en grognant, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Sa tête lui
faisait mal.
Rends-toi, Lorrus. Rends-toi, et j’éliminerai cette créature.
— Non, répondit Grymn, les dents serrées.
Un sabot le frappa à l’arrière du crâne, et sa face s’écrasa contre le pont.
— Oui-oui, grogna le Verminarque, en appuyant de tout son poids sur sa nuque. Te
reprendre, t’écorcher jusqu’à l’os, apprendre tes secrets.
Laisse-moi faire, idiot, ou nous mourrons tous les deux, dit Bubonicus.
Grymn n’avait plus assez de souffle pour répondre, ni la force de résister à la douleur qui
s’emparait de tous ses muscles. Malgré tous ses efforts, il était incapable de repousser
le démon.
— Si quelqu’un doit l’écorcher, ce sera moi.
Le Verminarque se retourna, et Spume brisa son museau dénué de chair d’un coup puissant
du manche de sa hache. Le démon recula d’un pas chancelant et évita de justesse un coup
destiné à le pourfendre. Tous deux se faisaient maintenant face au-dessus de Grymn, incapable
de réagir.
— T’as tout l’air d’un rat assez malin, dit Spume en tentant d’égorger son adversaire. Alors
toi et tes rejetons scabreux, je vais vous faire une proposition.
Du sang dégoulinait de ses plaies, mais déjà ses blessures au dos se refermaient.
— Une… proposition ? gronda Rancik.
— Tu veux ces peaux-brillantes, hein ? demanda Spume en agitant un tentacule vers Grymn.
Eh bien, il y en a toute une galère qui arrive.
— Non, fit Grymn d’une voix rauque en tentant de se relever.
Spume envoya un coup talon de sa hache à l’arrière du crâne de Grymn, qui retomba de tout
son long. Des points noirs se mirent à danser devant ses yeux et le monde se réduisit à un
rugissement sourd.
— Chut, dit Spume. Tu peux continuer de m’affronter pour celui-ci, ou aller t’emparer d’un
trophée nettement plus juteux, Rancik. Que vas-tu faire ?
Le kraken de Spume fit claquer son bec et ses tentacules. Le capitaine leva sa hache.
— Tu ferais mieux de te décider vite-vite, singea-t-il. Je ne suis pas réputé pour ma patience.
CHAPITRE DIX-HUIT

LA CITÉ DÉSESPÉRÉE

Gardus jeta le dernier homme-rat par-dessus bord et leva la tête vers l’ombre qui passait au-
dessus de lui.
— Enyo, quelles nouvelles ? La voie est-elle dégagée ? Qu’en est-il de notre proie ?
— La voie est toujours bloquée, répondit le Chevalier-Venator, qui se posa sur le pont en
repliant ses ailes de lumière. Notre proie s’est enfuie, et les skavens semblent s’être
entièrement retournés vers nous.
Elle désigna les navires qui se dirigeaient vers leur galère.
Les barges étaient d’une inélégance rare, même comparées à la galère dont ils s’étaient
emparés. Plates et lentes, leurs mouvements étaient contrôlés par des roues à aubes grinçantes
qui brassaient l’eau en complète désharmonie. Le son ainsi produit se mêlait au tumulte des
cloches pendues aux coques et mâts et renvoyait des échos discordants frémissants.
— Un piège, déclara Cadoc en grattant le sang de ses ennemis qui recouvrait son armure. Ils
cherchent à nous noyer dans la viande de rat avarié.
Le Chevalier-Azyros semblait impatient. Gardus lui jeta un regard méfiant. Cadoc comptait
parmi les pieux, mais sa foi était tranchante et brûlante. Prompte à juger et à condamner. Et
cela semblait empirer avec le temps. Il était la pointe de la lance du Dieu-Roi et avait pour
vocation de verser le sang.
Gardus lui fit signe de se taire.
— Et notre proie ? Où est-elle partie ?
Tegrus leur avait appris que la galère qui emmenait Grymn était toute proche et attaquée elle
aussi par les skavens. Mais ils semblaient avoir conclu un accord, ce qui n’augurait rien de
bon pour leur mission de sauvetage. Il avait espéré que leur proie serait acculée et dans
l’incapacité de filer.
— Elle détale, poussée par un vent pestilentiel, annonça Enyo.
Son aigle étoilé lui voletait autour en glatissant de frustration.
— Tout laisse penser à un maléfice, ajouta-t-elle.
— T’attendais-tu à autre chose en cet endroit ? fit Morbus.
Le Seigneur-Relictor était assis sur les marches du gaillard d’avant, la tête penchée. Son
armure étincelait d’une lumière azurée, et il dégageait une odeur d’ozone et de métal roussi.
— Nous n’avons plus beaucoup de temps, reprit-il. Je sens des forces qui s’amoncellent et
se préparent à frapper.
Gardus plissa les yeux.
— Les skavens ?
Morbus secoua la tête.
— Je ne crois pas. Ils ne sont qu’une pièce d’un ensemble bien plus vaste, répondit-il en
relevant ses yeux qui brillaient d’une inquiétante lueur froide. On nous appâte. Pour nous
entraîner au plus profond de cet endroit.
— Alors tout ceci n’est qu’un piège, dit Gardus doucement. Par ma faute, nous nous
sommes jetés dans la gueule du loup.
Il observa Solus qui aboyait un ordre et regroupait ses Judicators près du bastingage. Ils
allaient éliminer une barge, peut-être deux, avant que les autres ne les atteignent. Ensuite,
l’affrontement se déroulerait au corps à corps.
— Ce n’est pas un piège, dit Tornus, appuyé sur son arc en examinant l’ennemi. Nurgle ne
raisonne pas de la sorte, il se contente de réagir. Il est… lent. C’est ça. Qu’il s’agisse de
réfléchir ou d’agir. Nurgle est patient. Si nous nous présentons devant lui, il saura nous
recevoir, ajouta-t-il en haussant les épaules. Des Quatre, il est le plus satisfait en ce moment.
Ce qui doit arriver arrivera.
— Ce n’est pas franchement rassurant, dit Gardus.
— Telle n’était pas mon intention, répondit Tornus en secouant la tête. Je sens qu’il nous
observe, ajouta-t-il en se frappant la poitrine. Je le sens dans ma tête et dans mon âme. Comme
l’eau qui coule au travers de vêtements.
— Il a raison, dit Morbus. Nurgle nous observe. Et jusqu’à présent, nous avons agi
exactement comme il le voulait. Nous les traquons, ils détalent. Nous sommes comme ces
enfants de la fable, qui suivent les lueurs chantantes dans un marais. Plus nous courons, plus le
brouillard s’épaissit et plus la boue est profonde. Nous risquons d’être engloutis à
tout moment.
Gardus ne répondit pas et laissa son regard errer sur ceux qui avaient décidé de le suivre.
Les Liberators ramaient en silence, leurs armures couvertes d’une couche de crasse noire.
D’autres étaient juste assis, la tête penchée, leurs armes à leurs pieds. L’air était chargé de
l’odeur du sang et du vomi. L’assaut leur avait coûté six guerriers. Six vies de plus ajoutées au
fardeau de Morbus. Ils n’étaient plus que trente parmi ceux qui s’étaient portés volontaires,
dont un tiers de blessés. Pire encore, les enchantements de leurs armes déclinaient en ces
lieux. Les carquois de ses archers mettaient de plus en plus de temps à se remplir, et les
boucliers et armures avaient sérieusement souffert au fil des combats. Bientôt, la magie des
Six Forgerons s’évanouirait pour de bon, et ils devraient se contenter de cailloux et de mots
pour se battre.
Il vit une Judicator gratter le bandage qu’elle avait au bras. Du pus suintait. Non loin, un
Retributor était assis sur le garde-corps et dodelinait de la tête. Un des encensoirs acides des
skavens s’était brisé trop près de lui, et il avait le visage atrocement brûlé. Il releva la tête,
comme s’il sentait le regard de Gardus, et révéla ses yeux opaques. Gardus se détourna. Il était
possible de les soigner, sous réserve que Morbus en ait la force. Mais combien de temps
encore les prières du Seigneur-Relictor allaient-elles leur permettre de poursuivre le combat ?
Un Liberator se tenait près du bastingage, adressant des marmonnements à quelqu’un qu’il
était le seul à voir. Aetius le prit par le bras et l’en écarta doucement, juste au cas où. Ils
avaient perdu plusieurs guerriers de cette façon, emmenés dans les ténèbres par d’obscurs
fantômes d’un passé dont ils se rappelaient à peine. Ils étaient de plus en plus nombreux à voir
des choses qui n’existaient pas, ou à entendre des voix vieilles de plusieurs siècles. Ils avaient
le visage couvert de mouches, de la moisissure se développait déjà sur leur armure, et l’odeur
de décomposition était omniprésente. Et pour couronner le tout, il y avait ce grincement
lointain mais incessant de meule.
C’était usant. Nurgle était patient. Nurgle était lent. Et Nurgle était inéluctable. La situation
allait forcément empirer. Pour l’heure, leur foi était inébranlable, mais elle finirait par vaciller
elle aussi. Et au fil de leur progression, même la lumière produite par leur navire ne suffirait
plus à les protéger.
Il entendit la voix de Solus, suivi du sifflement de plusieurs flèches. Puis le hurlement de la
foudre qui semait la dévastation parmi leurs ennemis. Au sein de ce rugissement, il entendit le
murmure de la voix d’un dieu. Et sut enfin ce qu’il devait faire. Il se tourna vers ses officiers.
— J’ai déjà emprunté cette route. J’ai traversé ce jardin sombre et retrouvé la lumière. Je me
suis opposé à notre adversaire dans son presbytère même, et je compte bien recommencer,
même si je dois y perdre la vie. Il est temps que le Dieu de la Pestilence comprenne de quoi
nous sommes capables. Nous avons été forgés par la foudre et le tonnerre, nous sommes parés
de lumière étoilée et la chaleur du soleil court dans nos veines.
Gardus se retourna en laissant apparaître sa lumière. Elle flamboyait telle une colonne en
repoussant les ombres.
— Il est temps de lui montrer – de montrer à toutes les Puissances de la Ruine – non
seulement comment les Fils de l’Orage se battent… mais également comment les pieux
mènent la guerre.
Il planta la pointe de sa lame runique dans le pont et tendit la main vers Morbus.
— As-tu la force d’appeler un dernier orage, mon frère ?
Morbus se redressa.
— Un de plus, mille autres s’il le faut.
— Bien, car nous allons en avoir besoin, dit Gardus avant de prendre Cadoc par l’épaule.
Vole devant nous, et annonce à l’ennemi que nous arrivons, prince d’Ekran. Morbus ?
— Je peux invoquer un orage que Cadoc entraînera à sa suite. Il fera effondrer cette partie
du terrier et nous emmènera au niveau suivant.
La voix du Seigneur-Relictor chevrotait étrangement, mais il semblait sûr de lui. Il posa son
bâton près de lui et leva les mains. La foudre dansa entre ses paumes. Puis il écarta les mains,
et des maillons vacillants se dessinèrent.
— Lève ton fanal, Chevalier-Azyros.
Cadoc obtempéra. Morbus l’ouvrit et alimenta une extrémité de la chaîne au moyen de la
lumière chatoyante. Il se retourna rapidement, en tirant l’autre bout au-dessus de son épaule, et
elle s’allongea spontanément. Cadoc chancela, comme si la chaîne était fixée à l’intérieur de
son fanal. Il la tendit au-dessus du pont ; la lumière remonta les chaînons et se propagea
rapidement, s’ajoutant à la lueur qu’il produisait déjà. Morbus se retourna et s’agenouilla en
tendant la chaîne à Gardus.
— Prends place à la proue, Âme d’Acier. Ta lumière sera notre ancre.
Gardus se dirigea rapidement vers la proue en nouant les chaînes à ses avant-bras et son
torse. La chaleur de la foudre était incroyable, mais il ne fut pas brûlé. Cadoc passa au-dessus
de lui en brandissant son fanal et en tirant la chaîne. Gardus entendit Morbus qui commençait
à psalmodier et le son mat de son bâton qui frappait le pont. La chaleur augmenta, de même
que son éclat. Il avait l’impression que l’orage grondait à lui et ne demandait qu’à être libéré.
Les navires skavens se rapprochaient et il entendit leurs couinements lorsque la lumière les
frappa. Cadoc battit des ailes en entraînant la chaîne jusqu’à ce qu’elle se tende, et Gardus se
campa en tenant fermement son extrémité.
— Offrez-moi un joyeux tintamarre, mes frères, s’écria-t-il. Entonnez donc les chants de
guerre de notre Ost-Tempête. Délivrez-leur le tonnerre et la foudre.
Feros fut le premier. Il se mit à chanter un hymne de sa voix grave et basse. Aetius se joignit
à lui, suivi de Tegrus et de Solus. Leurs guerriers les rejoignirent, jusqu’à ce que chaque voix
produise un chant de guerre et de jugement. Les Stormcasts tapèrent des pieds en rythme. Les
manches de leurs marteaux heurtèrent le sol tandis que les lames de guerre s’abattaient sur le
bord de leurs boucliers. Les sons ne firent plus qu’un et firent naître un grondement palpitant.
Gardus sentit la chaleur de la chaîne s’accentuer et l’argent de son gantelet se mit à noircir.
L’espace d’un instant, il n’y eut plus que le bruit sourd de la sigmarite et le vacarme des
cloches de la peste. Puis, dans un craquement assourdissant, la proue du navire sortit de l’eau.
La foudre parcourut la chaîne et longea le bastingage, frappant l’eau qu’elle transforma en
vapeur. Puis elle poursuivit son chemin, parcourut les structures putrides de chaque rive, en
embrasant certaines et en détruisant d’autres. Gardus serra la chaîne de plus belle. Cadoc
poussa un cri et piqua vers les barges skavens qui s’approchaient. Derrière Gardus retentit la
voix grondante de Morbus :
— Qui chevauchera les vents de l’orage ?
— Seuls les pieux, répliquèrent les autres de concert.
— Qui sera la lumière dans les ténèbres ?
— Seuls les pieux !
Les mots résonnèrent en Gardus, lui donnèrent davantage de force. Et comme il les
prononçait lui-même, sa lumière brilla de mille feux. Les chaînes se resserrèrent. Les maillons
remuaient dans ses mains comme un être vivant. Puis la poupe de la galère suivit le chemin de
la proue. La galère s’éleva à la suite de Cadoc.
Leur coque percuta une forêt de mâts, qui volèrent en éclats, et les équipages des barges
ennemis cédèrent à la panique. La violence de leur décollage souleva la rivière, et de grandes
vagues frappèrent les flancs du tunnel, inondant cavernes et terriers. Des embarcations
chavirèrent, d’autres se brisèrent, et les skavens hurlants furent précipités dans les
flots bouillonnants.
Gardus tirait sur la chaîne. Les prières de Morbus et le chant des pieux atteignirent leur
paroxysme, puis les voix se perdirent dans le rugissement du passage de la galère. La foudre
jaillit du navire pour frapper les murs du tunnel et les barges. De la fumée s’éleva et
tourbillonna dans leur sillage. Cadoc flamboyait d’une fureur élémentaire, et la lumière de son
fanal repoussa l’obscurité qui régnait devant eux.
La chaîne donna brutalement du mou. Gardus se raidit alors qu’une silhouette ténébreuse
fondait sur lui. Rapidement, il reconnut une forme monstrueuse et familière. Le Verminarque
dévala la chaîne, et son pelage graisseux se mit à fumer au contact de l’énergie azurée. La
créature dégoulinait d’ichor et était hérissée d’esquilles de bois. Elle poussa un cri de défi aigu
et bondit vers lui en brandissant ses lames courbes. Gardus se tendit, peu désireux de lâcher la
chaîne pour se défendre. Il rentra la tête dans les épaules en espérant que son armure absorbe
le gros du coup.
Deux flèches passèrent de part et d’autre de sa tête et touchèrent le Verminarque, qui tomba
de tout son long sur le pont en lâchant ses faucilles. Il hurla de douleur et tenta d’arracher les
flèches brûlantes qui le transperçaient.
Gardus agit sans tarder. Il se redressa et lui asséna un coup de botte à la tête qui le renvoya
sur le dos. Tornus et Enyo apparurent derrière lui. Les Chevaliers-Venators levèrent leurs arcs,
prêts à lui tirer dessus. Refusant toujours de lâcher la chaîne, Gardus baissa la tête vers le
démon blessé.
— Fuis, dit-il. Fuis très vite, et très loin.
Le Verminarque siffla et se releva difficilement en agitant sa queue fourchue. L’espace
d’une seconde, Gardus crut qu’il allait se jeter sur lui, mais le démon poussa un cri strident de
colère apeurée, sauta par-dessus la proue et disparut.
— Vous l’épargnez, dit Tornus.
— La miséricorde est la plus affûtée des lames, dit Gardus en tendant une longueur de
chaîne à Tornus. Attachez-la autour du mât, ordonna-t-il avant de se tourner vers Enyo. Va
aider Cadoc.
Tornus s’envola en direction du mât. Gardus se retourna en tirant sur les deux longueurs de
chaîne. Il sentait la galère qui tremblait sous ses pieds et prononça une prière silencieuse pour
qu’ils survivent à la prochaine étape de leur voyage. Ce n’était plus un simple navire de bois et
de fer ; il fallait y ajouter la foi. Et seule la foi lui permettrait de tenir.
Un grondement violent secoua la galère. Le déluge de lumière constant de la coque
vaporisait l’eau. La caverne commença à se fissurer et à s’écrouler. Des pans de pierre
tombèrent du plafond, mais furent désintégrés par l’énergie céleste émanant de la galère. Les
palissades dressées par les skavens s’effondrèrent sur elles-mêmes, et un mur de poussière
s’en éleva. La galère transperça ce mur, et Gardus entendit le rugissement de l’eau qui chutait.
Un instant plus tard, il aperçut l’immense réseau de racines enchevêtrées qui s’enfonçaient
dans le niveau inférieur du jardin. C’était un bastion affalé de racines sectionnées, de
montagnes brisées et d’ouvrages pulvérisés qui s’enfonçait en pente douce dans un abîme. De
l’eau coulait en suivant le cours de rivières tortueuses, se faufilant dans les ruines avant de
basculer dans les profondeurs. Cadoc entama la descente.
Gardus vit que le niveau suivant commençait là où le précédent s’achevait. Les portes de la
Cité Désespérée étaient presque alignées avec le bord de la chute. Elles ressemblaient à une
trappe ronde, large de plusieurs lieues et couverte d’énormes malformations qui évoquaient de
gigantesques visages grimaçants. Des ouvertures grillagées avaient été construites dans
l’immense herse afin de laisser passer l’eau, et des tours grossières armées par des légions de
démons s’élevaient tout autour. Fasciné malgré lui, Gardus vit les grandes portes s’ouvrir pour
laisser passer une flottille de galères. Elles libérèrent aussitôt des nuages de vapeur d’eau et
d’effrayantes volées d’oiseaux aux ailes couvertes de moisissure. Les créatures s’élevèrent en
spirale en direction de la galère avant de se disperser finalement.
Plus bas, des cors retentirent, le tocsin se mit à sonner. Cadoc plongea vers l’entrée
grinçante en tractant la galère. Gardus lutta pour rester debout et entendit les cris et jurons de
ses guerriers qui, surpris par l’accélération soudaine, se retrouvèrent au sol. Tegrus et ses
Prosecutors s’envolèrent et formèrent un cordon de protection autour du navire. Leurs
marteaux s’abattirent sur les tours de guet comme une pluie de météores. Cadoc continua sa
descente et franchit les portes qui se refermaient déjà.
— Morbus ! s’écria Gardus.
Il entendit le Seigneur-Relictor frapper le pont d’un coup de son bâton et sentit la galère
trembler. La foudre jaillit du navire et balaya l’entrée. Les visages grimaçants se déformèrent,
laissèrent place à des rictus de surprise et de douleur. Des tours de guet s’embrasèrent, de
malheureux navires furent réduits en cendres. Puis ils franchirent les portes de Découragement
et entrèrent dans la Cité Désespérée.

