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GOTREK & FELIX SECONDE TRILOGIE


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LA LÉGENDE DE HELDENHAMMER
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SOMMAIRE

Couverture
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Page titre
Warhammer Age of Sigmar
Chapitre Premier
Chapitre Deux
Chapitre Trois
Chapitre Quatre
Chapitre Cinq
Chapitre Six
Chapitre Sept
Chapitre Huit
Chapitre Neuf
Chapitre Dix
Chapitre Onze
Chapitre Douze
Chapitre Treize
Chapitre Quatorze
Chapitre Quinze
Epilogue
À Propos de l’Auteur
Un extrait de ‘Les Huit Lamentations : La Lance des Ombres’
Une Publication Black Library
Contrat de licence pour les livres numériques
WARHAMMER AGE OF SIGMAR
Du maelström issu d’un monde brisé naquirent les Huit Royaumes. L’informe
et le divin explosèrent et donnèrent la vie.

D’étranges mondes nouveaux apparurent dans le firmament, riches en esprits,


dieux et hommes. Le plus noble des dieux était Sigmar. Durant des années après
le jugement, il illumina les royaumes, drapé de lumière et de majesté en
dessinant son règne. Sa force était l’égale du tonnerre. Sa sagesse était infinie.
Mortels et immortels s’agenouillaient devant son auguste trône. De grands
empires vinrent au monde et, un temps durant, toute trahison fut écartée.
Sigmar s’arrogea la terre et le ciel, et son règne connut un âge d’or.

Mais la cruauté est chronique. Comme il avait été prédit, la grande alliance des
dieux et des hommes tomba en poussière. L’âge d’or laissa place au Chaos, et les
ténèbres s’abattirent sur les royaumes. La torture, l’esclavage et la peur
remplacèrent la gloire. Écœuré par leur sort, Sigmar tourna le dos aux
royaumes mortels. Il fixa alors de son regard les vestiges du monde qu’il avait
perdu jadis et se pencha sur son cœur calciné, en quête d’une lueur d’espoir.

Et, dans la chaleur noire de sa rage, il aperçut ce qui confinait au sublime. Il se


représenta une arme née des cieux. Un flambeau assez puissant pour repousser
la nuit éternelle. Une armée, faite de tout ce qu’il avait perdu.

Sigmar mit ses artisans à l’ouvrage de longs âges durant, s’efforçant de dompter
le pouvoir des étoiles. Comme son grand œuvre approchait de son terme,
Sigmar regagna les royaumes et vit que la domination du Chaos était presque
absolue. L’heure de la vengeance avait sonné. Enfin, fort de la puissance de la
foudre, il se découvrit pour lâcher ses créations.

L’Âge de Sigmar avait commencé.


CHAPITRE PREMIER

Le sorcier arborait un rictus malveillant qui laissait entrevoir ses chicots noircis. Tel un
crapaud, ses yeux globuleux et exorbités étaient cernés de plis boursouflés. Contrairement à la
chair qui les entourait, il n’y avait aucune tendresse dans les yeux amphibiens de Khoram,
seulement une voracité prédatrice lorsqu’il observait le monde ou qu’il en scrutait l’avenir.
Ses visions lui dévoilaient une multitude de possibilités et d’opportunités, les volte-faces du
destin et les contours obscurs de lendemains avortés. Tels les grains d’un sablier, de glorieuses
scènes de victoires suivies de désastres apocalyptiques s’égrenaient sous ses yeux. En effet, un
mouvement perpétuel, incessant et implacable, caractérisait ses visions. Interpréter augures et
présages pouvait consumer les faibles d’esprit qui, incapables d’en endiguer le flot courraient
le risque de sombrer dans la folie. Perdus dans l’infini de cette vaste étendue cosmique, leur
chair et leur âme auraient été réduites à néant tandis qu’ils capitulaient devant l’ampleur
monumentale de cette dimension où le passé et le futur ne font plus qu’un. Un simple mortel
ne pouvait affronter ce défi bien longtemps : sa fruste conception du temps n’y suffisait point.
Khoram, lui, y avait sacrifié son humanité ; cela avait été le premier et le moindre de ses
sacrifices aux arts occultes.
Khoram était un sorcier de grande taille, au corps métamorphosé par les multiples grâces
que lui avait accordées son terrible dieu. Ses robes et son armure, transformées par
d’écœurantes mutations, ne le recouvraient pas parfaitement. Un côté de son cou était bombé
par une protubérance emplumée qui faisait pencher sa tête de côté, vers son épaule opposée.
De sa main la moins difforme, il empoignait un long bâton. De son autre main, tentaculaire et
dépourvue d’os, il fit signe d’approcher à une sphère, taillée dans du verre et de la taille d’un
poing, qui voletait autour de sa tête. Elle vint se placer juste devant ses yeux.
Un fort vent faisait onduler les robes du sorcier et se soulever les plumes de sa protubérance.
La monture sur laquelle Khoram se tenait frissonna, puis elle pivota légèrement afin d’ajuster
sa trajectoire de vol tandis qu’elle traversait les cieux crépusculaires, loin au-dessus des
mornes collines de Shadowfar. Les bottes du sorcier, solidement agrippées aux vrilles hirsutes
qui poussaient sur le dos de la créature, faisaient corps avec sa chair. Ce démon à la forme
aplatie ne faisait qu’un avec son cavalier, il était semblable à un organe vital supplémentaire et
indissociable de son être. Son existence corporelle dans le Royaume de Chamon dépendait
totalement de Khoram. Ce démon transporterait Khoram dans les cieux de ce Royaume
jusqu’à qu’il soit révoqué et qu’il s’évapore entièrement. Lorsque le besoin s’en ferait sentir,
le sorcier trouverait alors un autre démon prêt à pénétrer dans les Royaumes Mortels pour
prendre sa place.
De ses doigts vipérins, il empoigna la sphère scintillante. De petits rubans de vapeur
s’élevèrent aux endroits où sa peau, de couleur bleu cobalt, entrait en contact avec la surface
vitreuse. Même une chair transformée par les dons du Tout-Puissant Tzeentch n’était pas
immunisée contre le contact corrosif de son sursis temporel.
— Sérénissime est ton pouvoir, Ô Orbe de Zobras, susurra Khoram à la sphère luisante. Tu
es la divination manifeste. L’incarnation des présages. Il sentit la chaleur diminuer
progressivement sous ses doigts puis se souvint du grand voyant qui avait créée l’orbe. Zobras
fit d’énormes sacrifices pour t’engendrer, dit-il à la relique. A l’apogée de son pouvoir, il
ordonna aux démons de te forger à partir d’un alliage fait de songes et de temps. Tu es la
réussite absolue de son pouvoir occulte.
Toute cette flagornerie dégoulinante avait un arrière-goût amer dans la bouche de Khoram.
Cet orbe tourbillonnant, semblable à une étoile captive tournoyant autour de lui, avait été lié à
son âme au moyen d’un abject rituel occulte. Impossible de se contenter de le faire marcher à
la baguette, par moment, il fallait aussi apaiser sa colère. Zobras, en ignorant la volonté propre
de la relique qu’il avait créée, avait été trahi par cette dernière : les armées du Chaos avaient
fini par mettre à feu et à sang son domaine théocratique. Aux yeux de Khoram, la déchéance
de ce prophète était comme un avertissement, un rappel de la nécessité de rester humble face
aux Dieux Sombres.
— Montre-moi la multitude de futurs possibles, exhorta Khoram en fixant l’orbe.
Il dévisagea la sphère et scruta ses milliers de facettes. Chacune d’entre elles comportait sa
propre histoire, son interprétation unique de la manière dont le futur allait se dérouler. Vouloir
à tout prix toutes les scruter était pure perte de temps, une entreprise qui avait rendu fou des
sorciers de rang inférieur. Cependant, les dieux de Khoram l’avaient doté d’un homoncule, un
don qui le rendait très différent de ces derniers.
— Là ! Là ! entendit-on. Là ! répéta l’homoncule. Ces sons émanaient du goitre emplumé
greffé au cou de Khoram. Un visage minuscule observait au travers des plumes, sa mosaïque
d’yeux fixant les différentes facettes de l’orbe.
Khoram détourna son regard des images que son démon parasitaire avait rejetées. Il s’en
remettait au jugement de la créature pour s’orienter vers les visions les plus propices. Son
homoncule, parfois surnommé tretchlet, était un fin limier du mensonge, capable de distinguer
le vrai du faux de manière infaillible pour aider son maître.
Les yeux du sorcier se mirent à luire, son familier attirait son attention sur le scénario qui se
déroulait à l’intérieur d’une des facettes. Dès lors que son attention se fut portée sur cette
scène et qu’il se mit à en absorber le contenu, les autres facettes se mirent à changer. À
présent, on y voyait comme un croisement d’évènements futurs, de possibilités dérivées de la
prédiction initiale. Khoram ressentit à nouveau que le tretchlet le menait vers la prédiction la
plus vraisemblable. En rassemblant toute sa volonté, il parvint à détacher ses yeux de l’orbe. Il
eut été déraisonnable de vouloir tout anticiper d’un seul coup. C’était la meilleure façon de se
laisser emporter par le flot de ses propres obsessions, d’être happé par l’absurdité de l’infini.
Khoram se détourna de l’orbe et observa longuement les cieux chargés de nuages.
D’horribles nappes de brouillard gorgées d’ambre scintillante se déversaient dans
l’atmosphère, expulsées vers le ciel par les forêts d’aygrepins qui infestaient les collines
en contrebas.
On entendit un bourdonnement : des essaims de moucherons-bubons affluaient vers l’ambre
pour se gaver goulûment des chatoyants grains de sève durcie. Ceux qui en engloutissaient
trop étaient tellement alourdis par leur festin qu’ils finissaient par retomber et s’écraser sur les
pentes en contrebas. Alors, leurs carcasses fertilisaient les arbres mêmes qui avaient provoqué
leur chute. C’était Le Flux du Changement en pleine exécution, du bienfaiteur jusqu’à
l’exploiteur, du prédateur jusqu’à la proie. Chacun enfilait le masque correspondant à son rôle,
mais celui-ci pouvait à tout moment être arraché par un caprice du destin ou par
l’opportunisme d’autrui.
Khoram empoigna fermement son bâton runique orné de volutes. Il jeta un coup d’œil au
démon sur lequel il se tenait et enfonça l’extrémité garnie de clous de son bâton dans l’une des
profondes balafres qui sillonnaient l’avant de la créature.
Le monstre discoïdal grogna d’irritation tandis que la pique l’aiguillonnait. Sous le corps de
la créature démoniaque, des vrilles serpentines se rebiffèrent ; elles se mirent à onduler mais
elles ne purent le piquer car il était hors d’atteinte. La créature poussa à nouveau un cri et
Khoram ressentit sous ses pieds un frisson courroucé la traverser de part en part. Khoram
ordonna au démon discoïdal d’entreprendre un vol ascensionnel, il s’élança alors à toute
trombe vers l’altitude que lui indiquait son maître.
Le vacarme de la bataille parvint jusqu’aux oreilles du sorcier. En dessous de lui, les cieux
étaient saturés de combats. De sauvages guerriers vêtus de kilts de couleur saphir et vert
malachite s’élevaient, tels des flèches fendant les airs. Ils se tenaient debout sur des montures
démoniaques semblables à celle que dirigeait Khoram. Des chariots de feu harnachés à des
démons râblés dessinaient des panaches filiformes de fumée et de feu dans leur sillage. Des
hommes, ou plutôt des mutants aux visages d’oiseaux, traversaient la mêlée en serpentant,
perchés sur le dos d’étalons démoniaques. Ces derniers poussaient des hurlements stridents,
tandis que leurs cavaliers décochaient une pluie de flèches d’os, à l’aide d’arcs faits de
tendons de gargants.
Ce bataillon d’hommes et de monstres faisait de grands cercles autour d’une nuée de
vaisseaux fantastiques. De grands navires, suspendus à des coupoles métalliques attachées au-
dessus de leurs ponts, fendaient le ciel au-dessus de Shadowfar. De la proue à la poupe,
chaque navire visait l’ennemi qui le tourmentait à l’aide d’un prodigieux arsenal. Ces armes
projetaient des rayons dorés qui transperçaient les guerriers masqués. Ils perforaient la chair
ennemie en se solidifiant quelques instants avant d’atteindre leur cible. Des harpons étaient
propulsés par des rampes de lancement cylindriques fixées sur les ponts. De leurs pointes
acérées ils empalaient les hommes-bêtes qui hurlaient à la mort. Ces derniers chutaient puis
finissaient par pendre le long de la quille des bateaux, jusqu’à que les chaines qui étaient
fixées aux harpons soient réenroulées.
Les équipages des stratofrégates, postés sur le pont ainsi que dans les habitacles blindés
accrochés aux coupoles et sur les flancs des coques, se défendaient férocement. Leurs pistolets
vomissaient des salves dans la tête de leurs assaillants tandis que des armes de plus gros
calibre, à l’extrémité retroussée, expulsaient des projectiles qui réduisaient en charpie les ailes
des hommes-bêtes et lacéraient la peau de cuir des démons. Les membres d’équipage
brandissaient des haches et des piques qui causaient d’énormes dégâts. Ils déchiquetaient les
visages pourvus de bec de leurs assaillants difformes, arrachaient les guerriers du dos de leur
monture et les projetaient en chute libre vers le sol lointain.
Les duardins étaient aux antipodes de leurs diaboliques ennemis. Ils étaient plus petits et
plus trapus, dotés d’une carrure large et solidement charpentés. La plupart d’entre eux
portaient de volumineuses armures faites de lourdes plaques de métal et leurs visages étaient
engoncés dans des heaumes ornés de masques. D’apparence martiale, ces derniers
comportaient une particularité ornementale : de longues barbes métalliques aux reflets dorés.
— Nos ennemis ne sont pas dans leur élément ici-haut, songea Khoram, le tretchlet
acquiesça en bredouillant quelques syllabes. Il leur manque la grâce et l’agilité des créatures
des cieux. Ce sont des brutes mal équarries, issues d’une race évoluant habituellement dans un
milieu plus minéral, fait de roches, qui cherchent en vain à dompter les tempêtes à l’aide de
leurs inventions puériles. Insatisfaits d’évoluer uniquement sur terre, voilà que les duardins
fourrent maintenant leurs nez partout, jusque dans les cieux, dit-il en secouant la tête d’un air
désapprobateur. Quelle que soit la forme que revête leur crédo, il faut toujours se surpasser
pour en venir à bout. Tout le monde n’est pas disposé à fournir un tel effort.
Alors qu’il cogitait, son regard se porta à nouveau vers l’orbe. Comme si elles lui
obéissaient, les multiples facettes se mirent à scintiller et à exhiber une foule de nouvelles
images. Toutes les facettes affichaient le même guerrier : un seigneur du Chaos qui se tenait
debout sur son disque démoniaque. Il était terrifiant, le sang fraichement versé lors du
sacrifice rituel précédant son départ au combat dégoulinait le long de son armure baroque.
Tels d’odieux candélabres, des doigts sectionnés recouverts de cire avaient été accrochés ci et
là au gorgerin de son armure. Son heaume, embrumé par la fumée qui s’élevait de ces doigts
incandescents, avait une apparence spectrale et insaisissable. Au travers des visières multiples
qui ornaient l’avant de son casque, ses neuf yeux nimbés de fumée, semblables à des charbons
ardents, rutilaient de colère.
— Tamuzz est d’humeur particulièrement féroce, dit Khoram à son homoncule.
Pendant qu’il continuait de l’observer, un duardin qui défendait la proue d’un des navires
frappa la monture démoniaque du seigneur de guerre à l’aide d’une pique et déchira le cuir
tacheté de sa peau. Tamuzz lui asséna un coup puissant à la tête, la lame de son fauchard
enflammé s’enfonça bruyamment, déchiqueta le casque de fer, brisa le crâne et finit sa course
dans le cou du duardin.
— Tamuzz fulmine car il vient de perdre nombre de ses adeptes, affirma Khoram. Malgré
tous les bienfaits que le grand Tzeentch lui a accordés, Tamuzz persiste à vouloir mesurer son
pouvoir à l’aune de vains concepts tels que la force brute ou bien encore l’ascendant qu’il peut
exercer sur de simples créatures mortelles.
Les facettes de l’orbe affichaient l’image de Tamuzz délogeant son fauchard fiché dans la
tête du duardin et propulsant ce dernier par-dessus bord. Le seigneur de guerre partait à la
recherche d’un nouvel ennemi au moment où Khoram entra en contact avec lui par
l’intermédiaire d’une volute d’énergie magique qui vint effleurer l’esprit de Tamuzz.
— Viens vers moi, susurra Khoram tandis que son homoncule accompagnait ses mots d’un
rire gras et sot.
— Viens vers moi. Il pesait ses mots afin que cette convocation tienne plus de la suggestion
que de l’injonction. Un ordre trop explicite aurait braqué Tamuzz, et Khoram savait, de par
son expérience passée, que la volonté du seigneur de guerre était assez puissante pour
s’opposer à un enchantement trop perceptible.
— Tentons de faire germer cette idée dans sa tête, laissons-le penser qu’il en est l’auteur et
il est peu de choses qu’il me refusera, se vanta Khoram auprès de son homoncule. Le parasite
démoniaque se mit à gémir, lui rappelant ainsi que ces vantardises n’étaient pas totalement
fondées. L’ombre cauchemardesque du seigneur de guerre s’éloigna du champ de bataille
aérien, dans son sillage on distinguait une trace graisseuse : la fine trainée d’ichor suintant du
démon blessé qui le transportait.
— Mes esclaves périssent par ta faute, Maléfils, lança Tamuzz, d’une voix sifflante tandis
qu’il s’élevait vers lui.
— Le Tout-Puissant Tzeentch exige une avance, répondit Khoram. L’Architecte du
Changement n’a que faire de tes esclaves.
Tamuzz agita le fauchard massif qu’il portait et la lame se mit à brièvement scintiller
d’énergie grâce aux pouvoirs occultes qui l’enchantaient.
— Epargne-moi tes réflexions philosophiques. Tu m’as promis les stratofrégates. Il est
grand temps que tu les abattes.
Khoram pencha la tête de côté et regarda fixement par-dessus l’épaule de Tamuzz afin de
voir comment se déroulait la bataille. Il aperçut un des adeptes du seigneurs de guerre chuter
de sa monture démoniaque après qu’un duardin lui eut tiré en pleine tête.
— Nous les abattrons, dit Khoram. Mais ils chuteront lorsque cela servira un plus grand
dessein. Le dessein vers lequel nous devons tous les deux concentrer nos efforts.
Le crépitement d’énergie occulte disparut du fauchard du seigneur de guerre. Ses yeux
ardents perdirent leur éclat et le voile de fumée s’y engouffra un peu plus.
— Je n’ai pas oublié, répondit Tamuzz.
— Alors, poursuivons notre mission, dit Khoram. Ses doigts, tels des reptiles, ondulèrent
tandis qu’ils les pointaient vers l’horizon. Nous devons continuer à les tourmenter afin qu’ils
s’éloignent de Shadowfar. Alors, dans la vallée contiguë, ils feront face à leur destin. Le
sorcier tourna la tête vers l’orbe qui poursuivait sa révolution autour de lui. Ainsi est-il prédit
par la prophétie qui nous guide.
— Je vais devoir sacrifier encore plus de guerriers, objecta Tamuzz, sa voix trahissait une
certaine irritation.
— Tu feras encore plus d’adeptes, glorieux Tamuzz, insista Khoram. Grâce à moi, tu
deviendras le bras droit du Pouvoir.

Depuis le pont central, Grokmund Wodinssin, étherchimiste de son état, observait les combats
qui tour à tour s’amplifiaient puis diminuaient. Les plombages d’or qui colmataient ses dents
le faisaient souffrir atrocement. Par le passé, cette sensation électrique avait toujours été un
présage de désastre. La dernière fois qu’il avait ressenti ce déplaisant picotement dans sa
bouche, c’était lorsque Lodrik Kodraksimm l’avait défié à un concours de beuverie et qu’il y
avait perdu sa place dans une expédition plus lucrative.
Mais son malaise présent était bien plus intense. La douleur était si vive que Grokmund
pensa que s’il mâchait quoi que ce soit, des étincelles jailliraient de sa bouche. Etait-ce parce
qu’il se trouvait dans une situation plus périlleuse, ou car il avait plus à perdre ce coup-ci ? Il
jeta un coup d’œil au pont inférieur et visualisa la boîte enfermée loin des regards, dans sa
cabine. Les essais qu’il avait pu effectuer, en qualité d’étherchimiste de la flotte, avaient
révélé que la trouvaille qu’elle contenait les rendrait tous très riches. Elle contribuerait aussi à
faire fructifier la richesse de leur stratoport : Barak-Urbaz. Si Grokmund ne s’était pas trompé,
cette entreprise leur apporterait plus que la richesse ; célébrité et gloire les attendaient. Le plus
puissant des duardins de leur stratoport les considérerait comme leur égaux.
Grokmund se jeta au sol, il tentait d’esquiver un adepte qui survolait le pont du Brise-Orage
à dos de démon. Cet humain musculeux fit virevolter sa lourde massue afin d’assommer
l’étherchimiste. Des étincelles fusèrent lorsque l’arme heurta le casque du duardin, mais cela
ne suffit pas à le blesser. Tandis que son ennemi s’éloignait vers les cieux, un coup de feu tiré
par l’arme d’un crache-tonnerre Grundstok le désarçonna. L’adepte s’affaissa le long du
démon discoïdal et fut emporté au loin tandis que ce dernier poursuivait son envolée.
Grokmund se releva lentement, encore sous le choc d’avoir frôlé la mort de si près. Les
hommes-bêtes mutants se précipitaient sur les navires de la flotte de l’amiral Thorki comme
de jeunes mégalofins au milieu d’un banc de poisson-leurres. Les Kharadrons se défendaient
en criblant les pillards de projectiles à l’aide de leurs canons. Ils en tuaient une multitude ainsi,
cependant nombre d’entre eux s’en sortaient indemnes et pouvaient continuer l’offensive.
Cachés sous les coques des frégates et des canonnières, ils bondissaient soudainement sur leur
proie. Parfois ils plongeaient depuis les cieux pour lacérer les grands étherendrins qui
maintenaient les vaisseaux dans les airs. Lentement mais surement, les assaillants décimaient
les Kharadrons. Des endrin-gréeurs sans vie dérivaient loin de la flotte, les petits étherendrins
fixés sur leur dos les maintenaient en l’air jusqu’au moment où le manque de carburant les
ferait sombrer vers la terre ferme. Quelques stratogardes, qui étaient en train de fixer des
câbles aux frégates au moment de l’attaque, pendaient des flancs des navires. Leurs
étherendrins étaient hors d’usage et leurs corps martelaient les coques bardées de fer.
— Tu vas finir décapité si ça continue, reprocha l’amiral Thorki à Grokmund, tandis qu’il
l’aidait à se relever. Encastré dans une lourde armure fonctionnant à l’éther-or, Thorki souleva
sans peine Grokmund d’une main tout en tirant de l’autre une salve de son pistolet rotatif en
direction des pillards. Une des balles se logea directement dans le visage d’un homme-bête au
bec aviaire, juste au moment où il descendait en piqué vers l’étherendrin du cuirassé. La
créature mutilée laissa échapper son arc et tâta son visage déchiqueté et ensanglanté avant de
disparaître au loin.
— Je dois moi aussi m’impliquer, dit Grokmund à Thorki. Il faut protéger notre trouvaille
coûte que coûte.
— Ce que nous attendons de toi, dit Thorki en secouant la tête d’un air réprobateur, c’est
que tu veilles à ce que nous obtenions tous les droits afférents à notre trouvaille. En dépit de
leurs bottes magnétiques, les deux duardins sentirent le pont vibrer sous leurs pieds tandis que
les salves des carabines à munitions éthériques montées sur la coque enveloppaient leurs
assaillants et les réduisaient à l’état de charpie. Tout autour d’eux, les crache-tonnerre
Grundstok canardaient les pillards à l’aide de leurs fusils éthériques et de leurs mortiers pour
les empêcher de submerger le pont du cuirassé.
— Réfugie-toi sur le pont inférieur, intima Thorki à l’étherchimiste.
Grokmund resta où il se trouvait.
— Si le navire chute cela n’y changera rien, dit-il, je préfère mourir en combattant que
caché dans la cale.
— Tu as raison, concéda Thorki en grommelant, mais si tu te fais tuer, nos créanciers me
raseront la barbe, ajouta-t-il d’un ton sec. L’amiral pivota sur lui-même et se mit à hurler des
ordres aux canonniers qui se tenaient sur le gaillard d’avant. Il leur fit signe à l’aide son
pistolet en direction d’un groupe d’hommes-bêtes à bec d’oiseaux qui volaient vers eux depuis
tribord. Udri ! Descends-les !
Obéissant à Thorki les canonniers se positionnèrent de part et d’autre du canon rotatif
boulonné au toit du gaillard d’avant. Le navire entier se mit à trembler lorsqu’ils firent feu.
L’obus explosa au milieu de la meute de démons, cette dernière fut piégée par la charge
explosive et réduite en lambeaux. Nombre de démons et d’hommes-bêtes mortellement
blessés chutèrent du ciel. Les arkanautes se précipitèrent jusqu’au plat-bord et liquidèrent les
survivants mutilés à l’aide de leurs pistolets.
— On reprend le dessus ! cria Grokmund. Dans la seconde qui suivit, une sensation de
chaleur infernale agressa son visage. Ses visions de victoires s’évanouirent lorsqu’une gerbe
de feu ensorcelé embrasa la coque du navire et immola les arkanautes qui ramassaient les
hommes-bêtes blessés. Par-delà les flammes, on distinguait un chariot maléfique tracté par des
démons qui bavaient d’effort. Dans celui-ci se tenait une chose qui semblait avoir poussé là,
elle était immonde et fongueuse, dotée de courts bras d’où giclaient des jets de feu orange
chatoyant. Un arkanaute qui courait devant Grokmund fut happé par les flammes. Il gesticulait
sauvagement tandis que la créature démoniaque s’agrippait à lui et rongeait goulûment son
armure. Un autre arkanaute essaya de porter secours à son camarade en étouffant les flammes,
cela eut pour seul effet de propager le feu jusqu’à son propre gantelet dont le métal se mit à
fondre en bouillonnant et en grésillant. Grokmund se précipita vers les arkanautes gravement
blessés et fit signe à Thorki de ne plus avancer.
— Empêche les autres de s’approcher, intima-t-il à l’amiral.
Grokmund s’approcha du duardin encerclé par les flammes et utilisa son anatomiseur
atmosphérique afin de chasser l’air qui l’entourait. Les flammes du démon incandescent
avaient peu de points communs avec le feu naturel, cependant il ne résista pas lui non plus à
l’absence d’oxygène. En l’espace d’un instant, l’épouvantable brasier fut soufflé. L’arkanaute
dont le gantelet avait été touché déambulait en chancelant, désorienté par les effets de
l’anatomiseur. Quant à son camarade, tout ce qui en restait était un tas de cendres sur le pont.
Le duardin blessé arracha son gantelet calciné, il replia chacun de ses doigts afin de s’assurer
qu’il pouvait toujours tenir une arme avant d’empoigner à nouveau son pistolet.
— Que la fortune te sourie, Maître Grokmund, le remercia-t-il de sa voix déformée par le
respirateur soudé à son masque facial, puis, il plissa les yeux en regardant le ciel. Je serai prêt
à payer dix mesures d’or pour voir cette ordure meurtrière approcher à portée de tir.
— Voyons si nous pouvons découvrir la direction de sa fuite,
Les lentilles optimisées qui quadrillaient son casque lui permettaient de réussir un tel
prodige. Le motif discordant de tâches et d’imperfections colorées qui parcouraient la queue
du crache-feu fongoïde était suffisamment distinct pour pouvoir le reconnaitre de loin.
Grokmund l’aperçut plongeant vers l’une des frégates, avant de projeter ses flammes
démoniaques sur le pont afin d’en harceler l’équipage. La frégate éprouvée, dont l’équipage
était réduit à peau de chagrin, n’était plus en mesure de repousser le monstre. Cependant, le
chariot démoniaque n’attaqua qu’une seule fois. Il ne prit ni le temps de tirer profit de sa
position offensive, ni de s’attarder sur les lieux pour vaincre son ennemi une bonne fois pour
toutes. Au lieu de cela, il repartit à l’assaut d’une autre canonnière et prit ensuite en chasse
une autre frégate.
Dans son for intérieur, Grokmund commença à se poser des questions. Il se retourna
vers Thorki.
— Ces chiens du Chaos complotent quelque chose, déclara-t-il.
Avec précaution il sélectionna un autre assaillant, un homme-bête à bec d’oiseau qui faisait
pleuvoir des flèches sur les stratonavires. Il l’observa passer près d’une des frégates puis la
contourner afin d’attaquer le Brise-Orage. Une flèche crissa contre la coque blindée, puis la
créature s’enfuit à nouveau en effectuant un grand cercle afin de trouver une nouvelle cible.
— Ils ne mènent pas leurs attaques à terme, dit Grokmund à Thorki, en indiquant la frégate à
l’équipage décimé. Dès qu’ils prennent le dessus, ils passent à autre chose.
— Que les stratodjinns les maudissent, grommela Thorki.
Il porta une longue-vue à son œil et observa les assaillants. Ils étaient plus coordonnés que
ce dont il les croyait capables.
— Ils ont un plan en tête : ils nous épuisent à dessein.
Un cri de guerre féroce les fit se retourner tous deux. Grokmund se recula juste à temps pour
éviter un adepte à moitié nu qui lui fondait dessus, perché sur son disque démoniaque.
L’homme donnait de grands coups de cimeterre et sa lame dentelée vint s’enfoncer dans la
spallière d’acier bleu-vert de Grokmund. L’impact le fit chanceler et il fit un pas en arrière.
Avant que l’homme masqué ne puisse le frapper à nouveau, il souleva son anatomiseur
atmosphérique et pressa sa rune d’activation. Cette fois, au lieu d’aspirer de l’air, le
mécanisme expulsa un panache de gaz toxique. L’adepte souleva son lourd bouclier afin de
bloquer le souffle d’éther toxique mais la vapeur s’engouffra tout autour de lui. L’homme
poussa un cri strident tandis que le gaz lui calcinait le visage. Tourmenté par la douleur, il
chuta de son destrier démoniaque et atterrit sur le pont du cuirassé. Le disque démoniaque
s’enfuit dans les airs sans se préoccuper du sort de son cavalier.
Thorki fit feu sur un autre adepte à l’aide de son pistolet à salve. Cela empêcha ce dernier de
venir en aide à son compagnon en détresse. Les balles perforèrent la monture démoniaque
tandis que son cavalier la faisait cabrer pour encaisser les coups de feu. L’homme bondit alors
du haut de sa monture et tenta de pourfendre l’amiral à l’aide de son cimeterre.
Grokmund s’avança sur le pont vers l’ennemi qui l’avait terrassé. Il défit le lourd marteau de
sa ceinture à accessoires et, d’un air menaçant, s’approcha de lui. L’homme se griffait le
visage, il éprouvait des difficultés à retirer le masque d’oiseau qu’il portait. Il s’en libéra juste
à temps pour voir le marteau de Grokmund s’écraser sur son visage. L’impact fracassant
renversa l’homme sur le pont. Une bouillie de cervelle et d’éclat d’os dégoulinait du marteau
du duardin. Grokmund s’aperçut avec stupeur que le cadavre était pris de spasmes, il se mit à
tortiller, sa silhouette commença à se rétrécir et à se dessécher. Le guerrier qu’il avait abattu
était de constitution puissante, un humain dans la fleur de l’âge. Pourtant, le cadavre à ses
pieds était celui d’un vieil homme, ridé et à bout de souffle. Seules les arabesques du tatouage
qui ornaient sa poitrine prouvaient que c’était bien le même adversaire. Grokmund pressa son
pouce contre le petit visage sculpté du saint ancêtre qui ornait sa ceinture d’acier. Il était
perturbé par ce genre de sorcellerie et ce malgré son statut d’étherchimiste.
Tandis que Grokmund s’éloignait de son adversaire vaincu, Thorki réglait le compte de son
propre adversaire. L’amiral, de son gantelet, avait agrippé l’adepte par le cou. D’un geste
brusque, il resserra son étreinte et lui brisa la nuque. Il jeta le corps pris de spasmes sur le pont
et se retourna.
— Il semblerait qu’ils perdent du terrain au moment même où nous découvrons qu’il y a
anguille sous roche, dit Thorki.
L’amiral fonça vers le gaillard d’avant en criant des ordres à Udri et aux canonniers.
— Faites feu dès qu’il se regroupent ! Faites-les flancher !
Les hommes qui avaient attaqué Grokmund et Thorki n’étaient pas isolés. Ils faisaient partie
d’une nouvelle vague d’ennemis, d’un violent raz-de-marée collectif. L’ennemi redoubla son
assaut et ne se satisfit plus de seulement de harceler, de frapper puis de s’enfuir comme
auparavant. Les canonnières et leur équipage complet étaient terrassés tandis que des démons
semblables à des sangsues défaisaient les attaches des endrins. Ils compromettaient le bon
fonctionnement des navires en sectionnant les tuyaux de carburant et les réservoirs afin
d’expulser l’éther dans l’atmosphère. Les endrin-gréeurs tombaient sous les flèches des
hommes-bêtes, leurs lances acérées ne leur laissaient pas de répit. La proue d’une des frégates
se transforma en brasier lorsque trois chariots se mirent à la viser, les démons fongoïdes qui
les conduisaient l’arrosèrent d’une pluie torrentielle de projectiles enflammés et surnaturels.
Grokmund esquiva l’attaque d’un homme-bête qui le chargeait et réussit à briser une des
antennes torsadées, semblable à de la corde, de la monture discoïde au moment où son
cavalier battait en retraite. Il aperçut les endrin-gréeurs qui planaient au-dessus de lui, et
tentaient d’éloigner les assaillants des réservoirs de l’endrin qui surplombaient le pont du
cuirassé. Ils pivotèrent et continuèrent l’offensive à l’aide de leurs pistolets à rivets et de leurs
scies dentelées. Ils pourfendaient l’ennemi à l’aide des outils qui leur servaient d’habitude à
réparer et entretenir le navire.
Le capitaine du cuirassé faisait lui aussi de son mieux afin de protéger son navire. Depuis le
début de l’attaque, le Brise-Orage filait à pleine vitesse, il essayait désespérément de semer
ses adversaires. Un mystérieux vent contraire s’était mis en travers de sa route et avait retardé
la fuite des duardins. Grokmund s’étonnait de ces bourrasques tenaces depuis qu’il avait
remarqué que l’offensive ennemie suivait un plan méthodique. La flotte, en tentant d’échapper
à ce fort courant d’air, avait largement dérivé.
Jusqu’à présent, les esclaves du Chaos s’étaient seulement contentés de harceler la flotte.
Soudainement, ils se mirent à attaquer avec une violence frénétique. S’ils procédaient ainsi,
réfléchit Grokmund, c’était parce qu’ils pouvaient maintenant laisser libre cours à leur
offensive. À la manière du vent, l’ennemi avait tenté de les pousser, de les diriger vers un
endroit où ils désiraient les voir s’échouer. C’était la méthode qu’employaient les chauves-
souris tueuses afin de guider leurs proies ; l’épouvantable vision de ces créatures démoniaques
qui les menaient tels un troupeau vers les crocs affamés de leurs congénères le fit frémir.
Grokmund se détourna du conflit qui se déroulait sur la coque bâbord et se précipita vers le
poste d’équipage pour alerter Thorki du danger qui les menaçait.
— Ils nous mènent tel un troupeau à l’abattoir ! cria-t-il à l’amiral.
Thorki, qui montait sur l’échelle menant au poste d’équipage, entendit Grokmund l’appeler.
Il se retourna, perplexe.
— Ils essayent de nous conduire à leur piège ! C’est pour ça qu’ils intensifient l’offensive !
déclara Grokmund
— Nous pouvons les distancer, affirma Thorki. C’est le meilleur moyen de limiter
nos pertes.
— Ne comprends-tu donc pas ? Leur sorcier a fait apparaitre ce vent diabolique à l’aide
d’une incantation ! lui répondit Grokmund en colère, tout en agitant le poing. Ils nous font
dériver vers là où bon leur semble. L’offensive a pour seul objectif de nous faire suivre
l’itinéraire qu’ils ont déterminé.
— Le seul autre choix possible ce serait de briser leurs lignes pour s’enfuir tout droit mais
cela demanderait un bien trop grand sacrifice, répondit Thorki qui s’était arrêté en
pleine ascension.
— Dans ce cas, sacrifie quelques navires pour sauver les autres, lui conseilla Grokmund. Si
tu t’entêtes à vouloir sauver tout le monde, alors la destruction complète de la flotte
est assurée.
— Nos pertes sont déjà énormes, dit-il d’un ton presque accusateur, en tournant la tête en
direction de la flotte de navires assaillis.
— Si l’on ne ramène pas mon précieux coffre à Barak-Urbaz, alors ils seront tous morts
pour rien, répondit sèchement Grokmund. Il fallait que Thorki comprenne la gravité de la
situation. Seul l’amiral avait la compétence d’ordonner à la flotte de faire demi-tour avant
qu’il ne soit trop tard.
Avant que Grokmund ait l’opportunité d’insister, une ombre effrayante se posa sur le poste
d’équipage : c’était un homme immense en armure qui portait un heaume orné de cornes
spiralaires, son visage était dissimulé derrière un rideau de fumée impénétrable. Le démon
volant qu’il chevauchait plongea ses crocs dans le cou d’Udri tandis que celui-ci rechargeait le
canon rotatif, le canonnier en chef s’écroula. Le cavalier démoniaque attaqua un deuxième
canonnier à l’aide de son fauchard enflammé, la lame chauffée à blanc transperça aussi
facilement son armure que ses os. Le corps disloqué du duardin s’affala à ses pieds.
L’amiral Thorki grimpa l’échelle en hâte et se rua sur le meurtrier du Chaos. Son pistolet à
salve aboya, comme il tirait plusieurs rafales de projectiles éthériques vers l’ennemi. Des
runes ésotériques s’illuminèrent sur le pourtour du bouclier que brandissait son ennemi
barbare, chaque symbole enveloppa une des balles et en étouffa l’impact. Thorki assèna alors
un puissant coup de marteau, mais le seigneur du Chaos le bloqua de son fauchard.
— Thorki ! cria Grokmund tandis qu’il se précipitait vers l’échelle. Mais il n’eut pas le
temps de lui porter secours car il fut à son tour assailli par un autre adversaire de taille. Un
homme couvert de mutations répugnantes apparut soudainement et lui barra l’accès à
l’échelle. Revêtu de pièces d’armure qui semblaient avoir été moulées dans du saphir fondu
additionné de malachite, l’homme mesurait une tête de plus que le duardin. Une excroissance
abjecte, recouverte de plumes, dépassait de son cou. La tête de cette protubérance s’appuyait
contre le heaume lisse qui couvrait la tête de son hôte.
— Seul un simple d’esprit court vers le précipice, déclara cet homme. Chaque chose en son
temps. Même la mort doit parfois attendre.
Grokmund eut l’impression que ces mots résonnaient directement dans sa tête, non qu’il les
entendait par ses oreilles.
Le sorcier brandit son sceptre de bois noueux. La profusion de talismans et de grigris noués
à son extrémité recouverte de pierres précieuses faisait un bruit infernal tandis qu’il invoquait
leurs pouvoirs. Grokmund souleva son anatomiseur et envisagea d’asperger le sorcier d’éther
corrosif avant qu’il ne puisse jeter un sort. Il espérait aussi que son équipement, qui lui aussi
fonctionnait à l’éther-or, pourrait au moins en partie le protéger du sort que le sorcier avait
l’intention de lancer. Mais il sous-estima à nouveau à quel point le sorcier maîtrisait les arts
occultes. Ce n’était pas lui, l’étherchimiste, qui était visé par ce sort mais le pont sous leurs
pieds. Une spirale flamboyante de lumière crépitante se répandit sur le sol, elle ondula avec
une vigueur monstrueuse tandis qu’elle s’infiltrait dans le bois et le fer.
Le tourbillon d’énergie fit craquer le plancher en s’y infiltrant. Avant que Grokmund ait le
temps de réagir le pont se mit à trembler sous ses pieds, il s’entrouvrit de part en part comme
une mâchoire béante. Tel un rocher qui dégringole, il fut entrainé jusque dans la cale obscure.
La dernière vision qu’il eut de la bataille fut le sorcier et son parasite qui le dévisageaient de
plus haut.
Khoram s’éloigna de l’étherchimiste qui venait de chuter et jeta un coup d’œil au poste
d’équipage. Tamuzz était toujours engagé en duel avec le commandant duardin. Les deux
chefs furent bientôt rejoints par leurs coéquipiers respectifs. Tamuzz était aidé par une paire de
tzaangors et un acolyte masqué tandis que le duardin avait le soutien de ce qu’il restait de
l’équipage, des canonniers ainsi que d’un autre membre d’équipage armé d’une pique.
Le reste de l’équipage du cuirassé repoussait l’assaut de l’escorte de Tamuzz. Des bandes
d’acolytes encerclaient le navire et projetaient de cuisants éclairs d’énergie occulte vers les
duardins. Les tzaangors tiraient des flèches qui percutaient la coque blindée et la coupole
fortifiée où les sentinelles continuaient à faire feu sur la bande de guerriers. L’un des hurleurs
démoniaques qu’avait invoqué Khoram fut anéanti par les tirs des fusils duardins qui
déchiquetèrent sa peau de cuir en lambeaux, il n’en resta qu’une trainée de vase putrescente.
Un chariot enflammé montra des signes de faiblesse car les carabines montées sur les côtés de
la coque, le criblaient de part et d’autre. L’incendiaire qui se tenait dans le chariot explosa
soudainement en une énorme boule de feu qui provoqua sa propre immolation ainsi que celle
de son véhicule surnaturel. Khoram jeta un œil furtif au paysage sous ses pieds. Ils avaient
franchi de nombreuses lieues depuis les collines de Shadowfar et étaient arrivés dans une
contrée de canyons tordus et de sommets dentelés. Il aperçut les gueules assombries des
grottes, les os blanchis des squelettes d’anciennes créatures. Leurs serres fossilisées, qui
dépassaient des rochers, semblaient vouloir griffer le ciel. D’étranges motifs faits de couleurs
et d’ombre s’étaient imprimés sur le sol tandis que les plantes carnivores, rampant de-ci de-là,
se déplaçaient à la recherche d’eau pour hydrater leurs racines. L’attention du sorcier fut
attirée vers l’un des canyons les plus profonds, semblable à une cicatrice balafrant le paysage.
— Là, déclara Khoram. Nous y voilà. Son homoncule chuchota quelque chose à son oreille,
il confirmait sa décision. C’est suffisant. Nous avons emmené les Kharadrons dans le meilleur
lieu qui soit pour exécuter notre plan. Son visage couvert de mutations arborait un sourire
froid. Il est grand temps que Tamuzz cesse son attaque. Le seigneur de guerre n’appréciera
pas, mais il est suffisamment intelligent pour comprendre les contraintes de mon plan une fois
que je les lui aurais expliquées.
Khoram brandit son bâton puis il se mit à réciter un chapelet d’incantations impies d’une
voix sifflante. Sur le gaillard d’avant, énorme explosion aveugla les combattants des deux
camps et les obligea à s’éloigner les uns des autres. Profitant de leur aveuglement, Khoram
exerça son pouvoir sur le disque démoniaque qui transportait le seigneur de guerre. La
créature abandonna la zone de conflit et s’envola en tournoyant vers les cieux avec son maître.
Khoram commanda à sa propre monture démoniaque de rallier Tamuzz. Au moment où il
rejoignit ce dernier, il avait déjà recouvré la vue et était prêt à repartir au combat.
— Cela suffit, lui dit Khoram. Les duardins sont là où nous voulions qu’ils soient.
Tamuzz pointa son fauchard en direction du gaillard d’avant, il lui montrait l’amiral en
armure qui ne faisait qu’une bouchée des guerriers qui l’affrontaient.
— Ils ne peuvent nous vaincre, dit Tamuzz. Je les sacrifierai au Tout-Puissant Tzeentch.
Leur dernier souffle sera un présent pour l’Architecte du Changement. Il regarda Khoram et
un rire moqueur perça le rideau de fumée. Ils paieront pour nous avoir défié.
— Bien sûr qu’ils paieront, le rassura Khoram. Mais d’une manière qui nous siéra mieux.
Gagner une bataille ne signifie pas gagner la guerre, ne sois pas obsédé par ce petit triomphe.
De sa main tentaculaire, le sorcier lui montra l’Orbe de Zobras. Si tu gagnes la guerre, ta
récompense sera immense, si tu la perds le châtiment sera impitoyable.
— Si nous la perdons, rectifia Tamuzz. Malgré tout, Khoram avait réussi à le convaincre. Le
seigneur de guerre regarda le cuirassé d’un air renfrogné. Il détacha brusquement le cor
d’ivoire qui pendait à sa ceinture et le porta jusqu’à son visage nimbé de fumée. Trois notes
stridentes resonnèrent, un ordre que sa bande de guerriers connaissait bien et qu’elle se mit
aussitôt à exécuter. Les combattants qui étaient encore engagés contre les duardins se
défilèrent en hâte, peu soucieux de prêter le flanc à leurs assaillant durant leur mouvement de
repli. Les hurleurs et les chariots démoniaques s’évanouirent peu à peu tandis que le sort qui
les maintenait dans le royaume de Chamon se dissipait.
Une grande clameur monta parmi les navires Kharadrons assiégés, un cri jubilatoire de
victoire. Les duardins pensaient avoir stoppé l’offensive et mis en déroute leurs ennemis.
A présent libéré de l’enchantement du sorcier, Tamuzz put aiguillonner sa monture afin
qu’elle prenne la direction de Shadowfar.
— Prends bien soin d’eux, et prestement, lui dit Tamuzz en s’éloignant. Tue-les tous !
Khoram sourit à l’écoute de la dernière injonction proférée par le seigneur de guerre.
— Non, chuchota-t-il à son homoncule, pas tous. L’orbe nous a montré que notre réussite
sera encore plus belle si l’un d’entre eux survit. Il fixa longuement le seigneur de guerre qui
s’éloignait. Il connait pourtant mon plan, dit le sorcier. Serait-ce la colère qui lui a fait oublier
ce détail ?
Le tretchlet piailla en réponse, confirmant ainsi les suspicions de Khoram.
— Il pense qu’il peut me piéger en me faisait modifier mon stratagème. Tamuzz commence
à douter. Il s’inquiète plus du prix que lui coûterait un échec que des récompenses du succès.
Il espère faire de moi un bouc émissaire afin de se faire pardonner son échec. Une attitude si
abjecte, si félonne, pourrait bien être une source d’amusement pour le Grand Tzeentch, en tout
cas suffisamment pour l’inciter à lui pardonner ses échecs.
À cette réflexion, l’homoncule acquiesça bruyamment, ce qui irrita passablement Khoram.
C’était une attitude dont il allait devoir se méfier. Quels que soient les intérêts qu’il avait en
commun avec Tamuzz, l’un comme l’autre avait des ambitions bien distinctes. Il serait
difficile de se partager la gloire. Le sorcier se retrouva bientôt esseulé dans le ciel, le restant de
la bande de guerriers s’étant retiré vers Shadowfar ou bien dispersé dans le royaume du Chaos.
Seuls restaient les duardins. Ces derniers mais aussi la créature qui les avait suivis à haute
altitude durant toute la bataille. Khoram sortit un éclat de miroir d’un sac en peau de skaven
qui contenait tout son attirail occulte, c’était un fragment du légendaire Labyrinthe des
Reflets. Il en scruta la surface et n’y aperçut pas son propre reflet mais celui d’une créature
reptilienne qui fendait les cieux sur ses ailes de cuir. Il souleva le bras et laissa le tretchlet lui
mordiller le poignet de ses crocs tranchants. Un filet de sang s’écoula de la chair lacérée. Il
retira le bras et le positionna au-dessus du miroir, puis il fit tomber une seule goutte de sang
qui éclaboussa la surface polie. Le reflet du reptile disparut aussitôt.
Thorki observaient les pillards du Chaos s’enfuir dans les airs. Tout autour de lui, son
équipage se mit à crier de joie. Ce moment d’euphorie passé, ils finiraient par se rendre
compte de la perte de leurs camarades et des dégâts occasionnés à leurs navires. Mais pour
l’instant seule la victoire comptait.
— Rechargez les canons ! ordonna l’amiral Thorki aux canonniers survivants.
Il aperçut du coin de l’œil le corps décapité d’Udri : une mort ignoble pour tout duardin,
mais plus encore pour un vénérable canonnier-chef.
— Préparez vos armes ! C’est peut-être un piège ! Ouvrez l’œil ! Soyez vigilant ! beugla
l’amiral en avançant vers le poste d’équipage, il rugissait ces ordres à l’intention des
arkanautes qui se trouvaient sur le pont inférieur.
L’amiral scruta les alentours à la recherche de Grokmund. Il avait perdu la trace de
l’étherchimiste pendant la bataille. Il se sentit nauséeux à l’idée que Grokmund faisait peut-
être partie des victimes. Il descendit du gaillard d’avant et se mit à inspecter les morts. Il
empoigna le quartier-maître du navire.
— As-tu vu Grokmund ? pressa-t-il.
— Non amiral, répondit Frekrin.
Une pensée traversa l’esprit de Thorki.
— Vérifie s’il est dans sa cabine. Trouve sa boîte. Si Grokmund n’avait pas été jeté par-
dessus bord par leurs assaillants alors peut-être qu’il était descendu au pont inférieur pour
s’assurer que leur trouvaille était en lieu sûr. Le quartier-maître obéit promptement, il se
précipita vers la cabine.
— Là-haut ! Là-haut !
Des cris désespérés dégringolèrent du haut de la coupole d’observation tout en haut de
l’endrin. Les endrin-gréeurs se mirent eux-aussi à crier dès qu’ils eurent levé la tête.
— Par tous les Dieux Souterrains ! jura Thorki, en regardant le ciel.
Au-dessus de la flotte Kharadron, telle une soudaine nappe de brume, une masse colossale
était brusquement apparue dans le ciel. Elle était de dimensions gigantesques, mesurant deux
fois la longueur de leur plus grand navire, le Brise-Orage. C’était un énorme reptile couvert
d’écailles d’un bleu brillant et d’un vert noirâtre. Au-dessus de ses épaules, on apercevait
d’immenses ailes qui s’ouvraient telles un éventail sur plus d’une dizaine de mètres dans
chaque direction. Il était doté de quatre pattes massives, repliées sous ses flancs blafards et
terminées par des serres qui rappelaient des faucilles. Sa queue serpentine, qui se tortillait
derrière lui, était couronnée d’un amas de pointes noires et acérées. Le long de son dos, telle
une phalange de lanciers, se trouvaient deux rangées d’arêtes, reliées par des membranes
transparentes. La créature possédait une tête allongée, inclinée vers l’avant et terminée par une
gueule amplement garnie de crocs. Ses énormes yeux globuleux possédaient de multiples
facettes et dépassaient de son crâne surplombé de cornes. La tête reposait sur un long cou
sinueux, ce dernier était séparé en deux en son milieu. A l’endroit où il s’élargissait un peu,
une seconde tête de moindres dimensions avait poussé.
— Dragon ! beugla Thorki, ce cri d’avertissement traversa le pont comme un éclair glacé. Il
se tourna à nouveau vers le canon rotatif. Rechargez ! Rechargez ! Les canonniers, maintenant
en sous-effectif, tentaient frénétiquement de rester à la hauteur de l’urgence de la situation.
Des cris d’alarme s’élevèrent de chacun des navires, des ordres hurlés à travers les tubes
acoustiques enjoignaient les équipages d’augmenter l’allure et de manœuvrer plus prestement.
Une volée de coups de feu s’éleva pour frapper le reptile, les carabines crachèrent des salves
de munitions éthériques contre ses épaisses écailles, mais elles crépitèrent sans produire le
moindre effet. Les armes lourdes peinaient à faire mouche contre le monstre pendant que les
navires manœuvraient. Un harpon fut lancé sur le drac et traversa la membrane de ses ailes. Le
canon d’une des canonnières rugit en propulsant un boulet de canon qui percuta le ventre de
la bête.
Le dragon poussa un cri d’agacement strident et assourdissant, puis il fendit l’air en piqué. À
l’aide de ses serres, il s’agrippa à la canonnière dont le boulet lui avait blessé le ventre et
taillada la surface de l’endrin pour le réduire en miettes. Le navire fracassé tomba vers la terre
tandis que la fumée et l’éther chatoyant se déversaient de sa coque fracturée.
Thorki grimpa avec peine en haut de l’échelle et prêta main forte à l’équipage afin de
réarmer le canon rotatif éthermatique.
— Visez le ventre, ordonna-t-il aux canonniers.
Ils ciblèrent le dragon qui redescendait en piqué et firent feu. La myriade de projectiles
crépita contre les écailles du dragon, sans plus d’effet que la salve de la canonnière. Le dragon
hurla de douleur. De la fumée et du sang dégoulinèrent des petites perforations infligées par le
canon. Il poussa un sifflement de colère et plongea en piqué vers le cuirassé.
Les crache-tonnerre et les arkanautes qui se trouvaient sur le pont firent feu sur la bête au
moment où elle attaquait leur navire. Les endrin-gréeurs détachèrent les câbles qui les
maintenaient en place et s’élevèrent pour affronter la bête. Des canons foreurs et des
stratoharpons mitraillèrent la peau écailleuse mais le reptile poursuivit sa descente comme si
de rien n’était. Le dragon porta un monstrueux coup de queue qui fit valser dans les cieux
deux endrin-gréeurs dont l’étherendrin se rompit sous la violence de l’impact. Un troisième fut
réduit en bouillie par les serres du monstre. Le drac propulsa son cadavre, tel un projectile
endommagé, vers le cuirassé.
— Plus vite ! Plus vite ! hurla Thorki aux canonniers pendant qu’ils réarmaient le canon
rotatif. À chaque seconde qui passait d’autres membres d’équipage étaient massacrés par la
bête. Chaque instant gaspillé rapprochait les duardins de l’annihilation. L’amiral tourna la tête,
leva les yeux et fixa le mastodonte reptilien. Cette vision était digne de ses pires cauchemars.
Un feu rougeoyant couvait à l’arrière de la gorge des deux têtes du dragon. Ces dernières
jetèrent un regard malveillant vers le Brise-Orage. Dans une ruée assourdissante, le drac
vomit un torrent enflammé qui submergea le navire. L’endrin qui faisait flotter le cuirassé
frissonna, les tuyaux et les canalisations se rompirent tandis qu’ils étaient noyés dans les
flammes, la vigie positionnée dans la coupole fut vaporisée dans sa propre armure. Le feu
ravagea le pont et fit fondre les blindages et les rivets, les câbles et les cordes s’évaporèrent.
Les arkanautes prisonniers du souffle brulant furent carbonisés instantanément, réduits à de
simples traces de suie sur le pont. Quelques crache-tonnerre survivants remirent leurs armes
en joue, et envoyèrent une salve vengeresse vers la bête.
Le dragon rugit et son cri courroucé fendit le ciel comme le tonnerre. Sa chute lui fit
percuter l’endrin de plein fouet. Insensible à la chaleur de son propre feu, il enfonça ses griffes
sur le pourtour du volumineux dispositif de vol et déchira sa peau de métal. Ses deux têtes
s’agitaient férocement tandis que Thorki tournait le canon rotatif pour l’avoir en ligne de mire.
— Nous allons perforer l’endrin ! protesta un des canonniers lorsqu’il comprit ce que Thorki
avait en tête.
— On va aussi toucher le dragon, leur dit Thorki. Il ne pouvait en être autrement. S’ils
attendaient encore, le reptile les précipiterait de toute façon vers leur mort. S’ils emportaient la
bête dans leur chute au moins pouvaient-ils espérer sauver le reste de la flotte. L’hésitation des
canonniers fut brève, mais suffisamment longue pour que leur ennemi en profite. Tout en
poussant un sifflement strident, le dragon bondit de son perchoir sur l’endrin et fondit sur le
poste d’équipage. Le canon rotatif fut pulvérisé par son énorme masse. Thorki cria de douleur
tandis que le poids de la bête le compressait et l’écrasait sous ses énormes serres. La plus
grosse des deux têtes s’inclina, d’un claquement sec elle se saisit presque délicatement d’un
des canonniers. L’autre tête mordit jalousement les jambes qui pendaient et tira sur sa portion
de la proie jusqu’à que le canonnier condamné fût déchiré en deux.
Des coups de feu provenant des autres navires de la flotte détournèrent l’attention du dragon
de son banquet sanglant. Une nouvelle sensation de douleur envahit Thorki tandis que le
reptile s’élançait dans le ciel et que l’énorme poids qui l’écrasait disparaissait. La lourde
armure qu’il portait n’offrait qu’une protection minime contre l’énorme poids du dragon. Au
lieu d’exploser sous la pression, il avait été broyé, ses côtes étaient brisées et son squelette en
miettes. Du sang s’écoulait de son corps lacéré et l’entourait d’une flaque grandissante. Garder
les yeux ouverts demandait un effort intense, résister à l’attrait du sommeil éternel, tandis que
toute chaleur se dissipait de son corps, devenait impossible.
Thorki aperçut quelques crache-tonnerre survivants tenter désespérément de grimper sur
l’endrin afin de réparer une partie des dégâts qu’avait produits la bête. Au moment où ils
rassemblaient des débris afin de fabriquer un semblant d’échelle, un des réservoirs
endommagés à l’intérieur de l’endrin explosa, vomissant un flux de gaz éthérique. Thorki
entendit leur cris, horrifiés par le destin funeste, et maintenant inévitable, du cuirassé. Le
navire fit une embardée et propulsa l’amiral mourant sur le pont inférieur.
Thorki atterrit tel un pantin désarticulé, les membres brisés. Il sentit des mains le fouiller et
parvint à tourner suffisamment la tête pour apercevoir Frekrin qui essayait de le tirer d’une
main pendant que de l’autre il empoignait la boîte de Grokmund. La vue de la précieuse
trouvaille de l’étherchimiste ne fit qu’accentuer l’amertume du calvaire qu’il vivait.
— Trop tard, dit Thorki à Frekrin. Tout est fini.
Frekrin poursuivit son effort pour déplacer Thorki.
— Il y a encore un espoir, amiral. Si nous…
Quelle que fût son intention il n’eut pas l’occasion de le dire. Le cuirassé endommagé fit
une nouvelle embardée, provoquant de nouveaux cris d’effroi chez les membres d’équipage
survivants. Frekrin tomba à terre, même ses bottes magnétisées ne suffisaient plus à le
maintenir au sol. Thorki l’aperçut en train de chuter sur le pont et tomber dans un trou au
plancher près du pont d’équipage. En l’espace d’un instant il s’était évanoui.
Tout comme mon navire, se dit l’amiral. Les efforts entrepris pour sauver l’endrin étaient
futiles. À présent, c’était vraiment la fin.
— Tout est fini, répéta Thorki.
Il avait déjà un pied dans la tombe, son pouls commençait à faiblir dans ses veines.
Il entendit un dernier cri de terreur provenant de l’équipage.
Le navire venait de perdre sa flottabilité et le Brise-Orage tombait comme un rocher vers la
vallée, sous leurs pieds.
Khoram observa la destruction du cuirassé avec une grande satisfaction. C’était un peu
comme planter une graine. Une graine qui finirait par germer et donner de magnifiques fruits.
Le sorcier jeta un dernier regard vers le dragon destructeur, il creusait son sillon de mort
dans le ciel en frappant les derniers survivants de la flotte. Une frégate qui avait survécu à
l’attaque tomba elle aussi en chute libre. Les autres ne tarderaient pas à la suivre. Khoram
n’avait cure. Tout ce qui lui importait, c’était que le cuirassé soit positionné là où il le désirait.
Dans la vallée que l’Orbe de Zobras lui avait montrée. Il était là, ce champ qui bientôt
produirait une récolte des plus fructueuses.
CHAPITRE DEUX