Enyo volait autour de la chaîne embrasée. Elle sortit une flèche de son carquois et tira pour
abattre le démon affublé d’une perruque grotesque, juché sur mouche à peste. Les démons
s’élevaient de la ruche ronde de la cité, sortant d’ouvertures tordues et de herses inversées.
La Cité Désespérée semblait tout droit sortie des rêves d’un fou. Elle ressemblait à
l’intérieur d’une colossale tour évidée, avec des rues tortueuses et des bâtiments squelettiques
qui zigzaguaient et offraient des protubérances dans toutes les directions à la fois. La cité était
en mouvement permanent, bâtie contre la meule de ce niveau du jardin. Ses blocs et quartiers
raclaient doucement les uns contre les autres, emplissant l’air de nuages de poussière
délétères. De l’eau dévalait des aqueducs construits selon des angles improbables, alimentant
l’ensemble de la ville dans une cacophonie d’arcs et de jets. Une vapeur huileuse mêlée de
poussière déposait un voile gras sur la moindre surface. Des navires sillonnaient les jets d’eau
dans un sens ou dans l’autre, sans se soucier le moins du monde de la gravité. Enyo passa près
d’une galère à trois mâts qui remontait une chute d’eau à la verticale. Les visages déformés de
l’équipage ne dissimulèrent pas leur confusion, voire leur peur, quand ils la virent passer
en trombe.
Plus bas, Cadoc hurla des prières et des imprécations, et plongea dans la horde de drones de
la peste en s’y frayant un chemin à coups de lame étoilée. Le prince d’Ekran avait bien
quelques défauts, mais l’hésitation n’en faisait pas partie. À ses yeux, plus il y avait
d’ennemis, plus il avait de chances de prouver l’ampleur de sa foi.
Enyo vira en tirant deux flèches à la suite. Ces démons étaient d’un autre genre que ceux
qu’ils avaient rencontrés jusque-là. Ils portaient un uniforme coquet incrusté de crasse sous
leur armure corrodée, ainsi qu’un heaume complet décoré de mandibules d’insectes stylisées.
Certains maniaient aussi des lances grossières ou des épieux, tandis que d’autres agitaient des
lames dentelées. Malgré tout, ses flèches en venaient à bout facilement.
Périphas filait devant elle en crevant les yeux à facettes des mouches à peste. Les cris du
rapace résonnaient dans l’air lourd. L’animal effectua un tonneau et effleura l’abdomen de
deux mouches en passant. Ses plumes chatoyantes les dévorèrent tel un acide, et les insectes
furent pris de convulsions. Leurs cavaliers, désarçonnés, basculèrent dans le vide, percutant
plusieurs ponts et passerelles avant de disparaître dans l’obscurité.
Enyo se livra à une sorte de gavotte aérienne en sortant une nouvelle flèche de son carquois.
La dernière. Elle sentit le picotement électrique caractéristique des enchantements des Six
Forgerons et le carquois se remplit de nouveaux traits. Mais leur nombre était anormalement
faible, et les flèches mettaient de plus en plus de temps à se reconstituer. Les enchantements
déclinaient. Elle chassa cette pensée et tira pour perforer le cerveau d’une mouche à peste qui
se rapprochait à toute allure. Elle encocha à nouveau.
La galère, elle, progressait bruyamment vers le cœur de la cité, sa coque enveloppée d’une
chape de flammes et de foudre cobalt. Une tour de pierre explosa sous l’action de la foudre.
Un pont constitué de la mâchoire d’un monstre antique vola en éclats. Un navire coula dans un
torrent, et il n’en resta qu’une épave fumante. Les habitants de la cité fuyaient en tous sens à
l’approche de la galère, qui ne laissait que flammes et destruction dans son sillage. Des
démons gémissaient et gesticulaient de souffrance quand ils étaient dévorés par la foudre ou
frappés par la lumière stroboscopique du fanal de Cadoc.
Le Seigneur-Célestant Gardus se tenait toujours à la proue de la galère, la chaîne de lumière
de Cadoc enroulée autour de ses bras et de son torse. Enyo ne comprenait pas le
fonctionnement de la magie, mais avait foi en elle, savait qu’elle pourrait compter sur elle
jusqu’à ce que Sigmar en décide autrement. Alors seulement, ils mourraient conformément
aux vœux du Dieu-Roi. Comme seuls les pieux en sont capables.
Jadis, un tel fatalisme lui aurait été étranger. Dans la Chypra perdue, l’inévitable devait être
combattu. L’espoir était une doctrine. Mais Chypra avait disparu, et elle suivrait elle aussi la
même voie bientôt. Cet endroit allait leur coûter la vie. Mais leur mort aurait un sens. Elle en
était persuadée. Les Stormcast Eternals étaient la flèche du carquois de Sigmar, une flèche
qu’il fallait savoir tirer au moment opportun. Et si son heure était venue, elle était prête.
Un cri en contrebas attira son attention. Cadoc lui indiquait quelque chose en agitant sa lame
étoilée. En dehors du rayon lumineux de son fanal, elle aperçut une seconde entrée, plus
petite, qui lui rappelait celle qu’ils avaient empruntée pour entrer en ville. Elle se refermait.
Des groupes de Hérauts Putrides fouettés par des démons actionnaient des mécanismes de fer
rouillé couverts de champignons. Les mortels tiraient sur des chaînes, et la porte tournait sur
ses gonds. Elle replia ses ailes pour prendre de la vitesse et tira trois flèches successivement,
abattant autant d’ennemis. Les Hérauts Putrides cédèrent à la panique et l’opération cessa.
Enyo tira un quatrième trait dans le crâne d’un contremaître démoniaque qui tentait de
ramener l’ordre.
Des mouches à peste se précipitèrent sur elle et elle entendait déjà les jurons de leurs
cavaliers. Elle vira brusquement et entama la descente pendant que Tegrus et deux de ses
Prosecutors se rapprochaient en invoquant leurs marteaux. Elle attira les drones de la peste à
elle pendant que les Prosecutors jetaient leurs marteaux sur les mécanismes de la porte.
Démons et mortels fuirent le déluge de destruction ; de la fumée et des flammes s’élevèrent
bientôt de l’entrée. Les portes étaient à moitié refermées et les Prosecutors les percutèrent de
plein fouet pour les rouvrir. Cadoc y tira la galère, qui termina l’œuvre entamée par les
Prosecutors. La foudre, elle, ricocha contre les mécanismes démoniaques et embrasa le bois
pustuleux. Des démons couinèrent en prenant feu dans l’explosion qui suivit. Enyo plongea
dans la fumée, Périphas à son côté. Le plumage du rapace étincelait à la manière des étoiles
parmi lesquelles il vivait autrefois.
D’autres portes les attendaient. Elle perdit le compte au bout de la cinquième. Chacune
montait d’un cran dans l’horreur : des rues faites de tissus lépreux, et des bâtiments conçus à
partir de corps hurlants infectés ; un quartier constitué de blocs de pierre veinés de rouge
couverts de faces bestiales hurlantes ; des palais d’agrément purulent qui s’élevaient au milieu
de plaies grosses comme des villes ; un marché de tentes de chair aux marchands inhumains
dont les étranges biens pleuraient et hurlaient ; un jardin de fleurs chantantes humides
de larmes.
Toutes ces choses, et bien d’autres, elle les vit en suivant le fanal de Cadoc dans les
ténèbres. Des légions de démons, certains portant perruque et armure, d’autres en haubert de
cuir de guivre, et d’autres encore, vêtus des seules immondices de leurs sécrétions, se
mobilisèrent dans les rues et venelles autour de la galère pour tenter de lui couper la route. Des
drones de la peste la poursuivaient, trop lents cependant pour la rattraper, mais reprenant un
peu de terrain à chaque obstacle. Tegrus et ses Prosecutors redescendirent pour les décourager,
tandis que les Judicators lâchaient des volées de flèches dans les rues.
Mais les habitants n’étaient pas les seuls à s’opposer à leurs efforts. La cité tout entière
semblait se contracter autour d’eux. Les murs et les rues se rapprochaient, et le grondement
omniprésent étouffait jusqu’à ses pensées. Elle récita les Cantiques de la Foi en descendant,
puisant ses forces dans le verbe des premiers pieux.
Puis elle la vit. Leur proie.
La galère noire avait emprunté un canal. Elle naviguait perpendiculairement à eux, vers le
bas. Ses voiles en lambeaux gonflées par un vent mauvais, elle emprunta une crête d’eau, et
son cap fut bientôt parallèle au leur. Ils avaient de l’avance, mais elle pouvait les rattraper. Ils
filaient vers une autre porte, sensiblement plus grande que les autres, et beaucoup
plus décorée.
Comme les autres, elle ressemblait à une trappe imposante, mais sa surface était hérissée de
tours de guet évoquant des boutons en grappes. Elle avait la forme d’une face démoniaque
ricanante. Boursouflée, à l’image d’un champignon, elle semblait observer les vaisseaux en
approche avec un certain plaisir. Les énormes treuils et poulies fixés sur son bord furent mis
en branle, et la face se fendit alors que la porte s’ouvrait.
La galère noire allait passer, d’une seconde à l’autre.
— Périphas, trouve-moi Tegrus, fit-elle.
Les Prosecutors allaient finir par remarquer la porte, mais sans doute trop tard. Il fallait
la ralentir.
Enyo se mit à la poursuite de son gibier. Elle tira une série de flèches qui sifflèrent en
direction de l’embarcation. Des démons tombèrent par-dessus bord et chutèrent devant elle
avant de disparaître dans le torrent. Elle aperçut la silhouette massive du capitaine à la poupe.
Un monstre enflé et muni de tentacules, équipé d’une hache à fer simple posée sur l’épaule. La
créature agita un tentacule vers elle comme pour l’inviter à se rapprocher. Elle tira en guise
de réponse.
La flèche fila et prit de la vitesse. Au dernier moment, un tentacule luisent se détendit et
l’attrapa. La pointe scintillante s’arrêta à quelques centimètres seulement du heaume lisse du
capitaine. Puis il la brisa et le trait libéra une décharge de lumière brûlante. Le capitaine en
jeta les morceaux au sol en poussant un rugissement audible malgré la distance.
Enyo replia ses ailes pour gagner de la vitesse. Elle devait les rejoindre. Elle voyait le
Seigneur-Castellant Grymn ligoté au mât, complètement effondré dans ses chaînes. Impossible
de dire s’il était encore en vie. Elle murmura une prière en comblant l’intervalle qui les
séparait. Si seulement elle pouvait le rejoindre et le libérer avant que ses ravisseurs ne
l’arrêtent.
Des marteaux luisants la dépassèrent, soulevant des gerbes d’eau de part et d’autre de la
galère noire. Les Prosecutors. Un marteau explosa contre la coque du navire, qui fut secouée.
Un des guerriers ailés piqua sur le capitaine en abattant son marteau, mais le démon para au
moyen du manche de sa hache monstrueuse. Pendant quelques secondes, les deux adversaires
échangèrent des coups, mais plus vite qu’elle ne le croyait possible, le capitaine lui porta une
botte qui lui trancha l’épaule et une partie de la poitrine. Le Prosecutor recula, heurta le garde-
corps et tomba vers le ciel.
Là encore, bien qu’elle en eût vu d’autres mourir, elle fut surprise de voir que le cadavre ne
disparaissait pas, qu’il n’explosait pas en millions de particules de lumière. Non, il resta en un
seul morceau, son âme piégée au sein de son corps. En disparaissant dans les profondeurs de
cet endroit, il était condamné à souffrir éternellement.
Le corps du Prosecutor passa devant elle en laissant une traînée de foudre derrière lui.
Instinctivement, Enyo se retourna. Elle le saisit par la cheville et l’attira à elle tout en
poursuivant sa descente. C’est alors qu’elle vit la galère s’évanouir derrière la porte, qui se
referma bruyamment, une seconde avant qu’elle n’y atterrisse violemment.
Des démons jaillirent des tours de guet et avancèrent vers elle d’une démarche titubante en
parcourant la surface aux angles abrupts. Des dizaines de corps rances en décomposition se
pressaient désormais. Les premiers à s’en approcher lui lancèrent des javelines barbelées, et
leurs psalmodies lui écorchèrent les oreilles. Elle recula sans lâcher le corps du Prosecutor.
Puis un cri aigu retentit dans le ciel. Périphas surgit au-dessus de sa tête, toutes serres
dehors. Un portepeste chancela en geignant, aveuglé par l’aigle étoilé. Une seconde plus tard,
Tegrus et ses derniers Prosecutors atterrirent dans un grondement de tonnerre, jouant de leurs
marteaux célestes et réduisant en bouillie leurs chairs inhumaines.
— Dame Enyo, tout va bien ? demanda Tegrus en renversant un portepeste.
— Je vais bien, mais ton guerrier est mort.
Elle asséna un solide coup de pied au ventre d’un démon, qui se plia en deux, avant de lui
balancer son genou en pleine mâchoire et de lui briser la nuque. Le monstre tomba sur le
marteau de Tegrus, et sa tête explosa comme un fruit trop mûr.
— Je ne me suis pas montré assez rapide. Je les ai envoyés devant pour t’aider, dit le
Prosecutor-Prime d’une voix chargée d’émotion. Mais notre adversaire s’est encore échappé.
Encore.
Il émit un son proche d’un grognement et se retourna pour lancer son marteau vers les
mécanismes de contrôle situés au loin. L’arme prit de la vitesse en fendant les rangs des
démons, et sa lueur s’intensifia jusqu’à prendre des allures d’étoile filante. Au moment où il
frappa les treuils et les poulies, il se produisit un rugissement cataclysmique. La porte céda
sous leurs pieds, et les démons plongèrent dans le vide en hurlant.
En contrebas, Enyo vit une vaste étendue vide qui s’étendait jusqu’à l’infini. Ils avaient
forcé la dernière porte de la ville. Le cinquième niveau du jardin de Nurgle les attendait. Elle
sentit une secousse la traverser et crut un instant que le vide qu’elle surplombait adoptait une
contenance humaine dotée d’une malveillance dépassant de loin les limites de son expérience.
Des yeux semblables à des soleils mourants la regardaient, et elle sentit son âme frémir dans
son enveloppe de chair et d’os.
— Gardus avait raison. C’est bien un piège, murmura Tegrus, d’une voix rendue rauque par
la terreur.
Elle fut très légèrement soulagée de ne pas être la seule à voir l’apparition.
— Le Dieu de la Pestilence nous attend, reprit-il.
Les grands yeux cillèrent soudain, comme gênés. La lumière s’accentua au-dessus d’eux, et
Enyo sentit ses larmes refluer. Elle leva la tête et vit Cadoc et la galère qui s’approchaient. Au
loin, la capitale du royaume de Nurgle était livrée aux flammes cobalt. Des mouches à peste
tombèrent tout autour d’eux, terrassées par la foudre et les flèches.
La voie était dégagée. La Cité Désespérée était tombée.
CHAPITRE DIX-NEUF

DE VIEUX FANTÔMES

La galère fendait la brume au-dessus du bourbier plat. Une vase grise s’étendait à perte de vue,
brisée ici et là par des arbres rabougris et des îlots maussades dispersés de manière totalement
aléatoire. La brume s’accrochait à tout et dégageait une odeur de renfermé, d’eau saumâtre.
Gardus sentit son âme se glacer en contemplant ce vide. C’était un endroit où l’espoir venait
s’échouer pour mourir. Rien ne vivait en ces lieux, à part ce qui n’était pas encore mort. Ici,
point d’oiseaux hurlants, point de monstres à l’horizon. Juste les bruits de succion de l’eau
grise qui tourbillonnait lentement vers le cœur noir du jardin.
De même, rien ne venait briser la monotonie du ciel. Là encore, point de visages grimaçants,
point de nuages de mauvais augure. Juste une étendue infinie incolore. Tout était gris, délavé.
L’oppression était telle que la teinte éclatante du navire avait terni elle aussi, et que le fanal de
Cadoc était à peine visible. Gardus restait à son poste en jouant le rôle d’ancre de la chaîne
lumineuse. Ses membres et son dos lui faisaient mal désormais, et une véritable lassitude
s’emparait de lui. Il voulait juste se reposer un peu. Dormir.
Garradan… dors, Garradan… dors comme nous dormons… dors et ne rêve plus…
Gardus cligna des yeux, tenta de les garder ouverts. Il desserra légèrement sa prise sur
la chaîne.
Aide-nous, Garradan… pourquoi ne nous aides-tu pas ?... ne nous laisse pas…
Il sentit des mains effleurer son harnois, entendit les chuchotements de nombreuses voix
tout près de ses oreilles, qui lui demandaient de dormir, de se reposer. Sa poigne se
relâcha encore.
Garradan… aide-nous, professeur… ça brûle… ça fait mal… Garradan…
Gardus se réveilla en sursaut. Il serra les poings et tira à nouveau sur la chaîne en l’enroulant
un peu plus autour de son avant-bras.
— Je suis désolé, dit-il sans même savoir auprès de qui il s’excusait.
— Toi aussi tu les entends ?
Gardus jeta un coup d’œil à Morbus. Le Seigneur-Relictor l’avait surpris.
— Oui.
— Comme les autres, chuchota Morbus comme s’il avait peur d’être entendu. Ils voient des
choses, et les entendent. Et cela empire au fur et à mesure que nous nous rapprochons de…
Sa voix s’égara. Gardus savait ce qu’il voulait dire. Comme stupéfait par leur ténacité, leur
guide n’avait rien dit depuis qu’ils avaient quitté la Cité Désespérée. Malgré cela, ils savaient
où ils allaient. Ici, tout se déplaçait dans la même direction, lentement mais sûrement.
— Et toi ? Tu vois des choses ? Tu entends des choses ?
Morbus ne répondit pas avant de longues secondes.
— Je n’entends que les voix des âmes dont j’ai la garde.
Il leva la main. La lumière vacilla entre les articulations de son armure. Non pas celle que
Gardus connaissait si bien, mais la lumière crue et brûlante de l’orage.
— Parfois, leurs cris encombrent mes pensées, précisa-t-il.
— Tu n’aurais pas dû venir, dit Gardus.
— Si je n’étais pas venu, leurs âmes seraient perdues. Tout comme la tienne. Il existe ici des
enchantements plus subtils que ceux auxquels nous avons été confrontés, des lumières
capables d’attirer les âmes dans des bourbiers abyssaux, des horreurs qui sillonnent les nuages
empoisonnés. Grâce à mes rites et à la lumière de Cadoc, nous n’avons été confrontés qu’aux
maux les plus mineurs que cet endroit peut offrir. Sans ces protections, nous aurions perdu
plus de guerriers encore, dit-il en secouant la tête. Pourquoi sommes-nous vraiment venus ici,
Gardus ?
— C’est une question que tu m’as déjà posée.
— Et tu ne m’as pas répondu. Pas vraiment en tout cas. Tu as dit ne pas savoir. Et
maintenant, le sais-tu ?
Gardus le regarda.
— Non. C’est juste que je dois le faire. Là-bas… j’ai entendu une voix. Qui me disait qu’il
fallait le faire, à tout prix.
Il leva la main et observa la lumière qui dansait sur son gantelet.
— Cette lumière… reprit-il. Elle apaise les souffrances de certains et nuit à d’autres. Suis-je
comme le fanal de Cadoc : un outil du jugement ? Ici, les âmes me fuient, la végétation se
flétrit. Pourquoi ?
Morbus soupira.
— Sigmar, dit-il comme si la réponse était évidente. Cette guerre est la nôtre. Elle ne se
mène pas seulement à coups de lames runiques et de marteaux. Il existe des champs de bataille
moins concrets encore que cet endroit. Les Puissances de la Ruine ont obligé Sigmar à
s’éclipser, ont brisé sa Grande Paix et balayé ses alliés. Ainsi avons-nous été métamorphosés.
Symboles et épées à la fois. Nous sommes le son du marteau qui façonne le monde. Nous
purgeons la terre, érigeons des murs… Partout où nous nous tenons, l’ordre est instauré et le
Chaos est repoussé.
Gardus hocha la tête, car les mots de Morbus lui étaient familiers. Mais le Seigneur-Relictor
n’en avait pas terminé.
— Nous sommes également un message. Un défi jeté à la face de l’adversaire, dit-il avant
de pencher la tête. Le fait que nous soyons ici, las et meurtris, est le signe du mépris de Sigmar
pour ses ennemis. Et une mise en garde de sa part.
Gardus hésita.
— Alors tu crois qu’il savait ? Que tout ceci allait arriver ?
— Je crois qu’il nous a envoyés dans les plaines de Vo pour une bonne raison. Je crois que
chacun de ses ordres a un sens, que nous les comprenions ou pas, dit-il en s’appuyant
lourdement sur son bâton. Je crois… si ce n’avait pas été nous, ç’aurait été quelqu’un d’autre,
gloussa-t-il. Tu n’es pas le seul à avoir survécu à un séjour dans le royaume des Dieux
Sombres. D’autres l’ont fait… Thostos Lame-d’Orage, Orius Adamantin. Aucun n’y est resté
aussi longtemps que toi, mais tu n’es pas un cas isolé.
— Et voilà que ça recommence.
— Mais pour que cela ait un sens, encore faut-il en ressortir. C’est là que réside la véritable
épreuve. C’est… Ah !
Morbus fut pris de tremblements et se plia en deux. La foudre qui le parcourait s’assombrit
et accentua ses sauts au point de faire reculer Gardus. Le Seigneur-Relictor lâcha son bâton et
tomba à quatre pattes avant de hurler. Un éclair claqua et laissa des traces de brûlures sur le
pont et le mât.
Gardus leva la main pour se protéger les yeux. Morbus hurla de nouveau, mais sa voix
n’était pas seule à crier. L’écho de son hurlement fut repris cinq, six, sept fois. Gardus entendit
les voix d’Osric et de Kahya parmi elles, ainsi que celles des autres qui étaient morts depuis
leur entrée dans le jardin. Leurs silhouettes se superposaient à celle du Seigneur-Relictor,
reproduisant ses gestes de souffrance. Une souffrance qu’ils partageaient.
Pire encore, comme Morbus se tordait de douleur, la chaîne de Gardus commença à se
désintégrer en particules lumineuses. La galère trembla, comme frappée par une vague
invisible. L’éclat qui les protégeait depuis le début de leur périple faiblissait. La coque craqua
et l’embarcation commença à perdre de l’altitude. Puis les voiles claquèrent et se déchirèrent
tandis que la descente s’accélérait.
— Accrochez-vous ! s’écria Gardus alors que les dernières particules de lumière lui
glissaient entre les doigts.
La galère ne tomba pas comme une pierre, contrairement à ce qu’il avait craint. Bien que la
magie déclinât, elle ne disparut pas d’un coup. Mais la descente ne fut pas facile pour autant.
La galère chuta comme une feuille morte prise dans un courant d’air. Elle tourna sur elle-
même en se disloquant. La coque se fissura et répandit le contenu de sa cale comme un filet de
sang s’échappant d’une blessure. Les rames se brisèrent et furent emportées. Les Stormcasts
s’accrochèrent à ce qu’ils purent, en utilisant notamment leurs armes pour se retenir aux
planches du pont.
Finalement, le navire toucha le sol dans un fracas épouvantable. Le mât se brisa net et écrasa
plusieurs bancs de rameurs dans sa chute. Les dernières rames volèrent en éclats, et la quille
fut fracassée elle aussi. Les voiles furent arrachées au mât couché par un vent soudain et
s’envolèrent dans le bourbier.
Gardus poussa un morceau du mât en s’aidant de l’épaule et se releva. D’autres firent de
même. Gardus ne vit pas de cadavres, ne sentit aucune odeur de sang, et fut aussitôt soulagé.
Aetius s’approcha de lui.
— Tout le monde est en vie, annonça le Liberator-Prime. Pour l’instant.
Gardus jaugea la situation. Ils s’étaient échoués à l’entrée d’une crique, parmi les restes de
plusieurs arbres morts. Le bourbier plat s’étendait jusqu’à l’horizon. Désolation.
— Va voir Morbus. Fais ce que tu peux pour lui.
Il s’approcha du mât et releva Gatrog. Le héraut putride s’en était sorti indemne et était
toujours attaché. Gardus le poussa contre la base du mât, et il grogna.
— Sommes-nous encore loin ?
— Peu importe. C’est ici que le voyage s’arrête.
— Non. Pas encore. Combien de temps faut-il pour atteindre Désolation ?
— Le seul moyen d’y parvenir est de céder au désespoir. De s’abandonner totalement au
Roi de Toutes les Mouches, dit Gatrog avec le plus grand sérieux. Vous êtes d’honorables
guerriers. Courageux. Mais votre faiblesse est aussi votre malédiction. L’espoir vous enchaîne
encore. Tant que vous ne vous serez pas défaits de vos entraves, vous ne trouverez jamais la
Citadelle Inéluctable, ajouta-t-il en se détournant. Moi-même, je ne puis la trouver.
— L’espoir vous entrave aussi, intervint Tornus.
Le Chevalier-Venator s’approchait d’eux en se tenant le ventre comme s’il avait mal.
Gardus se demanda s’il s’était blessé dans l’accident.
Gatrog l’ignora. Il semblait ébranlé.
— Tuez-moi si vous le souhaitez. Je ne peux pas vous aider.
Sans réfléchir, Gardus dégaina sa lame runique, mais Tornus l’arrêta.
— Je saurai le convaincre, Seigneur-Célestant. Il nous aidera, qu’il le veuille ou non.
Gardus examina le Chevalier-Venator. Tornus semblait… différent. Ses membres
tremblaient légèrement, comme s’il luttait contre quelque chose. Gardus sentit une très légère
odeur rance, celle de la viande en décomposition.
— Êtes-vous blessé ? demanda-t-il.
— Je ne me sens pas bien, répondit-il en chancelant, obligeant Gardus à le retenir pour qu’il
ne tombe pas. J’ai chaud et froid en même temps, ajouta-t-il en secouant la tête comme pour
s’éclaircir les idées. J’entends… je vois des choses.
— Vous n’êtes pas le seul.
Gardus se retourna et observa le bourbier. Des formes oscillaient au loin et se rapprochaient.
Une poignée au début, puis de plus en plus nombreuses, jusqu’à encercler la galère. Le vent
s’était levé. Une brume rasante s’était invitée. Il entendait des voix susurrantes. Et il n’était
pas le seul concerné. Des Stormcasts s’étaient réunis près du bastingage et scrutaient l’étendue
grise. Certains parlaient à mi-voix, d’autres se contentaient d’observer. Une Liberator tituba
en griffant son casque. Gardus la rejoignit avant qu’elle ne l’enlève.
— Non, ma sœur, garde-le. Cet endroit est nocif.
— Mes enfants, je… je les ai abandonnés, fit-elle en haletant.
La brume l’enlaçait tel un amant, et Gardus tenta de la disperser.
— Ils m’appellent ! s’écria-t-elle en tentant de se dégager. Ne les entendez-vous pas ?
— Je vois. J’entends. Mais ils ne sont pas là. Écoute-moi. Écoutez-moi tous !
Gardus haussa le ton pour les faire taire.
— Ils ne sont pas là. Personne n’est là. Aucun d’entre eux.Les esprits de cet endroit ne sont
pas réels. Ce ne sont que des mensonges.
La brume s’épaissit, s’accrochait à tout. Il y voyait se dessiner des semblants de visage, des
mains tendues.
— Ils ont pourtant l’air bien réels, dit Gatrog. Cet endroit, la brume, l’eau, même ces arbres
sont constitués des âmes de morts désespérés. Ceux qui ont succombé aux flatteries du Grand-
Père, mais n’ont pas eu la force d’en supporter les joies. Des âmes faibles, cracha le héraut
putride avec un dégoût évident. Et la faiblesse est le mortier avec lequel le Grand-Père bâtit
les murs de son jardin.
— Mais ce ne sont pas les âmes de justes, et nous ne devons donc pas nous préoccuper de
leurs chuchotements, s’exclama Cadoc qui atterrit sur le pont dans un crépitement de foudre.
Le Chevalier-Azyros se dressa, son fanal en main. La brume recula face à sa lueur, et les
murmures faiblirent. Cadoc rit.
— Regardez ma lumière, mes frères et sœurs. Elle est la flamme d’Azyr, que j’ai nourrie
avec un millier d’âmes comme celles-ci. Des âmes faibles, corrompues et brisées par le poids
de cette corruption. Regardez-les brûler.
Il leva son fanal bien haut, afin que sa lumière balaye le pont. Gardus eut le sentiment qu’on
venait de lui retirer un poids. Sa propre lumière gonfla en réponse à celle du fanal. Il se
retourna et vit plusieurs formes fantomatiques qui se tenaient non loin et observaient les
Stormcasts. Le navire en était envahi. Elles reculèrent face à la lumière, mais chaque fois qu’il
se retournait, ils s’approchaient à nouveau.
Gatrog, lui, était imperturbable.
— Ils sont attirés par les vivants, dit-il. Par vos espoirs et désirs, car ils n’en ont pas, ajouta-
t-il en tressaillant au contact d’une main. Ils vous attireront dans leur étreinte et feront de vous
l’un d’eux, à moins que vous n’acceptiez la vérité du désespoir et ayez le courage de
continuer, comme doivent le faire tous les pèlerins.
— Nous ne sommes pas des pèlerins, grogna Cadoc en dégainant sa lame étoilée. Nous
sommes l’épée d’Azyr, affûtée et argentée. Nous sommes l’arme du Dieu-Roi, plongée dans la
panse boursouflée de son ennemi. Un sort que je te réserve si tu continues de japper.
— Eh bien, allez-y, dit Gatrog, qui avança d’un pas en soutenant le regard de Cadoc. Si
vous voulez vous battre, il suffit de briser ces chaînes et de me donner une lame. J’affronterai
à nouveau vos flammes et les réduirai en cendres.
Cadoc grogna et tendit le fanal vers Gatrog.
Gardus l’attrapa par le poignet.
— Garde ta lumière pour les âmes-en-peine, Cadoc. Lui ne menace que ton orgueil.
L’espace d’une seconde, Gardus crut bien que Cadoc allait lui désobéir, mais le Chevalier-
Azyros s’exécuta. Tornus ramassa les chaînes de Gatrog et l’emmena un peu plus loin. Des
âmes s’écartèrent du Chevalier-Venator, comme si quelque chose en lui les dérangeait. Gardus
sentit poindre l’inquiétude, mais la chassa en voyant Aetius qui aidait Morbus à descendre sur
le pont inférieur.
— Morbus, comment vas-tu ?
— De toute évidence, mal, murmura le Seigneur-Relictor.
Son armure était parcourue de fissures azurées. Ses yeux étaient tels deux orbes
incandescents. De la lumière vacillait dans les profondeurs de son masque chaque fois qu’il
prononçait un mot. Il dégageait de la chaleur et semblait entouré d’une sorte de brume floue.
— Je crois avoir découvert le défaut principal de ce rite.
— Nous devrions probablement en parler à quelqu’un, dit Gardus, qui l’aida à s’asseoir
avant de poser un genou à terre devant lui. Tu ne respires plus, ajouta-t-il calmement.
— Ce n’est pas surprenant. Mes poumons ne sont que cendres. Mon cœur est un nœud de
foudre, et mon sang n’est que fumée, rit faiblement Morbus. Je suis, pour ainsi dire,
l’incarnation de l’orage.
Il leva la tête, et Gardus dut se détourner, car la lumière qui s’échappait des fentes de son
masque était trop intense.
— Je n’y survivrai pas. Et quand je mourrai, tous ceux que j’abrite me suivront.
— Combien de temps te reste-t-il ?
Morbus tourna la tête.
— Combien de temps dure l’orage ? Quelques heures. Ou jours. Peut-être quelques
instants seulement.
Il serra son bâton, et la sigmarite noircie craqua.
— Nous devons trouver le moyen de continuer. Si nous restons ici, cet endroit nous
dévorera. Ça a déjà commencé.
Gardus suivit son regard et vit Tegrus qui se balançait en marmonnant. Les silhouettes
éthérées qui entouraient le Prosecutor semblaient chuchoter.
— Sans la lumière, nous serons submergés.
— Pas si nous partons tout de suite, dit Morbus en le prenant par le bras. Nous devons
gagner Désolation.
— Il faut trouver Grymn d’abord. Nous n’échouerons pas.
Morbus secoua la tête.
— Non. Pas Grymn. Nous devons nous rendre à Désolation. C’est bien de cela que nous
parlons. C’est pour ça que nous avons voyagé si loin. Cadoc est un idiot, mais il a raison sur
un point… nous sommes l’arme de Sigmar, et nous devons trouver le cœur de son ennemi.
Quel qu’en soit le prix, quelles qu’en soient les conséquences, nous devons atteindre
Désolation, dit-il en s’adossant à la cloison. Sans quoi nous aurons fait tout cela pour rien.

Tornus s’éloigna des autres. La douleur s’accentuait depuis la Cité Désespérée. Comme une
graine dont les pousses noires grandissaient en lui. Il s’appuya contre ce qui restait du mât,
incapable de reprendre son souffle. Il avait l’impression d’avoir les poumons remplis d’eau et
de se noyer. Il voulait en parler à Gardus, ou Morbus. À n’importe qui. Ils sauraient quoi faire.
Mais les mots ne sortaient pas. Il s’affaissa, la tête penchée.
Il était peu probable que Morbus puisse l’aider, car son état semblait pire que le sien.
Comme si des flammes ronflaient en lui et pouvaient le faire exploser à tout moment. Il lui
jeta un coup d’œil et le vit affalé sur les marches du gaillard d’avant. Gardus était agenouillé
devant lui, et ils parlaient à voix basse. Une vague de douleur le plia en deux, et il réprima
un gémissement.
— Torglug ? demanda Gatrog qui le regardait.
Il y avait une forme de méfiance dans sa voix. Ou d’inquiétude, peut-être ?
— Je vous le répète, je ne suis pas Torglug, siffla Tornus, secoué par un nouveau spasme de
douleur. Je suis Tornus.
Il sentait une odeur familière… la puanteur de l’eau pure devenue aigre. De la pierre laissant
place à une poussière moisie, de la chair se détachant des os. Il entendait aussi des cris
familiers résonnant dans la brume grise.
— Mensonges, murmura-t-il.
Il ne s’agissait que de mensonges, comme Gardus l’avait dit.
— Rien ici n’est un mensonge, dit Gatrog. Pas plus que votre reflet dans une mare d’eau
n’est un mensonge, dit-il en se rapprochant. Je sens quelque chose qui bourgeonne en vous,
Torglug. Votre espoir se fane, et une nouvelle vie naît.
— Silence.
Tornus cligna des paupières pour s’éclaircir les idées. Des gouttelettes de sueur chaude lui
coulaient dans les yeux. Il avait l’estomac noué. Le bois éclaté du mât tomba en poussière
entre ses mains. Il tourna la tête en entrapercevant un visage familier. Il chercha un nom alors
qu’une silhouette prenait forme au sein de cette masse floue.
L’apparition avança vers lui, auréolée de flammes silencieuses. Son corps était calciné, seuls
ses yeux verts comme la mousse étaient intacts. En croisant son regard, il crut que son cœur
allait s’arrêter. Elle tendit la main vers lui, et il alla à sa rencontre d’un pas chancelant.
Comment s’appelait-elle ? Pourquoi ne s’en rappelait-il pas ?
Parce que tu l’as tuée, dit son ombre. Il baissa la tête, et son ombre leva une hache. La
femme embrasée recula, la bouche ouverte en un cri qui ne vint jamais. Tornus grogna lorsque
le choc de l’impact se propagea dans ses bras. D’autres, les échos de coups portés il y a bien
longtemps, le firent trembler, et il secoua la tête pour tenter de se concentrer.
Les odeurs étaient plus fortes maintenant, presque envahissantes. Et il les reconnut enfin.
Les Puits de Vie brûlaient, et son peuple avec eux. Son premier acte en tant que Torglug avait
été de massacrer tous ceux que Tornus aimait. Il se retourna et vit non pas la galère des
Stormcasts, mais… le feu. Le malfeu vorace et flamboyant.
De vieux arbres, de véritables forces de la nature, furent dévorés par les flammes. Des
silhouettes embrasées s’enfuirent en poussant des hurlements délectables. D’autres visages se
rapprochèrent de toutes parts, le suppliant, criant grâce ! Et la grâce, il la leur offrit, mais sans
doute pas celle qu’ils attendaient de lui.
La mort était la seule forme de miséricorde que Torglug connaissait. La mort était la fin de
toute souffrance, de tout espoir, de toute peur. Son peuple avait demandé pitié, et il avait
répondu à coups de hache. Il sentit des os craquer sous ses pieds et la chaleur d’un arbre
qui tombait.
— Je n’ai pas fait ça. Ce n’était pas moi.
Il se frappa la tête à coups de poing. Il entendit Ospheonis glatir. Il voulait voler, s’élever et
retrouver les étoiles. Le vide offrait la paix, permettait de se libérer du poids de son passé.
Mais ce poids ne le quittait jamais. Il avait été purgé dans les flammes d’Azyr, mais le germe
de la corruption demeurait et croissait depuis qu’il était entré dans ce royaume.
Les cris fantomatiques de la tribu de l’Aube Éternelle se muèrent en un gémissement aigu.
S’ajoutèrent à eux le mugissement des ogors viridiens et le sifflement des sylvaneths. Mille
milliers d’âmes qui hurlaient de concert. Les noms défilèrent. Le Décimeur. L’Éventreur. Le
Honni. Le Chasseur de Nurgle.
Torglug.
Torglug.
Torglug.
La douleur. Vive et insistante. Tornus posa un genou à terre, les bras croisés sur le ventre. Il
chercha de l’air pour hurler, mais aucun son ne sorti. De la bile lui brûlait la gorge. Il tomba à
quatre pattes. Il vomit dans son casque et tenta d’en défaire les fermoirs. Il entendit des voix
inquiètes, mais ne put répondre. Une mare de vomissure apparut sur le pont.
Une main massive et musclée jaillit de cette flaque, se referma sur son casque et le redressa.
Tornus fut incapable d’opposer la moindre résistance. Puis une épaule et une tête ronde,
cachée derrière un casque corrodé surmonté d’une corne courbe. Un instant plus tard, Tornus
se balançait, impuissant, entre les mains de l’apparition.
Le Chasseur de Nurgle ricana et souleva Tornus.
— Tu es surpris, oui, dit Torglug le Honni. Et ce sera la dernière fois.

Surpris, Gatrog recula en voyant l’apparition se manifester et soulever Tornus. Il la reconnut


tout de suite, car il avait souvent combattu à ses côtés. Torglug le Honni. Chaperon de Fer le
Chasseur, le favori de Nurgle. Le héros de la bataille de la Citerne Noire.
Le heaume lisse se tourna vers lui.
— Tu appartiens au Grand-Père.
— Oui… commença Gatrog.
— Et tu es enchaîné.
Il abattit sa hache et brisa les chaînes de Gatrog en lui entaillant les bras et la poitrine.
— Enchaîné, tu es inutile, reprit-il. Trouve une lame et meurt conformément aux vœux du
Grand-Père.
La créature bouffie se tourna vers son alter ego.
— Tu n’es rien de plus qu’une coquille vide.
Torglug jeta violemment Tornus sur le côté, et Gatrog fut pris d’un frisson de compassion.
Bien qu’il fût une abomination, le Stormcast l’avait bien traité et s’était montré honorable.
Comme n’importe quel chevalier de l’Ordre. Il se reprit, écarta vite ce moment de faiblesse.
Tornus était un mensonge. Torglug, lui, était la vérité du Grand-Père. Et il était venu, tel l’un
des vieux héros des gestes des troubadours. Comme dans les histoires que lui racontait Goral
quand il n’était encore qu’un écuyer.
— Ah ! cousin, tu aurais adoré celle-là.
Il chercha une arme. Les Stormcasts avançaient sur Torglug, levant en vain leurs boucliers
pour éviter la morsure de la hache du Chasseur. Torglug rit et frappa de plus belle pour les
repousser. Puis il inversa sa prise et brisa une série de flèches en plein vol. Le Chasseur était
aussi formidable que dans les souvenirs de Gatrog.
— Est-ce donc tout ce qui reste de vous ? Combien d’âmes jonchent votre route, Azyrites ?
demanda Torglug en posant sa hache dans le creux de son bras. Cela vaut à peine l’effort.
— Dans ce cas, regagne les abysses infernaux dont tu n’aurais jamais dû ressortir, dit
Gardus en se frayant un chemin, son marteau à la main. Qu’es-tu ? Un fantôme ? Ou juste une
ombre nauséabonde ?
— Je suis Torglug. Et tu es Gardus.
Torglug leva sa hache à deux mains.
— Gardus, qui m’a si aimablement conduit à Alarielle. Gardus, qui court si grossièrement
dans le jardin du Grand-Père. Les dandys volants de la cour du Grand-Père t’appellent Gardus
l’Âme Frissonnante. Gardus le lâche. Gardus le faible.
Gardus dégaina sa lame runique.
— Un fantôme, alors. Un écho des échecs du passé.
Sa voix était pleine d’assurance, et la lumière qui se dégageait de lui brillait si vivement que
Gatrog dut se détourner. Il renonça à trouver une arme et regarda les deux guerriers
s’affronter. Leurs armes s’entrechoquèrent dans une gerbe d’étincelles de malfeu et d’éclairs.
Torglug rugit et jura en frappant Gardus qui, lui, combattait en silence. Gatrog était
incapable de dire qui était le plus fort. Il entendit un murmure et se retourna. Les âmes des
morts désespérés se mêlaient au Stormcasts, leur chuchotaient à l’oreille ou soutenaient leur
regard. Les silhouettes fantomatiques envahirent le pont, isolant lentement mais sûrement les
guerriers. Sans Gardus pour les rallier, sans la lumière d’Azyr, ils perdaient la foi. Même le
chaman à face de crâne était impuissant face à ces murmures incessants. Entouré de morts, il
gesticulait et se débattait. Le gryph-hound tacheté adoptait une attitude protectrice près de lui,
grognant aussi férocement qu’inutilement à l’adresse des esprits.
Gatrog voulut rire, mais… il en fut incapable. Jadis, peut-être. Mais c’était impossible
aujourd’hui. Pas après ce qu’il avait vu. Ces guerriers ne manquaient pas de courage et
d’honneur, mais étaient au service d’un faux dieu. Sigmar n’était pas digne d’eux.
Ce n’était pas une victoire. Pas comme il l’avait espéré en tout cas. C’était une supercherie.
Les silhouettes murmurantes appuyaient là où aucun guerrier n’aurait pu espérer se défendre.
Et bien que cela servît la volonté du Roi de Toutes les Mouches, ce n’était pas… juste.
— Et qui es-tu pour décider de ce qui est juste, cousin ?
Gatrog fit volte-face. Goral était assis sur le garde-corps du navire et mangeait une de ces
grosses pommes noires qui poussaient dans les vergers de Temple-Pus. Il y en avait d’autres
près de lui : le solide sir Culgus, mort au bois Frétillant au côté de Goral ; et le jeune Pâle
Misère, avec qui il avait gagné ses éperons. Le Maître-Flétrisseur Wolgus, et le courageux sir
Croc-Purulent. Ainsi que des dizaines d’autres, à peine visibles dans la pénombre.
— Cousin, es-tu venu m’aider ? demanda Gatrog.
Goral croqua une nouvelle fois dans sa pomme. L’armure corrodée dans laquelle il était
engoncé craqua de belle manière quand il se pencha en avant.
— D’une certaine manière, beau cousin. Je ne souhaite te poser qu’une seule question… Ta
foi faiblit-elle ?
— Non, répondit Gatrog.
— Alors pourquoi hésites-tu ? fit une voix grondante.
Gatrog se retourna et découvrit le visage démoniaque renfrogné du comte Dolorugus, le
héros de la Cité aux Roseaux, qui était mort en tentant d’invoquer les légions de Nurgle.
La grande tête couronnée de bois disparut, et un soupir se fit entendre.
— Assurément, tu comprends ce qui doit être fait, noble Gatrog.
— J’ai juré.
— À qui ? L’Azyrite ? Tu as d’abord prêté serment à Nurgle.
Gatrog se retourna brièvement vers les duellistes. Les forces de Torglug semblaient ne plus
avoir de limites, tandis que la lumière de Gardus déclinait. L’issue était courue d’avance.
Alors pourquoi hésitait-il encore ?
— Ce n’est pas cela, déclara-t-il en se tournant vers son cousin. Dans les gestes d’Onogal, à
quel moment les chevaliers d’antan se dérobaient-ils à une épreuve d’armes ou à la vérité du
désespoir ? Mais là, ce n’est pas une épreuve de ce genre. Là, c’est sournois. Une supercherie
indigne de nous ! Indigne du Roi de Toutes les Mouches. Le désespoir n’a pas besoin de
cacher sa beauté derrière un mensonge.
— Et je te repose la question, qui es-tu pour affirmer une telle chose ? lança Goral, qui
termina sa pomme et en jeta le trognon par-dessus son épaule. Qui es-tu pour déterminer ce
qui est vrai et ce qui est faux ? dit-il en tendant la main. Regarde. Vois. Une telle marque de
faiblesse la fait pleurer.
Gatrog entendit le bruit de sabots avant de la voir. Celle qui avait offert la paix aux
septuples duchés en guerre et forgé un royaume fondé sur les idéaux du désespoir, de
l’acceptation et de la chevalerie. La Dame du Chancremur, dans sa robe pourrie et ses
fourrures moisies, le visage voilé, les cheveux attachés et torsadés sur ses frêles épaules
comme un serpent. Ses mains pâles étaient jointes devant elle, comme en prière, et elle
dégageait une odeur de fleurs pourries et d’eau saumâtre. Des larmes de pus luisant coulaient
sous son voile.
Gatrog tomba à genoux.
— Ma dame, pardonnez-moi, mais j’ai juré.
Il savait qu’elle n’était pas vraiment là. Comme Goral et les autres, elle n’était qu’une
manifestation de cet endroit. Mais s’agissait-il d’un signe de grâce ou d’un avertissement du
Roi de Toutes les Mouches ?
— Es-tu un véritable chevalier, courageux de surcroît ?
Sa voix était tel le bruissement de feuilles mortes.
Il pencha la tête.
— Oui.
Un doigt pâle fut posé contre ses lèvres.
— Dans ce cas, pourquoi hésites-tu ? Qu’est-ce que l’honneur, comparé aux nécessités du
jardinier ?
Il n’eut pas le temps de répondre. Il entendit un fracas et vit Gardus projeté au sol par un
coup de hache de Torglug. La lame runique du Seigneur-Célestant glissa vers lui, et il tendit la
main pour la ramasser. Mais la chaleur qui s’éleva de l’arme l’obligea à reculer. Une ombre
passa au-dessus de lui, et il leva la tête. Cadoc Kel piqua droit sur Torglug en hurlant de
fureur. Son attaque fit diversion. Le Chevalier-Azyros abattit son fanal à la façon d’un
gourdin, mais Torglug le lui arracha des mains en poussant un juron et l’envoya rouler
plus loin.
L’épée de Cadoc se mit à siffler, ajoutant quelques entailles aux blessures qui recouvraient
déjà le corps de Torglug. Il se fendit. Torglug évita le coup avec une grâce surhumaine et
riposta sans lui laisser le temps de réagir. Cadoc hurla lorsque la hache putride lui entama
l’épaule en déchirant son armure. Il lâcha son épée et recula d’un pas titubant. Torglug
délogea son arme et le Chevalier-Azyros s’effondra sur le pont. Torglug se tourna vers Gardus
en ricanant. Gatrog voyait bien que le Seigneur-Célestant était diminué, que ses gestes étaient
lents. Cet endroit – ses miasmes – sapait ses forces, bien qu’il ne le réalisât pas. Il fit face à
Torglug, dos à Gatrog. La cible parfaite.
— J’ai juré, répéta-t-il.
— La victoire est inéluctable, murmura la Dame. Tout se déroule comme le souhaite le
Seigneur de Toutes les Mouches.
Gatrog la sentit guider sa main vers la poignée de la lame runique. Malgré la chaleur, malgré
la douleur, il s’en empara.
Puis il se releva, certain de savoir parfaitement ce qui lui restait à faire.

— Désolation est à l’horizon.


Grymn ouvrit un œil et leva la tête vers son ravisseur. Le pirate, qui le regardait, le poussait
du bout de sa hache.
— Je me suis dit que tu voudrais voir ça.
Grymn tenta de se remettre debout, mais Spume l’en empêcha en abattant son pied entre
ses épaules.
— Je ne t’ai pas dit de te relever.
Grymn baissa les yeux vers le fond de cale. Les esclaves n’y étaient plus.
— Un poids mort, expliqua Spume. Nous devons nous dépêcher maintenant, alors je les ai
fait émincer et donné à manger à l’équipage. Sois tranquille, ils n’ont pas trop souffert.
Le Seigneur-Castellant poussa un cri dérisoire et tenta de se lever, les mains tendues vers la
gorge adipeuse de Spume, qui lui envoya le talon de sa hache dans le ventre. Grymn fut plié
en deux. Puis, d’un vigoureux coup de poing, il le renvoya à quatre pattes.
— Tu es en colère ? Assez pour cracher des clous, j’imagine. Bien.
Grymn n’insista pas et tenta de reprendre son souffle. Il avait mal partout. Ses articulations
étaient gonflées, il avait l’impression d’avoir les bras et les jambes disloqués, ses poumons le
brûlaient. Spume ficha sa hache dans le pont.
— Tu es victime de la malédiction aux vers. Mais elle est lente… elle prend son temps. Ces
petits machins dévorent ton corps et ton âme, et je suis prêt à parier qu’ils n’avaient encore
jamais mangé un truc comme toi.
Pour un simple pillard assoiffé de sang, il est malin, murmura Bubonicus.
Spume tressaillit.
— Je t’entends, le passager clandestin. Et tu vas chèrement payer les insultes que tu craches
avec tant de générosité. Qui que tu sois, ton échec est patent. Autrement, tu n’aurais pas
emprunté la voie des vers, gloussa-t-il. Tu n’es rien de plus qu’un bout de tendon qu’on
arrache d’un os. Celui-là, fit-il en indiquant Grymn, c’est un vrai morceau de barbaque.
Grymn tenta d’ignorer la colère grandissante de Bubonicus, mais elle lui brouillait les idées
comme si c’était la sienne. Il était de plus en plus difficile de distinguer la limite entre ses
pensées et celle de l’intrus.
— Tu crois être tombé entre mes mains par hasard ? rit Spume. Nurgle n’est pas le Seigneur
de Toutes les Mouches sans raison. Tout ce qui vit le sert d’une manière ou d’une autre.
Même une demi-vie comme la tienne.
Il fit rouler Grymn sur le flanc et s’accroupit près de lui. Puis il lui retira son casque et le
jeta bruyamment sur le côté.
Spume grogna.
— Hum ! je m’attendais à autre chose. Mais tu n’es fait que de chair et de sang après tout,
dit-il en lui pinçant la joue. Enfin, plus pour très longtemps. Je sens la puanteur de cette
seconde âme qui prend des forces.
Spume le gifla et se leva en gloussant.
— Mais ça va prendre un peu de temps. Tu es un dur, ça ne fait aucun doute. Un sol aride,
comme ils disent. Difficile d’y faire pousser quoi que ce soit.
Grymn tenta de se lever, et Spume le renvoya au sol d’un coup de pied sans même réfléchir.
— Mais tu as perdu ta combativité. Dommage. Tu ne seras plus qu’une carcasse boiteuse
quand nous arriverons à Désolation.
Le bec de kraken logé près de l’aisselle de Spume claqua avec ce qui aurait pu passer pour
de la frustration.
— Si je m’écoutais, je t’arracherais ce passager clandestin et je le jetterais à l’eau.
— Et… et si je m… m’écoutais, je… je trancherais ta… ta langue bien pendue.
Un tentacule se détendit et s’enroula autour de sa tête et de sa gorge. Le pirate souleva
ensuite Grymn.
— C’est ce que j’aime entendre, gargouilla Spume. Garde cette flamme allumée en toi. Elle
te sera utile lors du cauchemar à venir. Et si Père Putréfaction laisse quelque chose de toi,
peut-être t’offrirai-je une couchette à bord de mon navire.
Grymn poussa un rire rauque, et Spume pencha la tête sur le côté.
— Et pourquoi ris-tu ?
— Tu… tu fanfaronnes tellement, j… je croyais que… que tu étais plus qu’un… qu’un
simple esclave.
Tu es fou ? Il va te tuer, siffla Bubonicus.
Grymn l’ignora.
Les tentacules se resserrèrent autour du cou de Grymn.
— Je ne suis pas un esclave, dit Spume.
— Ah bon ? demanda Grymn en soutenant le regard pâle de son ravisseur avant de sourire.
Alors pourquoi mets-tu tant d’empressement à obéir aux ordres d’autrui ?
Les barbillons dont étaient couverts les tentacules transpercèrent sa peau, et du sang coula
sous son armure.
Non ! Je ne te laisserai pas faire !
Grymn réprima un gémissement comme quelque chose s’agitait en lui. Il eut l’impression
d’avoir l’estomac plein de vin aigre, que des ronces raclaient ses poumons et sa gorge. Ses
membres furent pris de spasmes, et il lutta pour rester immobile.
— Tu crois être le seul à être piégé ici, peau-brillante ? Il existe des mers par-delà la nôtre,
et je les sillonnerai. Et si cela veut dire que je dois lécher les bottes d’un gros ver gâté, qu’il en
soit ainsi. Tout ce qui compte, c’est que je rejoigne mon armada.
— Et… et est-il dans la nature des démons de… de récompenser ceux qui les… qui les
servent ?
La vue de Grymn se troublait. Il arrivait à peine à respirer et sa colonne vertébrale lui
faisait mal.
Puis le pirate le lâcha brusquement et il s’écroula sur le pont.
— Tu es idiot, mais… peut-être sage aussi, dit Spume en ramassant sa hache. Je te l’ai déjà
dit, nul ne me privera de la gloire que je mérite. Pas même la Main de Nurgle, fit-il en se
détournant. N’aie aucune crainte à ce sujet, gros balourd. Toi et moi, on finira par régler tout
ça proprement.
Imbécile. Bien que je saisisse ton envie de faire cesser ses jacassements, je ne te laisserai
pas nous mettre en danger, fit Bubonicus d’une voix inquiète. Pas maintenant que je…
que je…
— Quoi ? dit Grymn. Tu crois posséder mon corps ? Nous sommes faits d’une tout autre
trempe, Sigmar y a veillé. Sinon, pourquoi ne serais-tu pas déjà passé à l’acte ?
Bubonicus grogna, et Grymn rit d’un air maussade.
— Tu ne peux pas, dit-il en se tapotant la tête. Mon esprit est une forteresse inexpugnable
dont les remparts sont la foi. Tu peux les escalader, mais tu ne peux pas les prendre. Je n’ai
cessé de te repousser, de déjouer tes assauts.
Mais tu ne peux me vaincre.
Grymn acquiesça.
— Certes. Nous sommes dans l’impasse. Dans le cas d’un siège classique, j’aurais mes
chances. Mais dans le cas présent, la meilleure issue est la mort. Une mort qui ait du sens, si
possible, mais je ne suis pas difficile.
Tu n’as pas d’honneur.
— Une insulte digne d’un enfant. L’honneur est le privilège des hommes bons. Tu prétends
avoir vu mes souvenirs, ver. Dis-moi… Suis-je un homme bon ?
Bubonicus se tut.
J’imagine qu’il n’y a pas d’honneur dans la mort, finit-il par murmurer. Et je suis fatigué.
Je combats pour le Roi de Toutes les Mouches depuis des siècles. Je mène une guerre
millénaire, dans un millier de royaumes, et je suis mort un millier de fois. Mais chaque cycle a
sa fin. S’il doit s’agir de ma dernière bataille, autant qu’elle soit couronnée de gloire.
Continue, mon ami. Et maudit soit celui qui demandera la reddition.
L’espace d’un instant, Grymn eut pitié de la créature tapie en son âme. C’était un guerrier,
bien que perdu et damné. Quel qu’il eût été, Nurgle n’avait-il pas empoisonné son esprit et son
âme ? Grymn ferma les yeux.
— Alors, jusqu’à la mort, conclut-il.
CHAPITRE VINGT