Le fanal embrasé léchait le pourtour du sommet montagneux. On eût dit un serpent ondulant,
fait de flammes et de fumée, s’élevant dans le ciel crépusculaire. Des totems faits d’ossements
entouraient le monticule de bois brûlant : ils avaient été construits à l’aide des squelettes
démembrés de créatures géantes et d’os d’ennemis vaincus qu’on avait liés ensemble. Grâce à
leurs attaches de tendons séchés, ils formaient de grands piliers surmontés de crânes de chefs
de tribus tombés au combat.
Loin haut-dessus de ce fanal, trois vaisseaux massifs naviguaient dans le ciel. Le plus grand
des trois volait au-devant de ses compagnons et perdait de l’altitude tandis qu’il approchait du
sommet. De grandes runes avaient été gravées sur sa proue, elles indiquaient un nom : Ang
Drak, en langage duardin classique, mais son équipage corsaire le connaissait sous son nom en
langue plus courante : le Dragon de Fer.
Aux yeux de Brokrin Ullissonn, capitaine des corsaires du Dragon de Fer, le cuirassé était
comme une deuxième peau. Se tenant debout sur la proue du navire, il ressentait le moindre
frisson qui parcourait la coque du navire et il écoutait ses vibrations comme les battements du
cœur d’un être vivant. Il connaissait suffisamment le Dragon de Fer pour déterminer s’il se
portait bien ou s’il était en souffrance, avant même que les endrin-gréeurs ne s’en aperçoivent.
Il faisait corps avec son navire et réciproquement.
Au travers de l’étherlorgnette qu’il avait porté à son œil, Brokrin pouvait voir chaque détail
de la construction tribale qui avait été élevée autour du fanal. Les totems étaient recouverts
d’une fine couche blanche qui indiquait qu’ils avaient été construits avant la dernière chute de
neige, donc quatre jours avant au moins. Les tresses blondes de la barbe du duardin révélèrent
un petit sourire. Il n’était pas dupé par les totems et les bannières.
— Les Chuitseks sont non seulement de bons chasseurs mais ce sont aussi de rusés
commerçants, dit-il. Tous ces trophées disposés de part et d’autre du fanal sont autant de
publicités nous suggérant d’atterrir et de faire affaire avec eux. Brokrin retira la lorgnette de
son œil et replia le tube de bronze jusqu’à qu’il reprenne sa forme cylindrique ovale et trapue.
— A vue de nez, combien d’autres Kharadrons ont vu ce fanal avant nous, d’après toi ?
C’était Mortrimm, un éthernavigateur âgé et bourru, qui demandait cela. Il sillonnait les
cieux depuis si longtemps qu’il avait effectué nombre de traversées sous les ordres du père de
Brokrin même. Il prononça ces paroles sur un ton affable mais critique, afin de rappeler
subtilement à Brokrin qu’il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
— Certainement plusieurs marchands venant de Barak-Zilfin, dit Brokrin en secouant la tête
d’un air abattu. Nous avons quitté notre stratoport trop tard et cet itinéraire est bien connu des
guildes, ajouta-t-il. Mortrimm s’aperçut qu’il avait le poing serré, voire crispé.
— C’est juste qu’on n’a pas d’chance, dit Mortrimm. Il regrettait d’avoir suscité une telle
réaction chez Brokrin. Cela arrive à tout le monde. Il vaut quand même mieux être en retard
de quelques jours plutôt que prendre le large doté d’un endrin qui fuit.
— Ah, la malchance, répéta Brokrin. Le Dragon de Fer en a plus que de raison. Si notre
malchance continue d’enfler, nous allons nous allons nous rendre compte que des navires
venant d’autres stratoports ont commencé à empiéter sur nos routes commerciales.
Mortrimm pointa le doigt vers l’horizon à l’endroit où les premières étoiles commençaient à
scintiller dans le ciel obscurci.
— Les Constellations Printanières, observa-t-il. C’est le moment le plus profitable pour
rendre visite aux Chuitseks : après le dégel, lorsqu’ils sont impatients de se débarrasser des
fourrures et des peaux qui leur tiennent chaud durant l’hiver. Ils préfèrent ne pas avoir trop de
poids à transporter entre les deux saisons, ça se comprend.
— Les Kharadrons des autres stratoports ont l’habitude de faire affaire avec d’autres tribus,
dit Brokrin au navigateur à la barbe grisonnante. Ils savent tout comme nous que c’est la
meilleure saison pour faire des affaires et du troc. Si quelque autre équipage nous a devancé
au point de rendez-vous alors il faudra nous contenter des restes : tout ce que nos
prédécesseurs auront estimé ne pas être assez précieux pour être rapatrié vers Barak-Zilfin.
Mortrimm grimaça en écoutant le ton peu rassurant de Brokrin.
— Et toi, tu attribueras cela à un nouveau coup du sort lui dit-il d’un ton provocateur. Un
capitaine doit faire montre d’un peu d’optimisme pour espérer devenir prospère. Si tu en es
incapable, alors tu aurais dû nous épargner tous ces efforts et rester à la maison.
Le ton bourru sur lequel il venait de se faire réprimander fut suffisant pour mettre Brokrin
en colère, comme l’avait prévu Mortrimm. Un grondement d’irritation monta depuis son
ventre et se propagea dans tout son corps trapu.
— Par les Vingt Eclairs de Grungni, je vaincrai cette poisse qui m’empêche de m’enrichir
depuis des lustres ! J’ai enduré fiasco sur fiasco : j’ai dû grignoter les marges des profits
rapportés par mes expéditions, au point de devoir distribuer les miettes de ma propre part du
butin pour apaiser nos créanciers à Barak-Zilfin. Puis, ce fût la pyrotempête qui faillit
emporter le Dragon de Fer dans les flammes et qui fit bouillir et tourner toute la cargaison de
bière-argon dans la cale. Ensuite ce fut la meute de pirates grobis qui harcela le Dragon de Fer
à tel point que nous échouâmes à atteindre le gisement du Zéphyr avant que le gros de ses
réserves d’éther-or ne fut épuisé et stocké dans les réservoirs des navires de Barak-Mhornar.
— Tu oublies l’orage-ondoyant qui dérégla tous nos instruments de navigation à tel point
que moi-même je ne parvenais plus à calculer notre position, intervint Mortrimm. Nous avons
brûlé des semaines de carburant avant de retrouver le chemin jusqu’aux routes commerciales.
— Ces réparations-là furent presque aussi coûteuses que celles que nous avions subies après
l’infestation de scabicles qui ont perforé les blindages lorsque nous sommes rentrés de
Dwimmervast, dit Brokrin. Nous avons dû faire une escale à Barak-Nar pour une révision
complète, cela nous a coûté un huitième de la poudra-songe que nous transportions, avant
qu’ils ne parviennent enfin à les réparer.
Brokrin secoua la tête, le dépit lui laissait un arrière-goût amer en bouche. Ce dernier
incident en particulier lui était resté en travers de la gorge. Rentrer au port la tête basse et les
mains vides était déjà assez dégradant sans devoir en plus de cela quémander les faveurs du
stratoport de Barak-Nar. Il avait un passif trop lourd avec un de ses pontes, Brokk Grungson
aux doigts-d’or ; Brokrin avait trop souvent eu l’infortune de croiser la route de ce magnat
opportuniste, la simple évocation de son nom ou de celui de son maudit stratoport l’irritait.
Alors que Brokrin voguait de galères en galères, son rival semblait posséder une amulette
porte-chance. Brokk l’avait devancé pour porter secours au remorqueur Le Marchand de
Rancune après sa prise de bec calamiteuse avec un harkraken. Il avait aussi été le premier à
signer un traité commercial avec les derviches Arwattis, portant entre-autre sur les pierres
semi-précieuses de lapis-lazuli qu’ils extrayaient à grand peine des sables du désert. C’était
aussi lui avait été le premier à découvrir le filon de Grimmhold. Pendant ce temps, lui,
Brokrin, était parti en quête d’une carte au trésor qui, au final, ne s’avéra pas avoir plus de
valeur que la peau de bête sur laquelle elle avait été dessinée.
Brokrin, sous l’emprise de la frustration, écrasa son poing contre la rampe de fer. Il était
tellement énervé qu’il n’éprouva même pas le besoin de crier lorsque la douleur, telle un
éclair, lui irradia le bras.
— De la malchance de bout en bout ! grogna-t-il. J’ai l’impression qu’un vautour plane au-
dessus de mon épaule et qu’il assombrit chaque chemin que j’emprunte, ajouta-t-il d’un rire
sans joie. Regarde-moi, dit-il à Mortrimm. Même le commerce avec les Chuitseks, somme
toute une activité sans risque, me fait envisager le pire. Peut-être que les messes basses, celles
que l’équipage prononce derrière mon dos, ne sont pas que ronchonnements d’amertume.
Peut-être suis-je maudit pour de bon.
Mortrimm resta immobile et silencieux quelques instants, il retournait dans sa tête ce
chapelet d’infortunes que Brokrin venait d’égrener. Lorsqu’il se décida à reprendre la parole,
sa voix était devenue plus sérieuse et plus grave.
— S’il y a réellement une malédiction, je ne dis pas que c’est le cas, entendons-nous bien,
alors c’est à toi qu’il revient de la briser. Il tapota sa tempe. Et c’est là-dedans que cela
se passe.
Brokrin se retourna en entendant de lourds pas de bottes qui descendaient bruyamment
l’escalier derrière lui. Depuis le temps, l’équipage connaissait ses différentes humeurs : seuls
quelques-uns d’entre eux s’aventuraient près de lui lorsqu’il se trouvait sur la proue, perdu
dans ses pensées. L’un d’entre eux était Mortrimm. L’autre était Drumark, un sergent duardin
qui ignorait tout savoir-vivre, un véritable ours mal léché, toujours prêt à entonner une
chanson paillarde de Barak-Zilfin.
Drumark, un Kharadron à la barbe noire et sergent des crache-tonnerre de son état, montait
l’escalier avec la grâce bovine d’un ogor ivre mort. Un courant d’air, chargé de relents de
bière rance et de poudre de munition éthérique, le précédait. Malgré ses drastiques exigences
concernant l’apparence de ses soldats, sa propre allure, après chaque jour passé loin du port,
laissait de plus en plus à désirer. A ce stade de la traversée sa négligence était bien avancée :
ses habits étaient tâchés, son armure souillée, ses cheveux emmêles, sa barbe tressée pour ne
pas avoir à la peigner. Une auréole de graisse le long de son nez surdimensionné faisait penser
à une larme poisseuse.
Drumark fit signe de la tête à Brokrin, tandis qu’il avançait d’un pas tranquille vers la
rampe. Il fit aussi mollement signe de la main, en guise de salutation, à Mortrimm. Le râle
agacé de Brokrin, tandis qu’il se déplaçait pour lui laisser un peu de place, sembla rappeler à
Drumark que la courtoisie n’était pas qu’une notion. Il esquissa à nouveau un rapide salut,
cette fois légèrement moins négligé, avant de scruter le panorama de collines et de vallées qui
défilait devant le cuirassé.
— Les humains ont l’air d’avoir envie de commercer, observa-t-il tout en pointant du pouce
le fanal éloigné. Drumark ouvrit la bouche pour poursuivre mais ses mots furent soufflés par
un rot caverneux.
— Il s’agit des Chuitseks, dit Brokrin. J’ai vu les totems qu’ils ont élevés autour du feu.
— C’est une bonne chose, n’est-ce pas ? acquiesça Drumark. Nous n’aurions pas été
veinards si nous avions eu affaire à l’une des tribus mendiantes qui vivent là-dessous. Au
moins, les Chuitseks ont la plupart du temps de la marchandise de valeur. En théorie, nous
devrions nous faire quelques bénéfices grâce à eux.
— Les Chuitseks ont toujours de belles fourrures à vendre, renchérit Mortrimm.
— Si personne ne nous a devancé, leur rappela Brokrin.
Un rire ressemblant à un grouinement secoua la barbe noire de Drumark. Il glissa un doigt
sous sa ceinture et s’appuya contre la rampe.
— Comme le disait ma mère : « les stratosquales ne cherchent pas chaque jour une nouvelle
proie. » La chance va tourner. Il leur montra à nouveau le fanal. Ils doivent vouloir nous
vendre quelque chose, sinon ils ne nous feraient pas signe.
— J’essayais justement d’expliquer ça au capitaine, ajouta Mortrimm
Brokrin resta d’humeur maussade en dépit de leurs efforts.
— Allez savoir, peut-être nous appellent-ils pour vérifier si nous avons repéré des troupeaux
ou bien si nous acceptons d’aller dire du bien sur leur compte à leurs dieux du ciel.
Drumark rit de nouveau.
— Tant qu’ils n’attendent que nous leur ramenions une réponse des dieux. C’est déjà assez
difficile comme ça de garder son sérieux quand on écoute Skaggi qui négocie en proférant
vingt mensonges à la minute. Si on donnait à sa langue l’opportunité de raconter encore plus
de sornettes, elle finirait par tomber et commencerait à marchander toute seule.
Le commentaire moqueur du sergent sur le compte de Skaggi, le logisticateur de l’équipage,
arracha tout de même un sourire à Brokrin. Il donna une tape à Drumark sur l’épaule.
— Que serais-tu prêt à parier sur l’éventualité que les humains aient quelque chose qui
vaille vraiment le détour ? Et en quantité suffisante pour se le partager entre nous et le reste de
la flotte ?
Drumark se couvrit la bouche en essayant de réprimer un autre rot.
— Je ne parie jamais. Miser des sous ? Trop risqué.
Son regard s’égara vers les quelques frégates qui suivaient le cuirassé. Brokrin suivit le
regard du sergent et observa comment les frégates réagissaient à la présence du fanal. Ce
n’était pas une flotte à proprement parler, plutôt un groupement solidaire où la protection
mutuelle et l’entraide était de mise.
— Les autres capitaines disent qu’ils sont bien conscients de la poisse qui colle au Dragon
de Fer. La seule raison qui les pousse à me suivre est que leurs propres initiatives n’ont pas
été couronnées de succès. Il regarda Mortrimm. Ils ont probablement calculé que leur
infortune ne pouvait s’accroître davantage.
— Le Dragon de Fer est un bon navire, déclara Mortrimm. Nous avons surmonté bien des
embûches à son bord et nous sommes toujours là, à arpenter son pont.
Brokrin grimaça et regarda le pont de son navire de bord en bord.
— Il y a trop de nouveaux visages, la plupart des arkanautes n’ont effectué que quelques
traversées avec moi. Gotramm et sa compagnie sont montés à mon bord car aucun autre
vaisseau n’avait de postes à leur offrir.
Drumark grogna en entendant cela.
— Gotramm est un jeunot. Récemment sorti de l’Académie et impatient de faire fortune, il
est orgueilleux et persuadé que son succès est inéluctable. Il montra Mortrimm du doigt.
Malgré ce que dit ce vieux guetteur d’étoiles, je me satisferai plus volontiers d’une bonne dose
de pessimisme bien terre à terre que de l’optimisme aveugle qui accompagne le manque
d’expérience.
— Gotramm manque de recul, reconnut Brokrin. Donc, s’il échoue à s’enrichir durant cette
traversée, il sera bien capable de mettre cela sur le compte de la malédiction. Encore un qui
propagera la rumeur. Qui parlera à tout le monde du Fléau de Ghazul.
Brokrin se retourna et fixa son regard sur la poupe du navire. Il posa les yeux sur le grand
stratoharpon boulonné sur le pont. Ce dernier symbolisait de plusieurs façons le cruel naufrage
de Brokrin.
Il n’avait pas lésiné sur les moyens pour se procurer cette arme, une des plus performantes
de son genre et conçue par la Société des Harponneurs. Les harpons qu’il pouvait propulser
possédaient des têtes d’obsidienne si tranchantes que les canonniers portaient des gants
spéciaux, couverts de poudre de diamant, afin de pouvoir les manipuler sans crainte de
sectionner leurs propres doigts. Ces têtes triangulaires étaient étudiées pour s’accrocher à leur
cible plus efficacement qu’un harpon standard, elles provoquaient une blessure qui ne se
refermait pas dans l’éventualité où la cible parvenait pas à s’en libérer. Les chaines montées
sur chaque harpon étaient façonnées en acierpulcral le plus dur, celui qu’exhumaient les
pilleurs de tombes Zaariki, ceux des cités noyées situées dans les marécages de Journ. Elles
étaient tellement solides que même la morsure d’un mégalophin n’aurait pas pu les rompre.
Le Fléau de Ghazul, on le surnommait ainsi car c’est dans cet unique but qu’il avait été créé
: abattre la bête qui avait fait chavirer la fortune de Brokrin. La dose de chance dont
bénéficiait un navire n’était pas inépuisable. Après avoir échappé à ce monstre, le Dragon de
Fer avait épuisé la sienne. Son capitaine était convaincu que la seule façon de rompre la
malédiction était de tuer la bête, cette horreur que les sages d’Isomir appelaient Le Grand
Crocs-terribles du Nord.
— Tu as un grain, capitaine, un grain de folie, affirma Drumark remarquant ce que Brokrin
regardait. Tout autre que toi s’estimerait heureux d’avoir échappé à une bestiole telle que
Ghazul en un seul morceau. Toi, cependant, tu te lances à la poursuite de cette
maudite créature.
— J’espère le croiser mais je ne suis pas à sa recherche, dit Brokrin, secouant la tête. Mais
ce qui est sûr, c’est que je serai fin prêt si je le croise à nouveau.
— Ne dis pas ça à Arrik et à ses gars. Ils ne se contenteront pas d’une part du butin, ils
veulent aussi la tête de ce monstre, répondit Mortrimm tout en pointant la main en direction
des artilleurs en charge du stratoharpon.
— Il est vrai que peu de créatures volantes leur ont échappés, confirma Brokrin.
Il observa Arrik pendant que celui-ci faisait la première des deux inspections quotidiennes
du Fléau de Ghazul. Un artisan avait façonné le casque du duardin en forme de gueule de
chien hargneux, une ouverture avait été pratiquée sur le côté gauche afin de laisser sa barbe
flotter sur sa poitrine. Le côté droit, quant à lui, était fermé comme une huître afin de
dissimuler une kyrielle de cicatrices grotesques. Même les acolytes d’Arrik ne savaient pas ce
qui avait défiguré leur chef. C’était un sujet qui demeurait tabou. Même lorsqu’il était ivre
mort et en conséquent un peu brusque, Drumark lui-même n’avait pas pu susciter une
quelconque réaction de la part d’Arrik sur ce sujet.
Or il y avait une chose que Brokrin savait à propos d’Arrik. Le chasseur n’était pas à bord
du cuirassé uniquement dans le vain espoir de croiser à nouveau le chemin de Ghazul. Il
comptait dessus. Il avait le sentiment que le monstre avait marqué le navire, qu’il avait
proclamé qu’il était sien. Un jour, quelque part, la bête retrouverait le Dragon de Fer et
mettrait un terme à leur bataille inachevée. Arrik en était intimement convaincu.
Brokrin savait bien que ce n’était pas le genre d’information qu’il était souhaitable de
partager avec le reste de l’équipage. Le mauvais sort les faisait suffisamment ronchonner
comme ça.
Drumark, quant à lui, se mit à se plaindre d’un autre désagrément. Le guerrier s’était
retourné et regardait en direction de la terre et du fanal. Des plaques de neige étaient
disséminées à l’ombre des grands rochers gris qui parsemaient la plaine en contrebas du
sommet. Il y discernait quelques rangées d’arbres noueux émergeant du sol brun-roux. Il
apercevait aussi quelques tentes de cuir, celles des Chuitseks regroupées autour des arbres. Il
remarqua enfin les feux de camp et les meutes de chiens énormes que la tribu utilisait pour
transporter ses possessions. Au-delà des tentes se trouvait une palissade de bois où les
nomades gardaient le grand troupeau de chevaux qui leur permettaient de traverser les plaines
et de chasser le gros gibier.
— Est-ce que tu crois qu’ils vont nous faire boire ce thé graisseux à nouveau ? Par
l’enclume de Grungni, la dernière fois ce jus d’égout m’a donné la colique.
Brokrin lança un regard noir, en guise de réprobation, au sergent.
— Bah, c’est une sorte de rituel pour eux. Ils veulent que nous leur démontrions que nous ne
sommes pas des associés des démons. Ils pensent que cette boisson empoisonnera quiconque a
de mauvaises intentions.
— Je suis mal intentionné à l’égard du sadique qui a concocté cette saleté, grogna Drumark.
Il se retourna brusquement vers son capitaine, l’œil malicieux. On pourrait aussi les écraser
sous les bombes jusqu’à qu’ils soient convaincus que nous sommes amis, cela nous ferait
gagner du temps.
— Et comment vais-je pouvoir justifier l’argent dépensé en bombes auprès de Skaggi ?
plaisanta Brokrin.
Les yeux de Drumark s’illuminèrent.
— Facile. Fais-lui boire une gorgée de ce délicieux thé noir, à ce vieux schnock barbu.

Des bannières primitives découpées dans des peaux d’animaux et teintées d’ocre et de sang
étaient accrochées aux totems qui entouraient le campement nomade, de simples
pictogrammes faisant la narration de la saga de chaque chef et des péripéties de la tribu sous
son règne ; on y voyait des chasseurs vêtus de peaux se jetant vers l’avant pour abattre des
mastodontes et des gargants, mais aussi des guerriers téméraires guerroyant contre des orruks
et des maraudeurs sanguinaires. Trônant en haut de la montagne, c’était un hommage à la
force et à la gloire des Chuitseks.
Les chefs de tribus Chuitseks se rassemblèrent en cercle autour de la délégation de Brokrin.
Ces tribus nomades appartenaient à une robuste espèce d’humains, dotée d’une forte
musculature, aux traits grossiers et à la peau cuivrée. Les anciens arboraient des tatouages aux
couleurs vives qui commémoraient leur contribution individuelle à la tribu. Les plus jeunes
guerriers étaient couverts de capes à plumes et portaient des mèches de cheveux tressés de
chaque côté du visage. Chaque guerrier, homme ou femme, portait une épée de bronze
suspendue à un crochet tissé sur leur kilt, tandis que les plus riches d’entre eux avaient des
armes de fonte ou d’acier, attachées à leur ceinture à l’aide d’un nœud.
Seul le chaman masqué et ses assistants restèrent debout, les chefs et les guerriers s’assirent
ensemble par terre, entourant leurs invités duardins. Le prêtre, noblement vêtu de la peau d’un
loup des glaces, rôdait parmi les fidèles tout en marmonnant un chant rituel qui avait pour
objet d’éloigner les esprits maléfiques. Ses assistants transportaient des pots d’argile
immenses d’où s’échappait la vapeur exhalée par le thé noir qui y chauffait. Brokrin remarqua,
non sans une pointe de raillerie, que Drumark était le premier des duardins à être désaltéré par
les Chuitseks.
Le Dragon de Fer était le plus grand et par conséquent, le plus cher à entretenir de tous les
navires, cela faisait de Brokrin le capitaine le plus puissant. C’était une énorme responsabilité
ainsi qu’un grand honneur.
— Comme c’est étrange qu’une même chose puisse être à la fois un privilège et un fardeau,
dit-il à Mortrimm, l’air penseur.
Le navigateur hocha la tête et accepta un gobelet de thé noir que lui tendait un des nomades.
— C’est le devoir du chef d’expédition de s’occuper des négociations avec la tribu. Si un
humain perçoit ne serait-ce qu’un semblant de discorde, de mésentente chez ses clients alors il
s’engouffre dans la brèche, fait jouer la concurrence et négocie âprement ses marchandises au
meilleur prix.
— On me hisse sur un piédestal dès lors que, grâce à quelques flatteries, je réalise un bon
profit, mais on m’enfonce plus bas que terre si j’échoue, dit Brokrin. Il regarda Mortrimm
d’un œil critique. Je pourrais encaisser le coup si je ne savais ce qui se passera si nous ne
faisons pas de bonnes affaires. Certains parmi nous y verront une preuve de plus qu’une
malédiction s’est emparée de moi et de mon navire. Il leva les yeux au ciel en direction des
frégates. C’est un peu comme si je les voyais en train de m’observer avec leurs lorgnettes.
— Tu devrais plutôt leur être reconnaissant d’être sur leur gardes, observa Mortrimm. Les
Chuitsek semblent méfiants. Nous avons déjà commercé avec eux par le passé, cependant, je
ne les ai jamais sentis aussi nerveux. Il donna un coup de coude à Brokrin dans le but d’attirer
son attention vers les coups d’œil anxieux que les nomades jetaient dans leur direction. Dès
que les humains s’aperçurent que les duardins les avaient remarqués, ils détournèrent
hâtivement le regard.
— Il se trame quelque chose, confirma Brokrin. Ne t’imagine pas que nous sommes les
seuls à l’avoir remarqué. J’ai entraperçu Drumark repositionner son pistolet afin de pouvoir
l’empoigner rapidement de chaque main. De plus, les yeux de Gotramm vont finir par sortir de
leurs orbites tellement il dévisage le grand chef Kero.
Il se mit à rire de dépit en regardant Mortrimm faire.
— Même toi, tu te méfies, je te vois tripatouiller l’aiguille de la balance éthérique depuis
que nous nous sommes assis, et ne me dis pas que c’est par inadvertance. Cette aiguille fera
une bonne matraque si nous sommes contraints d’en venir aux mains, pas vrai ?
Mortrimm remit en place la longue tige de métal.
— Un vent contraire c’est toujours mieux que pas de vent du tout, dit-il. Mais uniquement
s’il te pousse vers des cieux plus favorables.
Brokrin caressa sa barbe, cogitant sur cette parabole.
— Cela m’enquiquine quand tu joues les philosophes. C’est un loisir pour les
duardins oisifs.
— Ah, c’est donc ça que tu voudrais, que je me démène davantage, répondit Mortrimm. Que
j’exécute mon devoir à la manière de Skaggi, lui dit-t-il d’un ton passablement sarcastique.
En effet, parmi la douzaine de duardins qui avaient débarqué du Dragon de Fer, seul Skaggi
avait gardé son calme. Le logisticateur concentrait entièrement son attention sur son travail, il
inspectait de près les peaux et les fourrures que les nomades avaient apportées au cercle. Il
calculait leur valeur sur les encoches à abaques attachées à son gant gauche et les comparait
aux sommes à payer graduées sur son gant droit.
— Le jour où sa barbe prendra feu, Skaggi ne l’éteindra même pas si cela devait lui coûter
un centime, dit Brokrin.
— Peut-être, mais je pense que Skaggi perçoit lui aussi la tension qui règne ici, même si cela
ne suffit pas à annihiler sa cupidité légendaire. Quand il s’agit d’argent, impossible de lui faire
ôter ses œillères, dit Mortrimm, pas entièrement d’accord avec Brokrin.
Skaggi releva prestement la loupe de joailler au bandeau argenté qu’il portait à la tête tandis
qu’il terminait d’inspecter une peau de lion de neige. Il regarda Brokrin d’un air grave. Le
logisticateur, même de bonne humeur, ne pouvait se départir de son air de vautour affamé. À
cet instant précis, il avait littéralement l’air famélique et aux abois. Il regarda de côté vers le
chef qui avait apporté les fourrures, il était tout sourires et amabilités tandis qu’il lui rendait
la marchandise.
— Je peux te parler seul à seul, cap’taine ? dit Skaggi.
— Tu vas me dire que c’est que d’la camelote, pas vrai ? murmura Brokrin tandis que le
logisticateur s’approchait pour discuter.
Skaggi répondit lui aussi à voix basse. Quand les Kharadrons commerçaient avec les tribus
humaines, ils utilisaient un dialecte appelé négo-jargon, un langage consacré au troc.
Cependant, quelques-uns des nomades étaient suffisamment érudits pour comprendre les
rudiments du langage duardin. Assez en tout cas pour que Skaggi ressente le besoin de se faire
discret lorsqu’il s’adressait au capitaine.
— Un vrai bric à brac, déclara-t-il en chuchotant. Jusqu’ici je n’ai rien vu qui vaille le
détour. Cette dernière fourrure est infestée de mites-friselis. La dépouiller va totalement la
décolorer. Elle en ressortira avec l’apparence d’une peau de daim blanchie. Tout ce que j’ai
examiné s’est avéré de piètre qualité. Il dit cela d’un air renfrogné car il savait que Brokrin
n’allait pas apprécier la suite. Quelqu’un a déjà dû passer par là et a embarqué toutes les
choses valables.
Brokrin sentit son estomac se nouer. Son regard dériva vers les restes fumants du fanal.
— Pourquoi ont-ils pris la peine d’allumer le feu dans ce cas ? cracha-t-il.
Le murmure qui balaya l’assemblée des chefs lui fit se rendre compte que les Chuitseks
s’étaient aperçus de sa colère. Mais à cet instant précis, savoir s’il les avait froissés ou pas était
bien le cadet de ses soucis.
— Pas d’ivoire, pas de bas-reliefs sculptés, pas de gemmes, pas d’huile de bison des roches,
dit Skaggi. Juste quelques peaux dont personne ne voudra. Le logisticateur retira les gants
qu’il avait utilisés pendant qu’il inspectait les fourrures, et les laissa choir au sol. Même pas
suffisant pour payer les factures de rhum et encore moins les autres dépenses que nous avons
engagées. Ça va grimacer lorsque nous serons rentrés au port et que les gars vont voir leur
part.
Il avait un ton inquiet. En effet, lorsqu’une expédition périclitait, on blâmait en premier lieu
le capitaine, puis c’était au tour du logisticateur car il devait assumer la responsabilité
des déficits.
Présentement, Brokrin avait des soucis plus immédiats. Il se tourna vers Mortrimm.
— Si les Chuitseks ont déjà vendu leurs plus belles marchandises, pourquoi ont-ils pris la
peine d’allumer le fanal ? demanda-t-il.
— Tu sais, la première fois que nous les avons rencontrés, ils ont vu la puissance de notre
artillerie, lui répondit Mortrimm. Nous avions bombardé une bande de guerriers orruks et nous
l’avons réduite en bouillie presque sous leurs nez. Ces nomades ne sont pas sots au point de
nous provoquer délibérément.
— Qu’est-ce qu’ils manigancent alors ? se demanda Brokrin. À quoi jouent-t-ils ?
Lorsqu’il regarda leur chef Kéro, Brokrin s’aperçut que l’homme avait l’air mal à l’aise. Il
observait ses propres hommes aussi intensément que le duardin. Brokrin eut l’impression que
Kéro attendait que l’un d’entre eux agisse, qu’il effectue une manœuvre dont il sentait bien
qu’elle mettrait le feu aux poudres. Tout ce marchandage à propos des peaux élimées n’était
qu’un préambule, une ruse pour les faire patienter jusqu’à que l’un des hommes de la tribu ait
le courage de dire aux duardins ce qu’ils voulaient réellement.
Brokrin décida de ruer dans les brancards. Il s’éloigna des autres duardins afin de se
positionner juste devant Kero.
— Pas d’affaires, dit-il au chef. Peaux, mauvaise qualité.
Même en négo-jargon, l’affirmation était sèche et abrupte, prononcée d’un ton brusque et
sans ménagement, digne de Drumark. Un ton qui ne seyait vraiment pas à un capitaine de
navire du rang de Brokrin. Il dévisagea Kéro sans mot dire et attendit sa réaction.
Kéro leva la main.
— Attends, gens du ciel, implora-t-il.
Il fit signe à quelques-uns des hommes de la tribu. Ils déballèrent quelques rouleaux, taillés
dans du cuir de mammouth, afin de leur montrer un ensemble d’objets métalliques de
fabrication duardine. Les Kharadrons qui observaient poussèrent des cris d’effroi. Il se dirent
qu’il était impossible que les nomades aient pu se procurer tout cela par le biais du commerce.
Certains, dont Drumark, prononcèrent des accusations de vol, voire pire.
— Les gars, laissons donc le cap’taine résoudre cette énigme, conseilla Mortrimm aux
membres d’équipage.
Brokrin se tourna vers ses partisans, il tenta de réprimer les grognements de colère qui
suivirent leur stupeur initiale. Il avait par ailleurs apprécié leur réaction. À l’instar de
l’équipage, son sang n’avait fait qu’un tour lorsqu’il avait aperçu cet assortiment d’objets que
les Chuitseks avaient déballés. Le heaume cabossé d’un arkanaute. Un ensemble de jumelles
d’endrin-gréeurs. Des valves provenant d’une jauge de pression éthérique. Des bottes aux
semelles métalliques bien trop larges et de pointure trop petite pour un pied humain. Un
assortiment de bouts d’étoffes ayant pour seul point commun d’être toutes de
fabrication duardine.
— Logisticateur, demande-leur comment ils se sont procurés cet attirail, dit Brokrin à
Skaggi. Le négo-jargon n’allait pas suffire pour obtenir une explication claire et le
logisticatoeur était le seul de l’équipage à savoir parler des rudiments de Chuitsek. Dis-leur de
tout amener, même les objets qu’ils avaient l’intention de garder pour eux-mêmes.
Pendant que Skaggi s’adressait à Kéro, Brokrin et les autres commencèrent à examiner les
autres marchandises duardines. L’endrin-maître Horgarr attira l’attention des autres sur une
clé à molette dotée d’une rune de stratoport duardin.
— C’est la rune de Barak-Urbaz, observa Brokrin. Lorsque les Chuitseks se mirent à
apporter d’autres objets de leur tente, il devint apparent que ceux-ci provenaient tous du
même stratoport.
Drumark empoignait fermement son pistolet, prêt à toute éventualité.
— S’en prendre au dernier équipage qui est descendu commercer avec eux… grogna-t-il,
lançant un regard meurtrier aux nomades. Ils feraient bien d’y réfléchir à deux fois s’ils
pensent pouvoir nous jouer le même tour !
— Allons, allons, calme-toi donc un peu, dit Mortrimm. Ils ne recherchent pas le conflit. Le
navigateur pointa la main en direction des membres de la tribu. Mortrimm disait la vérité,
c’était évident même pour quelqu’un n’ayant pas l’habitude des humains. Les Chuitseks ne
montraient aucun signe d’agressivité, leur réaction était même à l’opposé. Nombre d’entre eux
avaient l’air d’avoir honte, détournant le regard tout en essayant de ne pas faire face aux
duardins. Une bien étrange attitude de la part d’un peuple doté d’une farouche
culture guerrière.
— Patientons et écoutons ce que Skaggi a découvert, leur conseilla Brokrin. Il était encore
en colère mais il éprouvait aussi suffisamment de curiosité pour ne pas agir impulsivement. Ils
étaient face une énigme et il voulait la résoudre avant de prendre une décision irrévocable.
Pourquoi est-ce que les Chuitseks mettraient en péril leur avenir commercial avec les
Kharadrons en essayant de leur vendre des objets volés à d’autres duardins ?
Skaggi passa un long moment à converser avec Kéro. Ils gesticulaient tous les deux tandis
qu’ils essayaient d’expliquer leur point de vue. Finalement Skaggi se retourna et fit signe à
Brokrin de se joindre à eux.
— Suis moi et reste sur le qui-vive, dit Brokrin à Gotramm. Il ne pensait pas que les
Chuitseks préparaient une quelconque fourberie, mais si c’était le cas, les duardins n’étaient
pas les seuls à être capables de se débarrasser des chefs en premier pour déstabiliser l’ennemi.
Kéro baissa la tête et croisa les bras sur sa poitrine quand Brokrin s’avança vers lui.
— Le Grand Seigneur-Chef Chuitsek Kéro Mangeur d’Ours d’Icereach souhaite la
bienvenue au puissant fils-des-nuages. Puisse ta maisonnée déborder de fils et ton hamac être
réchauffé par de nombreuses épouses.
Brokrin secoua la tête, il était incapable de comprendre autre chose que le terme fils-des-
nuages dans la phrase de Kéro. Il leva la main pour tenter de faire cesser les révérences de
Kéro puis se retourna pour parler à Skaggi.
— Il y a trois jours, ils ont commercé avec une flotte de Barak-Nar, affirma le logisticateur,
ignorant l’air maussade qui assombrit soudain le visage de Brokrin. Ils leurs ont vendu toutes
leurs marchandises de valeur. Leur logisticateur ne devait pas être très fort cependant car les
Chuitseks ont obtenu une plus grosse marge de profit que ce que je leur aurais donné.
— Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? se renfrogna Brokrin sans relever la remarque
vaniteuse de Skaggi. Je veux savoir comment ils se sont procurés ces objets qui proviennent
de Barak-Urbaz.
— J’allais y venir, dit Skaggi, agacé par le reproche du capitaine. Il lui montra un jeune
guerrier assis derrière Kéro. Peu de temps après que la tribu avait fini de commercer avec
Barak-Nar, un groupe de chasseurs menés par Djangas, le fils de Kéro, est revenu les bras
chargés des marchandises qu’ils viennent de nous montrer. C’est à cause de ça qu’ils ont
rallumé le fanal. Il voulait les rendre aux duardins. Ils espéraient que ce geste serait apprécié et
que nous leur offririons des cadeaux en contrepartie, mais après notre atterrissage ils ont
commencé à s’inquiéter, pensant que nous allions plutôt leur en faire le reproche.
Le jeune corsaire Gotramm s’avança d’un air menaçant, prêt à les récriminer.
— Où se sont-ils procurés cela ? demanda Gotramm tout en regardant méchamment
Djangas. Le fils du chef, à l’inverse des autres nomades, ne détourna point les yeux. Il était
évident que le chasseur n’avait rien à se reprocher.
— À quelques jours de voyage à dos de cheval, se trouve une vallée qui s’appelle Jabot du
Serpent, répondit Skaggi. Djangas et ses hommes y sont allés chasser. En lieu et place de
gibier ils y ont trouvé la carcasse d’un stratonavire. Ils ont regardé alentours s’il y avait
des survivants…
— Pour sûr qu’il en a cherché, dit Gotramm, sarcastique, tout en regardant Djangas. Brokrin
fit signe au corsaire de se taire et insista pour que Skaggi reprenne son explication.
— Après s’être rendu compte qu’il n’y avait pas de survivants, ils ont commencé à
trifouiller dans l’épave, dit Skaggi. Ils ont récupéré les armes, les armures, tout ce qui avait de
la valeur. Ils ont pensé qu’ils pouvaient garder les objets de valeur et essayer de gagner notre
reconnaissance grâce au reste.
— Ne jamais payer la dîme en cas de tragédie, dit Gotramm. Il regarda vers Brokrin. Le
Code Kharadron stipule ceci clairement.
Brokrin pesa ses mots avant de répondre au corsaire.
— Cette clause existe pour une bonne raison. Récompense un gredin et il recommencera.
C’est faire de tous les Kharadrons la cible des vautours et des preneurs d’otages quand
survient un sinistre, il regarda en direction des chefs, en particulier de Kéro, avant d’ajouter un
dernier crime à sa liste, et aussi la cible des pilleurs d’épaves.
— Pas piller. Trouver, insista Djangas qui avait reconnu le dernier mot prononcé par
Brokrin et qui y répondait dans un duardin approximatif, le guerrier mit la main à son cou et
arracha le collier qu’il portait. Tu prends, conclut-il, en le jetant au pied de Brokrin.
Le capitaine constata que cet ornement avait été fabriqué à partir de fils d’or très fins,
identiques à ceux qu’on trouve dans le gyroscope d’un cuirassé.
— Ils seraient soit fous ou soit bien stupides de nous montrer cela, s’ils étaient responsables,
déclara Skaggi. Ce serait admettre leur culpabilité. La ruse illumina son regard tandis qu’il
retournait tout ça dans sa tête. Le jeune-barbe a raison concernant le Code cependant. On ne
peut pas leur faire de faveurs tout en sachant qu’ils ont peut-être commis un crime répugnant.
Ou alors un vingtième de ce que cela vaut. À fin de rétablir une entente cordiale sans pour
autant les encourager.
Gotramm émit un grognement de mépris à l’écoute du ton hypocrite du logisticateur.
— Tu t’inquiètes juste parce que les Chuitseks risquent de cesser de commercer avec nous à
l’avenir.
— Ce n’est pas à prendre à la légère, dit Brokrin à Gotramm. On ne scie pas la branche sur
laquelle on est assis. C’est en commerçant avec les nomades que l’on trouve de nouveaux
marchés pour notre stratoport et que nous gagnons notre croûte. Il ramassa le collier dont
Djangas s’était débarrassé et fit glisser les fils d’or entre ses doigts calleux. Cependant, nous
devons nous assurer qu’ils ne mijotent pas quelque chose contre nous.
Skaggi fit un grand sourire au capitaine.
— Tous ces débris proviennent de Barak-Urbaz. À toute chose malheur est bon. Devons-
nous réellement nous soucier de ce qui s’est vraiment passé ?
Le logisticateur, dont le visage semblait taillé à la hache, ressentit le courroux de Mortrimm
qui le dévisageait.
— Le Code ne fait pas la distinction entre notre clan et ceux des autres stratoports. Un
affront fait à l’un est un affront fait aux autres. Cela m’importerait autant s’il s’agissait d’un
sournois Kharadron de Barak-Mhornar qui pratique le braconnage d’éther-or. Si quiconque
pense qu’on peut impunément dépouiller les Kharadrons, alors on le mange tout cru.
Skaggi, tout en regardant anxieusement les Chuitseks, fit mine de s’excuser en écartant les
bras.
— J’accepte et je comprends ton point de vue mais nous devons garder les pieds sur terre.
C’est une affaire assez délicate. Nous avons affaire à des gens simples qu’on pourrait aisément
vexer. Nous devons leur montrer une certaine reconnaissance sinon ils vont s’offenser et peut-
être que la prochaine fois, ils n’allumeront pas le fanal du tout.
Avec tact, il décida de ne pas évoquer le fait qu’ils pourraient aussi envisager de commercer
avec une autre flotte.
Constatant qu’il avait envie de le contredire, Brokrin fit signe à Gotramm de se taire.
Comme le logisticateur, le capitaine jaugea les guerriers qui l’entouraient afin de bien
comprendre le ressenti de ces hommes assis en cercle. Certes on eût dit qu’ils se sentaient
coupable, mais ils avaient aussi l’air d’attendre quelque chose, d’espérer quelque chose. Les
finances des duardins ne leur permettaient pas de balayer la tribu du revers de la main. Mais il
n’était pas question non plus qu’ils récompensent de potentiels meurtriers. Même si c’était peu
probable, il ne pouvait totalement l’exclure.
— Dis leur que nous prenons tout ce qu’ils ont récupéré sur l’épave, décida Brokrin. On leur
paiera au quart de la valeur. D’un signe de la main il oblitéra toute tentative de protestation de
la part de Skaggi. Le quart de la valeur, répéta-t-il. Il faut leur donner la perspective d’une
récompense généreuse car nous ne pouvons pas la leur procurer maintenant.
Gotramm avait l’air totalement déconcerté.
— Que projettes-tu de faire ? lui demanda-t-il.
— Nous allons inspecter l’épave nous-mêmes, expliqua Brokrin. Pour s’assurer que les
humains se sont bien procurés ces objets honnêtement. Lorsque nous l’aurons vérifié de fond
en comble, alors nous aurons fait respecter le Code.
Skaggi secoua la tête.
— Le Code stipule aussi qu’il nous est interdit de faire des dépenses superflues, grogna-t-il.
On peut les négocier pour bien moins que le quart de la valeur
— Tu vois tout ça par le petit côté de la lorgnette, logisticateur, le réprimanda Brokrin.
Quelle quantité d’objets abandonnés penses-tu que quelques chasseurs ont pu ramener ? Ne
penses-tu pas qu’ils en ont sans doute laissé encore plus derrière eux ?
La remarque de Brokrin fit son effet sur Skaggi qui cessa immédiatement d’émettre des
doutes.
— Je vais le leur dire, décida-t-il. Je vais leur demander de m’indiquer la direction de
cette vallée…
— Non, l’interrompit Brokrin. Pas besoin d’itinéraire, nous prendrons carrément un guide. Il
hocha la tête en direction de Kéro. Dis-lui que nous avons besoin que son fils nous mène à
l’épave.
Il fit une pause car il sentait la colère le gagner. S’il trouvait quelque preuve de traîtrise, si la
tribu se révélait responsable alors il voulait avoir Djangas sous la main. Celui-là même qui
disait avoir découvert la tragédie. Brokrin montra du doigt le guerrier en question qui le
regardait méchamment et il lui lança à son tour un regard noir.
— Je veux que cet humain nous suive lorsque nous lèverons le camp.
Skaggi hésita.
— Pas sûr que les chefs apprécient beaucoup, dit-il en guise de conseil. Peut-être devrions-
nous en choisir un autre parmi les autres chasseurs, si tu penses qu’un guide est nécessaire.
— Je veux ce Djangas, insista Brokrin. S’ils ont tenté de nous tromper alors les humains en
paieront le prix. Kéro peut soit nous affronter tout de suite soit nous laisser son fils en otage
: voilà les termes du contrat, non-négociables, point final.
CHAPITRE TROIS

Le Dragon de Fer et ses compagnons de route s’élevèrent au-dessus de plaines parsemées


d’énormes blocs rocheux. Par endroits, la fonte des neiges avait permis à l’herbépine de
germer et de former de petits pâturages. Dans quelques semaines, les plaines apparaîtraient
beaucoup moins désolées, elles seraient recouvertes d’un manteau de verdure qui attirerait les
troupeaux de mammouths, ils sortiraient alors de leurs refuges hivernaux. Sachant tout cela,
les Chuitseks avaient monté leur camp à quelques lieues de là. Suffisamment près des bêtes
pour pouvoir les chasser, mais pas au point de se faire piétiner par les puissants pachydermes.
Le voyage aérien depuis le campement leur avait fait franchir en quelques heures une
distance qui aurait nécessité plusieurs jours de marche aux nomades. Cela avait laissé le temps
aux duardins d’apaiser leurs esprits en s’appropriant les appels au calme de Mortrimm ainsi
que la mise en garde de Skaggi, lequel les enjoignait de ne pas agir avec précipitation. Mais
plus que tout, c’était le destin funeste promis aux Chuitseks par Brokrin qui leur avait permis
de dominer leurs craintes. Si quoi que ce soit d’inapproprié avait eu lieu, ils avaient
l’assurance que leur capitaine appliquerait le Code.
Gotramm grignotait un biscuit à la farine de pierre du bout des dents, il se léchait
bruyamment les babines après chaque bouchée. Il n’était pas réellement friand de ces
indigestes biscuits grumeleux qui constituaient une portion non négligeable de la ration des
arkanautes. Depuis peu cependant, il les trouvait de nouveau à son goût. Djangas n’avait pas
l’endurance nécessaire pour se nourrir comme un duardin ; en tentant de croquer un de ces
biscuits, il s’était ébréché une dent et s’était fendu la lèvre. Afin de venir à bout des biscuits, le
nomade avait eu recours à de la bière dans laquelle il les avait noyés jusqu’à qu’ils se
transforment en une bouillie pâteuse. Gotramm se demanda pourquoi l’humain avait apporté si
peu de sa propre nourriture. Peut-être que le Chuitsek s’était imaginé que la traversée en
stratonavire serait si rapide qu’il serait de retour pour dîner.
L’homme de la tribu était moins évolué qu’un Kharadron mais ce n’était pas un simple
d’esprit pour autant : il comprenait très bien ce que Gotramm faisait. Il fronça les sourcils en
regardant l’arkanaute et détourna les yeux, son regard se porta vers l’autre côté du bateau afin
d’observer les plaines loin dessous. Gotramm grouina d’amusement et continua de mordiller
son biscuit.
Ils s’insupportaient mutuellement et Gotramm pensait qu’il avait le droit d’asticoter le
nomade. Djangas était tour à tour suspicieux à l’extrême et entêté jusqu’à en devenir agaçant.
Il n’était jamais monté à bord d’un stratonavire. Et de fait, en dépit de toute sa bravade, ils
n’étaient parvenus à le faire embarquer qu’à force de cajoleries, lorsque l’heure de quitter le
camp Chuitsek avait sonné. La tribu craignait et respectait les Kharadrons, et Gotramm se
doutait bien qu’ils croyaient en toutes sortes de superstitions sur leur compte, pas uniquement
concernant la vitesse de leurs navires. C’est pour cela que Djangas avait pâli et s’était mis à
trembler, livide, tandis que le cuirassé s’éloignait du sol.
Malheureusement, cela avait été de courte durée. Gotramm avait dû admettre à contre-cœur
que ce nomade avait un certain cran. Il ne s’était pas enfui en tremblotant vers les cales : la
fascination avait terrassé la peur. Le jeune homme se déplaça d’abord timidement puis il prit
de l’assurance, marchant d’une extrémité à l’autre du pont, dévisageant avec émerveillement
les terres au-dessus desquelles ils planaient. Bien entendu, le nomade n’avait pas le pied
aérien. Au contact de chaque nappe cahotante et capricieuse d’éther, à chaque modification du
sens des courants aériens, il était déstabilisé, il titubait pour retrouver l’équilibre. Il s’était
farouchement débattu lorsque Mortrimm avait essayé de fixer une longe à sa taille afin de le
retenir s’il passait par-dessus bord. Skaggi lui avait expliqué pourquoi l’humain était en colère
: il avait le sentiment que les duardins essayaient de l’attacher à une laisse comme un chien.
Après l’avoir enfin convaincu de l’impérieuse nécessité de se sécuriser à bord d’un
stratonavire, Horgarr réussit finalement à lui faire chausser une paire de bottes magnétisées.
Après ça, Brokrin avait désigné Gotramm pour jouer le rôle de la nounou du passager et
s’assurer que rien ne lui arriverait.
— Dresseur de chevaux imberbe, c’est ainsi que Gotramm le maudit en le voyant se pencher
sur la rampe du plat-bord, il s’avança vers lui d’un pas tranquille et le tira en arrière. Tu vas
passer par-dessus bord et t’écraser contre ces montagnes, dit-il au nomade d’une voix neutre
et placide.
Djangas ne comprit mot mais il releva le ton employé. Gotramm pouvait traiter l’homme de
maudit voleur de grobis, la seule réaction du chasseur était de hocher la tête.
— Peut-être devrais-je te pousser par-dessus bord, dit Gotramm. Est-ce que ça te plairait,
espèce d’ahuri ? Djangas hocha à nouveau la tête en guise de réponse. Ensuite le guerrier
humain mit ses mains en porte-voix et les porta au visage en murmurant quelques mots de
Chuitsek que Gotramm ne connaissait pas mais dont il devinait le sens. L’agacement du
corsaire grandit.
— Plus de rhum ? dit-il sèchement. Il en restait de bonnes quantités en stock, mais un
duardin en expédition loin de son stratoport craignait toujours d’en manquer. Tu as failli
vomir le dernier verre que je t’ai donné.
Le nomade, qui soit ne comprenait pas, soit s’en fichait, continua de mimer le fait de boire.
— Lassé de ton ami ?
Cette remarque railleuse fut ponctuée d’un rot bruyant. Gotramm regarda d’où cette voix
provenait et aperçut Drumark s’approcher en traînant les pieds. La mauvaise humeur de
l’arkanaute décupla. Drumark n’économisait pas sa peine pour assécher les tonneaux de rhum,
ils n’avaient pas besoin qu’un humain accélère le processus.
— N’as-tu rien de mieux à faire ? répondit Gotramm. Faire manœuvrer tes canonniers, par
exemple ? Ou prendre un bain ?
Drumark leva le bras tout en essayant de ne pas renverser une goutte de la bière contenue
dans la chope d’argile qu’il tenait. La renifler lui fit faire une grimace. Il regarda à nouveau
Gotramm et secoua la tête d’un air satisfait.
— Non, ça ira. Il regarda par-dessus l’épaule de l’arkanaute et fit un grand sourire à
Djangas. Le nomade pointa le doigt vers la chope qu’il tenait et recommença à mimer le fait
de boire. Il a l’air d’avoir soif, commenta Drumark, tout en avalant une gorgée de bière. Tu
devrais t’en occuper.
— Je ne reçois pas d’ordre d’un humain, déclara sèchement Gotramm.
Une expression outrancière de surprise amusée s’afficha sur le visage de Drumark, il haussa
si haut les sourcils qu’ils menacèrent de faire tomber son heaume à la renverse. Gotramm
comprit à contretemps qu’il était tombé dans le piège du sergent des crache-tonnerre
Grundstok.
— Ah je ne savais pas, dit-il en feignant d’être choqué. Ce n’est pourtant pas ce
qu’affirme Skaggi…
Gotramm regarda Djangas. Son mime se faisait de plus en plus pressant et impérieux.
L’arkanaute s’adressa à Drumark, la mâchoire serrée.
— Qu’a dit Skaggi, je te prie ?
Drumark leva la main afin d’éluder la question de Gotramm, puis il se servit un autre verre.
— Et bien, vois-tu, Skaggi a fait mention de la mission qu’il t’avait donnée : jouer la
nounou avec l’humain, s’assurer qu’il ne passe par-dessus bord ou qu’ils ne se prennent les
pieds dans le fouillis du pont. Il s’est dit que c’était dans tes cordes. Bien sûr il a dû en
convaincre l’humain.
La barbe de Gotramm tressaillit.
— Qu’a-t-il dit à l’humain ?
— Pas grand-chose, fit Drumark nonchalamment. Simplement que tu allais t’occuper de lui.
Pas en tant que garde du corps, un guerrier fort et méchant comme lui pourrait en prendre
ombrage. Non, Skaggi a dit que tu serais comme un serviteur pour lui. Que tu satisferais toutes
ses demandes, ce genre de choses. C’est quelqu’un de vraiment important cet humain-là, tu
sais. Le fils du chef Kéro et tout ça. Ma foi, par ma barbe, cette tribu possède quand même
plus de deux cents chevaux. Le sommet absolu de la noblesse. Au fait, il a toujours l’air
assoiffé.
Drumark s’esclaffa et pointa le pouce en direction de Djangas.
— Skaggi, répéta Gotramm d’une voix sifflante. Maudit radin de grippe-sou avare et avarié
!
Cela lui déplaisait d’être le pantin du logisticateur. Non pas que Skaggi lui avait menti sur
toute la ligne, il avait juste volontairement omis de lui révéler certains détails. C’était la
spécialité de Skaggi : il se faufilait entre les lignes du Code tout en respectant les règles.
— Je vais lui arracher la barbe, poil par poil !
Drumark passa la main dans sa propre barbe et acquiesça avec bienveillance.
— Tu t’en tireras mieux en embobinant ce couillon lors d’une partie de dés. Son honneur est
trop bien caché pour que tu puisses mettre la main dessus. La seule façon de lui faire mal,
c’est d’alléger ses poches.
Il commença à rire puis s’arrêta presque aussitôt. Djangas avait à nouveau attiré son
attention. Cette fois, le nomade n’exigeait pas une boisson. Appuyé contre la rampe, il
montrait l’horizon avec excitation.Le duardin discerna une sombre fissure qui zébrait la chaîne
de montagne dont ils se rapprochaient depuis quelques heures. L’entaille était tellement
profonde qu’on eût dit qu’un colosse de l’âge des mythes avait frappé la montagne de sa
hache. D’insondables ombres remplissaient le gouffre, tel un ruban d’obscurité serpentant
entre les sommets couverts de neige.
— Regarde, déclara Djangas en négo-jargon, tout en pointant vers la crevasse. Là-bas. Gens
du ciel.
— Et bien, nous voilà arrivés, plaisanta Drumark. Cela doit être ce qu’ils appellent le Jabot
du Serpent. Là où ces gars disent avoir trouvé le navire.
Gotramm empoigna le bras de Drumark et attira son attention vers le sol loin dessous.
Quelque chose scintillait dans la lumière du soleil. Quelque chose de gros et de métallique.
— Quoi qu’ils aient trouvé, il en reste encore, dit l’arkanaute sur un ton grave.
Il frissonna soudainement. Il aurait aimé avoir un longue-vue pour s’en assurer pour de
bon, mais ce qu’il voyait en dessous d’eux ressemblait vraiment à un champ jonché de débris
métalliques, bien que de dimensions plus imposantes que ceux qu’on lui avait décrits à
l’Académie.
— C’était le dernier voyage de cet équipage, remarqua Drumark d’une voix funèbre.
Il avait vu suffisamment de navires écrasés pour reconnaître les restes qu’il voyait. Tout
l’équipage du Dragon de Fer se mit en branle. Les stratogardes se détachèrent de leurs longes
et commencèrent la lente descente grâce à leurs étherendrins. Mortrimm et Horgarr
regardaient fixement avec leurs lunettes depuis le gaillard d’arrière. Brokrin demanda aux
duardins de la salle des moteurs de réduire la vitesse. On vit les frégates accompagnant le
cuirassé émettre des signaux lumineux.
Gotramm lança un regard noir à Djangas, à nouveau il était assailli de suspicions concernant
les nomades : avaient-ils volontairement fait s’écraser le navire qui jonchait la plaine ? Il y
avait beaucoup de collines alentour sur lesquelles la tribu aurait pu allumer un fanal trompeur
et pléthore de montagnes contre lesquelles l’embarcation, attirée par ce leurre, aurait pu
s’écraser.
Drumark dissipa la suspicion du corsaire.
— Ceci semble le disculper, dit-il en hochant la tête vers Djangas. Il y a trop de décombres
pour un seul navire. Aucun amiral Kharadron n’aurait laissé une flotte entière se laisser
tromper par un fanal mal positionné. Quoi qu’il soit arrivé, c’est autre chose qui a causé
leur perte.
Au lieu d’apaiser l’esprit de Gotramm, les mots du sergent provoquèrent de nouvelles
craintes. La chose qui avait causé de tels ravages, et qui devait posséder une force immense,
pouvait encore se trouver dans les parages. Il jeta à nouveau un coup d’œil vers Brokrin et
pensa au monstre gargantuesque qui avait démoli l’ancienne flotte du capitaine.
De plus, un autre souci attira l’attention des duardins. Malgré la présence de l’épave en
dessous d’eux, Djangas continuait à montrer du doigt la sombre vallée.
— Gens du ciel, là ! Gens du ciel, là !
Gotramm regarda dans la direction vers laquelle Djangas pointait. Malgré la grande taille du
champ de débris, était-il possible qu’ils en trouvent davantage dans la vallée ?

— Maître Vorki, prends donc la barre. Brokrin fit un pas de côté pour laisser son Second le
remplacer au gouvernail du Dragon de Fer.
Comme à son habitude, Vorki positionna un bras autour du gouvernail et de l’autre il saisit
la flasque qu’il transportait toujours et avala une rasade de rhum. Il cracha un peu de la
sombre liqueur sur une de ses paumes puis changea la flasque de main et cracha sur l’autre.
Ramenant la tête en arrière, le Second utilisa le liquide restant dans sa bouche pour se
gargariser avant de l’avaler cul-sec.
Brokrin avait assisté à ce rituel bruyant de nombreuses fois. L’affirmation de Vorki, qui
disait perpétuer une vieille tradition familiale, ne l’avait jamais vraiment convaincu. Ce qui
frappait le capitaine, en voyant ces pitreries, c’est qu’elles étaient semblables à du théâtre de
rue et dotées d’une intrigue bien précise : afficher aux yeux de tous, qu’en dépit de la
complexe chorégraphie qui accompagnait cette prise en main du gouvernail, Vorki était
tellement bon dans son domaine que le Dragon de Fer ne tremblait pas d’un pouce lorsqu’il
était à la barre.
— Je me suis toujours demandé pourquoi quelqu’un d’aussi doué à la manœuvre que toi
n’essaye pas de devenir commandant, lui dit Brokrin.
— La maîtrise du gouvernail n’est qu’une seule des qualités que doit posséder un capitaine,
répondit-il tout en haussant les épaules.
— Pourtant cela rapporte, dit Brokrin. Que dis-tu de l’opportunité de monter en grade si une
traversée rapporte assez d’argent aux guildes de Barak-Zilfin ?
Le second acquiesça d’un mouvement de tête.
— C’est bien possible, cap’taine, mais je sais ce qu’implique votre position. Je dois dire que
le poids des responsabilités ne me réjouirait pas. Porter sur mes épaules toutes les décisions.
Savoir que je dois assumer chacune d’entre elles. Je ne sais pas si j’aurais la force pour ça. Il
faut se rappeler que chaque succès célébré est modéré par la nécessité d’accepter la
responsabilité de l’échec, pas vrai, cap’taine ? Il regarda Brokrin d’un air penaud. Sans vouloir
vous vexer, cap’taine.
— Pas de souci, je commence à avoir l’habitude, lui dit Brokrin. Pour un capitaine ce qui est
difficile c’est d’oublier ses échecs, surtout que notre peuple a bonne mémoire.
Il passa la main dans sa barbe, cogitant sur l’évolution de sa destinée depuis qu’il avait
croisé la route de Ghazul.
— Une très très bonne mémoire, à vrai dire. Il m’arrive d’avoir la nostalgie des temps plus
faciles, quand j’étais matelot et que j’exécutais les ordres au lieu de les donner.
Tandis qu’il s’éloignait de la barre, Brokrin se retourna vers le gaillard d’arrière et l’énorme
Stratoharpon installé sur ce dernier. Arrik et l’équipage étaient en position, tout autour du
Fléau de Ghazul, chaque canonnier fixait l’horizon et scrutait le ciel à l’aide d’un ensemble
hétéroclite de longues-vues et d’étherscopes. La tête de la lance en obsidienne luisait à
l’extrémité du canon de la rampe de lancement, duquel une lourde chaîne venait reposer sur le
pont. Les canonniers duardins restaient muets comme des carpes, bien trop concentrés et
alertes pour se consacrer, ne serait-ce qu’un instant, à autre chose que leur tâche.
Brokrin sentait le bout des doigts le picoter en songeant à ce qu’ils avaient découvert. Il
enleva les gants épais qu’il portait pour tenir la barre et se frotta les mains contre les genoux
pour atténuer cette sensation. Il ne pouvait prendre à la légère la destruction d’une douzaine de
navires, même s’ils venaient d’un autre stratoport. Ils étaient zébrés par le feu, tordus et
disloqués avant même de s’écraser au sol, et imaginer le destin tragique qui les avait frappés
faisait froid dans le dos. C’était forcément une force incommensurable et formidable qui avait
endommagé les frégates et les canonnières à ce point. Tous les membres d’équipage du
Dragon de Fer et des frégates reprirent conscience de ce qui était advenu à Brokrin par le
passé. Même ceux qui n’y croyaient pas avaient entendu dire que le navire de Brokrin
subissait une malédiction. Ils se demandaient si cette dernière avait fini par ramener le Dragon
de Fer vers Ghazul.
— C’est un spectacle effroyable, cap’taine. Les cales du Dron-Duraz sont remplies à ras
bord de cadavres, dit-il d’une voix sombre.
Le vieux Mortrimm venait rejoindre Brokrin pendant qu’il arpentait le pont. Le navigateur
avançait d’un pas instable, l’attelle éthérique fixée à son genou gauche grinçait à chaque pas.
Il pouvait s’estimer heureux d’avoir au moins conservé cette jambe : c’était un souvenir que
lui avait laissé Ghazul la dernière fois que le Dragon de Fer avait croisé son chemin. Pourtant,
ce n’était pas le risque de rencontrer à nouveau la bête qui travaillait le vénérable duardin,
mais bien la vue de ce massacre.
Brokrin hocha la tête. La vue de ce champ de décombres était une expérience atroce. Les
équipages des frégates avaient dû travailler dur pour récupérer les corps des duardins morts et
les rapatrier à bord.
— Nos compatriotes de Barak-Urbaz se sont fait pilonner, confirma-t-il. Je suis
reconnaissant au capitaine Kjnell d’avoir pris les défunts à bord de sa frégate.
Il se retourna et regarda brièvement en direction du champ de décombres. Nous ne savons
même pas ce qui les a abattus.
— Si seulement nous pouvions en apprendre un peu plus afin d’informer Barak-Urbaz, ils
sauraient contre qui porter rancune et quel motif a poussé leurs agresseurs à attaquer une de
leurs flottes.
Mortrimm décrocha une tête de pipe en pierre ainsi que sa tige faite d’argile de sa ceinture.
Après avoir brisé l’extrémité mâchouillée de la tige, il vissa les deux pièces ensemble et
commença à fourrer le fourneau de sa pipe d’herbes sèches. Arrik le canonnier et ses gars
croient savoir qui a fait ça, observa-t-il.
— Leur impatience les empêche d’y voir clair, dit Brokrin. Ils rêvent que ce soit Ghazul qui
a détruit cette flotte.
— Ce n’est pas ton cas ? lui demanda Mortrimm en haussant les sourcils, avant de tirer
longuement sur sa pipe.
Le visage du capitaine s’assombrit.
— Rien ne me ravirait plus que ça, admit-il, mais je ne prendrai pas mes rêves pour des
réalités. Ces navires ne sont pas simplement tombés du ciel, on les a carbonisés et lacérés. Ce
n’est pas ainsi que Ghazul aurait exécuté son attaque.
Brokrin pointa le doigt vers un morceau scarifié du pont où apparaissait la trace d’une
énorme griffure.
— Dans ce cas, qu’est-ce qui a bien pu les abattre ? demanda Mortrimm. Des hommes ou
une bête ?
Brokrin resta pensif quelques instants. Puis, il lui montra du doigt la proue, sur laquelle se
tenait Djangas.
— Le fils de Kéro a été aussi surpris que nous lorsque nous sommes arrivés auprès des
navires. Il a affirmé que l’épave que ses chasseurs ont trouvée se situait bien plus loin. Il plissa
les yeux à cause du soleil, puis il jeta un nouveau coup d’œil en direction du chemin qu’ils
avaient déjà parcouru. Voilà une heure que nous avons dépassé les épaves, donc nous devrions
approcher de celle que les nomades ont tout d’abord découverte. Djangas nous a aussi dit
qu’elle était bien plus grosse que ces canonnières et ces frégates. Il frappa du pied sur le pont.
Semblable à notre navire.
— Un cuirassé, médita Mortrimm. C’est possible. C’était peut-être le vaisseau amiral de la
flotte que nous avons déjà découverte. Souviens-toi, les runes présentes sur les biens récupérés
par les Chuitseks provenaient de Barak-Urbaz.
Le navigateur tira à nouveau une bouffée de sa pipe et souffla un anneau de fumée grise qui
fut rapidement emporté par le vent. Il tapota la tige de sa pipe sur l’épaule de Brokrin.
— Si ce cuirassé provient de la même flotte alors cela signifie que les humains n’ont pas pu
l’abattre.
— Peut-être, concéda Brokrin. Quoi qu’il en soit, nous allons bientôt le découvrir. Voici la
vallée dont Djangas parlait. Le Jabot du Serpent.
Il fallait être un navigateur rudement expérimenté pour négocier l’étroit canyon du Jabot du
Serpent. Des vents imprévisibles ballottaient le Dragon de Fer tandis qu’il manœuvrait le long
du ravin, ils menaçaient de fracasser le navire contre les parois dentelées qui s’élevaient de
chaque côté. Lors d’une énième manœuvre, l’énorme endrin ricocha contre un pan de roche et
le bruit strident du métal grinçant de détresse déchira l’air du canyon.
Après un assez long trajet, Djangas se mit à crier d’enthousiasme. Il devait se contenter
d’agiter les bras et de pointer du doigt car ses mouvements étaient limités par les bottes
magnétisées qu’il portait, cependant aucun doute possible sur la raison de son entrain. Les
Kharadrons avaient atteint le site du naufrage et redécouvert l’épave où les Chuitseks avaient
récupéré les artefacts.
Aidé de sa longue-vue, Brokrin distinguait à peine les couleurs d’appartenance du navire
: celles de Barak-Urbaz. Djangas ne s’était pas trompé. Il était bien plus grand que les navires
trouvés auparavant. C’était un cuirassé de conception légèrement plus ancienne que le Dragon
de Fer, mais pas une antiquité non plus : il n’était tout de même pas équipé de deux endrins
pour le maintenir à flot. Il aperçut les canons de deux carabines à gaz fixées sous la proue et
aussi un canon rotatif presque méconnaissable qui pendouillait contre le gaillard d’arrière. Le
long de la coque, on pouvait voir d’horribles traces de roussi, ce n’était apparemment pas le
métal qui avait fondu, cela ressemblait à des auréoles de corrosion sur le blindage de fer.
Mais c’était surtout la masse énorme de l’endrin qui attira l’attention de Brokrin. Il était
déformé et déchiré, comme si d’immenses serres l’avaient éventré. Peut-être pas celles du
détesté Ghazul mais certainement celles d’une créature issue de la même couvée démoniaque.
— Pas un signe de vie, cap’taine, déclara Mortrimm tandis qu’il observait l’épave au travers
d’un long télescope en bronze équipé d’une foultitude de lentilles et de loupes éthériques.
Quoique s’il y avait eu des survivants, les humains les auraient trouvés quand ils sont arrivés.
C’était une pensée sinistre. Une pensée qui, d’une certaine façon, était pire que d’imaginer
les nomades en train de provoquer volontairement le naufrage du cuirassé. Brokrin imagina les
chasseurs fouillant l’épave et achevant les survivants blessés. Nous allons descendre et
vérifier, décida Brokrin. Il va nous falloir de toute façon récupérer le manifeste ainsi que les
corps afin de les envoyer à Barak-Urbaz.
— Es-tu sûr que ce soit une décision bien avisée ?
C’était Skaggi, le logisticateur aux traits aquilins qui posait cette question.
— Cette vallée recèle bien des dangers. Nous pourrions bien nous aussi finir en épave et
dans ce cas quels profits ramènerions-nous à Barak-Zilfin ?
Mortrimm fronça les sourcils à l’écoute des hésitations de Skaggi. Il inspira profondément,
puis il expira une bouffée de fumée de pipe en plein dans le visage du logisticateur.
— Le Code est très clair concernant nos obligations en ce lieu. Chaque attaque contre les
Kharadrons doit faire l’objet d’une enquête et de la publication d’un avertissement dans
les stratoports.
Skaggi lui renvoya son regard mauvais.
— Le Code stipule aussi que l’on peut déroger à cette obligation, si les Kharadrons accablés
sont d’un autre clan et que leur porter secours fait encourir un trop grand danger au navire qui
les découvre. Si cette épave appartenait à Barak-Zilfin, alors notre devoir serait de s’en
occuper. En l’état, nous avons une plus grande marge de manœuvre.
Il regarda à nouveau Brokrin.
— Je me dois donc de te demander de faire demi-tour. J’en profite aussi pour te dire
qu’étant donné que j’ai donné mon avis, je suis à présent déchargé de toute responsabilité
concernant ce qu’il risque d’advenir.
Brokrin mâchouilla sa barbe, réprimant le reproche qui lui brûlait la langue. Finalement, il
décida de proposer un terrain d’entente à Skaggi.
— Nous allons envoyer un signal aux frégates. Elles ont inspecté les autres épaves. C’est à
notre tour maintenant. Dites-leur de rester en arrière pendant que nous descendons inspecter
les restes de l’épave. Dans l’éventualité où un quelconque désastre accable le Dragon de Fer,
le reste de la flotte sera hors d’affaire.
Cette décision-là en particulier ne rassura pas Skaggi et n’apaisa pas Mortrimm, qui détestait
reconnaître que le logisticateur avait raison. Cependant, aucun des deux duardins ne remit en
question le choix de Brokrin. Au bout du compte, en l’absence d’un amiral, les décisions du
capitaine avaient force de loi.