MISÉRICORDE

Tornus observa son ombre avec horreur. Cette gargantuesque silhouette boursouflée qu’il
avait été, et redeviendrait. Le désespoir l’envahit alors qu’il se forçait à se relever. Il se sentait
vidé, essoré. Il n’avait plus de force – sans doute parce que Torglug l’en avait privé – et ses
ailes pendaient en silence dans son dos. Il ne voyait pas son arc, et son carquois était vide.
Comme si Sigmar avait repris les présents qu’il lui avait offerts.
Torglug, jubilant, se tenait devant Gardus.
— Je remercie Nurgle pour la chance qu’il m’offre de régler un vieux différend. Chaperon
de Fer le Chasseur n’a pas encore posé sa hache, non, non. Bientôt, il va s’emparer de toutes
vos âmes pour le Grand-Père.
Il écarta les bras, sa hache pendait mollement dans son poing. Puis il le releva en
désignant Gardus.
— Mais pour l’heure, il va emporter ta tête à Désolation, Âme d’Acier, dit-il sur un ton qui
se voulait insultant.
— Je ne sais pas comment tu es arrivé ici, ombre, mais il va te falloir plus que des menaces
pour me priver de ma tête.
Gardus leva son marteau. Du sang tachait son armure argentée, et le brouillard épais
semblait entraver ses mouvements. Les morts désespérés se pressaient autour de lui,
chuchotant, tirant sur son armure à l’aide de leurs griffes immatérielles. La lumière du
Seigneur-Célestant vacilla, mais ne s’évanouit pas. Même si ce n’était plus qu’une question de
temps. Les âmes-en-peine sapaient ses forces, alors que Torglug était plus fort que jamais.
Tornus regarda tout autour de lui. Il était inutile d’attendre de l’aide des autres. Ils
semblaient aveugles à ce qui se passait, comme si les miasmes les avaient privés de leur
présence d’esprit comme ils dérobaient ses forces. Même Morbus était affecté, sa silhouette
avachie secouée de convulsions à cause des âmes-en-peine accroupies près de lui. Seul Cadoc
avait été épargné, mais il gisait désormais aux pieds de Torglug.
Torglug, qui abattit sa hache en direction de la gorge de Gardus. Ce dernier para le coup,
mais fut déséquilibré par sa force. Un autre coup vint à bout de ses défenses, et un troisième le
fit reculer. Torglug enfonça le manche de sa hache dans la poitrine de Gardus, qui s’étala sur
le pont avant de rouler sur le côté pour éviter le coup suivant. Le fer resta coincé dans le bois.
Sans laisser à son adversaire le temps de se relever, le démon lui envoya son poing dans la
figure, et il se retrouva à quatre pattes.
Tornus fit un pas chancelant vers son ombre. Torglug se retourna et tendit la main vers lui.
— Attends ton tour, petit mensonge. Je ne vais pas tarder à te renvoyer dans le néant.
— Non, répliqua Tornus qui, bien que désarmé, faisait face à Torglug. Tu es mort.
— Je suis éternel. Tant que tu vis, il reste de moi une graine. Tant que Tornus respire,
Torglug regagne ses forces, rit-il en produisant un son évoquant une nappe d’huile se
répandant à la surface de l’eau. Tu ne t’affranchiras jamais de moi.
Tornus avança, et Torglug le saisit à la gorge puis le souleva comme s’il ne s’agissait que
d’un enfant avant de le lancer sur le pont dans un déluge d’esquilles. Puis il le ramassa
et recommença.
— Si tu meurs ici, ton âme regagnera le presbytère de Nurgle et je renaîtrai. Je nais de toi
comme les champignons naissent des cadavres, dit-il en le soulevant brutalement. Mais je ne
vais pas te tuer tout de suite, petit mensonge. Je veux que tu voies ce qui va arriver à ta
nouvelle tribu. Je vais la massacrer, comme j’ai massacré le peuple de l’Aube Éternelle.
Tornus déforma le côté de son casque en lui envoyant son poing dans la figure. Torglug
hurla et le jeta une nouvelle fois sur le pont, assez violemment pour lui couper le souffle.
Ospheonis glatit et attaqua. Jusqu’à présent, l’aigle étoilé avait tourné dans le ciel, ne sachant
pas vraiment ce qui se passait. Il lacéra Torglug, qui hurla sa colère avant de le chasser d’un
geste. Tornus tenta de se relever, mais il n’en avait pas la force et s’effondra sur le dos.
Un immense sabot se posa sur sa poitrine, le clouant au sol. Torglug tendit la main vers
sa hache.
— Et maintenant, tu vas me regarder prendre la tête de ton nouveau chef.
— Ce ne sera pas pour aujourd’hui, le Honni.
Torglug se retourna et bredouilla un rire flegmatique.
— C’est une plaisanterie ?
— Je suis le Seigneur-Duc de Temple-Pus, déclara Gatrog en levant la lame runique des
deux mains. Et j’ai juré.
De la fumée s’élevait de ses doigts, et des flammèches bleutées remontèrent le long de ses
bras lorsqu’il plongea son arme dans la poitrine flasque de Torglug. Ce dernier hurla
d’incompréhension et écarta le chevalier du Chaos d’un revers de la main. Gatrog heurta le
mât et s’affala, sonné. Puis Torglug se saisit de sa hache et se dirigea vers lui d’un pas lourd.
Plus rapide que l’éclair, il abattit son arme piquetée de rouille dans la poitrine de Gatrog.
— Non !
Tornus se jeta sur son ombre, qui pivota. Mais Tornus percuta son adversaire à pleine
vitesse et le fit reculer. Torglug lâcha son arme, et Tornus ferma la main sur la poignée de la
lame runique.
— Tu ne vas pas me tuer, dit Torglug en le griffant.
— Si. Cette fois, je vais te tuer, ordure. Comme j’aurais dû le faire il y a longtemps déjà.
Torglug tenta de retirer la lame de sa poitrine, mais Tornus ne le laissa pas faire. L’énergie
céleste parcourut la silhouette bouffie du monstre et se mit à le brûler de l’intérieur. Torglug
griffa le casque de Tornus de ses doigts carbonisés.
— Non, gargouilla-t-il. Pas ça.
— Si. Et pour toujours, cette fois.
Tornus remua la lame, puis la retira dans un geyser de bile bouillante avant de s’écarter du
cadavre de son ancien être.
— Rejoins les immondices qui t’ont vu naître.
Un léger cri fendit l’air enténébré, et pour la seconde et dernière fois, Torglug le Honni
passa de vie à trépas.
La lumière de la lame runique fit également fuir les âmes-en-peine alors que les restes de
Torglug tombaient en poussière. Elles finiraient par revenir, mais pour l’heure, elles étaient
rassasiées. Tornus se précipita aussitôt au côté de Gatrog.
Le chevalier du Chaos était brisé. Torglug l’avait pourfendu de sa hache, lui brisant les os de
la poitrine et du dos. Il était certaines blessures que même une constitution infernale ne
permettait d’encaisser.
— Vous m’avez sauvé, déclara Tornus. Ainsi que Gardus.
Gatrog gloussa en observant ses mains noircies.
— Oui. Il semblerait que notre voyage touche à sa fin, dit-il en relevant les yeux. Mais ce fut
un plaisir. J’ai vu tant de choses… tant de gloires. Et mon honneur est sauf.
Tornus posa un genou au sol.
— Pourquoi ?
— J’avais juré de vous aider et j’ai tenu parole.
— Ce n’est pas pour ça.
Gatrog rit.
— Peut-être pas. Peut-être y ai-je simplement vu une chance de payer mes dettes, son rire
laissant place à un grognement. Je suis un véritable chevalier, Torglug. C’est tout ce que j’ai
toujours voulu…
Il ne réussit pas à terminer sa phrase.
Tornus ne trouva rien à dire en voyant Gatrog tousser, frémir et finalement s’immobiliser.
Lentement, son corps se disloqua comme un champignon desséché. Tornus se leva alors que le
vent putride emportait ses restes au-dessus de l’eau et se retourna en relâchant sa poigne sur la
lame runique.
— Je ne comprends pas, dit-il.
Puis les paroles de Gardus lui revinrent. La miséricorde était la plus affûtée des lames, et
chaque acte s’accompagnait d’une petite graine qui ne mourait pas. Il serra alors la lame de
Gardus. Pour la première fois peut-être, il comprenait vraiment ces mots. Il sentit une main sur
son épaule et se retourna.
— Il est mort comme il a vécu, dit Gardus. C’est tout ce à quoi on peut aspirer.
— Est-il possible qu’il ait trouvé la rédemption ?
Gardus tendit la main, et Tornus lui rendit son épée.
— Je crois qu’il l’a trouvée à sa façon, dit-il en la rengainant et en ramassant son marteau.
Et il est temps que nous trouvions la nôtre.
Les autres Stormcasts mirent du temps à récupérer. Beaucoup s’agenouillèrent en prière
pour raffermir les bases d’une foi ébranlée. Certains avaient été blessés par la fureur de
Torglug et tentaient de panser leurs plaies avec des morceaux de cape et des lambeaux
de voile.
Morbus et Enyo étaient accroupis près de Cadoc. Le Chevalier-Azyros n’était pas mort,
mais il n’y avait plus rien à faire pour lui. Il gisait dans une mare de sang qui ne cessait de
grandir. Son harnois était éventré et ses blessures étaient épouvantables. Enyo avait ramassé
son fanal, et Tornus constata que sa lumière déclinait rapidement.
— J’ai échoué, haleta Cadoc au moment où Gardus s’agenouilla près de lui. Ma foi n’était
pas à la hauteur de la tâche, Âme d’Acier. Pardonnez-moi.
— Tu n’as rien à te faire pardonner, dit Gardus. Tu nous reviendras bien vite, avec la foi
et métamorphosé.
Cadoc tenta de rire, mais ne put que tousser.
— Je prie pour que cela arrive. Les royaumes doivent être purifiés, et qui d’autre que le
prince d’Ekran pourrait allumer le feu ?
Il s’affaissa en cherchant de l’air, et s’évanouit.
Gardus se tourna vers Morbus.
— Combien de temps avant que cet endroit ne nous éprouve encore ?
— Jusqu’à ce que le fanal s’éteigne, répondit-il d’une voix pleine de chagrin. Sa puissance
nous protégera tant qu’il brûlera. Quand le cœur de Cadoc s’arrêtera, sa lumière disparaîtra. Et
nous serons sans défense.
— Peux-tu nous faire avancer ?
Morbus hésita avant de répondre.
— Si la lumière du fanal est libérée, elle devrait pouvoir nous conduire là où nous devons
aller. Ensuite… nous devrons nous débrouiller.
— Tu veux dire que l’on doit briser le fanal ?
Morbus opina du chef.
— Oui. Sachant qu’un tel acte peut très bien tuer celui qui l’entreprend.
— Je vais m’en charger, déclara Tornus. Ce sera ma façon d’expier.
Il tendit la main vers le fanal, mais Cadoc lui saisit brutalement le poignet.
— No, do… donnez-le-moi, souffla-t-il en tendant l’autre main. C’est mon devoir…
ma responsabilité…
— Je ne suis pas certain de pouvoir protéger ton âme si tu meurs, le prévint Morbus.
— Mon âme n’a besoin d’aucune protection, répondit Cadoc. Je suis l’émanation lumineuse
du courroux de Sigmar. Les Dieux Sombres tomberont en cendres dans mes flammes.
Avec l’aval de Gardus, Tornus lui remit son fanal. Cadoc lui lança un regard noir.
— Méfie-toi, je pourrais bien te détruire aussi.
— Je suis prêt à subir ton jugement, dit doucement Tornus.
Cadoc hocha la tête et prit le fanal à deux mains. Lentement mais sûrement, il le força pour
l’ouvrir. La lumière flamboya jusqu’à briller de mille feux.
— Dites vos prières, Seigneur-Relictor, grogna le Chevalier-Azyros en brisant le fanal.
Morbus se releva comme il le put. Les fissures azurées de son armure étaient plus larges et
brillaient vivement. Une fine chape de foudre crépita tout autour de lui lorsqu’il frappa le pont
au moyen du talon de son bâton.
— Aidez-moi, enfants d’Azyr. Écoutez et obéissez. Qui s’agenouillera ici devant moi ?
— Seuls les pieux, dit Gardus, dont les mots furent repris par Tornus et les autres.
— Qui se dressera comme le feu quand tout ne sera que poussière ?
— Seuls les pieux, dit Tornus en posant un genou à terre.
La lumière s’échappa du fanal et s’éleva. Morbus entreprit une série de gestes et la lumière
se propagea en vacillant, s’étendant toujours plus loin en redoublant d’intensité. Tornus
entendit la collision d’étoiles en guerre et le rugissement éternel de la cascade céleste. Des
particules qui auraient pu être des galaxies et des nébuleuses prirent forme alors que la
forme enflait.
— Qui portera la lumière d’Azyr jusque dans les ténèbres ?
— Seuls les pieux.
Les mots volèrent comme des flèches. Tornus sentit quelque chose remuer en lui en réponse
à la lumière. La partie de lui-même qui avait été métamorphosée des mains de Sigmar, celle
qui ne faisait qu’un avec l’orage éternel, s’éleva brusquement pour aller à la rencontre de
l’éclat et le renforcer. Il vit des particules de lumière similaires s’élever de chaque Stormcast
les liant à la lumière.
— Seule la foi apporte la victoire, dit le Seigneur-Relictor, récitant ainsi le deuxième
cantique des Hallowed Knights. Seule la foi permet ne serait-ce que de la concevoir.
Morbus tendit les mains vers le ciel comme pour saisir la lumière cobalt. Mais à son contact,
elle explosa et se répandit à l’ensemble de la galère délabrée.
— Qui trouvera le salut dans le sacrifice ?
— Seuls les pieux...
— Qui se tiendra seul quand tous les autres seront tombés ?
— Seuls les pieux.
— Qui soutiendra les fondations des cieux à la fin des temps ?
— Seuls les pieux !
Tornus et les autres tonnèrent tel un seul homme, et la lumière devint aveuglante. Le pont
balayé par des flammes bleues éclatantes trembla sous leurs pieds. Les flammes dévorèrent et
reconstruisirent le navire au même instant, et ce qui renaquit du bourbier fut l’écho gracieux
de ce qu’il avait été. Ainsi, la galère fonctionnelle aux angles durs devint une embarcation
conçue pour sillonner les mers célestes.
Les voiles embrasées se gonflèrent d’un vent stellaire et la comète aux queues jumelles
vacillante parut en parcourir la longueur. Des rames de foudre percutèrent la surface de la
boue, brûlèrent les miasmes et vaporisèrent l’eau.
Morbus, enveloppé de flammes bleues, abattit une fois encore son bâton sur le pont dans un
grondement de tonnerre, et le grand vaisseau se mit à avancer. Tornus tituba, se ramassa sur
ses jambes pour se stabiliser, et suivit des doigts le contour noirci de la comète à queues
jumelles sur sa cuirasse. Tous les Fils de l’Orage semblaient avoir traversé un brasier. De la
fumée s’élevait de leur armure, et les plumets de leurs casques avaient complètement brûlé.
Tornus sentit les mouvements des rames jusque dans ses entrailles, ainsi que le vent torride
contre les lignes arrondies de la coque. Comme si lui et le navire ne faisaient plus qu’un. Il
regarda Enyo d’un air émerveillé, et celle-ci hocha la tête.
— Je le sens moi aussi, dit-elle. Ce navire est composé de flammes et de notre foi. Il est
nous, et nous sommes lui.
Il comprit qu’elle disait vrai.
— Mais c’est Cadoc qui le nourrit.
Il se retourna et vit le Chevalier-Azyros gisant en silence là où il était tombé. Les restes du
fanal se trouvaient près de lui, avec sa boîte déformée et cassée. Gardus se tenait au-dessus de
lui, et ses armes pendaient mollement dans ses mains. Tornus le rejoignit alors que Morbus se
penchait vers le corps.
— On attend beaucoup de ceux qui reçoivent beaucoup, entonna le Seigneur-Relictor en
posant la main sur la poitrine de Cadoc.
Morbus brûlait toujours. Des flammes céruléennes s’élevaient de son armure mortis
cabossée, au point qu’on n’en distinguait plus guère les détails. Même le heaume en forme de
crâne était embrasé, si bien que les contours étaient noirs. Les flammes s’intensifièrent,
remarqua Tornus, lorsqu’il prit l’âme de Cadoc en lui.
— Espérons simplement que nous avons encore quelque chose à donner.

Gutrot Spume se tenait à la proue de sa galère, qui glissait vers les portes de la Citadelle
Inéluctable. Les confins supérieurs de Désolation étaient constitués d’un anneau de ruines
fièrement dressées, qui s’étalait tout autour du passage menant au sixième niveau du jardin
comme le rayon d’une roue. Des remparts brisés s’élevaient comme autant de pierres
tombales, marquant l’ultime lieu de repos d’empires ensevelis.
— Joli l’endroit, hein, Durg ?
Le portepeste acquiesça d’un air sombre.
— Oui, capitaine.
Spume gloussa.
— Cet endroit témoigne de la puissance du Grand-Père.
Il désigna d’un geste les ruines qu’ils étaient en train de traverser. Le nom de cet endroit
avait été oublié de tous, hormis d’une poignée de scribes démoniaques et des plus vieux
moissonneurs de Nurgle. La capitale de l’empire, entièrement balayée par une contagion qui
avait brisé les liens mêmes entre chairs, os, âmes et esprits. Ce qui avait produit un terreau
fertile pour le Seigneur de Toutes Choses.
Il n’en restait aujourd’hui que ces ruines. Un monument qui faisait office d’avertissement.
Exploité, comme toute chose doit l’être, et transformé en bastion de la peste. Des portepestes
des Légions Putrides marchaient d’un pas lourd dans les hauts-fonds, leurs glaives-faucilles à
l’épaule. Ils tenaient le compte des morts qu’ils avaient infligées dans les Royaumes Mortels
et nommaient chaque âme ainsi emportée.
L’endroit grouillait d’activité. Un épais nuage de fumée noire pestilentielle s’élevait du
niveau inférieur, rendant l’air suffoquant et bloquant la lumière, exception faite de celle des
torches de malfeu du boulevard principal. Des navires partant pour la guerre sillonnaient les
ruelles inondées. Certains s’en allaient défendre les eaux de Nurgle, d’autres partaient
conquérir de nouvelles terres au nom du Grand-Père.
Jadis, Spume aurait été parmi eux. Mais il les retrouverait bientôt.
— Tu dois être fier, pillard.
Il baissa les yeux vers la tête d’Urslaug accrochée à sa ceinture. La sorcière n’avait rien dit
depuis leur départ du terrier des skavens.
— Et pourtant tu dois te demander ce que je compte faire de toi maintenant, hein ?
Il l’attrapa et la souleva à bout de bras. Elle grimaça.
— Je te connais assez bien pour savoir le sort que tu me réserves.
— Et pourtant tu m’as aidé à faire souffler les vents pestilentiels.
Si elle l’avait pu, elle aurait haussé les épaules.
— Pour être franche, j’en avais assez de m’occuper de mon jardin.
Spume gloussa. Il fit un geste, et deux portespestes firent rouler un tonneau jusqu’à lui.
— Pour te remercier, voici ton corps, comme je l’ai promis. Conservé dans du vin de
chancre, et auquel ta tête va pouvoir être rattachée.
Urslaug plissa les yeux.
— Alors tu m’as pardonné ma trahison ?
— Ai-je dit une chose pareille ? dit Spume en agitant sa hache d’un air entendu.
Les portepestes soulevèrent le tonneau en grognant et le jetèrent par-dessus bord. Urslaug
hurla de colère. Spume s’esclaffa et tendit la tête au-dessus de l’eau.
— Retrouve toi, si tu peux. Et profites-en pour réfléchir à tes crimes. Quand je repasserai
par ici, peut-être y verras-tu plus clair concernant tes allégeances.
— La seule chose à laquelle je réfléchirai, ce sera le meilleur moyen d’arracher le gras de
tes os pestilentiels, Gutrot Spume, hurla Urslaug.
Spume jeta la tête à la suite du corps et la regarda tomber à l’eau en gargouillant
des imprécations.
— Ah ! les femmes, dit Spume en regardant les portepestes. Des créatures passionnées,
assurément.
Les démons le dévisagèrent sans cacher leur incompréhension. Spume les congédia d’un
geste de la main et se tourna vers Désolation. Les portes visqueuses et couvertes de mousse du
sixième niveau étaient montées dans une énorme entrée de pierre. Elles étaient en bronze et
couverte d’une patine de crasse. Selon la légende, c’était un butin de guerre arraché au
royaume de Khorne durant les guerres de Sang. Leur taille était telle qu’il fallait des centaines
d’esclaves pour tirer les chaînes dégoulinantes qui mettaient le grand mécanisme d’ouverture
en branle.
Les âmes peinaient dans l’eau profonde, souvent submergées entièrement. Des nurglings
étaient réunis tout près sur des radeaux improvisés, constitués d’immondices, et bombardaient
les esclaves de mucus et de crasse. Des portepestes accroupis sur des socles de pierre
dominaient les eaux. Ils aiguillonnaient les âmes en difficulté au moyen de lances et de
hallebardes rouillées afin de les pousser à redoubler d’effort. Les portes s’ouvrirent dans un
grondement assourdissant, et des vagues s’abattirent sur le pont. Des esclaves furent emportés,
et des groupes de nurglings hilares envoyés à l’eau.
Spume frappa le pont du talon de sa hache pour donner le signal à son équipage. Des
tambours se firent entendre, les fouets claquèrent, les rameurs reprirent le travail. Lorsque la
galère franchit l’immense porte, Spume entendit le bourdonnement tonitruant d’un million de
mouches. Des drones de la peste boursouflés filaient en direction du bourbier. Spume les
observa quelques instants, puis fit un signe à Durg.
— Va chercher notre prisonnier. Il faut qu’il voie ça.
Durg sourit à belles dents et s’en alla. Il adorait tourmenter le Stormcast plus que nécessaire,
mais Spume était indulgent. Après si longtemps, il était presque l’heure de dire au revoir au
jardin et à leur ennui abrutissant. Il se retourna et se pencha, le bras en travers du genou.
Derrière les portes brillait une lueur verdâtre. La lumière du malfeu du Grand-Père se
reflétait dans les eaux qui traversaient le jardin. Contrairement aux autres niveaux, d’autres
artifices que la pierre scellaient l’accès à Désolation ; il fallait y ajouter la sorcellerie. Seuls les
navires bénis par Nurgle, ou assez puissants pour ignorer de tels enchantements, pouvaient
entrer dans la Citadelle Inéluctable sans encombre.
Les sceaux de Désolation n’avaient été brisés qu’une fois au cours de son histoire. Les
navires de cristal de Tzeentch avaient atteint les murs mêmes du presbytère de Nurgle durant
l’Âge du Sang. Les épaves de cette flotte scintillaient encore à la douce lueur du foyer du
Grand-Père. Spume sentit une agréable chaleur lui caresser la peau lorsque la galère traversa la
lumière. Le son d’un torrent lui parvint aux oreilles et, l’espace d’un instant, il fut aveuglé par
l’éclat gangréneux. Après quoi, ils se retrouvèrent dans un large canal.
D’épais murs de pierre glissante s’élevaient de part et d’autre. Des gargouilles bossues aux
airs de crapauds aux bouches grandes ouvertes et aux yeux globuleux étaient accroupies sur
les remparts. Elles vomissaient un flot continu d’eau boueuse dans le canal. Une vapeur d’eau
grasse s’élevait sous la forme d’un nuage jaune. Des remparts inversés parcourus de démons
paresseux se croisaient au-dessus du canal. Des parapets s’étendaient à la verticale vers le ciel,
croisant les remparts retournés, bordés d’imposantes machines démoniaques. Du malfeu
dégoulinait des mâchoires ricanantes stylisées des lance-flammes, prêts à incinérer
les envahisseurs.
La citadelle ressemblait à un jouet d’enfant cassé, dont les morceaux restés figés dans les
airs, sans jamais terminer leur chute. Spume avait entendu dire que l’endroit avait connu une
structure plus traditionnelle, mais que Nurgle avait fini par s’en lasser. Désormais, les lianes
de la jungle grouillant de larves d’insecte s’étendaient telle une toile d’’araignée entre les
segments dissociés, et d’étranges oiseaux nichaient dans les racines grasses qui émergeaient
des fissures des parois du canal. Des fleurs aux teintes maladives flottaient dans l’eau et, de
temps à autre, Spume apercevait des silhouettes argentées se frayant un chemin dans les
profondeurs obscures.
Devant lui apparut un second passage gardé par deux guerriers de la Garde Putride. Les
imposants Grands Immondes se tenaient de part et d’autre du canal. Tous les deux n’étaient
vêtus que d’un demi-harnois cabossé, ainsi qu’un heaume fermé. Chacun portait un bouclier
aussi grand que Spume lui-même et un fléau comme seul un gargant aurait pu en porter. Les
démons ne prêtèrent aucune attention à la galère qui se glissa entre eux. Ce qui n’empêcha pas
Spume de les observer avec méfiance. Il se souvint de la promesse de Gulax et n’avait aucune
envie d’être pris au dépourvu. Il était imprudent de se mettre les Gardes Putrides à dos. Ils
avaient énormément d’influence à la Cour de la Ruine en ces temps troublés.
Il se retourna en entendant un cliquetis. Durg entraîna le prisonnier sur le gaillard d’avant en
le tirant par ses chaînes. Le Fils de l’Orage, de l’Ost des Hallowed Knights, ne se débattait
pas. Spume grogna, comme déçu. Cela allait être beaucoup moins drôle s’il avait perdu sa
combativité. Il posa sa hache en travers de son épaule et agita un tentacule.
— Bienvenue à la Citadelle Inéluctable, peau-brillante. C’est le dernier endroit que
tu verras.

Grymn regarda tout autour de lui en clignant des yeux en raison de la lumière. La galère avait
pénétré dans ce qui ressemblait à un vaste amphithéâtre de pierre à la forme et aux proportions
irrégulières. Des canaux sinueux en provenance de sept entrées en parcouraient le cœur. Des
poutres en bois disposés au petit bonheur s’élevaient contre les murs étrangement bombés,
comme pour les tenir en place. De monstrueuses racines sortaient des pavés et se répandaient
dans tous les sens. Des statues colossales, obscènes dans leur construction, se tenaient sur des
socles d’onyx couverts de sceaux suintants. Des torches de malfeu et des lanternes putrides
projetaient une lueur maladive, donnant l’impression que les statues grimaçaient.
Des démons se déplaçaient à la manière d’insectes entre les racines et détalaient parmi les
ombres des statues. Certains portaient une armure, alors que d’autres étaient vêtus d’atours
usés. Tous semblaient vaquer à leurs occupations. Des cloches cachées sonnèrent dans
l’amphithéâtre tandis que la galère se glissait le long d’un quai couvert de champignons, de
nurglings piailleurs et de nuées de mouches.
Au centre de l’amphithéâtre, les eaux du canal se déversaient dans une citerne abyssale via
une série de grilles évoquant les mâchoires de grandes bêtes. Le bord de la citerne était aligné
avec le sol de l’amphithéâtre. Un épais nuage de fumée noire s’élevait continuellement de
son embouchure.
Dans les hauteurs, se trouvait un enchevêtrement de poutres larges comme deux hommes
auxquelles pendaient des milliers d’icônes ternies et corrompues. La plupart étaient
reconnaissables. Les runes de Khorne, de Slaanesh et même du Rat Cornu sautaient aux yeux.
Des bannières capturées bruissaient dans l’air enfumé et claquaient contre les centaines de
cages de fer contenant autant de formes brisées.
— Les rois-corsaires des mers Céruléennes, dit Spume en levant les yeux. Des sorciers et
sorcières qui se pliaient aux caprices de l’Architecte du Destin. Et maintenant emprisonnés
pour l’éternité, pour le plaisir du Grand-Père.
— Les tiens ne se sont jamais fait la guerre, dit Grymn.
— Je n’ai rien à voir avec eux. Ils étaient faibles.
Spume souleva le menton de Grymn du plat de sa hache.
— Comme tu es faible. Mais je suis fort. Et je le serai encore plus quand je reviendrai à
Ghyran, dit-il en faisant glisser le fer de sa hache contre le menton et la gorge de Grymn. Peut-
être m’autoriseront-ils à pendre ta peau à mon mât.
— Viens donc la prendre si tu penses en être capable.
Spume s’esclaffa.
— Ah ! tu as retrouvé ton agressivité. Bien. Je craignais que tu ne t’amuses pas.
Si seulement je contrôlais ta bouche comme je contrôle tes membres, siffla Bubonicus.
Grymn se renfrogna. Une vague de fatigue s’abattit sur lui, et il cracha un ver frétillant.
Spume l’écrasa d’un coup de talon.
— Rares sont ceux qui peuvent endurer la malédiction du ver aussi longtemps. Tu dois être
presque évidé maintenant.
Grymn ne répondit pas, il était trop occupé à tenter de contrôler le flot de bile qui lui
remontait dans la gorge. Des souvenirs qui n’étaient pas les siens bousculaient ses pensées, et
il avait les plus grandes peines du monde à se concentrer. Bubonicus avait redoublé d’effort
dans le but de briser sa volonté avant qu’ils n’atteignent Désolation. Peu à peu, il avait perdu
le contrôle de ses membres, de son corps. Il sentait les vers qui grouillaient en lui, le dévorant
de l’intérieur, et la douleur qui le paralysait. Ses prières lui avaient permis de tenir le coup,
mais il n’en avait plus pour très longtemps.
Notre bataille sera bientôt terminée, souffla Bubonicus.
— Je n’en ai pas fini, grommela Grymn lorsque Durg le jeta sur le pont.
Le démon posa son pied verruqueux entre ses épaules pour l’immobiliser.
— Et si tu espères gagner, il va falloir que tu me quittes.
Bubonicus se tut. Cette créature n’était pas stupide. Son sort était lié à celui de Grymn, dont
les yeux dégoulinaient de sueur et de sang. Il tenta de se concentrer sur Spume, qui
s’accroupit.
— Nous avons des affaires à régler avant que je livre ta carcasse.
— À tes maîtres, tu veux dire ?
Spume produisit un son à mi-chemin entre un grognement et un rire.
— Appelle-les comme tu veux. Ça ne fait aucune différence pour moi. Mais j’obtiendrai de
toi mon juste dû.
— On peut difficilement parler de combat équitable, dit Grymn en lui jetant un regard noir.
— L’équité est le cadet de mes soucis, répondit Spume en faisant signe à Durg s’éloigner.
Mais je vais te donner une dernière chance de verser le sang si tu veux.
Une farce. Il compte t’humilier. Te briser.
— Je sais, dit Grymn en se relevant.
Bubonicus ne chercha pas à l’arrêter, mais Grymn ne comprit pas pourquoi.
— Tu parles toujours à cette graine pourrie, hein ? Eh bien, écoute attentivement.
Spume envoya le manche de sa hache dans le ventre de Grymn, qui recula en chancelant
avant de sentir le fouet de Durg lui caresser le dos. L’instrument ne pouvait passer au travers
de son armure, mais la force du coup l’obligea à poser un genou à terre. D’autres portepestes
approchèrent, armés de gourdins et de fouets. Ils le frappèrent de toutes parts, et les pointes
des fouets lui lacérèrent le visage.
— Qui que tu sois là-dedans, tu as choisi le mauvais corps. Pas de chance, vraiment.
Spume se fraya un chemin entre les portepestes et le frappa à coups de tentacule, l’envoyant
au sol.
— Mais coup de veine pour moi. Tu l’as affaibli, tu l’as empêché de s’échapper. Je devrais
te remercier, dit-il en frappant Grymn à la tête. Mais en vérité, je m’attendais à un plus
grand défi.
Brute arrogante. Tourmenter un prisonnier de la sorte… À quoi bon ?
Spume lui envoya un coup de pied dans la poitrine, et il roula sur le pont. Il avait du mal à
respirer, à reprendre son souffle. Quelque chose en lui était brisé. Les vers étaient agités. Ils
sortaient des plaies de son visage et tombaient sur le pont. Il tenta de se relever, mais
Bubonicus l’en empêcha.
Cède, et je l’éliminerai, Lorrus. Je prendrai sa tête et la jetterai aux pieds de ses maîtres.
Cède !
— Non, dit Grymn.
Il sentit la pression augmenter encore à l’arrière de ses yeux. Il était aveugle, avait la bouche
et les poumons pleins de vers. Son cœur luttait contre une masse de corps qui se
contorsionnaient. Il sentit quelque chose se refermer sur son âme et des griffes de fer menacer
de le tailler en pièces.
Cède, bon sang. Je ne mourrai pas aux mains d’un fanfaron sans valeur.
De nouveaux souvenirs. Un jeune chevalier parcourant un jardin parfumé au côté d’une
belle dame au visage dissimulé sous un voile. La brûlure, le goût amer des eaux sacrées du
bouillon de Nurgle. La force et la gloire d’une existence bien menée au service d’un Dieu
Sombre. Des images abjectes jetées sur sa conscience comme de l’acide, avec un
thème commun.
Le désespoir. Le renoncement.
Et cela, c’était impossible pour Lorrus Grymn.
— Je suis le bouclier des pieux, grogna-t-il. Je suis le roc sur lequel les incroyants se brisent.
Les fouets claquèrent. Les coups de gourdin plurent. De nouvelles douleurs s’ajoutèrent
aux anciennes.
— Je mourrai plutôt que de renoncer.
C’est ce que tu veux ? Je n’ai jamais vu une âme aussi têtue. Ta moelle même grouille de
vers, et tu luttes toujours. Tu résistes encore. Pourquoi ?
— J’ai mon honneur, j’ai ma foi, souffla Grymn.
Bubonicus se tut. Grymn parvint à remuer ses membres. Un fouet claqua, et il leva le bras.
La lanière s’enroula autour de son canon d’avant-bras, et il tira dessus pour attirer le monstre à
lui. Durg poussa un cri de confusion en prenant le poing de Grymn dans l’œil. Le démon hurla
comme l’organe explosait et que le poing de Grymn poursuivait sa course pour ressortir par
l’arrière du crâne de la créature. Il dégagea son bras et poussa le corps qui se dissolvait déjà.
— Si tu veux me voir tomber, il va falloir faire mieux que ça.
Il se releva. Il était fébrile. Ses articulations lui faisaient mal et son ventre gargouillait. Mais
il avait enfin repris le contrôle de son corps. Il leva sa chaîne, prêt à recevoir la charge
de Spume.
Tu es courageux, Lorrus. Je suis fier de te connaître.
— Silence, gronda Grymn.
— Tu tiens à peine debout, dit Spume qui faisait tournoyer sa hache avec grâce.
— À peine, et pourtant je suis là, dit-il en tendant la chaîne.
— Pas pour longtemps, répondit Spume qui avança vers lui en brandissant sa hache. Je te
conduirai au Seigneur de Toutes Choses en morceaux s’il le faut.
Maintenant !
Grymn pivota et enroula une extrémité de la chaîne autour de la hache qui s’abattait sur lui.
Puis il tira et désarma Spume en envoyant l’arme voler vers le mât. L’énorme lame trancha
des cordes et des chaînes avant de s’enfoncer dans le bois détrempé. Spume se lança sur
Grymn en poussant un rugissement. Le Seigneur-Castellant tenta d’enrouler sa chaîne autour
de la gorge du héraut putride, mais Spume était plus rapide qu’il en avait l’air. Ses tentacules
piégèrent la chaîne et déséquilibrèrent Grymn.
Le Stormcast se laissa tomber et entraîna son ravisseur dans sa chute, ce qui les fit rebondir
sur le pont inférieur. Ils s’écrasèrent parmi les bancs des rameurs en dispersant les âmes qui
s’y trouvaient. Grymn sentit ses forces lui revenir en envoyant son poing dans la figure de
Spume, dont le casque fut déformé.
— Que fais-tu ? demanda-t-il.
Je t’aide. Je ne peux pas te vaincre, alors j’offre mon épée à ta cause.
— Je n’ai pas besoin de ton aide.
Spume l’attrapa par la tête.
— Prends ce qu’on te donne, peau-brillante.
Il lui envoya un violent coup de tête, qui le fit reculer. Spume se releva en se débarrassant
des esquilles dont il était recouvert. Grymn ramassa un gros morceau de bois et frappa le
héraut putride. Spume tituba, et Grymn le frappa de plus belle. Spume rugit et se jeta sur lui
pour le saisir à la gorge.
Le kraken, Lorrus : frappe le kraken !
Grymn se baissa pour éviter son adversaire et tenta d’empoigner le bec claquant. Des
tentacules l’enlacèrent, mais il attrapa le gros muscle et les mandibules, et tira violemment.
Spume poussa un hurlement aigu. Grymn tordit la masse qui se débattait et tira Spume
énergiquement. Il aperçut les portepestes qui se rapprochaient pour aider leur capitaine. Il était
temps d’en finir.
Il obligea le pirate à s’agenouiller et enroula la chaîne autour de sa gorge.
— Maintenant… nous en avons presque terminé, dit Grymn en tirant encore. Tu voulais
solder les comptes. Eh bien, tu vas être servi.
Spume tenta de se dégager. Grymn lui enfonça un genou entre les reins. Quelque chose se
brisa, et Spume émit un gargouillis. Il bascula en avant en arrachant les chaînes des mains de
Grymn. Il se tortilla sur le pont comme un poisson sur la rive en brayant une bordée de jurons.
Grymn se jeta sur les portepestes, qui n’eurent pas le temps de réagir.
Il fonça vers le mât pour en arracher la hache et décapita le portepeste le plus proche. Puis il
fit tournoyer son arme, fracassant membres et armes, et forçant les démons à reculer. Grymn
se fraya un chemin vers Spume, bien décidé à le priver de sa tête avec sa propre hache.
— Attends.
Le mot résonna dans le silence soudain. Grymn se retourna, haletant.
L’arrivée de la galère avait attiré la foule. Une phalange de postepestes se traînait vers
l’embarcation, accompagnée par une créature bien plus redoutable qu’eux.
Le Grand Immonde était immense. Encore plus imposant que Bolathrax lui-même ne l’avait
été. Il était vautré sur un énorme palanquin porté par des centaines d’âmes mutilées aux
formes brisées et maladives attachées les unes aux autres par des chaînes rouillées et des
cordes effilochées. Elles étaient pliées sous de grosses poutres sur lesquelles était posé
le palanquin.
Le démon portait ce qui ressemblait à une robe cérémonielle couverte de crasse et de
moisissure. Sa peau apparaissait entre de larges déchirures, comme si la robe était devenue
trop petite pour lui au fil du temps. Un gorgerin de bronze terni protégeait sa gorge flasque, et
il portait une cuirasse ornée du même métal marquée de motifs agricoles déplaisants : des blés
anormaux se découpant sur des lunes boursouflées et des faucilles grêlées. Ses épais doigts
écailleux étaient posés sur le lourd pommeau d’une énorme épée qui reposait entre les jambes
arquées du démon. Sept bois tordus jaillissaient de son crâne rond de crapaud et s’élevaient
jusqu’à former la rune tripartie de Nurgle. Un monocle de verre décoloré et fissuré reposait
dans les plis d’un œil perçant.
Père Putréfaction, souffla Bubonicus. La Main de Nurgle en personne. L’amiralissime des
Flottes de la Peste… Tu dois te rendre sur-le-champ, sans quoi nos deux âmes sont perdues.
Grymn secoua la tête pour tenter de s’éclaircir les idées.
— Non.
Si tu te rends maintenant, tu continueras de vivre en moi. Dans le cas contraire, je… non.
Non.
— Est-ce l’Asticot de la Chevalerie que j’entends dans mon trophée ? Comment es-tu arrivé
ici, Champion des Vers ?
La voix du démon transperça Grymn comme une lame rouillée. Il eut un haut-le-cœur et
versa des larmes de sang.
— T’es-tu résolu à voler la récolte d’autrui, ou est-ce arrivé par hasard ? demanda le démon
avant de hausser les épaules. Peu importe.
Père Putréfaction fit un geste, et Bubonicus se mit à hurler. Grymn hurla lui aussi, car la
douleur était insupportable. Il avait l’impression de brûler de l’intérieur. De la fumée
s’échappa de chacun de ses pores, de son nez et de sa bouche, formant au-dessus de lui ce qui
aurait pu passer pour un visage. Le démon gloussa.
— Ah ! Bubonicus. Un beau garçon jadis. Pas étonnant que mon cher cousin se soit
amouraché de toi. Mais tout a une fin, sauf lorsque le Grand-Père s’y oppose. Ton heure
est venue.
La fumée commença à s’estomper et laissa place à une bille lisse de la couleur de la
gangrène qui flottait au-dessus de la paume de Père Putréfaction. Le démon retira son
monocle, cracha dessus et le remit en place avant d’examiner ce qui restait de Bubonicus.
— Oui, tu es beau. Peut-être devrais-je te rendre à ta douce Dame, en tant que gage de mon
estime, dit-il avant de glisser la bille dans la robe et de se tourner vers Grymn. À nous deux
maintenant. Je t’attends depuis longtemps.
Grymn tituba. La hache tomba de ses mains lorsque la créature le transperça de son regard.
— Tu es une énigme dénuée de réponse. Une âme arrachée à ses propriétaires légitimes par
un voleur doublé d’un lâche. Tu es un calice empoisonné. Un trophée que chacun veut, mais
qui peut coûter la vie.
Ces quelques mots le privèrent de ses dernières forces. Il s’adossa au mât, incapable de
respirer normalement.
— Oui, c’est mon trophée... il est à moi.
Spume s’était relevé et ramassait sa hache.
— Je te l’ai apporté, démon. J’ai fait ce que tu m’as demandé…
— Ordonné, grogna Père Putréfaction.
Spume tressaillit, mais poursuivit.
— Où est ma récompense ?
Père Putréfaction resta silencieux un long moment, puis il soupira.
— Eh bien, que veux-tu, Seigneur des Tentacules ? Quelle récompense pourrait satisfaire
une âme aussi cupide que la tienne ?
Avant que Spume puisse parler, le démon leva la main. Un drone de la peste voleta près de
la tête de Père Putréfaction, et son cavalier se pencha pour lui murmurer à l’oreille. Une fois le
message délivré, le grand démon se pencha en arrière et partit d’un grand rire, grave et long.
— Tu veux ta récompense, n’est-ce pas ? Eh bien, tu as une chance de la doubler. Nos
invités sont enfin arrivés. Certes, leurs effectifs sont diminués, mais ils brillent toujours de la
lumière de leur foi maudite. Va, Spume, ramène-les-moi et je te récompenserai plus
généreusement que même toi, tu ne peux le concevoir.
Le démon agita la main vers l’entrée.
Bien que cela lui fît mal, Grymn rit, et Spume serra le manche de sa hache. Le bec de kraken
claqua et cria, et ses tentacules s’agitèrent. Mais cela ne dura pas. Ils s’immobilisèrent et
Spume se raidit.
— Entendu, démon. Mais je dois te prévenir que j’ai une imagination débordante.
CHAPITRE VINGT ET UN