Le sol du Jabot Du Serpent était un réseau de hautes pointes rocheuses et fusiformes,


semblables à des fers de lance. C’était cette ressemblance à des dents de serpent ainsi que les
nombreux zigzags de la vallée qui avait poussé les Chuitseks à la nommer ainsi. De
nombreuses de ces pointes avaient cédé sous le poids du navire lorsqu’il s’était écrasé et
s’étaient éparpillées aux alentours en restant quasi intactes. D’horribles touffes de mousse
luminescente germaient de leurs extrémités sectionnées, elles semblaient se nourrir des
minéraux parcourant les couches internes de la roche. Par-ci par-là une veine solitaire de
cinabre affleurait la surface, zigzaguant à travers le labyrinthe de pierres noires.
Le Dragon de Fer finit sa descente juste au-dessus de l’épave. Des runes très abîmées,
boulonnées le long de la coque du navire, le désignait comme le Brise-Orage. À en juger par
la façon dont la coque du navire avait souffert, on pouvait en déduire qu’il était presque tombé
à pic lors du naufrage. Cela arrivait quand la flottabilité était compromise : la défaillance de
l’endrin principal était graduelle, le navire ne tombait pas au sol comme une pierre. Après
s’être écrasé, le cuirassé s’était affalé légèrement d’un côté et le degré de pente des ponts était
prononcé. Depuis le Dragon de Fer, on pouvait constater qu’il ne restait plus âme qui vive à
bord. Pas même le moindre corps.
Des câbles d’amarrage furent lancés par-dessus bord et Brokrin décida de descendre
jusqu’au pont froissé de l’épave du cuirassé, il était accompagné d’un commando de
débarquement. Il choisit Gotramm et ses arkanautes pour cette tâche, laissant les canonniers
de Drumark en arrière pour les couvrir à l’aide de leurs armes à feu du haut du stratonavire
flottant. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il aperçut Djangas s’extraire des lourdes bottes
que Horgarr lui avait données et se laisser glisser le long des câbles pour les rejoindre. Peu
après que le chasseur fut descendu Skaggi le suivit. S’imaginer que Skaggi était descendu par
inquiétude, afin de jouer les traducteurs pour le nomade, était totalement erroné. Il observa
très vite l’épave pour s’orienter puis il se faufila furtivement vers la cabine du capitaine à la
recherche du manifeste qui s’y trouvait sans doute. Le Code Kharadron spécifiait très
clairement de ramener ces manifestes aux stratoports d’où ils provenaient. Il était moins
explicite concernant l’autorisation de lire leurs contenus et d’utiliser les informations qu’ils
contenaient. En maintes occasions, Brokrin avait entendu des gens dire à propos de Skaggi
qu’il aurait bien été capable de s’aventurer dans la bouche d’un mégalauphin pour y récupérer
un plombage en or.
Les duardins progressaient maladroitement car le pont était passablement incliné. C’était dû
à la manière dont avait chuté le navire. Leurs bottes magnétiques leur permettaient d’avancer
tant bien que mal mais elles ralentissaient leur progression. Inversement, Djangas parvenait à
sauter d’attache en attache, se précipitant à droite et gauche comme une araignée. Le chasseur
s’arrêtait parfois afin d’indiquer quelque équipement ou autre, et faisait remarquer tel ou tel
objet que les nomades avaient récupéré. Brokrin comprenait assez de négo-jargon pour
reconnaître les mots pour ‘pris’ ou ‘trouvé’, des mots qui apparaissaient fréquemment dans les
exclamations de l’humain. Tout autre sens ou nuance plus subtil étaient indéchiffrables sans
l’aide de Skaggi.
— Je donnerais ma moustache pour savoir ce qu’il baragouine, grommela Gotramm tandis
que Djangas lui montrait l’écoutille ouverte qui menait à une des cales. C’était un trou
caverneux dont on ne distinguait pas l’intérieur. Il remarqua que Djangas avait empoigné une
longue dague de bronze et qu’il regardait suspicieusement la cale, soupçonnant sans doute
qu’elle abritait quelque danger.
— Je suis bien de ton avis, dit Brokrin.
— J’ramène Skaggi de là-bas ? demanda Gotramm. Il agita la main en direction de l’épave.
Il devrait être plus aimable sachant que rien ne démontre que l’humain a fait chuter ce navire
et qu’en conséquent nos accords commerciaux sont saufs.
Brokrin continua d’observer Djangas. Il fixait intensément Gotramm.
— Quelque chose perturbe cet humain, affirma-t-il. Mais quelque chose me perturbe moi
plus encore. Où est l’équipage ? S’ils sont tous morts, leurs corps devraient être éparpillées
alentours. S’ils ont survécu, auraient-ils négligé de monter la garde sur le navire ?
— Alors d’après toi, que leur est-il arrivé ? demanda Gotramm.
Avant que Brokrin ait le temps de répondre, un cri d’effroi monta depuis les ponts
inférieurs. Gotramm se tourna vers la cabine du capitaine, précisément où se trouvait Skaggi.
On entendit un second cri, accompagné d’un fracas strident de métal.
Pistolet à la main, Gotramm se précipita vers l’escalier qui descendait vers la cabine.
Brokrin suivit le jeune corsaire de près et le reste des arkanautes suivirent les officiers.
Gotramm augmenta la cadence pour atteindre au plus vite le bas de l’escalier. Il se dirigea vers
la porte de la cabine tandis qu’un autre cri de détresse retentissait. La puissance de sa charge
contre la porte à moitié fermée fut décuplée par l’angle d’inclinaison du cuirassé. La gravité
accentua son élan tandis qu’il chargeait en direction des bruits qu’ils avaient entendus. On
entendit un grognement grinçant lorsque son armure s’encastra dans la porte. Cette dernière
fut projetée en arrière et Gotramm s’engouffra dans la pièce.
La cabine était en lambeaux, les meubles empilés contre le mur opposé formaient un tas
désordonné. Au milieu des débris d’un bureau, d’un lit, d’une armoire ainsi que d’un
stratocoffre, Gotramm distingua des os décharnés. Une forme blafarde était accroupie sur
l’armoire, décuplant d’efforts afin d’ouvrir la porte couverte de rivets de fer. En entendant
Gotramm pénétrer dans la cabine, la chose leva la tête et révéla son monstrueux visage. Elle
possédait des yeux pourpres et une bouche déformée par une pléthore de crocs aiguisés.
La créature gronda férocement à la vue de Gotramm, puis elle fut propulsée en arrière par la
balle du pistolet du corsaire. Il l’avait touchée en pleine poitrine. Avant qu’il ait le temps de
tirer à nouveau, la bête bondit vers lui. Projetant quantité de débris, elle se précipita sur le
corsaire et le plaqua contre le mur. Il sentit une griffe haineuse lui tomber dessus et grincer
contre le plastron de son armure. La bouche surdimensionnée tentait de croquer son visage,
son haleine de charogne lui donnait la nausée.
— Repousse-la ! cria Brokrin depuis la porte. Le capitaine tenait son pistolet à salve et visait
la créature, mais il craignait de blesser son ami en même temps que la bête.
Gotramm essaya de relever les jambes et de les placer sous le monstre bien que ce ne fut pas
chose aisée à cause des bottes magnétisées, ces dernières étaient en effet attirées vers le sol,
mais il y parvint enfin. Dans un effort prodigieux, il se libéra de la bête et la projeta en arrière
contre le tas de meubles. La créature percuta le bureau, l’un de ses longs bras s’écrasa contre
la surface rigide faite de bois-pierre. La créature jappa de douleur, puis se jeta sur Gotramm
une seconde fois.
Un bruit du tonnerre rugit dans la cabine, Brokrin faisait feu sur le monstre qui se précipitait
vers lui. Sa peau pâle et cadavérique fut réduite en lambeaux, lacérée par une grèle de balles.
Un sang impur gicla de ses blessures et éclaboussa les murs et le plafond tandis qu’elle
tombait en arrière. À nouveau, la chose emboutit le lourd bureau, mais cette fois elle s’affala
sur le sol et ne fit pas l’effort de se relever. Ses crocs se refermèrent sur le pied sculpté du
bureau tandis que la vie quittait son corps ravagé.
— J’aurais pu m’en occuper moi-même, grommela Gotramm tandis qu’il se relevait.
— Je n’en doute pas, dit Brokrin, rechargeant son pistolet à salve fumant. Ce brin de fille
qui t’attend au port t’appréciera sans doute plus si on ne t’a pas dévoré la moitié du visage.
Gotramm grimaça en entendant cette boutade et s’approcha de la créature morte
avec précaution.
C’était un être répugnant, tout en os et en peau, tout en griffes et en crocs. Sa tête était
disproportionnément petite par rapport à son maigre corps, ses mains griffues bien trop
grandes pour ses bras maigres. Une puanteur de charogne et de tombes entrouvertes émanait
de la créature. Gotramm, d’un grand coup de pied, fit se détacher l’étreinte des griffes autour
du pied de table. La tête de la chose glissa mollement vers l’arrière, le cou brisé, exposant un
collier de cuir orné de rivets dorés.
— Une coquetterie bien étrange sur une créature aussi répugnante, dit Brokrin tandis qu’il
s’approchait afin d’inspecter la chose.
Quelques arkanautes, positionnés à l’entrée de la cabine montaient la garde et divisaient leur
attention entre cette dernière et les autres pièces.
Gotramm montra son assentiment en hochant la tête. Du bout du pied il fit se retourner la
créature sur le dos. Étalée ainsi, on remarquait encore mieux la longueur exagérée de ses
membres et la maigreur marquée de son corps. Pourtant, sa forme générale leur était familière.
— Cette chose… a bien pu être un p’tit humain par le passé, dit Brokrin. Le collier pourrait
bien être un souvenir du temps où elle était moins… vile.
Il s’accroupit et regarda le collier de plus près. On distinguait, cousu dans le cuir et à peine
visible dans la lumière faible qui filtrait à travers le hublot de la cabine, quelques lettres d’un
alphabet humain, un alphabet qui lui paraissait vaguement familier. Les lettres semblaient
former le mot « Rex ». Les portes d’une armoire grincèrent soudainement. Comme un seul
homme, Brokrin et Gotramm tournèrent le dos au monstre décédé et sortirent leurs pistolets,
puis ils les appuyèrent contre la lourde armoire. Une voix effrayée les suppliait de ne pas tirer.
— C’est moi ! C’est moi ! s’exclama Skaggi tandis qu’il s’extirpait de l’armoire. Le
logisticateur jeta un coup d’œil rapide à la cabine, et arbora un large sourire quand il aperçut le
monstre mort qui gisait au sol. Vous l’avez tué ! dit-il d’un ton enjoué, puis il s’avança vers la
carcasse et lui cracha dessus. Ça t’apprendra à vouloir manger un duardin en entrée !
Gotramm leva les yeux au ciel en observant Skaggi rouler des mécaniques alors que le
danger était derrière eux. Il agrippa le logisticateur par l’épaule et le fit pivoter.
— Que s’est-il passé ici ? lui demanda-t-il avec insistance.
Skaggi remarqua immédiatement le ton irrité du corsaire. Il ne lui fallut qu’un instant pour
recouvrer ses esprits, épousseter les éclats de bois qui jonchaient sa barbe et lisser l’étoffe qui
avait été lacérée par les griffes du monstre. Lorsqu’il prit la parole, il s’adressa volontairement
à Brokrin plutôt qu’à Gotramm.
— Je vérifiais le contenu de la cabine, et pendant que j’essayais de trouver le manifeste,
cette… horrible créature s’est précipitée sur moi furtivement. Elle m’a assommé à l’aide d’un
vieil os. Tout ce que j’ai pu faire c’est tituber jusqu’à l’armoire et m’y enfermer.
Il regarda Brokrin puis Gotramm et grimaça à leur regard incrédule. Il souleva sa casquette
d’un air en colère, il leur proposa de regarder sa nuque, là où la bête l’avait frappé.
Le logisticateur se mit encore plus en colère en soulevant les restes déchiquetés de feuilles
de cuivre.
— Voilà ce qu’il reste du manifeste, dit-il en maudissant. Cette chose a sans doute dû
grignoter sa couverture et sa reliure, puis elle s’est attaquée aux pages ! Il n’en reste pas
suffisamment pour qu’un sage des runes en tire quoi que ce soit.
Pendant que Skaggi éructait de colère, Gotramm se retourna et observa minutieusement la
pile de débris. D’une main hésitante, il souleva un des ossements disséminés parmi les
meubles. Son visage se plissa de dégoût.
— C’est sans doute un os de duardin, dit-il. Et on dirait bien que quelque chose
l’a mâchouillé.
Brokrin baissa les yeux et dévisagea le monstre mort. Peut-être n’avait-il pas abattu le
cuirassé, mais il avait fait ce qu’il faut pour que sa tête fasse l’objet d’une rancune.
— Skaggi, retire-lui son collier. Même si nous ne pouvons pas ramener à Barak-Urbaz la
preuve de ce qui a fait chuter leurs navires, au moins pouvons-nous les renseigner sur ce qui a
dévoré leurs morts.
Skaggi décrocha un long couteau de sa ceinture. Il commença à scier le collier, en tendant le
bras le plus possible pour se préserver de l’odeur. Le logisticateur essayait désespérément de
trouver un aspect positif à sa tâche répugnante.
— Ceci explique donc pourquoi nous trouvions plus l’équipage, dit-il. Cela signifie que les
Chuitseks ne nous ont pas menti. Nous pouvons ramener Djangas à Kéro et tout redeviendra
comme avant.
Il décida de passer sous silence le fait que la tribu s’était mise à commercer avec d’autres
Kharadrons. En entendant le nom du nomade, Gotramm se retourna vers la porte.
— Où est donc l’humain ? demanda-t-il aux arkanautes regroupés dans le hall, en secouant
la tête. Qui donc le surveille ?
Aucun duardin ne put lui répondre. Il n’avait pas repensé au chasseur depuis qu’il s’était
précipité vers le pont inférieur pour découvrir la raison des cris de Skaggi.
— Trouvez-le, ordonna Brokrin. Au même moment, un cri d’avertissement retentit au-
dessus de leurs têtes.
— C’est Djangas, s’exclama Skaggi, alors que tout le monde l’avait bien sûr déjà reconnu. Il
hurle quelque chose concernant le « peuple-chacal », ajouta-t-il tout en traduisant la
phrase entendue.
Gotramm jeta un coup d’œil au monstre mort ainsi qu’à l’os rongé qu’il tenait dans la main.
— Tout le monde sur le pont ! Immédiatement !
Il enjoignit les arkanautes qui se trouvaient devant lui de grimper les marches deux par
deux. Derrière lui, il entendit Skaggi commenter l’inscription gravée sur le collier.
— « Rex », ricana le logisticateur. C’est le nom que ces humains donnent parfois à
leurs chiens.
CHAPITRE QUATRE

Brokrin et l’équipage se trouvèrent face à une scène sinistre lorsqu’ils émergèrent des
entrailles du Brise-Orage. Djangas était perché au sommet de l’endrin éventré et fracassé. Il
s’accrochait désespérément aux plaques métalliques d’une main, et de l’autre portait des coups
de couteau à la multitude monstrueuse qui grouillait autour de lui. Ces créatures étaient
apparentées à celle qui avait tendu une embuscade à Skaggi dans la cabine. Telles des
araignées, elles grouillaient sur le pont. Ces goules hurlaient et gémissaient d’un air affamé :
elles avaient entouré le nomade qui se retrouvait pris au piège. Tandis que les duardins les
observaient, d’autres charognards arrivèrent en bondissant d’une écoutille ouverte, située au
milieu du navire, ils rejoignaient le reste de l’horrible meute.
— Tous ensemble ! Feu ! beugla Drumark depuis le Dragon de Fer qui planait au-dessus.
En entendant cet ordre, les crache-tonnerre libérèrent une volée de plomb vers les goules
voraces qui émergeaient de la cale, les balles se logèrent dans les bêtes décharnées, les faisant
retomber dans l’obscurité de la cale.
Les goules qui entouraient Djangas pivotèrent en voyant les duardins déferler sur le pont.
Plusieurs d’entre elles se ruèrent sur les arkanautes en poussant des hurlements de fureur
bestiale. On entendit le crépitement des balles qui percutaient leurs cibles tandis que les
corsaires de Gotramm tiraient en rafale sur cette meute enragée. Le premier rang des goules
s’effondra, leurs carcasses décharnées déchiquetées par les fusils éthériques. Cependant, les
goules suivantes se déchaînèrent avec plus de ruse. Sautant par-dessus leurs congénères
abattus, elles prirent appui sur les côtés du rouf et les moteurs volumineux inertes de l’endrin
afin de bondir sur les duardins.
— À vos haches, à vos piques ! vociféra Brokrin qui reprenait un vieux cri de guerre de
Barak-Zilfin.
Son pistolet à salve rugit et abattit un monstrueux charognard qui lui sautait dessus depuis
l’angle du rouf. Le tir lui brisa le bras, mais la bête affamée poursuivit son attaque, elle tenta
de le saisir à l’aide de ses autres griffes afin de planter ses crocs voraces dans la chair
duardine. D’un large coup de hache, il entailla un des flancs de la bête des hanches jusqu’aux
côtes. La goule s’effondra en crachant du sang, et s’écrasa sur le pont comme un
pantin désarticulé.
Brokrin fut aussitôt assailli par une seconde goule, qui lui fonça dessus depuis l’autre côté
de l’endrin endommagé. La bête fit un tel bon qu’elle fondit sur lui telle un météore. Avant
qu’elle puisse se réceptionner sur lui et l’écraser sous son poids, Brokrin se recroquevilla,
braqua son pistolet vers le haut à nouveau et mis à feu une cartouche restée intacte dans un
cylindre du barillet. Le projectile frappa la goule au moment même où elle tombait sur lui, il
l’emboutit en pleine poitrine et l’envoya valser contre l’endrin fracassé. La créature glissa le
long de l’endrin et tomba par-dessus bord.
D’autres charognards féroces se précipitèrent vers Brokrin. D’un coup de feu tiré de son
pistolet à salve il en refroidit un troisième, de sa hache il fendit le crâne d’un quatrième,
cependant les monstres continuaient d’affluer. Aux alentours, Gotramm, les arkanautes et
leurs ennemis étaient engagés dans une mêlée mortelle, ils ne pouvaient pas aider le capitaine.
Bien qu’on entendît encore le son des coups de feu en provenance du cuirassé, ceux-ci
devenaient plus sporadiques et méthodiques. Cette bataille, pareille à un maelström, rendait
difficile la distinction entre amis et ennemis et de fait empêchait Drumark de mener une
offensive plus ambitieuse. L’efficacité de son soutien se limitait donc, au mieux, à éliminer les
goules qui continuaient de sortir de la cale.
— Par la bourse d’or de la Guilde, je ne serai pas votre plat de résistance ! les maudit
Brokrin tandis que les goules continuaient de l’assaillir.
Il fracassa la mâchoire d’un des charognards avec la partie cloutée du manche de sa hache,
puis, tandis qu’il s’éloignait en chancelant, il lui asséna un méchant coup de pied dans les
côtes. Un autre de ces monstres se jeta sur son bras levé et l’enserra avec la force d’un étau, en
refermant ses crocs sur le brassard de fer qui protégeaient son avant-bras.
— Je t’ai déjà dit que je n’étais pas au menu, rugit-il en écrasant les lourds canons de son
pistolet sur la tête du charognard.
Du sang coulait à flots de sa peau entaillée. Sur le côté de sa tête, l’oreille jadis pointue de la
créature pendouillait, réduite à l’état de pulpe. Pourtant la goule s’obstinait désespérément.
Brokrin aperçut un autre de ces charognards qui contournait celui dont il essayait de se défaire
pour le prendre de flanc. À moins qu’il parvienne à se libérer rapidement de la première goule,
il ne pourrait rien faire pour contrer la seconde.
Avant la goule ne se jette sur Brokrin, elle fut elle-même attaquée. Poussant un cri de guerre
Djangas planta son couteau dans la poitrine de la créature, puis tourna brusquement la lame
afin d’élargir la blessure avant de retirer son arme. La goule tenta de répliquer à coups de
serres, mais le chasseur et s’était déjà glissé derrière le charognard afin de l’égorger. Dans un
dernier sifflement guttural le monstre s’affala sur le pont.
L’intervention du nomade, avait donné à Brokrin le temps qui lui manquait. Les coups
répétés de son pistolet contre le crâne de la bête finirent par faire prendre conscience à la goule
qu’elle souffrait. Elle arrêta finalement d’essayer de transpercer l’armure avec ses dents puis
se tortilla pour échapper à l’emprise du duardin. Dès que Brokrin sentit se relâcher l’étreinte
sur son bras, il enfonça l’extrémité de sa hache dans le ventre de la créature. Le monstre, pris
de nausées, s’éloigna en titubant et se mit à gémir comme un corniaud qui venait de se faire
fouetter. Brokrin n’eut pas à le poursuivre. En s’éloignant de lui, le charognard s’exposa à un
nouveau danger. Un coup de feu tiré depuis le Dragon de Fer, qui planait toujours au-dessus
d’eux, le toucha et il s’écroula, la tête réduite en bouillie.
Il ne restait plus beaucoup de charognards maintenant. Pris entre les tirs venant du dessus et
les assauts des arkanautes de Gotramm, la féroce kyrielle avait été décimée. Les bêtes
n’essayaient plus de sortir de la cale. Elles s’étaient avérées incapable de faire face aux salves
courroucées des crache-tonnerre de Drumark. Mais alors que le flot des créatures semblait se
calmer, une nouvelle vague s’invita dans la bataille.
Une série de bruits sourds et de claquements féroces monta depuis le pont inférieur. Une
plaque de fer se souleva, défoncée de l’intérieur par une force prodigieuse. Un second impact
encore plus violent finit par déboulonner la plaque et un trou béant apparut alors.
— Qu’est-ce donc que cette nouvelle diablerie ? Tous à la poupe ! ordonna Gotramm à ses
arkanautes en rechargeant son pistolet.
— Restez en alerte, ajouta Brokrin. C’est peut-être un piège pour détourner notre attention.
Avant même que les duardins aient le temps de se replier vers les hauteurs, une nouvelle
meute de goules, féroces et affamées, se déversèrent de la cavité fraîchement révélée. Brokrin
s’avança pour repousser les monstres mais il perdit soudain l’équilibre. Le pont tremblait à
nouveau. Une seconde, puis une troisième plaque métallique du pont, furent propulsées vers le
ciel. La cavité étroite s’était transformée en fosse béante.
Une forme cauchemardesque en sortit, en rampant.
— Par la Barbe de mes Ancêtres, dit Gotramm, bouche bée tandis qu’il observait avec
horreur cette chose rampante.
Les autres arkanautes, choqués eux aussi, se replièrent précipitamment afin de s’éloigner de
cette grotesque abomination.
Brokrin éprouvait la même révulsion qu’eux. Ce qu’il avait trouvé de particulièrement
répugnant chez les goules, c’était qu’elles étaient des versions abâtardies d’êtres humains.
Mais ce monstre massif qui rampait devant leurs yeux n’avait pas la moindre ressemblance
avec un homme. Il était totalement bestial, sa carcasse monstrueuse était recouverte de
fourrure noire et galeuse à l’exception de ses mains, de ses pieds et de sa peau qui étaient
sombres et tannés. Ses pieds étaient tordus et dotés d’orteils griffus.
Son visage était ramassé, doté d’un large museau et des crocs pointus dépassaient de ses
lèvres tendues. Il était doté d’un nez épaté dont les narines semblaient dilatées, ses yeux de
fouine étaient profondément enfoncés dans leurs orbites. Ses mains étaient réduites à l’état de
simples moignons qui trônaient à l’extrémité de longues ailes de cuir. Le plus absurde, c’était
que cette créature animale portait, drapée autour de sa poitrine, une chemise de soie fine, ainsi
qu’un col à jabot très travaillé. Elle arborait aussi des bijoux qui luisaient le long de ses
longues oreilles, semblables à celles d’une chauve-souris. Pour couronner le tout, elle portait
une ceinture de velours autour de la taille.
L’énorme bête s’extirpa des profondeurs de l’épave à l’aide de ses doigts griffus. Elle
plissait les yeux de dépit en regardant le ciel, maudissant le moindre rayon de soleil parvenu à
se faufiler jusqu’au Jabot du Serpent. Le nez de la créature se creusa de petites rides tandis
qu’elle humait l’odeur de la bataille. L’espace d’un instant elle fixa Gotramm et les autres
corsaires qui faisaient face à un nouvel afflux de goules, puis elle pivota brusquement et
dévisagea Brokrin de son regard écarlate.
Un horrible rictus défigura le visage bestial de la créature. Elle leva ses ailes griffues et
Brokrin eut l’impression d’avoir affaire à un duelliste qui provoque son ennemi.
L’horrible bête se précipita sur Brokrin. Étonamment rapide malgré sa taille immense, elle
le pertuta et le projeta en arrière. Il s’affala sur le côté du rouf, sonné et le souffle coupé. À
l’aide d’un de ses doigts crochus, la bête souleva son heaume et le fit pivoter. Il sentit son
haleine froide et rance sur son visage tandis que la créature se penchait vers lui. Sa longue
langue, semblable à celle d’un loup, léchait ses crocs luisants tandis qu’une lueur affamée
enflait dans ses yeux de fouine.
— Aidez le capitaine ! cria Drumark, sa voix provenait du cuirassé flottant au-dessus de
l’épave.
Des coups de feu tonnèrent sur le pont, les duardins essayant de provoquer la bête chauve-
souris et de l’effrayer afin qu’elle retourne dans la cale. Les combattants étaient trop près pour
tenter des tirs directs.
— Aidez le cap’taine Brokrin, dit Gotramm, répétant le cri du sergent.
Il redoubla d’efforts pour se dégager des goules qui l’entouraient, mais les charognards
étaient beaucoup trop nombreux pour être vaincus si aisément.
Brokrin devait faire face à l’ennemi seul.
Le monstre poussa un hurlement de douleur, il venait de tâter le fer duardin. Brokrin, bien
que repoussé par son ennemi, tenait toujours fermement sa hache. Il l’enfonça dans le ventre
de la bête et scia pour le taillader. Les coupures étaient peu profondes mais suffisamment
douloureuses pour entraver l’attaque du monstre chauve-souris. L’espace d’un instant sa force
prodigieuse fléchit et fournit à Brokrin l’ouverture dont il avait besoin.
La lourde botte du capitaine s’écrasa sur le pied du monstre en produisant un bruit d’os
broyés des plus satisfaisants. La bête pivota pour ne pas prendre appui sur sa patte blessée et
prêta ainsi le flanc à une attaque plus sévère. Maintenant que le monstre ne s’appuyait plus
directement sur lui, Brokrin pouvait amplifier ses gestes et frapper son corps plus largement
avec sa hache. Il pivota le bras vers l’arrière et abattit son arme selon une trajectoire courbe.
La hache trancha au travers de la créature, se taillant un chemin à travers la chair et les os,
fracturant les côtes tandis qu’elle poursuivait sa descente acérée.
Le hurlement de douleur se transforma en un gémissement perçant. La bête délogea
brusquement sa griffe, qui était toujours coincée sous le heaume de Brokrin. Ce mouvement
lui fit lâcher l’armure et propulsa Brokrin en avant. Il s’écrasa tête la première contre le pont,
mais se remit rapidement sur le dos. La bête chauve-souris lui bondissait déjà dessus,
mâchoire entrouverte et yeux animés par la soif de tuer. La hache de Brokrin percuta le
monstre en plein mouvement, s’enfonçant profondément dans son épaule tandis qu’elle tentait
de l’écraser contre le pont.
— Gens du ciel, tu regardes ! Chuitsek courage !
Ignoré par les goules, à présent aux prises avec les duardins Djangas avait pu redescendre
sans encombre du promontoire où il s’était réfugié. Les charognards ne l’avaient pas encore
encerclé, il était donc en mesure de combattre ou de fuir. Il avait choisi de combattre afin de
montrer aux Kharadrons à quel point il était valeureux.
Djangas poussa un cri de guerre tribal au moment de rallier Brokrin pour l’aider. Tandis que
le capitaine enfonçait un peu plus sa hache dans l’épaule de la bête, le nomade sauta sur son
dos recouvert de fourrure et planta son couteau dans le cuir galeux. Une lymphe épaisse et
pétillante s’écoula des blessures, un véritable bouillon de décomposition et de mort.
La bête chauve-souris poussa un second cri perçant : animée autant par la rage que par la
douleur elle se mit à battre éperdument des ailes. Elle éjecta de son dos Djangas qui tomba à la
renverse sur le pont. Quant à Brokrin, la créature l’envoya glisser en travers du pont d’un
simple coup de griffe.
Tournoyant vers le trou béant que la bête chauve-souris avait créé, Brokrin n’arrivait pas à
stopper sa course. Il tenta de s’agripper à une des plaques de métal froissé du pont, aux abords
du trou, mais sa main glissa. L’instant suivant, il entamait sa chute vers l’obscurité de la cale.
D’un mouvement désespéré de sa hache, il parvint à écarter le danger. Accroché au bord de la
cavité grâce à sa lame, Brokrin se balançait à droite et à gauche. Du coin de l’œil, il pouvait
apercevoir un charnier en contrebas.
Grâce aux quelques rayons qui perlaient à travers les ouvertures du pont supérieur, Brokrin
constata que la cale du Brise-Orage était en aussi mauvais état que la cabine du capitaine. Que
ce soit parce par la violence du naufrage avait tout décroché ou bien parce que les nomades
l’avait mis à sac, tout ce qui dans la cale n’avait pas été solidement attaché était sens dessus
dessous. Les fûts et les tonneaux étaient désintégrés, les boîtes et les caisses brisées en
morceaux. Les sacs de provisions étaient déchirés et éparpillés, la bière et le rhum formaient
une mare trouble d’un côté de la cale. Tandis que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, son
attention fut attirée par les os éparpillés dans les débris : il y avait des os rongés et scarifiés par
les crocs qui les avaient rongés, des os brisés par des griffes qui avaient essayé d’atteindre la
moelle. C’était bien la tombe de l’équipage du cuirassé.
Un grognement sauvage fut le seul avertissement que reçut Brokrin. Quelques goules
s’étaient attardées dans la cale. En apercevant le capitaine duardin suspendu sans défense au-
dessus de leurs têtes, les monstres se frayèrent un passage dans l’obscurité et sautaient pour
l’atteindre. Il agita ses jambes suspendues dans le vide, donnant des coups de pied en tous
sens. L’un d’entre eux fit mouche, sa botte s’écrasa contre le visage d’une goule qui lui sautait
dessus. L’impact de sa botte contre la tête de la créature fit tressauter Brokrin, juste assez pour
l’obliger à empoigner sa hache différemment. Ceci fit glisser imperceptiblement la lame qui se
délogea alors de son précaire emplacement sur le bord. Brokrin poussa un cri tandis qu’il
plongeait vers les ténèbres morbides.
Le duardin heurta le fond de cale, en plein dans la mare de rhum, et éclaboussa les murs
autour de lui. Brokrin sentit l’impact de sa chute amorti par le charognard qu’il avait
assommé. Cette goule s’était trouvée juste sous lui au moment de sa culbute, et le poids de son
armure lui avait brisé les vertèbres. Un autre charognard, tapi dans l’obscurité, bondit vers lui
mais il le repoussa d’un revers de sa hache. La créature porta ses mains griffues à son visage
en ruine et s’enfuit à toute vitesse.
Brokrin se relevait lorsque la faible lumière qui filtrait jusqu’à la cale disparut. Il leva les
yeux et vit la bête chauve-souris qui le dévisageait depuis le pont supérieur. D’un geste rapide
d’une de ses aile, elle projeta un objet volumineux dans sa direction. Il eut juste le temps de
rouler sur le côté : le corps mutilé de Djangas percuta le plancher de la cale. Le chasseur était
sûrement mort avant que la bête ne le parachute dans la cale. Personne n’aurait survécu à une
telle morsure ; la bête avait arraché une bonne partie du cou de l’humain, avec ses dents.
Brokrin jeta un regard noir à la bête assassine tout en tapotant du pouce sur le manche de
sa hache.
— Qu’est-ce que tu attends, espèce de bâtard nécrophile ? Viens donc déguster le dessert.
Allez viens donc me croquer si tu l’oses !
Le monstre couvert de fourrure se jeta dans la cale, fondant sur Brokrin les ailes écartées.
Balayant de sa hache la mare d’alcool dans laquelle il se tenait, le capitaine projeta le liquide
piquant dans les yeux l’horreur volante. La créature fit une embardée et percuta ce qui restait
du plafond de la cale. Sa tête heurta bruyamment le toit, puis la bête retomba vers le sol en
tourbillonnant sur elle-même.
La hache de Brokrin était fin prête. Un reflet métallique accompagna sa courbe mortelle
tandis que la lame sectionnait l’aile de chauve-souris. La lame brisa l’os, le membre mutilé
pendouillait lamentablement dans sa membrane de cuir. Le vol du monstre devint une vrille
chaotique. Il s’écrasa contre le sol incliné de la cale, pulvérisant des tonneaux sous l’élan de
sa masse.
Le capitaine duardin se rua sur la créature mutilée, mû par la cadence vengeresse qui
tambourinait dans sa poitrine. Un sentiment de vengeance non seulement à l’égard de
l’équipage profané du Brise-Orage, mais aussi à l’égard du chasseur humain que ce démon
avait massacré. Quel que soit le degré de la rancune de Barak-Urbaz vis-à-vis du monstre,
Brokrin avait maintenant lui aussi un compte à régler avec lui.
Tandis que la bête chauve-souris essayait de se relever, elle reçut un coup de hache qui
sectionna les os de sa jambe. Le monstre s’affaissa sur le côté en poussant des râles stridents
de sa gueule ensanglantée. En lui brisant la jambe, Brokrin avait immobilisé les deux membres
de son côté gauche. La bête en était donc réduite à s’effondrer au moindre effort, en agitant
ses membres avec frustration tandis qu’elle essayait de pivoter pour faire face au duardin.
Brokrin piétina les os de la jambe cassée à coup de bottes, il grimpa sur le dos du monstre et
le força à s’affaisser dans la mare de bière trouble qui recouvrait le sol. Il prit sa hache à deux
mains et observa le visage de la bête tandis qu’elle secouait la tête. La créature lui renvoya un
regard hargneux qui exprimait une haine infiniment supérieure à celle d’un simple animal.
— Lorsque tu pénétreras dans les Halls Gris, dis-leur que c’est Brokrin Ullissonn qui t’y a
envoyé, grogna le duardin en abattant sa hache sur le crâne de la bête.
Le monstre tressaillit sous l’impact et son sang de charogne gicla de sa blessure. Brokrin
grouina de dégoût et souleva sa lame pour porter un autre coup. Il frappa encore et encore la
tête du monstre, jusqu’à que la chose qui se tenait sous ses pieds soit silencieuse et immobile.
Levant son heaume pour essuyer le sang répugnant de la créature sur son visage, Brokrin
regarda en direction du cadavre de Djangas. Les charognards présents dans la cale lui étaient
déjà tombé dessus, déchirant le nomade de leurs griffes, engouffrant sa chair dans leur bouche
alignées de crocs. Le capitaine laissa échapper un hurlement outragé. Libérant sa hache du
crâne lacéré de la bête chauve-souris, il avança vers les goules.
Depuis l’ouverture qui le surplombait, il entendit tonner des armes à feu. Les charognards
furent projetés de côté sous les impacts de balles, et retombèrent parmi les débris. Au moment
où Brokrin s’avança, un dernier coup de feu claqua, aussitôt suivi de la voix furieuse
de Gotramm.
— Cessez-le-feu, les gars ! C’est le capitaine !
Gotramm se tenait au bord de la cavité. Il aggripait le bras d’un autre arkanaute en orientant
vers le haut l’arme de ce dernier. Le visage de Gotramm était recouvert de bleus, sa barbe
souillée de sang, mais lorsqu’il aperçut Brokrin marcher dans la lumière, un large sourire
illumina son visage.
— Nous pensions qu’ils t’avaient eu, lui cria Gotramm. Skaggi a aperçu la gigantesque bête
te poursuivre jusque dans la cale.
— Et ce fut là sa dernière erreur, répondit Brokrin. Avons-nous des pertes à déplorer ?
Gotramm secoua la tête.
— Quelques coupures et quelques égratignures. Rien qui justifie qu’un membre d’équipage
se voit attribuer une part supplémentaire pour incapacité.
Un silence gêné suivi la plaisanterie du corsaire, cela leur rappelait à tous qu’ils n’avaient
toujours pas fait de profit durant cette traversée.
— Je ne vois pas Djangas, dit Gotramm. Il a dû prendre ses jambes à son cou durant le
combat. J’imagine qu’à l’heure qu’il est, il doit déjà s’approcher du campement de la tribu. Ce
n’est pas plus mal. Je commençais à en avoir marre de devoir le surveiller.
Brokrin secoua tristement la tête.
— Plus personne n’aura à le surveiller, dit-il, en pointant vers le corps du nomade. Mais ne
propageons pas la rumeur qu’il a fui du combat. On ne peut lui enlever ça. Il m’a aidé à
combattre ce monstre et m’a donné l’avantage dont j’avais besoin au moment crucial.
— J’ai mal jugé cet humain, admit-il en hochant la tête. Je croyais que c’était un pillard
dénué d’honneur ou de courage. Je retire les choses que j’ai dites à son propos ainsi que les
mauvaises pensées que j’ai eues à son égard. Il ne méritait pas mon mépris
Il prononça ces mots sur un ton funèbre tandis qu’il regardait le cadavre du nomade. .
— Une leçon durement apprise est toujours difficile à supporter, dit Brokrin à Gotramm. Il
faut toujours juger les gens à l’aune des qualités qu’ils démontrent et non des qualités qu’on
leur prête.
Le corsaire mit la main sur le canon de son pistolet, un geste de respect ancestral envers un
camarade tombé au combat.
— Une leçon durement apprise, dit-il en répétant les mots de Brokrin. Il reporta son regard
sur le capitaine. Par où pourrions-nous vous sortir de ce trou ?
Brokrin prit une lampe à amadou à sa ceinture et l’alluma. Avec précaution, il se retourna et
laissa la lumière illuminer la cale ravagée.
— Pas de traces d’échelles ni d’escaliers, cria-t-il vers le haut en direction de Gotramm. Le
peuple-chacal a dû grimper aux poutres pour atteindre le pont.
— Nous allons chercher les cordes et vous sortir de là, promit Gotramm. Il fit un pas en
arrière et transmit ses ordres aux arkanautes.
Brokrin n’accorda que quelques secondes d’attention aux arkanautes tandis qu’ils se hâtaient
d’organiser son sauvetage. La cale obscure où il se trouvait mettait tous ses sens en alerte.
Quelque chose lui faisait froid dans le dos, comme si une menace le guettait. Il ne cessait de se
retourner vers la bête chauve-souris morte pour observer sa carcasse, à l’affût du
moindre mouvement.
Une pile de boîtes écrasées chancela et quelques une dégringolèrent. Brokrin fit volte-face,
serrant des deux mains le manche de sa hache. Il regretta de ne pas avoir demandé à Gotramm
de trouver son pistolet à salve pour le lui lancer. Il n’était guère enchanté à l’idée de
progresser dans l’obscurité afin de découvrir ce qui s’agitait derrière les boîtes.
— Qui est là ? lança Brokrin. Il avait parlé sous l’effet de la tension nerveuse, car il ne
s’attendait pas à une réponse. Celle qu’il reçut lui infligea un choc comparable à celui qu’il
avait ressenti à la vue de la bête chauve-souris rampant sur le pont.
— Ici. La réponse était quasiment inaudible, à peine plus forte qu’un murmure. Au premier
abord, Brokrin pensa que c’était le fruit de son imagination. Mais la voix se répéta, avec
encore moins d’intensité cette fois.
Brokrin serra les dents et refoula sa peur de l’inconnu. Il se précipita en direction du son et
commença à déplacer les boîtes empilées. C’était une voix. La voix de quelqu’un d’affaibli,
de blessé.
Mais par-dessus tout, c’était la voix d’un duardin.
Gotramm aida ses arkanautes à hisser le duardin presque inconscient sur le pont. Il fit signe
aux corsaires de reculer, puis il s’agenouilla pour vérifier s’il décelait un quelconque signe de
vie dans ce corps prostré.
— Faites redescendre la corde jusqu’au cap’taine, leur dit-il. Je ne veux pas qu’il reste
coincé là-dessous une minute de plus que nécessaire.
Gotramm se baissa pour attraper le poignet du duardin, il voulait prendre son pouls. Il le
trouva, il était faible mais régulier.
— Tu penses qu’il va s’en sortir ? demanda Skaggi qui s’était approché pour voir par lui-
même comment le survivant allait.
— Je ne m’explique pas comment il a réussi à passer inaperçu des mangeurs-de-chairs, dit
Gotramm. Cela doit faire un bon moment qu’il est là-dessous. Vu la chance qu’il a eue
jusqu’ici ce serait cruel de l’abandonner maintenant.
Le corsaire secoua la tête.
— Un protégé des dieux, affirma Skaggi d’un ton presque agressif.
Le sang de Gotramm ne fit qu’un tour, écœuré par la pensée qui venait de lui traverser
l’esprit : un survivant réduisait en effet considérablement la valeur des biens récupérés sur
l’épave du Brise-Orage par le Dragon de Fer.
— C’est extraordinaire que le capitaine l’ait entendu appeler. À quelques minutes près, nous
aurions extrait Brokrin de la cale et alors il n’y aurait plus eu personne aux alentours pour
l’entendre, dit Gotramm.
Skaggi grimaça à l’écoute du ton sarcastique de Gotramm.
— Je ne pensais pas à mal, dit-il. Je me disais juste que le coup de chance de ce gars-là
représentait un drôle de coup du sort pour le capitaine. Il est certain que ces extraordinaires
coïncidences vont faire s’amplifier les commérages qui courent sur les docks à propos du
Fléau de Ghazul et ce genre de balivernes. Son visage prit une expression angélique. Je ne me
préoccupais que de la réputation du Dragon de Fer.
Gotramm poussa un grognement. Il ne gobait pas cette explication. Skaggi ne se préoccupait
que de leurs profits, ni plus ni moins. Cependant il décida de ne pas insister. Il détourna son
regard du logisticateur et s’aperçut que l’on avait hissé Brokrin hors de la cale.
— Préparez-vous à faire descendre le matériel d’hélitreuillage, lança Brokrin aux membres
d’équipage qui observaient depuis le pont du Dragon de Fer.
Gotramm vit Horgarr hocher la tête et se précipiter pour exécuter l’ordre.
— Il faut que nous fassions monter ce gars à bord afin de le confier aux bons soins de Lodri
le plus tôt possible, dit Gotramm à Brokrin.
— Lodri n’est pas le meilleur des guérisseurs, protesta Skaggi. C’est avant tout un aide-
artificier. Il n’a pas vraiment les compétences nécessaires pour le maintenir en vie.
Gotramm grimaça en regardant le logisticateur.
— À moins que le cap’taine dise le contraire, on va faire de notre possible en tout cas. Il
regarda à nouveau Brokrin et attendit son assentiment.
— Je ne sais pas combien de temps il est resté enterré là-dessous sans boire ni manger, dit
Brokrin. Et même si Lodri ne peut pas grand-chose pour lui, nous ferons tout ce que nous
pourrons.
Une idée germa dans l’esprit de Gotramm à l’évocation de la nourriture et de la boisson.
Mettant la main à sa ceinture, il en détacha une flasque de bière-tonnerre. Soulevant la tête du
survivant, il lui entrouvrit les lèvres et versa un peu du liquide âpre dans sa bouche. Le
duardin toussa, un soupçon de couleur colorait déjà sa peau blême.
Brokrin regarda et attendit de voir si cette lampée suffirait à ranimer un peu le survivant,
mais il redevint pâle comme un marbre funéraire.
— Il y a tant de questions que j’aimerais lui poser, soupira-t-il.
— Quelle que soit l’histoire qu’il a à raconter, quoi qu’il soit arrivé à son bateau, il nous
faudra patienter avant de l’entendre, Qu’en est-il du reste de l’équipage ? demanda Gotramm.
Il tourna la tête et regarda la sombre ouverture béante dans la cale.
— Nous allons rassembler leurs os et les apprêter afin de les ramener à Barak-Urbaz, dit
Brokrin. C’est bien la moindre des choses que nous puissions faire pour eux.
— J’espère bien ne pas être à moins d’une lieue de Barak-Urbaz quand ils vont récupérer
cette livraison, commenta Skaggi. Le capitaine regarda le logisticateur de travers.
— Effectivement le profit de cette transaction va être bien maigre, si je puis dire, lui
répondit Brokrin. Mais je puis t’assurer qu’ils apprécieront cette opportunité de rendre
hommage à leurs morts.
Skaggi souleva le collier de la goule qui l’avait attaqué et le secoua en même temps qu’il
répondait à Brokrin.
— Ils voudront se venger et trouver un bouc émissaire sans plus y réfléchir. Leur rendre ça
ne va pas suffire. Il tourna la tête pour observer le treuil tandis qu’il descendait du pont du
Dragon de Fer et que les corsaires de Gotramm attachaient le survivant inconscient
au brancard.
— S’il s’en sort il se pourrait bien que je sois capable d’en tirer un p’tit profit. Si c’est
quelqu’un d’important nous pourrions avoir une récompense qui nous rembourserait de ce
détour… et de ce contretemps.
Gotramm lança un regard furieux au logisticateur.
— Nous ne sommes pas des vautours, tournoyant dans le ciel en attendant de se nourrir de la
misère des autres.
— Nous ferions bien de trouver autre chose pour nous nourrir alors, lui dit Skaggi. Peut-être
as-tu oublié Djangas. Lorsque nous l’avons embarqué nous en sommes devenus responsables.
Maintenant que l’humain est mort, il va falloir payer un wergeld à Kéro. Comme il s’agissait
de son propre fils, le chef pourrait exiger dix fois son poids en acier comme compensation.
Gotramm acquiesça.
— Et nous nous en acquitterons, dit-il d’une voix sombre.
— Bien sûr que oui, dit Skaggi. Les contraintes du Code stipulent clairement que nous ne
sommes pas seulement responsables de l’humain mais aussi du traité commercial avec les
Chuitseks. S’ils font preuve d’hostilité, alors chaque duardin de notre flotte devra subir la
perte des profits futurs afférents à la perte de ce traité.
Le logisticateur regarda Gotramm d’un air renfrogné.
— T’es-tu seulement demandé comment nous allons bien pouvoir payer notre dette alors
que cette traversée n’a pas généré assez de profits pour couvrir le coût des provisions, du
carburant ou même seulement des munitions ?
Gotramm marmonna dans sa barbe, incapable de formuler un argument qui aurait invalidé
l’inquiétude légitime de Skaggi. Ils allaient devoir payer Kéro et, vu l’état de leurs finances,
ils n’étaient même pas vraiment certains de pouvoir le faire.
— Nous trouverons une solution, déclara Brokrin. Les Kharadrons honorent leur
engagement. Seuls les nigauds laissent courir l’intérêt d’une dette.
Thurik, le lieutenant de Gotramm, l’éloigna de la conversation en lui tapant sur l’épaule.
— Il est prêt, lui dit l’arkanaute à la barbe rousse en montrant le treuil.
Le survivant était ligoté comme une dinde de l’Ascension-Festival, bardé d’une quantité de
sangles et de boucles. Il semblait impossible qu’il pût glisser une fois qu’on commencerait à le
hisser dans les airs. Gotramm s’apprêtait à donner le signal de la main à l’équipage du Dragon
de Fer afin qu’ils commencent à le remonter mais il s’interrompit soudainement. Il pensa à la
responsabilité qu’avait évoquée Brokrin concernant Djangas, une responsabilité que ce celui-
ci avait assumée personnellement. Si Brokrin pouvait ressentir un tel sens du devoir envers un
humain, alors lui, Gotramm, devait en ressentir encore plus à l’égard d’un duardin.
S’approchant du survivant, Gotramm inspecta minutieusement les attaches qui le
sécurisaient, puis il s’assura que tout était bien serré et qu’aucune des sangles n’était usée.
Satisfait il leva à nouveau la main pour donner le signal.
Il avait toujours la main levée lorsqu’il sursauta. Des doigts fébriles s’étaient accrochés à sa
jambe. Des mots inaudibles parvinrent à ses oreilles. Baissant les yeux, il s’aperçut qu’une
lueur de lucidité s’était allumée chez le survivant. Ses yeux étaient grand ouverts et animés
d’une sorte de frayeur frénétique. C’était compréhensible s’il s’imaginait être encore
prisonnier des débris et entouré de charognards mangeurs de chair. Cependant, les mots qu’il
prononça prouvèrent qu’il était bien conscient d’avoir été secouru.
— Ne m’évacuez pas sans mon coffret, dit le survivant d’une voix râpeuse, les yeux
implorants. Il serra plus fermement encore la jambe du corsaire. Mon coffret. Dans la cale.
Mon coffre.
Gotramm posa une main sur la poitrine du duardin pour le rassurer.
— Je vais le récupérer, lui dit-il. Maintenant il faut vous reposer.
Mais cela ne suffit pas à apaiser le survivant. Son étreinte se fit plus forte, sa voix plus
désespérée.
— Mon coffret. N’abandonnez pas mon coffre !
L’effort intense qu’il fit pour dire cela le fit tousser et il frissonna des pieds à la tête.
Il s’affala à nouveau sur le brancard. Thurik s’approcha et força sa main crispée à lâcher la
jambe de Gotramm. L’instant d’après, l’équipage du Dragon de Fer le hissait loin de l’épave.
— Enfin une chose pour laquelle nous pouvons remercier les dieux, affirma Brokrin tandis
qu’il regardait le treuillage du survivant. Au moins, il est vivant.
— Quelle était donc ce délire concernant un coffre ? se demanda Skaggi à voix haute, tout
en hochant la tête.
— Sans doute quelque chose qu’il a perdu dans la cale. En tout cas, c’est ce qu’il a dit. Cela
avait l’air important pour lui, répondit Gotramm en haussant les épaules.
— Vu l’état de cet endroit il me semble que la seule chose importante concernant cette cale,
c’est de s’en éloigner le plus vite possible, dit Skaggi, en regardant Brokrin. Comme tu dis, il
est vivant. Mais son cerveau semble ramolli.
Il tapota sa tempe et roula les yeux au ciel. Lorsque son regard se posa à nouveau sur
Gotramm, il remarqua qu’il se dirigeait vers la cale.
— Ne me dis pas que tu vas redescendre ? dit-il sur un ton moqueur.
Gotramm, la mine sévère, sourit à Skaggi.
— Je lui ai dit que j’allais le faire, affirma-t-il. On a bien le temps, capitaine ? demanda-t-il
à Brokrin.
— Il nous faut encore récupérer les ossements de l’équipage ainsi que le corps de Djangas,
grogna Brokrin. Ça ne nous laissera pas beaucoup de temps pour partir à la recherche de quoi
que ce soit d’autre. Mais je n’ai pas remarqué de coffre lorsque j’ai rassemblé leurs os.
— Dans ce cas-là, c’est ce que je lui dirai, dit Gotramm. Mais après y avoir jeté moi-même
un coup d’œil.
Gotramm passa de la théorie à la pratique. Empoignant la corde qui pendait toujours dans la
cale, il descendit en rappel dans l’obscurité menaçante. Tandis qu’il éclaboussait les alentours
en pataugeant dans les restes de bière qui couvraient le sol, il mit la main à sa ceinture et
enclencha l’interrupteur qui dépassait du côté de la lampe à amadou qu’il portait. Le
mécanisme projeta une lueur puissante au travers de ses volets de cristal. Gotramm utilisa la
lampe pour s’orienter et commença à progresser à travers les débris.
Bien qu’il ne fût pas prêt à l’admettre à Skaggi, Gotramm avait autant de doutes que lui
concernant l’existence du coffret du survivant. Pourtant il lui avait donné sa parole et il avait
bien l’intention de la tenir, du mieux qu’il pouvait. Au-dessus de sa tête il entendait ses
compatriotes qui évacuaient l’épave. Il savait qu’il avait peu de temps pour exécuter sa
mission correctement, il fallait qu’il adopte la bonne tactique.
Brokrin avait déjà effectué une fouille de la cale et l’avait mise sens dessus dessous dans le
but de récupérer les os de l’équipage. Les os empilés formaient une pile bien ordonnée à côté
du corps de Djangas. Gotramm ne voyait pas d’autre os abandonnés, ce qui confirmait que la
fouille du capitaine avait été vraiment minutieuse. Ceci signifiait donc que si le coffret était
bien réel, alors il était sûrement enfoui dans un coin obscur qu’il avait omis d’inspecter.
Gotramm regarda en direction de la masse inerte de la bête chauve-souris. S’il y avait un
coin à éviter, c’était bien celui-là. Il mit une main sur la crosse de son pistolet et commença à
inspecter la carcasse de près, tout en scrutant le sol et les murs alentours. Chaque seconde de
plus passée trop près de la chose lui procurait des démangeaisons à la barbe. Même mort, il se
dégageait du monstre une atmosphère délétère.
Son inspection se termina sans résultats. Il s’éloigna de la carcasse à reculons, mal à l’aise à
l’idée de lui tourner le dos. Il se dirigea ensuite vers l’endroit où le plus grand nombre de
mangeurs de chair étaient tombés. À l’inverse de leur chef hideux, les goules étaient
suffisamment décharnées pour que Gotramm parvienne à les pousser de côté sans efforts. Il
repoussait leurs restes ensanglantés qui finissaient par s’amonceler contre le cadavre de la bête
chauve-souris. Il inspecta minutieusement le sol où était étendus les cannibales mais ne
découvrit rien sauf un os de doigt que Brokrin avait oublié durant la fouille.
Gotramm soupira et secoua la tête. Il se sentit bête. L’endroit le plus logique où chercher le
coffret n’était pas le plafond ou bien sous les cadavres. C’était le coin où Brokrin avait trouvé
le survivant. Il était logique que Brokrin n’ait pas accordé beaucoup d’attention à cet endroit
tandis qu’il recherchait les ossements, car les mangeurs de chair n’y avaient en fait pas mis
les pieds.
Gotramm se reprocha de ne pas y avoir pensé plus tôt : il aurait pu ainsi s’épargner le plaisir
douteux d’avoir à dégager les mangeurs de chair à coups de pieds. Il se dirigea vers l’endroit
où le tas de caisses était placé auparavant. La plupart d’entre elles avaient été retournées
lorsque Brokrin en avait extrait le rescapé, mais il en restait quelques tas qu’il pouvait
encore inspecter.
De courts instants passèrent puis Gotramm s’interrompit et se retourna anxieusement. Un
bruit, une petite musique d’avertissement qui le titillait aux frontières de sa conscience le fit
s’éloigner de son labeur. Il fit pivoter sa lampe pour illuminer la cale, ses rayons se
réfléchirent dans les flaques de bière, projetant des ombres lugubres au-delà des cadavres
monstrueux et de la cargaison pulvérisée.
Gotramm mâchouilla sa moustache et s’admonesta silencieusement pour s’être laissé
emporter par son imagination. Le son qu’il avait entendu devait être celui de l’équipage qui
quittait l’épave. C’était un rappel du fait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps pour
terminer sa fouille. Obstinément, l’arkanaute se remit au travail : il poussa sur le côté un tas de
boîtes et de caisses et vérifia si elles ne dissimulaient pas un type de coffre.
À nouveau, il ressentit cette sensation angoissante, il avait les nerfs à fleur de peau.
Gotramm s’arrêta et regarda aux alentours. Son sentiment de malaise s’accentua, devint
lancinant et fit s’accélérer son pouls. Il dut faire un réel effort pour reprendre sa fouille et jeter
un autre coup d’œil aux derniers coins et recoins. Lorsqu’il s’y remit, la lumière de sa lampe à
amadou se déposa sur un petit objet métallique d’une vingtaine de centimètres de long et de
dix centimètres de large, un gros verrou de bronze fermait son couvercle et quatre pieds trapus
dépassaient de sa base. Le survivant n’était donc pas fou… Un coffret était effectivement
présent dans la cale, et c’était sans aucun doute celui-ci.
À peine Gotramm eût-il récupéré la boîte qu’un fort bruit d’éclaboussures résonna dans la
cale. Le corsaire fit volte-face en tirant son pistolet de l’étui à la vitesse de l’éclair. La lampe à
amadou accrochée à sa ceinture projetait son halo sur une horrible forme bestiale.
La bête chauve-souris était toujours vivante.
Elle plongea vers Gotramm, essayant de l’atteindre de l’une de ses ailes griffues.
L’arkanaute, choqué, fit un mouvement de retraite et aperçut la raison du retour à la vie de la
créature. Sa fourrure était barbouillée de sang, éclaboussée par les corps déchiquetés des
goules qui s’étaient amoncelés sur elle. Et là, devant ses yeux, il voyait ces taches sombres
rétrécir et être absorbées à l’intérieur du corps grotesque du monstre. Cette créature était un
démon vampirique dont la vie s’était renouvelée grâce au sang de ses propres sous-fifres. Elle
recherchait maintenant une source plus fraîche pour accélérer sa guérison, pour ressouder les
os de la jambe brisée qui traînait sur le sol, pour réparer l’aile mutilée qui pendait mollement à
son côté.
Gotramm regarda le pistolet dans sa main et pensa aux dégâts énormes que Brokrin avait dû
infliger à la bête pour l’achever la première fois. Ce pistolet semblait soudainement bien
faible, inconséquent face à la menace qui le toisait. L’idée lui traversa brièvement l’esprit de
crier alerte à ses camarades mais cela aurait pu pousser le vampire vers eux et l’envoyer
dévaster le pont du cuirassé avant même qu’ils puissent mettre leur stratégie de défense au
point. Il regarda par-delà le monstre, à l’endroit où la corde pendait dans la cale. Si seulement
il pouvait dépasser la créature et atteindre cette corde…
Gotramm se souvint de ce que Brokrin avait dit à propos de l’aversion qu’éprouvait la bête
pour la lumière, il chercha donc à exploiter cette faille. Calant le coffret sous son bras, il
décrocha rapidement la lampe à amadou de sa ceinture et la projeta contre la bête chauve-
souris. Son but était tout simplement de l’aveugler. Mais le monstre, d’un coup de griffe,
écrasa la lampe qui fonçait vers lui, comme une mouche. La lampe heurta le mur et une
cascade d’étincelles se refléta à la surface des flaques de bière et de rhum gaspillés. Des
flammes bleues crépitèrent le long de la cale tandis que l’alcool prenait feu.
La bête chauve-souris recula de douleur, poussant des cris stridents à la vue des flammes
bondissantes. Gotramm profita de cette diversion, la dépassa et se précipita vers la corde. Il
l’attrapa et commença à se hisser quand le monstre le chargea. Il sentit une haleine fétide
contre son visage tandis qu’il pivotait et appuyait le canon de son pistolet contre la poitrine du
monstre.
La bête vampirique poussa un cri torturé si puissant que même l’aboiement du pistolet fut
noyé sous le bruit. La balle avait perforé sa chair putréfiée sans faire beaucoup de dégâts, mais
l’étincelle qui jaillit du canon qui causa sa perte. Avant que le sang des goules ne la régénère,
la carcasse de la bête était restée étendue dans le bourbier imbibé d’alcool. Soudain, sa
fourrure trempée de bière et de rhum s’enbrasa sous l’effet de la flamme produite par le
pistolet de Gotramm. En l’espace d’un instant, le monstre fut transformé en une torche
hurlante, frappant de-ci de-là, aveuglé par la souffrance jusqu’à qu’il trébuche et tombe dans
les flaques embrasées à ses pieds.
Gotramm n’avait pas attendu son reste et avait escaladé la corde. À l’entrée de la cavité, il
fut rejoint par Brokrin et Thurik dont les visages exprimaient la plus grande confusion. Les
bruits de la bataille et le rugissement des flammes les avaient poussés à revenir en hâte.
Gotramm tendit fièrement le coffre à Brokrin et puis il laissa Thurik l’aider à remonter sur
le pont.
— Il y avait bien un coffre, dit Gotramm le sourire aux lèvres. Skaggi doit des excuses à
cette vieille branche.
Brokrin jeta un œil vers le petit coffre mais son attention fut attirée par la conflagration qui
couvait dans la cale.
— Que s’est-il passé là-dessous ? demanda-t-il.
La description que Brokrin avait faite de son combat avec la bête chauve-souris l’avait
impressionné et effrayé. C’était au tour de l’arkanaute de faire forte impression et d’être
félicité.
— Ton partenaire de dance est revenu pour une seconde passe, dit-il à Brokrin, un sourire
opiniâtre affiché sur son visage. Il ne s’est guère amélioré.
Brokrin secoua la tête.
— Tu me raconteras en détail quand nous serons en lieu sûr. Un cuirassé en ruine avec les
entrailles en flammes n’est pas le lieu idéal pour raconter tes hauts faits. C’est une bien piètre
tombe pour un duardin mais la seule que leurs ossements puissent espérer à présent. J’espère
seulement que quels que soient les dieux que les Chuitseks honorent, ils parviendront à
retrouver Djangas dans la fumée qui monte.
Gotramm sentit ses ailes coupées à l’évocation de leurs morts. Son sourire s’affaissa en une
grimace de peine. Il avait la capacité d’encaisser toutes sortes de blessures au combat mais ne
supportait pas les dommages infligés à sa fierté de duardin. Il suivit Brokrin et Thurik
silencieusement jusqu’à l’échelle que le Dragon de Fer avait abaissée à leur intention. Bien
qu’elle fût bien moins mouvementée, la montée de l’échelle fut plus ardue pour lui que ne
l’avait été son échappée de la cale embrasée. Tandis qu’il retournait sur le pont du Dragon de
Fer, on entendit l’équipage s’agiter. Drumark leur fit signe de regarder l’épave en dessous.
Gotramm se retourna à temps pour observer une forme colossale s’extraire de la cale. On ne
pouvait distinguer ses traits car la créature était enveloppée de flammes, mais Gotramm savait
que cela ne pouvait être que le monstre sur lequel il avait tiré. Telle une torche vivante, la
chose tituba à droite et à gauche quelques instants en gémissant de douleur. Puis, elle se
redressa en poussant un cri strident et assourdissant qui fendit l’atmosphère et força de
nombreux duardins à se boucher les oreilles. L’instant d’après, la bête s’effondrait : la dernière
trace de son effrayante vitalité s’était enfin évanouie.
Dans le lointain, l’écho de ce cri final revint vers le Dragon de Fer. C’est alors que
Gotramm s’aperçut que les deux cris n’étaient pas totalement identiques. Un peu comme le
même air mais joué sur un instrument différent. Il comprit alors que cet instrument était un
cor. Quelqu’un répondait au cri du monstre agonisant.
— Cela vient du sud ! s’exclama Mortrimm. Par Grungni, doit y en avoir des centaines !
Le navigateur se tenait debout sur la proue, il regardait avec sa longue-vue dans la direction
d’où le cri provenait. L’instant d’après, toutes les longues-vues et les lorgnettes du navire
pointaient dans cette direction et l’équipage chuchotait ses propres épithètes en observant le
spectacle que Mortrimm avait repéré.
Gotramm emprunta une lorgnette à Horgarr et aperçut une multitude de ces charognards
décharnés et bossus qu’ils avaient combattus sur l’épave, ils sortaient en faisant de grandes
enjambées des grottes et des crevasses, se faufilant à toute vitesse sur les rochers. D’autres
créatures semblables à des goules les suivaient, des monstres plus musculeux issus du même
moule que ces cannibales, mais dotés d’une stature plus imposante. Quelques-unes de ces
créatures chauve-souris sautaient de rocher en rocher ou bien planaient brièvement sur leurs
ailes de cuir entre deux affleurements. Quand le cor retentit à nouveau, Gotramm remarqua un
charognard blafard qui portait une tenue de chasseur en lambeaux. Près de lui, une bête
démoniaque à l’apparence malfaisante et déformée supervisait la horde cannibale en alerte,
tandis que de ses immenses griffes il arrangeait avec soin les parures décomposées qui étaient
suspendues à sa carcasse sinistre.
Skaggi reposa sa longue-vue. Le logisticateur frissonna.
— Tel un noble seigneur qui dirige une chasse à courre, dit-il.
Il frissonna à nouveau lorsqu’il se rappela du collier de fils d’or à sa ceinture, et le jeta
auusitôt sur le pont, comprenant très bien ce que ce seigneur particulier utilisait comme chiens
de meute.
— On ne retirera aucun profit en combattant ces bêtes-là, s’exclama Brokrin à l’attention de
son équipage. Nous dépenserons des munitions d’artillerie et nous perdrons du temps. Si
nécessaire, quand le survivant sera en mesure de nous parler, alors nous reviendrons et nous
les bombarderons dans leur trou afin d’assouvir toute la rancune qu’ils nous doivent.
La décision du capitaine soulagea visiblement Skaggi, son visage anguleux prenant presque
un air joyeux pour une fois. C’était aussi le cas de Gotramm. Ils n’étaient pas du genre à fuir
le combat, mais ni l’un ni l’autre ne souhaitait vraiment réitérer à plus grande échelle
l’altercation qui avait eu lieu dans l’épave.
La dernière vision que Gotramm eut des mangeurs-de-chairs fut celle d’une masse de
silhouettes informes rampant sur l’épave en hurlant en direction du Dragon de Fer tandis qu’il
poursuivait son ascension afin de rejoindre les autres frégates au-dessus du Jabot du Serpent.
CHAPITRE CINQ