LA CITADELLE INÉBRANLABLE

Les vieilles portes en bronze sautèrent de leurs gonds dans un hurlement de métal froissé. La
galère azurée traversa le rideau de flammes et de fumée, littéralement propulsée par des
éclairs. Partout où le navire passait, il ne laissait derrière lui que destruction. Des démons
brûlaient dans son sillage, et leurs cris de douleur résonnaient sur toute la longueur du canal.
Des mouches à peste tombaient du ciel, leurs ailes réduites en cendres par le rayonnement
saint. De l’eau boueuse bouillonnante s’évaporait en une brume nauséabonde, tandis que les
murs se déformaient sous l’action de la foudre. Les gargouilles tombèrent de leur perchoir et
l’eau s’infiltra au travers des murs.
Des flèches tombèrent des remparts inversés, et les Hallowed Knights répliquèrent aussitôt.
Des explosions ébranlèrent l’air délétère lorsque leurs flèches d’éclair crépitantes croisèrent
celles des archers démoniaques. Les engins cracheurs de malfeu situés sur les remparts
verticaux vomirent des torrents de flammes vertes qui se dissipèrent en entrant en contact avec
la coque cobalt du navire.
Accroupi près du mât, Tornus s’accrocha lorsqu’une nouvelle vague de flammes verdâtres
s’abattit sur la coque. Le navire tangua légèrement, mais ne faiblit pas. Tornus chercha
Morbus du regard. Il se tenait à la poupe, bâton planté devant lui. La tête inclinée, le Seigneur-
Relictor était exclusivement concentré sur ses prières.
Il dégageait un éclat saphir presque aveuglant. Les silhouettes des Fils de l’Orage défunts
étaient déployées autour de lui, comme pour le protéger. Tornus vit Cadoc parmi eux, son âme
brûlant aussi vivement que le fanal qu’il portait de son vivant. Quelqu’un le fit sursauter en le
prenant par le bras. Il tourna la tête et vit Enyo.
— Il est temps, mon frère. Ils arrivent, et nous devons dégager la voie.
Tornus acquiesça et jeta un œil à son carquois. Il s’était rechargé à la mort de Torglug,
quoique lentement, et n’était pas entièrement rempli. Impossible de dire s’il y avait un lien de
cause à effet, mais il était heureux de constater que l’enchantement avait retrouvé son pouvoir.
Il avait le sentiment qu’il aurait besoin d’un maximum de flèches.
Il suivit Enyo jusqu’à la proue, où ils furent rejoints par Tegrus et ses Prosecutors. Mathias
et Azar étaient les deux derniers Stormcasts ailés en plus de l’Œil Canonisé. Tous deux
portaient un bouclier lourd, récupéré sur les corps de Liberators. Tegrus avait une lame de
guerre sanglée dans le dos dont on voyait la poignée apparaître entre ses ailes, et un marteau
dans chaque main. Un bandage sale lui enserrait la cuisse, là où la sigmarite avait cédé sous
les coups d’un portepeste.
— Allons-y, dit-il. J’en ai assez de ce paysage.
Enyo rit.
— Ta patience est impressionnante. Personnellement, j’en ai eu assez à peine arrivée, fit-elle
avant de montrer son aigle étoilé. Et le pauvre Périphas n’a cessé de se plaindre.
Tornus jeta un œil à son propre compagnon perché sur le garde-fou. Ospheonis glatit et
battit des ailes, aussi impatient que Tegrus.
Gardus les attendait sur le gaillard d’avant, Tallon à son côté, comme à l’habitude.
— Nous ne pouvons pas nous arrêter, pas maintenant. Alors donnez-leur de bonnes raisons
de s’inquiéter.
Il parlait avec assurance, mais Tornus nota également une certaine tension dans sa voix. Ils
n’étaient plus loin, ils le sentaient tous. Échouer ici aurait été pire que de n’être pas venu
du tout.
— Agissons promptement. Morbus ne pourra pas nous tenir en l’air encore très longtemps.
Nous devons gagner le sanctuaire de cet endroit au plus vite, dit-il en dégainant sa lame
runique. Qui sera victorieux ?
— Seuls les pieux, dit Tornus, dont les mots furent aussitôt repris par les autres.
Gardus acquiesça.
— Seuls les pieux. Maintenant, allons-y.
Il tendit son épée.
Tornus et les autres coururent vers l’extrémité de la proue et bondirent avant de s’éloigner
de la galère. D’un simple battement d’ailes, Tornus prit une longueur d’avancer sur le navire.
Azar suivait tout juste l’allure, tandis qu’Enyo les dépassa en encochant déjà une flèche.
Une formation de galères ennemies naviguait vers eux. Parmi ces navires s’en trouvait un
familier, celui qu’ils traquaient depuis leur arrivée. Sa présence était bon signe. Cela voulait
dire que le Seigneur-Castellant n’était pas loin. Cependant, la galère noire restait légèrement
en retrait.
Au-dessus se déploya une nuée de drones de la peste. Tornus vira et s’arrêta net, comptant
sur ses ailes pour rester en l’air. Il tira une série de flèches et entama un vrai carnage. Enyo en
fit de même et dégagea la voie aux deux Prosecutors qui, protégés par leurs boucliers, purent
se frayer un chemin vers la galère de tête en compagnie de Tegrus. Au dernier moment, ils se
séparèrent et laissèrent passer Tegrus, qui piqua. Ses marteaux tourbillonnants creusèrent des
trous béants dans le pont.
L’Œil Canonisé remonta une fois son passage terminé. La galère s’enfonça et de la fumée
s’éleva de la cale. Les Prosecutors se remirent en position pour appliquer la même tactique sur
le navire suivant, sûrs que les deux Chevaliers-Venators allaient veiller sur eux.
Tornus virevolta en tirant aussi vite qu’il le pouvait. De nombreux drones de la peste
plongèrent vers la galère azurée qui s’approchait, comme autant de papillons de nuit attirés par
une flamme. Tornus les laissa faire, préférant se concentrer sur les navires adverses. Des
flèches de malfeu filèrent vers le ciel, mais retombèrent sans faire de victime, incapables
d’atteindre les guerriers volants. Les Prosecutors n’avaient pas besoin de s’approcher pour
employer leurs marteaux célestes et firent de nombreuses victimes.
Mais la galère noire restait, comme si elle attendait quelque chose. Des chaudrons
pestilentiels avaient été disposés sur le pont, et une fumée délétère s’en dégageait. Enyo piqua
et abattit les membres d’équipage d’un navire en difficulté un par un. Tornus n’était jamais
bien loin.
— Là… celui-là ! s’écria-t-il. C’est celui que nous traquons.
— Je le vois, dit-elle.
Ils se dirigèrent vers leur cible. Des drones de la peste leur tombèrent dessus, éperonnés par
leurs cavaliers démoniaques armés de lances à fer large. Tornus en bloqua une et désarçonna
le cavalier, qui finit sa course dans le canal. D’autres mouches à peste s’approchèrent, avec
leurs cavaliers qui agitaient leurs lames suppurantes avec enthousiasme.
Enyo esquiva un rostre et tira une flèche dans l’œil bulbeux de l’insecte. Tornus la perdit de
vue lorsqu’une mouche le percuta et referma ses pattes en dents de scie sur son harnois.
Ospheonis glatit et lui lacéra la tête en lui arrachant un bourdonnement d’agonie strident.
Tornus sortit une flèche de son carquois et la plongea dans le cerveau de l’insecte pour le
réduire au silence. Son cavalier tenta de le frapper en tombant, emporté par sa monture.
La galère était juste en dessous et tentait de se glisser entre deux épaves. Quel que fût son
capitaine, il semblait déterminé à atteindre son but, quelles qu’en soient les conséquences. La
fumée empoisonnée des chaudrons pestilentiels avait obligé les Prosecutors à voler plus bas
que prévu, et un déluge de flèches s’éleva vers eux. Un instant plus tard, Tornus réalisa la
stratégie à l’œuvre.
Plusieurs démons situés sur le pont portaient de lourds filets lestés de pierres. Azar, qu’une
volée de flèches obligea à descendre encore un peu, fut pris par l’un d’eux et tomba sur
le pont.
Tornus piqua à sa suite sans aucune hésitation. Lorsque le Prosecutor heurta le pont du
navire, plusieurs portepestes se jetèrent sur lui en poussant des gloussements de joie. Tornus
l’atteignit quelques instants avant les démons. Il en renversa un avec son arc et appela
Ospheonis en sifflant. L’aigle étoilé tomba comme un éclair, toutes serres dehors. Tornus fit
tournoyer son arc pour écarter le groupe de démons.
Une série de flèches s’abattit sur les démons, qui pour plusieurs s’écroulèrent. Enyo se
percha sur le mât du navire, une flèche encochée à son arc.
— Détachez-le, s’écria-t-elle en envoyant un portepeste par-dessus bord, une flèche dans
la gorge.
Puis elle redécolla et se positionna au-dessus du pont. Tornus suivit son conseil en profitant
de la diversion.
Alors que Tornus découpait le filet, Azar poussa un cri d’alerte étouffé. Tornus fit volte-face
en levant son arc, sur lequel s’abattit une hache.
— Plus rapide que l’éclair, hein ? gargouilla Gutrot Spume. Du moins te plais-tu à le croire.
Mais même la foudre peut être mise en bouteille avec un peu de pratique.
— Je suis suffisamment rapide, en effet, confirma Tornus en luttant contre le poids de
la hache.
Torglug avait affronté Spume plus d’une fois durant les nombreuses guerres qui avaient
ravagé les Royaumes de Jade. Le pirate était alors un vrai fanfaron, qui se vantait de conquêtes
par-delà les étoiles et sous les mers. Malheureusement, il avait la force nécessaire pour
plastronner et était doté d’une forme d’ingéniosité animale.
Les tentacules de Spume frétillèrent et glissèrent du manche de la hache pour s’enrouler
autour de l’arc de Tornus. Poussant un rire guttural, il poussa son adversaire et
l’envoya valdinguer.
— Vous avez massacré la flotte, mais je suis d’une tout autre trempe, dit Spume en
brandissant sa hache pendant que Tornus se relevait. Je vais récupérer vos casques argentés et
en faire des pots de chambre pour mon équipage !
Tornus ne prit pas la peine de répondre et fit un bond en arrière pour éviter le coup. Il
entendit un cri et vit Enyo attirée sur le pont par plusieurs portepestes. Ses ailes tranchèrent les
mailles du filet qui l’enchevêtrait, mais elle fut rapidement encerclée. Des lances se brisèrent
contre son armure et l’obligèrent à reculer. Tegrus et Mathias piquèrent aussitôt pour lui venir
en aide.
Il les perdit de vue comme Spume le frappait de taille, manquant de le faire passer par-
dessus bord.
— Je savais que vous autres, les cervelles ailées pleines de mousse, vous arriveriez en
premier, alors j’ai préparé mon plan en conséquence. Je vais t’éventrer et clouer tes ailes à
mon mât, déclara-t-il avant de se retourner. Mais d’abord, je dois empêcher ce rafiot lumineux
d’aller plus loin. Sortez les arcs-guivres, bande de balourds !
Cinq formes massives sortirent du pont inférieur en grognant et en bavant. Tornus les
reconnut malgré leurs malformations : il s’agissait d’ogors. Leur peau vert pâle était couverte
d’inflammations, et des muselières de fer étaient fixées à leurs mâchoires. Pourvues de
membre épais et couvertes de brûlures et de runes obscènes, les brutes imberbes portaient des
colliers et des menottes de fer qui liaient leurs grosses mains à leur large poitrine. Sur leur dos
étaient montées des balistes. Des portepestes étaient assis sur leurs épaules et manœuvraient
les armes de siège. De lourdes chaînes pendaient aux pointes barbelées des carreaux, et leur
extrémité fut rapidement fixée au pont par des esclaves qui psalmodiaient. Tornus saisit tout
de suite ce que comptait faire Spume.
— Talbion, marmonna-t-il.
Des souvenirs refirent surface – le sang et le feu – ainsi qu’un sentiment de culpabilité. Il
jeta un œil derrière lui et vit la galère azurée avancer vers eux, inconsciente de la menace.
— Ainsi tu as entendu parler de mes exploits, ricana Spume. Comment j’ai pillé les trésors
de ces îles volantes. Et je vais faire la même chose ici. Je vais faire redescendre ce bateau
volant et noyer son équipage sous la crasse, comme le veut le Grand-Père.
Il abattit sa hache et faillit trancher le bras de Tornus, qui s’écarta en se déhanchant. Spume
se retourna et hurla :
— Feu !
Les arcs-guivres tirèrent dans un craquement épouvantable. Les carreaux barbelés filèrent
vers le ciel et se fichèrent dans la coque de la galère. Ensuite, les ogors se mirent à tirer.
Spume éclata de rire et faillit décapiter Tornus d’un coup de hache.
Il cessa cependant de rire en constatant que la galère ne s’arrêtait pas, ne ralentissait même
pas. Au lieu de cela, la foudre parcourut le pont, carbonisant les démons et le bois pourri. La
galère noire trembla, lentement emportée par l’élan du navire volant. Spume leva la tête dans
un silence ébahi.
— Non, grogna-t-il. Non… vite, bandes d’empotés, sur les chaînes !
Des démons se précipitèrent sur les chaînes dans le but d’y grimper et d’aborder le navire
ennemi. Mais des flammes cobalt crépitèrent le long des maillons. Les premiers démons
tombèrent, les bras réduits en cendres. Spume poussa un juron et commença à crier pour qu’ils
coupent les chaînes. Tornus profita de la distraction et lui abattit son arc sur l’arrière du crâne,
ce qui le fit vaciller.
Soudain, la poupe du navire sortit de l’eau au passage de la galère luisante. La foudre balaya
le pont et les voiles prirent feu. Des démons et des esclaves glissèrent ou roulèrent vers la
proue, et les poutres commencèrent à se fendre. Le mât oscilla et sembla sur le point de se
briser en deux.
Spume attaqua Tornus qui s’envolait d’un battement d’ailes. Les tentacules du héraut
putride se refermèrent sur sa jambe, et Tornus n’eut d’autre choix que de l’emmener dans les
airs. En dessous, la galère se cassa en deux dans un craquement assourdissant.
— Tu as pris mon navire, je prendrai ta tête, beugla Spume en agitant sa hache.
Une flèche luisante chargée d’énergie céleste se ficha dans le bec ouvert du kraken. Le trait
étoilé fit lâcher Spume, qui chuta en direction du canal. Le pirate en frappa la paroi avec une
telle violence que la maçonnerie s’effrita, puis il tomba bruyamment dans l’eau écumeuse.
Tornus remercia Enyo d’un signe de la tête alors qu’elle s’approchait de lui, suivie de
Tegrus et des autres.
— Je n’ai pas fait mouche, dit-elle. Même avec une flèche pareille, il a pu survivre.
— De toute façon, nous n’avons pas le temps de lui donner la chasse… Regarde, dit Tegrus.
Il désigna le passage situé au bout du canal, où deux Grands Immondes gigantesques en
armure lourde pataugeaient vers la galère, leurs armes en main.

Le cœur serré, Gardus reconnut les créatures qui pataugeaient vers la galère.
— La Garde Putride, dit-il.
Les démons en armure avaient fait subir de lourdes pertes aux Hallowed Knights au marais
de Grand-Ghyr puis, plus tard, à l’Athelwyrd. Ils occupaient une place de choix parmi les
guerriers des légions septuples de Nurgle.
— Au moins, il n’y en a que deux cette fois, dit Feros en brandissant son marteau. Sept, ça
faisait beaucoup, même pour nous.
Malgré son humour apparent, Gardus sentit la tension sous-jacente dans la voix du
Retributor-Prime. La Garde Putride était responsable de la métamorphose de Feros, qui avait
été si grièvement blessé que Gardus n’avait eu d’autre choix que de l’achever. Il jeta un œil à
la Main Lourde. Ils n’avaient jamais parlé de cet instant. Feros se souvenait-il même de ce que
Gardus avait été obligé de faire ?
Le Retributor-Prime le regarda.
— Je prends celui de gauche, il m’a l’air d’un chahuteur, annonça-t-il en frappant le pont de
la hampe de son marteau. Avec votre permission, bien entendu.
— Bien entendu. Retiens ta main pour l’instant, toutefois, répondit-il en se retournant,
l’épée levée. Solus, ralentis-les. Aetius, amène tes boucliers par ici.
— Aucun problème, dit Solus en faisant signe à ses Judicators de s’approcher de la proue.
Le reste des archers continua de tirer sans discontinuer sur les remparts inversés qui les
dominaient et sur les drones de la peste qui les poursuivaient.
— Prenez pour cible leurs visières, mes frères et sœurs, continua Solus tandis que lui et
Aetius menaient leurs guerriers à la proue. Il n’y a pas meilleure distraction qu’une flèche
dans l’œil.
Les Judicators se mirent à tirer dès qu’ils atteignirent leurs nouvelles positions. Des flèches
crépitantes frappèrent les colosses qui se rapprochaient, brûlant leur armure et couvrant de
cloques leurs chairs flasques. Mais les démons ne ralentirent pas. Ils se protégèrent derrière
leurs grands boucliers et continuèrent de patauger vers la galère. L’eau ainsi déplacée clapota
contre les parois du canal tandis que les démons avançaient vers les flèches.
— Hum ! Ils ont un sens tactique, dit Solus en visant. Je n’aime pas quand ils sont malins.
— Ils se servent juste de boucliers, protesta Aetius. On est loin d’un stratagème élaboré.
— Tu te sers toi aussi d’un bouclier.
— Oui, mais c’est différent.
— Ah ? fit Solus en suivant du regard le démon le plus proche, qui devançait très
légèrement son congénère.
— Oui, insista Aetius. La subtilité, est dans…
— Chut ! je vise.
Solus lâcha son trait qui frappa le bouclier du démon et rebondit avant de disparaître derrière
le bouclier de l’autre. Ce dernier poussa un cri à figer le sang et chancela en baissant son
bouclier, si bien qu’il fut vulnérable pendant quelques instants. Les Judicators n’hésitèrent pas
une seconde, et la chair pourrie de leurs adversaires fut bientôt hérissée de flèches. Le démon
hurla de nouveau en secouant la tête, momentanément hébété.
L’autre, cependant, poursuivit sa progression. Il leva son grand fléau et l’abattit sur la coque
de la galère, qui trembla sous le choc. Puis il jeta son bouclier sur le côté et posa la main sur le
bastingage, comme pour immobiliser le navire. Gardus rengaina sa lame runique, saisit le
garde-corps et sauta par-dessus en ignorant les cris de Feros et des autres. Il tomba sur le
Grand Immonde en frappant aussitôt de son marteau. Un coup de tonnerre retentit, et le casque
grossier se fendit en son centre avant de glisser du crâne du monstre. Sonné, le démon abattit
son fléau et tenta de l’attraper. Gardus l’ignora et frappa de plus belle, le lacérant et lui brisant
les os.
Le Garde Putride recula en titubant vers la paroi du canal.
— Tombe, grogna Gardus, qui écarta ses mains et abattit son marteau une troisième fois.
Tombe, foutue bestiole !
Le tonnerre gronda, et le démon s’avachit en poussant un geignement de protestation, puis la
galère le dépassa. Le second Garde Putride avait récupéré et avançait d’un pas titubant vers
son compagnon en agitant son fléau. Gardus sauta, et le Garde Putride pulvérisa la tête de
son congénère.
Gardus heurta la paroi dans un craquement. La douleur le foudroya, mais il la chassa et se
releva. Le Garde Putride terrassé s’effondra sur lui-même en dégageant des gaz délétères.
L’autre démon se retourna d’un pas lourd en agitant toujours son fléau. Gardus s’écarta de son
chemin, et l’arme écrabouilla les pierres du canal. Le monstre le frappa du rebord de son
bouclier pour tenter de l’écraser, et le Stormcast tomba au sol. Le bouclier percuta le mur en
projetant des morceaux de pierre en tous sens.
Haletant, il se releva. Il était en mauvaise posture. La créature avait la taille et la force pour
elle, mais tant qu’elle se concentrait sur lui, au moins ne faisait-elle pas attention aux autres.
Du coin de l’œil, Gardus vit la galère franchir le passage.
Le Garde Putride le dominait et brandit son fléau. Une volée de flèches se planta dans son
casque et fit diversion. Une seconde plus tard, une forme ailée lui tomba sur la tête. Une lame
de guerre chanta, perforant le casque et la tête qu’il contenait. Tegrus remua la lame dans la
plaie avant de la retirer. Le Garde Putride bascula dans le canal en poussant un
soupir grondant.
— Seigneur-Célestant, avez-vous besoin d’aide ? demanda le Prosecutor-Prime posé sur le
cadavre du démon.
Des gaz nocifs se dégagèrent des plis de graisse comme il se dissolvait. Les autres
Prosecutors, ainsi qu’Enyo et Tornus, tournaient en cercles au-dessus d’eux.
— Ton aide ne serait pas de refus, dit Gardus en agitant les bras pour chasser les miasmes.
— Eh bien, prenez ma main, Âme d’Acier, s’écria Tornus en s’approchant.
Gardus tendit le bras, et le Chevalier-Venator l’arracha au sol avant de prendre la direction
de la galère, laissant derrière eux ce qui restait de la flotte ennemie, incapable de les suivre.
Ils rattrapèrent le navire en quelques instants. De l’autre côté du passage, le canal
débouchait sur un énorme amphithéâtre. L’endroit résonnait du tintement de cloches funèbres
et de battements de tambour. Des nuées de mouches dansaient paresseusement en un ballet
infernal. Des hordes de démons étaient disposées devant eux, prêtes à livrer bataille. Leur
chant bourdonnant rivalisait aisément avec le bruit des cloches. Derrière les rangs serrés, une
fumée noire s’échappait de l’ouverture d’une citerne.
La galère trembla. Les flammes cobalt vacillèrent, flamboyèrent et commencèrent à faiblir.
La galère tomba et sa proue heurta le sol dans un véritable vacarme. La foudre balaya les
rangs des démons. Des statues antiques s’écroulèrent, pulvérisées par la puissance d’Azyr. La
galère poursuivit son chemin, écrasant tout sur son passage en traçant un sillon fumant dans la
maçonnerie. Un Grand Immonde livré aux flammes s’éloigna d’un pas titubant. Des
portepestes furent incinérés en pleine psalmodie. D’énormes arcs-boutants se fissurèrent avant
d’éclater sous la pression de la foudre qui les parcourait.
Toujours accroché à Tornus, Gardus dit une prière pour tous ceux qui se trouvaient encore à
bord. La galère vint s’immobiliser au bord de la citerne. Une explosion retentit et une boule de
feu saphir s’éleva vers le ciel. Tornus lâcha Gardus pendant que Morbus faisait sortir les
survivants du brasier. Les flammes avaient débarrassé leurs armures de la crasse, et comme
Gardus et les autres s’approchèrent, ils furent eux aussi propres comme des sous neufs.
Seul Morbus resta en feu après être sorti des flammes. Même son bâton reliquaire était
embrasé. Les flammes bleues vacillaient et ronflaient, et Gardus sentit sa lumière intérieure
réagir. Il luisait depuis leur entrée dans la citadelle, mais désormais il flamboyait comme le
jour de sa Métamorphose. Il regarda tout autour de lui et compta les survivants. Une vingtaine
à peine. Il allait falloir faire avec.
Il posa la main sur la poignée de son épée.
— Qui osera s’aventurer dans les flammes ?
— Seuls les pieux, entonna Morbus d’une voix puissante.
Les âmes qui étaient en lui répétèrent ces mots. Il frappa le sol de son bâton, et la foudre
scintilla le long des pierres.
— Nous sommes les pieux, et la lumière d’Azyr brillera sur nous, où que nous nous
dressions, fit Gardus alors que les démons se regroupaient dans le sillage de la galère. Des
signes de lui ?
— Son feu de l’âme est proche, répondit Morbus. Il est ici.
— Bien. Je n’aimerais pas avoir fait tout ça pour rien, dit Gardus en jaugeant les forces
adverses. Était-ce une erreur, Morbus ?
Morbus réfléchit de longues secondes.
— Non. Je crois – je sais – que cela devait se passer ainsi.
Avant que Gardus ne puisse lui demander ce qu’il entendait par là, un grand tumulte attira
son attention vers les forces ennemies. Les rangs de démons s’écartèrent pour laisser passer un
gigantesque palanquin porté par des centaines d’âmes enchaînées. Sur la chaise se prélassait
un Grand Immonde particulièrement énorme vêtu d’une robe cérémonielle crasseuse et d’une
armure d’apparat piquée de rouille. Sept bois jaillissaient de son crâne rond de batracien et
finissaient par se rencontrer au-dessus de sa tête pour former la rune tripartite de Nurgle. Un
monocle de verre coloré était glissé dans les plis d’un de ses yeux porcins, et il avait une
grande épée posée en travers des genoux, au fourreau constitué du cuir hirsute de
quelque créature.
Mais le pire, c’était la forme argentée crucifiée devant le palanquin. Lorrus Grymn était
couvert de chaînes, la tête penchée, mou comme une chiffe. Des nurglings aux gloussements
audibles malgré la distance s’accrochaient à lui avec une possessivité presque affectueuse.
— Bienvenue, Garradan, bienvenue, tonna le Grand Immonde. J’attends depuis longtemps
de rencontrer l’âme de celui qui a occis Bolathrax et banni le pauvre Pupa Grotesse.
Le démon se redressa, et les esclaves gémirent de douleur.
— Tous deux des amis chers, il faut bien le reconnaître. Des frères de bubons et de
furoncles, sinon de sang.
Il plissa un gros œil jaune d’un air de conspirateur.
— Le bon vieux temps, hein ?
Gardus ne répondit pas. Il posa un genou à terre et commença à prier. Les Stormcasts se
rangèrent en formation de combat tel un seul homme. Les Liberators passèrent à l’avant pour
protéger les Judicators restants. Feros et ses guerriers se disposèrent tout autour de Gardus.
Morbus, lui, resta à l’écart, silencieux et attentif. De la sigmarite fondue coulait de ses mains
et de son torse et formait des flaques fumantes au sol.
Le démon se posa la main sur la tête.
— S’agit-il de… suppliques que j’entends ? demanda-t-il en se frappant le ventre et en riant
jovialement. Trop tard pour ça, mon ami. Beaucoup trop tard. Tu t’es enfoncé dans ce
bourbier de ton plein gré.
Gardus ferma les yeux. Il continua de prier et laissa les mots se déverser. Il laissa la créature
parler pendant qu’il construisait un rempart. Une prière après l’autre. Ce faisant, il se demanda
si Morbus avait raison. Tout ceci avait-il été prédestiné ? Était-ce la volonté de Sigmar ? Mais
dans quel but ? S’agissait-il d’un geste de défi ou d’autre chose ?
Le démon parlait toujours.
— Mais je manque à toutes mes obligations. Permettez-moi de me présenter. Je suis Père
Putréfaction, l’un des seigneurs de la Cour de La Ruine, et la Main de Nurgle. Et je suis
l’architecte de votre destruction.
Le démon marqua une pause, comme s’il s’imaginait qu’on allait l’applaudir. Puis, ne
recevant pour toute réponse que le silence, il retira son monocle, le frotta sur sa robe, et le
remit en place en se penchant en avant.
— Eh bien ? N’as-tu rien à dire, Garradan ? Dès la seconde où tu es entré dans le jardin, je
t’ai titillé et attiré dans mon piège. Mon petit bout de chou t’a amené à moi en t’éloignant de la
Porte aux Herbes folles. À l’heure qu’il est, mes serviteurs se déversent au travers du portail
que tu as si obligeamment laissé ouvert.
Le silence, toujours. Le démon ne disait rien que Gardus ne sût déjà. Il se trompait
gravement s’il croyait pouvoir le désarçonner de la sorte. Les derniers Hallowed Knights
avaient l’air de statues alignées au bord de la fosse. Puis Tornus fit un pas en avant. Ses pas
résonnaient comme le marteau qui frappe l’enclume. Il sortit une flèche de son carquois.
Gardus voulut l’arrêter, mais un regard de Morbus l’en dissuada. Cela devait se passer ainsi.
— Il n’a rien à te dire, monstre. Moi, en revanche…
— Qu’avons-nous là ? grogna Père Putréfaction, qui ne riait plus. Je ne souhaite pas perdre
mon temps avec quelque âme insignifiante. Attends, ajouta-t-il en humant l’air. Ton odeur
m’est… familière.
— Nous nous sommes rencontrés, dans une autre vie.
Tornus colla sa flèche à son arc.
Père Putréfaction plissa les yeux.
— Et qui es-tu ?
— Je suis la mauvaise herbe du jardin de Nurgle.
Plus rapide que l’éclair, Tornus encocha et tira son trait étoilé, qui fracassa le monocle du
démon et lui perfora l’œil en lui arrachant un hurlement de douleur assourdissant. La créature
fut désarçonnée et le palanquin se renversa en écrasant des dizaines d’âmes. Un énorme poing
s’abattit, secouant le sol et broyant plusieurs portepestes malchanceux alors que le démon
continuait de brailler.
Gardus releva brusquement la tête et se remit debout d’un bond. Derrière lui, les Judicators
tirèrent à leur tour en visant les rangs denses de démons.
— Enyo, récupère notre Seigneur-Castellant, dit Gardus en avançant vers le Grand
Immonde blessé. Solus, Tornus, occupez-les. Feros, Aetius, avec moi.
Des démons tentèrent de s’interposer, mais Aetius et Feros les éliminèrent brutalement pour
dégager la voie. Père Putréfaction se releva en cherchant son épée. Un ichor huileux
dégoulinait de son œil estropié.
— Tu as osé ? gronda-t-il. Tu as osé frapper le septième fils de Nurgle ?
Il abattit son arme avec une violence inouïe. Gardus s’écarta et fit appel à l’enchantement de
sa cape de guerre. Un déluge de marteaux luisants frappa le démon, grêlant sa chair grasse de
cratères fumants.
L’épée s’abattit à nouveau, en percutant le sol cette fois, et se coinça entre les pavés moisis.
Gardus en profita pour sauter dessus et escalada rapidement le bras de Père Putréfaction. Le
Grand Immonde écarquilla l’œil qui lui restait lorsque Gardus lui porta un coup de taille.
Blessée au visage, la créature hurla et recula en tentant de saisir Gardus, qui sauta au sol et
pivota avant d’asséner un coup de marteau au genou du démon. Un os spongieux se brisa, et la
créature tomba de tout son long.
— Non, non, non, gémit Père Putréfaction en tentant de se relever. Ce n’est pas comme ça
qu’on joue. C’est endroit est à nous, c’est notre jardin… ce n’est pas juste.
— Ce n’est pas un jeu, répliqua Gardus en avançant vers la créature d’un pas décidé. Ça
n’en a jamais été un.
— Tricheur !
Père Putréfaction vomit un flot d’immondices qui disparut alors que la lumière de Gardus
s’intensifiait. Le démon cacha son œil valide et tenta de détaler.
— Non, tu triches. Comme ton dieu… Un tricheur. Voleur. Usurpateur !
Il continua de jurer et de geindre lorsque Gardus posa son pied contre la tempe de son
crâne boursouflé.
— Nous avons déjà gagné, tu ne peux pas changer les règles du jeu.
Sa peau grésilla et noircit à la lumière de Gardus.
— Non, gémit le démon. Non, cette victoire m’était promise, dit-il en tendant la main vers la
citerne. Papy, aide-moi. Aide ton enfant…
— Aucune aide ne viendra. Je suis mort, et je vis à nouveau. Je suis la lumière et le feu, et je
vais brûler cet infâme jardin.
Le marteau tempestos à la tête crépitante d’énergie se leva. Père Putréfaction poussa un bref
cri avant que son crâne n’explose. Son monocle au verre brisé roula quelques instants avant de
s’immobiliser.
Gardus se retourna. Des démons se massaient de toutes parts, désireux de venger leur
seigneur. Derrière les rangs des portepestes apparurent des Gardes Putrides. Des drones de la
peste sillonnaient de ciel, et des créatures marchant d’un pas lourd se profilèrent, tirant sur les
chaînes de leurs dresseurs démoniaques. Mille et une façons de mourir, sans sursis en vue.
— Aetius, réorganise la ligne, ordonna-t-il. C’est ici que nous allons tenir.
— Oui, enfin, ce n’est pas comme si on pouvait aller ailleurs de toute façon, déclara Grymn
au moment où Enyo le déposa non loin. De tous les stupides crimes d’orgueil que tu pouvais
commettre, c’est celui-là que tu as choisi.
Il posa un genou à terre pour accueillir Tallon qui s’approchait en glatissant de joie. Il
pencha la tête et marmonna à l’oreille du gryph-hound pendant quelques instants, puis il
releva les yeux.
— Tu n’aurais pas dû venir. C’était un piège, et tu le savais assurément.
— Assurément, répondit Gardus en lui tendant le manche de son marteau. Mais il faut
faire avec.
Grymn accepta le marteau et le remercia d’un hochement de la tête.
— Dans ce cas, faisons contre mauvaise fortune bon cœur, dit-il en fronçant les sourcils en
direction de Morbus. Tu brûles.
— Je n’avais pas remarqué, répondit Morbus.
Grymn ne sourit pas.
— Et Spume ?
— Nous avons coulé son navire et Enyo l’a transpercé d’une flèche.
Gardus haussa les épaules en voyant Grymn se renfrogner.
— Nous étions pressés.
— C’est bien ton problème. Toujours pressé. Tu ne réfléchis jamais.
— Cher frère, bien qu’il soit bon de te revoir, peut-être devrions-nous remettre les sermons à
plus tard, dit Gardus avant de regarder Tornus. Si les choses tournent mal je veux qu’Enyo et
toi regagniez la porte le plus vite possible. Inutile que nous nous fassions tous tuer ici.
— Je resterai, répondit Tornus en sortant une flèche. C’est ici qu’est ma place.
— Moi aussi, Seigneur-Célestant, fit Enyo. Vous aurez besoin de mon arc.
Gardus les dévisagea et acquiesça.
— Qu’il en soit ainsi. Faites ce que vous pouvez. Nous devons… hein ?
Il se retourna en entendant Tegrus crier. Le Prosecutor-Prime avait survolé la citerne et
revenait maintenant vers eux. Il heurta violemment le sol et roula plusieurs fois en tentant
d’ôter son casque. Une fumée pestilentielle s’élevait de son armure désormais couverte de
taches noires. Gardus s’agenouilla près de lui et tenta de l’aider sans vraiment savoir comment
s’y prendre.
— Tegrus, qu’y a-t-il ?
— Il arrive, répondit Tegrus d’une voix stridente.
Il se débattait, comme s’il était pris dans les griffes de quelque chose qu’il était seul à voir.
Un instant plus tard, un bruit sourd émana de la citerne et les balaya telle une onde de choc.
Gardus crut que son cœur allait s’arrêter et eut le souffle coupé. Pris de nausée, il vit plusieurs
Stormcasts tomber à genoux et vomir. Les démons s’étaient arrêtés et tus, comme s’ils
attendaient quelque chose.
Un autre bruit, comme la collision d’étoiles lointaines. Gardus sentit le goût du sang dans sa
bouche. Il s’était mordu la langue. Tallon poussa un long cri, et toutes les plumes de son cou
se hérissèrent.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il en connaissant déjà la réponse.
— Le Seigneur des Mouches en personne, répondit Morbus.
Le Seigneur-Relictor les dépassa à grands pas et se dirigea vers la citerne. Gardus se reprit
rapidement et lui emboîta le pas en faisant signe aux autres de ne pas bouger.
Au travers du voile de fumée, Gardus vit ce qui se cachait sous la Citadelle Inéluctable, au
cœur du jardin de Nurgle. Presque aussitôt, il ferma les yeux et se détourna, incapable de
supporter cette vision.
C’était indescriptible. Incompréhensible. À ses yeux, c’était un marécage d’étoiles noires et
de mondes mourants, de galaxies pourrissantes hantées de formes frétillantes aussi vastes que
des nébuleuses. Des vers cosmiques qui rongeaient les racines de l’infinité. Des épidémies
galactiques qui dévoraient la chair même de l’existence, réduisant tout ce qui était en
dévastation lépreuse dans leur faim implacable. C’était un sombre reflet d’Azyr, corrompu,
diminué, étranglé. Toute gloire évanouie, tout espoir étouffé. Un tonnerre de hurlements
résonna et le repoussa. Un million de millions de voix manifestèrent leur douleur et leur
désespoir. Autant d’âmes qui hurlaient en attendant une délivrance qui ne viendrait jamais.
Le monde trembla une fois encore. Les retentissements étaient le glas de mondes entiers,
Gardus le savait, instinctivement. Des mondes conquis par Nurgle, des royaumes plus vieux
qu’Azyr ou Ghyran, maintenant brisés et réduits à de simples immondices. Il eut un haut-le-
cœur. Il voulait revoir les étoiles pures d’Azyr, même s’il devait pour cela subir une nouvelle
Métamorphose. Mais les voix hurlaient toujours et l’appelaient à l’aide.
Garradan… Aide-nous…
Cela fait mal… pourquoi cela fait mal…
Tout brûle… aide-nous…
Garradan…
Garradan…
Aide-nous…
Les voix l’assaillaient de toutes parts, emplissaient son esprit, lui serrait le cœur. Il tituba et
sentit la main de Morbus se poser sur son bras. Le glas sonna une fois encore.
Plus bas, quelque chose commença à ramper pour émerger du cœur noir cette infinité
cancéreuse. Cela n’avait aucune forme, et toutes les formes à la fois. Gras et mince, un
panache de fumée, une mare d’huile qui montait toujours plus haut. Il y avait des yeux dans la
fumée, aussi ronds que des soleils morts et froids, et des dents qui formaient un large sourire
s’étendant jusqu’à l’horizon. Des doigts à l’image de comètes se refermèrent sur le vide
comme le Seigneur de Toutes Choses quittait son presbytère et entamait la longue ascension
pour regagner son jardin. Des lunes croulaient sous cette masse inconcevable, et des étoiles
s’éteignirent.
— Il arrive, dit Morbus d’une voix creuse. Un honneur, si l’on peut dire.
Gardus ferma les yeux.
— Il vient me chercher. Je lui ai échappé une fois. Cela n’aurait pas dû arriver. Mon destin a
été écrit le jour où j’ai franchi les Portes de l’Aube.
Gardus s’écarta du bord de la citerne. Il ne voulait pas voir le marais d’univers morts qui
tourbillonnait en contrebas, ni même la chose qui s’en extirpait. La chose qui tentait de
prendre son âme avant même l’incendie du port de Demesnus. Il leva les yeux et vit les autres
qui s’approchaient.
— Reculez, hurla-t-il avant de se tourner vers Morbus. Tiens-les à distance. Empêche-les de
voir ça, si tu peux.
— Ce ne sera bientôt plus possible.
Gardus secoua la tête. Le sol trembla sous ses pieds. On eût dit que le jardin était sur le point
de se disloquer. Peut-être Nurgle s’en était-il lassé et avait décidé de le remodeler.
— On attend beaucoup…
— … de ceux qui reçoivent beaucoup, dit Morbus.
— Mène-les à leur plus grande gloire, Morbus, dit Gardus doucement. Offre-leur ta force,
comme je l’aurais fait. Sois la lumière qui les guidera.
Il prit une profonde inspiration et avança au bord de la citerne, les mains serrées sur ses
armes. Il voulait fuir. Quitter cet endroit. Revoir les étoiles. Mais les voix criaient et il ne
pouvait se détourner d’une telle souffrance. C’était hors de question. Peu importe le prix
à payer.
— Que comptes-tu faire ?
— Si Nurgle me veut, je vais aller à sa rencontre. Je porterai la lumière du courroux de
Sigmar dans les ténèbres, comme seuls les pieux peuvent le faire.
Morbus rit doucement et tendit son bâton pour lui barrer le passage.
— Je ne crois pas.
— Quoi ?
— Je crois que j’ai attendu ce moment toute ma vie. J’étais âgé lorsque Sigmar m’a appelé à
lui. Et je n’ai fait que vieillir au cours des siècles qui ont suivi. Je suis vieux et fatigué, mais
un dernier orage sommeille en moi. Un orage soutenu par les âmes des vivants et des morts,
dit-il en regardant Gardus, les yeux étincelants de foudre. Je crois que tu te trompes, mon ami.
Ce n’est pas ton destin, mais le mien.
— Morbus, commença Gardus.
Morbus claqua des doigts, et une décharge d’énergie céleste projeta Gardus en arrière. Il se
releva comme il le put, son armure fumante.
— Je sais maintenant pourquoi je suis venu ici avec toi. Dans la mort, nous prouvons que
nous sommes dignes de la vie. Le cinquième cantique.
Morbus défit les restes de sa cape et la laissa tomber par terre. Il jeta son bâton.
— Nos âmes sont pures, et leur lumière bannit les ténèbres. J’ai une armée en moi
désormais. Tu es l’épée. Grymn est le bouclier. Mais je suis devenu le coup de marteau qui
met fin au conflit.
Il s’avança au bord de la grande citerne cosmique et contempla ses abîmes de corruption, les
yeux mêmes du Seigneur de Toutes Choses.
Et Morbus Veillorage rit.
Il écarta les bras. La foudre enfla tout autour de lui, fit fondre la pierre et repoussa la masse
de démons qui entourait les derniers Stormcasts.
— Voilà pourquoi nous sommes ici, Gardus. Ceci est le premier coup, et le dernier. C’est la
réponse à une question vieille de plusieurs millénaires.
Gardus se jeta sur lui. Morbus sauta et tomba dans les ténèbres telle une comète azurée
étincelante. L’entité qui grimpait s’immobilisa. Quelque chose qui aurait pu être une main
aussi large qu’un univers se tendit vers la lumière. Ses doigts se refermèrent. La lumière
disparut, comme étouffée.
Nurgle hurla.
La lumière réapparut. Une étincelle tout d’abord, puis une colonne de feu et de chaleur
éclatante qui filait dans le noir, poursuivie par les cris de douleur d’un dieu démoniaque. Vingt
âmes, trente – plus encore – tous ceux qui étaient tombés dans ce royaume de la contagion,
s’élevèrent enfin vers les forges d’Azyr. La lumière continua de s’élever et emplit
l’amphithéâtre. Des démons hurlèrent avant d’être réduits en cendres. Le jardin vacilla et se
disloqua, réduit en éclats d’ombre. La lumière brilla de plus belle, jusqu’à ce que Gardus ne
vît plus qu’elle. Il sentit un déchirement en lui. Puis il s’éleva à son tour, porté par des ailes de
foudre et de tonnerre.
Plus bas, il vit l’ombre revenir dans le sillage de la lumière. Il entendit les beuglements
enragés d’une conscience aussi vieille que les étoiles. Il n’était pas si facile de détruire Nurgle
et son jardin. Mais il était possible de leur faire mal. De leur rappeler pourquoi il fallait
craindre l’orage. Qu’il ne fallait pas prendre la menace à la légère.
Rappeler. Prévenir. Défier.
Qui portera ma lumière dans les ténèbres ? souffla Sigmar.
— Seuls les pieux, pleura Gardus.
Il ferma les yeux et laissa la lumière le ramener chez lui.
CHAPITRE VINGT-DEUX

SEULS LES PIEUX

D’un coup de son épée large, Kurunta décapita le portepeste dont la tête retomba dans la porte.
— Ça a assez duré comme ça, grogna la Chevalier-Heraldor en écartant le cadavre du
démon. Je commence à m’inquiéter.
— Tu commences… fit Angstun d’un air incrédule. Tu commences ?
Le Chevalier-Vexillor pulvérisa le crâne d’un démon d’un coup de marteau de guerre et
s’approcha de son camarade.
— Ils sont partis depuis sept jours. Et ces attaques ne font qu’empirer.
Un portepeste se jeta sur lui en brandissant sa lame à deux mains. Il le faucha au moyen de
son étendard avant de l’empaler avec l’extrémité de la hampe et de la tourner dans la plaie
pour réduire au silence la créature gémissante.
Tout autour d’eux, la bataille faisait rage. Tous les guerriers qui ne participaient pas à la
mission d’évacuation étaient là et combattaient les intrus démoniaques. Les Liberators
formaient un cordon autour de l’unique accès tandis qu’une poignée de Judicators se
chargeaient de briser l’élan de l’ennemi. Machus et ses Decimators ferraillaient au cœur de la
mêlée afin de réduire la pression exercée sur les boucliers des Liberators.
Mais cela ne suffisait pas. Les effectifs ennemis ne cessaient de croître ; chaque fois qu’un
démon s’écroulait, trois autres sortaient de la boue pour prendre sa place. En outre, la lueur
vacillante de la lanterne du Seigneur-Castellant faiblissait tant qu’elle était à peine perceptible
désormais. La porte était sur le point de s’ouvrir en grand. Il serait alors impossible d’arrêter
la horde.
Il se demandait encore si toute cette affaire n’était pas un piège. Les vestiges de l’Ordre de
la Mouche avaient assailli les remparts et s’étaient saignés à blanc pour reprendre leurs
citadelles. Bien qu’il les eût repoussés, cette diversion avait failli lui coûter le contrôle de la
porte. Kurunta était sur le point d’être submergé lorsque Angstun était venu à son aide avec
plusieurs escortes.
Depuis, les combats faisaient rage. Les démons continuaient de se faufiler par la porte pour
se jeter sur les défenseurs. C’était un triste rappel des événements du marais de Grand-Ghyr et
du Verger des Lanternes Moisies. Une guerre d’usure que les Hallowed Knights ne pouvaient
que perdre, à moins d’un miracle.
Angstun espéra que Yare et ses disciples étaient maintenant à l’abri. Il avait ordonné leur
évacuation malgré les objections du vieillard. Si la citadelle devait être envahie, Angstun ne
voulait pas que les prisonniers qu’ils avaient délivrés soient tués. Les escortes chargées de
superviser les dernières étapes de l’évacuation suffiraient à mettre les mortels à couvert. Elles
avaient reçu l’ordre de les conduire à la Citadelle Vivante. Angstun se demanda si ses
conversations avec Yare allaient lui manquer une fois Métamorphosé. Se souviendrait-il
même du vieux philosophe ou Yare deviendrait-il un visage anonyme de plus, perdu au fin
fond de sa conscience ?
— Angstun ! Attention à toi ! gronda Kurunta.
Angstun sortit de ses rêveries et virevolta au moment où une lame rebondit contre sa
spalière. Il abattit son arme contre le ventre gonflé de la créature, qui se plia en deux et tenta
de le saisir de ses doigts boursouflés tandis qu’il tentait de dégager son marteau de ses
entrailles. Il y parvint finalement et, dans un grognement de satisfaction, lui brisa le crâne.
Puis il agita son arme pour la débarrasser des morceaux de viande dont elle était couverte et se
tourna vers les eaux bouillonnantes de la porte.
— Il est temps de refermer ce portail, Kurunta. D’une façon ou d’une autre, il faut mettre un
terme à cette invasion.
— Et Gardus et les autres ? protesta Kurunta.
Il écarta un démon d’un revers de la main. D’autres lui griffaient les jambes, leurs corps à
demi formés disparaissant dans la fange.
— On ne peut pas les abandonner.
— Et que veux-tu qu’on fasse ? Les suivre ?
— Ça peut s’arranger. Laisse-moi partir avec quelques…
— Non, aboya Angstun, qui jeta un démon au sol avant de le tailler en pièces et de se diriger
vers les eaux noires. Je vais sceller le portail. Replie-toi avec les autres. Je te confie le
commandement des Âmes d’Acier. Replie-toi sur la Cité Vivante et… hein ?
Il se passait quelque chose au cœur de la porte. Là où elle était entièrement noire une
seconde plus tôt, un point lumineux s’y dessina. L’eau se mit à bouillonner de plus belle. Les
démons n’avaient rien remarqué et continuaient d’attaquer. Des rais de lumière crevèrent la
surface de l’eau. Les restes brisés de la lanterne de Grymn réagirent, sa lueur s’accentua.
Bientôt, la peau des premiers démons noircit et se désintégra. Certains se retournèrent, leur
œil cyclopéen écarquillé. Les eaux noires virèrent au gris, puis au blanc, jusqu’à ce que la
lumière inonde toute la chambre. La crasse dont était recouverte l’armure d’Angstun se mit à
fumer avant de tomber en poussière.
— Au nom de Sigmar, que se passe-t… ?
Kurunta partit d’un grand éclat de rire.
— Exactement. Au nom de Sigmar.
Il plongea son épée dans un démon qui se débattait et porta son cor de guerre à ses lèvres
pour souffler une note : l’appel au ralliement. Angstun comprit alors.
— Gardus, dit-il en se retournant et en levant son étendard afin que tous les Âmes d’Acier
puissent le voir. Offrez-moi un joyeux vacarme, mes frères. Nos frères et sœurs sont revenus.
Chantez, chantez pour qu’ils puissent nous entendre en sachant que nous les attendons.
Les Hallowed Knights se mirent aussitôt à chanter, doucement pour commencer, puis plus
bruyamment. Un chant de louanges et de gratitude. Un chant que les premiers hommes avaient
entonné pour accueillir Sigmar dans leurs grandes salles communes. Un chant enseigné à tous
les fils et filles du quatrième Ost-Tempête. Et pour la première fois depuis longtemps,
Angstun ajouta sa voix à celle de ses guerriers.
Les portepestes prirent feu. Leurs chants bourdonnants devinrent confus avant de
s’évanouir. Certains combattaient encore, alors même qu’ils tombaient en cendres. D’autres
s’effondrèrent simplement sur eux-mêmes. La porte brillait comme le soleil. Des formes
crevèrent la surface et avancèrent vers la terre ferme. Angstun reconnut Gardus… Enyo… et
Grymn. Un sentiment de soulagement s’empara de lui lorsqu’il aperçut le Seigneur-Castellant.
Il y en avait d’autres : Feros de la Main Lourde, qui portait Tegrus sur l’épaule ; Aetius
Pavois, qui aidait un Solus boiteux. Ils étaient moins de vingt à rentrer, mais il s’était attendu à
un chiffre inférieur.
Et Tornus. L’Affranchi avait le bras autour d’une Liberator blessée qu’il aidait à regagner le
bord. Au soulagement se disputa non pas la colère, mais la surprise. Il ne s’attendait pas non
plus à voir le Chevalier-Venator revenir. Tornus n’y avait peut-être pas cru non plus, car il
regardait tout autour de lui d’un air halluciné.
La lumière continua de s’amplifier et il crut y distinguer les formes fantomatiques des
défunts. Le tonnerre gronda. Une par une, les silhouettes disparurent vers le plafond en autant
de colonnes de foudre. La dernière fut plus reconnaissable que les autres, car ce n’était plus
qu’une forme rachitique et dépenaillée.
— Le Seigneur-Relictor, marmonna Kurunta avec stupeur. Son âme, elle est…
— Plus puissante qu’aucun de nous ne l’imaginait, dit Gardus en s’approchant.
Son armure était noircie et cabossée. Il ôta son casque, révélant un visage couvert de sang et
de brûlures. Il nous a tous sortis du jardin – vivants et morts – au moment de passer de vie
à trépas.
— Que s’est-il passé là-bas ? demanda Angstun en serrant l’avant-bras de son Seigneur-
Castellant. On dirait que vous revenez d’une guerre totale.
— C’est un peu ça, répondit Grymn en boitant vers eux, son gryph-hound près de lui.
La lumière commença à disparaître et, avec elle, la porte. L’eau avait disparu. Il ne restait
qu’un cratère dans le sol de la chambre. Le sol commença à trembler, de même que les vieux
piliers, et des fissures se dessinèrent sur les murs.
Angstun se retourna et ordonna la retraite. Les Stormcasts décampèrent en laissant la pièce
derrière eux. Ils remontèrent prudemment jusqu’à la surface, car tout autour d’eux, la citadelle
semblait pousser son dernier souffle. Des morceaux de pierre chutèrent et des couloirs
s’effondrèrent sur eux-mêmes juste derrière les Stormcasts qui se repliaient, comme si une
puissance invisible avait décidé de sceller la pièce maintenant qu’elle ne servait plus à rien.
Ils sortirent à la lumière d’un nouveau jour accompagnés par un nuage de poussière. Le
tonnerre grondait dans le ciel sombre et menaçant. Angstun entendit un cri et vit un groupe de
mortels accompagnés de plusieurs Stormcasts qui se précipitaient vers eux. Yare était
parmi eux.
— Yare, je vous avais dit de partir, fit Angstun tandis que plusieurs de ses disciples le
menaient vers lui.
— C’est ce que j’ai fait, mais je suis revenu.
— Nouveau sophisme, dit Angstun, incapable de réprimer un gloussement.
Le vieil homme souriait de joie et chercha à saisir le bras du Chevalier-Vexillor.
— Cessez de grogner et aidez donc un vieil homme. Je sens la chaleur de la lumière de
Gardus. Est-il revenu ?
— Oui, Yare de Demesnus, répondit Gardus en posant une main sur son épaule. Vous
m’avez posé une question, vous vous souvenez ?
— Bien sûr. Je suis aveugle, pas sénile.
Gardus sourit.
— Vous m’avez demandé si je disais la vérité. Je ne vous ai jamais répondu.
— Allez-vous le faire maintenant ? demanda Yare en souriant légèrement.
— Non, parce que je ne connais pas l’avenir. Tout ce que je puis dire, c’est que… tant que
je serai debout, je ferai de mon mieux pour protéger votre peuple des orages à venir. J’ai juré
il y a de nombreuses années de veiller à ce qu’il n’arrive rien à ceux dont j’ai la charge, et je
respecterai ma promesse, jusque dans la mort et au-delà.
Yare acquiesça et se tourna vers Angstun.
— Et ça, mon ami, c’est un écho d’une vérité et de la vérité elle-même. Vous ne croyez
pas ?
Angstun n’eut pas le temps de répondre. Le ciel se fendit et déversa un déluge d’éclairs sur
les ruines de la citadelle, qui frémirent d’un air compassionnel. Comme la lumière aveuglante
s’estompait, des silhouettes en harnois argent et améthyste apparurent.
Des Astral Templars accompagnés de leurs totems barbares et poussant de féroces cris de
guerre sortirent de la fumée. À leur tête se trouvait le Seigneur-Célestant Zephacleas Traque-
Bête, la main levée en guise de salut.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai cru comprendre que tu t’étais une nouvelle fois perdu
dans un jardin, Âme d’Acier. Ai-je fait tout ce chemin pour rien ?
— Comme si vous aviez le moindre doute à ce sujet, grand nigaud, dit le Seigneur-Célestant
Cassandora Forgefoudre, dont les Hallowed Knights marchaient avec précision à sa suite.
Mais quel dommage. Je me faisais presque une joie d’aller vous chercher.
— Vous… vous saviez ? demanda un Gardus étonné en jetant un œil vers Angstun, qui
secoua la tête.
— Je n’ai rien dit, Seigneur. Comme vous l’aviez ordonné.
— Sigmar a vu que ta lumière brillait dans l’obscurité, expliqua Zephacleas, qui retira son
casque et sourit, dévoilant ses dents écartées. Il a dit que tu étais parti envahir le royaume des
Puissances de la Ruine, une fois encore. Et que tu avais eu le culot d’emmener toute
une chambre.
— On nous a ordonné de vous aider, si nécessaire, précisa Cassandora avant de poursuivre
d’un air hésitant. Les Osts Célestes affirment avoir entendu les hurlements d’un dieu blessé
résonner aux confins enténébrés du royaume. Que s’est-il passé, mon frère ?
Gardus hésita à son tour.
— Je ne sais pas trop. Tout ce que je puis vous dire, c’est que nous avons conduit notre
lumière dans l’obscurité, et que nous en sommes revenus.
— On dirait que j’ai raté une bonne bagarre. Une fois de plus, dit Zephacleas en secouant la
tête avant de sourire. J’imagine qu’il y aura d’autres occasions, hein ?
— Oui, répondit Gardus.
Le ciel se dégageait, et l’Orage de Sigmar s’éloigna pour aller souffler le vent de la guerre
en d’autres contrées. Le Seigneur-Célestant scruta le ciel comme s’il cherchait quelque chose,
et Angstun se demanda ce que cela pouvait être. Quelques instants plus tard, Gardus hocha la
tête, comme s’il l’avait trouvé.
— Quoi que nous réserve l’avenir, nous ferons face et serons victorieux. Nous sommes les
pieux, et c’est le moins que nous puissions faire.
Il dégaina sa lame runique et la brandit jusqu’à ce qu’elle capte les rayons du soleil.
— Qui sera toujours triomphant ? tonna-t-il.
— Seuls les pieux ! hurla Angstun en joignant sa voix aux autres : Feros et Aetius, Solus et
Enyo, et même Tornus qui croisa son regard et opina du chef.
Et comme leurs voix allaient crescendo et ne faisaient plus qu’une, il crut entendre tous ceux
qui étaient tombés ajouter la leur au concert. Un cri qui résonnerait dans les Royaumes
Mortels à tout jamais, comme une éternelle lumière d’espoir.
— Seuls les pieux !
— Seuls les pieux !
— Seuls les pieux !
À PROPOS DE L’AUTEUR