Au-dessus des collines anciennes de Shadowfar, un immense pic rocheux se dressait vers le
ciel. Ce n’était pas une formation géologique naturelle ou le produit de l’érosion : une forme
primordiale et surnaturelle de sorcellerie avait fait apparaître cette flèche. La plus noire des
magies avait sculpté ce promontoire dentelé qui s’élevait dans les cieux sur plusieurs centaines
de mètres. Ses pentes escarpées et tordues avaient l’apparence d’une spirale étincelante.
C’était un vestige de la longue époque de ténèbres où le royaume de Chamon était sous la
cruelle emprise du Chaos. Un puissant enchantement occulte avait fait jaillir de terre cette
citadelle maléfique. On l’appelait le Palais de Saphir. C’est ainsi que la désignaient ceux qui
étaient initiés aux arts occultes. Seule cette forme profane de sorcellerie permettait aux mortels
de percevoir l’immensité du palais et de pouvoir séjourner quelques temps dans la
répugnante citadelle.
Non loin du sommet de ce bastion, profondément enfoui dans ses noires entrailles, se
trouvait le sanctuaire caverneux qui avait accueilli, siècle après siècle, les plus infâmes
sorciers. Cette tanière diabolique servait d’ailleurs toujours à cet usage.
Dans les neuf coins de cette vaste caverne on avait suspendu des braseros. Ils projetaient une
lueur spectrale dans le sanctuaire que les symboles dessinés au sol reflétaient. Une silhouette
difforme, drapée dans une tunique, se tenait en plein centre des neuf cercles concentriques
gravés sur le sol, entourée de neuf bougies noires de cadavra-cire.
Khoram remonta la manche de sa tunique et appuya la lame d’un couteau contre son bras
mutant. Tandis que son homoncule jacassait d’un ton effrayé à son oreille, le sorcier
commença à cisailler sa peau. Couche après couche la chair graisseuse s’écarta et laissa
s’écouler un fluide transparent plus proche de la lymphe d’un démon que du sang d’un mortel.
Il serra les dents tandis que la douleur lui faisait plisser les yeux, cette lancinante agonie lui
rongeait les nerfs à vif.
— La douleur ? demanda Khoram à son homoncule d’un ton presque hargneux. Que
représente la douleur de la chair en comparaison de la compulsion virulente qui hurle dans
mon esprit ? Chacune de mes pensées est tournée vers une obsession unique.
Le tretchlet mit son maître en garde en pépiant et en blottissant son bec contre son cou.
— Non, le contredit Khoram, tu as tort d’avoir peur. Il est inconcevable que nous remettions
en cause mon projet. Il existe des choses trop dangereuses pour se risquer à les comprendre.
Contentons-nous d’obéir.
Il sentit la blessure sur son bras palpiter. Son corps fut parcouru de frissons. Khoram ouvrit
les yeux et scruta longuement sa blessure, une nouvelle sensation commençait à sourdre sous
les crépitements. Il concentra son attention, son être tout entier, sur cette ondulation violente et
la stimula de toute sa volonté. Lentement, quelque chose se fraya un chemin au travers du
dédale de cordons, de nerfs et de tendons, au travers des rivières de vaisseaux sanguins, de la
graisse et de la chair. Centimètre par centimètre, cette chose s’extirpa de la blessure sanglante
du sorcier, jusqu’au moment où enfin Khoram put l’observer.
L’hémorragie provoquée par cet engendrement sanglant finit par se tarir. L’objet même qui
venait d’émerger à la surface du bras de Khoram l’avait stoppée. La lumière émanant des
braseros se réfléchit sur le revêtement brillant de cette chose. Elle projeta, à la surface du
plafond de pierre, un arc-en-ciel tacheté d’ombres. Un tintement étrange accompagnait chaque
rayon de lumière dès qu’il jaillissait du miroir luisant.
Khoram avait déjà entendu ce son auparavant : cependant, il n’avait jamais réussi à s’y
accoutumer. C’était un bruit similaire au son du verre qui se brise, et de fait, l’objet incrusté
dans son bras était semblable à du verre, un éclat de miroir enchanté dont les pouvoirs
faisaient passer l’Orbe de Zobras pour un jouet d’enfant. C’était un tel trésor que le sorcier ne
se contentait pas de le garder sur lui, il le gardait en lui. C’était un fragment de la réalité elle-
même, un passage entre les royaumes qui lui permettait de communiquer directement avec son
protecteur démoniaque. Tant qu’il était en possession de cet éclat, aucun rival ne le
surpasserait dans la maîtrise des arts occultes.
L’éclat de miroir illuminait le visage de Khoram, il semblait être animé d’un pouls terne et
luminescent. Il ne s’agissait pas tant d’une émanation de lumière que de puissance, celle de
l’énergie délétère libérée par la connexion entre Chamon et le royaume du Chaos lui-même.
Khoram n’osa pas détourner le regard du miroir, mais il savait de par son expérience quel type
de changements cette énergie produisait sur la pièce où il se trouvait. La pierre rugueuse se
transformait en vapeur cotonneuse, le terne granite prenait l’apparence d’un feu d’artifice de
fourrures colorées. Les insectes rampants qui grossissaient jusqu’à devenir des abominations
au pas lourd pour revenir l’instant d’après à l’état de flaque gluante sur le sol. Certains
sortilèges et symboles permettaient de contenir ces flux magiques et de les confiner dans le
hall dans lequel Khoram les avait fait apparaître. Impossible de leur laisser libre cours dans
tout le Palais de Saphir et de les voir réduire la forteresse de Tamuzz en cendres ou de la
transformer en une jungle de fleurs de lotus.
Tandis que la lueur se concentrait davantage encore sur son visage, Khoram ressentit la
présence de son protecteur. Le grand démon ne communiquait pas par la parole, ni même par
la pensée. Il s’agissait d’un type de communication plus primaire entre le disciple mortel et
son maître démoniaque, quelque chose de viscéral, et de plus profond qu’un simple échange
d’idées. Les intentions du démon étaient comme des motifs armoriés qu’il peignait sur la toile
des souvenirs de Khoram tout en remodelant sa conscience au passage. Il ne donnait pas de
consignes explicites au sorcier, il préférait lui donner le sentiment d’avoir toujours su ce qui
était attendu de sa part. Parfois, le sorcier se rendait compte qu’il avait déjà agi en aval afin
d’exécuter les ordres reçus en amont. Il se demandait alors si son protecteur, en utilisant ses
souvenirs personnels, parvenait parfois à déchirer le voile du temps et à le remonter afin de
mettre le destin en marche, avant même de le révéler à son serviteur.
Khoram ressentit une sourde colère tandis que l’éclat-diable l’illuminait. Tamuzz, voilà le
nom que l’entité habitant le Verre-Roi venait d’écrire sur sa surface. Le seigneur de guerre est
têtu. Il est le favori de l’Architecte du Changement mais procède avec entêtement. Il refuse
une approche plus subtile, craignant pour son prestige.
— Il est amer, maître, affirma Khoram en plongeant les yeux dans le Verre-Roi. Beaucoup
de ses partisans sont morts durant l’attaque des navires Kharadrons.
On doit toujours être prêt à sacrifier des pions pour atteindre un objectif. Tamuzz aimerait
un dédommagement. L’idée de capturer la seconde flotte de stratonavires le tente bien.
Khoram se sentit assailli par une sorte de panique. L’attitude de Tamuzz allait mettre en
péril le projet qu’il avait si précautionneusement planifié après avoir consulté l’Orbe de
Zobras. Le Verre-Roi lui montra le sort qui l’attendait si son projet était mis en échec.
— Je ne peux m’en prendre à Tamuzz, implora Khoram. Il est le favori du Tout-Puissant
Tzeentch et porte la plus sacrée des marques de l’Architecte du Changement.
Un choix funeste. La peur se changeant en vérité ou en destruction certaine. Les voies de
l’Architecte du Changement sont multiples et tous les tabous ne sont pas inviolables.
Ces concepts transpercèrent l’esprit de Khoram et il se mit à trembler. Ils étaient porteurs
d’espoir, mais aussi d’une menace. La voie serpentant entre la destruction et la vérité
s’avérerait peut-être aussi mince qu’une aiguille et aussi coupante qu’un rasoir. Je ne laisserai
pas Tamuzz se mettre sur mon chemin, jura Khoram.
Pourquoi n’es-tu pas parvenu à l’arrêter ? Tamuzz s’immisce déjà. Regarde !
Sans réellement en être conscient, Khoram détourna le regard en direction de l’orbe qui
tournoyait autour de sa tête. Sur ses facettes, il distingua le cuirassé des Kharadrons sur lequel
avait été admis le seul survivant du Brise-Orage. Sur cette image, il aperçut aussi des guerriers
de Tamuzz qui approchaient, en voletant à travers les cieux à dos de démon. Le seigneur de
guerre ne tarderait pas à les suivre et à les mener à l’offensive.
Pourquoi n’as-tu pas réussi à arrêter Tamuzz ?
Khoram regarda à nouveau le Verre-Roi.
— Grâce aux soins prodigués par les duardins le survivant sera bientôt sur pied, dit-il. Mais
croiront-ils son histoire lorsqu’il va leur raconter ? C’est une bonne stratégie de laisser
Tamuzz tourmenter les stratonavires. Quand Grokmund parlera de la bataille, l’offensive de
Tamuzz viendra corroborer la véracité de ses dires. Si les duardins le croient concernant cette
attaque, alors ils croiront aussi ce qu’il dira à propos du trésor…
Soudain le Verre-Roi prit une teinte sombre, Khoram ressentit son courroux.
Ce plan ne satisfait pas Tamuzz. Il ne fera pas marche arrière. Il va se précipiter pour se
saisir de ce qui lui semble être une proie facile. Il ne tiendra pas compte de ta stratégie qui
alterne offensive et repli tactique. Son esprit est stimulé par ses compulsions guerrières
plutôt que par l’art de la manipulation. Il aimerait s’emparer des navires kharadrons et
forcer les captifs à faire ce qu’on attend d’eux.
Khoram ressentait lui aussi de la colère. L’approche frontale de Tamuzz était bien trop
imprudente. Le subtil stratagème développé par le Maître était évidemment la bonne solution.
— Je ne peux m’en prendre à Tamuzz, dit le sorcier. Ma magie ne fonctionne pas sans la
Marque qu’il porte. Sa simple présence permet de concentrer l’Œil de Tzeentch sur le Palais
de Saphir et me permet donc de maîtriser les vents occultes de l’Architecte du Changement…
Le visage de Khoram se contracta et dévoila un épouvantable sourire. Je vais l’empêcher de
gâcher nos plans sans pour autant renoncer au pouvoir qu’il me procure. Il est toujours utile
pour l’accomplissement de nos desseins.
Rappelle-le à l’ordre. Tu sais ce que tu encours si tu échoues et que tu me déçois.
La lueur s’évanouit. Khoram poussa un cri tandis que le Verre-Roi se tortillait en pénétrant à
nouveau sous sa peau. La chair déchirée se replia sur elle-même, puis elle se referma et
cicatrisa totalement. Etonnamment, ce processus était encore plus alambiqué que lorsque le
tesson avait émergé. Le sorcier se retrouva au sol, le souffle court. Sa poitrine luisait de
transpiration, des plumes s’étaient détachées de son tretchlet. Il savait ce qui était attendu lui,
mais il se demandait bien comment il allait pouvoir y parvenir. Khoram fit l’effort de se
relever et parvint à invoquer l’orbe. À l’aide des doigts tentaculaires de sa main mutante, il
l’empoigna tandis qu’elle quittait son orbite circulaire. Il poussa un grognement en direction
de son parasite démoniaque, pour qu’il émerge de son état d’épuisement et de stupeur.
— Il faut absolument que j’empêche Tamuzz d’aller trop loin, dit Khoram à l’homoncule. Il
met en danger la stratégie que j’ai mise sur pied. Il fixa l’intérieur de l’orbe. Guide-moi
jusqu’à la vision prophétique qui me montrera la meilleure façon de réprimander Tamuzz.
Alors je saurai comment procéder.
Tandis que Khoram observait les images clignoter sur les facettes de l’orbe, il essaya de
repousser le sentiment d’urgence qui le tenaillait. Les invocations ne se lançaient pas dans la
hâte. Les duardins devraient se défendre tout seul jusqu’à que Khoram soit prêt à passer à
l’action.

Gotramm regardait le duardin convalescent qui se reposait dans la cabine de Horgarr. L’


Endrin-maître, pensant que c’était le meilleur endroit pour qu’il récupère, avait laissé l’usage
de ses quartiers à Grokmund car le rescapé était toujours inconscient. Les murs du logement
de Horgarr étaient deux fois plus épais que les autres afin de couvrir les sons du navire. Cela
lui permettait de mieux se concentrer lorsqu’il réfléchissait aux complexes mécanismes du
Dragon de Fer. Il pouvait ainsi mieux le réparer ou le rendre encore plus performant. Le
calme favoriserait la prompte guérison du duardin.
Cependant, Gotramm se disait que le survivant ne paraissait pas en meilleure forme que
lorsqu’il l’avait retrouvé dans la cale de l’épave. Peu après avoir supplié frénétiquement
Gotramm de récupérer son coffre, le duardin était retombé dans le silence. Une fois ramené à
bord, il était resté complètement inconscient : il n’avait même pas réagi lorsque Drumark avait
maladroitement cogné son genou contre le plat-bord en le détachant du harnais.
Lodri pansait régulièrement ses blessures en les frottant avec un linge imbibé de rhum. Il
s’occupait aussi d’extraire les échardes logées dans la chair du duardin à l’aide d’une paire de
pinces étroites. Ces dernières étaient normalement utilisées pour retirer les débris des évents
directionnels fixés sur l’étherendrin. Cette nouvelle vie en tant qu’instrument chirurgical était
assez éloigné de leur fonction d’origine. Un peu comme la nouvelle vie de Lodri, aide-
artificier de son état, qui jouait les médecins. Le vrai méca-kiné avait déserté le navire il y
avait de cela deux traversées, il s’était plaint de la malédiction et de sa résultante : l’absence
de profit. Malgré ce que laissait présager sa forte odeur de cordite et son allure peu amène,
Lodri ne connaissait que les rudiments du métier de soigneur. Il n’était donc pas en mesure
d’empêcher le moindre accident du quotidien de dégénérer en quelque grave
maladie incapacitante.
— Une bière pour moi, un grog pour lui, dit Lodri tandis qu’il reposait la pince pour attraper
une paire de bouteilles.
Il débouchonna les deux bouteilles d’argile et laissa pendouiller les bouchons au bout de
leurs fils de fer. Il porta l’une des d’entre elles à la bouche du survivant et engloutit
bruyamment le contenu de l’autre. Lodri frissonna tandis que la liqueur dévalait dans son
estomac. La réaction de son patient fut moins spectaculaire, c’est à peine si ses joues ainsi que
son front rougirent un peu dans la minute qui suivit la rasade de grog.
— Va-t-il se rétablir ? demanda Gotramm.
Depuis qu’il était descendu dans la cale pour y récupérer son précieux coffre, il se sentait
étrangement redevable envers le survivant. C’était une chose assez difficile à décrire et encore
plus à expliquer. Ce duardin n’était pas un membre de son équipage corsaire, ni même de
l’équipage du Dragon de Fer, et pourtant, il ressentait viscéralement qu’il en était responsable.
Gotramm n’aurait pas su dire pourquoi, mais il était important, d’une certaine façon.
Lodri tourna la tête et regarda Gotramm d’un air sévère. Du pouce, il remit lentement en
place les bouchons sur les bouteilles.
— Je fais tout mon possible, affirma-t-il tandis qu’un sourire crispé se dessinait sous sa
barbe. Enfin, peut-être pas tout. J’irai bien chercher une des carabines éthériques pour
l’achever.
Il prononça cette dernière phase en même temps qu’il rebouchonnait bruyamment les
bouteilles. Ce bruit inattendu fit sursauter Gotramm. Lodri ricana puis il se retourna vers le
duardin blessé.
— Fais ton job comme il faut, et laisse-moi faire le mien.
Gotramm fit demi-tour et s’apprêta à sortir de la cabine. Ce faisant, son regard fut attiré par
le coffre. Brokrin avait ordonné qu’on le place là, afin que le survivant le voie lorsqu’il se
réveillerait. Le capitaine espérait que la vue de cet objet apaiserait le duardin. Il voulait aussi
le tenir à distance raisonnable de Skaggi. Depuis que le logisticateur avait appris l’existence
du coffre, il harcelait Brokrin pour qu’il l’ouvre afin que l’équipage puisse réclamer sa part du
trésor qui y était potentiellement enfermé. Il citait plusieurs clauses du Code qui allait dans
son sens : notamment la possibilité de récupérer une compensation en contrepartie d’un acte
charitable durant une traversée.
Gotramm était tenaillé par la même curiosité. Il avait le sentiment que l’intérêt qu’il portait à
la boîte était justifié. Après tout, il s’était donné corps et âme afin de le récupérer. Pourquoi ne
pas l’autoriser à jeter un petit coup d’œil dedans ? Au moment même où il tentait de le
prendre, il entendit un fort toussement derrière lui. Le corsaire pivota et aperçut Lodri lui faire
les gros yeux.
— Enlève donc tes sales pattes, le mit en garde Lodri.
Du doigt il lui montra le verrou imposant qui occupait une bonne partie de la face avant du
coffre.
— Il y a quarante-sept runes gravées sur ce verrou. Si jamais tu les presses dans le mauvais
ordre, qui sait ce qui va arriver ? Pas impossible qu’une aiguille empoisonnée te perfore le
doigt ou bien que des mâchoires métalliques t’arrachent la main. Cela pourrait bien aussi
t’exploser au visage. Quoiqu’il se passe, le cap’taine exigera de moi que je te rafistole, j’ai
déjà suffisamment de problèmes avec ce p’tit gars abandonné des siens et que je dois tenter de
ramener à la vie. Il fit signe à Gotramm de déguerpir. Tu verras bien ce que ce coffre renferme
quand il se réveillera. Et s’il ne se réveille jamais, c’est le cap’taine qui décidera ce que l’on
doit en faire.
Gotramm acquiesça.
— Alors remets le sur pied, Lodri. Ce coffre renferme quelque chose de précieux et je veux
savoir ce que c’est avant Skaggi.
Lodri le regarda d’un air indigné.
— Je ne t’ai pas laissé le bidouiller, qu’est-ce qui te fait croire qu’il en ira autrement avec
Skaggi ?
L’arkanaute taquina Lodri une dernière fois tandis qu’il sortait de la cabine.
— C’est simple, répondit-il. Skaggi te proposera sans doute de l’argent.
Gotramm ricana à sa propre remarque et s’en alla tandis que le guérisseur le traitait de tous
les noms.
La bonne humeur du corsaire se dissipa lorsque le Dragon de Fer cahota brusquement.
Grâce à ses bottes magnétisées, ce violent soubresaut ne le projeta pas à terre mais il percuta
un mur et se cogna la tête contre les plaques d’acier. Tandis qu’il frottait son oreille endolorie,
le navire fut à nouveau ballotté. Cette fois-là, il parvint à se cramponner et à éviter de percuter
à nouveau le mur opposé. Au-dessus de sa tête, il entendit des lourds bruits de pas se
précipitant le long du pont, ainsi que des voix qui s’élevaient.
À l’autre bout du couloir, Thurik apparut soudainement. Le guerrier s’immobilisa en haut
des escaliers lorsqu’il aperçut Gotramm.
— On a besoin de toi sur le pont, cria Thurik. On se fait attaquer !

Les pillards se déversèrent depuis les montagnes avoisinantes, tel un essaim d’abeilles
déchaînées. Une explosion de férocité accompagna leur déferlement tandis qu’ils sortaient des
denses forêts d’aygrepins. Avant même que la vigie, perchée tout en haut de l’endrin du
cuirassé, s’aperçût de la leur présence, leurs ennemis avaient déjà atteint leur distance de
frappe. Brokrin alerta l’équipage en criant à pleins poumons dans le mégaphone fixé à côté du
gouvernail : sa voix amplifiée traversa tout le navire.
— Tout le monde à son poste de combat, ordonna Brokrin. Les pillards arrivent par bâbord !
Il remit le mégaphone sur son support et cria pour interpeller Mortrimm qui se trouvait sur
le gaillard d’avant.
— Fais signe aux frégates, dit-il au navigateur.
Brokrin regarda son vieil ami boitiller jusqu’à la rampe et décrocher un long tube de sa
ceinture. Il ouvrit le dispositif, semblable à un long cylindre, et de ses mains gantées en déplia
tout un assortiment de lentilles et de filtres. Il pointa le zéphyroscope vers les frégates et les
alerta à l’aide d’une série de flashs codés.
Les pillards se rapprochèrent. Ils se mirent à projeter des orbes nimbés de lumière
éblouissante vers le cuirassé. Ces dernières, animées par une magie occulte, grésillaient quand
elles entraient en contact avec les plaques métalliques. On entendit le craquement des flèches,
dont l’extrémité de cristal luisant explosait lorsqu’elles percutaient les plat-bords. Brokrin
observa le flot tourbillonnant des flammes qui frappaient la proue. Ce feu, d’un bleu
surnaturel, était projeté sur le navire par une créature atroce dont la forme évoquait un
champignon. Elle chevauchait un étrange chariot de fumée glacée qui était tracté par une paire
de bêtes géantes semblables à des vers douves.
— Drumark ! cria Brokrin dans le mégaphone. Descends-moi ce chariot démoniaque avant
qu’il n’embrase tout le navire !
Les crache-tonnerre, qui avaient entendu le cri d’alarme de Brokrin, se précipitèrent vers le
plat-bord.
Le chariot tracté par des démons avait déjà déguerpi, cependant, les guerriers de Drumark
avaient une pléthore d’autres ennemis à combattre. On entendit le rugissement des coups de
feu qui atteignaient les pillards les plus proches : une grêle perforante venait de contrer leur
assaut surnaturel. Brokrin aperçut un des hommes portant un masque d’oiseau chuter,
désarçonné de son étalon discoïdal par l’impact d’une balle. Il agitait furieusement les bras et
jambes tandis qu’il tombait en chute libre vers la terre. Un autre pillard, masqué et revêtu
d’une tunique en soie, s’accrochait désespérément à la surface de son étalon tandis que ce
dernier, perforé de toutes parts, commençait à s’affaisser et à perdre de l’altitude. Un cri
perçant résonna, le disque venait de perdre sa capacité de voler, le cavalier et sa monture
tombaient en chute libre vers le sol.
Tandis qu’il regardait l’homme tomber, Brokrin aperçut une nouvelle menace pour
l’équipage. Un démon, semblable à un ver douve, bondit par-dessus le navire afin d’utiliser le
vaisseau comme couvert et se mettre à l’abri des duardins positionnés sur le pont. Il effectua
un grand arc au-dessus du Dragon de Fer, on eut dit une baleine qui bondissait hors de l’eau
avant de retomber.
— Drumark ! rugit Brokrin, tout en se rendant compte que sa mise en garde était trop
tardive.
Cependant, une bonne étoile protégea le sergent, au prix du crache-tonnerre qui se trouvait à
côté de lui… Lequel se retrouva écrasé par le démon. Le duardin condamné émit un cri
presque inaudible tandis que l’énorme bouche située sur le ventre du démon l’engloutissait. Le
bruit glaçant d’os broyés étouffa ses hurlements.
— Drumark ! cria Brokrin afin de le mettre à nouveau en garde, mais le sergent était trop
furieux pour l’entendre.
Au lieu de s’éloigner du démon, Drumark positionna le canon de sa balayeuse contre le cuir
du démon. Quand il pressa la gâchette, le monstre fut réduit en lambeaux, des fragments de
chair et sa lymphe malodorante éclaboussèrent le pont. Malgré la disparition de ses membres
antérieurs, le démon fit un dernier effort pour se relever. Drumark empoigna la bête mutilée, la
ramena vers le pont et lui asséna un coup de crosse. Le sergent continua à le marteler jusqu’à
que la bête perde son inépuisable résistance et s’immobilise enfin.
— Cap’taine ! hurla Horgarr depuis la base de l’endrin. Il en arrive d’autres de tribord !
Brokrin aperçut trois hommes portants de grotesques masques sculptés, ils chevauchaient
leurs disques démoniaques le long de la partie centrale du navire. Ils utilisaient leurs montures
comme des plates-formes, perchés sur ces dernières, ils maniaient des lames luisantes
d’énergie et des fouets animés d’éclairs électriques pour frapper les duardins. Ils ne purent se
déchaîner plus longtemps car Gotramm arriva sur le pont en courant. D’un coup de pistolet, il
désarçonna l’un des adeptes qui en percuta un autre en chutant, tous deux furent violemment
projetés sur le pont. L’assaillant qui avait été perforé par une balle resta immobile mais l’autre
parvint à se relever. À peine eut-il le temps d’enlever son masque de bronze qu’une
stratolance le transperça, il s’agita furieusement, tel un poisson au bout d’un harpon.
L’arkanaute qui l’avait empalé le souleva de ses bras puissants, il secoua sa lance afin de le
décrocher et de le faire passer par-dessus bord.
— Alors, vous en voulez à mon navire, c’est bien cela ? rugit Brokrin tandis que le troisième
adepte tentait de prendre la fuite.
Sur la timonerie, Brokrin se pencha vers l’avant et visa cet homme tandis qu’il passait
devant lui. Grâce à son œil d’expert, il parvint à estimer correctement la trajectoire de son
ennemi : la balle alla se loger dans le dos du fidèle des forces du Chaos. L’adepte hurla de
douleur, s’affaissa, puis finit par chuter de sa monture volante.
Un crépitement d’énergie vint lécher le pare-vent qui entourait la timonerie. Une odeur de
fer bouillonnant et de bois calciné emplit les narines de Brokrin tandis qu’il se retournait pour
chercher son adversaire. À sa gauche, il aperçut une forme floue dans le lointain. C’était un
guerrier en armure qui se tenait sur le dos d’une créature ressemblant à un disque volant. Sa
tête casquée était enveloppée d’un voile de fumée, au travers duquel on distinguait plusieurs
yeux qui le toisaient. Le guerrier baissa la tête et regarda en direction de Brokrin, puis il
éperonna sa monture afin qu’elle descende en piqué vers le capitaine.
Brokrin pointa son pistolet à salve vers le haut, en direction de l’ennemi qui lui fondait
dessus, puis il tira deux balles. Les deux coups semblèrent s’évaporer avant même de frapper
l’armure baroque de son ennemi. Le guerrier du chaos, épée en main, plana jusqu’à lui. Avant
même d’atteindre son but, il fut obligé de faire un grand écart. Une immense lance fixée à une
lourde chaîne fendit les airs et le frôla. Elle continua son ascension jusqu’à harponner
l’étrange chariot démoniaque tandis qu’il redescendait pour un deuxième assaut. Le
stratoharpon éventra le cavalier cracheur de flammes, provoqua une explosion teintée de bleu
clair surnaturel qui peu à peu consuma le chariot ainsi que les créatures qui le tractaient. Seul
le stratoharpon fut épargné par les flammes, il finit par chuter tandis que son ancrage dans la
chair du démon se dissipait. Arrik et son équipe se dépêchèrent de remonter le câble fixé au
missile vers le Fléau de Ghazul.
Le seigneur de guerre en armure poussa un puissant cri outragé, il fit pivoter sa monture à
nouveau puis il traversa la mêlée composée de duardins et d’hommes-bêtes à tête d’oiseaux. Il
fonçait à nouveau vers Brokrin, ignorant les balles qui rebondissaient sur son armure ainsi que
sur le bouclier occulte qui le protégeait.
Le seigneur de guerre empoigna un projectile ensorcelé dont la lumière vacillante
transparaissait dans sa main. Tandis qu’il chargeait Brokrin, il lança l’objet luisant vers la
timonerie. Le projectile passa juste au-dessus du pare-vent et termina sa course sur Brokrin. Il
fut aveuglé par l’explosion rosâtre qui inonda la timonerie. La déflagration fut suivie d’un
chuintement, tandis qu’un brouillard rôsatre s’agrégeait en une forme tangible, celle d’une
créature dotée d’une myriade de tentacules et de crocs, qui se jetait sur Brokrin.
— Par le sang de mes ancêtres, jura Brokrin tandis qu’il vidait son arme sur la monstruosité
rose.
Les balles arrachèrent des lambeaux de chair de sa carcasse molle et brisèrent les membres
griffus qu’elle portait à son visage. Tandis que Brokrin la réduisait en miettes grâce à son
pistolet à salve, la bouche remplie de crocs s’entrouvrit et laissa échapper un hurlement de
douleur. Quelques coups de feu supplémentaires la propulsèrent en arrière, elle alla s’écraser
contre le mur. Elle finit par glisser jusqu’au sol, réduite à un tas informe de fluides chatoyants.
— Et où est donc ce veule seigneur ? Brokrin pivota afin de retrouver l’homme qui avait
lâché son démon sur lui et remarqua lueur bleue qui brillait derrière lui.
La carcasse du monstre rose s’était évaporée mais tandis qu’elle se dissolvait, deux points
lumineux de couleur bleutée apparurent à sa surface. Des lumières bleues qui, comme le
rayonnement rose, se dilatèrent au maximum avant de se changer en une masse solide et de
retomber. L’instant d’après, ces lumières s’étaient transformées en deux horreurs jaunes
informes, aux formes identiques à celles qui les avaient accouchées. C’était un mince
réconfort pour Brokrin de constater qu’elles étaient plus petites que leur géniteur. Son barillet
était vide.
— Et bien, grogna-t-il. Pas très fair-play.
Les démons gloussèrent en se regardant avant de lui sauter dessus. Il eut à peine le temps de
décrocher sa hache de sa ceinture et de frapper les deux créatures. Un coup fendit la première
en plein saut et la propulsa sur le pont. Il l’écrasa sous sa botte afin de l’empêcher de bouger
tandis qu’il délogeait sa hache afin de contrer son acolyte qui venait de lui bondir dessus.
Pendant qu’il contrait le démon bleu survivant, Brokrin sentit la masse coincée sous sa botte
se dissoudre. Cette fois-là, son attention fut attirée par une lueur pourpre, il jeta donc un coup
d’œil à la masse qui se tortillait sous sa botte. Les restes du démon bleu s’étaient rapidement
évaporés. Mais voilà qu’émergeaient des restes fumeux nimbés de lumière pourpre une paire
de minuscules démons. Tout en baragouinant malicieusement, ces deux diablotins, à peine
plus gros qu’un poing, sautèrent sur Brokrin et se mirent à griffer son armure et à essayer de
lui arracher la hache des mains.
Brokrin se débattit pour repousser l’attaque zélée des monstres jaunâtres. Lorsque l’horreur
bleue se jeta sur lui, il réussit à grand peine à esquiver l’attaque. Il parvint à coincer son corps
bulbeux sous le gouvernail afin de l’immobiliser. Il s’appuya contre ce dernier, ce qui fit
brusquement pivoter le cuirassé tout en exerçant aussi une énorme pression sur ce qui semblait
être la tête de la chose. La pression fut tellement forte que le semblant de crâne que possédait
ce démon se fracassa en une explosion foisonnante de lymphe puante et de lumière bleutée.
À nouveau, à l’endroit où le démon était tombé sous les coups de Brokrin, d’autres
diablotins jaunâtre commençaient à germer de son cadavre. En dépit de sa supériorité au
combat, chaque victoire provoquait l’apparition de nouvelles bêtes qui finiraient par
le submerger.

Les pillards du Chaos se répandirent sur les ponts du cuirassé, avides de combattre l’équipage
duardin. Tamuzz ne prêtait quasiment pas attention aux efforts que déployaient les guerriers
barbus pour contrer ses disciples. Il ne lui faudrait que quelques survivants pour diriger le
navire après sa capture, pas la totalité l’équipage. Si les membres de sa secte en tuaient
quelques-uns, cela pourrait servir d’avertissement pour aux autres.
Tamuzz se concentrait davantage sur le sort à réserver au capitaine duardin qui combattait
dans la timonerie.
— Oui, continue, espèce d’idiot, essaie donc d’anéantir tous mes démons… tu seras
submergé, pour toute récompense ! jubila-t-il
Il observait les horreurs de soufre ramper vers le capitaine. Les démons arrachaient son
armure, lui mordaient les bras et lui griffaient le visage. Le cuirassé réduisit son allure, et se
tangua durement tandis que le capitaine assailli tirait sur le gouvernail dans sa lutte.
— J’ai besoin d’une partie de ton équipage, plaisanta Tamuzz, mais je n’ai pas besoin de toi.
Ton navire aura bientôt un nouveau capitaine.
Tamuzz se retourna car une nouvelle menace approchait. Le crachotement éthérique des
carabines annonça que les autres navires Kharadrons, de taille plus modeste, se joignaient au
combat. Descendant en piqué dans la lumière du soleil déclinant, les frégates se précipitèrent
au secours du vaisseau amiral assiégé. Mortellement touché par la fusillade, tzaangor glatit de
détresse. Il vacilla sur sa monture et dégringola dans le vide. Maintenant qu’il n’avait plus de
cavalier, le disque tournoyait dans le ciel, sans savoir où aller, ni que faire. Le démon n’avait
pas suffisamment de volonté pour agir seul. Seul un sorcier du rang de Khoram aurait pu le
doter d’une telle capacité.
Les yeux du seigneur de guerre s’illuminèrent d’une lueur maléfique en pensant à Khoram.
Peu lui importait sa sournoise stratégie de manipulation : utiliser les duardins comme des
marionnettes, les faire jouer contre leur camp et agir en faveur de Le culte de Tamuzz. Ce plan
comportait trop d’inconnues, trop de choses dépendaient du hasard et pouvaient aller de
travers. L’Orbe de Zobras avait beau avoir montré à Khoram le meilleur dessein, Tamuzz
n’avait pas une confiance aveugle en ses prophéties. Au bout du compte, l’orbe n’avait pas
révélé au théocrate comment préserver son petit empire de l’emprise du Chaos. Il n’était pas
non plus certain que cette relique ne trahirait pas Khoram à son tour.
Une autre salve des duardins faucha deux autres hommes-bêtes. Les frégates ne pourraient
bientôt plus tirer car Tamuzz avait rassemblé ses disciples sur le cuiurassé. Il comptait utiliser
l’énorme navire pour se mettre à couvert des autres vaisseaux de taille plus modeste. Les
équipages de ces deux navires cesseraient alors le feu par peur de toucher, non seulement leurs
ennemis, mais aussi leurs amis. En se rapprochant, ils auraient pu faire mouche mais alors ils
auraient essuyé les tirs du bataillon de Tzeentch.
C’était la méthode préférée de Tamuzz : attaque directe puis prise de contrôle des vaincus. Il
pensait que trop de subtilité, qu’un excès de duperie avait fait échouer nombre de complots.
La ruse et la malice des serviteurs de l’Architecte du Changement étaient reconnues de tous,
cependant elles se révélaient parfois être à double tranchant. Une conspiration n’était jamais à
l’abri de devenir trop complexe ; la possibilité de perdre de vue le but qu’on s’était fixé dans
un dédale d’intrigues superflues existait. Il fallait mettre en œuvre de nombreuses garanties
pour se prévenir des milliers d’hypothèses imprévisibles qui pouvaient survenir. Elles
pouvaient alourdir un plan, au point de le ralentir jusqu’au point mort, jusqu’à qu’il périsse,
submergé par sa propre inertie.
Tamuzz n’avait pas l’intention que cela arrive, il comptait bien assumer ses lourdes
responsabilités. Ils ne se contenterait pas d’avoir une influence sur les décisions que prenaient
les duardins. Il s’emparerait de leurs navires et les feraient ployer sous sa volonté. Alors, il n’y
aurait plus d’ambiguïtés, plus de doutes concernant l’attitude des duardins. Tamuzz les
dirigerait et serait leur guide. Si une autre des sectes de l’Architecte du Changement venait à
l’apprendre, il s’occuperait de ce problème en temps et en heure.
Ne relève pas de défis inutiles. La voix résonna dans l’esprit de Tamuzz. Instantanément, il
la reconnut : c’était celle de Khoram.
La supplique psychique était puissante, suffisamment perturbante pour que Tamuzz
détourne sa monture du combat afin de se concentrer sur le sorcier. Khoram allait apprendre à
ses dépens qui était le chef.
— Tu sembles oublier qui est le maître et qui est le serviteur, dit sèchement Tamuzz. C’est
toi qui m’est inféodé.
Et nous sommes tous deux serviteurs de puissances encore plus grandes, le mit en garde
Khoram. Des pouvoirs qui ne nous pardonneront pas un échec. Réfrène tes combattants.
Contente-toi d’un raid d’avertissement. Respecte le plan !
Tamuzz hocha la tête.
— Nous avons le dessus. Malgré tous tes présages, ne vois-tu pas que nous sommes en train
de l’emporter ? Nous pouvons remporter la victoire sur les duardins à présent.
Ce n’est pas là la voie que l’on nous a dévoilée, répliqua Khoram.
— Ton stratagème est bien trop complexe ! répondit Tamuzz avec mépris. Une fois que les
stratonavires seront capturés, nous serons en possession de leurs armes, en plus de notre
arsenal occulte, dans l’éventualité où un quelconque rival tenterait de nous voler la victoire.
Ma stratégie n’a pas de faille, objecta Khoram. Laisse donc les duardins agir de leur
propre chef.
— Tu sous-estimes l’étendue des supplices que je peux t’infliger, dit Tamuzz. Aimerais-tu
que je te montre à quel point je peux être persuasif ?
Mais toi, tu en oublies les pouvoirs que je suis capable d’invoquer, répondit Khoram.
Soudainement, un adepte qui se trouvait non loin de là poussa un cri. Tamuzz regarda dans
sa direction, il le vit hurler en chutant vers le sol. À sa suite, un autre des acolytes masqués se
mit lui aussi à crier de désespoir tandis qu’il était précipité vers son trépas en gesticulant dans
le vide. Tamuzz aperçut la raison de sa chute, qu’il n’avait pu identifier dans le cas de l’autre
addepte. Le disque démoniaque sur lequel il chevauchait s’était soudainement évanoui,
évaporé dans une explosion d’énergies occultes.
Grâce à mes invocations, tes cavaliers ont pu chevaucher ces démons, siffla Khoram. Ce
que j’ai invoqué, je peux aussi aisément le révoquer.
— Laisse-moi un peu de temps, ils vont capituler, insista Tamuzz.
Il essaya d’expliquer, de faire comprendre à Khoram l’imminence de la victoire. Pour toute
réponse de la part du sorcier, une explosion retentit et un autre démon s’évanouit de sous les
pieds de son cavalier.
À présent, le seigneur de guerre n’avait plus le choix, il devait le convaincre en
l’amadouant. Tamuzz fit le constat que la disparition soudaine des démons avait jeté ses
adeptes dans la plus grande confusion. Leur moral ne tarderait pas à s’effondrer et alors la
victoire lui glisserait entre les doigts. Il s’apercevait déjà que leur offensive commençait à
battre de l’aile, donnant ainsi l’opportunité aux duardins de se regrouper. Dans la timonerie, le
capitaine avait même réussi à se débarrasser des horreurs de soufre qui le harcelaient : les
diablotins étaient devenus si petits que lorsqu’ils étaient vaincus, ils ne généraient plus assez
d’énergie pour faire germer d’autres diablotins plus minuscules encore.
L’attaque a déjà atteint son but, déclara Khoram. Ordonne à tes disciples de se retirer, tant
qu’il t’en reste encore.
— Très bien, céda Tamuzz. Mais je n’oublierai pas cette insulte
Il porta le cor spiraliforme à sa bouche nimbée de fumée et donna l’ordre à ses disciples de
sortir de la mêlée. Cette sonnerie avait une tonalité âcre : Tamuzz n’avait en effet pas digéré
l’attitude de Khoram, elle lui avait laissé un arrière-goût amer en bouche.
Les acclamations que les duardins poussèrent, tandis que leurs assaillants se retiraient,
eurent l’effet d’un coup de fouet porté aux oreilles de Tamuzz. Il les observa tirer quelques
coups de feu supplémentaires. Ils prenaient pour cible la bande de guerriers du Chaos qui se
repliaient : ils en tuèrent quelques-uns qui s’étaient un peu trop attardés. Les duardins se
mirent à les houspiller en proférant des insultes obscènes, accompagnées de gestes moqueurs,
en direction des adeptes tandis qu’ils s’enfuyaient hors de portée de tir des Kharadrons. C’était
un spectacle ignominieux que Tamuzz n’était pas près de pardonner.
— Tu devras répondre de cette humiliation, promit Tamuzz. Ce n’est pas demain que nous
ferons nos comptes mais bien plus tard. Nous les ferons lorsque tu penses que tu tiens ta
victoire. Alors tu comprendras ce que cela fait de se voir voler son triomphe.
Tamuzz ne fit pas l’effort de cacher ses intentions à Khoram.
Laissons-le donc dévisager son orbe et essayer de piloter les événements à sa guise, pensa
Tamuzz
Il savait qu’il existait un autre personnage de marque qui n’apparaissait pas dans les
prophéties de l’orbe, dont le destin ne pouvait être compris que de ses propres adeptes. C’était
lui-même. Il était ce personnage, lui qui avait été marqué par le Tout-Puissant Tzeentch, lui
qui était libéré des entraves de la grande Roue des Fortunes, lui qui possédait la capacité
d’orienter sa propre destinée à chaque instant.
Laissons donc le sorcier méditer là-dessus, se dit finalement Tamuzz tandis qu’il lançait un
dernier regard maléfique vers les navires Kharadrons. Laissons donc Khoram essayer de faire
du courroux du maître du destin une variable de ses calculs occultes. Laissons le sorcier
essayer de prédire le moment précis où il ne nous sera plus d’aucune utilité.
CHAPITRE SIX

Les officiers du Dragon de Fer étaient rassemblés dans la cabine du capitaine. Ils examinaient
avec minutie la liste des dégâts compilée par Horgarr et Vorki. En face de chaque avarie,
Horgarr avait écrit l’estimation du coût de la réparation ou du remplacement des pièces
défectueuses. Il avait aussi indiqué si la réparation était urgente ou pas. Brokrin l’écoutait
dérouler la liste des dommages subis par son navire, tout en calculant de tête la future facture.
Cela représentait d’autres dépenses alors que l’expédition n’avait encore rien rapporté
de valable.
De plus, certaines de leurs pertes ne seraient jamais compensées du tout. Tandis qu’Horgarr
égrenait la fin de sa liste, Brokrin fit signe à l’endrin-maître de lui donner la feuille. Il toussota
pour s’éclaircir la voix et scruta les dernières lignes de l’inventaire. Il leva les yeux et
embrassa du regard l’assemblée des duardins.
— Nous confions le nom et l’honneur de nos camarades tombés au combat à la garde de
leurs ancêtres.
Il tendit le bras afin d’attraper la chaîne d’argent qui pendait au plafond, près de sa chaise.
Cette dernière était connectée à une cloche de bronze fixée sur le gaillard d’avant. On la
sonnait généralement lors d’occasions plus heureuses, par exemple lors de la signature d’un
nouvel accord commercial ou de la conclusion d’une vente. Cependant, la cloche avait une
autre fonction, un sombre devoir qu’elle exécutait à présent.
—J’appelle le nom de Ragniff Mordrinsnev et j’invoque notre rancune contre l’archer dont
la flèche lui a traversé l’œil.
À chaque fois qu’il nommait ainsi un duardin tombé au combat, Brokrin tirait un petit coup
sur la chaîne. Sur le pont supérieur, on entendait résonner une note mélancolique, le battant de
la cloche avait été entouré d’une étoffe-larmes afin que sa sonorité soit plus adaptée à ces
tristes circonstances.
— J’appelle le nom d’Ulfirr Hawknose et déclare qu’il a été vengé par le Sergent Drumark
Gratte-bedaine qui a abattu la bête démoniaque qui l’a tué, que l’esprit de la bête soit à jamais
maudit par les dieux.
Les officiers rassemblés à l’office passèrent leur main gauche dans leur barbe de haut en
bas. Simultanément, ils chuchotèrent un serment solennel, espérant que leurs compagnons
tombés au combat seraient reconnus pour leur valeur et bienvenus parmi leurs ancêtres.
— Nous avons eu de la chance, déclara Brokrin lorsqu’il eut fini. Ces saletés de guerriers du
Chaos devaient s’attendre à ce que le Dron-Duraz et le Grom-Makar nous abandonnent et
s’enfuient. Quand les frégates ont fait demi-tour pour nous aider, cette racaille a pris peur et
s’est enfuie. Sans cela, les pertes auraient pu être bien pires.
— Bien pires, insista Horgarr en dévisageant les autres officiers. Le feu ensorcelé et les
flèches explosives qu’ils ont utilisées… Les cicatrices qu’elles ont laissées ressemblent bien
trop à celles trouvées sur les stratonavires détruits de Barak-Urbaz pour qu’il s’agisse
d’une coïncidence.
Drumark s’éloigna du mur contre lequel il était appuyé, il jeta un regard réprobateur
vers Horgarr.
— Ta barbe grisonnante m’inspire le respect, dit-t-il à l’endrin-maître, cependant je n’arrive
pas à me persuader que cette racaille ait pu décimer une flotte entière. D’accord, c’était des
gars de Barak-Urbaz, mais c’était des Kharadrons, tout de même !
— Comment ont-ils pu endommager à ce point les endrins et les coques de ces navires ? se
demanda Gotramm. Certains d’entre eux avaient carrément l’air d’avoir été disloqués. Comme
s’ils avaient croisé le chemin de…
Il s’arrêta avant de mentionner le nom de Ghazul, mais il en avait dit suffisamment pour que
tout le monde dans la cabine comprenne ce qu’il sous-entendait.
— Quelque bête colossale a dû les y aider, déclara Arrik, la voix trépidante d’excitation. Ils
n’ont porté le coup final à la flotte qu’après l’avoir poussée jusqu’au territoire d’un monstre
gigantesque. Quelque chose de suffisamment gros pour être capable de malmener une frégate
comme si ce n’était qu’un passereau. Il regarda Brokrin d’un air optimiste. Ils avaient peut-
être l’intention de réitérer avec nous. Leur bestiole se cache peut-être encore dans les parages.
— Raison de plus pour pousser les moteurs à plein régime, dit Skaggi avec insistance. Le
logisticateur lança un regard corrosif à Arrik. Nos partenaires financiers s’attendent à un
retour sur investissement de la part de cette expédition. Je ne pense pas qu’un trophée
accroché au mur va beaucoup les impressionner, surtout si leur profit est inexistant malgré
l’argent investi. Il se retourna vers Brokrin. Vous avez tous vu la liste des dépenses
qu’Horgarr a calculée, même si nous nous limitons à réparer la partie mécanique…
— Oui, soupira Brokrin, et nous devons aussi y ajouter le wergeld que nous devons payer
pour réparer la mort du fils de Kéro. Ainsi qu’une compensation financière aux clans des
membres d’équipage décédés. Je suis bien conscient des maigres chances qu’il nous reste de
faire un quelconque profit durant cette traversée.
Skaggi lança un regard noir au capitaine qui était assis de l’autre côté de la table.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, alors ? C’est quasiment ta dernière chance, tu sais. Si
cette traversée s’avère être un fiasco, plus personne ne pariera sur toi dorénavant. Il frappa du
pied sur le plancher. Alors, il te faudra vendre cette baignoire pour régler tes dettes, mais
personne n’est assez idiot pour acheter un bateau maudit. Au bout du compte, la seule solution
sera de la mettre en pièces et de le vendre à la casse.
— Vas-tu donc cesser ? grogna Mortrimm, agacé par les paroles du logisticateur. Cela arrive
à tout le monde de manquer momentanément de chance. Cite-moi un amiral, tous stratoports
confondus, qui n’a jamais dû faire face à son lot de catastrophes.
— Oui, mais combien d’entre eux ont trouvé un dragon dans le lot ? ironisa Skaggi. En
parlant de lot, quelle va être la taille du nôtre durant cette expédition ? Suffisamment pour
t’acheter une nouvelle attelle pour ta jambe boiteuse ? Suffisamment pour que Drumark puisse
étancher sa soif ? Suffisamment pour satisfaire la petite amie de Gotramm ?
Les joues de Gotramm prirent une teinte cramoisie. Il s’avança vers Skaggi, mit les mains
sur ses épaules et l’enfonça sur sa chaise.
— Mortrimm t’a demandé de cesser et il avait raison.
Skaggi tressaillit sous l’étreinte de l’arkanaute. Lorsque Gotramm resserra son étau, il
grimaça de douleur.
— Vas-y, censure-moi. Cela ne change rien à ce que nous pensons tous, déclara-t-il en
montrant Brokrin du doigt. Toi et ton bateau, vous avez la poisse, il est injuste que nous en
pâtissions aussi, sans que tu réagisses.
Brokrin prit appui sur la table, se pencha en avant et fixa Skaggi dans les yeux.
— Que me conseilles-tu ? Il savait déjà ce que le logisticateur allait lui répondre, mais il
voulait que les autres l’entendent et qu’ils sachent ce qu’il voulait réellement.
— Ce coffre, dit Skaggi tout en tapotant des doigts sur la table. À l’heure actuelle, personne
ici ne sait ce qu’il contient. Il esquissa un sourire plein de sous-entendus en regardant
Gotramm, puis se tourna vers les autres duardins. Il contient sans doute quelque chose de
précieux, vu la manière dont le rescapé nous a supplié de le récupérer.
— Cette boîte lui appartient, dit Brokrin. Nous ne sommes pas des pirates, nous ne
détroussons pas les autres Kharadrons.
Il réitérait ainsi l’argument qu’il avait utilisé des dizaines de fois auparavant pour rabrouer
Skaggi. Mais au fond, il savait que cela n’aurait pas plus d’effet maintenant
que précédemment.
Skaggi se saisit de cette affirmation à la manière dont un vautour se saisit de sa proie.
— Oh, mais il ne s’agit pas de le détrousser, cap’taine. Il arbora un air satisfait et continua
de tapoter des doigts sur la table. Il existe une clause dans le Code qui précise que les duardins
qui ne sont pas membres d’équipage, et qui sont mis hors de danger et éloignés des conditions
qui pourraient diminuer leurs chances de survie, devront céder tous leurs droits concernant
leur prétention à une quelconque quote-part dudit équipage.
— Le coffre lui appartient, dit Gotramm.
— Ah oui ? demanda Skaggi. Il ne l’avait pas sur lui lorsque nous avons remonté de la cale.
Seuls quelques propos incohérents qu’il a tenus le relient à ce coffre, et encore, de
façon ténue.
— Sans lui, nous n’aurions même pas su du tout qu’il existait, fit remarquer Gotramm.
— Personne ne remet ça en cause, acquiesça Skaggi. Ce que je conteste, c’est l’hypothèse
affirmant qu’il lui appartient en propre et non pas au Brise-Orage. Ce que je veux dire, c’est
qu’il appartenait à la compagnie maritime.
— Par conséquent, dit Drumark, nous devrions le traiter comme un objet perdu suite au
naufrage. Ce grippe-sou de Skaggi n’a pas tout à fait tort. Nous étions p’t-être bien dans notre
bon droit en le récupérant. Je n’affirme pas qu’il faille en exclure ce type, mais y s’pourrait
bien que nous ayons le droit d’se partager ce qui se trouve dans cette boîte.
On entendit un toussotement bruyant à l’entrée de la pièce. Tous les duardins se
retournèrent, ils aperçurent Lokri, sa tête dépassait de la porte et il les regardait.
— Peut-être va-t-il falloir poursuivre cette conversation plus tard, annonça-t-il, le type en
question vient de se réveiller. Il regarda Brokrin. Il demande à vous voir, cap’taine. Et avec
insistance en plus. Le seul moyen que j’ai trouvé pour le calmer c’est d’lui promettre d’aller
vous quérir.
Brokrin se leva, mettant ainsi un terme à la conversation.
— Bon, s’il y a urgence, ne le faisons pas attendre. J’ai moi aussi bon nombre de questions
auxquelles j’aimerais bien qu’il réponde.

Grokmund était assis à côté du lit de camp, il sirotait un petit verre de bière brune que Lodri le
guérisseur lui avait fourni. Il avait les yeux rivés sur le coffre posé de l’autre côté de la pièce.
Il ne bougea pas d’un iota pour le récupérer, le seul fait de le savoir là le soulageait. Lorsque
la porte de la cabine s’ouvrit et que Lodri entra, accompagné d’un groupe de duardins, il
inclina la tête en signe de respect.
— Je te présente le capitaine Brokrin, dit Lodri en lui montrant un duardin aux cheveux
blonds et à l’air sévère.
— On m’a raconté que c’est vous qui m’avez trouvé, dit Grokmund à Brokrin. Je me
prénomme Grokmund, dit-il en frappant sa main contre sa poitrine. Anciennement marin et
étherchimiste à bord du Brise-Orage.
— Peux-tu nous raconter ce qu’il s’est passé ? lui demanda Brokrin.
Grokmund demeura silencieux quelques instants. Il avait détourné les yeux et regardait
fixement le plancher. La transpiration commençait à perler sur son front. Avant de reprendre
la parole, il avala une autre gorgée de bière, puis laissa la chaleur de l’alcool se diffuser dans
son corps.
— Impossible de me rappeler combien de jours et nuits je suis resté coincé seul dans la cale.
Quel bonheur lorsque j’ai entendu la voix d’autres duardins !
C’était un euphémisme. Grokmund avait bu chaque mot qu’on lui avait adressé dans la cale
comme s’il s’était agi d’une gorgée d’un millésime brassé par la guilde de Skald.
— J’avais perdu tout espoir d’entendre un jour la voix d’un Kharadron. Tout ce que j’ai
entendu, en bas dans cale, c’est le claquement des crocs qui déchiraient la viande, le
craquement des os que l’on brise en plusieurs morceaux, les grognements bestiaux des goules
qui se querellaient pour un bout de viande.
Il frissonna et resserra son étreinte autour de la chope de bière, à tel point que la jointure de
ses doigts blanchit. Grokmund la souleva et la finit cul-sec, la chaleur de la bière suffit à peine
à chasser ces souvenirs qui lui glaçaient le sang.
— Je les ai entendus se nourrir des cadavres mes camarades, affirma Grokmund tout en
regardant Brokrin dans les yeux. Cette frénésie vorace était le seul son que j’entendais nuit
après nuit.
Un duardin apparemment plus jeune que Brokrin s’approcha et hocha la tête en signe
de compassion.
— Je suis moi-même descendu dans la cale pour récupérer ta boîte, dit-il. J’ai vu de mes
yeux ce qui se passait là-dessous. Je ne peux même pas m’imaginer ce que cela représente
d’avoir dû endurer autant de choses.
Grokmund regarda le jeune duardin et parvint à esquisser un sourire.
— À qui suis-je redevable d’avoir récupéré mon coffre ? demanda-t-il tout en posant une
main protectrice sur la petite boîte.
— Il se prénomme Gotramm, et moi c’est Skaggi, l’interrompit un autre des duardins en se
faufilant à travers l’assemblée afin de se placer juste devant Grokmund et sa boîte. Ce navire
s’appelle le Dragon de Fer, il effectue une traversée commerciale pour le compte de Barak-
Zilfin.
Il avait du mal à garder les yeux sur Grokmund, par moment, ils se mettaient à dériver
jusqu’au coffre.
— Nous avons appris votre infortune grâce à une tribu humaine, celle-ci venait de récupérer
des biens sur votre navire. Le logisticateur esquissa un sourire. Ton sauvetage s’est avéré
extrêmement difficile, et de plus il a mis en péril le profit que nous espérions glaner auprès des
tribus. Si d’autres clans nous précèdent et commercent avec ces tribus…
Brokrin lui coupa brusquement la parole.
— Nous discuterons des captations financières plus tard, dit-il. Pour l’instant, ce qui me
préoccupe c’est la sécurité de mes navires.
Grokmund s’aperçut que le regard du capitaine semblait traversé par l’angoisse de
quelque malédiction.
— En se basant sur ce que nous avons découvert sur les lieux du naufrage, nous en avons
déduit que ta flotte avait été détruite par une énorme créature.
Cette affirmation surprit énormément Grokmund.
— Je n’ai vu aucune bête énorme, par contre, je me souviens d’une multitude de bêtes de
moindre taille. Je me souviens de toutes sortes d’esclaves crasseux du Chaos, chacun avec sa
propre forme répugnante.
Il tendit sa chope vide, incitant ainsi Lodri à la remplir à nouveau de bière.
— Ils nous sont tombés dessus de tous les côtés, tous en même temps. Sans avertissement.
Un enchantement les avait sans doute dissimulés, nos vigies n’ont rien vu venir jusqu’au
moment où l’attaque a débutée.
Il se tapa brusquement la tête afin d’essayer de recouvrer ses esprits.
— Il y avait des humains… des hommes à l’air diabolique, ils portaient des masques
insensés. Il y avait aussi des bêtes cornues dotées de visages d’oiseaux ou d’animaux.
Grokmund secoua la tête.
— Ils étaient accompagnés de… de choses. Des choses infernales, qui traversait les cieux
comme un poisson traverse l’océan. Le ciel était en feu… mais ce n’était pas des flammes
normales. C’était un feu démoniaque, ils s’en sont servis pour incendier notre flotte.
Grokmund se pencha en avant, il se souvint d’un détail qu’il avait oublié de relater.
— Il chevauchait des espèces de disques. Des sortes de grands boucliers de chair dotés de
gueules béantes sur leur face inférieure. Quand ils se mirent à surfer sur les nuages, on eut dit
des pierres ricochant sur une mare.
— Cette description me fait penser aux pillards qui nous ont attaqués, dit Gotramm
à Brokrin.
Grokmund regarda le jeune duardin d’un œil interrogateur.
— Leur leader était un humain difforme, doté d’une espèce de goitre emplumé, une
excroissance poussant sur son cou. C’est… c’est lui qui m’a envoyé m’écraser au fond de la
cale.
À nouveau, Grokmund se frappa la tête.
— Je… je ne me rappelle pas comment cela s’est passé, tout ce que je sais, c’est que j’étais
sur le point de prêter main-forte à l’amiral Thorki qui combattait l’un de leurs champions
lorsque j’ai été attaqué…
— Tu n’as donc pas assisté à la fin des hostilités ? lui demanda un duardin grisonnant qui
ressemblait à un harponneur. Alors, impossible que tu saches ce qui a achevé ton navire. Les
marques trouvées sur le Brise-Orage, ainsi que sur bon nombre des autres épaves, indique que
c’était une bête colossale.
— Je n’ai pas vu de tel colosse, dit Grokmund. C’est tout ce que je sais, pour sûr ! Si un tel
monstre nous a attaqué, alors cela s’est passé quand j’étais dans la cale. Quant à savoir s’il
était de mèche avec les racailles du Chaos ou bien s’il a agi de son propre chef dans le but de
leur voler leur proie, impossible de le dire.
Skaggi posa sa main sur le haut du coffre.
— As-tu la moindre idée de la raison pour laquelle ta flotte fut prise pour cible ?
Transportiez-vous quelque trésor dont ils auraient entendu parler et qu’ils convoitaient ?
insinua-t-il lourdement.
Grokmund regarda méchamment le logisticateur, puis il jeta un coup d’œil vers les autres
duardins. À présent, il ne semblait plus troublé par ses souvenirs, il paraissait plutôt en colère.
— Alors voilà donc pourquoi vous m’avez sauvé. Vous vouliez un trésor pour remplir la
cale ? Ecœuré, il ricana de dépit. « Une cale vide ne peut se permettre charité », dit-il en citant
un vieux proverbe.
— Si nous étions si désespérés que ça, nous t’aurions abandonné sur l’épave, dit Gotramm.
Nous aurions ouvert ce coffre sans attendre ton rétablissement.
— Mais comme tu l’as dit, ajouta Skaggi, une cale vide ne peut se permettre de faire la
charité. Il se retourna vers Brokrin. Pas vrai, cap’taine ?
Brokrin secoua la tête d’un air désapprobateur.
— L’esprit du Code à tout autant de valeur que chacun de ces articles, affirma-t-il. Nous
n’allons pas profiter de ton infortune pour te dépouiller, Grokmund, même si la loi peut nous
y autoriser.
— Il n’est peut-être même pas propriétaire de la boîte, dit Skaggi. À qui appartient donc ce
coffre ? Est-ce le tien ou est-il propriété de la compagnie ? Il tapota du doigt sur le couvercle.
Qu’y a-t-il à là-dedans de si précieux qui t’a poussé à faire descendre ton sauveteur dans une
cale infestée de goules pour le récupérer ?
L’irritation de Grokmund grandissait à chaque fois que Skaggi le tançait. Il attrapa sa chope
par l’anse, prêt à s’en servir pour briser le nez du logisticateur, s’il continuait à le harceler.
— Elle est à moi, dit-il. L’amiral Thorki me l’a confiée. Et onc son contenu m’appartient.
Skaggi recula et montra Gotramm de la main.
— N’as-tu pas envie de partager ta bonne fortune avec ceux qui ont risqué leur vie pour
t’aider à la récupérer ?
Les paroles du logisticateur étaient toujours hostiles, cependant, le ton nouveau sur lequel il
les avait prononcées fit douter Grokmund. Il s’affaissa sur son lit de camp, envahi par un
sentiment de honte.
— Je… je suis effectivement redevable, dit-il. Laissez-moi réfléchir. Donnez-moi un peu
de temps.
Un sourire satisfait illumina le visage de Skaggi. Il aurait pu continuer à le tancer encore
plus, mais avant qu’il puisse le haranguer davantage, Brokrin le retint.
— Cela suffit, dit-il au logisticateur. Le moment est mal choisi pour le harceler. Il a déjà
traversé suffisamment d’épreuves.
Brokrin se retourna et s’adressa aux autres officiers.
— Soyez toujours prêts à répondre de vos actes, surtout s’ils sont honorables. On peut
vendre son honneur, leur dit-il, mais tout l’or de Chamon ne suffira pas à le racheter.
Ces mots suffirent à faire entendre raison à ceux d’entre eux qui avaient commencé à
prendre parti pour Skaggi. Le reproche les toucha au cœur, ils détournèrent les yeux de
Grokmund et de son coffre. Il sembla à Grokmund que les paroles de Brokrin n’avaient eu
aucun effet sur Skaggi. Le logisticateur arborait une expression vorace.
Grokmund se rallongea sur le lit de camp et avala lentement une autre gorgée de bière. Il
évalua sa situation en repensant à la disparition tragique de ses camarades, et se demanda où
cela allait le mener à présent. Il soupesa le pour et le contre avant de prendre une décision,
mais en son for intérieur, il ressentait que c’était la seule option possible. Même si les officiers
du Dragon de Fer faisaient tous semblant, même si Brokrin feignait d’être compatissant tandis
que Skaggi essayait de le déstabiliser en agissant en avare, il pouvait toujours trouver une
utilité à ces duardins.
— Fais-moi passer le coffre, dit soudainement Grokmund à Gotramm.
Skaggi s’écarta avec réticence tandis que l’arkanaute récupérait la boîte afin de la lui
donner. Pendant que d’une main il activait le verrou-rune, Grokmund s’expliqua à Brokrin.
— Comme je vous l’ai dit, j’étais l’étherchimiste du Brise-Orage, reprit-il. Une de mes
missions consistait à évaluer la valeur des minéraux que nous distillions des sédiments
brumeux et des gisements aériens. Je ne sais pas dans quelle mesure je peux vous démontrer
ça sans l’équipement adéquat. Peut-être que ce que je vais vous montrer suffira à vous
convaincre de la valeur de ce coffret, et de son contenu.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Grokmund avait déverrouillé la boîte. Le
couvercle du coffre pivota vers l’arrière, s’ouvrant automatiquement comme si un ressort
caché se dégrafait de son attache. À l’intérieur, ils entrevirent une masse de tissu sombre. En
l’enlevant, Grokmund mit à jour une couche de laine soyeuse, compressée à l’intérieur de la
boîte. Il la retira précautionneusement. L’assemblée de duardins qui observait la scène fut
impressionnée par la finesse et la beauté de chaque bande, chacune était aussi fine que de la
gaze. Un cri d’excitation s’échappa de la bouche de Skaggi quand il comprit que la dernière
couche révélée par Brokrin n’en était en fait pas une : il s’agissait d’un ensemble de petites
éprouvettes, chacune d’entre elle possédait sa propre housse.
Grokmund fit une pause afin d’observer les visages de ses sauveteurs.
— Ce que je vais vous montrer, aucun duardin vivant ne l’a jamais vu. Seul mon équipage
connaissait son existence. J’ai décidé de partager ce secret avec vous, je vous fais confiance
pour ne pas l’ébruiter.
Il retira la dernière couche de laine d’un des tubes et l’on aperçut un fin cylindre de verre.
Bien qu’il fût creux, le tube n’était pas vide, à l’intérieur on apercevait de la brume qui
tourbillonnait, telle une volute de fumée aux reflets dorés.
— De l’éther-or !
C’est ainsi qu’un des duardins appela cette substance. Aux yeux des Kharadrons, l’éther-or
était la substance la plus précieuse de tous les royaumes car c’était la sève alimentant leur
technologie, l’énergie qui animait leurs merveilleux stratonavires et maintenait dans les airs
les stratoports. Bien que la fiole contînt un matériau précieux, sa valeur n’était pas
suffisamment élevée pour couvrir les frais de la traversée. En tout cas pas la valeur que
représentaient les quelques fioles que contenait le coffre de Grokmund.
Evidemment que cela ne suffirait pas, pensa Grokmund, s’il s’agissait là du type d’éther-or
qu’on découvrait d’habitude.
Skaggi secoua la tête d’un air perplexe.
— Tous ces ennuis pour se procurer juste assez d’éther-or pour refaire le plein de la flotte,
dit-il à Brokrin en montrant Gotramm du doigt. Alors, content d’avoir risqué de te faire
dévorer vivant pour récupérer la boîte de cet idiot ? Un trésor ! Je ne prendrais même pas le
risque de m’attaquer à un grot ivre mort pour récupérer le contenu de ce coffre !
Grokmund perdit son sang-froid en écoutant les invectives du logisticateur. Il empoigna
l’une des fioles et s’en servit pour taper sur le nez crochu de Skaggi.
— Regarde bien avant de te remettre à râler, dit-il sèchement. Qu’on voit si tu es aussi malin
que tu le prétends.
Skaggi recula prestement, le regard vénimeux tandis qu’il fixait la délicate fiole et son
contenu corrosif.
— Je n’ai pas l’intention de jouer à ton petit jeu stupide, répliqua vertement Skaggi. J’ai
assez vu d’éther-or dans ma vie pour savoir à quoi ça ressemble.
— Ah oui, vraiment ? se moqua Grokmund, en se tournant vers Brokrin. Alors, cap’taine,
vous, vous aimeriez voir ça de plus près ? Votre regard est plus affûté que celui de ce pingre.
Brokrin lui prit la fiole des mains. Grokmund croisa les bras sur sa poitrine et se rassit, il
attendait que le capitaine termine sa propre observation. Il regardait Brokrin tandis que celui-
ci détaillait l’objet avec attention. Il le tournait et le retournait dans sa main tout en laissant la
lumière le traverser. Grokmund sourit quand il vit le front du capitaine se plisser d’un air
perplexe. Le capitaine approcha la fiole de ses yeux et il la scruta avec une intensité accrue.
L’intérêt que le capitaine portait à la fiole se propagea parmi les officiers. Même Skaggi
l’observa plus attentivement. Brokrin soupesa la fiole dans sa main et lui lança un
regard critique.
— Son brillant n’est pas commun, finit-il par dire. Très différent de ce que j’ai vu jusqu’ici.
À moins que nos cousins de Barak-Urbaz aient mis au point un procédé de vitrification
produisant un verre plus dense que le nôtre, il me semble que c’est cet éther-or qui est plus
pesant que la variété connue.
— C’est le cas, affirma Grokmund en bombant le torse. C’est la meilleure qualité d’éther-or
qu’il m’ait été donné de voir en deux cents ans de prospection et de raffinement. Il est si pur,
si magnifique, que cela dépasse l’entendement. Nous avons estimé qu’il vaut entre trente et
cinquante fois plus que l’éther-or commun que vous et moi distillons habituellement. Il ne
s’agit pas seulement de ça, il est plus facile à récolter aussi. Il se prend tout seul dans nos filets
dérivants.
Il secoua le doigt en montrant la fiole que Brokrin tenait.
— J’ajoute qu’il est aussi bien plus aisé à raffiner. Ma foi, je suis sûr que nous pourrions
facilement distiller cette quantité en lingots, avec seulement un tiers du labeur
habituellement utilisé.
— C’est effectivement une trouvaille inhabituelle, j’en conviens, dit Brokrin en hochant la
tête. Mais quant à tes autres affirmations…
Il rendit la fiole à Grokmund.
Grokmund fit claquer sa langue de déception.
— Vous êtes trop sceptique, cap’taine. Je ne suis pas en train d’échafauder un conte, c’est la
vérité toute crue, telle qu’elle sort de la bouche de Grungni. Nous avons effectué des tests
rigoureux à bord du Brise-Orage. Le commandant de notre flotte, l’amiral Thorki,
s’empressait de retourner au port, il voulait revenir avec une flotte de stratonavires de récolte
afin de s’emparer de cette découverte avant que quelqu’un d’autre la découvre, ou bien qu’une
tempête ne la dissémine.
— Voilà donc pourquoi tu as accepté de nous dévoiler ta trouvaille, affirma Brokrin. La
perte de ta découverte te chagrine et tu aimerais passer un marché avec nous afin d’utiliser nos
navires. Il jeta un coup d’œil aux officiers. Le tonnage de nos navires n’égale pas celui d’un
stratonavire de récolte.
— Il ne serait pas nécessaire d’en transporter une telle quantité pour déjà rapporter une
fortune qui dépasse l’imagination, dit Grokmund.
Sa voix trahissait un début de panique. Il était tellement persuadé que la perspective
d’amasser une fortune séduirait l’équipage du Dragon de Fer que celui-ci accepterait de
l’aider sans sourciller. C’était sa seule opportunité de pouvoir récolter le filon avant que
quelqu’un d’autre le trouve. Quelqu’un qui pourrait alors en tirer toute la gloire, une gloire
dont lui, Grokmund, savait être le légitime bénéficiaire.
— Je suspecte que ton amiral a refusé d’embarquer une telle cargaison dans ses navires pour
une bonne raison, dit un duardin avec une attelle à la jambe, tout en pointant du doigt vers la
fiole. Si ce matériau est aussi puissant que tu le dis, alors je comprends que la perspective d’en
remplir les cales d’un cuirassé n’est pas une idée très maligne. Ça serait comme naviguer au
milieu d’un champ de mines.
— Peut-être ne devrions-nous pas balayer sa proposition d’un revers de la main sans peser le
pour et le contre, l’interrompit Skaggi. À la surprise de tous, il semblait prendre la défense de
Grokmund. Nous pourrions tout au moins évaluer la valeur de cet échantillon. L’estimer
précisément. Savoir combien d’argent nous laissons filer sous notre nez.
Le logisticateur, sans vergogne aucune, agissait comme s’il ne s’était pas détourné de ce soi-
disant trésor quelque minutes auparavant.
— Nous avons l’équipement nécessaire pour mener à bien cette mission, cap’taine, déclara
un duardin dont le visage barbouillé était digne d’un endrin-gréeur. Je pourrais même en
raffiner un petit peu. Vérifier si c’est aussi facile et rapide qu’il l’affirme. Je suis Horgarr,
l’endrin-maître du Dragon de Fer. Si cela ne te gêne pas, je peux effectuer un test. J’essaierai
d’en utiliser le moins possible.
Il fit un pas en direction de Grokmund et tendit la main. Grokmund déposa la fiole dans la
main de Horgarr.
— Prends tout ce qu’il te faut, dit-il. Quand tu auras prouvé mes dires, alors j’aurais mon
retour sur investissement. Il hocha la tête en regardant Brokrin. Lorsque vous aurez soupesé
les gains potentiels, alors vous verrez les risques sous un autre angle.