Josh Reynolds est un auteur prolifique, sur tous les fronts de la Black Library. Pour
la série The Horus Heresy : Primarchs, il a écrit Fulgrim. Pour l’univers Warhammer
40 000, les romans Fabius Bile: Primogénitor, Clonelord et Deathstorm, ainsi que
les nouvelles Hunter’s Snare et Dante’s Canyon. Dans l’ancien monde de
Warhammer, on lui doit les récits de Gotrek & Felix Charnel Congress, Road of
Skulls et The Serpent Queen. Après avoir écrit The Return of Nagash et The Lord of
the End Times, il s’est attaqué aux royaumes mortels de Warhammer Age of Sigmar
avec brio: Le Jardin de la Peste, Les Huit Lamentations: Lance des Ombres, Black
Rift, Fury of Gork, Nagash: The Undying King, Skaven Pestilens et bien d’autres. Il
vit et travaille à Sheffield, en Angleterre.
Un extrait de Tueur de Trolls.
— Maudits soient tous les cochers humains, et toutes les femmes humaines, grogna Gotrek
Gurnisson, concluant par un juron bien senti dans sa langue natale.
— Tu n’étais pas obligé d’insulter Dame Iseulde ! lui reprocha Félix. Nous pouvons même
nous estimer heureux, ils auraient pu nous tirer dessus. Enfin, heureux, c’est une façon de
parler, parce qu’ils nous ont quand même débarqués en pleine campagne, le soir de
Geheimnisnacht.
— Ben quoi, on avait payé nos places, on avait autant le droit qu’elle à un siège à l’intérieur.
Les conducteurs se sont dégonflés… comme tous les humains, marmonna Gotrek. Même pas
eu le courage de régler ça à la régulière. Je veux bien me battre avec de vraies armes en bon
acier, mais me faire plomber comme un lapin, quelle façon de mourir indigne pour un Tueur
de trolls.
Félix secoua la tête de dépit. Lorsque son ami était d’humeur aussi maussade, il ne servait à
rien de discuter. Et de toute façon, il avait bien d’autres préoccupations en tête. Le soleil
descendait sur l’horizon, donnant à la forêt enveloppée de brume un air de plus en plus
sinistre. Les ombres s’allongeaient, faisant ressurgir du tréfonds de l’esprit de Félix toutes ces
histoires inquiétantes sur les horreurs censées hanter ces étendues boisées.
Il s’essuya le nez avec un coin de sa cape avant de la resserrer autour de ses épaules. Il
renifla et leva les yeux vers un ciel où Morrslieb et Mannslieb, la petite et la grande lunes,
avaient déjà fait leur apparition. Morrslieb brillait d’une lueur vaguement verdâtre et ce n’était
pas de bon augure.
— J’ai dû attraper froid, dit Félix. Le Tueur de trolls lui jeta un regard moqueur. Dans les
ultimes rayons du soleil, la chaîne qui reliait son nez à son oreille ressemblait à un arc de sang.
— Vous êtes vraiment une race de mauviettes, commença Gotrek. Une petite fièvre de rien
du tout et y a plus personne. Tu m’fais rire. Il pivota sur lui-même et fit face à l’obscurité
menaçante des bois. Allez, sales hommes-bêtes, venez vous battre ! hurla-t-il. J’vous ai
ramené un p’tit quelque chose !
Il éclata d’un rire goguenard et passa son pouce sur le tranchant de son énorme hache. Félix
vit perler une goutte de sang lorsque Gotrek porta son doigt entaillé à sa bouche.
— Par Sigmar, mais tais-toi donc ! siffla Félix entre ses dents. Tu vas nous attirer des
ennuis.
Gotrek se retourna vers lui et Félix vit briller dans son regard une lueur qui laissait présager
le pire. Il porta instinctivement la main au pommeau de son épée.
— Mêle-toi de c’qui te regarde, l’humain ! J’suis de la vieille race et j’reçois d’ordre que du
roi des nains. Même ici.
Félix baissa la tête. Il était plutôt bon escrimeur et portait sur le visage quelques cicatrices
résultant de duels livrés alors qu’il était jeune étudiant, son brillant parcours académique ayant
d’ailleurs connu une fin prématurée après la mort d’un de ses adversaires. Il n’avait cependant
pas envie de croiser le fer avec le Tueur de trolls. Le haut de la crête orange de celui-ci lui
arrivait à peine au niveau de la poitrine, mais il était bien plus lourd que lui et tout en muscle.
Félix savait aussi de quoi Gotrek était capable avec sa hache.
Le nain considéra que Félix avait compris, se retourna et s’adressa à nouveau aux ténèbres.
— Alors, vous attendez quoi ? J’en ai rien à faire que toutes les puissances du mal soient de
sortie ce soir. Si vous croyez que ça m’fait peur !
Gotrek était de plus en plus agité. Depuis qu’il le connaissait, Félix avait remarqué que
lorsque le Tueur était dans cet état, cela débouchait souvent sur des accès de rage. C’était un
aspect de sa personnalité qui fascinait Félix. Il savait que Gotrek était devenu Tueur de trolls
après avoir commis un crime, et qu’il avait juré de trouver la mort des mains du plus gros
monstre possible.
Il semblait alors au bord de la folie.
Félix songea qu’il pourrait lui aussi devenir fou s’il était contraint à l’exil dans une contrée
étrangère. Il éprouvait une certaine sympathie pour le nain, et il savait ce que c’était que de
devoir fuir sa propre demeure. Son duel tragique contre Wolfgang Krassner avait provoqué un
véritable scandale et son exil forcé.
Toujours était-il que le comportement du nain les mettait tous les deux en grand danger, et
Félix ne voulait pas compliquer les choses. Il se remit en marche sur le bord du chemin, jetant
de temps à autre un bref coup d’œil sur les lunes. Derrière lui, le nain continuait à braver la
nuit.
— Alors ? Personne chez vous n’est capable de s’battre ? Venez tâter d’ma hache ! Elle
vous attend !
Seul le plus fou des fous pouvait oser ainsi défier les puissances obscures en cette nuit de
Geheimnisnacht, la Nuit des Mystères, et au beau milieu d’une forêt en plus. C’était du moins
l’avis de Félix Jaeger.
Le nain invectivait tantôt dans la langue gutturale du peuple des montagnes, tantôt en
reikspiel.
— Et m’envoyez pas une mauviette, hein ?
Gotrek se tut et la forêt replongea pendant quelques secondes dans un silence plus habituel
pour un tel lieu. Puis, venant de très loin, les deux compagnons entendirent monter le
grondement d’une énorme cavalcade.
— Eh bien, voilà, il a gagné, se dit Félix. Il a vexé une ancienne puissance qui nous envoie
ses cavaliers démoniaques pour nous conduire droit aux enfers.
Félix plongea entre les arbres et sentit les feuilles humides lui fouetter le visage. Il avait
l’impression que des cadavres tentaient de l’attraper. Le bruit de lourds sabots se fit de plus en
plus proche, arrivant à grande vitesse en suivant la route. Seule une créature démoniaque
pouvait se déplacer aussi rapidement sur une route forestière. Il sortit son épée de son fourreau
d’une main tremblante.
Qu’est-ce qu’il lui avait pris de suivre Gotrek ? Il entendit le hennissement de chevaux, le
claquement d’un fouet et le bruit de roues heurtant les pierres du chemin.
— Ah ! Quand même ! ricana Gotrek. On commençait à s’ennuyer…
Dans un vacarme assourdissant, surgirent quatre chevaux noirs tirant un carrosse tout aussi
noir. Le sombre équipage dépassa Félix qui eut tout juste le temps d’apercevoir le cocher
abrité par une cape noire elle aussi, avant de s’accroupir dans les fourrés.
Le mystérieux carrosse s’éloigna aussi vite qu’il était apparu et après quelques minutes,
Félix entendit un bruit de pas venant dans sa direction. Deux mains écartèrent les buissons et
Gotrek le regarda, toujours avec cette pointe de folie dans les yeux. Sa crête était recouverte
de poussière, de la boue recouvrait ça et là ses tatouages et son pantalon de cuir était un peu
plus déchiré qu’auparavant.
— Ce salaud a essayé de m’écraser ! cria-t-il. Attends que j’le rattrape ! Il va entendre parler
du pays !
Il regagna la route forestière et partit au petit trot, en entonnant en khazalid un chant aux
accents guillerets.

Poursuivant leur voyage sur la route de Bögenhafen, les deux compagnons arrivèrent bientôt à
une lourde bâtisse qui, d’après l’enseigne qui pendait près de la porte, devait être une auberge.
Tout semblait fermé et aucune lumière n’était visible de l’extérieur. Ils entendirent un
hennissement en provenance de l’étable, mais lorsqu’ils s’approchèrent, ils ne virent aucun
carrosse, noir ou pas, seulement quelques poneys et une petite charrette.
— Nous ne rattraperons pas le carrosse, mais nous pouvons au moins passer la nuit dans un
bon lit, proposa Félix. Morrslieb, la deuxième lune, le rendait un peu nerveux, à cause de sa
lueur verte de plus en plus prononcée. Je n’aime pas trop être sur les routes sous cette maudite
lune.
— T’es qu’un p’tit humain. T’as peur, c’est tout.
— Ils ont sûrement de la bière.
— Ah ! Tu vois, t’as d’bonnes idées quand tu veux. Même si c’est d’la bière humaine, genre
pisse de chat.
— Bien sûr, conclut Félix. Gotrek sembla ne pas remarquer l’ironie qui pointait sous cette
dernière remarque.
L’auberge n’était pas vraiment fortifiée, mais ses murs étaient plutôt épais, et quand ils
essayèrent d’en pousser la porte, ils la trouvèrent fermée. Gotrek donna plusieurs coups avec
le manche de sa hache. Aucune réponse.
— Ça sent l’humain d’ici, dit Gotrek. Félix se demanda comment il pouvait sentir autre
chose que sa propre odeur. Gotrek ne se lavait jamais et ses cheveux étaient enduits de graisse
animale pour faire tenir cette crête orange en place.
— Ils se sont enfermés. Personne ne sort durant Geheimnisnacht… sauf les sorcières et les
fous.
— Et l’carrosse noir, il était pas dehors, peut-être ? répondit Gotrek.
— Ses occupants semblaient étranges. Les rideaux étaient tirés et il n’y avait aucune
armoirie.
— Ma gorge est trop sèche pour discuter d’ça. Allez, là-dedans, ouvrez-nous ou votre
maudite porte va faire connaissance avec ma hache !
Félix crut entendre du bruit à l’intérieur. Collant son oreille contre la porte, il entendit
quelqu’un parler et même sangloter.
— Écarte-toi, l’humain, dit Gotrek à Félix. Si tu veux garder ta tête sur tes épaules.
— Attends. Hé ! Vous là-dedans ! Ouvrez-nous ! Mon ami a une très grosse hache, et très
peu de patience. Je vous conseille d’ouvrir si vous ne voulez pas avoir à remplacer cette porte.
— Comment ça, j’suis pas patient ? rétorqua Gotrek.
À travers la porte, ils entendirent une voix apeurée.
— Par Sigmar, partez, démons de l’enfer !
— C’est bon, j’en ai assez, coupa Gotrek.
Il fit décrire à sa hache un arc de cercle. Félix eut juste le temps de voir les runes gravées sur
la lame briller sous la pâle lueur de Morrslieb et il sauta de côté.
— Au nom de Sigmar ! cria Félix. Nous ne sommes que de simples voyageurs, pas des
démons.
La hache heurta la porte dans un bruit sourd. Quelques copeaux de bois volèrent. Gotrek se
tourna vers Félix en affichant son plus large sourire.
— Sacrément solide pour une porte humaine.
— Je vous conseille d’ouvrir tant que vous avez encore une porte, cria Félix aux occupants.
— Attendez, répondit la voix. Cette porte m’a coûté cinq couronnes d’or…
La barre bloquant la porte fut enlevée, et le lourd battant s’ouvrit enfin sur un homme grand,
mince et à la chevelure blanche. Il avait un gourdin à la main. Derrière lui, une vieille femme
tenait un bougeoir dans lequel brûlait une chandelle.
— Rangez votre massue, tavernier. Nous ne voulons qu’un lit pour la nuit, dit Félix.
— Et une pinte de bière, ajouta Gotrek.
— Et une pinte de bière… s’il vous plaît, ajouta Félix.
— Des pintes de bière, insista Gotrek. Félix regarda le vieil homme et haussa les épaules
d’un air impuissant.
L’entrée donnait sur une petite salle commune ; deux vulgaires planches de bois posées sur
des barriques faisaient office de comptoir. Dans un coin, trois hommes vêtus à la mode locale
leur jetaient des regards inquiets. Ils avaient dégainé leurs rapières. Leurs visages n’étaient pas
clairement visibles dans la faible lueur projetée par les chandelles, mais ils ne semblaient pas
très sereins.
Le maître des lieux fit entrer les deux compagnons, ferma la porte et remit la barre en place.
— Et vous avez de l’argent, Herr doktor ? demanda-t-il en se souvenant finalement qu’il
était avant tout marchand.
— Oh ! Je ne suis pas docteur, seulement poète, dit Félix, sortant sa bourse de cuir et versant
dans sa main les quelques pièces qu’il lui restait. Mais j’ai effectivement de quoi payer.
— À manger, interrompit Gotrek. Et à boire.
La vieille femme éclata alors en sanglots. Félix la regarda étonné.
— Qu’y a-t-il Frau ? demanda Gotrek.
L’homme secoua la tête.
— Notre cher Gunter a disparu, ça fait plusieurs heures.
— Apportez-moi d’la bière, demanda le Tueur en se dirigeant vers l’endroit où étaient assis
les trois clients ; ceux-ci le regardèrent s’approcher en se demandant ce qu’il leur voulait.
— Hé ! Vous ! Vous savez quelque chose sur un carrosse noir tiré par quatre chevaux ?
— Vous… vous avez vu le carrosse noir ? demanda l’un des hommes d’une voix timide.
— Si je l’ai vu ? Ce foutu soudard a failli me rouler dessus ! L’un des hommes faillit
s’étrangler et le tenancier lâcha de surprise la chope qu’il était en train de remplir. Il la
ramassa et la remit sous le robinet de la barrique pour la remplir à nouveau.
— Vous êtes de sacrés veinards, dit le plus gros des clients, dont les habits plus soignés
laissaient deviner un niveau de vie un peu plus élevé que celui de ses deux camarades. On dit
que ce carrosse est conduit par des démons. On l’entend passer sur cette route chaque année le
soir de Geheimnisnacht. Il emporterait des nourrissons enlevés à Altdorf pour qu’ils soient
sacrifiés à la clairière de Noirepierre.
Gotrek l’écoutait d’un air plutôt intéressé, et Félix n’aimait pas du tout cela.
— Ce n’est qu’une légende, objecta-t-il.
— Pas du tout, messire, l’interrompit l’aubergiste. Nous l’entendons passer chaque année. Il
y a deux ans, Gunter est même sorti et l’a vu : un carrosse noir, comme celui que vous
décrivez.
En entendant prononcer le prénom de Gunter, la vieille femme recommença à pleurer.
L’aubergiste apporta un plat contenant du ragoût fumant et deux pintes de bière
généreusement remplies.
— Et mon camarade, protesta Gotrek. Il a soif, lui aussi ! L’homme posa le tout devant le
Tueur et retourna remplir une autre chope.
— Qui est donc Gunter ? interrogea Félix en s’asseyant à table. Cette question fut accueillie
par d’autres sanglots de la femme.
— J’pourrais avoir encore d’la bière ? demanda Gotrek au tavernier qui regarda d’un air
éberlué les deux pintes déjà vides.
— Tiens, prends la mienne, proposa Félix. Alors, mon brave, qui est Gunter ?
— Et pourquoi la vieille recommence à chialer chaque fois qu’elle entend ce nom ?
poursuivit Gotrek, s’essuyant la bouche d’un revers de son avant-bras encore boueux.
— Gunter est notre fils. Il est sorti chercher du bois pour le feu et n’est pas revenu.
— Gunter est un bon garçon, ajouta la vielle femme entre deux sanglots. Comment allons-
nous faire sans lui ?
— Il s’est peut-être perdu dans les bois ?
— Impossible, répondit le tavernier. Gunter connaît les bois comme personne. Ça fait
plusieurs heures qu’il devrait être là. Le carrosse l’a enlevé pour le sacrifier, c’est sûr.
— C’est comme Ingrid, la fille de Lotte Hauptmann, reprit le gros client. Le tenancier lui
jeta un regard plein de reproches.
— Tu racontes n’importe quoi !
— Laissez-le parler, intervint Gotrek. L’homme lui adressa un regard de remerciement.
— Il est arrivé la même chose l’an dernier, un peu plus loin sur la route. La brave Frau
Hauptmann cherchait sa fille Ingrid un peu après le coucher du soleil. Elle avait cru entendre
un énorme bruit dans sa chambre ; quand elle est allée voir, sa fille avait disparu, enlevée par
une magie maléfique alors qu’elle dormait dans son lit, et alors que la maison était verrouillée
de l’intérieur. La pauvre fille a été retrouvée le lendemain matin au bord d’un chemin, hébétée
et couverte de bleus.
L’homme marqua une pause, Félix lui demanda.
— Vous êtes vous renseigné sur ce qu’il lui était arrivé ?
— Tout à fait. Il semble qu’elle ait été enlevée par une sorte de démon, une espèce de bête
des bois, et amenée jusqu’à la clairière de Noirepierre. Ils voulaient la sacrifier, mais elle a
réussi à se libérer de ses liens et à adresser une prière à Sigmar. Ses ravisseurs ont été frappés
par son invocation et elle a pu prendre la fuite. Ils l’ont poursuivie, mais n’ont pas pu la
rattraper.
— Elle a eu de la chance, dit Félix admiratif.
— Ne vous moquez pas, Herr doktor. Nous sommes allés à la clairière en question et nous y
avons trouvé des traces de pas suspectes, dont celles d’humains, de bêtes et de toutes sortes de
démons. Ainsi que le cadavre d’un nouveau-né égorgé comme un cochon sur un autel
depierre.
— Toutes sortes de démons ? demanda Gotrek. Félix n’aimait pas vraiment le soudain
intérêt de son compagnon. Le client acquiesça.
— C’est pas le moment de traîner du côté de Noirepierre, cette nuit. Moi, j’irais pas pour
tout l’or du monde.
— Faudrait être un vrai héros, pour ça, dit Gotrek, en regardant Félix avec un air insistant.
— Heu… Tu ne veux tout de même pas… commença ce dernier d’une voix inquiète.
— Ben quoi ? Quelle tâche plus noble pour un Tueur de trolls que d’affronter ces démons
durant leur nuit sacrée ? Quelle belle mort !
— Quelle mort stupide, murmura Félix.
— Hein ? Quoi ?
— Non, rien.
— Tu viens aussi, j’espère, dit Gotrek en jetant à son camarade un regard méfiant. Il passait
à nouveau son pouce sur le fil tranchant de sa hache. Félix remarqua qu’il s’était encore
entaillé le doigt.
— Une promesse est une promesse, admit-il à regret.
Le nain lui balança une grande claque dans le dos, d’une telle force que Félix faillit basculer
de son tabouret.
— Des fois, l’humain, j’me dis que tu dois avoir du sang d’nain dans les veines. J’vois pas
comment ça aurait pu arriver, mais des fois j’me dis ça, s’exclama Gotrek avant d’avaler une
nouvelle gorgée de bière.
— Moi non plus, je ne vois pas comment, répondit Félix en se frottant l’épaule pour faire
passer la douleur.
Félix fouillait dans son sac à la recherche de sa cotte de mailles. L’aubergiste et sa femme le
regardaient d’un air à la fois effrayé et interloqué. Gotrek s’était assis près de l’âtre, sirotant sa
bière et marmonnant quelque chose en khazalid.
— Heu… vous n’allez quand même pas le suivre, demanda à voix basse le gros client en se
penchant vers Félix. Ce dernier lui confirma ses craintes en hochant la tête d’un air désolé.
— Mais pourquoi ?
— Il m’a sauvé la vie. J’ai une dette d’honneur envers lui. Félix préféra ne pas s’étendre sur
les circonstances dans lesquelles ça s’était passé.
— Je l’ai sorti des griffes des chevaliers de l’Empereur, cria Gotrek qui avait tout entendu
depuis l’autre côté de la pièce.
Félix soupira de dépit. Le Tueur de trolls avait l’ouïe aussi fine qu’une bête sauvage, et était
aussi mal éduqué, se dit-il en sortant de son sac ce qu’il cherchait.
— Ben ouais. L’humain qu’vous voyez là a rien trouvé d’mieux que d’se faire remarquer en
rédigeant des pamphlets et en participant à des marches de protestation ! Le vieux Karl Franz
n’a pas apprécié et a fait charger ses troupes dans le tas.
Les trois clients s’écartèrent prudemment de Félix.
— Un révolutionnaire, murmura l’un d’eux.
Félix rougit de confusion.
— C’était contre une taxe de plus et totalement injuste. Une pistole d’argent par fenêtre de
chaque maison. De plus, tous les riches marchands qui en avaient les moyens ont fait murer
les leurs et des membres de la milice sont allés en ouvrir de nouvelles à coups de pioche dans
les maisons des pauvres. Il fallait que quelqu’un dise quelque chose.
— On offre une récompense pour la capture d’un révolutionnaire, continua le même client.
Et une bonne, en plus.
Félix le regarda droit dans les yeux.
— Cela dit, les chevaliers ont tâté de la hache de mon ami, dit-il. Vous auriez vu le carnage
! Démembrés, décapités, il les a tous eus à lui tout seul.
— Ils ont même envoyé des archers, enchaîna Gotrek. On a filé par une petite rue. Se faire
trouer de loin, comme ça ? C’est pas une manière d’mourir pour un Tueur !
Le gros homme jeta un regard à ses camarades, puis à Gotrek et Félix, avant de s’adresser à
celui qui avait parlé de récompense.
— Cela dit, nous ne faisons pas de politique, pas vrai ? Puis, revenant à Félix : Pardonnez-
lui, messire.
— Il n’y a pas de problème, répondit Félix. Pas le moindre problème…
— Révolutionnaire ou pas, que Sigmar vous protège et puissiez-vous ramener mon petit
Gunter, dit la vieille femme.
— Il n’est plus petit, Lise, intervint le tenancier. C’est un beau jeune homme maintenant.
Mais j’espère que vous nous le ramènerez. Je commence à me faire vieux et j’ai besoin de lui
pour aller chercher du bois, s’occuper des chevaux, porter les barriques, et…
— Je rends hommage à votre sens de la famille, Herr aubergiste, le coupa Félix en ajustant
sa cotte de mailles.
Gotrek se leva et le regarda de la tête aux pieds.
— Les armures, c’est pour les mauviettes et les elfes, dit-il.
— Peut-être bien, mais je préfère en porter une si je veux revenir vivant et pouvoir conter
tes exploits. Après tout, c’est cela que je t’ai promis.
— T’as raison, l’humain. Et n’oublie pas que t’as aussi promis autre chose. Il se tourna vers
le tenancier. Et on peut la trouver où votre clairière machin-chose ?
— Il y a un petit sentier qui part de la route, un peu plus loin. Je vais vous conduire jusque-
là.
— Parfait, s’exclama Gotrek. On va pas rater cette occasion. Cette nuit, j’vais remplir mon
serment et rejoindre les grandes halles d’honneur de mes ancêtres. Ça va saigner !
Il fit un signe de la main droite sur sa poitrine et dit à Félix :
— Amène-toi, l’humain, on y va ! Puis il se dirigea vers la lourde porte de l’auberge que le
vieil homme était en train d’ouvrir.
Félix ramassa son sac. Au moment où il allait quitter la pièce, la vieille femme lui mit
quelque chose dans la main.
— Prenez ça, messire. C’est un porte-bonheur béni par Sigmar, il vous protégera. Mon petit
Gunter porte le même.
Félix faillit lui faire remarquer que cela n’avait visiblement pas aidé ce cher Gunter, mais en
voyant le regard de la pauvre femme, il préféra garder pour lui cette remarque. Ce regard était
hanté par la peur et la détresse mais, lui sembla-t-il pourtant, était aussi animé par une lueur
d’espoir.
— Je ferai de mon mieux, Frau.
Dehors, dans la nuit vaguement éclairée par la lueur verdâtre des lunes, Félix ouvrit la main.
Il y vit un petit marteau d’argent accroché à une chaîne ; il sourit et passa la chaîne autour de
son cou. Gotrek et leur guide étaient déjà partis devant, il les rejoignit en courant.

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À Dan, Ben, Kenny, Tyler et le reste des pieux.

UNE PUBLICATION BLACK LIBRARY

Version anglaise originellement publiée en Grande-Bretagne en 2017 par Black


Library.
Version française originellement publiée en France en 2017 par Black Library.
Cette édition est publiée en France en 2017 par Black Library
Games Workshop Ltd, Willow Road, Nottingham NG7 2WS UK.

Produit par Games Workshop à Nottingham.


Illustration de couverture par Matthias de Muylder.
Titre Original : Hallowed Knights: Plague Garden.
Traduit de l’Anglais par : Jérôme Vessière.
Cette traduction copyright © Games Workshop Limited 2017.

Hallowed Knights : Le Jardin de la Peste © Copyright Games Workshop Limited


2017. Hallowed Knights : Le Jardin de la Peste, GW, Games Workshop, Black
Library, Warhammer, Warhammer Age of Sigmar, Stormcast Eternals, et tous les
logos, illustrations, images, noms, créatures, races, espèces, véhicules, lieux, armes,
personnages, et tous les éléments distinctifs, sont soit ® ou TM, et/ou © Games
Workshop Limited, selon les lois appropriées à travers le monde.
Tous droits réservés.

Dépôt légal : Octobre 2017

ISBN 13 : 978-1-78572-832-7

Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes, faits ou lieux
existants serait purement fortuite.

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Traduction
La version française de ce document a été fournie à titre indicatif. En cas de litige, la
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