Le lendemain, alors que l’après-midi touchait à sa fin, les officiers se rassemblèrent à nouveau
dans la cabine de Brokrin. Chacun d’entre eux était impatient d’entendre ce que Horgarr avait
découvert. Grokmund arborait un air victorieux.
L’endrin-maître portait des gants de plomb épais et un tablier recouvert d’épaisses plaques
métalliques. Il s’avança vers la table et y posa une lourde boîte de bronze. Il dégrafa les
attaches et ouvrit les côtés afin d’exposer le produit de son labeur. Calé à l’intérieur de la boîte
se trouvait une fine couche d’or extrêmement foncé, de quelques centimètres d’épaisseur.
Drumark laissa échapper un sifflement admiratif, les autres duardins étaient tout aussi excités.
Ils avaient tous les yeux rivés sur le minuscule lingot que Horgarr avait distillé à partir de
l’échantillon de Grokmund.
— Il est plus pur que tout ce que j’ai déjà pu observer, affirma Horgarr. Il est possible qu’un
prospecteur plus expérimenté me contredise, mais d’après mon expérience, c’est le minerai le
plus riche qu’un Kharadron ait jamais découvert. Il se retourna et s’inclina devant Grokmund.
Il est à la hauteur de ce que tu en as dit. J’en ai utilisé un copeau, aussi fin que mon ongle, et
grâce à celui-ci j’ai pu pousser la flottabilité de mon étherendrin à son maximum. J’ai même
dû évacuer une partie de l’énergie pour garder le contrôle. Pas plus gros que ça.
Il leva la main, puis, à l’aide de l’index et du pouce, il indiqua la petitesse du morceau dont
il parlait. Skaggi se pencha au-dessus de la table afin de pouvoir observer l’éther-or de plus
près. Il semblait tellement fasciné qu’il ne cillait plus.
— À combien estimes-tu sa valeur ? demanda-t-il.
— Ce fragment est à lui seul suffisant pour dédommager Kéro tout en gagnant quelques
sous, affirma-t-il en montrant le petit lingot du doigt. Et encore, en laissant Drumark s’occuper
de la transaction. Si c’est un redoutable négociant comme toi qui s’en charge…
Cette remarque provoqua quelques rires dans l’assemblée.
Brokrin se rassit sur sa chaise, d’une main il caressa sa barbe. Il jeta un coup d’œil vers
Grokmund. Il comprenait bien le point de vue de l’étherchimiste, ce dernier était bien
conscient que la flotte de Brokrin lui permettrait d’exploiter sa découverte, de faire en sorte
que ses camarades ne soient pas morts en vain.
— La vent tourne, cap’taine, dit Gotramm, ce qui fit sourire les duardins rassemblés.
Brokrin, lui, ne sourit point. Il n’appréciait quand pas la discussion tournait autour de la
chance ou de la malédiction. En effet, il avait été à la merci de ces dernières pendant bien trop
longtemps. Depuis qu’ils avaient échappé à Ghazul, ses craintes même les plus pessimistes
s’étaient toujours avérées être fondées. À l’instant, ce n’était pas la promesse de la fortune qui
occupait son esprit, mais plutôt la crainte d’un destin funeste. Il décida d’interroger Horgarr.
— Après analyse, qu’as-tu découvert concernant la volatilité de ce minerai ? Si un copeau
est suffisant pour un étherendrin à plein régime, quel est donc le vrai potentiel de ce minerai ?
— Vous pourriez en transporter suffisamment pour alimenter tout votre stratoport et même
plus, promit Grokmund. Rien qu’avec ce que vos navires peuvent transporter.
— Ce n’est pas le profit que l’on peut en tirer qui me tracasse, dit Brokrin. Ce qui
m’inquiète plutôt, c’est les risques que nous prenons en le transportant. Le Dragon de Fer
n’est pas un stratonavire de récolte. Il n’a pas été conçu pour voyager le ventre plein d’éther-
or brut.
Skaggi réussit tant bien que mal à détourner les yeux du lingot, il dévisagea Brokrin d’un air
incrédule.
— On croirait entendre une vieille femme ! le conspua-t-il. Tu t’inquiètes pour un rien…
— Ce n’est pas tout à fait faux, dit Horgarr qui tenait à corriger le logisticateur. Une fois
raffiné le minerai ne présente que peu de risques, cependant à l’état brut il est très volatile. Pas
suffisamment pour effrayer un stratonavire de récolte, mais une trop grande quantité dans
notre cale risquerait de s’avérer dangereux. J’veux pas dire que cela n’en vaut pas la
chandelle, cap’taine.
Il regarda Brokrin d’un air confus.
— Nous pourrions voter, suggéra Gotramm. Cette suggestion fut approuvée par la plupart
des officiers ainsi que par Skaggi qui lui apporta un soutien zélé.
— Pas question de voter, décida Brokrin. Je suis à la barre. La sécurité des navires est ma
responsabilité, je suis chargé de les ramener à Barak-Zilfin en un seul morceau.
— Tu es aussi chargé de faire que cette traversée soit rentable… voire profitable,
l’interrompit Skaggi.
Brokrin leva la main pour étouffer toute tentative de polémique, il ne souhaitait pas que
d’autres reprennent les arguments de Skaggi.
— Ma décision est prise. Il tourna les yeux vers Grokmund. Nous te débarquerons à Barak-
Zilfin. Là-bas, nous mettrons sur pied une expédition correctement équipée afin de mettre la
main sur ta découverte. À condition bien sûr, que tu acceptes les termes d’un contrat spécifiant
que nous partageons les droits d’exploitation entre nos deux stratoports.
Grokmund afficha une mine décomposée. Il semblait affaibli et déconfit, affichant la même
moue que lorsque qu’il avait été remonté du tréfonds de la cale du Brise-Orage.
— Établis le contrat qui te chante, murmura-t-il. Nous risquons de ne nous partager que du
vide à cause de ta grande prudence. Chaque heure passée à traînailler est une heure allouée à
d’autres flottes qui risquent de tomber par hasard sur notre gisement.
— Tu ne peux prendre la décision seul, Brokrin, dit Gotramm. Il y a deux autres navires
dans cette flotte. Les deux autres capitaines ne verront peut-être pas les choses du même œil…
du même œil effarouché que toi.
Il avait hésité à poursuivre car il était réticent à utiliser le mot. Le choix de cette expression
fit grimacer Brokrin.
— Si tout le monde partage ce sentiment, alors, demandons leur avis aux autres capitaines.
Il se leva de son siège et fit signe aux officiers de se dépêcher de sortir. Voyons ce qu’ils en
pensent, en bien ou mal. Mais n’imaginez pas un instant que j’accepterai une sous-évaluation
des risques encourus.
Les poils de Gotramm se hérissèrent, l’humeur noire du capitaine l’avait mis hors de lui. La
culpabilité qu’il avait tout d’abord ressenti en offensant Brokrin commençait à se changer en
détermination à s’opposer à lui.
— Ne t’imagine pas une seconde que nous allons supporter de voir une récompense
potentielle nous filer sous le nez, l’avertit Gotramm.
Brokrin s’attarda dans la pièce après le départ des autres duardins, il prit son temps pour
éteindre la lampe avant de suivre les autres sur le pont. Tandis qu’il sortait, une faible lueur
attira son attention dans la pénombre. L’espace d’un instant, il eut l’impression qu’une sorte
de rougeoiement entourait le lingot, comme si un spasme lumineux l’agitait avant qu’il ne soit
englouti par l’obscurité. Il l’observa quelques instants, mais cette lueur ne réapparut pas. Il
finit par chasser cette vision, la mettant sur le compte de la fatigue, il referma la porte et monta
sur le pont.

Les neuf angles de l’obscure caverne résonnaient du son d’une mélodie discordante. Une
mélodie presque primaire, distillée à partir des rêves évanouis de la race aelfique, puis
reforgée en une cacophonie grelottante. Un sistre de cuivre et un menit d’obsidienne
produisaient cette musique étrange tandis que Khoram, de sa voix sifflante, invoquait les
paroles pour l’accompagner. L’infâme tretchlet qui déformait le cou du sorcier se chargeait de
fournir le refrain.
Des éclats de lumière surnaturelle palpitaient depuis le toit de pierres, loin au-dessus de
leurs têtes. Les ombres rampantes de Pénombre Lointaine étaient attirées par ces lumières
clignotantes. Elles n’avaient pas conscience que le rituel attirait leur essence de spectre éthéré.
Cette dernière se déversait toute entière dans les crânes dépourvus de chair que Khoram avait
disposés le long du cercle extérieur. Les mystérieux signes dessinés à l’intérieur du cercle
scintillaient tandis que les ombres se consumaient et que leur énergie alimentait la magie noire
du sorcier.
Enfoui profondément dans les hauteurs du Palais de Saphir, le sanctuaire de Khoram
résonnait de la voix maléfique de son maître. Des niches creusées dans les murs abritaient tout
un tas d’équipements infernaux. L’une d’entre elles contenait des bassines et des urnes à
l’intérieur desquelles des plantes hideuses prospéraient. Il les avait fait croitre dans un terreau
diabolique, leurs branches étaient chargées de fruits répugnants et d’orties toxiques. Une autre
de ces niches servait d’ossuaire : on y observait des restes humains momifiés ainsi que toute
une ménagerie réduite à l’état de squelettes desséchés. La niche suivante était semblable à une
vision sadique extraite d’un rêve de tortionnaire : les instruments servant à écorcher vif, les
cercueils à pointes étaient les objets les moins effrayants de toutes les horreurs exposées. La
dernière niche contenait une collection de miroirs de divination et de pierres de vision,
apparentées à l’Orbe de Zobras, mais cependant moins puissantes. Un des emplacements était
réservé aux rouleaux de parchemin et aux grimoires. Un gigantesque tome, l’infâme
Maleficara, était accroché par une chaîne à un pupitre de fer. Il fallait une chaîne pour
entraver ce livre animé et l’empêcher d’engloutir le sorcier. S’il l’avait dévoré, il aurait
transféré les connaissances de ce dernier vers ses pages profanes.
Khoram leva les bras de triomphe tandis que les crânes récepteurs s’évanouissaient les uns
après les autres, se brisant en mille morceaux et s’effritant jusqu’à devenir poussière : ils
avaient atteint la limite de leur pouvoir d’absorption.
— Maintenant, dit-il à son homoncule. Maintenant nous voilà prêts à commencer. Il posa le
sistre à angle droit du menit, puis il s’éloigna des deux instruments et commença à retirer
d’autres pièces d’équipement occulte d’une urne de faïence vernissée. Tandis qu’il rassemblait
ses instruments de sorcellerie, on entendit des bruits de pas se superposer aux échos de la
chanson aelfique. Khoram se retourna et prononça une incantation afin de se prémunir des
esprits qu’il avait subtilisés, dans l’éventualité où le rituel était interrompu. Il tourna la tête et
fixa furieusement l’endroit d’où provenait ce son qui le dérangeait.
Les disciples du culte de Tamuzz qui étaient suffisamment téméraires pour oser s’aventurer
dans le sanctuaire de Khoram se comptaient sur les doigts d’une main. Même l’attirance que
ressentaient les adeptes pour les secrets interdits ne suffisaient pas à les pousser à s’aventurer
en ce lieu défendu. Bon nombre d’entre eux avaient pu observer la masse de chair mutée,
informe et squameuse du conseiller Yondo après que cet imposteur eût essayé de renverser les
boucliers magiques de la tanière de Khoram, afin de lui voler le Maleficara profane.
— Qui ose ainsi risquer la damnation éternelle en perturbant mes rites ? gronda Khoram.
À peine ces mots eurent-ils franchi ses lèvres qu’il souhaita pouvoir les ravaler. Il aurait dû
deviner qui osait le déranger. Le seul mortel du Palais De Saphir qui était protégé, par la grâce
du Tout-Puissant Tzeentch, des multiples aspects de sa magie.
Tamuzz bénéficiait de la bénédiction du sage Tzeentch, encore plus que Khoram lui-même.
C’était de son fauchard qu’avait péri Yondo le mutant : sa vie corrompue s’était achevée et il
avait mis fin à son grotesque cycle de transformations. Les boucliers protecteurs qui avaient
mis en échec le conseiller n’avait aucun effet sur le seigneur de guerre. Ces enchantements,
qui possédaient le pouvoir de changer les os de gargants en une substance gluante, ne
pouvaient pénétrer l’armure de Tamuzz.
La rage du seigneur de guerre était presque palpable, les soupçons de traîtrise qui le
consumaient étaient aussi visibles que les flammes de son fauchard.
— Sans ton intervention ils étaient à moi, grogna Tamuzz en direction du sorcier. Les
bateaux auraient été à moi. Leurs équipages auraient été à moi. Sans dépendre des aléas
imprévisibles de leur volonté, je les aurais exploités et mis au travail comme n’importe quel
autre esclave.
Khoram mit la main sur la bouche emplumée de son tretchlet afin de censurer le parasite.
Tamuzz était suffisamment hors de lui, il n’était pas nécessaire que l’homoncule le traite en
plus de menteur. Il allait devoir s’y prendre avec plus de tact pour persuader le seigneur de
guerre que sa méthode de prédilection, bien trop frontale, n’était pas celle de la vérité.
— Tu es un noble serviteur du Seigneur Tzeentch, tu ne peux rester inaperçu, dit Khoram.
Quelle que soit ta cible, tu es toujours observé. Par des ennemis, qui voudraient te barrer la
route. Par des pillards, qui voudraient te détrousser. Par des rivaux, qui aimeraient usurper la
gloire que tu as récoltée. Les prophéties sont de bon augure. Les services que tu rends au
Maître vont faire de toi le plus puissant. Nombreux sont ceux qui jalousent ton futur.
Il leva le doigt et pointa vers l’Orbe de Zobras.
— Comme toi, Maléfils ? demanda Tamuzz. Est-ce pour cela que tu as chassé les démons
lorsque j’avais besoin d’eux ?
Khoram tendit ses doigts tentaculaires et lui montra le cercle tracé à la craie au sol de la
pièce caverneuse.
— Tu aurais gagné la bataille, dit-il. Aucun doute là-dessus. Mais cette victoire ne t’aurait-
elle pas coûté la guerre ? C’est pourtant de cette vision dont l’Orbe m’a dit de me méfier. Je
n’ai pas eu le choix, je devais agir ainsi. Comme tu me l’as souvent expliqué, nos destinées
sont liées. Si l’un d’entre nous prospère, alors nous en profitons tous deux. Si l’un d’entre
nous échoue, alors nous en pâtiront tous deux, ce sera la damnation.
Les yeux de Tamuzz s’animèrent d’une lueur menaçante, elle transparut au travers du voile
de fumée s’élevant des doigts-bougies fixés à son armure.
— Cherches-tu à me rappeler ta loyauté ou bien me dissuades-tu de te punir comme tu le
mérites ?
Tamuzz traversa le périmètre du cercle d’invocation, il méprisait les effluves magiques qui
en émanaient. Tout comme les protections magiques gravées sur les murs de roche, les
symboles dessinés dans le cercle échouèrent à stopper cette intrusion. Les spectres invoqués
par Khoram déployaient de fines volutes pour l’entraver, mais elles étaient absorbées par son
armure baroque.
— Ni l’un ni l’autre, Seigneur Tamuzz, affirma Khoram. Je ne fais que le nécessaire pour
t’aider… et servir le Maître.
— Et rien pour toi-même, Khoram ? ironisa Tamuzz avec un regard méchant. Ne me crois
pas naïf. Tu cherches à me manipuler. C’est un jeu dangereux…
Khoram ne sourcilla pas tandis qu’il regardait Tamuzz. Il pointa l’index en direction du côté
opposé de la pièce.
— La magie n’est pas exempte de dangers périlleux. Ceux qui font appel aux sorciers ne
devraient jamais perdre cela de vue. Ton armure perturbe la cérémonie d’invocation. Je ne
puis compléter mon incantation tant que tu te tiens dans le cercle. À moins que tu ne souhaites
plus que je guide les duardins vers l’endroit où nous aimerions les voir se diriger ? Si tu
préfères que je laisse les caprices du destin tout décider…
Tamuzz le dévisagea encore quelques instants, puis il fit demi-tour et sortit du cercle
— Des complots à l’intérieur d’autres complots, des intrigues à l’intérieur d’autres intrigues,
dit-il d’une voix forte à l’intention de Khoram tandis qu’il s’en allait. Un jour tu vas finir par
te prendre dans une toile que tu auras toi-même tissé, et moi, je ne lèverai pas le petit doigt
pour t’en libérer.

Khoram attendit que le seigneur de guerre ait quitté la caverne avant de reprendre le rituel
interrompu. Tamuzz lui était utile, il était une passerelle entre les Royaumes Mortels et les
couloirs dédaléens du pouvoir de Tzeentch. Dans peu de temps cependant, Khoram aurait
accès à une voie plus directe pour puiser son énergie dans la puissance de son dieu. Quand ce
serait le cas, il remettrait alors Tamuzz à sa place. Il n’y aurait plus d’ambiguïté pour
déterminer qui était le maître et qui était le larbin.
Le sorcier chancela sous le coup de la colère, il laissa ses pensées concernant Tamuzz se
dissoudre dans les zones obscures de son subconscient. Il dépêcha ses propres ambitions dans
ce royaume ténébreux, ses multiples projets et intrigues, ses intentions concernant les duardins
et la manière dont ils allaient le servir. Il jeta les murmures démoniaques de son parasite dans
une cellule emplie de silence, il étouffa tout ce qui pouvait détourner son attention de l’objet
qui se trouvait devant lui.
Il étala sur le sol, à ses pieds, le parchemin qu’il venait de sortir de l’urne. Si les lettres de
sang qu’on y avait tracé étaient incommensurablement anciennes, la connaissance qu’elles
contenaient l’était plus encore. Des noms, déjà oubliés à l’époque où les royaumes s’étaient
formés du néant, apparurent et se gravèrent dans son champ de vision. Sa langue se mit à se
mouvoir à un rythme nouveau, sa bouche prononça des sons sans syllabes. Les incantations,
telles une averse qui peu à peu devient orage, se répandirent à un rythme de plus en plus
effréné, elles devinrent de plus en plus lourdes et denses à chaque expiration.
Tandis que l’incantation atteignait son apogée, Khoram retourna vers l’urne encore une fois.
Il y enfonça sa main tentaculaire et sortit de ses profondeurs une créature de couleur rose qui
gémissait. D’un geste barbare, il la jeta au sol. Assommée, elle resta étendue sur le dos tandis
qu’il lui enfonçait la lame d’un athame, doté d’une poignée en os, en plein cœur. En moins de
temps qu’il n’en faut pour le dire le couteau fut couvert de sang, le sang-cœur de son sacrifice.
Il pointa alors la lame vers le répugnant parasite qui logeait dans son cou. D’un geste vif et
rapide, il éclaboussa de quelques gouttes sanglantes le visage de son homoncule.
La bête immolée était étendue dans son sang dans la limite intérieure du cercle, sa carcasse
luisait à la lumière des sphères de feu-ensorcelé. Khoram s’attendait à voir surgir l’apparition
à cet endroit, elle devait émerger de cette coquille morte. Mais au lieu de cela, le sorcier fut
pris d’une horrible et longue quinte de toux qui l’ébranla des pieds à la tête. Le tretchlet fut lui
aussi pris de spasme et se mit à gémir tandis qu’il toussait. Au lieu d’émerger du cadavre
sacrifié, c’était du tretchlet que la néfaste créature qu’avait invoquée Khoram surgissait.
L’homoncule toussa jusqu’à qu’il expectore, du plus profond de ses entrailles, la magie
occulte qui l’étouffait.
La chose s’écrasa contre le sol, on eût dit un doigt luisant, recouvert d’une substance noire
et gluante. Elle resta inerte un moment, puis commença à bouger, se tortillant à droite et à
gauche à la manière d’un ver de couleur sombre. Tout en continuant de se tortiller, elle
commença à s’élever, à léviter dans les airs. Khoram, qui avait cessé de tousser, put reprendre
sa litanie primordiale. Ce n’était plus incantation de syllabes occultes, il prononçait à présent
des ordres.
— Lève-toi, grogna Khoram en direction de la chose semblable à un vermisseau. Par les
mille horreurs de la Nuit Ensorcelante et les dix mille malédictions d’Arnizipal, je t’en conjure
! Soit lié à mon désir ! Soit l’esclave de mon dessein ! En route ! Recherche les duardins !
Recherche ceux qui comme toi vont devenir les esclaves de mon dessein !
Dans un geste déterminé, il leva un doigt tentaculaire vers le haut.
Telle une flèche, la chose noirâtre bondit et tel un poignard elle s’enfonça dans la voûte. De
la poussière retomba en pluie dans le cercle tandis que la chose grignotait son chemin vers
l’extérieur du sanctuaire. Dans son esprit, Khoram pouvait déjà la voir se libérer du sommet
de la montagne. Il l’observa tandis qu’elle flottait dans les airs, qu’elle se dilatait et grandissait
à chaque battement de cœur. Elle devenait aussi vaste et maléfique qu’un nuage déchainé.
— Tue ceux dont je peux me passer, dit le sorcier à la chose. Et épargne ceux que j’autorise
à survivre !
Il prononça une autre injonction surnaturelle et la masse gargantuesque s’en alla, se
déployant à travers les cieux à la recherche de la proie qu’on lui avait assignée.
CHAPITRE SEPT

Grâce à sa longue-vue, Brokrin pouvait voir l’ornithoptère s’élever du pont du Grom-Makar et


se diriger vers le Dragon de Fer. C’était un engin solidement charpenté et très anguleux. À
l’étonnement de voir voler un engin si peu gracieux, succédait l’émerveillement de l’observer
virevolter en effectuant de vives manœuvres. Lorsqu’il se déplaçait, on ne pouvait s’empêcher
de le comparer à un énorme insecte voletant dans les airs, zigzaguant et effectuant des piqués
avec une facilité déconcertante.
Il se maintenait dans les airs grâce à une paire de petits endrins fixés à son fuselage et se
propulsait à l’aide d’une immense hélice positionnée au centre de l’engin, directement au-
dessus du poste de pilotage. On l’orientait grâce à un imposant gouvernail d’acier fixé à sa
fine queue arrière. L’ornithoptère était légèrement plus grand qu’une canonnière Grundstok.
La machine n’avait pas été conçue pour le combat, elle ne possédait en effet qu’un seul
ensemble de carabines éthériques situées de part et d’autre du compartiment qui servait à la
fois de cale et de cabine. La vraie fonction de l’engin, cependant, était de servir d’éclaireur
pour le Grom-Makar. Il était chargé d’évaluer les conditions de navigation en précédent les
frégates, mais il servait aussi à éviter aux plus gros navires tout risque lié au transbordement
des personnels navigants et des petites marchandises d’un navire à l’autre. Le capitaine Olgerd
avait dépensé des sommes considérables pour faire construire cette machine, il en était
excessivement fier. Il proclamait en effet qu’un jour chaque navire d’un tonnage digne de ce
nom, et ce dans tous les stratoports Kharadrons, les utiliserait.
Présentement, c’était Brokrin qui utilisait le joujou d’Olgerd à bon escient. Il avait envoyé
un message au Grom-Makar afin de leur demander l’autorisation de l’utiliser pour transporter
les capitaines des deux frégates jusqu’au Dragon de Fer, afin qu’ils assistent à une
conférence. Il était bien conscient que le message qu’il avait envoyé était insupportablement
laconique et vague, mais c’était à dessein, en effet il ne voulait surtout pas qu’un membre
d’équipage un peu observateur comprenne l’essentiel de ce qui se tramait. Il avait
suffisamment de soucis avec l’excitation provoquée sur son navire par le récit de Grokmund ;
il n’était pas nécessaire que cela se propage jusqu’aux autres. Olgerd et Kjnell avaient droit de
savoir ce qu’il se passait. Une fois qu’ils seraient mis au courant, ce serait à eux de décider
s’ils partageaient ou pas cette information avec leurs équipages.
— Ils arriveront bien assez tôt, affirma Mortrimm. Même si je ne ferai jamais à Olgerd le
plaisir de lui dire, il se pourrait bien que l’engin qu’il a acheté soit promis à un brillant avenir.
Brokrin se retourna et prit appui sur le plat-bord. Ses yeux scrutèrent le pont, il observait les
officiers qui s’évertuaient à occuper les duardins à diverses tâches. Il voyait bien les petits
coups d’œil fréquents que les membres d’équipage lui lançaient, il pouvait presque entendre
ce qu’ils se murmuraient. Quelqu’un n’avait pas su tenir sa langue. L’histoire du trésor de
Grokmund s’était répandue dans le navire comme une trainée de poudre. Il savait que ce
n’était pas Horgarr ni Vorki et n’arrivait pas à se persuader que ce fût Drumark. Gotramm
était jeune et passionné certes, mais il ne semblait pas assez stupide pour s’épancher auprès de
ses arkanautes. Lodri ? L’aide-artificier s’égarait rarement jusqu’au pont supérieur, et quand il
le faisait c’était souvent dans un état d’ivresse avancée. Non, les suspects les plus
vraisemblables étaient Skaggi et Grokmund lui-même, et à choisir, il aurait parié sur le
logisticateur. Skaggi avait le sens des affaires d’un génie du mal et autant de morale qu’un rat
affamé. S’il suspectait l’existence d’un moyen lui permettant d’influer sur la présente
expédition, alors Skaggi s’en saisissait si prestement que personne n’avait le temps de lui
reprocher d’être un Blasphémateur du Code.
Brokrin prit un air renfrogné en voyant Skaggi près de la proue. Le logisticateur observait
l’avancée de l’ornithoptère, ce dernier venait de dépasser le Dron-Duraz.
Mortrimm s’étira et secoua le bassin en tentant de faire craquer son dos.
— C’est une combine bien tentante, dit-il. Si j’étais plus jeune et plus naïf, je miserais
dessus. Malheureusement, j’ai assez d’expérience pour savoir que les grands mots et les
grandes idées suffisent rarement à atteindre le but qu’on s’est fixé. Un pari peut être perdu
d’avance si on ne soupèse pas suffisamment le pour et le contre.
Il sourit et fit un clin d’œil à Brokrin.
— Voilà une leçon que certains de ces jeunes duardins n’ont pas encore appris, dit Brokrin
en hochant la tête en direction de Gotramm.
— Espérons qu’ils vivront suffisamment longtemps pour avoir l’opportunité de l’apprendre,
répondit Mortrimm. Parfois quand tu mises et que tu perds tout, tes poches sont trop vides
pour te permettre de recommencer.
Brokrin se retourna et leur montra l’ornithoptère tandis qu’il quittait le Dron-Duraz.
— C’est pour ça que lorsqu’on parie intelligemment, on ne met pas tous ses œufs dans le
même panier. Si nous avions tenu cette conférence au sol, quelqu’un aurait pu avoir l’idée de
se séparer en deux groupes. Et puis d’embarquer ceux qui désiraient entrer dans la combine de
Grokmund et de se délester de ceux qui préféraient suivre une autre voie.
Il serra les poings.
— Je n’ai pas sauvé le Dragon de Fer des griffes de Ghazul pour me faire débarquer
maintenant. En maintenant tout le monde ici haut, dans les nuages, nous leur éviterons peut-
être d’avoir de mauvaises pensées.
— Commence par mettre Skaggi aux fers, lui conseilla Mortrimm, alors peut-être que ces
mauvaises pensées ne feront pas tache d’huile.
Ce conseil était prodigué d’un ton jovial, mais l’expression de ce navigateur chevronné
n’avaient rien de désinvolte.
— Les choses atteindraient alors un point critique, dit Brokrin. Cela obligerait tout le monde
à choisir son camp, alors qu’à l’heure actuelle, ils n’ont pas pris de décision. Non, impossible
de mettre Skaggi aux fers.
Un sourire lui monta aux lèvres, puis il s’esclaffa.
— Le faire passer par-dessus bord peut-être, mais l’enfermer, non.
Mortrimm soupira et s’appuya contre le plat-bord.
— Ma foi, c’est pas une mauvaise idée non plus, cap’taine. Si Skaggi a d’la famille quelque
part, ils te seront redevables de t’être débarrassé de ce maudit gredin.
— Arrêtons de divaguer, l’avertit Brokrin. La tentation me sape le moral.

Les capitaines des frégates s’étaient assis de part et d’autre de Brokrin, ils attendaient que le
commandant leur explique sa proposition. C’était un bien plus petit meeting que le précédent.
En plus des trois capitaines et de l’étherchimiste, seuls Skaggi, Horgarr et Mortrimm avait été
conviés dans la cabine de Brokrin.
Grokmund résuma son plan devant les officiers de Barak-Zilfin.
— Les droits d’exploitation resteront la propriété de Barak-Urbaz, dit-il. Ce point-là me
semble difficilement négociable. Afin de protéger les intérêts de mon stratoport, un quart de
tout l’éther-or que nous extrairons de ce filon reviendra à Barak-Urbaz. Il vous restera donc
les autres trois-quarts à vous partager entre vous, vos équipages et vos bailleurs.
Le capitaine Kjnell montra le petit lingot qu’Horgarr avait distillé à partir de l’échantillon
de Grokmund.
— Cela représente une somme rondelette, affirma-t-il, si le minerai est aussi riche que cette
analyse le montre.
— Tu peux te fier aux estimations d’Horgarr, déclara Brokrin. L’échantillon est aussi
précieux que ce qu’on t’a dit, à minima.
Le capitaine Olgerd grattouilla la petite plaque d’acier qui recouvrait l’orbite de son œil
gauche. Le capitaine possédait l’étrange particularité de ressentir une démangeaison, au
niveau de son œil manquant, à chaque fois qu’il cogitait.
— Tu affirmes être contre ce projet, dit-il à Brokrin, et pourtant maintenant tu nous dis que
cette trouvaille est, sans l’ombre d’un doute, aussi précieuse que ce que Grokmund déclare.
Cela me paraît un tant soit peu paradoxal.
— Ça ne l’est pas si tu prends en compte les autres facteurs, lui expliqua Mortrimm. La
nature volatile de ce minerai…
— Dès qu’un navire quitte son stratoport, alors, il prend le risque de voguer vers un péril,
grommela Skaggi. Il montra Grokmund en guise d’exemple. La totalité de l’expédition de
Barak-Urbaz a disparu corps et biens à l’exception d’un seul. Ce n’est pas le fait d’avoir
rempli leurs cales d’éther-or précieux qui a causé leur perte. Mais ils ont pourtant disparu.
Alors oui, le risque zéro n’existe pas, mais il faut avoir en tête le gain qu’on peut en retirer.
Kjnell secoua la tête d’un air désapprobateur. J’aime l’or plus que de raison, dit-il, mais je
vais y réfléchir à deux fois avant de transformer mon navire en bombe volante.
Olgerd frappa dans ses mains, son visage arborait un large sourire qui décoiffait sa barbe.
— Je pense tenir la solution. Nous allons charger tout l’éther-or sur un seul navire que nous
doterons d’un équipage allégé. Les deux autres constitueront une escorte tout en maintenant
une distance de sécurité. Tour à tour, il jeta un coup d’œil vers Kjnell puis vers Brokrin.
Naturellement, celui qui se porte volontaire avec son navire recevra une
compensation supplémentaire.
— Le filon est suffisamment abondant pour remplir toutes les cales, leur rappela Grokmund.
Ce serait totalement stupide d’abandonner une telle fortune derrière nous.
— Tu promets beaucoup, observa Kjnell, mais je ne t’ai pas encore entendu nous révéler
l’emplacement du gisement. Nous ne pouvons pas nous baser seulement sur tes affirmations
concernant sa taille soi-disant phénoménale.
— Rappelle-toi qu’un quart lui revient, dit Olgerd. Si ce n’était pas un filon immense, sans
doute ne s’inquiéterait-il pas de le perdre.
Brokrin scruta minutieusement Grokmund.
— Peut-être bien que notre ami espère la gloire plutôt que la fortune. Il agita la main en
direction de l’échantillon raffiné. Il serait acclamé de tous : par son clan et par sa guilde, pour
la découverte d’une nouvelle variété d’éther-or. Pas vrai ?
Les yeux de Skaggi s’illuminèrent tandis qu’il s’appropriait cette idée.
— Le Code prévoit des dédommagements, dit-il en regardant Grokmund mais en s’assurant
que tout le monde l’entendait bien. Et pas seulement pour le sauvetage du Brise-Orage, mais
aussi pour nous défrayer des dépenses engagées pour accomplir le voyage jusqu’au filon.
Le logisticateur sourit et fit signe de la tête à chaque capitaine.
— Les risques encourus par le navire et l’équipage, en toute connaissance de cause, peuvent
aussi constituer un danger quantifiable, et cela peut aussi nous autoriser à demander des
compensations. Tout ce profit, bien sûr, serait ponctionné du quart qui revient de droit, nous
dis-tu, à Barak-Urbaz.
Brokrin ne put s’empêcher de secouer la tête tant il était impressionné et abasourdi par la
méthodologie employée par Skaggi pour grignoter la part de Grokmund. Les répartitions, les
tarifs, les obligations, toute une litanie de tours de passe-passe financiers qui entameraient
progressivement la portion qui revenait à Barak-Urbaz. Et plus la part de Barak-Urbaz
diminuait, plus la part à se partager entre les navires de Barak-Zilfin augmentait. Grokmund,
assailli par ses exigences, commença à se résigner. Que ce soit par peur de perdre le filon s’ils
n’agissaient pas prestement, ou bien parce que son désir de célébrité l’emportait sur son
avidité, l’étherchimiste semblait être prêt à accepter n’importe quelles conditions afin que
cette petite flotte se rallie enfin à sa cause.
Skaggi semblait l’avoir emporté, les autres capitaines semblaient convaincus, lorsque
Horgarr décida d’intervenir. L’endrin-maître tenait un minuscule copeau d’éther-or entre ses
doigts tendus.
— Avant de donner votre accord à quoi que ce soit, il serait bon que vous sachiez où vous
mettez les pieds, déclara-t-il. Les autres duardins durent plisser les yeux afin de distinguer la
petite moucheture d’éther-or qu’il venait de poser sur la table.
Cap’taine, pourriez-vous nous montrer le lingot s’il vous plaît. Il patienta pendant que
Brokrin récupérait le lingot et sa boîte, puis il fit signe aux autres de s’écarter de la table. Une
fois la zone dégagée, Horgarr retira un petit marteau de sa ceinture. Il tint l’outil à bout de bras
et asséna un coup puissant au minuscule copeau.
Une explosion assourdissante retentit dans la cabine, accompagné d’un flash lumineux
aveuglant. On eût dit que quelqu’un venait d’actionner un canon rotatif dans la pièce. Quand
les duardins eurent fini de cligner des yeux afin de chasser les points lumineux ondulants dans
leur champ de vision, ils dévisagèrent avec émerveillement la table éventrée de Brokrin. Les
solides planches d’acier-bois étaient noircies et déformées : un profond cratère s’était formé au
milieu de la table. Le manche sectionné du marteau de Horgarr gisait au sol, de la fumée
s’élevait de l’extrémité où se trouvait auparavant la tête. L’endrin-maître massait fermement
son bras, il espérait ainsi atténuer la douleur que les vibrations de l’explosion avaient
provoquée et qu’il ressentait jusque dans les os.
— Vous avez vu comme c’est instable, dit Horgarr aux autres. Rappelez-vous que c’était du
minerai raffiné donc plus stable que le gaz brut que nous stockerions dans nos cales.
Skaggi bafouilla quelques objections afin d’essayer de rallier à nouveau Olgerd et Kjnell à
sa cause. Grokmund tenta d’argumenter dans son sens, cependant, il devint rapidement
évident que leurs supplications n’avaient pas d’effet. Quelle qu’ait été la validité de leurs
arguments, la démonstration qu’Horgarr avait faite ne pouvait être balayée d’un revers de
la main.
La porte de la cabine s’ouvrit quelques instants plus tard, Gotramm, le visage grave,
dévisagea la table explosée.
— Nous avons entendu une explosion, dit-il à Brokrin.
Brokrin jeta un œil vers les autres capitaines.
— Ce fut un bel exposé sur la gestion raisonnée des risques, dit-il. Je pense que c’est réglé
à présent.
Gotramm ne comprit pas, mais il déduisit quelle avait été la conclusion de l’exposé et
comment ces travaux pratiques avaient influencé l’assemblée en voyant la mine déconfite de
Skaggi et de Grokmund. Ce n’était clairement pas le bon moment pour essayer de convaincre
qui que ce soit. Brokrin s’était avéré être le meilleur tacticien. Il détourna rapidement son
regard du capitaine et s’adressa à Olgerd.
— Si vous êtes attirés par les risques, vous feriez bien de venir discuter avec votre pilote.
Nous avons repéré un orage à l’horizon. Il approche rapidement. Il m’a dit que si
l’ornithoptère ne décolle pas très vite, alors il va vous falloir traverser l’orage à bord du
Dragon de Fer.
Il sembla à Brokrin, tandis que les autres capitaines s’excusaient et suivaient Gotramm en
toute hâte vers le pont, qu’ils s’inquiétaient moins de l’orage que de ce qui risquait d’arriver
s’ils restaient à bord du Dragon de Fer. La décision raisonnée qu’il venait de prendre risquait
de laisser place aux arguments persuasifs de Skaggi, si on laissait à ce dernier ne serait-ce
qu’un semblant d’occasion de les convaincre à nouveau.
Brokrin patienta jusqu’à qu’ils fussent partis, puis il se dirigea vers Horgarr et le remercia.
— Tu peux être fier de toi : tu as surpassé Skaggi sur ce coup-là, belle négociation ! dit-il
pour féliciter l’endrin-maître.
Horgarr était toujours en train de se masser le bras.
— Je ne pensais pas que ça allait être aussi puissant, confia Horgarr. Skaggi serait bien
capable de réévaluer la valeur du minerai de Grokmund. Il pourrait même bien se ramener
avec une estimation suffisamment élevée pour que je me laisse tenter.
— Tu as passé trop de temps à rafistoler ce vieux rafiot d’acier pour finir par le faire
exploser en millions de milliers, dit Mortrimm. Un artisan doit toujours rester fier de
son travail.
— Et un navigateur, quant à lui, doit toujours avoir de bonnes connaissances pour calculer
son itinéraire, dit Brokrin au vieux duardin. Il donna une tape amicale à Mortrimm sur
l’épaule. Voilà un orage de traversé, essayons maintenant de nous préparer au mieux à
encaisser celui qui va bientôt nous tomber dessus.

Lorsque les capitaines des frégates avaient fait le déplacement, par les airs, jusqu’au Dragon
de Fer, les cieux étaient suffisamment dégagés, seuls quelques volutes de nuages blancs
venaient les tacheter par endroits. Brokrin estima que le meeting avait tout au plus duré une
heure, l’irruption de Gotramm pour les avertir de l’approche de l’orage, quant à elle, n’avait
pris que quelques minutes. Et pourtant, lorsqu’il sortit sur le pont, afin de dire adieu aux autres
capitaines, Brokrin contempla un ciel chargé de noirs nuages d’orage. Le soleil, à son zénith,
était totalement obscurci, caché derrière ce voile maléfique créé par les éléments.
C’était un orage aussi sombre et brutal que les pires qu’il avait traversés lors de sa longue
carrière : une véritable falaise de nuages déchaînés s’apprêtait à déferler sur la minuscule
flotte de Brokrin. A bord, les équipages, eurent à peine le temps de commencer à préparer les
navires à faire face à l’avancée de ce tsunami de cumulonimbus. Olgerd et Kjnell réussirent à
grimper à bord de l’ornithoptère, in extremis, avant que la pluie ne se déchaîne. Une pluie sale
martela le pont du Dragon de Fer tandis que la petite embarcation s’élevait dans le ciel en
filant vers la plus proche des deux frégates.
Brokrin plissa le nez lorsqu’il renifla la puanteur qui émanait de ces gouttes souillées. Cette
eau graisseuse avait l’odeur de la bave de chien, on y décelait aussi du vieux détritus pour
corser le tout. Les reflets mêmes de cette eau semblaient huileux, une fois évaporée elle
laisserait vraisemblablement derrière elle une bonne couche de crasse. Il leva les yeux au ciel.
L’équipage serait déjà passablement contrarié quand il apprendrait qu’il avait refusé la
proposition de Grokmund ; il s’imaginait donc sans peine que leur humeur ne s’améliorerait
guère quand viendrait le moment de récurer les ponts.
Tout d’abord, il crut que c’était le fruit de son imagination : cette étrange impression qu’il
décelait un mouvement ondulatoire dans les cieux. Puis, tandis qu’il concentrait son regard sur
les sombres nuages qui tourbillonnaient autour de la petite flotte, il ressentit un frisson glacial
dans tout le corps. Non, c’était bien réel. À l’intérieur de l’orage torrentiel, on discernait bien
quelque chose. Cela avait l’air d’être long et filiforme, dessinant une silhouette semblable à
celle d’un serpent, et animé d’un mouvement latéral étrange qui le faisait surgir puis
disparaître à nouveau dans les nuages.
— Olafsson ! Envoie un signal aux frégates ! rugit Brokrin, tout en se précipitant vers le
gaillard d’avant. Préviens-les de cette présence à l’intérieur de l’orage !
Les cris du capitaine avaient fait leur effet, Arrik et son équipe étaient déjà sur leurs gardes.
Les canonniers se tenaient autour du Fléau de Ghazul, scrutant l’orage des yeux pour repérer
le premier signe de leur cible. C’était tous des chasseurs expérimentés, ils débattaient et
s’interrogeaient donc sur la nature exacte de ces brèves apparitions.
— Cela pourrait bien être un harkraken, dit Arrik à Brokrin tandis qu’il les rejoignait.
Parfois ils utilisent de tels orages comme tanière, ils les suivent tandis qu’ils dérivent et
récoltent tout ce que la tempête n’engloutit pas.
Brokrin aperçut un autre bref mouvement, l’ondulation aérienne d’une forme grotesque. Il
avait déjà vu des harkrakrens auparavant, il avait repoussé leurs avances plus d’une fois quand
il était capitaine en second. Quoi que fût cette chose, elle ne se comportait pas comme un
harkraken et son déplacement était différent.
Les frégates se mirent à émettre des flashs, cela confirmait que les signaux d’Olafsson
avaient bien été transmis. Brokrin distinguait vaguement les équipages qui apprêtaient leurs
armes sur les ponts. On discernait des stratopiques et des haches d’abordage, tout ceci
trahissait qu’Arrik n’était pas le seul à anticiper la venue d’un harkraken. Brokrin embrassa le
pont de son propre navire des yeux et aperçut Gotramm et Drumark qui préparaient leurs
troupes au combat. Les stratogardes arkanautes étaient attachés par la ceinture à de lourdes
chaînes. Ils s’harnachaient ainsi afin de diminuer les risques de se faire emporter au loin si une
des tentacules de l’harkraken les enserrait. Quant aux endrin-gréeurs, ils devaient se contenter
de longes d’acier, ces dernières étaient suffisantes pour ne pas être emporté par les
bourrasques mais offraient peu de réconfort face à un prédateur affamé.
— Olgerd ! Ne décolle pas, nom de Dieu ! cria Mortrimm, pris d’un accès de colère. Le
navigateur croisa le regard de Brokrin et lui montra le Dron-Duraz du doigt. Le capitaine
ressentait la même frustration et la même inquiétude que lui tandis qu’il observait
l’ornithoptère décoller du pont de la frégate afin de se diriger vers le Grom-Makar. Le petit
engin était malmené par les vents tumultueux, il avançait avec difficulté vers sa destination,
tout en perdant beaucoup d’altitude.
Au moment même où l’ornithoptère réussit à reprendre de l’altitude, la chose cachée dans
l’orage se déchaîna. On aperçut, sortant de la masse bouillonnante de nuages noirs, un
tentacule volumineux se dérouler, il enserra l’ornithoptère en un éclair, à la manière d’un
fouet. Le vent hurlant noya le crissement du métal qui cédait, le grondement du tonnerre
étouffa les cris des duardins condamnés. La masse noirâtre du tentacule resserra son étreinte
autour de l’engin, elle déforma la coque et écrabouilla la cabine. Brokrin aperçut les multiples
éclairs produits par les projectiles des carabines-éthériques faisant feu, visant la colossale
vrille assassine à bout portant.
La chose ne semblait pas blessée, elle resserra encore son étreinte et aplatit l’engin. L’hélice,
située au-dessus de l’engin, se détacha et se brisa, elle fut emportée au loin avec son mat. Le
sombre tentacule souleva le reste de l’épave qui fut alors engloutie par le voile de nuages.
L’engin avait disparu.
Les frégates ouvrirent le feu sur cette monstrueuse chose. Les canons et toute l’artillerie se
mirent à cracher du feu sur la bête. On entendit le martèlement saccadé des coups de feu, on
vit l’extrémité des canons s’illuminer. Ils tentaient vainement de sauver l’ornithoptère, non
seulement était-ce trop tard, mais c’était aussi trop peu pour venger l’engin évanoui.
Les duardins du Dragon de Fer prirent aussi part à la fusillade, à l’aide de leurs armes ils
visèrent en direction des éclairs mouvants qu’on pouvait voir onduler au travers de l’épais
manteau de nuages noirs. À proximité d’eux, Brokrin entendit Arrik rappeler à ses chasseurs
de se tenir prêt. Ils devaient attendre, avant de lancer le stratoharpon, d’avoir une visibilité
suffisamment bonne pour repérer leur cible. Harponner un seul tentacule ne suffirait pas. Les
chasseurs devaient atteindre le centre de la bête, là où les tentacules étaient attachés, afin de
parvenir à piéger la bête.
Soudain, on aperçut d’autres gigantesques vrilles, surgissant du centre de l’orage, se
déverser la flotte. Brokrin était horrifié : en effet les tentacules n’émergeaient pas de l’intérieur
des nuages, elles étaient générées par ces derniers. D’une teinte encore plus sombre que le noir
d’encre qui souillait ciel, les énormes vrilles donnaient des coups de fouet qui percutaient le
Dron-Duraz avec un bruit de crépitement. Un tentacule cyclopéen s’enroula autour de la proue
de la frégate et froissa le gouvernail comme du papier, le navire se retrouva immobilisé. La
frégate, bloquée par l’étreinte puissance de la bête, était aussi tourmentée par une couvée
d’autres tentacules. Les membres d’équipage hurlaient à pleins poumons tandis que la bête les
écrasait sur le pont ou bien les projetait dans les airs. Les planches du pont cédèrent sous les
coups farouches : les poutres, les madriers et la charpente du navire assiégé se retrouvèrent
à nu.
Ignorant le déchaînement de coups de feu provenant du Grom-Makar ainsi que du Dragon
de Fer, d’autres tentacules s’abattirent sur la flotte. Une ténébreuse masse destructrice
bombarda le Dron-Duraz et le roua de coups, tournant en dérision les efforts désespérés qu’il
faisait pour se libérer. Des tentacules serpentaient entre les plaques métalliques détachées,
elles s’enroulaient autour des poutres et des traverses. Certains des madriers furent brisés
comme des allumettes, arrachés de leurs fixations et traînés sur le pont avant de disparaître
dans les sinistres nuages. Certaines des poutres résistèrent et servirent de points d’ancrage sur
lesquels le démon destructeur pouvait s’arrimer. Brokrin pensait que d’un moment à l’autre ce
démon allait s’extraire du centre de l’orage, lesté par le poids énorme de la frégate. Les
canonniers d’Arrik se préparèrent à cette éventualité, ils se mirent à crier des sermons : ils
promettaient, au nom de leur alliés engloutis, d’assouvir leur vengeance.
Mais, étonnamment, il n’en fut rien. Au lieu de ça, les tentacules se mirent à propulser la
frégate vers le haut. Elle s’inclina sur un côté tandis que les tentacules enserrant sa proue
l’entraînaient. Des membres d’équipage ainsi que des décombres dégringolèrent le long du
bateau incliné, pendant ce temps les membres du monstre colossal, tels d’immenses fouets, se
mirent à mouliner afin de hisser le navire vers le haut.
— Là, juste au-dessus de l’endroit où la bête enserre le Dron-Duraz ! cria Arrik qui essayait
de mobiliser ses artilleurs pour une nouvelle attaque. Le Fléau de Ghazul rugit comme un
chien de chasse enragé et propulsa le harpon doté d’une tête d’obsidienne vers sa proie. La
lourde chaîne suivit la lance en serpentant au fur et à mesure que le câble d’acier se déroulait
du cuirassé.
Brokrin émit un grognement de déception lorsque le stratoharpon traversa les nuages au-
dessus du Dron-Duraz. Il n’y avait nulle trace d’une masse monstrueuse, cachée derrière les
nuages, sur laquelle aurait pu se ficher la tête hérissée de pointes, nul monstre piégé par la
chaîne fixé au harpon. Le stratoharpon poursuivit son ascension, fonçant à travers l’orage
jusqu’à que son élan fût épuisé et qu’il retombât à nouveau. Arrik, prit une teinte livide, jura,
puis reprit le commandement de son équipe afin qu’ils d’actionnent le treuil et remontent la
chaîne et le harpon qui y était toujours attaché.
Brokrin laissa les artilleurs s’affairer. Il s’éloigna de la rampe puis se précipita vers la
timonerie afin de soulager Vorki. De vive voix, il donna des ordres aux éther-mécanos qui
s’affairaient dans la salle des machines, puis, il hurla quelques manœuvres aux endrin-gréeurs.
Il voulait utiliser la puissance de chacun des chevaux mécaniques du Dragon de Fer afin de
faire pivoter le navire et de l’envoyer à toute trombe aider la frégate assaillie. Tandis qu’il
faisait pivoter le cuirassé, Brokrin se focalisa sur la nécessité de réussir ce sauvetage, la
vengeance viendrait plus tard. Kjnell et le reste de l’équipage étaient engagés dans un combat
désespéré contre les tentacules qui les attaquaient. Ils tailladaient le noir enchevêtrement de
vrilles avec chaque arme disponible. Les carabines éthériques montées sur la coque du Grom-
Makar tirèrent plusieurs salves et se frayèrent un passage au travers de cette marée de
tentacules ondulants. Brokrin s’aperçut qu’un tentacule avait été sectionné par cette salve de
tirs, saisi de spasmes, il s’écrasa sur le pont, près de sa cible. Ce tentacule, détaché de la masse
principale, se souleva, il semblait animé d’une vie propre. Tel un énorme python, cette horreur
noirâtre se déchaîna au milieu de l’équipage de Kjnell, broyant et frappant les duardins dans
une fureur ophidienne. Le Dron-Duraz fut parcouru par un frémissement bruyant, celui-ci
annonçait le proche trépas de la frégate. La partie arrière du navire avait été brisée par les
tentacules meurtriers, la quille tordue au point de ne plus être reconnaissable. Perdant son
intégrité, il se mit rapidement à se désintégrer et commença à larguer une tragique cargaison
de duardins et de débris. On aperçut d’autres tentacules sortir des nuages, ils attrapèrent les
vestiges du navire qui dégringolaient, ils se saisirent de l’acier et du bois avec la même
violence qu’elles empoignaient la chair et l’os. Certaines des vrilles, tandis qu’elle fouettait
l’épave, se séparèrent en plusieurs branches et enserrèrent différentes cibles.
Tandis que les tentacules brisaient les restes du Dron-Duraz en mille morceaux, on en
aperçut d’autres qui s’allongeaient afin de menacer le Grom-Makar. Parmi l’équipage de
Brokrin, des cris d’alarme s’élevèrent, à son tour, le Dragon de Fer subissait l’assaut des
noires tentacules. Cette horreur, dissimulée par les nuages, était incroyablement vaste et dotée
d’une voracité obscène : non content d’avoir abattu un navire, elle avait maintenant aussi
décidé de s’attaquer au reste de la flotte.
— Elle est dans les nuages ! cria Vorki. Brokrin entendit son second crier tandis qu’il vidait
le chargeur de son pistolet sur les énormes tentacules qui le surplombaient.
Le capitaine leva la tête et aperçut le projectile percuter la masse de tentacules ondulants
tandis qu’un filet de lymphe puante giclait en l’air. Il s’aperçut aussi du caractère dérisoire de
cette attaque contre un ennemi aussi gargantuesque. En moins de temps qu’il n’en faut pour le
dire, la perforation qu’avait créée la balle se referma et l’hémorragie cessa, le membre était à
nouveau intact. Une brume noire tourbillonnait autour de la blessure, elle s’y infiltra et
la renforça.
Elle lui permettait de reprendre forme !
La silhouette étrange qu’avait entraperçue Brokrin se révélait maintenant dans toute son
horreur. Rien d’étonnant à ce que les fusiliers d’Arrik aient échoué à faire mouche sur le corps
principal de la créature. Impossible de transpercer ce corps éthéré. Le monstre n’était pas tapi
derrière les nuages, à la manière d’un harkraken. Il était fait de nuages, il était l’incarnation de
l’orage lui-même ! Les tentacules étaient une manifestation du courroux des éléments naturels,
ils se cristallisaient à partir de la brume et de la vapeur jusqu’à prendre l’apparence de bras
puissants et solides. Tout comme on distillait l’éther-or de stratogisements, le monstre s’était
regorgé de la fureur de l’orage, concentrant des quantités toujours croissantes de son
essence meurtrière.
— Préparez-vous à repousser l’abordage ! lança Gotramm à ses arkanautes tandis qu’une
jungle de tentacules effrénés fouettait le cuirassé.
Cet ordre pouvait paraître absurde, étant donné le moment et les circonstances. Cependant,
parce que c’était un ordre très familier, les corsaires se mirent immédiatement à y obéir.
Instinctivement, ils exécutèrent les manœuvres habituelles et se positionnèrent haches et
piques en main. Les crache-tonnerre de Drumark tirèrent une volée de tirs de soutien,
assommant les membres agités sous un flot de balles constant.
— Encore ! Feu ! ordonna Arrik à son équipe.
Le Fléau de Ghazul propulsa sa lance acérée à pleine puissance. Cette fois-là, les artilleurs
ne prirent pas pour cible la masse invisible cachée derrière les nuages, au lieu de cela, ils
visèrent une partie où apparaissait, débordant de l’orage, un amas de tentacules. La tête gravée
de runes faucha la base des vrilles, sectionna une demi-douzaine de ses membres nocifs et les
fit chuter rapidement vers la terre. L’orage tout entier sembla bouillir de colère et d’agitation.
Au moment même où les Kharadrons semblaient avoir finalement causé quelques
dommages à l’orage-monstre, la bête préleva son propre tribut. Une forêt de tentacules prit le
Grom-Makar au piège en s’entourant tout autour de sa coque telle une masse grouillante. Le
canon monté sur le gaillard d’avant gronda de défiance et, dans une gerbe d’ichor, déchiqueta
un des tentacules. Mais même un impact aussi violent ne suffit pas à lui faire lâcher prise.
Prestement, avec une férocité incroyable, les membres tentaculaires semblables à ceux d’une
vigne monstrueuse, resserrèrent leur étau autour de leur proie. On entendit résonner des
hurlements et des coups de feu, ils provenaient de l’équipage de la frégate qui essayait tant
bien que mal de se libérer de cette mortelle étreinte, mais c’était trop peu pour échapper à la
prise écrasante du monstre. Le Grom-Makar craquait et gémissait, réduit à l’état d’esquilles de
bois par l’étreinte serpentine de son ennemi.
Le Dragon de Fer continuait le combat mais, il devait maintenant faire face seul.
— Maudit sois-tu, toi et ton cuir crasseux ! rugit Gotramm outragé. Ce monstre a déjà
détruit deux navires ! Il n’en aura pas un troisième ! Pas tant que nous sommes debout ! dit-il
en levant la tête et criant en direction des arkanautes.
Il tailladait un tentacule noirâtre et torsadé qui tentait d’attraper la lame de sa hache. Un
fluide gras, aussi dégoûtant et croupi que la pluie malodorante, lui éclaboussa le visage tandis
qu’il tailladait encore et encore.
Les cris de Gotramm firent leur effet sur ses arkanautes, ces derniers se jetèrent tête la
première dans l’offensive. Les corsaires combattaient au milieu d’un fatras ondulant de
tentacules sombres et suintantes. De loin, les tentacules semblaient lisses et uniformes, mais
en fait, vues de près, elles avaient un aspect effrayant et bigarré. A leur surface on apercevait
des bouches qui s’entrouvraient, sur leurs côtés on voyait de fines antennes onduler. De pâles
orbes, semblables à des yeux béants, surplombaient l’extrémité de longues tiges, ils
dévisageaient les duardins de leur regard monstrueux. D’autres structures à l’apparence moins
clairement définie s’élevaient de la peau noire, des semblants d’os saillants et des
excroissances rappelant des squelettes qui essayaient de s’extraire de dessous la peau. Des
veines remontaient à la surface, on les voyait vibrer sous l’effet de la circulation d’ichor
sirupeux. D’épais cordons faits de tendons et de muscles ondulaient, animés par une puissance
cauchemardesque tandis qu’ils propulsaient les tentacules sur le pont.
Voilà à quoi ressemblait cette horreur infernale qui avait l’intention d’en finir avec le
Dragon de Fer ! Gotramm s’était demandé de nombreuses fois comment ce navire maudit
allait finir. Il s’était toujours imaginé que cela serait sous les serres de Ghazul qu’il terminerait
sa course, ou bien alors, sous les coups de boutoir d’une boule de démolition, le jour où les
associés frustrés de Brokrin le vendraient à la casse. Jamais il ne se serait imaginé un final
aussi bizarre : le navire écartelé par un monstre généré par l’orage. Il se demanda obscurément
si sa tendre Helga saurait qu’il était mort. Pendant combien de temps le pleurerait-elle avant
de refaire sa vie ? N’apprendrait-elle jamais la raison de sa disparition ? Ou bien penserait-elle
qu’il avait refait sa vie ailleurs ?
Une myriade d’antennes gifla Gotramm, lacérant son heaume et pinçant son visage. Le
corsaire courroucé hurla, puis il taillada le tentacule qui l’avait engendrée. Plusieurs antennes
ainsi qu’un œil sur sa tige tombèrent sur le pont, ils ondulaient dans leur propre sang.
Gotramm souleva le pied et les écrasa de ses lourdes bottes, il les piétina tandis qu’ils
essayaient de s’éloigner en rampant, jusqu’à que toute forme de vie dégénérée s’évanouisse.
Tout le long du pont, cette scène se répétait, les arkanautes et les membres de l’équipage
tailladaient les tentacules, puis ils tentaient tant bien que mal de faire disparaître toute vitalité
de ces restes sectionnés avant qu’ils s’enfuient en se tortillant.
— Tous ensemble ! Feu ! hurla Drumark dont la voix résonna sur le champ de bataille
jusqu’à qu’elle soit absorbée par le rugissement des tirs des crache-tonnerre.
La compagnie Grundstok fit feu, les plus fins tentacules, semblables à des cordelettes, furent
réduits en lambeaux par cette salve, leur muscles déchirés au point de ressembler à une
bouillie de chair et de sang graisseux, un amas de chair pulpeux.
D’autres tentacules surgirent de l’orage et leur tombèrent dessus, ils se mirent à griffer
l’endrin, à s’entourer autour de la proue mais aussi de la poupe pour la seconde fois. En dépit
de la correction que les duardins venaient de lui infliger, au mépris des manœuvres d’esquive
exécutées par Brokrin, le monstre colossal persistait à vouloir dévorer le Dragon de Fer.
C’est alors que Gotramm vit Horgarr se précipiter vers le Fléau de Ghazul. L’endrin-maître
tenait une petite boîte fermement plaquée contre sa poitrine. Il dit quelque chose à Arrik et
quelques secondes plus tard, ils étaient tous deux en train de sangler la boîte à la tête
d’obsidienne du harpon.
Cette fois, lorsque la lance fut propulsée contre l’orage-monstre, elle plana d’une manière
quasiment léthargique, paresseuse. Les chasseurs d’Arrik avaient diminué la charge de
propulsion. Ils avaient trafiqué la chaîne qui retenait le stratoharpon au navire et cela avait eu
pour effet de lui faire perdre de la vitesse. Ils essayaient d’appâter le monstre en le tentant à
l’aide d’un appât relativement lent. Gotramm avait deviné leur stratégie mais par leur objectif.
La réponse à cette question arriva lorsque les tentacules noirs s’enroulèrent autour du harpon
et refermèrent leur étreinte, jusqu’au point critique. Une détonation digne de l’apocalypse
déchira les cieux, elle rugit jusqu’à étouffer complètement le grondement de l’orage. Gotramm
se souvint de la violente décharge dans la cabine du capitaine, et du bruit qu’elle avait
provoqué. Ce bruit-là était similaire à ce fracas, mais à un volume mille fois supérieur. Le
Dragon de Fer fut ballotté de part en part par le souffle de l’explosion, les endrin-gréeurs et
les stratogardes tournoyèrent frénétiquement au bout de leur longes tandis que le navire se
remettait de ce roulis.
Un silence absolu suivit l’explosion gargantuesque. Gotramm se rendit compte que la
détonation n’avait pas seulement annihilé les tentacules qui avaient enserré le stratoharpon.
L’orage lui-même avait été criblé de trous par l’explosion, une large portion en avait été
soufflée, laissant apparaître un ciel dégagé. L’orage était épars, réduit à l’état de lambeaux, sa
masse avait pris une apparence effilée suite à l’attaque des duardins. À l’endroit où le ciel bleu
brillait, les nuages noirs semblaient se tortiller d’agitation. L’espace d’un instant, ils
commencèrent à se rapprocher, à se regrouper tous ensemble comme lorsqu’ils avaient formé
les tentacules. Puis, dans un frémissement, la puissance inconnue qui les animait céda du
terrain. Les noirs nuages commencèrent à se dissiper.
On entendit des hourras traverser le Dragon de Fer tandis que les tentacules subissaient la
même transformation que les nuages qui les avaient engendrés. Ils s’immobilisèrent, toute
trace de vie les quitta et ils s’évaporèrent rapidement. Ils passaient de l’état solide à l’état
gazeux, il n’en restait que quelques volutes de vapeur. Puis ils se réduisirent à une misère : un
peu de brume nauséabonde, quelques miasmes pitoyables qui se dissolvaient dans la chaleur
des rayons du soleil.
Pendant quelques instants, les duardins célébrèrent leur victoire sur la bête. Puis leur humeur
devint maussade. Ils regardèrent aux alentours, cherchant du regard leurs compagnons tombés
au combat. Ils baissèrent la tête, silencieux, c’était une marque de respect pour les camarades
qu’ils avaient perdus sur les frégates abattues.
Gotramm, les poings serrés, prit la parole d’un air dépité.
— Vous nous ne vous serez pas sacrifiés pour rien, dit-il tout en faisant glisser sa main
gauche le long de sa barbe tandis qu’il prêtait serment.
Un serment en mémoire des morts.
CHAPITRE HUIT

Il était impossible de la voir, impossible de l’entendre : c’était une forme gracile, semblable à
un doigt, tissée d’obscurité. Elle ondoyait d’ombre en ombre, papillonnant dans les cales du
cuirassé, dans ses couloirs, s’infiltrant par-dessous les portes et dans les cabines. Elle
possédait des sens limités mais sa clairvoyance était inégalée, beaucoup plus affinée
maintenant que lorsqu’elle faisait partie d’un tout aux dimensions colossales.
Une intelligence supérieure à la sienne l’avait animée, celle-ci l’avait également dotée d’une
motivation et d’un but. Elle glissait d’ombre en ombre et s’immobilisait dès qu’un membre de
l’équipage du cuirassé approchait. Elle utilisait son corps squameux et informe pour se faufiler
au travers des interstices les plus étroits. Grâce à sa longueur serpentine, elle pouvait
s’enrouler autour des poutres, les escalader et s’y faufiler rapidement en ondulant. Projetant
ses volutes afin de trouver un nouveau point d’accroche, elle faisait glisser le reste de son
corps en avant. Son œil, oscillant à droite et à gauche au sommet de son corps ophidien,
frémissait à l’extrémité d’une excroissance bosselée, semblable à un tentacule rétractile.
L’œil sectionné de l’orage-kraken ne s’était pas dissipé tandis que les autres segments,
amputés de la masse principale du monstre, s’évaporaient. Un enchantement puissant l’avait
maintenu en vie, lui insufflant une forme de vitalité afin qu’il puisse continuer à servir son
maître. Tout ce qu’observait ce vestige de l’orage était renvoyé à son maître. Tout s’imprimait
dans l’esprit de son maître, comme s’il l’avait vu de ses propres yeux. Les compulsions qui
guidaient les mouvements du vestige de l’orage étaient celles de son maître, il recevait des
ordres auxquels il n’aurait pas pu résister, eût-il été doté d’une volonté propre.
Cet espion hideux continua sa silencieuse inspection du Dragon de Fer jusqu’à enfin
parvenir à la cabine du capitaine. Perché sur une poutre, il observait les alentours de son œil
imparfait lorsqu’il aperçut deux duardins se disputer. Le semblant de cervelle dont l’œil était
doté ne prêta guère attention aux silhouettes barbues. Le souvenir de ce type de créatures, qui
l’avaient attaqué et tailladé afin de le décrocher du plus grand tentacule, durant la récente
bataille, s’était déjà effacé. Mais le sorcier l’en avait informé, et l’incitait donc à la plus grande
discrétion, lui ordonnant de se recroqueviller dans l’ombre.
Qui d’autre que Khoram lui-même pouvait ordonner au vestige de fixer son attention sur les
deux duardins, en particulier sur l’un d’entre eux, dont il savait que c’était le capitaine. C’était
en effet le sorcier qui utilisait le vestige de l’orage-kraken pour lire sur les lèvres de ce dernier
et de son compagnon tandis qu’il se disputaient. Pour quelqu’un qui maîtrisait déjà les
langages des créatures démoniaques, il était facile de déchiffrer n’importe quel langage mortel
et d’en comprendre les secrets.

Skaggi faisait les cent pas dans la cabine, il ressentait une frustration grandissante et ses mains
trahissaient une certaine fébrilité tandis qu’elles parcouraient sa barbe. Une lumière brillait
dans ses yeux : une lueur de dépit morose, impérieuse et disgracieuse. Il pointa son doigt
tremblant vers Brokrin, s’adressant d’un ton sec au capitaine, comme s’il avait à faire à un
cadet de l’Académie.
— Comment se fait-il que tu ne te rendes pas compte que notre situation a drastiquement
changé ? lui demanda Skaggi d’un ton pressant. Si auparavant nous pouvions profiter du
contrat proposé par Grokmund par simple pragmatisme, maintenant cela devient une nécessité
absolue ! La perte des frégates, le wergeld que les familles des membres d’équipage décédés
peuvent exiger, voilà des dépenses qui ne manqueront pas de détruire la carrière de chacun des
officiers sur ce navire ! La dette sera transmise jusqu’à la troisième génération, et encore, à
supposer que nous arrivions à négocier un taux d’intérêt raisonnable.
» Nos créanciers vont subir d’énormes pertes, ce sera la goutte d’eau qui finira de
convaincre les guildes, elles se mettront à accorder du crédit aux ragots qu’on entend sur les
docks. Tu sais, ces commérages concernant la malédiction qui vous entoure, toi et ton navire.
Il entortilla avec vigueur ses poils de barbe et s’aperçut, en regardant dans sa main, qu’il en
avait arraché quelques-uns.
— Nous n’avons plus le choix maintenant. Nous devons absolument accepter la proposition
de Grokmund. Le gisement d’éther-or pur qu’il a découvert, voilà bien la seule opportunité
qu’il nous reste d’échapper à ce fiasco. C’est le dernier espoir de s’en sortir avec autre chose
que des dettes dont le poids suffirait à étouffer un ogor, conclut-il frappant du poing dans
sa paume.
— Tu me l’a déjà expliqué, dit Brokrin dont la voix était aussi profonde et stable qu’une
montagne. Tu m’as détaillé tout ça en long et en large. Il n’est pas nécessaire de tout rabâcher
à nouveau.
Ceux qui connaissaient intimement le capitaine savaient que lorsque sa voix avait cette
tonalité minérale, cela signifiait qu’il commençait à perdre son sang-froid.
Skaggi savait que Brokrin n’était pas loin de la crise de nerfs, cependant, il était lui aussi de
trop mauvaise humeur pour parvenir à garder ses distances.
— Pourtant il le faut, rétorqua Skaggi. Je vais te répéter tout ça jusqu’à que mes arguments
pénètrent enfin ta tête dure comme la pierre. Nous n’avons plus le choix maintenant. Nous
sommes obligées d’accepter. C’est vital, c’est la seule chance que nous ayons de…
Brokrin l’interrompit d’un geste brusque de son poing serré, juste sous le nez de Skaggi.
— Effectivement, c’est bien notre seule opportunité de désintégrer ce navire et de
l’éparpiller au gré des vents de Chamon ! As-tu déjà oublié ce qu’a provoqué ne serait-ce
qu’une once du trésor de Grokmund ?
Il agita la main en direction du cratère noirci qui avait défiguré sa table. Skaggi lui lança un
regard noir, mais Brokrin continua, imperturbable, en agitant les mains pour bien marquer ses
propos.
— As-tu déjà oublié qu’Horgarr a utilisé la totalité du reste de l’échantillon pour se
débarrasser de… de cette chose quelle qu’elle fût. Peut-être aurais-tu préféré qu’il la laisse
broyer le navire, comme elle venait de le faire avec les frégates ? conclut sèchement Brokrin.
— Ne dis donc pas de bêtises, répliqua Skaggi. Nous pouvons nous estimer heureux
qu’Horgarr ait eu l’intelligence de s’en servir. Cependant, il eut été prudent d’en mettre de
côté, ne serait-ce qu’un copeau. Si nous avions décidé de retourner à Barak-Zilfin, il aurait été
impossible de prouver à quiconque l’existence de ce nouveau gisement, à défaut de preuve.
Aucune garantie à offrir à nos bailleurs de fonds. Tout ce qui nous reste, ce sont les histoires
de Grokmund ainsi que nos propres affirmations. Il plissa les yeux et agita l’index en direction
de Brokrin.
Les affirmations d’un équipage au bord de la faillite, ne l’oublions pas. L’investissement
c’est comme le théâtre, on y croit si les décors sont beaux. Qui nous accorderait un
quelconque crédit, maintenant que nous rentrons au port les cales vides, une partie de la flotte
disparue et des dettes à n’en plus finir envers les tribus humaines ?
— Notre navire n’est pas adapté au transport du gisement de Grokmund, dit Brokrin qui
tentait encore une fois de lui expliquer. À l’état de minerai volatile, ce matériau sera beaucoup
plus dangereux que le lingot qu’Horgarr a raffiné.
— Qui ne risque rien n’a rien ! dit-il en haussant les sourcils, et en regardant Brokrin d’un
air circonspect. As-tu peur de perdre le navire ? Par la Barbe carrée du Grand Sombre, dans
tous les cas on va te le confisquer ! Que l’on explose en essayant de ramener un trésor
incommensurable à Barak-Zilfin, ou que nos créanciers envoient le Dragon de Fer à la casse
pour payer tes dettes, quel différence ? Des dettes qui vont d’ailleurs largement dépasser ce
que la mise à la casse de cette baignoire va te rapporter, me dois-je d’ajouter.
— Fais-tu semblant d’oublier que si le Dragon de Fer explose durant le transport de l’éther-
or, tout l’équipage périra avec lui. Brokrin appuya la main contre le mur, il en caressa la
surface comme s’il eût été vivant. S’il finit à la casse, ce cher navire sera notre seule perte.
— Tu feras partie des victimes collatérales, tout comme lui, prophétisa Skaggi. Ta
réputation sera ruinée. Personne ne te fera plus jamais confiance. Le futur de tout l’équipage
est en jeu, cap’taine. Maintenant que tu connais les tenants et les aboutissants, tu devrais nous
laisser décider par un vote.
Il grimaça lorsqu’il s’aperçut que ces mots n’avaient aucun effet. Brokrin dévisagea
le logisticateur.
— Ceci est toujours mon navire et je suis toujours son capitaine. Il n’y aura pas de vote. La
parenthèse est fermée définitivement sur cette discussion.
— Bien, alors nous n’en parlerons plus, acquiesça Skaggi, tout en faisant demi-tour pour
quitter la cabine. Avec toi, ajouta-t-il dans sa barbe, d’une voix sifflante et excédée mais
inaudible.

Aiguille et fil en main, Gotramm recousait les déchirures de son gambison. Il tentait de
refermer les déchirures et les coupures que lui avaient infligées les bras tentaculaires de
l’orage-kraken. Il pouvait s’estimer heureux qu’aucun de ces énormes tentacules turbulents ne
lui ait porté de coups plus terribles. L’épaulière de Thurik comportait une belle entaille, il
avait reçu un coup tellement puissant qu’il avait failli enfoncer la pièce d’armure tordue dans
l’épaule de l’arkanaute. Un autre de ses corsaires avait eu la jambe cassée lorsqu’un tentacule
sectionné l’avait fouetté durant son agonie.
— Continue d’essayer de m’appâter, je ne mordrai pas à ton hameçon, affirma Gotramm
sans même prendre la peine de détourner les yeux son travail.
Puisque les cales du navire étaient vides, l’équipage du Dragon de Fer avait pu se les
approprier afin d’en faire ses quartiers. S’il advenait que les cales se remplissent de
marchandises à ramener à Barak-Zilfin, alors on déplacerait les membres d’équipage vers des
compartiments de plus en plus exigus. On avait déjà vu des expéditions couronnées d’un tel
succès que l’équipage en avait été réduit à dormir sur le pont, voire même dans des hamacs
accrochés sur les côtés de la coque. Gotramm avait même entendu des anecdotes concernant
l’Aigle Doré qui, après avoir découvert le gisement de Repli du Père, était plein à craquer
d’éther-or à tel point que même la cuisine avait été délocalisée sur le gaillard d’avant, et
reconstruite sur une plate-forme improvisée.
La cale dans laquelle les arkanautes de Gotramm étaient cantonnés était la plus grande de
toutes, positionnée au milieu du navire, juste en dessous de l’immense endrin et de son
puissant éther-moteur. Cette cale était suffisamment vaste pour que les corsaires puissent y
stocker les étherendrins des stratogardes, ce qui leur permettaient d’y accéder plus rapidement
que dans l’armurerie du navire. Ce n’était pas ce critère qui avait poussé Gotramm à choisir la
cale centrale pour y cantonner ses corsaires, c’était plutôt le fait que cet endroit offrait une
durabilité supérieure aux autres. À cet endroit, les poutres étaient renforcées afin d’étayer plus
solidement l’endrin, cela faisait de ce lieu l’emplacement le plus solide et le plus rustique du
navire. Si le Dragon de Fer était abattu en vol, cet endroit était celui où les chances de survie
à une chute étaient les plus grands. Cela lui rappela que c’était précisément au milieu du
Brise-Orage qu’on avait retrouvé Grokmund, dans un état pitoyable certes, mais en vie.
Même au tout début de cette traversée, alors qu’ils venaient juste de prendre le départ,
Gotramm avait ressenti de l’appréhension. Assommé de commentaires concernant la
malédiction de Ghazul et le mauvais sort qui accablait Brokrin, il n’avait sans doute pas pris
cette décision au hasard. Ce choix signifiait qu’il ne s’était pas simplement préparé au
désastre. Il l’avait anticipé depuis le commencement de leur équipée. En dépit de son
apparente indifférence et de son manque d’intérêt, c’était cette prise de conscience qui le
faisait écouter les arguments de Skaggi.
Le logisticateur était paresseusement appuyé contre une des poutres, et, du pied, il poussa un
hamac vide afin de le faire tanguer.
— Si tu te retrouves suspendu à un hameçon, ce sera précisément parce que tu ne m’as pas
écouté, dit Skaggi. Je ne suis pas responsable, moi, de l’assèchement de ton portefeuille ou
bien d’avoir réduit ta part de profit à néant. J’essaye seulement de t’aider.
— Le seul que tu aies jamais aidée, c’est toi-même, grommela Thurik.
Il enleva la tranche de viande qu’il avait pressée contre son épaule endolorie, puis il grimaça
en voyant la teinte violette que sa peau avait prise. Exception faite du duardin dont la jambe
était cassée, Thurik était le seul arkanaute dans la cale avec Skaggi et Gotramm : il était hors
de question pour ce dernier d’avoir un entretien en tête à tête avec le logisticateur.
Skaggi lança regard méprisant à Thurik.
— Même si c’est le cas, dit-il d’un ton sec, en me rendant service je rends service à tout le
monde. Il agita un doigt dans la direction des cabines des officiers. C’est aussi un service
rendu au capitaine Brokrin, si seulement il acceptait de regarder la réalité en face.
— Je ne t’apprécie pas particulièrement, dit Gotramm qui venait enfin de reposer son attirail
de couture. La duperie semble être ta fidèle compagne où que tu ailles, Skaggi. Ton honneur et
ta parole sont à géométrie variable. Si quelqu’un descendait tout en bas de l’arbre
généalogique de tes ancêtres, je suis sûr qu’il finirait par trouver quelques grobis avant
d’atteindre sa base.
Choqué, l’arkanaute à la jambe cassée poussa un cri d’exclamation outragé. Thurik ouvrit de
grands yeux alarmés, sa main se porta au couteau dissimulé dans sa botte. Tous les deux
s’attendaient à ce que Skaggi fonce tête baissée sur Gotramm, afin de réparer le tort qui venait
d’être fait à ses ancêtres, et qu’il lui assène un coup de poing ou de poignard. Cependant,
Gotramm resta détendu. Il savait bien que Skaggi n’allait pas se jeter dans la gueule du loup.
Le logisticateur n’était ni naïf, ni courageux. La seule chose que fit Skaggi, c’est de cesser de
mettre de coups de pied au hamac. Il s’éloigna du mur et regarda Gotramm d’un air offensé.
— Comme c’est facile de prestement jeter la pierre aux logisticateurs. On peut les traiter de
briseur-de-serments, d’individus déshonorables, de voleurs et de burineurs, de scélérats ou de
conspirateurs. Il n’existe pas d’insultes suffisamment blessantes pour les qualifier. Ce sont des
parasites qui sucent le sang des autres en sapant leur esprit d’initiative, qui se gavent en
profitant du labeur, du courage et la détermination des autres duardins. Ils ne valent pas mieux
qu’un grobi qui qui se serait laissé pousser la barbe, ce sont des vautours qui essayent de s’en
mettre plein les poches sans hésiter à se saisir de tout ce qu’ils peuvent. Ils mentent, ils
trichent et ils volent.
Il se tourna et regarda méchamment Thurik, sa voix montant d’un ton pour le mimiquer,
moqueur.
— « Ils ne pensent qu’à leurs propres intérêts. » Oui, certes…Voilà pourquoi ils essaient
toujours de réaliser les meilleures transactions et de signer les meilleurs accords, voilà
pourquoi il se démènent sans cesse pour atteindre l’équilibre parfait entre dépenses et profits !
Bien sûr, ils ignorent la fierté, ou tout sens du devoir ou les obligations qui leur incombent,
comme celle d’accroître la part dévolue à chaque duardin de l’équipage… Ces mêmes
membres d’équipage qui sont trop honorables pour condescendre à nous appeler « camarade ».
» Non évidemment, tout ce que nous faisons c’est nous servir, jamais nous n’accordons une
pensée à notre clan ou notre stratoport. Tout ce qui nous importe, c’est d’escroquer l’équipage
afin de s’accaparer quelques pièces d’or de plus…
» Mais si tu prends la peine de m’écouter, alors peu importe ce que tu penses de moi ou de
quel nom tu me traites. Crois-moi sur parole sur un point au moins : si nous ne faisons rien,
alors nous aurons tous la même rétribution, une part égale de ce désastre.
Gotramm encaissa les piques qui lui étaient adressées par Skaggi, si leur pertinence ne suffit
pas à le faire se sentir moins indisposé par sa présence, cependant, elles l’incitèrent à l’écouter
jusqu’au bout. Il hocha la tête lentement.
— Je ne te fais pas confiance, affirma-t-il, commençant par des mots explicites afin que les
choses soient claires entre eux. Je préférerais m’asseoir à côté d’un ogor souffrant du mal de
ciel que de partager une chope de bière avec toi. Mais d’accord, vas-y. Déploie donc ton
argumentaire, je suis prêt à l’écouter. Si je t’ai jugé de manière injuste, alors, c’est le moins
que je puisse faire.
— Alors écoute, dit Skaggi. Il regarda les autres arkanautes à leur tour. Ouvrez bien grand
vos esgourdes vous aussi, parce que je ne répéterai pas. Ce n’est un secret pour personne que
cette traversée a tourné au vinaigre. Peu importe de savoir à qui c’est la faute ou bien qui nous
devons blâmer, il s’agit simplement d’énoncer les faits. Maintenant que les frégates et leurs
équipages sont perdus, seule une découverte d’une portée extraordinaire pourrait
miraculeusement sauver cette expédition.
» Or, nous bénéficions de cette opportunité. Grokmund a découvert une variété d’éther-or
suffisamment précieuse pour nous permettre de nous remettre de ces désastres. Nous pouvons
honorer nos obligations envers tout le monde, mais aussi faire suffisamment de profit pour
s’en sortir la tête haute.
— Ce n’est pas l’avis du capitaine Brokrin, lui fit remarquer Gotramm. Il affirme que cet
éther-or est trop volatile pour pouvoir le transporter dans le Dragon de Fer. Il nous faudrait un
stratonavire de récolte spécialement équipé pour manipuler…
Skaggi lui coupa la parole.
— Et où donc allons-nous trouver un tel navire ? En retournant à Barak-Zilfin ? Si nous
retournons au port, quelles garanties avons-nous que Grokmund voudra bien continuer de
travailler avec nous ? Le Code Kharadron contient suffisamment de failles qu’il pourrait
exploiter à son avantage pour ne pas honorer les dettes qu’il a envers le Dragon de Fer. Il
n’aurait pas à être plus rusé que ça pour nous exclure complètement. Il nous resterait les
dépenses mais plus aucun droit à faire valoir concernant les récompenses.
— À l’heure actuelle, Grokmund est obligé de faire affaire avec nous. Nous sommes sa
seule option, leur expliqua Skaggi. Il est terrorisé à l’idée que le gisement découvert soit perdu
à jamais si on ne le récolte pas très vite. Présentement, il se préoccupe plus de la postérité que
de la fortune. Il rêve que son nom reste dans les annales comme le découvreur d’un nouveau
minerai. S’il avait du temps devant lui pour soupeser le pour et le contre, et si de plus il avait
des vaisseaux mieux équipés à sa disposition, alors il se pourrait bien qu’il retrouve la raison.
Voilà une raison de plus qui pourrait le pousser à négocier avec quelqu’un d’autre plutôt que
d’honorer son engagement envers nous.
— Brokrin ne veut pas mettre le navire en péril, ou nos vies, persista Gotramm.
— Peut-être qu’il croit en la malédiction, contra Skaggi. Peut-être que c’est à cause de cette
croyance superstitieuse que la malédiction finit par exister pour de bon.
Il leva la main et esquissa un geste d’excuses.
— Ne vous méprenez pas, je sais qu’être capitaine est une lourde tâche, cependant vous
devez reconnaître qu’il n’a pas toujours fait les bons choix. Certains d’entre eux ont empiré
notre situation au lieu de l’améliorer. Un capitaine irréfléchi peut mener un navire à sa perte,
mais un capitaine trop prudent peut arriver au même résultat !
— Surveille ta langue ! Le cap’taine n’est pas un lâche ! rugit Thurik en serrant les poings.
Skaggi secoua la tête de droite à gauche.
— Ce n’est pas de la lâcheté, c’est un excès de prudence. Brokrin s’attend toujours au pire,
ses œillères l’empêchent de voir le meilleur. Il pense que faire tout notre possible pour
récupérer la part promise par Grokmund nous fait courir un grand danger. Il se refuse à voir
les opportunités associées à cette prise de risque.
— Le cap’taine ne prend jamais ses décisions à la légère, dit Gotramm qui commençait à
perdre patience. Il a bien évalué tous les paramètres avant de te dire qu’il…
— Ah oui, vraiment ? dit Skaggi d’un ton provocateur. A-t-il vraiment évalué tous les
paramètres ? A-t-il vraiment réfléchi au montant des dettes causées par cette traversée ? A-t-il
vraiment réfléchi à la répartition de cette dette parmi les officiers ? En tant que corsaire, trois
parts du profit final devraient normalement te revenir. Cela signifie que tu es aussi responsable
de trois parts de dettes. Combien de temps penses-tu qu’il va te falloir pour tout rembourser ?
À supposer qu’un navire accepte de t’embarquer, combien de traversées penses-tu qu’il faudra
que tu effectues pour simplement retrouver les revenus que tu avais avant que nous quittions
le port ?
Un horrible petit sourire narquois apparut sur le visage du logisticateur, il s’apprêtait à
porter l’estocade en concluant son argumentaire sur une touche toute personnelle.
— Helga est une jolie fille. Je suis sûr que beaucoup la courtisent en espérant qu’elle va leur
donner sa main. Combien de temps va-t-elle devoir attendre ? Combien de temps va s’écouler
avant qu’elle écoute d’une autre oreille ses prétendants, ceux qui ne croulent pas sous les
dettes et les obligations à honorer ?
Gotramm se précipita vers Skaggi, le visage rougeaud. Il appuya son poing crispé sur le nez
du logisticateur.
— Dégage de là ! lui dit-il d’un ton menaçant. Dégage de là avant que j’écrase mon poing
sur ta tête !
Skaggi esquissa une brève révérence, puis il sortit précipitamment de la cale. Tandis qu’il se
retirait, on pouvait voir un sourire sournois s’épanouir sur son visage. Gotramm était bien
celui qui avait le plus à perdre de tous les duardins embarqués sur ce navire. Celui qui serait le
moins enclin à accepter les lourdes dettes que les décisions de Brokrin allaient leur imposer.
C’était lui le maillon faible. Même son inimitié envers Skaggi jouait en la faveur de ce dernier.
Lorsqu’il faudrait forcer le destin, le simple fait d’avoir un ennemi qui prend fait et cause pour
vous impressionnerait le reste de l’équipage. Bien plus que si c’était un ami qui répétait
servilement vos arguments.
Tout ce dont avait besoin Skaggi, maintenant, c’était d’attendre le bon moment pour faire
monter la température jusqu’au point critique.
— Je ne pas en train de dire que le cap’taine à tort, attention. Simplement qu’il est trop
prudent.
Skaggi chuchotait ces mots à l’oreille de Drumark, sur un ton impartial. Le sergent répondit
en rotant bruyamment. Des mouchetures de bière éclaboussèrent la tunique du logisticateur et
l’obligèrent à faire un pas en arrière tandis qu’il essuyait ces souillures.
— T’aurais pas dû te mettre sous le vent, lui offrit Drumark un peu tardivement.
Il passa sa main gantée dans sa barbe et essuya la mousse qu’il avait ramassé sur ses hauts-
de-chausses. Il avala une autre gorgée avant de jeter la bouteille vide par-dessus bord. Il jeta
un coup d’œil par-delà le plat-bord, il regarda la bouteille foncer vers le sol jusqu’à
qu’elle disparaisse.
— C’est un bon exercice pour l’œil, ça, reprit-il en s’adressant Skaggi. Ça aide à mieux voir
de loin. Et pis, c’est moins écœurant que d’avoir à grignoter une carotte.
Le sergent réduisit le volume de sa voix, et imita le type de chuchotement qu’avait utilisé
Skaggi.
— Au fait, tu disais un truc vaguement mutin à propos du capitaine que j’ai pas vraiment
entendu. Reprends donc depuis le début, s’te plait.
Skaggi serra la mâchoire et regarda le sergent d’un œil noir.
— Je suis sûr que tu trouveras ça beaucoup moins amusant lorsque tu devras rembourser tes
dettes auprès de la moitié des banquiers de Barak-Zilfin. J’aimerais être là pour te voir
affronter la situation.
Drumark sourit et fit claquer ses lèvres
— Ils ne peuvent pas hypothéquer ma ration de bière, dit-il. C’est marqué dans les alinéas
du Code.
— Et ta quote-part ? dit Skaggi en persiflant. Tu t’en fiches aussi ?
— Si on me la donnait, je la dépenserais pour m’acheter encore plus de bière, de toute
façon, répondit Drumark en haussant les épaules. Tu devrais apprendre à mieux apprécier les
choses simples. Sur le long terme, tu verras, tu s’ras moins stressé.
Il asséna un grand coup au bras de Skaggi, ce dernier faillit se renverser.
Skaggi ouvrit la bouche pour lui répondre mais Drumark appuya ses doigts contre ses
lèvres, l’empêchant de parler. Le sergent ne regardait pas l’autre duardin, il levait les yeux et
observait l’horizon au-dessus de l’épaule gauche de Skaggi.
— Ce n’est pas la saison des oies, marmonna-t-il tout en plissant les yeux pour mieux voir
les choses qu’il avait repérées. »
Skaggi se tortilla pour se libérer de l’étreinte de Drumark, très en colère, il crachota afin de
se débarrasser du goût de bière plate des doigts du sergent, qui lui avait contaminé les lèvres.
— Maudits soient tes doigts de gros ogor mal léch…
Drumark ne prêta aucune attention à la diatribe de Skaggi. Il observait les objets qu’il avait
aperçus, chaque seconde renforçait son sentiment de malaise. Il était difficile d’évaluer les
distances sans avoir de points de repère plus précis. Ce qu’il avait vu pouvait aussi bien être
des petites créatures volant près du cuirassé que de gros objets volants très loin d’eux. Les
yeux fixés sur cette nuée, il vociféra en direction de la vigie positionnée dans la coupole de
l’endrin.
— Ouvre tes mirettes sur quarante degrés à tribord ! Quelque chose approche dans cette
zone !
La vigie, équipée de sa longue-vue, eut besoin de quelques instants pour repérer la direction
indiquée par Drumark. Quelques secondes supplémentaires furent nécessaires afin qu’elle
puisse voir les objets que le sergent avait repérés. Depuis le pont, le sergent aperçut l’agitation
soudaine qui animait la sentinelle : la mise au point de sa longue-vue effectuée, elle venait
d’identifier les objets volants. Ils étaient bien plus éloignés qu’une volée d’oies mais aussi
bien plus monstrueux.
— Chimères à tribord ! cria la vigie à pleins poumons.
Les marins équipés de longues-vues et d’éther-scopes les braquèrent dans la direction
indiquée afin de s’assurer par eux-mêmes de la gravité réelle cet avertissement. Les ordres se
mirent à fuser. D’une voix tonitruante, Brokrin donna ses ordres aux artilleurs d’Arrik tandis
qu’ils préparaient le Fléau de Ghazul. Gotramm ordonna à ses arkanautes de se rassembler au
milieu du pont. Chacun d’entre eux dut vérifier à deux fois que son pistolet était bien chargé et
que sa hache et son pic était à portée de main. Les stratogardes et les endrin-gréeurs
émergèrent des ponts inférieurs, équipés de leur encombrants étherendrins. Ils s’entraidaient
afin de sécuriser leurs engins aux harnais qui zébraient leur corps. Horgarr l’endrin-maître et
Mortrimm le navigateur rejoignirent leur poste près de la timonerie, tous deux armés des outils
respectifs de leur profession.
Drumark rameuta ses crache-tonnerre, il positionna la compagnie Grundstok sur les flancs
des arkanautes de Gotramm. Les tireurs d’élite duardins apprêtèrent leurs armes et visèrent les
monstres véloces qui approchaient.
— Chaque tir compte, dit Drumark à ses crache-tonnerre. Visez les yeux et la gorge, les
parties vulnérables où les balles feront le plus de dégâts. Frappez là où ça fait mal, parce
qu’aussi sûr que la barbe d’un mineur contient des poux, si vous les blessez sans les achever,
alors le seul résultat que vous obtiendrez, c’est de les avoir enragées pour de bon.
La volée s’approchait avec régularité. Drumark ne fit pas encore l’effort de soulever sa
balayeuse. Son arme était dévastatrice, mais seulement à très courte portée. Il était donc obligé
de patienter jusqu’à que les chimères atterrissent sur le navire avant de pouvoir se déchainer.
Parmi ses crache-tonnerre, certains possédaient des armes moins percutantes mais capables de
toucher à plus grande distance. Les carabines à munitions éthériques et les mortiers Grundstok
pourraient commencer à faire feu sur les monstres aériens pendant que Drumark et sa
balayeuse ainsi que les éthercanons de ses troupes attendraient patiemment. Le sergent laissa
échapper un rire dominateur : il arrivait toujours malheur à ceux qui prenaient d’assaut une
force de crache-tonnerre Grundstok.
— Préparez la mine ! cria Horgarr.
Depuis la proue du navire, un petit groupe de marins sortit la mine aérienne trois fois plus
large que le modèle standard de son chariot de transport, puis ils fixèrent un endrin à son
châssis afin de l’envoyer éventrer leurs ennemis. Le Dragon de Fer ne transportait que
quelques-unes de ces immenses mines aériennes car elles étaient trop dangereuses pour
pouvoir les stocker à proximité les unes des autres. Il faudrait plusieurs jours à Horgarr pour
en assembler une seconde à partir des composants stockés dans l’armurerie du navire. L’arme
que l’on détachait du pont était la seule utilisable pour le moment.
En entendant la voix d’Horgarr, Drumark se retourna, puis il jeta un œil aux alentours à la
recherche de Mortrimm. Le navigateur possédait plusieurs engins qui l’aidaient à orienter le
Dragon de Fer en direction des courants les plus favorables de Chamon, ces instruments
affectaient le navire qui semblait comme aimanté par les vents les plus propices. Le plus
polyvalent et le plus richement décoré de ces instruments était le zéphyroscope. La puissance
des clignotements que Mortrimm avait utilisés pour communiquer avec les frégates abattues
pouvait être décuplée, on pouvait faire en sorte qu’ils absorbent l’énergie thermique afin de
faire apparaître une tempête orageuse, laquelle déchaînerait sa puissance à l’endroit choisi par
le navigateur. Drumark aperçut Mortrimm en train de régler son zéphyroscope, il levait les
yeux au ciel et observait l’approche des chimères. Il attendait le moment idéal pour orienter
les rafales de vent vers cette nuée monstrueuse.
— Les revoilà. Nous avons tous perdu et pourtant elles nous en veulent encore.
Ces mots étaient prononcés sur ton mi-amer, mi-fataliste. Drumark pivota et vit Grokmund
se tenir près de lui. L’étherchimiste du Brise-Orage regardait fixement les chimères, les lèvres
tremblantes de rage.
— Que bredouilles-tu donc ? grommela Drumark à l’attention de Grokmund. Descends dans
la cale, ici nous allons combattre.
Grokmund mit un terme à ses réflexions désabusées lorsqu’il entendit l’abrupte réprimande
de Drumark. Il le regarda et hocha la tête.
— En effet, il va falloir se battre. Je suis venu donner un coup de main. Sans s’expliquer
plus avant, il commença à manipuler les molettes de son anatomiseur atmosphérique. Une
brume gazeuse apparut lentement autour de Grokmund, puis elle se répandit vers l’extérieur
en formant un nuage translucide qui engloutit tous les crache-tonnerre. Drumark remarqua que
les jauges d’énergie de sa balayeuse s’agitaient avant de revenir à leurs positions initiales. Il
déduisit des cris poussés par certains de ses duardins, qui eux étaient armés de carabines, que
leurs jauges indiquaient autre chose.
— Sergent ! Mon arme est à nouveau chargée à bloc ! cria un des crache-tonnerre, tout
joyeux.
— À cartouche offerte, on n’y regarde pas la poudre, marmonna Drumark.
Il était à deux doigts de tomber sur Grokmund pour lui reprocher d’avoir perturbé sa ligne
de front mais il se ravisa. Grâce à cette brume qu’avait invoquée Grokmund, les duardins
seraient capables de maintenir une cadence de tir importante, sans avoir à patienter que leurs
armes se rechargent. Il fit un signe de tête respectueux à l’étherchimiste puis il concentra à
nouveau son attention sur les chimères.
On pouvait maintenant entendre les cris discordants de ces bêtes, c’était un gazouillement
grinçant, constitué pour moitié de cris stridents et de rires, qui s’élevait puis diminuait dans
une cacophonie de tons. C’était un son au timbre cauchemardesque et dément : des bêtes
sauvages, corrompues et souillées qui hurlaient, le rugissement de monstres qui n’existaient
que pour répandre leur rage sur le monde.
— Feu ! ordonna Arrik d’une voix tonitruante, depuis le gaillard d’avant.
L’instant d’après, la lance chargée dans le Fléau de Ghazul fendit les airs, les lourds
anneaux se déroulèrent derrière elle. Cette lance n’était pas aussi complexe ou puissante que le
harpon à tête d’obsidienne qu’ils avaient perdu en explosant l’horreur tentaculaire. Cependant,
les artilleurs l’avaient propulsée avec une précision létale. Le grand stratoharpon transperça
une des bêtes en plein vol, il la perfora au sternum est ressorti au niveau de la colonne
vertébrale. Les ailes du monstre faiblirent tandis qu’il poussait un cri angoissé et strident, puis
il tomba comme une pierre, transpercé par le harpon et sa chaîne.
La mort d’un membre du troupeau rendit les autres encore plus agressifs. La nuée se
précipita vers l’avant tout en poussant des cris désordonnés et stridents. C’est alors que les
duardins purent apercevoir clairement le type de bêtes qui les traquaient. Les chimères étaient
dotées d’un nombre impressionnant de membres et d’extrémités diverses. L’épaisseur de leur
cuir variait beaucoup d’un individu à l’autre. L’une d’entre elles arborait une toison pourpre et
hirsute, une autre encore était recouverte de fourrure luisante d’un sombre violet. Certains de
ces monstres avaient la peau recouverte d’écailles au relief prononcé et des bandes sombres
les décoraient. D’autres avaient une surface pommelée de petites plaques de laine galeuse.
Elles étaient toutes plus grosses qu’un bouvillon, leurs corps étaient élancés et évoquaient
vaguement le lion. Leurs nuques rappelaient celles de ces félins, étant dotée elle aussi d’une
épaisse crinière. De chaque côté de cette tête féline se trouvaient d’autres têtes qui
émergeaient des épaules et du cou. Certaines d’entre elles étaient semblables à des chèvres,
d’autres à des sangliers, tandis que d’autres encore évoquaient les visages reptiliens des
serpents et des hydres. Qu’elles soient d’apparence féline ou autre, les têtes avaient pour point
commun d’avoir une apparence répugnante. Elles étaient déformées, corrompues, sans doute
étaient-elles le produit d’infâmes mutations : c’était un véritable spectacle de malformations
maléfiques. Leurs mâchoires et leurs gorges étaient tachetées de grosseurs verruqueuses, de
petites cornes faisaient saillie sur leurs museaux et leurs fronts.
Les chimères évoluaient dans les cieux grâce à leurs énormes ailes, cependant, même leurs
rémiges manquaient de symétrie dans la forme et le contour. Certaines de ces ailes étaient
épaisses et faites de cuir, semblables à celles d’une chauve-souris, tandis que d’autres étaient
larges et emplumées comme celle des condors. Quelques-unes possédaient le même type de
translucidité légère que les ailes d’insectes, leurs membranes possédaient un lustre rappelant
celui des gemmes. La même bête pouvait arborer des ailes à l’apparence harmonieuse ou bien
extrêmement chaotique, son squelette mutant l’empêchait alors de voler gracieusement. Quel
que soit son degré de monstruosité ou de corruption, cette épouvantable nuée progressait
régulièrement vers le cuirassé.
— Fusiliers ! ordonna Drumark.
À cet ordre les crache-tonnerre qui étaient équipés de fusils à munitions éthériques ouvrirent
le feu sur les chimères. Grâce au champ énergétique que Grokmund avait créé, leurs armes
étaient constamment alimentées et rechargées, les duardins pouvaient donc asperger les
créatures d’un flot constant de munitions létales. Une des chimères tomba en chute libre, son
cuir hirsute réduit en lambeaux par les fusils. Une deuxième vira de bord puis s’éloigna en
hurlant de douleur tandis qu’elle berçait ses membres saignants contre sa
poitrine ensanglantée.
Puis le mortier Grundstok retentit : son projectile explosif lacéra l’aile d’un des monstres et
le fit décrocher. Une autre créature, touchée par les éclats, plongea vers le navire mais fut
abattue par les carabines éthériques montées sur la coque du cuirassé. Le monstre agonisant
poussa un gémissement assourdissant tandis qu’il dégringolait vers la terre.
La nuée se rapprocha en piqué tandis que jaillissait une lumière aveuglante de l’extrémité
flamboyante du zéphyroscope de Mortrimm. Drumark ressentit un vent chaud glisser contre sa
barbe tandis que l’instrument du navigateur canalisait les vents de Chamon pour les envoyer
fouetter l’ennemi. L’éther-orage déchaîna son courroux sur les chimères et ralentit leur assaut.
Les chimères durent alors décupler leurs efforts afin de traverser les rafales qui les percutaient.
Voyant la progression des monstres ralentie, les crache-tonnerre Grundstok purent tirer une
seconde salve. Celle-ci leur permit d’abattre une autre créature et d’en blesser une seconde.
Animées par une rage entêtée, les chimères poursuivirent leur avancée. Présentement, elles
avaient presque atteint le Dragon de Fer. De leurs gueules félines et reptiliennes les monstres
se mirent à cracher des jets de feu doré vers le navire. Cette salive corrosive et brûlante
attaqua les plaques de fer de la coque ainsi que la structure métallique de l’endrin. Un des
endrin-gréeurs, aspergé par cette écume brûlante, perdit le contrôle de son engin et commença
à dériver au-dessus du pont, trop assommé de douleur pour garder le contrôle de
son étherendrin.
Drumark épaula sa balayeuse en direction d’une bête dotée d’une tête féline surmontée de
cornes de bouc. Il écouta le craquement des pistolets tandis que les arkanautes de Gotramm
tiraient sur la nuée, il entendit aussi ses propres troupes déclencher leurs éthercanons. Il
patienta encore et laissa la bête s’approcher du navire avant de tirer sa cartouche sur ses trois
têtes. La chimère se cabra, on eût dit qu’elle se tenait en l’air sur ses pattes arrière. Elle se
débattit désespérément, puis ses ondulations angoissées envoyèrent valser l’un de ses
congénères contre la coque. Drumark s’aperçut que la tête de gauche, celle qui évoquait le
serpent, pendait mollement à moitié déchiquetée contre son épaule. La moitié de sa tête féline
était arrachée, laissant apparaître les os et les cartilages en bouillie. Seule la tête de sanglier,
celle de droite, semblaient encore consciente. Cependant, la seule chose dont elle était
réellement consciente, c’était de la douleur qui la foudroyait. Le rayon perforant de l’arme
d’Horgarr, brûlant comme de la lave, perfora la tête porcine et transperça le cerveau enfoui à
l’intérieur de son crâne épais. L’endrinmaster l’avait achevé grâce à ce coup dans le mille. La
chimère percuta la coque puis sa carcasse dégringola vers le sol.
L’instant d’après, Horgarr décima encore plus d’individus de la troupe de chimères. Il mit à
feu la mine aérienne que l’équipage avait propulsée du cuirassé. La mine extra-large explosa
dans un flash aveuglant et une détonation assourdissante, en plein milieu de la nuée. Un
déluge de membres arrachés tomba en pluie sur le pont mais certains d’entre eux furent déviés
par le plat bord et percutèrent l’équipage. Drumark sentit sa tête résonner quand une serre
percuta son heaume. Il aperçut Gotramm tomber en arrière, percuté par une patte.
Le sergent se dirigea vers l’arkanaute, puis hésita quelques secondes. En dépit du déluge de
feu qu’ils avaient déclenché contre leur ennemi, la bataille était loin d’être gagnée.

La furie qui animait les chimères était telle, que même la puissance dévastatrice de la mine
aérienne ne parvint pas à stopper leur offensive. Malgré un effectif réduit à quelques
spécimens mutilés, elle se précipitèrent en piqué au travers des restes mutilés de leur nuée
pour frapper le Dragon de Fer. Une créature fonça vers la timonerie, à l’aide de sa queue elle
percuta Arrik qui fut propulsé au sol. Ses griffes se refermèrent sur un des artilleurs, elle le
souleva du pont afin de l’amener vers sa gueule garnie de crocs. Les trois têtes mordirent en
même temps, chacune d’entre elles arracha une bouchée sanglante de la proie qui hurlait.
Avant que la chimère puisse à nouveau frapper, elle fut assaillie de toutes parts. Les autres
artificiers s’approchèrent, armés de stratopiques, ils la poignardèrent et la tailladèrent. Brokrin
sortit de la timonerie à toute trombe afin de faire feu à l’aide de son pistolet à salve. Il la
toucha au flan ce qui fit flancher son aile. Derrière lui, on aperçut Mortrimm approcher, le
vieux navigateur tenait fermement son pistolet lance-fusées. Il tira dans le dos du monstre et le
projectile pénétra entre ses épaules. La fusée chauffée à blanc pénétra la chair du monstre tout
en la cautérisant. La chimère projeta sa victime de côté, chacune de ces têtes se contorsionnait
d’agonie tandis qu’elle saccageait le gaillard d’avant. Elle arracha le Fléau de Ghazul de ses
attaches, ce dernier vacilla précairement après avoir percuté le plat bord ; il menaçait de passer
par-dessus bord.
Brokrin se précipita au-devant des griffes agitées de la chimère afin d’empoigner le
stratoharpon avant qu’il ne dévale hors d’atteinte. Les artilleurs survivants continuèrent à
aiguillonner le monstre à l’aide de leurs stratopiques afin de l’éloigner de l’endroit où le
stratoharpon menaçait de chuter dans le vide.
Arrik vint à la rescousse lorsqu’il s’aperçut du péril. Empoignant sa hache, il plongea vers la
chaîne attachée au dévidoir du stratoharpon. Le harpon du Fléau de Ghazul était encore
attaché à la première victime de cette bataille, et donc toujours lesté par le poids de
cette dernière.
Trois grands coups de hache rompirent l’attache. Arrik hurla une mise en garde au capitaine.
Brokrin eut juste le temps de rouler sur le côté avant que la griffe du monstre déchaîné ne
percute le pont, à un cheveu.
La fusée que Mortrimm avait tirée sur la chimère continuait de se consumer profondément à
l’intérieur de son corps. Le monstre était à l’agonie, paniqué tandis qu’il se débattait
vigoureusement sur le pont. Tourmenté et blessé à mort, il finit par se recroqueviller afin
d’éviter les stratopiques, et laissa faire les artilleurs qui le repoussaient jusqu’au bord du
navire. La chimère trébucha contre le gaillard d’avant et en abattit une cloison. Son poids
énorme arracha une partie de la rampe du plat-bord. La bête ne pouvant plus se servir de ses
ailes, Brokrin les avait criblées de plomb, elle passa par dessus-bord et chuta jusqu’au sol, loin
sous le navire.
Brokrin posa la main sur le Fléau de Ghazul et utilisa le stratoharpon pour se stabiliser
tandis qu’il se redressait. Arrik s’approcha de lui en boitant, il avait l’air soulagé.
— Merci de ton intervention qui est arrivée à point nommé, dit Brokrin.
Arrik, totalement essoufflé, lui répondit d’un sourire.
— Si tu disparais, on ne touchera pas de salaire, dit-il en passant sa paume rugueuse sur le
Fléau de Ghazul en guise de caresse. Sans lui, nous nous retrouverions au chômage. Voilà
pourquoi il faut parfois savoir s’impliquer.
La dernière des chimères plongea directement sur Drumark qui se trouvait dans le poste de
commandement. Les crache-tonnerre tirèrent de multiples coups sur la bête mais rien ne
semblait pouvoir l’arrêter. Elle s’écrasa sur le pont, recouverte de coupures et ensanglantée
par le combat. D’un coup d’aile, elle propulsa un arkanaute dans les airs. Sa queue déchaînée
percuta un autre duardin avant qu’il ne puisse faire feu à l’aide de son mortier, il roula sur le
pont sur plusieurs mètres avant de pouvoir s’arrêter.
La bête, dotée de six yeux, regardait Drumark comme sa proie. Un recoin obscur de son
cerveau bestial avait décidé qu’il était lui le chef de ses tortionnaires. De l’écume dégoulinait
de ses crocs tandis qu’elle se préparait à se jeter sur lui.
Soudainement, la bête pivota sur elle-même. Elle renifla brusquement, ses naseaux
inhalèrent une grande bouffée d’air. Elle plissa les yeux et concentra son attention sur
Grokmund. Animée d’une haine palpable, la tête ophidienne expulsa un crachat de bave
caustique qui calcina les planches du pont. Grokmund fit un pas en arrière, en affinant
précipitamment les réglages de son anatomiseur atmosphérique.
Avant que le monstre ait le temps de régurgiter encore plus d’écume enflammée, ou encore
de se jeter sur Grokmund pour le lacérer ou le dévorer, Drumark passa à l’action. Sa balayeuse
rugit tandis qu’il déchargeait son arme quasiment à bout portant. La patte avant droite céda,
les os pulvérisés. La tête de lézard s’affaissa : le cou poilu qui la maintenait était brisé.
La chimère mutilée se retourna à nouveau pour faire face à Drumark. Il pouvait presque
palper la fièvre haineuse qui brûlait dans ses yeux. Un sifflement incandescent se fit entendre
au travers des crocs des têtes encore vivantes. Au moment où elle bondissait sur lui, la
détonation conjugée d’une demi-douzaine d’armes rententit.
La chimère s’écrasa sur le côté, elle s’affala contre le pont, criblé de balles de fusils, de
pistolets et de boulets d’éthercanons. Drumark s’approcha alors de la bête abattue et fracassa
l’un de ses crânes à coups de crosse. Quelques instants s’écoulèrent, puis la bête fut
enfin immobile.
— Et bien les gars, cria Drumark à l’intention de ses duardins. Espérons que nous n’aurons
pas recommencer de sitôt.
Il donna un coup de pied à la tête d’aspect félin. Elle bringuebala à droite et à gauche
comme celle d’un pantin, les duardins poussèrent des rires soulagés. Comme leur sergent, ils
se sentaient euphoriques d’avoir survécu à cet affrontement.
— Par la Barbe de Grungni !
Le cri que poussa Grokmund exprimait un type d’excitation bien différent. Il se tenait sur le
pont, statufié, il observait quelque chose. Ce n’était pas la chimère qui l’intéressait, mais
plutôt le résidu fumant laissé par son crachat. Grokmund le montra du doigt et tapa dans
ses mains.
— Elles viennent du gisement ! Elles viennent du gisement !
Il se tourna et regarda l’équipage du Dragon de Fer, il fut décontenancé en voyant leurs
visages interloqués.
— Ne comprenez-vous donc pas ? reprit-il. Nous ne devons pas être loin de mon gisement !
Là où nous allons prélever suffisamment d’éther-or pour rendre chaque membre d’équipage
riche comme un baron. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de tendre le bras, enfin les filets,
et de se l’approprier.
CHAPITRE NEUF

Grokmund s’aperçut que Drumark le dévisageait d’un air perplexe. Les autres duardins, quant
à eux, le regardaient avec circonspection. Irrité par cette attitude, il dégrafa un stylet de plomb
de sa ceinture et le trempa dans la souillure fumante, reliquat du crachat de la chimère.
L’extrémité de son stylet se mit à luire à cause de la chaleur, tandis qu’il le soulevait
l’équipage s’aperçut qu’il était nimbé de lumière dorée. Chaque Kharadron connaissait bien
ces volutes d’énergie qui s’élevaient du stylet : c’était de l’éther-or brut.
Cela jetait une lumière nouvelle sur le pont calciné et la chimère morte, une lumière
émerveillée. Grokmund émit un petit rire nerveux.
— C’est pas grand-chose, affirma-t-il.
Il positionna le stylet entre deux petites plaques de fer, puis il referma le tout à l’aide de
quelques vis. Il fourra le tout dans une pochette puis jeta un coup d’œil aux duardins qui
l’observaient.
— Nous avons aperçu ces bêtes lorsque nous avons découvert le gisement. Ces monstres
utilisent l’éther-or afin de construire leurs nids. Quand ils en récoltent, il en reste toujours un
résidu dans leurs gorges.
Grokmund tapota sur son propre cou pour illustrer ce qu’il voulait dire.
— Quand elles essayent de rôtir quelque chose à l’aide de leur salive, une petite quantité de
ce résidu est expulsée en même temps.
Il rit à nouveau et mit un coup de pied au flanc de la chimère abattue.
— C’est pas grand-chose, les gars. Au mieux, on peut en récupérer quelques grammes si on
éventre la bête. C’est un sale boulot pour une récompense minime.
Dans quel trou avait-il réussi à se cacher pendant le combat, cependant, Skaggi était de
retour pour entendre ce qu’avait dit Grokmund. Il s’en saisit immédiatement.
— Effectivement, c’est bien peu pour s’être escrimé à désosser la carcasse puante d’une
chimère, déclara-t-il en contemplant l’équipage. C’est peu pour avoir risqué sa vie à combattre
ces bêtes. En tout cas, en les combattant ici-bas, sur le pont du navire. Combien penses-tu que
nous pourrions empocher en s’appropriant leurs nids ?
Il regarda Grokmund d’un air rusé et plein de sous-entendus. Grokmund ne dit mot pendant
quelques instants, il pesait le pour et le contre.
— Chaque nid contient vraisemblablement pour deux cents guilders d’éther-or. C’est la
même qualité supérieure de minerai que celle que nous trouverons dans le gisement lui-même.
Skaggi comprit vite que l’estimation du profit que venait de faire Grokmund n’avait pas
échappé à l’équipage. Toute sensation de fatigue ou de douleur qui les accablait l’instant
d’avant semblait avoir disparu, engloutie par cette vision optimiste qui brillait devant
leurs yeux.
— À quel montant s’élèverait chaque quote-part si nous remplissions le ventre du Dragon
de Fer de ce minerai ?
— Il suffit ! rugit Brokrin, sa voix animée d’une fureur semblable à celle des chimères. Je
t’ai pourtant déjà informé de ma décision !
Tel un boulet de canon, il se fraya un chemin au travers de la foule compacte des membres
d’équipage. Il avançait à grands pas en direction de Skaggi.
Sa voix était descendue dans les graves, elle possédait ce ton périlleusement impassible que
ses compagnons de longue date avaient appris à redouter.
— Continue à fomenter la sédition parmi l’équipage et tu finiras aux fers. Il regarda
Grokmund d’un œil noir. Cela tient pour toi aussi. Jusqu’à qu’on te débarque de mon navire,
tu obéiras à mes règles.
Skaggi ne bougea pas d’un pouce, ses doigts continuèrent de tirer sur sa barbe.
— Tes règles sont déraisonnables, dit-il, d’un ton sec et direct qui choqua beaucoup
d’observateurs. Tes décisions sont illogiques : dire à ton équipage que nous allons tourner le
dos à ce gisement. La trouvaille qu’il a faite va tous nous rendre riche. Chaque quote-part ne
vaudrait pas des centaines de guilders, mais des milliers ! Et toi, tu veux mettre le cap à
l’opposé, abandonner tout ça… t’en détourner parce que tu as peur de ce qui pourrait
se passer.
— Il ne s’agit pas de n’importe quel éther-or, lui rappela Brokrin, puis il se retourna et
s’adressa à l’équipage. Le Brise-Orage, qui l’a découvert, n’a pas voulu prendre le risque de le
transporter dans sa cale, même accompagné de sa nombreuse escorte. J’ai vu de mes propres
yeux ce qu’une toute petite quantité de cette chose peut faire quand elle est raffinée. Je ne vais
pas prendre le risque de mettre ce navire et son équipage en danger car…
— C’est déjà fait, déclara une voix au milieu de la foule.
Les arkanautes et les crache-tonnerre s’écartèrent tandis que Gotramm avançait à grandes
enjambées vers Brokrin.
— Il est acté que cette traversée a déjà mis ce navire et son équipage en danger. À cause de
notre infortune, nous voilà accablés de suffisamment de dettes et d’obligations pour
empoisonner toutes nos carrières. Il nous faudra peut-être des décennies afin de gagner
suffisamment d’argent pour se libérer de ces charges. À supposer qu’un navire veuille bien
nous prendre à son bord. Le Dragon de Fer finira à la casse pour rembourser tes bailleurs,
cap’taine.
— Gotramm, pèse bien tes paroles. Pèse donc bien ce que tu vas mettre en péril si tu écoutes
ce vieux grippe-sou, lui répondit Brokrin en secouant la tête.
— C’est ce que je fais, cap’taine. Je soupèse tout ce que nous avons à possiblement y gagner
face à ce que nous allons perdre. Je pense que tu ne vois peut-être plus le bout du tunnel de ta
propre infortune. Tu ne parviens plus à reconnaître une vraie opportunité quand elle pointe le
bout de son nez.
Gotramm lui montra Grokmund du doigt, puis il éleva la voix afin que tous les duardins
présents sur le pont puissent l’entendre.
— Tu te préoccupes des malédictions et des mauvais présages, mais que fais-tu donc de la
providence ? Qu’en est-il de la chance extraordinaire qu’il a fallu pour que nous voguions
jusqu’au feu de signal de Kero, et que nous apprenions l’histoire du Brise-Orage ? Quelle
extraordinaire découverte, que d’avoir retrouvé Grokmund, dernier rescapé de son équipage,
vivant et capable de nous rapporter l’histoire incroyable de la découverte du son gisement !
» Et maintenant, voilà qu’arrivent ces chimères, les bêtes qui nichent précisément près du
gisement, qui s’en prennent à nous comme si le destin voulait nous envoyer un dernier signe :
le gisement est tellement proche maintenant, que la seule chose que nous avons à faire, c’est
de tendre le bras et de se servir. Ou bien, on peut simplement le laisser nous échapper. Et où
cela nous mènera-t-il ? À gâcher nos meilleures années à payer nos dettes ? À subir des
décennies de travail forcé pour rembourser nos créanciers ?
— Remplissons les cales du navire de ce minerai, et nous prenons le risque de provoquer
une explosion qu’on entendra jusqu’aux Neuf Collines, prophétisa Brokrin.
— Ou alors, remplissons les cales de suffisamment de richesses pour vivre en barons…
Gotramm s’interrompit, puis, il leva les bras au ciel de frustration. Et puis, à quoi bon me
fatiguer ? Tu refuses même d’envisager les choses sous un autre angle.
— Lorsque mon navire et la vie de mon équipage sont en jeu, alors oui, tu peux parier la
barbe de ton grand-père que je ne vais pas leur faire prendre de risques inutiles.
Brokrin se retourna vers Gotramm, puis il laissa son regard dériver vers les autres duardins.
Une bonne partie d’entre eux le regardaient d’un air renfrogné, certains avaient même l’air
ouvertement hostiles.
— Vous avez tous entendu ma décision. Comptez-vous la respecter ? demanda-t-il à
la ronde.
Gotramm passa sa langue sur ses lèvres, ses yeux exprimaient une certaine incertitude quant
à la marche à suivre. L’espace d’un instant, on eût dit qu’il allait faire machine arrière. Puis, sa
main glissa instinctivement vers le brassard de malachite qu’il portait, l’anneau-promesse
gravé du nom « Helga ».
— Nous refusons ta décision.
Brokrin secoua la tête, réprobateur. Il avait le sentiment qu’un poids énorme lui écrasait
la poitrine.
— C’est donc une mutinerie.
Tel un vautour qui fond sur sa proie, Skaggi attrapa la phrase au vol.
— Le Code autorise les rebellions dont la raison est fondée, affirma-t-il la voix éraillée tant
il peinait à parler suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. Lorsqu’un capitaine
atteint les limites de ses capacités, lorsque sous son commandement une expédition touche le
fond de rentabilité, alors, l’équipage est en droit de nommer un nouveau capitaine.
Gotramm secoua la tête d’un air contrit.
— Ce n’est pas de ta faute si nous en sommes là, dit-il à Brokrin. Tu as fait de ton mieux
jusqu’à présent. Mais maintenant, le seul moyen de renverser la vapeur et de faire enfin du
profit repose sur une décision que tu refuses de prendre.
Brokrin croisa le regard de Gotramm.
— Est-ce ta décision ou la sienne ? demanda-t-il en pointant un index accusateur en
direction de Skaggi.
— C’est un choix qui nous revient à tous, déclara Drumark, il enleva son heaume et le
retourna. Que quelqu’un aille chercher des fèves et des lentilles dans la cambuse. Vous en
prendrez tous une de chaque. Ceux qui désirent que le capitaine garde son poste mettront une
lentille dans le casque. Ceux qui veulent nommer Gotramm capitaine, jetez une fève. Vote
anonyme. L’idiotie devrait toujours être démocratique, n’est-ce pas cap’taine ?

Il sembla à Brokrin que le vote traînait en longueur pendant des heures avant de se terminer.
Afin de marquer une dernière fois le respect dû à son rang et à son rôle de capitaine, Drumark
remit le casque à Brokrin. Une par une, ce dernier en sortit les fèves et les lentilles. Tandis
qu’il en laissait tomber une sur le pont, une idée absurde lui traversa l’esprit, il se dit qu’avec
ces dernières il pourrait se faire une bonne soupe, quand tout serait terminé.
Brokrin laissa les votes lui échapper des mains, un par un. De temps en temps, des
applaudissements discrets s’élevaient de la foule tandis qu’il envoyait une autre fève sur le
pont. À la vue des premières lentilles, Skaggi émit un gémissement. Cependant, l’inquiétude
du logisticateur fut de courte durée : on dénombra bien plus de fèves que de lentilles. Quand le
compte fut terminé, seulement sept membres d’équipage avaient choisi de maintenir Brokrin
au poste de capitaine. De fait, l’équipage n’avait aucun moyen de savoir de qui il s’agissait. Le
vote était anonyme, c’était le seul moyen de continuer à faire fonctionner l’équipage après une
telle mutinerie.
Brokrin se retourna vers Gotramm.
— Je ne te félicite pas, affirma-t-il. Je ne peux pas non plus te souhaiter bon vent dans cette
entreprise. Si tu avais accordé un peu plus de crédit à ce que je crois être vrai, nous n’en
serions jamais arrivés là. Puisque te voilà maintenant aux commandes, je n’ai qu’une faveur à
te demander, j’aimerais pouvoir me retirer dans ma cabine. À moins que tu ne comptes te
l’approprier elle aussi.
L’hostilité affichée par Brokrin fit grimacer Gotramm. Certes, il ne s’attendait pas à ce que
le capitaine, fraichement démis de ses fonctions, saute de joie, mais il était tout de même irrité
par le ton accusateur qu’il avait employé.
— Tu es relevé de tes fonctions, lui dit-il, ce n’est pas la peine de rester sur le pont. Reste
dans ta cabine. Nous parlerons de la redistribution des quotes-parts quand tu seras de
meilleure humeur.
Brokrin pointa à nouveau le pouce vers Skaggi.
— Arrête de boire ses paroles, alors peut-être vivrons-nous assez longtemps pour que je sois
à nouveau de bonne humeur.
Brokrin n’attendit pas la réponse de Gotramm, il s’était déjà mis en marche vers l’escalier
menant au pont inférieur. Les dernières paroles qu’il entendit les ordres donnés par le nouveau
capitaine du Dragon de Fer.
— Bien, les gars, cria Gotramm. Commençons par remettre tout en ordre. Passez-moi cette
carcasse par-dessus bord. Réparez cette rampe ! Horgarr, aide Arrik et ses hommes à réparer le
stratoharpon ! Et que ça saute ! Notre prochaine escale, c’est la corne d’abondance pleine d’or
de Grokmund !

Gotramm assumait le rôle de capitaine du Dragon de Fer depuis moins de vingt-quatre heures,
mais déjà, il ne se sentait pas à sa place. Il ne maîtrisait pas le navire aussi bien que Brokrin,
ne ne connaissant ni ses travers, ni ses particularités aussi intimement que lui. Il n’était pas un
navigateur aérien accompli, en tout cas du niveau de Brokrin. Jamais il n’avait eu l’occasion
de piloter un navire aussi grand et aussi puissant que le cuirassé. Depuis qu’il avait pris les
commandes, il avait délégué les tâches de pilotage à Vorki et ne le remplaçait que lorsque son
second avait besoin de repos.
Tandis qu’il maniait le gouvernail, une idée étrange lui traversa l’esprit : le bateau semblait
lui résister, un peu comme s’il lui en voulait d’avoir pris les rênes au commandant. La barre
opposait une résistance, elle n’obéissait qu’à contretemps à ses mouvements. Le navire
sursautait et zigzaguait lorsqu’il était aux commandes dans la timonerie, ce qui énervait
prodigieusement l’équipage. Drumark lui avait fait remarquer d’un ton sarcastique que
d’habitude, même après avoir ingurgité trois tonnelets de bière, il titubait toujours à moitié
moins que lorsque lui Gotramm, arkanaute de son état, était à la barre.
Gotramm ne désirait pas assumer ce poste, il ne l’avait jamais désiré. D’une manière ou
d’une autre, il pensait que le fait d’en être pleinement conscient lui aurait facilité la tâche. Au
lieu de cela, cela l’avait rendue plus ardue. Cela ne faisait qu’alimenter son sentiment
d’inéptie, que nourrir l’impression qui le taraudait de ne pas être dans son élément. Pour
pouvoir se permettre d’être humble, il fallait forcément être expérimenté et accompli. En tant
que combattant, en tant que corsaire, il pouvait se le permettre, mais en tant que capitaine d’un
navire, il savait ne pas posséder assez d’expérience pour être légitime. En refusant de jouir de
son nouveau statut, il finit par le haïr. Et à abhorrer aussi toutes les responsabilités afférentes à
ce poste.
Tandis qu’il faisait les cent pas le long du pont, Gotramm s’arrêta afin d’observer Mortrimm
qui maniait son zéphyroscope. Il tentait de détecter les courants de navigation les
plus propices.
L’intense clignotement que produisaient les lentilles de l’appareil jaillissait vers les cieux
bleus. De minuscules particules se retrouvaient piégées par la lumière et elles donnaient alors
de précieuses indications au navigateur, de par leur densité et leur écoulement, concernant le
sens des courants et leur puissance. Grokmund, grâce aux indications données par Mortrimm
ainsi qu’à l’aide des cartes de navigation, se vantait de leur avoir fait gagner plusieurs journées
de voyage. Gotramm pensait que cette avance était particulièrement remarquable. D’autant
plus qu’il était certain que le vieux navigateur était fermement opposé à la proposition risquée
de Grokmund et qu’il avait certainement voté en faveur du maintien de Brokrin.
— Est-ce que tu le sens déjà ? demanda Skaggi en s’approchant de Gotramm.
Il venait de passer un moment sur la proue avec Grokmund mais s’était rapproché d’un pas
nonchalant lorsqu’il avait aperçu Gotramm. Skaggi lui posa une main ferme l’épaule.
— Je peux littéralement le renifler, reprit-il. L’éther-or ! Une fois de retour au port, avec ce
chargement, tu deviendras une légende. Toutes les guildes des stratoports se précipiteront pour
te proposer des contrats. Tu posséderas ton propre navire. Par le tonnerre, il se pourrait bien
qu’ils te cèdent carrément celui-ci si tu le désires !
Gotramm décrocha la main de Skaggi et la laissa retomber.
— Tout ce que je désire, c’est que ce cauchemar se termine. Tout ce que je veux, c’est que
chacun obtienne une part équitable. C’est tout ce que je demande.
Il lui montra d’un signe de la tête les endrin-gréeurs et les membres d’équipage qui
travaillaient tout autour de l’énorme endrin du Dragon de Fer. Skaggi secoua la tête et tira sur
sa barbe d’un air embêté.
— Et bien, moi qui pensais que tu avais de l’ambition. Il tapota le torse de Gotramm. Tu
ferais bien d’en trouver, mon gars, ou bien ta dulcinée trouvera quelqu’un qui en possède déjà.
Écoute-moi bien, sans ambition, pas de réussite. Être chef de famille, c’est comme
être capitaine.
— Tu as une famille, toi, Skaggi ? lui demanda Gotramm soudainement.
Lorsqu’il découvrit l’air déconfit de ce dernier, il changea de question.
— As-tu déjà commandé un navire ?
— Évidemment que non, grommela Skaggi.
Lassé par ce vieil hargneux Gotramm se détourna de lui et se dirigea vers la proue.
— Excuse-moi, je pensais que tu savais de quoi tu parlais.
Il ne se retourna pas lorsqu’il entendit Skaggi marmonner sur un ton offensé. Soudain, il se
souvint d’un proverbe que sa mère lui avait dit autrefois : « Un aigle reste indifférent au
caquètement d’un corbeau ».
Un peu plus haut, près de la proue, Gotramm retrouva Grokmund. L’étherchimiste avait
emprunté, une longue-vue à l’un des membres de l’équipage et il s’en servait pour scruter les
cieux. Il était tellement enthousiaste mais aussi tellement anxieux qu’il s’agitait d’avant en
arrière, se tenant sur un pied puis sur l’autre alternativement malgré la stabilité de la
navigation de Vorki. L’excitation nerveuse qui l’agitait était palpable dans chacun de ses
gestes, chacun de ses mouvements.
— Sommes-nous encore loin du gisement ? demanda Gotramm à Grokmund.
— Nous allons bientôt arriver, lui promit Grokmund tout en continuant de regarder par sa
longue-vue. Peut-être devrais-tu demander à tes soldats de se préparer. Les chimères que nous
avons combattues étaient des mâles. Les femelles sont dans leur nid. Il y a une chance sur
deux qu’elles nous attaquent. La dernière fois, si elles ne nous ont pas ennuyé, c’est parce que
nous les avons contournées et sommes allés directement vers le gisement. Les mâles ont dû
flairer mon odeur en rentrant de la chasse.
— Ce qui est encore plus vraisemblable, c’est que nous avons empiété sur leur territoire,
suggéra Gotramm. J’ai entendu dire qu’une troupe de chimères s’approprie une certaine
portion du ciel et en fait son terrain de chasse.
Grokmund gloussa de rire.
— Dans un premier temps, peut-être, dit-il. Mais la dernière que nous avons tuée suivait
certainement ma piste. Quand elle s’en est prise à moi, j’ai vu la haine dans ses yeux, ce
n’était pas celle d’un animal qui chasse sa proie mais plutôt celle d’un adversaire de longue
date qui trouve son ennemi. Regarde par toi-même.
Il eut un grand sourire. Il abaissa la longue-vue et la tendit à Gotramm. Ce que Gotramm
aperçut, agrandi par la longue-vue, c’était un flot de nuages scintillants qui semblaient
constitués de poudre de diamant. À basse altitude, on pouvait voir des portions plus sombres
et plus denses que les brumes quasi transparentes qui flottaient plus haut. De ces taches
sombres émanaient des lueurs dorées qui semblaient traversées par une pulsation lumineuse. Il
fallut un moment pour que les yeux de Gotramm s’habituent et parviennent à discerner les
formes grotesques perchées parmi les nids. Lorsqu’il y parvint, il eut un sentiment de
révulsion et de malaise. Une colonie de chimères peuplait les échelons inférieurs de ce banc de
nuages. On y décelait des créatures aussi monstrueuses et déformées que celles qui avaient
attaquées le navire.
— Je ne vais pas me contenter, contrairement à la fois où tu es passé par là, d’espérer
qu’elles relâchent leur vigilance, dit Gotramm tandis qu’il rendait la longue-vue à Grokmund.
Lorsque tu es passé ici la dernière fois, tu avais une flotte entière à tes côtés. Nous n’avons
qu’un seul navire. Cela pourrait inciter les chimères à ne pas tolérer notre présence.
Il tapa dans ses mains tandis qu’il méditait ça. Horgarr fasait assembler une autre mine
aérienne géante, cependant, ce type d’explosif ne fonctionnait qu’à bout portant. Larguée
maintenant, il était impossible de dire jusqu’où elle dériverait. Il avait constaté les dégâts
provoqués par l’autre mine sur les mâles de la troupe. Ce qu’il fallait faire maintenant, c’était
attirer les autres en dehors de leur nid, et les aiguillonner jusqu’à qu’elles attaquent le navire.
— Si on envoie une torpille dans le tas, dans quelle mesure penses-tu que cela va
endommager le gisement ? demanda finalement Gotramm.
Grokmund réfléchit à la question.
— Si on les vise à faible altitude, je ne pense pas que le souffle de l’explosion sera
suffisamment puissant pour faire dériver le gisement. Ce qui est certain, c’est que les nids
seront perdus. Ils sont les uns sur les autres et le souffle de l’explosion va les faire dégringoler
comme des pierres.
Il secoua la tête puis fit claquer sa langue dans sa bouche comme s’il regrettait
quelque chose.
— Tu as pourtant dit que le gisement nous rapporterait plus que les nids, lui
rappela Gotramm.
— Plus difficile de l’atteindre. Plus de travail. Mais cela en vaut la chandelle, confirma
Grokmund. Même à supposer qu’on puisse récupérer tous les nids, cela ne représenterait
qu’une broutille en comparaison du gisement.
Cette dernière affirmation finit de convaincre Gotramm. Il appela Horgarr. Il avait besoin
que l’endrin-maître modifie les ogives des torpilles avant de mettre son plan à exécution.
Après seulement quelques heures, Horgarr informa Gotramm que les modifications étaient
faites. Le corsaire fit sonner le rassemblement de son nouvel équipage.
— Je n’avais jamais assisté à un combat aussi téméraire que celui que vous avez mené
contre les chimères, dit Gotramm à l’équipage. Vous avez repoussé les bêtes avec courage et
efficacité, même un amiral serait fier de vous.
Il fit une pause, il leur laissait quelques instants pour savourer le compliment avant de
poursuivre sur un ton plus ferme.
— Un combat similaire nous attend. La colonie d’où provenaient les chimères nous barre le
chemin. Nous devons à nouveau affronter ces brutes pour atteindre la fortune. À une
différence près, une différence cruciale. Quand nous les aurons franchies, ce n’est pas le ciel
bleu qui nous apercevrons mais bien un grassouillet gisement d’éther-or qui saura rassasier le
plus cupide d’entre nous. Encore un combat, les gars, et notre fortune est faite.
Les acclamations de l’équipage conclurent ce discours. Les stratogardes et les endrin-
gréeurs montèrent jusqu’à leur poste au-dessus des ponts, puis, à l’aide de solides câbles ils
s’attachèrent au navire. Drumark rassembla ses crache-tonnerre, puis il appela Grokmund afin
qu’il leur prête main-forte à l’aide de son anatomiseur atmosphérique, comme précédemment.
Horgarr mit la touche finale à la nouvelle mine aérienne géante tandis que Mortrimm apprêtait
son zéphyroscope pour faire s’abattre un éther-orage qui ralentirait les chimères lorsqu’elles
plongeraient sur le cuirassé.
Les Kharadrons connaissaient bien leur affaire ; les préparatifs au combat étaient une
mécanique bien huilée. La seule différence cette fois, c’était que le grand stratoharpon était
inutilisable. Le Fléau de Ghazul n’avait pas encore été réparé. Arrik et ses chasseurs n’avaient
pas fini de le boulonner correctement sur le gaillard d’avant, ni de remplacer les planches
arrachées durant le combat précédent. Gotramm se dit que d’une certaine manière, il était
étrangement approprié que l’arme fût hors d’usage. Elle était associée à Brokrin, marqué au
fer de sa personnalité. Cela n’aurait pas été correct de l’utiliser sans que Brokrin soit impliqué.
L’humeur de Gotramm s’assombrit tandis qu’il pensait à Brokrin, seul dans sa cabine. Il
était certain que Brokrin avait deviné que l’affrontement approchait. Il n’avait qu’un mot à
dire et Gotramm accepterait volontiers son aide. Mais Brokrin était trop fier pour la lui
proposer. En toute honnêteté, Gotramm lui-même possédait un orgueil démesuré : l’arkanaute
était trop fier pour aller lui demander de l’aide.
— Par la volonté de Grungni, chuchota Gotramm en attrappant le tube acoustique fixé au
mur de la timonerie.
Vorki observait tandis que le nouveau capitaine transmettait ses ordres jusqu’à la salle des
torpilles.
— Lâchez la première charge ! ordonna-t-il.
Une torpille fusa de la proue du navire en scintillant. On eût dit un éclair argenté qui se
fendait un chemin au travers des nuages. Tout comme l’éclair, sa désintégration fut
accompagnée d’un flash aveuglant ainsi que d’un rugissement titanesque. Le missile explosa
en plein centre de la colonie de chimères. Horgarr avait diminué la charge de l’ogive, en
évacuant une partie de l’énergie éthérique afin de minimiser l’impact de la torpille et ainsi ne
pas endommager le gisement.
En dépit de la charge diminuée, plusieurs des chimères furent durement touchées. Gotramm
aperçut quelques-unes d’entre elles dégringoler de leur nid, tandis que de la fumée s’élevait
au-dessus d’autres dont le pelage était roussi et dont la chair sanglante était lacérée. Qu’elles
soient blessées ou intactes, les chimères qui avaient survécu à la déflagration s’envolèrent,
bien décidées à se venger collectivement, elles se mirent à monter en flèche vers le Dragon
de Fer.
— Seconde salve, annonça Gotramm à la salle des torpilles.
Pas besoin d’en dire plus. Ils n’avaient modifié qu’une seule des ogives. Les torpilles
restantes étaient encore dotées de leurs charges complètes.
La seconde torpille s’éloigna du navire en serpentant, elle fonça en direction de la colonie
qui avait entamé sa charge. Elle franchit les premières chimères sans les toucher avant
d’exploser au milieu de celles qui suivaient. On entendit un rugissement, cette fois-là ce
n’était pas celui de l’éclair mais plutôt celui d’une éruption volcanique. Une énorme boule de
feu aux nuances dorées se dilata jusqu’à engloutir la plupart des chimères. Une fumée noire se
répandit dans les cieux. Des carcasses calcinées et déchiquetées chutèrent de ce nuage de
fumée, les monstres morts ou mutilés tombèrent vers leur anéantissement total.
Seules quelques chimères, qui avaient survécu à cette conflagration, fonçaient maintenant
vers le navire. Elles étaient trop proches du navire pour se permettre leur envoyer une autre
torpille, l’équipage du Dragon de Fer décida donc de recourir à la tactique précédente.
L’éther-orage provoqué par Mortrimm ralentit les bêtes, permettant ainsi aux crache-
tonnerre de Drumark de leur tirer dessus à l’aide de leurs fusils et du mortier. Les quelques
monstres qui avaient survécu à la fusillade furent piégés par la détonation de la mine géante. À
nouveau, les ponts du cuirassé furent recouverts par une grêle de déchets organiques. Cette
fois-là cependant, aucune des créatures ne profita de son élan pour poursuivre son attaque. Les
chimères en avaient assez bavé. Quelques individus blessés s’envolèrent dans les cieux, ils
n’avaient plus guère envie de venir se frotter aux duardins qui venaient de décimer leur troupe.
Une clameur de victoire s’éleva sur les ponts. Le plancher gronda tandis que les Kharadrons
le martelaient de leurs lourdes bottes. Gotramm se sentit rougir en entendant les duardins qui
criaient son nom, de joie. Il sortit de la timonerie, et fit signe à ses coéquipiers de se calmer.
— Gardez des forces, les gars, les réprimanda-t-il. Le combat est fini mais c’est maintenant
que commence notre vrai labeur.
Il pointa du doigt en direction des nuages scintillants aux reflets de diamants.
— Voilà où se trouve le gisement. C’est là-bas que nous attend la fortune. Ce ne sera pas
chose aisée, cependant a-t-on jamais entendu parler d’un duardin, digne de ses ancêtres, qui
rechigne devant un honnête travail ?
— On vous suit, cap’taine, prononça quelqu’un au milieu de la foule.
Gotramm s’interrompit, c’était un sentiment étrange, presque gênant, d’entendre quelqu’un
l’appeler ainsi. Il fit son possible pour cacher son malaise en donnant de nouveaux ordres à
l’équipage.
— Préparez les filets de tamisage ! Remontez les pompes et les soufflets. Vérifier les
fixations des tuyaux. Nous allons remplir ce navire de la poupe à la proue de chaque once
d’éther-or que le ciel veut bien nous offrir.
À nouveau, l’équipage l’acclama. Mais cette fois-là, il refoula ses doutes et jouit pleinement
de cette adulation. D’ici peu ils seraient tous riches. Même cet obstiné de Brokrin.

Tandis qu’il fermait les yeux et se délectait des acclamations de l’équipage, le nouveau
capitaine du Dragon de Fer n’avait nullement conscience qu’une sombre créature, semblable
à une sangsue, l’observait au travers d’une fente dans le plancher du pont, à l’endroit où le
stratoharpon était autrefois ancré. Impossible pour Gotramm de distinguer cet œil sans
paupière qui le scrutait, qui l’étudiait. Chaque image, chaque scène que le vestige voyait était
immédiatement restituée à son maître.
Khoram avançait avec prudence le long des neufs cercles, ornés de signes cabalistiques,
dessinés sur le sol de son sanctuaire. Il grattouillait la tête emplumée de son homoncule tandis
qu’il observait les duardins célébrer leur triomphe.
— Les Kharadrons ne sont pas les seuls à être ravis par leur victoire, dit Khoram à son
tretchlet. En dépit des craintes de Tamuzz, les duardins se comportent comme prévu. Ils
agissent comme mon plan le prévoit.
Le sorcier s’avança jusqu’au premier cercle tout en détachant une pochette de sa ceinture. Il
y préleva une pincée de poussière crayeuse. Puis, en tamisant la poussière à travers ses doigts,
il put refermer précautionneusement les protections apotropaïques qu’il avait traversées.
— Pourquoi utiliser la force pour contraindre un ennemi ? médita Khoram. Il suffit
simplement de lui donner un peu d’élan afin qu’il se dirige dans la direction souhaitée. Pas
sous la contrainte d’un ordre, mais poussé par ses propres désirs. Tamuzz refuse toujours de
comprendre qu’il n’existe pas d’esclave plus fiable que celui qui croit être libre.
Le tretchlet glâtit son approbation, ses plumes ondulèrent de plaisir.
Khoram se concentra sur l’Orbe de Zobras. Il se mit à scruter les scènes emprisonnées dans
ses facettes, en écoutant les criaillements de son tretchlet. Ce dernier orientait son attention
vers des images qui dévoilaient les scénarios futurs les plus prometteurs.
Une de ces visions l’épouvanta. C’était l’image d’un stratonavire délabré, une construction
de bric et de broc, à base de poutres mal équarries et d’objets pillés. Le simple fait qu’il arrive
à se maintenir en l’air constituait une prouesse magique qu’il n’aurait pas tenté lui-même.
Pourtant ce navire représentait un risque, une menace pour son stratagème bien huilé.
Sur tous les ponts du navire rafistolé grouillaient des créatures de petite taille.
Maladroitement, elles allaient et venaient dans un méli-mélo de manœuvres brusques : cet
équipage singeait le travail de marin plus qu’il ne l’effectuait. Ces créatures faisaient la moitié
de la taille d’un homme, leurs visages étaient allongés et rabougris, leurs bras dégingandés.
Leur peau verte avait l’aspect du cuir et leurs visages, dotés de larges bouches et surmontés de
nez crochus, étaient allongés et malicieux. Elles portaient un assortiment de costumes
rustiques, tissés de couleurs vives et recouverts de plaques d’armure crasseuses. À la ceinture,
on apercevait de courtes épées et de larges dagues. Des cartouchières auxquelles étaient
accrochés des pistolets pendaient à la poitrine des plus costauds.
— Je reconnais ces créatures, grogna Khoram. Ce sont des grots. Une espèce de cousin
malfaisant des orruks. Ils ont une apparence absurde, cependant ces petits monstres chétifs
sont fourbes et vindicatifs. De plus, on les dit dotés d’un sens de l’humour plutôt corrosif.
Moi-même, je ne parviens pas à déchiffrer leurs intentions avec une quelconque précision. Ils
sont animés de lubies étranges. Etrangement, ils peuvent à la fois faire preuve d’agressivité
féroce mais aussi de couardise abjecte. Je les ai vus plus d’une fois laisser filer la victoire car
ils s’affairaient à s’entretuer.
L’orbe afficha une image de l’assortiment bigarré d’armes qui jonchaient le navire rafistolé.
Il y en avait qui ressemblaient à des balistes, d’autres évoquaient des canons, d’autres engins
encore ressemblaient à une version géante des lance-pierres qu’utilisent les bergers.
L’ensemble représentait un arsenal certes rustique, mais impressionnant. Les piles de butin
éparpillées sur les ponts ne laissaient pas l’ombre d’un doute sur la façon dont les grots
utilisaient cet arsenal. Ces créatures à la peau verte étaient des pirates.
Des pirates qui avaient entendu les déflagrations durant le combat contre les chimères, et qui
mettaient le cap sur le Dragon de Fer. Si les duardins avaient été prêts au combat, il ne faisait
aucun doute dans l’esprit de Khoram qu’ils auraient désintégré le navire grot. Mais pour
l’instant, ce n’était pas le cas. Ils avaient commencé à aspirer le gaz du stratofilon. Leurs
navires étaient donc particulièrement vulnérables, les équipages n’étaient nullement préparés à
une attaque surprise.
Khoram étudia la scène visible dans l’orbe. Il y a fort longtemps qu’il avait compris que les
grots étaient toujours la variable imprévisible de n’importe quelle équation.
— C’est vraiment contrariant, déclara-t-il. Difficile de compenser une telle inconnue dans
ma formule. Il faut les éliminer avant qu’ils mettent le nez dans mes affaires.
Des plis de sa tunique, le sorcier retira une écaille de dragon d’une taille prodigieuse.
Khoram mémorisa sa forme dans son esprit puis ferma les yeux. Il murmura une succession
d’incantations sifflantes dont le son se diffusa le long du dallage de son sanctuaire. Tandis que
le sort se matérialisait, il ressentit sa conscience pénétrer à l’intérieur de l’esprit et du corps
d’un autre. Il déversa une série d’ordres dans cet esprit ainsi qu’une ribambelle d’impulsions
et de désirs que la créature ne pourrait pas refouler.
De puissantes incantations ainsi que des rituels hérmétiques lui avaient permis d’exercer son
influence sur ce grand reptile dont il possédait une écaille. Grâce à de terribles enchantements,
il avait pu transférer une partie de son essence vitale dans le corps surpuissant du drac. Un lien
occulte qui ne se romprait que dans la mort. Une affinité qui ne faiblissait ni à cause de la
distance ni de quelconques entraves.
Le corps du sorcier devint brûlant, ses habits commencèrent à se consumer sur sa peau. Il
entendit son tretchlet gémir de douleur tandis qu’il essayait de l’extraire de ce corps dans
lequel il s’était brièvement incarné. De retour dans son propre corps, Khoram se précipita vers
une aiguière remplie d’eau, cette dernière était enchantée pour contrer le type d’effets
secondaires dont il souffrait. Il en absorba le contenu et la sensation brûlante
diminua rapidement.
Il se retourna vers l’orbe et y aperçut une scène différente. Les grots se ruaient, terrorisés, à
droite et à gauche, ils rechargeaient leurs armes frénétiquement et les pointaient vers leur
ennemi. Un ennemi qui était apparu de nulle part, comme s’il était tombé du ciel au-dessus
d’eux. En aiguillonnant sa bête pour qu’elle attaque, Khoram avait fait disparaître le voile
d’invisibilité du dragon, et l’avait fait apparaître à l’endroit où il voulait, au moment où il
le désirait.
Le drac fondit en piqué sur le navire rafistolé tel une météorite vengeresse. Anéantir les
grots serait une broutille pour un animal capable de décimer une flotte entière de Kharadrons.
Ils seraient pulvérisés avant même que le Dragon de Fer ne découvre leur existence. Une fois
détruit, Khoram ferait à nouveau appel à sa sorcellerie afin de déphaser le dragon et qu’il
cesse de ne faire qu’un avec la substance physique du Royaume Mortel de Chamon.
Il redeviendrait alors le gardien invisible des duardins, prêt à agir dans l’éventualité où un
péril menacerait le cuirassé.
Et prêt à frapper les duardins, s’ils déviaient un tant soit peu de l’itinéraire que Khoram avait
tracé clandestinement à leur intention.
CHAPITRE DIX

Après quelques jours de travail, les cales du Dragon de Fer furent remplies d’éther-or. En
dépit des difficultés de la récolte, Gotramm fut surpris par la rendement du gisement. Tous les
prospecteurs affirmaient que leurs gisements n’attendaient que d’être exploités, qu’ils étaient
prêts à se déverser dans les cales de ceux qui faisaient l’effort de tendre la main. C’était
évidemment une exagération, une rumeur alimentée par l’excitation de la découverte.
Cependant, du point de vue de Gotramm, dans le cas du gisement de Grokmund, la réalité
s’approchait plus que jamais du mythe. Dans les faits, les duardins eurent un dur labeur à
effectuer pour atteindre le filon mais une fois l’oréoduc installé, la récolte dépassa même les
attentes les plus optimistes.
— S’ils étaient encore avec nous, nous aurions pu remplir les cales du Dron-Duraz et du
Grom-Makar d’éther-or, observa Drumark tandis qu’il regardait les pompes qui transféraient
le gaz dans les réservoirs extensibles de la cale arrière. Quelle tristesse de ne pas pouvoir tout
récolter.
Gotramm leva la tête. Il commençait à sentir sur ses épaules le poids qu’assumait Brokrin
auparavant : la responsabilité du navire et de son équipage ainsi qu’un dégoût profond envers
toute conduite irresponsable.
Il regarda Drumark d’un air méfiant.
— Es-tu en train de suggérer que nous remplissions les tonneaux de gaz et que nous les
stockions sur le pont ? Si c’était le cas, Drumark n’était pas le premier à l’avoir suggéré.
Skaggi l’avait devancé, il avait abordé le sujet dès qu’ils avaient eu confirmation que le
gisement contenait plus d’éther-or qu’il ne pouvait en transporter dans les cales.
— Je n’ai pas la prétention d’être aussi avisé qu’un longue-barbe, répondit Drumark, mais je
ne suis pas totalement stupide non plus. Nous prenons déjà un risque en remplissant les cales
comme nous le faisons. En rajouter encore, en empiler davantage aux quatre vents, revient à
prendre des risques inconsidérés. Il gratta sa barbe afin d’en extraire quelques miettes, puis les
jeta du pouce par-dessus bord. En tout cas, c’est ma vision des choses.
— Nous sommes d’accord dans ce cas, dit Gotramm. C’est un calcul à faire, il faut mettre
sur la balance les risques encourus puis bien soupeser, afin de trier parmi les risques trop
pesants et les autres. Il soupira puis se retourna afin d’observer les duardins qui s’activaient
autour des pompes. Je ne suis pas aussi sceptique que Brokrin mais, à chaque jour qui passe, je
comprends un peu mieux son point de vue.
Drumark empoigna Gotramm par le bras et l’attira le nouveau capitaine près de lui. L’odeur
de son haleine imprégnée de bière envahit le visage de l’arkanaute tandis que le sergent lui
chuchotait quelques mots à l’oreille.
— Ce serait p’t-être bien que tu te mettes encore un peu plus dans la peau de Brokrin, lui
dit-il pour le mettre en garde.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? lui demanda Gotramm.
Drumark jeta un coup d’œil vers le pont, à l’endroit où Skaggi observait le processus de
collecte. Il tenait une tablette de cuivre dans la main, sur laquelle il gravait des chiffres à l’aide
d’une aiguille imprégnée d’acide.
— Skaggi continue son argumentaire auprès de l’équipage, il essaye de les influencer
comme la fois dernière. Regarde ces savants calculs qu’il est en train d’effectuer ; il calcule le
montant exact de chaque quote-part. Il calcule aussi ce même montant en intégrant la
possibilité de remplir chaque pot et chaque marmite du navire d’éther-or.
Le sergent se recula, puis glissa ses deux pouces sous sa ceinture.
— Un équipage qui s’est déjà mutiné contre un capitaine, n’hésitera pas à faire de même
avec son remplaçant.
Gotramm savait que le sergent avait raison. Skaggi avait fomenté une sédition et monté
l’équipage contre Brokrin, donc en toute logique, il ne rencontrerait aucune difficulté à les
pousser à le renverser lui aussi. La seule parade possible pour Gotramm, c’était de couper
l’herbe sous les pieds du logisticateur avant qu’il ne parvienne à trop échauffer les esprits.
— Va-t’en dire discrètement à Horgarr que je souhaite le voir afin de lui parler d’une de mes
idées, dit Gotramm à Drumark. Skaggi s’affaire à expliquer à tous qu’ils ont beaucoup à
gagner. Je pense qu’il est temps de leur rappeler qu’ils ont aussi beaucoup à perdre.

Le sifflet du Dragon de Fer retentit en émettant le signal le plus important de tous les ordres
que pouvait recevoir l’équipage Kharadrons : l’ordre de rassemblement.
— Tout le monde sur le pont !
Le sifflet strident était chargé de vapeur éthérique. Où qu’ils furent, les duardins délaissèrent
la tâche qui les occupait et ils se précipitèrent jusqu’au point de rassemblement. Les endrin-
gréeurs firent relach à leurs étherendrins pour redescendre sur le pont, les cueilleurs-d’or
fermèrent leurs pompes et scellèrent leurs tuyaux tandis qu’ils grimpaient pour assister au
rassemblement. Seule la vigie perchée en haut du grand endrin ainsi que Vorki, qui était à la
barre, étaient exemptés de rassemblement, car leurs tâches étaient trop importantes pour être
délaissées, ne serait-ce qu’un instant.
Les duardins marmonnaient anxieusement entre eux, ils regardaient de-ci de-là pour essayer
de découvrir quelque indice : quelle affaire urgente avait provoqué ce rassemblement ?
Nombre d’entre eux regardaient le pont sous leurs pieds, ils tentaient de visualiser les cales
remplies d’éther-or gazeux. Certains d’entre eux commencèrent à sentir la transpiration perler
sur leur front.
Gotramm se positionna sur le gaillard d’avant et harangua l’équipage rassemblé.
— Je vous félicite de vous être rassemblés si vite, déclara-t-il. Tout d’abord, pardonnez-moi
de vous avoir inquiété. Laissez-moi vous rassurer : le navire ne risque absolument rien.
— Il leva la main tandis qu’une vague de soulagement ostensible envahissait équipage.
— Le navire ne risque rien… pour le moment, poursuivit-il.
Son regard se fixa quelques instants sur Brokrin. Le visage de ce dernier laissait
transparaître une sorte de compassion pour lui mais aussi la satisfaction d’avoir eu raison qui
blessa l’orgueil de Gotramm.
Oui, pensa-t-il, c’est toi qui avais raison.
Personne ne fut surpris lorsque Skaggi exigea que Gotramm leur explique la raison
du rassemblement.
— On a entendu de meilleures blagues, cap’taine, cria-t-il. C’est plutôt déplacé de la part
d’un commandant.
La froideur de son regard fit comprendre à Gotramm qu’il savait déjà pourquoi ils étaient
convoqués. D’emblée, il avait l’intention de saper l’autorité du corsaire et de contrer tous les
arguments qu’il allait exposer à l’équipage.
Gotramm résista à l’envie de sourire. Il allait jouer un atout auquel Skaggi ne
s’attendrait pas.
— Ceci pas une plaisanterie, dit-il en embrassant tout l’équipage du regard. Un cargo entier
d’éther-or n’est pas un sujet qui prête à rire. Nous avons déjà une fortune dans nos cales, mais
certains d’entre eux nous ne s’en satisfont pas. Certains se préoccupent plus de ce qu’ils n’ont
pas de ce qu’il possède déjà. Voilà bien un exemple de cupidité qui ne sied pas à
cette expédition.
— On croirait entendre le capitaine Brokrin, dit Skaggi en guise de provocation ; il tentait de
faire germer cette comparaison dans l’esprit de l’équipage. J’imagine qu’il nous reste encore
quelques fèves et quelques lentilles dans la cambuse.
Cette dernière remarque provoqua quelques rires gras parmi les duardins rassemblés.
Gotramm sortit son pistolet et tira en l’air. Le bruit de la déflagration calma l’équipage.
— La situation a bien changé depuis, déclara-t-il. Lorsque nous avons majoritairement voté
pour la démission du capitaine Brokrin, c’était parce que voguions sans espoir, sans rien
espérer d’autre que des dettes et la disgrâce une fois de retour au port. Il n’en est plus de
même maintenant. Maintenant, nous possédons une cargaison qui nous rendra tous prospères
une fois rentrés au port. Il faut savoir prendre des risques mais il faut aussi savoir se réfréner.
Il baissa les yeux pour regarder Brokrin et inclina la tête en signe de respect.
— Le capitaine Brokrin était inquiet concernant la volatilité de cette cargaison. C’est pour
ça qu’il n’en voulait pas à bord. Sa première préoccupation était la sécurité du navire et le
bien-être de tous. Vous le savez tous. Nous n’étions pas d’accord, et pourtant, je me demande
combien d’entre vous se sont réellement interrogés sur le sens de ses décisions.
D’un signe de la main, il indiqua à Drumark et à Horgarr de sortir de la timonerie. Ils
portaient à deux un petit tonnelet bardé de bandes de fer. Ils s’approchèrent d’un étherendrin
inutilisé posé sur le pont. Tandis que Drumark tenait le tonnelet, Horgarr le fixait au harnais
de l’étherendrin. Autour d’eux, l’équipage regardait attentivement, sans comprendre.
— Ce tonnelet est rempli d’éther-or, annonça Gotramm. Ne vous tracassez pas, sa valeur a
déjà été déduite de ma quote-part.
Il eut un avant-goût de triomphe en apercevant la tête choquée de Skaggi. Le logisticateur,
toujours aussi sournois et vif, s’était tenu prêt à tacler tous les sujets, sauf qu’il n’avait pas
envisagé que quiconque pourrait jeter de l’argent par-dessus bord. Skaggi savait ce qui allait
se passer. Sans savoir exactement comment il allait procéder, il avait deviné le message que
Gotramm essayait de faire passer à équipage. Le logisticateur regarda le tonnelet à nouveau,
fixé à l’étherendrin, puis il se mit à tortiller sa barbe nerveusement.
— Il n’y a vraiment pas grand chose là dedans, expliqua Gotramm. Comme je l’ai déjà dit,
j’ai du le déduire de ma quote-part…
Soulagée, l’assemblée de duardins se mit à rire à gorge déployée. Le corsaire regarda
Brokrin et croisa son regard complice.
— Nous avons déjà effectué un test similaire, à l’aide d’une quantité minime, dit Gotramm.
Vous n’avez pas pu y assister. Mais, vous avez vu ce qu’il s’est passé lorsque Horgarr s’est
servi du plus lingot afin de détruire le monstre tentaculaire, celui qui a fait chuter les frégates.
Dans le feu de l’action, cela nous a semblé être une aubaine plutôt qu’un danger. Je pense,
cependant, que vous allez tirer une leçon profitable de cette démonstration plus explicite du
danger que ce minerai représente.
Horgarr s’éloigna de l’étherendrin et fit signe de la tête à Gotramm. Ce dernier lui répondit
d’un signe de la main. Ensemble, Horgarr et Drumark soulevèrent le tonnelet et le laissèrent
passer par-dessus le plat-bord. Suspendu à l’étherendrin, il dériva sous l’influence des vents et
fut emporté au loin. Gotramm patienta jusqu’à qu’il soit distant de plusieurs centaines de
mètres. Il fit à nouveau signe de la main. Drumark empoigna la carabine à munitions
éthériques qui reposait contre la timonerie.
— Rappelez-vous bien, qu’il n’y a qu’un infime quantité d’éther-or dans ce tonnelet,
insista Gotramm.
Drumark mis son fusil en joue et ouvrit le feu. Un instant plus tard, on entendit une
explosion phénoménale, l’onde de choc fut telle que le Dragon de Fer se mit à tanguer.
Lorsque leurs oreilles eurent fini de bourdonner, les duardins regardèrent les volutes de fumée
éthérées qui avaient pris la place du tonnelet. Des exclamations choquées parcoururent
l’équipage.
Satisfait, Gotramm croisa les bras sur sa poitrine. Il savait qu’il les avait convaincus.
— Ça ne devrait pas être trop difficile de rembarrer Skaggi maintenant, affirma calmement
Grokmund tandis qu’il rejoignait Gotramm.
Il était le seul de l’équipage à ne pas être interloqué par le prodigieux feu d’artifice.
— C’était le but précisément visé, répondit Gotramm. Nous prenons suffisamment de
risques comme ça avec ce que la cale contient. Il n’est pas nécessaire de tenter le diable en
entassant plus de minerai sur le pont.
— C’est le choix de la prudence, concéda Grokmund d’un hochement de tête. Un choix
coûteux… mais prudent.
— Pas aussi coûteux que si la totalité du navire part en fumée, répondit Gotramm. Une fois
mort, difficile de faire raffiner de l’éther-or.
— Je ne remettais pas en question ta décision, dit-il en effectuant une brève révérence afin
de s’excuser.
Puis, il lui hocha la tête en direction de Skaggi afin que Gotramm le regarde, le logisticateur
se dirigeait d’un air maussade vers le pont inférieur.
— Son ambition lui fait faire des erreurs de jugement. Tu as eu raison de t’opposer à cet
imprudente mutinerie qu’il fomentait.
Gotramm lança un regard suspicieux vers Grokmund.
— Pourquoi ai-je la soudaine impression que toi aussi, tu manigances quelque chose ?
D’irréfléchi, comme un complot, par exemple.
— Pas un complot, mais une proposition, lui répondit-il tout en tapotant sur sa tempe. Et pas
une proposition irréfléchie, loin de là. Si elle te convient, elle nous permettrait de rendre la
cargaison plus sûre et plus stable. Il fit un grand sourire à Gotramm. Plus rentable aussi. Le
minerai brut vaut cher, mais si nous le distillions pour en faire un solide alors son tarif va…
exploser. Littéralement.
Gotramm réfléchit à tout ça. Il détourna son regard de Grokmund et concentra son attention
sur Brokrin. Le capitaine faisait les cent pas sur le pont de ce navire qu’il commandait, il n’y a
pas si longtemps. Brokrin était un navigateur expérimenté. Si l’inquiétude qu’il éprouvait
concernant le minerai de Grokmund avait été suffisamment importante pour qu’il prenne le
risque d’une mutinerie, alors cela signifiait que Grokmund ne pouvait la balayer d’un revers
de la main. Comme il venait de l’annoncer à l’équipage, maintenant que le désastre financier
allait être évité une fois de retour à Barak-Zilfin, Gotramm n’envisageait aucune prise de
risque supplémentaire.
— Si tu sais comment nous pouvons sécuriser davantage la cargaison, alors je t’écoute, lui
dit Gotramm. Si ça m’a l’air faisable, nous en parlerons alors au reste des officiers.
— Si j’arrive à te convaincre, cap’taine, alors pour sûr je les convaincrai aussi, lui répondit
Grokmund en souriant de toutes ses dents, à nouveau.
Affirmer que Brokrin se sentait mal à l’aise était peu dire. La situation lui paraissait surréaliste
: il était assis d’un côté de la table, dans sa cabine, accompagné de Gotramm qui dirigeait une
réunion de tous les officiers du Dragon de Fer. La dernière fois où ils avaient tous été
rassemblés là, il était encore capitaine de ce navire. Cette fois, par contre, il était à la dérive,
un simple spectateur de cette réunion. Un spectateur intéressé, certes, mais certainement pas
un acteur. Le fait que Gotramm le fît quérir était simplement une marque de courtoisie plutôt
qu’une obligation. Désormais, Brokrin ne possédait plus aucune autorité.
Bien entendu, le sujet du jour était la nature explosive de la cargaison du cuirassé. Suite à la
démonstration pyrotechnique que Gotramm avait mise en scène pour son équipage, beaucoup
ressentaient maintenant de l’appréhension à l’idée de transporter le minerai volatil de
Grokmund. De plus, non seulement le projet de Skaggi était tombé à l’eau mais maintenant
certains évoquaient même la possibilité de réduire la quantité contenue dans les cales.
— Un allégement ne changera rien, dit Horgarr aux autres. Vous avez tous vu le spectacle
explosif provoqué une petite bouffée de cet éther-or. Si on purge les cales d’une petite quantité
de ce qui est déjà à bord, cela ne changera rien. Si vous voulez assurer vos arrières, alors il
faut se débarrasser de la totalité.
Grokmund se précipita pour prendre la parole de crainte que l’un d’entre eux se saisisse de
la suggestion extrême d’Horgarr.
— Si nous évacuons la partie déjà chargée, elle sera perdue pour de bon, expliqua-t-il.
Même si le gisement de dérive pas, ce que nous allons éjecter des cales le fera certainement.
Imaginez alors ce que vous risquez de perdre.
— Si je pensais à ça, je ne dirais pas à Skaggi qu’il peut se foutre ses tonneaux au c…
grogna Drumark. Le logisticateur le regarda d’un mauvais œil, mais le sergent se contenta de
sourire de toutes ses dents d’un air narquois.
Arrik se leva et regarda aux alentours.
— De mon point de vue, ce n’est pas du tout pareil de stocker l’éther-or sur le pont à l’air
libre que de l’entreposer dans les cales verrouillées. C’est beaucoup moins risqué là-dessous.
Mortrimm jeta un coup d’œil à Brokrin, puis il répondit à Arrik.
— Cet éther-or est plus volatil que la variété la plus commune. Ça le rend plus précieux,
mais aussi plus dangereux. Je ne suis pas sûr qu’il soit plus en sécurité là-dessous que si on
s’amusait à l’entreposer à côté d’une flammes.
Skaggi frappa du poing sur la table.
— Avec ce type de raisonnement, nous ne devrions pas en transporter du tout, grogna-t-il.
Ne reste plus qu’à s’envoler pour Barak-Zilfin la queue entre les pattes et les mains vides. Il
regarda colériquement les autres duardins. Peut-être que cela ne vous fait rien d’être endetté
jusqu’à la barbe, mais pas moi. Pas après toutes ces épreuves.
— Peut-être avons-nous eu de la chance ? lui dit Drumark. Je n’ai pas spécialement envie
d’avoir des débiteurs aux basques mais je ne me réjouis pas non plus à l’idée d’être déchiqueté
et éparpillé aux quatre coins du Royaume de Chamon.
Gotramm l’interrompît avant que les deux soldats ne puissent commencer à se disputer pour
de bon.
— Il existe certaines mesures que nous pourrions prendre, dit-il au duardin. Des façons de
rendre l’éther or moins dangereux durant le transport. Il fit signe à Grokmund de s’expliquer.
— Nous pourrions raffiner le gaz, dit Grokmund. Le distiller pour en faire un solide. Les
lingots seraient plus faciles à transporter et prendraient moins de place dans les cales.
— Le raffiner ? Horgarr se grattouilla la barbe tout en retournant l’idée dans sa tête. Cela le
rendrait plus stable. Et il est vrai que le transport s’en trouverait facilité.
— Effectivement des lingots prendraient moins de place. Nous pourrions distiller notre
cargaison présente et revenir faire le plein, avança Skaggi qui exprimait son opinion en
acquiesçant lentement de la tête
— Ou bien, nous pourrions nous satisfaire de ce que nous avons déjà et ne pas perdre de
risques inutiles, lança à nouveau Drumark.
Skaggi regarda Drumark les yeux remplis d’une haine presque assassine.
— Grokmund nous promet que la valeur du minerai va augmenter lorsqu’il sera raffiné.
Personne, cependant, ne va le raffiner gratuitement. Les raffineries vont demander une
rétribution, et il faudrait être naïf pour se convaincre qu’ils vont se contenter d’une petite part.
Inversement, si nous revenions et refaisions le plein d’éther-or, nous pourrions compenser
cette dépense.
Il se retourna vers les autres duardins.
— Ça tombe sous le sens, pas vrai ? Pourquoi jeter l’argent par-dessus bord ?
Brokrin ne put réprimer l’envie de se jeter dans la mêlée en apportant sa contribution.
— Il existe un vieil adage. Un adage qui dit qu’un droit de concession ne vaut rien sans son
tampon. Je suis sûr que vous voyez ce que cela veut dire.
Il s’aperçut que Skaggi, à la manière boudeuse dont il se laissa retomber sur sa chaise, avait
bien compris. Brokrin pointa le doigt vers Grokmund.
— Ton expédition n’a pas obtenu ce coup de tampon pour sécuriser ce gisement. Jusqu’à
que tu rentres et l’obtiennes, quiconque pourrait tomber dessus et le faire à ta place.
Le visage de Grokmund prit une teinte livide. Il dévisagea Brokrin comme si ce dernier
venait de se changer en démon cornu et qu’une seconde tête était apparue sur son torse.
— Tu n’oserais pas…, bredouilla-t-il.
Gotramm dissipa les craintes de Grokmund.
— Nous avons trop d’honneur pour se permettre de te dépouiller de ton gisement, lui dit-il.
Skaggi serait bien capable de trouver un addendum poussiéreux du Code Kharadron qui nous
y autoriserait mais de mon point de vue, et du point de vue de tous ici présents, ce ne serait pas
correct. Nous avons droit à une compensation et toi de ton côté, tu peux faire valoir ton droit
d’exploitation. Il se retourna vers Brokrin. Tu as raison cependant. Tant qu’un droit
d’exploitation en bonne et due forme n’est pas tamponné, n’importe quel prospecteur peut
affirmer que c’est lui le découvreur.
— Que nous conseilles-tu, demanda Drumark à Brokrin.
Brokrin resta quelques instants sans mot dire. Cela ne lui avait pas échappé que certains des
duardins assemblés étaient les mêmes que ceux qui l’avaient privé de son poste de capitaine.
Toutefois, certains d’entre eux l’avaient sans doute soutenu. De quel soutien pouvait-il encore
bénéficier ? Cela restait une inconnue. À cause de cela, il choisit ses mots avec précaution.
— Nous avons déjà récolté l’éther-or, dit-il, donc le risque est le même que nous en
ramenions une quantité colossale à Barak-Zilfin ou bien que nous ne ramenions trois fois rien.
C’est le simple fait d’en ramener, pour s’assurer que tout le monde s’enrichisse, qui est une
folie.
Il montra Grokmund du doigt.
— Distiller le gaz pour en faire un solide signifie qu’il faut d’abord le transporter quelque
part, continua Brokrin. Cela veut dire qu’il restera plus longtemps dans la cale, plus longtemps
loin du port, et donc que le risque qu’un accident survienne augmente lui aussi.
Voyant que les esprits commençaient à s’échauffer, Skaggi ajouta son grain de sel à
cette conversation.
— Si nous faisons distiller le gaz, cela veut dire qu’il va falloir rétribuer un distilleur.
D’autres mains dans le pot de confiture. Et un nouveau partage des quotes-parts à effectuer.
— Pas forcément, dit Mortrimm. Il existe un moyen de le raffiner sans faire appel aux
métallurgistes.
Le navigateur se leva et marcha jusqu’à une étagère où Brokrin rangeait ses cartes de
navigation et ses carnets de bord. Il empoigna immédiatement la carte dont il avait besoin, il
les connaissait toutes. Il la déplia sur la table et appuya le pouce sur une large portion couleur
jaune terne qui représentait un désert de glace.
— Voilà où nous sommes, reprit-il. En tout cas trois mille mètres au-dessus de ce point. Si
nous suivons les indications de Grokmund alors nous nous trouvons à…
Tout en maintenant le pouce appuyé sur leur position actuelle, Mortrimm fit pivoter sa main
et appuya l’index sur un autre point de la carte.
— Sept lieues, déclara-t-il.
— Sept lieues jusqu’à où ? demanda Drumark.
Mortrimm déplaça la main et tapota, d’un air triomphant, sur le point qu’il leur
avait indiqué.
— Sept lieues jusqu’à la forteresse de Finnolf.
Il s’aperçut que ce nom leur était inconnu, il se dépêcha donc d’éclairer leur lanterne.
— La forteresse de Finnolf est une île-éthérique. Le sommet d’une montagne, vestige de
travaux miniers qui grignotèrent sa base. Elle ne s’affaissa point et resta en place, flottant
parmi les nuages. Malgré cela, les partisans de Finnolf continuèrent à creuser pour extraire le
minerai, creusant et concassant toujours plus, ils remontaient le minerai jusqu’au sommet pour
le raffiner puis le chargeaient sur des navires.
— En quoi cela va nous être utile ? se demanda Gotramm.
— En fait, il y a deux cent cinquante ans cet avant-poste fut frappé par une catastrophe,
expliqua Mortrimm. Un navire de commerce y fit escale et n’y trouva plus âme qui vive. Un
vrai désert. Lorsque l’équipage qu’ils avaient dépêché à l’intérieur de la forteresse tomba
malade, ils en déduisirent que quelque épidémie avait décimé la population de Finnolf. Les
stratomarchands s’enfuirent, afin de ne pas subir le même sort. Mortrimm regarda longuement
chacun des duardins. Personne n’y est jamais retourné pour tenter de se réapproprier l’endroit
et les biens que la population de Finnolf avait abandonnés derrière elle.
— Il s’est passé suffisamment de temps pour balayer une épidémie, acquiesça Gotramm.
Mais, à supposer que les machines qu’ils utilisaient pour raffiner leur minerai soient toujours
en place, seraient-elles adaptées à notre situation ?
— Autrefois, les stratonavigateurs amenaient leur éther-or jusque là, affirma Mortrimm.
— Cela nous faciliterait la tâche… de plus le transport serait moins risqué et plus lucratif, fit
remarquer Horgarr, scrutant la carte pendant un bon moment. Si l’altitude du sommet est aussi
élevée que ce qui est indiqué ici, alors la machinerie devrait être en bon état. Avec un petit peu
d’huile de coude, nous pourrions la remettre en état de marche assez vite.
Skaggi se ragaillardit en écoutant Mortrimm et Horgarr. Il se frotta les mains tandis qu’une
lueur sournoise couvait dans ses yeux.
— Si la Forteresse de Finnolf est abandonnée et que tout le matériel est encore en place,
c’est une réelle aubaine pour sécuriser notre périlleuse traversée. Si nous ramenions l’éther-or
au port, afin de le faire raffiner, alors nous nous retrouverions à la merci des guildes. À l’état
brut, nous le vendrions sans doute moins cher, et si l’idée nous prenait de le faire raffiner, ils
nous factureraient la somme qui leur chante. Par contre, si nous le raffinons nous-mêmes et
que nous leur rapportons dans cet état, alors aucun commerçant cupide ne pourra tenter de
nous arnaquer, plus question de remettre en cause les propriétés uniques de ce minerai.
— Raffiner de l’éther-or c’est plus compliqué que de simplement remettre en marche
quelques machines, dit Brokrin.
— Je suis étherchimiste, la distillation, ça me connaît, lui répondit Grokmund, balayant son
l’inquiétude d’un geste de la main. Avec l’aide d’Horgarr, je suis sûr que nous pourrions
parvenir à distiller tout le gaz puis à le condenser pour en faire des lingots solides.
— On est en train de parler d’une excursion jusqu’à un avant-poste désolé, dont on n’est
même pas sûr qu’il soit toujours équipé de ce dont nous avons besoin, lui répondit Brokrin
d’un air sceptique. D’une façon ou d’une autre, il faut y ajouter le voyage retour jusqu’à
Barak-Zilfin.
— Parfois, il faut choisir la voie de la précaution et d’autres fois il faut savoir miser gros,
avança Gotramm en secouant la tête. C’était l’une de ces occasions-là que tu n’as pas su saisir.
Et plus tard, le projet d’entasser des tonneaux d’éther-or sur le pont n’était pas le genre de pari
que j’étais prêt à prendre.
Il baissa la tête et regarda la carte, il caressait sa barbe le regard rivé sur l’avant-poste
abandonné.
Ce projet-là est différent, décida-t-il. Si on réussit, nous diminuerons grandement les risques
et nous accroîtrons nos profits. Si on échoue, cela ne sera que sept lieues supplémentaires
à naviguer.
— Quatorze, le corrigea Brokrin, agitant la main en montrant la carte. Il faut faire l’aller et
le retour, c’est à l’opposé de Barak-Zilfin. Cela veut dire que si on ne trouve rien là-bas, alors
nous rajoutons quatorze lieues entre ici et la maison. Et durant tout ce temps, le ventre du
navire est plein à craquer de… et bien, vous avez tous pu observer ce que sa trouvaille est
capable de faire à un simple tonnelet.
Il pointa le doigt vers Grokmund.
— Nous savons aussi à quoi nous attendre si nous rentrons les cales vides, lui dit Gotramm.
Il est possible que tu accordes du crédit à cette malédiction qui te poursuit, mais ce n’est pas
mon cas. La malchance nous a peut-être joué un tour, mais maintenant je pense que le vent a
tourné.
Il appuya longuement son doigt sur la carte.
— Je pense que cet avant-poste est une belle opportunité de redistribuer les cartes. À moins
que quiconque parmi les officiers en poste ait une objection, je propose que nous nous y
rendions afin de vérifier si oui ou non nous pouvons faire pencher la balance en notre faveur.
Brokrin se rassit, il regarda le corsaire d’un air découragé.
— Comme tu l’as si bien dit, je ne suis plus en poste. Je suis juste là pour profiter de la
balade. J’espère seulement que vous n’allez pas nous emmener jusqu’à un cimetière.
— Tu changeras d’avis lorsque nous te remettrons ta part de l’éther-or, insista Mortrimm.
— Je te croyais trop âgé pour accepter ce genre de folie, dit Brokrin au navigateur. Les
chasses au trésor, c’est pour les jeunes-barbes, tu te souviens ?
— Nous avons déjà trouvé le trésor ! dit Gotramm, d’une voix passablement irritée. Serais-
tu jaloux car tu n’as pas eu le cran de t’en saisir toi-même ?
— Parfois, un jeune-barbe plein de fougue et de cran se dit qu’il serait brave de taquiner un
troggoth qui dort à l’aide d’un bâton pointu, dit Brokrin. Facile d’être brave, jusqu’à que le
troggoth arrache la main d’un coup de dents.
Du pouce, il exécuta un geste sec vers le bas.
— Là dans les cales nous avons enfermé un énorme troggoth, pour le moment endormi,
mais chaque moment qu’il passe à bord un coup de bâton pointu. Si, par le plus grand des
malheurs, il venait à se réveiller, ce n’est pas seulement une main que nous allons tous perdre.
CHAPITRE ONZE

Ce pic montagneux, aux pentes enrubannées de couches de neige cristalline, flottait parmi les
nuages. Tandis qu’il l’observait de sa longue-vue, Brokrin fut émerveillé par le spectacle qu’il
offrait. Impossible de déceler la nature exacte de la force qui maintenait ce pic suspendu, des
centaines de mètres au-dessus du sol. Il n’en émanait aucune lumière fantastique, aucune
vibration magique n’ondulait autour de sa base. Seuls un ciel dégagé et un vent hurlant le
séparaient du sol.
Autrefois, la montagne était renommée pour sa grandeur et sa richesse, mais les excavations
prédatrices des duardins l’avaient réduite à peu de choses, au point que la partie qui s’étendait
loin en-dessous du sommet ressemblait au chicot d’une dent cassée émergeant d’une gencive
décrépie. La surface de ce cratère était criblée de puits béants et jonchée de colossales
excavatrices qui rouillaient tranquillement en petits groupes, tandis que la jungle qui poussait
plus bas gagnait chaque jour un peu plus de terrain. Si la montagne, semblable à une coquille
pourrissante, n’était plus que l’ombre de sa splendeur passée, la jungle qui l’entourait était
vorace et féconde. Son dense feuillage s’étendait dans toutes les directions, et s’extravasait
jusqu’à l’horizon lointain. Ses feuilles étaient translucides et brillaient telles un brasier quand
le soleil les frappait, la forêt primaire ressemblait alors un océan de flammes papillotantes.
D’étranges oiseaux et de gigantesques insectes s’envolaient d’arbres lugubres, ils criaillaient
et bourdonnaient, bondissant dans les airs en quête d’une proie ou pour se cacher d’un
prédateur. Par moments, des créatures colossales sortaient la tête de la canopée scintillante et
se mettaient à ciller de leurs yeux batraciens, éblouies par le ciel, avant de replonger dans
l’obscurité de la forêt et de ses chemins.
Tel était le territoire où la forteresse de Finnolf avait été construite, un endroit où la
population avait prospéré jusqu’à qu’un destin funeste provoque la ruine sur l’avant-poste. Les
duardins avaient maintenu le sommet intact, ils l’utilisaient comme repère pour se protéger des
créatures de la jungle ainsi que de la furie destructrice des hordes du Chaos, celles-là mêmes
qui avaient gangrené les Royaumes Mortels pour un temps. Par endroits, les pentes de la
montagne avaient été perforées et creusées afin d’y construire des conduits d’aération, des
postes de garde, des tours de guet et des plates-formes de chargement. Seule la face nord de la
montagne était dotée d’une construction plus élaborée : de ce côté-là, la montagne avait été
sculptée afin de figurer un visage d’un roi duardin à la contenance pensive, vraisemblablement
le vieux Finnolf lui-même. En dessous du menton anguleux de la sculpture, se trouvaient de
larges plates-formes portuaires qui avaient été taillées dans la roche. On y trouvait des docks
pour arrimer des stratofrégates, certains d’entre eux étaient même suffisamment grands pour
abriter d’énormes stratonavires de guerre. Des totems semblables à des obélisques avaient été
gravés de runes, informant les usagers des tarifs et des droits de douane dont devait s’acquitter
chaque vaisseau qui s’arrimait à l’avant-poste. Un certain nombre de tours disposées autour du
port, chacune d’entre elles équipée de canons dont la bouche menaçante dépassait encore des
fenêtres, rendaient explicite que l’usage de la force s’appliquerait contre quiconque ne
s’acquitterait pas de ces droits.
Mais présentement, il émanait une menace toute différente de ces tours. Tandis que le
Dragon de Fer approchait du sommet, l’équipage duardin s’aperçut des traces laissées par la
décadence et le déclin. Les bouches des canons, trop longtemps exposées aux orages de
Chamon, avaient une apparence grêlée à cause des pluies acides. Les éléments déchaînés
avaient détaché les tuiles d’ardoise des toits qui, par endroits, laissaient apparaître de sombres
trous béants. Des roncières desséchées ainsi que des feuilles mortes s’accumulaient à l’abri
des surplombs où les condors et les aigles avaient construit leurs nids. La menace incarnée par
les canons appartenait au passé. La mise en garde, jadis explicite, que les tours adressaient aux
arrivants, avait disparu. C’était un environnement intimidant qui suscitait l’émerveillement
mais qui donnait aussi des frissons, on était accueilli par une atmosphère hantée et vétuste,
chargée de mystères sans réponses.
Les stratogardes descendirent lentement du cuirassé grâce à leurs étherendrins, ils se
dirigèrent vers les docks en évacuant du gaz de leurs réservoirs. Ils transportaient de lourdes
chaînes d’acier afin d’amarrer le navire au dock le plus éloigné de l’entrée. Tandis qu’ils
enroulaient les chaînes autour des grandes colonnes de granit, les crache-tonnerre de Drumark
les observaient depuis le pont du cuirassé, au-dessus d’eux, armes au poing. L’avant-poste
avait l’air abandonné mais les Kharadrons n’avaient pas l’habitude de se fier uniquement
aux apparences.
Après avoir sécurisé les chaînes, les stratogardes entreprirent d’actionner les manivelles
rouillées qui étaient fixées sur les colonnes d’arrimage. Les piliers de pierres, sculptés de
visages d’ancêtres, commencèrent à pivoter graduellement sur leur tourniquet caché. Tandis
qu’elles tournaient afin de faire descendre le Dragon de Fer, les colonnes se mirent à grogner
à cause de leur grand âge ainsi que de leur manque d’entretien. De petites scories rouillées
ainsi que des débris de pierres à moitié effritées commencèrent à se détacher des sculptures,
jusqu’au moment culminant où la barbe pierreuse d’un visage minéral se détacha entièrement
et s’écrasa en un lourd fracas sur la jetée.
Après plusieurs minutes d’un effort intense, le cuirassé fut correctement arrimé, le pont était
parfaitement de niveau avec le dock. Drumark et plusieurs de ses crache-tonnerre
débarquèrent et puis se déployèrent afin d’inspecter l’entrée caverneuse de l’avant-poste. Une
fois que la zone fut sécurisée, Gotramm leur fit signe et débarqua avec une partie de ses
arkanautes. Grokmund les suivit après avoir échangé quelques rapides paroles avec Horgarr.
Ces deux-là n’avaient cessé de discuter de l’équipement nécessaire pour convertir l’éther-or en
solide depuis que la vigie avait aperçu la forteresse de Finnolf pour la première fois. L’endrin-
maître aurait bien aimé accompagner la mission d’exploration cependant son rôle était trop
crucial pour prendre un quelconque risque : c’était lui qui avait en charge la maintenance
du navire.
Brokrin fut le dernier à débarquer. A la différence d’Horgarr, son rôle n’était plus crucial,
rien ne le retenait donc à bord du Dragon de Fer, en tout cas certainement plus depuis la
mutinerie. Il avait bien compris qu’on pouvait aisément se passer de lui, suffisamment en tout
cas pour lui permettre d’aller explorer ce vieil avant-poste. Cela lui siérait mieux que de rester
enfermé dans sa cabine à broyer du noir et à se demander comment les choses en étaient
arrivées là.
— Que la chance soit avec vous, lança Skaggi à la mission d’exploration tandis qu’ils
s’éloignaient du navire. Le logisticateur agita la main afin de leur souhaiter un adieu enjoué.
— Je me demande si au fond de lui il n’espère pas que cela soit un aller simple, grogna
Drumark tandis qu’il emboîtait le pas à Brokrin. Il lui montra du doigt les autres duardins qui
formaient avec eux le commando d’exploration. Si quelque chose devait arriver là-bas, cela
ferait moins de quotes-parts et donc plus d’argent à se partager.
Brokrin ajusta à nouveau le pistolet à salve qui pendait à sa ceinture afin qu’il ne cognât pas
sa cuisse tandis qu’il marchait.
— Il te faudrait un boulier pour être en mesure de penser comme Skaggi, dit-il. Les risques,
il les accepte si cela en vaut la chandelle. S’il pense que nos chances de succès vont lui
permettre de s’enrichir encore plus, alors il est on ne peut plus sincère.
Le sergent dégrafa une flasque de sa ceinture et engloutit une généreuse gorgée de rhum. Il
tendit la flasque à Brokrin et haussa les épaules parce que ce dernier la refusait.
— J’avais oublié que tu n’aimes pas l’arrière-goût de la poudre à canon dans ton rhum,
ricana-t-il. Moi, je trouve que ça a un arrière-goût de châtaigne.
— J’ai toujours pensé que c’était de là que venait l’expression populaire « mordre la poudre
», répondit Brokrin, qui continuait de filer la métaphore ; il appréciait la boutade.
Il se retourna et regarda au-devant, vers Gotramm. Le corsaire, leader de l’expédition,
guidait le petit groupe jusqu’à l’entrée caverneuse de l’avant-poste, point de départ vers les
ténèbres inexplorées.
— S’il vit suffisamment longtemps pour accumuler un petit peu d’expérience, ce jeune-
barbe sera un jour un amiral épatant.
— Ma foi, il est déjà capitaine de navire, lui fit remarquer Drumark non sans une pointe
d’ironie.
Brokrin sourit de cette pique.
— Tu aurais pu faire pire que de lui accorder ton vote, concéda-t-il. Il a fait de quelques
mauvais choix mais il a aussi pris de bonnes décisions.
— L’équipage n’avait pas vraiment le choix, dit Drumark. C’était choisir entre une part du
gisement de Grokmund ou bien se contenter de grappiller ce que l’on peut auprès des
tribus nomades.
— C’est exactement ça, dit Brokrin au sergent. Tout cela sent mauvais, n’est-ce pas ?
Grokmund, cet éther-or qu’il a découvert, tout ça ne semble pas réel. Je n’arrête pas de me
dire que c’est presque trop beau pour être vrai.
— Dernièrement, tu as vraiment eu la poisse, cap’taine, dit Drumark. Tu es un peu comme
un chien qui a trop pris de coups et qui n’a plus confiance en rien.
— Ce n’est pas ça, dit Brokrin en regardant vers le haut du pic ; il dévisageait le visage
sculpté sur la montagne. Nous ne devrions pas être ici. Il pointa le pouce vers l’arrière, par-
dessus son épaule en direction du Dragon de Fer et de ses cales. Nous aurions dû laisser cet
éther-or là où il était.
— Penses-tu vraiment que nous aurions dû laisser Grokmund au fond de la cale du Brise-
Orage ? lui demanda Drumark.
Le visage de Brokrin s’assombrit tandis qu’il soupesait cette question.
— Peut-être qu’il aurait mieux valu pour nous tous.
Devant eux, on distinguait la monumentale gueule enténébrée du hall d’entrée. Littéralement
taillé dans les entrailles rocheuses de la montagne, le hall était renforcé de grands piliers de
pierres, on imaginait aisément l’intense activité qui, autrefois, avait agité cet endroit. Les
commerces, situés dotés d’étals creusés à même la roche, qui grouillaient de vie. La clameur
de l’industrie qui montait des forges et des ateliers tandis que ces derniers proposaient leurs
services aux bateaux de passage. Le grondement des chariots qui progressaient péniblement le
long des rails d’acier incrustés dans le sol, tandis qu’ils transportaient quantité de minerai,
jusqu’aux raffineries profondément lovées au cœur de l’avant-poste.
— Si nous suivons les rails, nous trouverons ce que nous sommes venus chercher, dit
Gotramm aux duardins qui le suivaient.
Sa voix trahissait une certaine insistance. Brokrin se dit que ce n’était pas lié à son
impatience de voir leur éther-or transformé, afin qu’il devienne encore plus précieux. Il se dit
plutôt que Gotramm avait la même opinion que lui concernant ce lieu. C’était sans aucun
doute des duardins qui l’avaient construit mais ce n’était plus un endroit pour eux.
Une puissante bourrasque s’échappa de l’obscurité et vint les fouetter, ébouriffant leur barbe
et soulevant leurs capes. Le vent qui glissait sur leur peau avait une odeur de cave : il était
chargé d’humidité et légèrement froid. Brokrin plissa le nez en reniflant l’odeur qui saturait ce
courant d’air. C’était une odeur qui ne l’aurait pas surpris outre mesure, eût-il été dans la
jungle qui s’étendait en contrebas, mais ici dans les nuages… C’était une odeur de fécondité,
l’odeur de minuscules choses répugnantes qui se reproduisent et qui meurent par milliers, la
puanteur d’une mare couverte d’écume au tréfond de laquelle nagent des amphibiens.
C’était une odeur malsaine, Brokrin le savait. Malsaine est très ancienne.

L’écho de leurs pas résonnait et tonnait comme un tambour de guerre aux oreilles de
Gotramm. Il régnait un silence total à l’intérieur de la forteresse de Finnolf, tellement absolu
qu’ils avaient l’impression que s’ils s’arrêtaient de marcher le silence lui-même tendrait la
main pour les étouffer. Même le courant d’air froid qui s’élevait des sombres couloirs ne
produisait aucun bruissement.
Encore plus que les sons qu’ils faisaient, c’était les lumières qu’ils portaient qui donnaient à
Gotramm le sentiment d’être un intrus. Les lampes, dotées de panneaux de cristal qui faisaient
saillie des murs ou bien qui pendaient des plafonds, étaient éteintes depuis fort longtemps, leur
énergie éthérique épuisée depuis des siècles. Autrefois ces lampes avaient baigné de lumière
les grands halls de l’avant-poste d’une lueur dorée, symbole de prospérité et de vie. À présent,
ces lampes n’étaient plus que d’obscures carcasses de métal et de pierre. Leurs panneaux de
cristal ternes et vides étaient devenus semblables à des yeux envieux dévisageant les porteurs
de lumière qui progressaient devant elles. Grâce à la lueur vacillante des lampes à amadou
attachées à leur ceinture, ainsi qu’à la lueur régulière des éthertorches que portaient deux des
arkanautes, Gotramm parvint à imaginer la grandeur passée de la colonie. Le couloir dans
lequel il se trouvait était suffisamment grand pour que le Dragon de Fer le traverse toutes
voiles dehors, sans aucun risque de toucher les parois. Les colonnes gravées de runes qui
soutenaient le plafond voûté, avaient une circonférence aussi grande que des chênes-gargants.
Un côté avait été aplani afin d’y faire figurer des fresques complexes montrant des duardins en
train d’extraire du minerai, de combattre et de commercer. Près du sommet de chaque
colonne, sculpté à une échelle bien supérieure à la réalité, figurait une statue d’un seigneur
duardin. Il portait encore son jugement minéral, de ses yeux sévères, sur le trafic en dessous.
On avait creusé des habitations et des commerces dans les murs, certains d’entre elles
arboraient encore des vestiges de portes et de volets, d’autres étaient simplement obturées par
un amoncellement de bois vermoulu. Les auberges et les tavernes étaient plus nombreuses à
l’abord des docks, des enseignes de pierres explicitaient leurs fonctions à l’aide d’images
d’oreillers ou bien de chopes, elles étaient soulignées de noms tels que : Au Repos du Corbeau
ou bien encore Le Tonneau Percé. Un peu plus loin, on trouvait des brasseries et des
logements, des bijouteries et des sertisseurs de gemmes, des armuriers et des forgerons.
Drumark pénétra dans une des ouvertures devant laquelle il passait, et en émergea quelques
instants plus tard en tenant une arme à feu dotée d’un canon en forme d’entonnoir et couverte
de poussière.
— Drôle de travail pour un armurier, dit le sergent, tout en frappant la crosse de l’arme au
sol afin de faire tomber l’épaisse couche de poussière qui y était incrustée.
La vieille arme à feu se brisa en mille morceaux entre ses mains. Drumark secoua la tête
d’un air désabusé et poursuivit son chemin.
Chaque bâtiment que l’équipage prit la peine d’explorer présentait le même état de vétusté
et de pourrissement. Après avoir marché quelques centaines de mètres, même les plus
optimistes d’entre eux cessèrent de chercher le moindre signe de vie. L’avant-poste était
mortellement vide. Gotramm en déduisit qu’ils étaient certainement les premiers duardins à y
remettre le pied depuis que les marchands dont avait parlé Mortrimm l’avaient fait.
— Estimons nous chanceux que les rails tiennent toujours le coup, dit Grokmund à
Gotramm.
Tout comme les autres, il chuchotait presque, comme s’il était réticent à l’idée de se faire
remarquer. Cela témoigne de la qualité de la conception de cet endroit. Tout ce dont j’ai
besoin pour distiller l’éther-or se trouve sans doute au bout de ces rails.
Gotramm leur montra les parois de la main, il attirait leur attention sur les dimensions
colossales du couloir.
— J’imagine que cette colonie était bien différente avant de devenir prospère. Les premiers
Kharadrons, ceux qui prirent la décision de creuser des mines dans cette montagne, étaient
dirigés par des seigneurs sans pitié. Des seigneurs qui n’hésitaient pas une seconde à déplacer
des populations entières afin d’accroître le prestige de leur domaine. Il hocha la tête,
acquiesçant à l’écoute de sa propre explication. Ces halls étaient sans doute bien moins vastes
lorsque cette galerie fut creusée pour la première fois. Les habitants d’alors ont sans doute
creusé leurs habitations à même les parois. Ensuite, plus tard, les cloches du progrès et de
l’industrialisation sonnèrent le glas de ce mode de vie. Il regarda Brokrin nostalgiquement. Le
Code a été écrit afin d’accorder des droits bien définis à chaque duardin. Cependant, certains
affirment que si un duardin abandonne sa vie aérienne et qu’il cherche à faire fortune sur terre,
alors il ne peut plus prétendre aux protections accordées par le Code. Les Barons de Fer
connaissaient ces dispositions, j’imagine que Finnolf étaient l’un d’entre eux.
Grokmund jeta un coup d’œil vers les fenêtres vide et les portes cassées, puis il tapa du pied
dans l’épaisse couche de poussière.
— Le fantôme d’un tyran est forcé d’errer seul à jamais, dit-il. Ses ancêtres ne veulent pas
de lui et Nagash le Noir le refuse aussi. C’est une forme de justice immanente, si on accorde
un quelconque crédit à cette idée. D’une manière ou d’une autre, c’est tout ce qu’il reste de
son legs.
Grokmund s’aperçut d’un changement de ton dans la voix de Grokmund.
— C’est donc çà ce qui t’intéresse, pas vrai ? Skaggi l’avait bien compris quand il a affirmé
que tu tenais plus du découvreur que du prospecteur.
Les yeux de Grokmund se perdirent dans le lointain tandis qu’il s’expliquait, comme s’il
scrutait un lieu éloigné, visible de lui seul.
— La découverte, il n’y a que ça de vrai, dit-il. Il est vrai que certains étherchimistes se
contentent simplement d’affiner leurs techniques afin d’exceller dans leur art, cependant, cela
ne m’a jamais suffi. Je voulais apporter ma pierre à l’édifice, découvrir quelque chose de
novateur, quelque chose qui serait une aubaine pour les Kharadrons. Lorsque le Brise-Orage a
découvert la colonie de chimères et la veine d’où elles extrayaient l’éther-or servant à
fabriquer leur nid, j’ai compris que j’avais découvert ce qui me permettrait de passer à
la postérité.
— Tout duardin qui se respecte essaye de se faire un nom, dit Gotramm.
Il s’identifiait totalement à Grokmund. Un capitaine audacieux avait maintes fois l’occasion
de faire fortune et devenir célèbre. Au début de chaque traversée, il existait un potentiel : celui
de rentrer au bercail riche et adulé. Ce pari à haut risque qu’ils avaient fait en récoltant l’éther-
or était l’occasion rêvée pour Grokmund, l’opportunité d’accomplir quelque chose qui le
rendrait célèbre parmi ses contemporains, une chance unique de voir son nom gravé dans
la pierre.
Gotramm laissa son regard s’égarer vers une des statues sculptées sur les colonnes. Il
remarqua qu’elle possédait des runes gravées à sa base, sous les pieds. Un nom gravé là et que
personne ne lirait jamais. Il jeta un coup d’œil vers Grokmund et médita sur le caractère
éphémère de la postérité.
Gotramm se concentra sur l’obscurité qui se trouvait devant eux. Il se sentait oppressé par
cet avant-poste désolé, ce lieu plombait ses pensées et les rendait sinistrement pesantes. Il
s’agissait maintenant de trouver ce qu’ils étaient venus chercher le plus tôt possible. Il avait
hâte d’en avoir fini avec cet endroit.
Tout particulièrement parce qu’il n’arrivait pas à se défaire du sentiment qu’ils étaient
observés. Que quelque part, tapi dans l’ombre, quelque chose les surveillait.
Quelque chose qui n’attendait que le moment opportun pour frapper.

Serpentant dans l’obscurité, le vestige couronné d’un œil rampait à la suite des explorateurs
Kharadrons. Contrairement à eux, il se débrouillait fort bien sans lumière car sa vue ne
fonctionnait pas du tout à la manière de celles des duardins. Même dans l’obscurité la plus
totale, cet œil atroce ne souffrait pas de cécité, il était capable de détecter les courants
mouvants de magie et il les utilisait pour s’orienter. L’enchantement qui lui avait permis de
survivre après avoir été amputé de l’orage-kraken lui avait donné des capacités supérieures et
plus vastes encore : des compétences qui le rendaient encore plus utile pour accomplir son rôle
d’espion du sorcier.
Khoram, depuis son distant sanctuaire, transmettait ses ordres au vestige, il lui instillait le
désir et l’envie de talonner les duardins, tout en évitant de se faire remarquer. Les sens
occultes que lui avait conférés le sorcier lui permettaient de voir certaines choses qui restaient
inaperçues aux duardins.
Les murs de l’avant-poste suintaient d’énergie. Le pouvoir palpitant à l’intérieur même des
pierres était quasiment tangible. Il était pourtant à peine plus audible qu’un vague écho, à
peine plus visible qu’une ombre diluée dans l’obscurité alentour. Cependant, Khoram ne s’y
trompait pas. Il n’avait aucun doute concernant son existence, il savait que son imagination ne
lui jouait pas un tour. Un pouvoir ancien et terrifiant, exsudant une malignité palpable,
demeurait en ce lieu
Jadis, ce pouvoir était immensément plus puissant. Khoram percevait son immensité grâce
aux traces qu’il avait disséminées derrière lui. Les duardins, animés par une cupidité aveugle,
avait creusé toujours plus profondément dans les montagnes et avaient réveillé quelque chose
qu’il aurait mieux valu laisser enfoui. Ce fut alors que leur destin fut scellé, car ce pouvoir ne
cessa de croître, il dévora ceux qui l’avaient déterré, puis s’attaqua au reste des mineurs. Il se
répandit jusqu’aux niveaux inférieurs puis rejoignit la surface, il remontait afin de submerger
la forteresse de Finnolf, et se repaître de ses habitants. Il commença à se consumer telle une
conflagration ardente. Tandis qu’il progressait, il devenait de plus en plus incontrôlable et
brûlant. À la manière d’un bûcher, sa malveillance avait fini par s’éteindre par manque
de combustible.
Ce pouvoir avait alors perdu sa flamboyance, il était devenu incapable de s’infiltrer à
nouveau dans les fondements de la montagne, incapable de trouver de nouvelles proies pour
se nourrir.
Khoram grimaça tandis qu’il contemplait les images que le vestige lui envoyait. Certes, ce
pouvoir s’était amoindri, mais il n’avait pas disparu. Le feu s’était éteint, mais les braises
couvaient toujours. Ces dernières n’attendaient qu’un courant d’air pour germer à nouveau et
s’animer avec la même vitalité hideuse qu’autrefois. Avant de pouvoir poursuivre son plan, le
sorcier devait s’assurer que ces braises soient définitivement éteintes. Même si elles ne
représentaient qu’une ombre, à peine une lueur dans l’obscurité, elles demeuraient une menace
pour le Maître.
On entendit un miaulement tandis que Khoram extrayait une pâle créature d’un panier cousu
dans du cuir de cheval. Ses yeux ne trahirent aucune pitié au moment de l’égorger, il laissa le
sang gicler sur les protections occultes qu’il avait badigeonnées sur le sol de la caverne. Une
harmonie de sons fantomatiques s’éleva dans les airs tandis que le sang s’animait d’une
pulsation lumineuse. L’énergie occulte qui y pénétrait était réinjectée par Khoram dans le
corps du vestige tentaculaire. Et par l’intermédiaire de ce vestige, il propageait ces énergies
jusque dans les couloirs obscurcis de l’avant-poste.
Dans l’obscurité, les braises malignes commencèrent à luire plus vivement. Khoram se
devait d’être prudent, il devait s’assurer de ne pas leur procurer trop d’énergie. Il voulait
attiser les braises jusqu’à en faire un feu, ou plutôt un feu follet. Il désirait qu’elles prennent
forme, qu’elles acquièrent une substance, mais pas qu’elles deviennent plus fortes ou
plus rusées.
Au moment où les braises commenceraient à émettre des flammes, quand le pouvoir qui
était tapi s’élèverait pour frapper, Khoram devait s’assurer qu’il ne fût pas ardent au point de
brûler les duardins. Il était difficile, même pour un sorcier du rang de Khoram, de jauger
correctement la puissance magique nécessaire sans se tromper. Impossible d’être sûr de ne pas
surestimer ou sous-estimer cette puissance. Pourtant, mieux valait ne pas faire erreur lorsqu’on
avait affaire à des démons.
Brokrin crut tout d’abord que ses yeux lui jouaient un tour. Il porta la main à ses yeux et les
frotta vigoureusement afin d’en chasser la fatigue. Cela n’eut aucun effet. Lorsqu’il regarda à
nouveau, la lueur verdâtre et maladive qu’il avait aperçue était toujours présente, on la voyait
trembloter autour des portes d’un atelier de tonnelier.
Cette lumière se mit à croître, elle était accompagnée d’une odeur rance similaire à celle
qu’avait transportée les courants d’air glacials qui soufflaient le long des halls de l’avant-
poste. Il sembla à Brokrin que des sons effleuraient ses oreilles, un bruit de liquide
gargouillant semblable au croassement d’un crapaud et à un bouillonnement de boue chaude.
Brokrin avait le sentiment que sa peau était soudainement devenue malpropre, tellement sale
que c’en était insupportable. Il réfréna une irrésistible envie de se gratter, de peur de ne plus
pouvoir s’arrêter s’il commençait.
Drumark fut moins prudent. Le tintement de sa lampe à amadou qui était suspendue à sa
ceinture redoubla : il se grattait frénétiquement les bras afin de soulager les démangeaisons. Il
grimaçait de dégoût.
— Nous devons nous trouver au-dessus des égouts, se plaignit-il.
Brokrin se dit que la vraie cause de leur réaction allergique était sans doute moins terre-à-
terre. Il poussa un cri d’avertissement à l’intention de Gotramm et des autres afin d’attirer leur
attention vers les lumières. Au même moment, le bruit de gargouillement fut étouffé par celui
du bourdonnement des mouches. Un nuage noir d’insectes hirsutes émergea de la porte de
l’atelier et se déversa dans le couloir. Cet essaim répugnant fonça vers son visage, rampa sur
ses paupières puis essaya de forcer le passage vers sa bouche et son nez.
— Retiens ta respiration ! cria Grokmund.
Il fit signe aux autres de se reculer tandis qu’il se précipitait vers Brokrin tout en manipulant
les valves de son anatomiseur atmosphérique. Tandis qu’il s’approchait, Brokrin ressentit une
pression soudaine contre ses oreilles. Ses cheveux et ses habits étaient soumis à une étrange
succion, un peu comme si un vent violent lui soufflait dessus depuis le plafond. Le bruyant
bourdonnement s’arrêta instantanément. Quand il eut le courage d’ouvrir les yeux, il aperçut
un monticule de petits corps verts et hirsutes, entassés autour de ses pieds.
Grokmund le mit en garde de la main, il l’enjoignait de patienter. À nouveau, il régla les
valves de son anatomiseur atmosphérique avant de signaler à Brokrin que tout allait bien. Ce
dernier inspira une grosse bouffée d’air dans ses poumons irrités. Il regarda aux alentours et
aperçut Drumark étendu au sol, une pile identique de mouches mortes à son côté. Il se
précipita vers le sergent et le ranima d’une gifle sur la joue.
Drumark se releva en un éclair, poings serrés et prêt à se battre. Lorsqu’il se rendit compte
que c’était Brokrin qui l’avait frappé, il eut l’air confus. Il sursauta en apercevant les mouches
mortes, puis il frissonna.
— Saletés de vermines, dit-il en crachant, puis il écrabouilla les insectes morts à l’aide de sa
botte. Merci beaucoup, cap’taine.
— C’est Grokmund que tu dois remercier, le corrigea Brokrin. Il les a tuées en les privant
d’oxygène. J’imagine que tu n’as pas entendu sa mise en garde. Il se tourna vers
l’étherchimiste mais Grokmund s’était déjà éloigné. Il pénétrait dans l’atelier ou la lueur
verdâtre continuait à ondoyer.
— Qu’est-ce que cela peut bien être ? se demanda Grokmund.
À l’autre extrémité du couloir, Gotramm formula une question similaire, tout comme les
autres. Cette lumière fantomatique était aussi apparue aux fenêtres des autres commerces et
autour de la base d’une des colonnes.
Brokrin retira le pistolet à salve de sa ceinture, son sixième sens lui avait fait prendre
conscience qu’il n’était pas simplement inquiet. Il éprouvait soudain de la révulsion, un
dégoût plus intense que jamais. Quelque chose en ce lieu le dérangeait, mettait tous ses sens
en alerte, lui incitait de prendre ses jambes à son cou. Le sens du devoir et la fierté
l’empêchèrent de céder à cette pulsion instinctive. C’était un Kharadron : pas le type
d’individu prêt à se carapater quand ses camarades étaient assaillis par le danger.
— Nous sommes en présence de quelque chose d’impur, jura Drumark.
Il tressaillit des pieds à la tête tandis qu’il expulsait une mouche morte de son nez en
éternuant. Une créature qui cohabite avec des mouches ne mérite pas de vivre. Il empoigna sa
balayeuse et en pointa les nombreux canons vers l’entrée de la porte.
Avant que Drumark ait eu le temps de tirer, une grande créature émaciée avait bondi à
travers l’une des fenêtres. Elle se réceptionna à quatre pattes en produisant un bruit dégoûtant.
Brokrin s’aperçut que c’était une forme humanoïde, dotée d’une peau parsemée de lésions et
de plaies, dont la chair avait la couleur verdâtre de la pourriture. La chose les dévisageait de
son œil unique. Ce dernier était situé au centre de son visage jaunâtre. Sur le front, elle était
dotée d’une corne couverte d’un duvet moisi de couleur violette. L’odeur qu’elle répandait
était incroyablement ignoble, tellement fétide que Brokrin se demanda si les mouches avaient
réellement eu l’intention de les attaquer ou bien si elles essayaient simplement de fuir l’odeur
de la bête.
Le monstre poussa un hurlement guttural et bondit sur Brokrin. La charge de la bête fut
stoppée par les balles de son pistolet à salve. Le corps décrépi de la bête fut perforé de
nombreux impacts. Elle fut projetée en arrière et se vautra au sol dans une flaque constituée de
ses propres fluides. Son torse et son bassin avaient été réduits en pièces par les balles. Un
gémissement de douleur sortit de la bouche dentelée de la créature tandis qu’elle se couchait
sur le côté.
— Une autre de ces pourritures ! cria Drumark.
Brokrin pivota juste à temps et aperçut une seconde créature dégingandée, dotée d’un œil
unique elle aussi, avançant pesamment depuis le pas de la porte. En moins de temps qu’il n’en
fallait pour le dire, elle fut sectionnée en deux parties par la balayeuse, repoussée à l’intérieur
de l’atelier comme si un gargant lui avait asséné un coup de poing. Drumark s’apprêtait à se
réjouir de la destruction brutale du monstre lorsqu’il aperçut une couvée de bêtes de la taille
d’un crapaud, elles grimpaient par-dessus le corps de la créature en baragouinant et se
précipitaient vers le sergent.
Semblables à des pustules boursouflées sur pattes, les minuscules créatures, telle une
colonie de fourmis, sortaient par dizaines de l’atelier. Drumark les pourfendit d’un grand coup
de crosse, plusieurs d’entre elles explosèrent dans un fatras de fluide épais et rance. Grokmund
se précipita pour rejoindre le sergent et piétina les petits démons à coup de bottes tout en les
tailladant à l’aide de ses outils.
Avant même de faire le moindre pas pour se joindre à l’escarmouche, Brokrin se sentit
obligé de se retourner. Non pas à cause d’un quelconque bruit, bien au contraire, c’était le
silence de mort qui régnait qui l’avait mis en alerte. Le couinement infernal de la créature
abattue s’était soudainement arrêté. Il la contempla debout sur ses sabots, elle le dévorait de
son œil unique. Son bras droit s’était mis à frémir et son avant-bras commençait à muer et à se
détacher, laissant apparaitre une longueur conséquente d’os noirci. De sa main gauche elle
triturait la blessure, et en arracha un manche noirâtre. Tandis que ses doigts s’entouraient
autour de l’os, l’objet se tordit et grandit jusqu’à devenir une arme effrayante dotée d’une
longue lame festonnée.
Ce cauchemar sans nom, tapi dans l’ombre, n’était pas une bête horrible mais un terrible
démon du Chaos ! Lorsqu’il s’en rendit compte, Brokrin regarda le barillet vide son arme d’un
air anxieux. Le monstre démoniaque gloussa horriblement lorsqu’il se rendit compte de son
désarroi. Il avança, plein de morgue, vers son ennemi. Dans sa main, la lame maladive
continuait sa métamorphose : elle s’allongea encore et se déforma jusqu’à devenir une
monstrueuse épée.
À l’autre bout du couloir, Brokrin entendait d’autres duardins combattre. D’autres petits
démons étaient apparus, ils s’étaient matérialisés à partir des flaques de corruption et s’étaient
abattus sur Gotramm et les autres. Drumark et Grokmund croisaient le fer désespérément avec
les diablotins à l’allure de crapauds. Chaque Kharadron était assailli par ces
apparitions véreuses.
Tout en continuant de glousser, le démon armé d’une épée chargea Brokrin. Il allait être
bien surpris, et ce à deux reprises. Tout d’abord, Brokrin tint bon sans sourciller. Ensuite, il
empoigna son pistolet déchargé et il le propulsa en plein dans l’œil perfide de
l’horrible portepeste.
Le démon jabota de douleur quand l’arme s’enfonça dans l’œil, il couvrit sa blessure de ses
mains. Il fit finalement marche arrière en titubant tandis qu’une sorte de gelée dégoulinait
d’entre ses doigts griffus. De l’autre main, il tenait toujours fermement son épée avec laquelle
il porta des coups de taille à droite et à gauche. Maintenant aveuglé, il lacérait au hasard en
espérant repousser Brokrin. Ce dernier fit preuve de prudence, il ne se précipita pas tête
baissée vers le monstre. Il fit un grand cercle pour le prendre de flanc puis l’attaqua avec sa
hache. Son arme tranchante s’enfonça profondément dans l’épaule osseuse de la bête, elle
sabra la chair malade et entama l’os spongieux enfoui.
La bête poussa un cri de lamentation infernal tandis que son bras tombait au sol. Les griffes
de ce bras sectionné tentèrent d’avancer à tâtons sur le sol un instant puis s’immobilisèrent. Le
membre sectionné se corroda à une vitesse infernale et à se désintégra en une bouillie
d’asticots et de fange.
Le démon se retourna brusquement, de son œil meurtri il tentait de deviner, sans rien
pouvoir distinguer, la direction de Brokrin. Il fit valser l’énorme épée et asséna un coup si
rapide que Brokrin sentit la lame le frôler tandis qu’il se laissait tomber au sol. En dépit de son
positionnement, Brokrin n’hésita pas à poursuivre l’assaut, il porta un coup de hache à la
cheville du monstre, juste au-dessus de son pied fourchu.
Un liquide putride jaillit de la jambe du démon tandis que la hache de Brokrin le pourfendait
et traversait sa chair et ses os. L’incube s’écrasa au sol en hurlant. À l’aide de son sabot restant
il donna un rapide coup de pied qui percuta le plastron de Brokrin. Le coup le projeta en
arrière et il eut le souffle totalement coupé. Devant lui, le démon aveuglé émettait des
grognements de frustration tout en tentant vainement de le repérer ; il se débattait et agitait les
jambes furieusement.
Une fois qu’il eut repris son souffle, Brokrin se tint au-dessus du démon pris de spasmes et
lui abattit sa hache dessus. Le fer s’enfonça bruyamment dans son crâne cornu et parvint enfin
à faire taire la vitalité entêtée qui animait encore le corps mutilé de la créature. Pendant un
instant, elle tenta vainement de se relever, puis elle s’effondra. Son corps se mit à se
dissoudre, et il n’en resta qu’une fange envahie d’asticots.
Brokrin se détourna du démon vaincu. À l’autre bout du couloir il aperçut Gotramm
enfoncer sa hache dans le cou d’une autre créature cornue. Les arkanautes et les crache-
tonnerre achevaient eux aussi leurs derniers ennemis tantôt à coups de crosses de carabines,
tantôt à l’aide de grands coups de haches et de stratopiques.
À proximité, Brokrin s’aperçut que Drumark et Grokmund étaient encore assaillis par une
pléthore de petits démons. Il se précipita pour donner un coup de main à ses camarades : il
empoigna un petit monstre qui s’était fermement agrippé au dos de l’étherchimiste et qui
faisait tout son possible pour perforer son armure à coups de dents. Ce petit bouffon se
contorsionnait dans sa main tandis qu’il l’enserrait et le pressait. Il s’attendait à entendre les os
craquer sous la pression, mais au lieu de cela il eut l’impression d’empoigner une boule de
terre glaise.
Drumark rugit de douleur, un des diablotins qui l’avaient attaqué était parvenu à arracher les
attaches de sa spallière à coups de griffes. Cette dernière finit par se détacher, permettant ainsi
au démon d’enfoncer ses dents pointues comme des aiguilles dans l’épaule de sa victime. Le
farfadet cisaillait de sa mâchoire afin d’arracher le morceau de chair duardin pris entre ses
crocs.
Drumark, submergé par la colère et le dégoût sentit ses forces revenir. Il empoigna le petit
démon amphibien des deux mains et, dans un jaillissement sanglant, il l’arracha de son corps.
L’espace d’un instant, il dévisagea cette abomination puis il déchira son corps incontrôlable en
deux, avant d’en jeter les morceaux le plus loin possible. Il frappa les créatures à coups de
bottes, les pulvérisa et les piétina jusqu’à qu’il ne reste plus aucun de ces petits farfadets
infernaux. Drumark était animé d’une telle fureur qu’aucun des petits démons n’en réchappa.
— Cette maudite créature crasseuse m’a mordu, dit Drumark en se retournant vers Brokrin.
Il plaqua sa main sur son épaule ensanglantée dans l’espoir de ralentir l’hémorragie. Tout
autour d’eux, le fracas des combats s’atténua. Pas un entre d’entre eux ne poussa de cri de
victoire : ni Gotramm, ni le commando corsaire. C’était un ennemi trop repoussant pour tirer
une quelconque gloire de son anéantissement. Impossible de ressentir une quelconque fierté en
écrasant une telle vermine sous sa botte. Les carcasses de leurs adversaires étaient disséminées
dans le hall, de sombres souillures qui rapidement commencèrent à se dissoudre et à se
transformer en une fange verdâtre et bilieuse.
— Appel des présents ! cria Brokrin, dont l’instinct de capitaine était revenu au galop, cela
lui démangeait de dénombrer les membres d’équipage.
Gotramm exprima sa reconnaissance de la main car il était trop épuisé pour parler, tandis
que les autres duardins répondaient chacun leur tour. À chaque présent ! crié par un membre
d’équipage, Brokrin poussait un soupir de soulagement. Personne n’avait été tué durant
l’affrontement.
— Cette saleté pestilentielle m’a mordu, répéta Drumark, qui tentait d’attirer l’attention
de Brokrin.
Brokrin s’avança vers le sergent, mais avant qu’il ne puisse l’atteindre, ce dernier s’écroula
à ses pieds.
CHAPITRE DOUZE

Drumark se débattait tant dans son sommeil qu’il finit par se réveiller en sursaut.
Décontenancé par son environnement, il était bien incapable de s’expliquer comment il s’était
retrouvé alité, la tête appuyée sur un oreiller de bois, emmitouflé dans une couverture épaisse.
Il reprit peu à peu ses esprits en contemplant les poutres de bois au plafond. Il était de retour
à bord du Dragon de Fer. Du coin de l’œil, il aperçut Lodri endormi sur une chaise, ce dernier
avait posé sa chope de rhum au sol, près de sa jambe. De la fumée s’élevait d’un petit brasero
fait de bronze, dont l’odeur entêtante d’herbes calcinées remplissait la cabine.
Il se sentit grimacer sous sa barbe.
Tu te fais vieux, espèce d’idiot, se dit-il d’un air réprobateur.
À une époque, il parvenait à enchaîner coups de hache et tirs de balayeuse contre les massifs
orruks. Maintenant, après une petite escarmouche contre de minuscules farfadets, il avait fallu
le rapatrier au navire. Il n’en fallait pas tant pour crever le cœur d’un guerrier duardin. Il avait
mal des pieds à la tête, les nerfs de ses jambes l’aiguillonnaient comme s’ils eussent été à vif.
Ses bras lui semblaient de plomb, il lui fallait faire un effort musculaire prodigieux pour
simplement se redresser sur les coudes. Il ne s’était jamais senti aussi éreinté. La ligne de
conduite de Drumark était simple : ne compter que sur soi-même. Il avait honte de se sentir si
faible maintenant. Écœuré par tant de faiblesse, il s’imposa de sortir du lit.
Il se demandait nonchalamment qui avait bien pu le ramener. Drumark espérait que ce
n’était pas Brokrin. Il se sentait suffisamment coupable d’avoir voté pour la démission du
vieux capitaine sans devoir ajouter à l’ardoise une dette de reconnaissance. Si seulement ils
avaient pu faire entendre raison à Brokrin. Maintenant, pour sûr, c’était trop tard. Les duardins
n’étaient pas du genre à prendre les mutineries à la légère. Si d’aventure Gotramm échouait à
ramener l’or et ne parvenait pas à prouver aux bailleurs, à leur grande satisfaction, que
Brokrin n’y serait pas parvenu non plus, alors les sanctions seraient très graves.
Mais cela ne risquait plus d’arriver maintenant, pensa Drumark.
Grâce à sa rhétorique rusée, Skaggi leur ferait avaler la pilule, et il était vraisemblable que
les bailleurs approuveraient la mutinerie. Ce qui était une bonne chose pour l’équipage, mais
une catastrophe pour Brokrin. Oh bien sûr, on lui donnerait sa part, mais ce serait une faible
compensation pour tout ce qu’il allait perdre. Plus jamais il ne commanderait un navire. Plus
personne ne miserait un guilder sur un capitaine dont l’équipage s’était mutiné par peur qu’il
ne fasse aucun profit. Dans tous les cas, aucun profit comparable à celui que le gisement de
Grokmund allait générer.
C’est ainsi que fonctionnait le commerce. D’un côté les gagnants, de l’autre les perdants. La
seule chose qu’espérait Drumark, c’est que la note de Brokrin ne serait pas trop salée.
Le sergent fit pivoter sa jambe par-dessus le rebord du lit. Il tendit le bras pour attraper la
chope de rhum posée près de la chaise de Lodri. Il était certain que l’aide-artificier n’en
voudrait pas à un duardin blessé de lui subtiliser un peu de liqueur pour se requinquer.
Cependant, tandis qu’il essayait de l’attraper, il ressentit une vive douleur dans l’épaule. Il
s’écroula dans son lit, puis posa la main sur sa blessure et arracha les bandages qui courraient
autour de son torse. Il glissa rapidement ses doigts entre les bandelettes et les arracha avec une
férocité animale. Il lui fallait absolument atteindre la blessure, absolument faire cesser cette
douleur, qui le lançait par saccades.
Il ne fallut pas longtemps à Drumark pour dénuder son épaule. Il pivota la tête pour tenter
d’observer la blessure, mais cette dernière était trop proche de son cou pour qu’il puisse la
voir. Il la palpa du bout des doigts et ses rebords lui parurent horribles. L’entaille était large et
profonde. Il ressentait sous ses doigts sa texture moite et humide. Il serra les dents quand du
doigt il toucha quelque chose de solide et de ferme. Il frissonna en imaginant la vision
d’horreur d’un os à vif.
C’est alors que l’os se déplaça, il bougea latéralement à son toucher. Lorsqu’il ressentit une
chose humide ramper sous son doigt, Drumark le retira aussitôt dans un geste brusque de
dégoût. Son sentiment d’horreur s’accrut encore plus lorsqu’il entendit un faible murmure près
de son oreille. Juste à côté… et légèrement plus bas.
Toute douleur s’évanouit tandis qu’il cédait à la panique. Il bondit hors du lit et parcourut la
cabine en tous sens. Il tritura son tas de vêtements, creusant toujours plus avant tandis qu’il
tâtonnait pour trouver ce qu’il cherchait. D’une de ses poches, il retira un petit miroir d’argent
qu’il avait l’habitude d’utiliser pour inspecter les canons de sa balayeuse lorsqu’il nettoyait
l’arme. Il souleva le petit miroir et l’orienta de manière à pouvoir observer son épaule.
Le chuchotement près de son oreille se fit plus bruyant, on eût dit un jacassement moqueur.
Drumark put enfin voir pour de bon ce qui se trouvait sur son épaule. Cette chose que ses
doigts avaient tâtée était une minuscule bouche, la partie plus ferme qui lui avait semblé être
un os était en fait une petite dent. Le tableau que formait ce visage souriant était complété par
un petit nez retroussé ainsi qu’une paire d’yeux vitreux. Il avait un air de famille avec ces
vermines de farfadets qui l’avait attaqué dans l’avant-poste.
Drumark porta sa main à sa bouche et la mordit afin d’étouffer tout cri. D’une main il
ramassa le reste de ses affaires. Il était accablé par la honte et par l’horreur de sa découverte.
Son écœurement était total, cependant, il redoutait par-dessus tout que les autres découvrent la
vérité. S’ils apercevaient la morsure du diablotin qui l’avait contaminé…
Tandis qu’il se dirigeait vers le hall pour s’y dissimuler, il percuta Mortrimm de plein fouet.
Le vieux navigateur fut déconcerté, à la fois surpris par l’arrivée soudaine du sergent mais
aussi par sa tenue dénudée. Il regarda Drumark sévèrement. Drumark s’imagina voir dans la
manière dont il le dévisageait une forme de suspicion. La voix qui chuchotait à son oreille
pensait de même, ses gazouillis se transformèrent en mots qui vinrent alimenter son
inquiétude.
Il est au courant, lui dit la voix, sur un ton de mise en garde. Il va tout raconter ! Tu peux
l’arrêter. Tu peux empêcher que cela arrive. Pendant qu’il dort, tu pourrais l’étrangler…
Drumark aplatit sa main libre contre son oreille, celle qui surplombait le petit visage, sans se
rendre compte que cela découvrait son épaule gauche, donnant ainsi à Mortrimm le loisir de
l’observer. Il laissa tomber précipitamment le tas de vêtements par terre et de sa main libre
recouvrit le visage.
— Est-ce que tout va bien ? demanda Mortrimm.
Il jeta un œil à épaule de Drumark puis il le regarda à nouveau dans les yeux. Tu nous as fait
faire du souci quand Brokrin t’a ramené.
Drumark cligna des yeux, incrédule. Il était inconcevable que le navigateur ne puisse pas
voir le visage mutant présent sur son épaule. Même s’il ne pouvait pas le voir, il devait
forcément l’entendre !
Il va te dénoncer ! Tout l’équipage va se liguer contre toi ! Tue-le ! Tue-le ! Tue ! Tue !
Il avait beau essayer de bloquer le chuchotement de la main, rien n’y faisait, la voix
continuait à le provoquer. C’était impossible que Mortrimm ne l’entende pas !
— Lodri nous a dit qu’il te faudrait quelques jours avant d’être à nouveau sur pied, continua
Mortrimm. C’est une bonne chose qu’il se soit trompé. La prochaine fois, peut-être que le
capitaine Brokrin engagera un vrai guérisseur avant d’entamer une traversée.
Ils ne peuvent rien pour toi… Ils te tueront si tu ne les tues pas d’abord.
Drumark tenta d’étouffer la voix mutante de la main, il ne parvenait pas à comprendre
comment Mortrimm faisait pour garder son calme.
C’est une ruse pour endormir ta méfiance, il est évident qu’il attend que tu baisses
la garde.
Drumark repoussa les chuchotements. Il était impossible qu’un duardin dissimule son
sentiment de dégoût face à cette excroissance répugnante. Mortrimm allait forcément montrer
des signes de révulsion.
Ou alors… La seule autre possibilité, c’était que le navigateur ne la voyait pas et ne
l’entendait pas.
— Tu ne te sens pas bien ? demanda Mortrimm.
Il sait tout ! Il sait tout ! Tue-le !
Drumark inclina légèrement la tête de côté.
— Je ne suis pas sûr, répondit-il.
Il venait d’avoir l’idée démoralisante d’effectuer un test afin de vérifier une étrange théorie :
Mortrimm ne pouvait pas voir la mutation. Il hésitait à le faire car il était horrifié à l’idée de se
tromper. Il prit son courage à deux mains et se résolut à enlever la main de son épaule.
— Comment… comment se porte mon épaule, ma blessure est-elle très vilaine ? lui
demanda-t-il avec difficulté.
Mortrimm se pencha pour voir ça de plus près, il examina l’épaule de Drumark, tout en
caressant sa barbe blanche. Le cri horrifié qu’il pensait que Mortrimm allait pousser ne vint
pas. Au lieu de cela, Mortrimm recula et fit un signe de la tête.
— Je dois des excuses à Lodri, dit-il. Ta blessure a bien guéri. C’est à peine si on discerne
une cicatrice.
Le calme de sa réaction est une feinte. Ne t’y laisse pas prendre ! Tue-le avant qu’il ne
soit trop tard. Tout l’équipage sera au courant de ta disgrâce. Tu ne seras plus accepté nulle
part. Tu n’auras nulle part où aller. Attrape la crosse de ton pistolet et défonce lui le crâne !
Ensuite, tu seras en sécurité !
Drumark s’éloigna rapidement de Mortrimm, il était terrifié et ulcéré par les pensées que ces
chuchotements tentaient de faire pénétrer dans sa tête.
— Merci… merci, balbutia-t-il. Je me sens beaucoup mieux.
Les yeux de Mortrimm trahirent à nouveau une certaine inquiétude.
— Es-tu bien sûr ? Tu devrais te reposer un moment.
Tue-le ! Tue-le ! Tue !
Les chuchotements se firent plus insistants, plus persuasifs. Drumark n’osa pas s’attarder.
— Non, je… je dois trouver le cap’taine. Il se précipita vers les marches qui menaient
au pont.
— Lequel ? lui cria Mortrimm. Aucun des deux n’est à bord de toutes façons. Ils aident
Grokmund à remettre en marche la machinerie. Je ne suis pas sûr qu’ils vont apprécier de te
voir sans pantalon !
La dernière remarque du navigateur fut perdue tandis que Drumark se précipitait vers le
pont. Il finit par atteindre la jetée. Il ignora les regards perplexes des duardins de garde qui le
dévisageait. À la suite de la compulsion meurtrière paniquée qu’il avait ressentie en présence
de Mortrimm, il n’osait plus parler à qui que ce soit. Il fallait qu’il s’éloigne, il fallait qu’il
comprenne ce qui lui arrivait. Comprendre comment reprendre le contrôle sur lui-même et sur
la créature.
L’obscurité. Voilà où tu te sentiras bien. Recherche l’obscurité. Laisse les ombres
t’envahir.
Les murmures continuèrent à s’infiltrer dans l’oreille de Drumark, ils retiraient un certain
amusement de son sort malheureux. Ils l’encourageaient à se tapir dans les ténèbres de
l’avant-poste. Ils exultaient dans les ombres moites, dans les imperceptibles relents de
décrépitude et de désespoir qui s’agriffaient à cette colonie abandonnée.
Contemple ce qui fut.
Tandis que les murmures s’infiltraient dans ses oreilles, Drumark commença à voir des
images se matérialiser dans son esprit. Des souvenirs qui n’étaient pas les siens. Il vit des
représentations de l’époque où la forteresse de Finnolf était à son apogée, des images d’une
communauté prospère et riche.
Tout ça s’est passé avant. Avant que j’arrive. Avant le déclin et le pourrissement de leur
prospérité. Avant que tout cela soit consumé par ce qu’ils libérèrent du tréfonds de la
montagne. Dans son esprit, Drumark s’aperçut que les images avaient changé, elles dataient
d’une autre période : elles lui montraient le déclin de la colonie tel que le démon le lui avait
décrit. Le pouvoir du démon frappait la conscience du duardin et s’insinuait dans chaque
image, se transmettant tel un corps malsain dans un corps sain, polluant et souillant tout ce
qu’il touchait.
Je me propage rapidement. Contaminant et dévorant. Fragmentant et dispersant. Un
millier de milliers d’infections, chacune dotée de son propre esprit et de sa propre identité.
Et pourtant toutes font partie de moi. Toutes des fragments d’un même miroir. Tout comme
toi qui fais maintenant partie de mon tout. Un simple fragment.
Ce qui semblait encore plus étrange à Drumark que la myriade d’afflictions qui le broyaient,
c’était la façon dont la voix murmurante avait faibli lorsqu’elle avait évoqué sa ressemblance à
un fragment. Auparavant, Drumark avait ressenti que la voix était animée d’une certaine
jovialité moqueuse, une volonté de tout tourner en dérision tout en cherchant à le manipuler. Il
comprit que jusque-là, le démon s’était contenté de le traiter comme une marionnette,
s’amusant de sa défiance. À présent, il venait de prendre conscience qu’il était devenu…
son esclave.
Si je l’avais désiré, je t’aurais fait tuer Mortrimm. Tu aurais tué quiconque se présentait
devant toi si je l’avais exigé.
Drumark en était convaincu à présent, car il ressentait en son for intérieur la force
irrésistible de ce pouvoir démoniaque. Une attitude mortellement sérieuse avait chassé toute
tentation du ridicule. Il continua de foncer à travers les halls obscurcis, il était tellement pressé
qu’il se délesta de ses armes et de ses vêtements. L’obscurité était impénétrable et pourtant
son allure restait constante. Il parvenait à courir sans s’égarer à travers les halls, s’orientant à
travers un dédale de chambres et de couloirs qu’il n’avait jamais vu auparavant avec une
familiarité qui l’horrifiait lui-même. Concurremment à la disparition de sa volonté il sentit que
le démon plantait des fragments dans son esprit, il remplaçait ses souvenirs par d’autres,
effectuant tout le nécessaire pour se faciliter la tâche et accomplir son but.
Son but. C’était cela qui avait modifié la nature de la force qui possédait Drumark. Une
chose que le démon avait perçue, un lien qu’il avait établi et qui le faisait agir dans l’urgence.
Une urgence qui n’existait pas quelques instants auparavant. Le déclencheur était un simple
mot, un mot qui lui avait été chuchoté. Fragment. Malgré tous les efforts qu’il faisait,
Drumark ne comprenait pas pourquoi ce mot était aussi crucial. Que signifiait-il ?
Le démon n’était pas d’humeur pédagogue. Drumark n’était plus sa marionnette, il était
devenu un simple réceptacle dont la fonction était d’accomplir l’objectif du démon. Ce dernier
le forçait à avancer dans l’obscurité la plus totale, l’obligeait à faire des efforts inouïs, à tel
point que sa résistance physique, même pour un duardin, atteignit ses limites. Il était à bout de
souffle, les poumons privés d’air, les jambes lourdes comme du plomb. Il sentait ses muscles
brûlants, comme recouverts par de la lave, et malgré tout ça le démon continuait à l’obliger
d’avancer.
Des bruits de voix quasiment imperceptibles brisèrent le silence implacable de ces halls
abandonnés. Drumark reconnut celles de Grokmund, d’Horgarr, de Gotramm et Brokrin.
D’autres sons étaient perceptibles, ceux produits par le grincement crépitant d’antiques pistons
et engrenages, mais aussi par le vrombissement monotone de machines non entretenues qui se
mettaient à frémir d’une vie retrouvée.
Au tout dernier moment, le démon imposa à Drumark de changer de cap afin de s’éloigner
des voix. Il l’obligea à contourner la chambre où ses camarades se trouvaient. Il la contourna
donc et prit un chemin moins direct afin de s’éloigner. Il se retrouva dans un étroit couloir,
une sorte de conduit de cheminée à en juger par la quantité de suie plâtrée sur les murs. Le
démon l’enjoignit de descendre ce passage encrassé, il poussait le duardin épuisé jusqu’aux
limites de sa vélocité.
À présent, les voix étaient toutes proches. Le vrombissement des machines faisait vibrer la
cheminée tout autour de lui. Il semblait se trouver près des autres duardins, cependant, il était
bien plus proche de tout autre chose. Quand il s’en aperçut, Drumark comprit que c’était ça
que le démon l’avait envoyé quérir. C’était une partie de ce qui avait détourné l’entité
diabolique de ses distractions démoniaques et l’avait fait se concentrer sur une antique
inimitié, une opposition séculaire.
À cet endroit se trouvait un conduit qui menait dans une vaste chambre, cette dernière était
éclairée à la lueur des lampes. À l’intérieur de cette pièce, on entendait les voix des duardins
s’élever. À l’entrée du conduit, on apercevait une forme serpentine recroquevillée, dont le
corps était surmonté d’un œil unique sans paupière. Drumark reconnut que c’était un vestige
de l’horreur tentaculaire qui avait attaqué le Dragon de Fer.
C’est plus que cela. C’est le substrat d’une puissante sorcellerie. Un pouvoir qui est notre
adversaire commun.
Les noms de Nurgle et de Tzeentch, perdus dans les sables du temps, résonnèrent comme le
tonnerre dans l’âme de Drumark tandis que le démon qui l’habitait observait avec colère
l’espion du sorcier. Le vestige tentaculaire bondit du conduit et se jeta sur Drumark. Tout
comme le démon, il avait conscience du Pouvoir rival qui tentait de lui faire barrage. Stimulé
par cette prise de conscience ses tentacules commencèrent à s’animer d’une force
extraordinaire. Telles les spires d’un ressort d’acier, elles entourèrent Drumark entièrement et
le firent tomber à la renverse.
Il ne s’agissait pas juste de faire face à l’écrasante pression que ces froids rubans d’obscurité
exerçaient sur son corps. Il ressentait aussi une douleur brûlante qui faisait agoniser son âme.
Il percevait, en son for intérieur, que le démon vitupérait contre la puissance de cette
sorcellerie adverse, il ressentait aussi qu’il faisait tout son possible pour repousser cette force
qui menaçait de le vaincre. Il perçut que s’il le laissait faire, s’il acceptait sa propre destruction
alors il serait débarrassé de la corruption qui l’habitait. Il y perdrait aussi la vie, car il était
impossible qu’il arrive à se libérer seul de la pression énorme qu’exerçaient ces tentacules.
Aide-moi, mortel ! Bats-toi pour survivre ou nous allons tous deux mourir !
Il se mit en branle, ce n’était pas la rhétorique du démon qui le motivait à ne pas céder à la
tentation de la reddition, c’était plutôt le son des voix qui montaient jusqu’à lui. Il commença
à lutter contre les tentacules. Il comprenait que ce vestige n’était qu’un symptôme, une partie
d’un tout bien plus diabolique.
C’est bien ça, un pouvoir qui détruira tous tes amis si tu ne le combats pas ! Prête-moi ta
force, mortel. Soumets-toi à moi, cesse de résister à ma présence et tous les deux nous
serons en mesure de détruire notre ennemi.
Le démon venait de lui faire l’aveu que son âme et son corps étaient souillés par la
corruption. Rien ne pourrait effacer ça.
Tu ne peux pas te libérer, mais tu peux toujours venir en aide à tes amis.
La pression de l’étreinte des tentacules s’accrût. Drumark eut l’impression que ses côtes
commençaient à céder. Elles n’allaient pas tarder à rompre et alors tout serait fini. Il ferma les
yeux et tout en se maudissant il accéda aux demandes pressantes du démon. Instantanément, il
ressentit que la présence obscène de la bête augmentait, qu’elle décuplait à l’intérieur de lui.
Tandis que son propre pouvoir décuplait, le feu ensorcelé qui tentait de le réduire à néant était
lui aussi attisé.
La force inhumaine qui traversait son corps n’était pas suffisante pour se défaire de
l’étreinte des tentacules. Drumark se sentait plus puissant qu’il ne l’avait jamais été, mais
aussi sans défense comme un nouveau-né. Il grinça des dents de frustration et postillonna de
rage. Il s’aperçut que sa salive, au contact du noir tentacule, provoquait une brûlure fumante.
Aux endroits où ses postillons tombaient, les vrilles tentaculaires commençaient à se
décomposer et en pourrissant, elles se détachaient de la masse principale.
Sa salive était semblable à de l’acide à présent, contaminée par le substrat démoniaque.
Drumark ressentit que les tentacules tressaillaient de douleur. Armé d’une nouvelle
détermination, il lui recracha dessus et la brûla encore plus profondément. L’espion hideux,
qui venait de prendre conscience du danger, resserra donc son étreinte.
Tourmenté par la douleur, Drumark se mit à crier tandis qu’il se débattait pour se libérer de
cette monstruosité. Il savait qu’en mourant, il abandonnerait ses amis à leur destin, sans même
qu’ils ne sachent à quel danger ils avaient affaire.

La raffinerie se trouvait dans un immense hall. Sur l’un des murs avait été installés
d’immenses fourneaux dont les bouches étaient fermées par d’énormes portes d’acier. Un
labyrinthe de tuyaux et de tubes reliait les fourneaux à de gigantesques bacs métalliques
boulonnés au mur opposé : c’était en fait des réservoirs titanesques qui abritaient les produits
chimiques et l’ergol qui alimentaient les brasiers alchimiques. Au plafond, telles des lianes,
pendait une jungle de chaînes qui servaient à accrocher de grands chaudrons et des marmites
de fer peu profondes. Ces chaînes étaient elles-mêmes fixées à des rails d’acier installés au
plafond. Des moules étaient éparpillés sur le sol, ils avaient été creusés dans des blocs de
granite et de basalte. Ils étaient positionnés de façon à recevoir le métal en fusion en
provenance des fourneaux. Le long d’un autre mur, on observait un ensemble de forges plus
petites qui avaient été construites pour raffiner les minéraux plus délicats. Endormis à côté de
ces dernières, on pouvait voir un soufflet éthérique ainsi que d’énormes marteaux
pneumatiques. On pouvait aussi contempler, disséminés dans la pièce, des conduits d’air et
des cheminées qui pendaient, tels des serpents suspendus à une branche, afin d’éliminer les
vapeurs et la fumée. Ils avaient été positionnés par une main experte afin de profiter des
courants d’air naturel et de l’aspiration provoquée par les fours rugissants.
Les membres d’équipage du Dragon de Fer, une dizaine de duardins, ne semblaient pas plus
gros que des insectes tandis qu’ils fourmillaient dans l’immense hall : ils essayaient
d’amadouer les mécanismes endormis afin de les sortir de leur abandon millénaire. Après
plusieurs heures de travail, leur dur labeur finit enfin par payer.
Les énormes machines se mirent à vrombir à nouveau. Brokrin avait perdu le compte du
nombre de fois où ils avaient essayé de les démarrer. Dix fois ? Vingt fois ? Il ne savait plus.
Après chaque tentative, Horgarr et Grokmund faisaient des ajustements, ils actionnaient des
interrupteurs et des manettes, ils inspectaient les engrenages et les pistons, ils tiraient sur des
chaînes afin de s’assurer qu’elles n’étaient pas coincées ou bien trop détendues. Ils avaient
appliqué des litres de lubrifiant, ils avaient démonté et remplacé de nombreux mécanismes
puis ils avaient ressoudé les liens brisés. Malgré tous ces réglages les machines refusaient
toujours de leur obéir.
Mais cette fois-là ce fut différent. Cette fois-là, le vrombissement de l’immense moteur ne
fut pas suivi du râle faiblard qui précédait son extinction. Cette fois-là, il continua son
ronronnement mécanique, son cœur métallique ne s’éteignit plus. Les duardins
s’immobilisèrent dans un silence de mort, plus aucun d’entre eux n’osait piper mot.
Le grondement de la machine se poursuivit, son cœur continua à battre plusieurs secondes
qui devinrent plusieurs minutes. Finalement, Horgarr balança son heaume dans les airs et
éclata de rire. Grokmund retomba sur son postérieur et essuya la transpiration qui perlait sur
son front, tout en poussant un soupir de soulagement. Le reste des duardins poussa des cris de
joie. L’endrin-maître et l’étherchimiste avait réussi à remettre la vieille raffinerie en état.
Tandis que les autres duardins célébraient cette victoire, Brokrin, quant à lui, semblait
extrêmement tracassé. Il lui semblait que quelque chose clochait terriblement. Les doutes qui
le rongeaient, concernant l’extraordinaire chaîne d’événements fortuits qui les avaient menés
jusque-là, grandissaient à chaque nouvelle victoire.
Il embrassa du regard l’immense raffinerie dans laquelle il se trouvait. En dépit de tous les
efforts qu’ils avaient fournis pour remettre en marche cette machinerie automatisée, Brokrin
ne pouvait s’empêcher de penser que quelque chose allait de travers. La vétusté qui affectait la
totalité de la forteresse de Finnolf semblait avoir étrangement épargné ce complexe. Les
immenses chaudrons d’acier étaient toujours suspendus à leur chaîne, fins prêts à recevoir
l’éther-or en fusion en leur sein. Les moules à lingots n’étaient pas endommagés ni fissurés,
les fourneaux avaient conservé leur intégrité, les tuyaux étaient restés intacts malgré des
siècles d’abandon. Les quelques obstacles qu’ils avaient dû affronter n’étaient pas
insurmontables, ils avaient toujours trouvé un moyen précis de les franchir. En fait, il ne
s’agissait pas de savoir si l’ensemble était réparable ou pas, mais plutôt de savoir combien de
temps cela allait leur prendre.
L’espace d’un instant, Brokrin se demanda si c’était son naturel pessimiste qui reprenait le
dessus et le rendait suspicieux. Mais cette pensée fugace se dissipa bien vite. Au fond de lui, il
savait qu’il ne se trompait pas. Pour sûr, quelque chose clochait ici, même s’il n’arrivait pas à
mettre le doigt dessus. C’était quelque chose de trop intangible, de trop évasif pour être défini
correctement, cependant c’était bien présent.
Son regard s’attarda sur les duardins enjoués. Ils étaient en train d’apprêter les chariots afin
de les faire avancer le long des rails jusqu’aux docks, impatients qu’ils étaient de charger
l’éther-or contenu dans le Dragon de Fer pour le ramener à la raffinerie. Il aperçut Skaggi qui
s’affairait à graver ses tablettes de cuivre : il calculait et recalculait le rendement prévisible
pour chaque quote-part du trésor. Le logisticateur était certainement le duardin le moins enclin
à tendre une oreille favorable à Brokrin. Il regarda donc par-delà ce dernier et aperçut
Gotramm esseulé près des chaudrons. Son attitude était excessivement moins radieuse que
celle de Skaggi.
Brokrin traversa la pièce pour rejoindre Gotramm.
— Eh bien, on tient le bon bout à présent, dit-il.
— Cela en a tout l’air, répondit Gotramm en acquiesçant lentement de la tête.
Tandis qu’il se retournait vers Brokrin, ce dernier s’aperçut que la housse de son étui de
revolver était défaite et que l’arme était positionnée pour être rapidement empoignée.
— Tu as peur d’une nouvelle mutinerie ? demanda Brokrin. Si cet éther-or rapporte ne
serait-ce que la moitié de ce qu’a calculé Skaggi, tu ne devras rendre de compte à personne.
Gotramm embrassa du regard la totalité de la raffinerie, puis il scruta les recoins obscurs
entourant les machines.
— Ce n’est pas ça, lui dit-il. C’est cet endroit. Ces… créatures… c’était des démons. Des
apparitions du Chaos lui-même.
— C’est vrai, dit Brokrin. Je pense en effet moi aussi que c’était des démons. Il est certain
que cela n’avait rien de naturel.
— Il est possible que ce soit des vestiges de la force qui a détruit la forteresse de Finnolf
jadis. C’est peut-être le sort qu’ont subi tous ceux qui vivaient ici, dit Gotramm en hochant
lentement la tête.
— Il s’est effectivement passé quelque chose ici, acquiesça Brokrin en observant le corsaire
d’un air inquisiteur. Tu te dis sans doute que si cela s’est passé ici, alors cela pourrait se passer
n’importe où.
— On m’a toujours dit que le plus grand danger que représentaient les démons, ce n’était
pas leur capacité à détruire mais plutôt leur inclination à corrompre, affirma Gotramm. Ils
corrompent les gens et les choses, après quoi, ils sont tout aussi souillés qu’eux.
Brokrin ne sut plus quoi penser lorsqu’il se rendit compte de ce qui taraudait Gotramm. Il
ressentait de l’admiration pour cet arkanaute devenu capitaine à sa place. En ce lieu précis,
malgré le fait qu’il avait une fortune à portée de main, Gotramm ne pensait pas à sa future
prospérité. Au lieu de cela, il pensait à un membre de son équipage qui avait été blessé au
combat et dont la gravité des blessures demeurait inconnue.
Il ressentait aussi de l’appréhension parce que Gotramm n’était pas simplement préoccupé
par les blessures de Drumark, mais plutôt par la nature de la créature qui les lui avait infligées.
— Que comptes-tu faire ? demanda Brokrin. L’abandonner ici ? L’obliger à rester ici et à
pourrir seul, abandonné dans les ténèbres ?
Des éclairs haineux jaillirent des yeux de Gotramm.
— Pour rien au monde je ne… l’abandonnerais. Sa main se porta vers son pistolet. Ma foi,
que puis-je faire d’autre que ça ? Le ramener à Barak-Zilfin alors qu’il est peut-être infecté ?
Prendre le risque de propager la maladie ? Transformer notre stratoport en forteresse de
Finnolf ?
— Et que fais-tu de cela ? lui demanda Brokrin tout en pointant le doigt vers la raffinerie,
vers les membres d’équipage qui poussaient les chariots le long du grand couloir. Quelle que
soit le type de contamination démoniaque que tu crains, elle pourrait tout aussi bien être
véhiculée par les objets que par les gens. Fais transporter l’éther-or jusqu’ici et il pourrait tout
aussi bien être contaminé par le même mal que tu perçois chez Drumark.
— Impossible de faire marche arrière maintenant, dit Gotramm en secouant la tête.
L’équipage me jetterait par-dessus bord et se choisirait un nouveau capitaine. Un capitaine
encore pire peut-être, dit-il en jetant un coup d’œil vers Skaggi afin que Brokrin comprenne le
sous-entendu. C’est le seul moyen qu’il nous reste de tirer encore profit de cette expédition.
Nous devons ramener l’éther-or.
— Espérons que nous ne ramènerons que l’éther-or et pas autre chose, lui dit Brokrin afin
d’instiller le doute dans son esprit. Si tu es suffisamment confiant pour ramener l’éther-or,
alors ne dois-tu pas accorder la même confiance à Drumark ?
— Je ne sais pas, dit-il tout en détournant les yeux. Je ne sais pas s’il existe une bonne
solution. Je sais que c’est moi le capitaine et que je dois prendre la bonne décision cependant
je ne sais pas si je vais y arriver.
— Je sais moi aussi, en tant que capitaine, que personne d’autre ne peut prendre la décision
pour toi, lui dit Brokrin. Quelle que soit ta décision, tu devras l’assumer. Souviens-t-en.
Brokrin laissa Gotramm hiérarchiser ses priorités. Si Gotramm se décidait à abandonner
Drumark, il ne savait pas comment lui, Brokrin, réagirait à cette décision. Il savait qu’il ne
laisserait pas Gotramm l’abattre, cependant, il ne savait pas jusqu’où il irait pour l’empêcher
de le faire, c’était une pensée qu’il préférait ignorer.

Brokrin sortit de la raffinerie tandis qu’un chariot en provenance du navire y entrait. Voir la
transformation de l’éther-or en minerai en fusion ne l’intéressait pas. Comme l’avait souligné
Gotramm, le destin, et tous les événements qui y étaient associés, était en marche. Impossible
d’arrêter cette marche maintenant à moins d’envisager de reprendre le contrôle du navire les
armes aux poings.
Brokrin se remit en chemin le long du grand hall obscur tout en suivant les rails qui le
ramèneraient jusqu’au navire. Les lanternes accrochées aux chariots qui repartaient au
chargement lui servaient de guide. Il était encore à proximité de la raffinerie lorsqu’un bruit
attira son attention. Pistolet à salve en main, il scruta les portes et fenêtres pour voir s’il y
décelait la même lueur d’un vert maladif que celle qui avait annoncé la première attaque
démoniaque.
Sa vigilance s’atténua lorsqu’il réalisa que cette lueur n’avait pas reparu. Pourtant, il
entendit à nouveau le même son, mais cette fois plus distinctement. Il discerna qu’il s’agissait
d’une voix qui l’appelait par son nom. Une voix faible, on eût dit que c’était la voix de
quelqu’un qui avait le souffle coupé.
Tout en gardant son pistolet en main, Brokrin se précipita vers cette voix. Il descendit
toujours plus profondément dans l’obscurité, éclairé seulement par la lumière que lui procurait
la lampe à amadou accrochée à sa ceinture. Quand il se rendit compte que cette voix émanait
d’une salle étroite coincée entre deux bâtiments, il hésita. Brokrin fit un pas en arrière, prêt à
retourner vers le couloir central pour appeler à l’aide. Il se figea lorsqu’il entendit la voix
l’appeler à nouveau. Il connaissait cette voix, il savait à qui elle appartenait. La discussion
qu’il venait d’avoir avec Gotramm lui revint à l’esprit.
Non, pas question d’aller chercher de l’aide. En tout cas pas jusqu’à qu’il ait découvert
pourquoi et comment Drumark était parvenu à quitter le navire, mais aussi dans quel état le
sergent se trouvait.
— Je suis là, chuchota Brokrin afin que les duardins qui poussaient les chariots ne
l’entendent pas.
— Moi aussi, cap’taine, répondit Drumark. On entendit aussitôt le bruit de ses pas titubants
dans le noir.
Brokrin ne savait pas à quoi s’attendre, en tout cas certainement pas à l’image que Drumark
lui renvoya lorsqu’il sortit de l’obscurité en traînant les pieds. Le sergent était pâle comme un
linge, comme si on l’avait vidé de son sang, son corps affichait de nombreuses blessures et
quantité de bleus. De plus, étant à moitié nu, on pouvait voir qu’il souffrait de nombreuses
coupures et d’entailles ; son corps en était littéralement criblé. De plus il ne s’agissait pas de
n’importe quelles coupures, elles semblaient respecter une certaine symétrie qui donna la chair
de poule à Brokrin.
Le corps du duardin était emmailloté de rubans qui semblaient être faits de cuir. Il fallut
quelques instants à Brokrin pour se rendre compte que c’était en fait les tentacules de quelque
créature. Quelle que fût cette chose, elle était maintenant morte. Certains tentacules étaient
réduits à l’état de simples rubans de chair calcinée. Ils ne s’étaient pas détachés car le pouvoir
qui les avait animés gardait encore une once de vitalité. Les rubans noirâtres s’étaient emmêlés
les uns aux autres et formaient un enchevêtrement qui ne s’était pas défait, en dépit des
nombreuses brûlures qui les avaient à moitié calcinés.
Brokrin rangea son pistolet et empoigna sa hache. Il se précipita vers Drumark et aida le
sergent à s’allonger doucement au sol. Ensuite, il trancha précautionneusement les tentacules
restants à l’aide de la lame de sa hache, afin de libérer Drumark de cette chose qui
l’avait attaqué.
— Pas de questions, cap’taine ? grogna-t-il, essoufflé, tandis que Brokrin sectionnait un
anneau tentaculaire.
— Tu n’es guère en état d’y répondre, répondit Brokrin, tandis qu’il se concentrait sur son
triste labeur.
— Et bien, tu te trompes, dit-il en riant avec lassitude. C’est précisément maintenant,
pendant que je suis dans cet état, que je peux y répondre.
Il ferma les yeux et un sourire étrange anima son visage.
— Une partie de mon être est fatiguée. Éreintée. Endormie. Lorsqu’elle se réveillera, je ne
serai plus vraiment moi-même. Tu aurais mieux fait de me laisser mourir. Cela aurait été
mieux ainsi.
Il rouvrit les yeux et regarda intensément Brokrin.
— Arrête de dire des bêtises, l’interrompit sèchement Brokrin. Je t’ai déjà vu dans un pire
état et tu t’en es sorti.
Drumark laissa échapper un rire amer et sans joie. Tandis que Brokrin continuait à taillader
les tentacules, le sergent parvint à poser la main sur son épaule. Il tapota l’endroit où l’avait
mordu le démon.
— Parfaitement guéri, pas vrai, cap’taine ?
Brokrin interrompit son labeur. Il regarda l’épaule de Drumark et fronça les sourcils de
désarroi. Il n’y décelait plus aucune marque. Son regard glissa vers l’autre épaule car il pensa
que c’était peut-être celle-là où se trouvait la morsure.
— Pas besoin de me le dire, lui dit Drumark. Je sais déjà que toi, tu ne remarques rien de
particulier. Mortrimm n’y a vu que du feu lui aussi. Mais moi je la vois. Il y a un petit visage à
cet endroit, le portrait tout craché du démon qui m’a mordu. Non seulement je le vois, mais je
l’entends aussi. À nouveau, il rit d’un air las. Pas présentement. Pour le moment, elle est
calme. Cela l’a exténué d’exterminer cette chose.
Il mit un coup de pied à l’un des tentacules qu’avaient sectionnés Brokrin.
— C’était… c’était quoi ? demanda Brokrin, en lui montrant les tentacules d’un mouvement
de la tête et tout en évitant de parler de l’autre horreur qu’avait mentionnée Drumark.
— C’est un morceau du monstre qui a abattu les frégates, affirma Drumark. Il était caché sur
le navire et nous suivait partout. Il nous nous espionnait pour le compte de quelqu’un d’autre.
Sa voix devint fébrile quand il se rendit compte que le capitaine ne le croyait pas.
— C’est la vérité, cap’taine. Je sais que parmi toutes les choses que le démon m’a dites,
celle-ci est vraie. Ces démons forment des tribus et certaines sont les ennemies des autres.
— Ta blessure te fait halluciner, lui dit Brokrin en secouant la tête.
Il refusa de croire ce qu’il venait d’entendre. S’il admettait que ce fût possible alors il serait
forcé de reconnaître que Drumark avait été contaminé, forcé de reconnaître que la solution de
Gotramm…
— Tu es juste malade. Il faut que je te ramène au navire. Il faut que tu te reposes.
— Je ne peux pas me reposer, insista Drumark. Actuellement, c’est la chose qui se repose.
Elle a dépensé une bonne partie de son énergie pour tuer la créature tentaculaire. Peut-être
même qu’elle s’en est allée, je n’ai pas de moyen de le savoir. Mais avant qu’elle disparaisse
elle m’a forcé à graver ces choses sur ma peau.
Il pointa un doigt ensanglanté en direction des coupures que Brokrin avait remarquées. Au
travers des croûtes et du sang coagulé, on pouvait distinguer de vagues symboles. Ce n’était
pas des runes duardines ni aucun des caractères utilisés par les humains et dont Brokrin était
familier. En dépit de tout ça, on y discernait une forme de régularité qui indiquait qu’il ne
s’agissait pas de simples entailles.
— Je ne comprends pas leur signification, affirma Drumark, mais tandis que je les gravais
sur ma peau j’ai compris qu’elles étaient importantes. J’ai ressenti que c’était la chose la plus
importante de ma vie.
Il attrapa le bras de Brokrin et l’attira vers lui.
— Ces tribus de démons, répéta Drumark, celles-là mêmes qui ont détruit la forteresse de
Finnolf, elles ont des ennemis, mais pour autant, ces derniers ne sont pas nos alliés. Ces
ennemis sont liés à notre traversée, sinon, pourquoi auraient-ils envoyaient cet espion pour
nous surveiller ? Lorsque je l’ai trouvée, cette chose était tapie dans une des cheminées qui
surplombent la raffinerie que Grokmund utilise.
— Te rends-tu compte de ce qu’implique ce que tu viens de m’expliquer ? lui demanda
Brokrin, ébranlé parce qu’il venait d’entendre.
— Tout ceci va bien au-delà du raffinage de l’éther-or, dit Drumark. Il se trame quelque
chose. Quoi que ce soit, il faut y mettre un terme. Il faut y mettre un terme avant qu’il ne soit
trop tard.
Drumark se laissa retomber sur le sol. Il ne regardait plus Brokrin, il se concentrait sur les
symboles qu’il avait cisaillés sur sa peau. Brokrin baissa la tête et regarda Drumark, il regarda
le fatras de tentacules éparpillés sur le sol. De son propre aveu, Drumark était infecté par un
démon. Tout ce qu’il affirmait était donc suspect. Conjointement, sa dernière affirmation
semblait plus convaincante que tout ce qu’il avait pu dire auparavant. Il fallait mettre un terme
à tout ça en empêchant son ex-équipage de raffiner l’éther-or de Grokmund.
Avant qu’il ne soit trop tard.
CHAPITRE TREIZE

De sombres nuages se mirent à envahir les cieux surplombant la forteresse de Finnolf. Des
cumulonimbus titanesques avaient franchi la jungle et ils enserraient maintenant le pic
suspendu. Le jour se changea peu à peu en un glauque crépuscule qui enveloppa l’avant-poste
d’un voile mortuaire noir comme de la suie.
Khoram tapota son tretchlet pour le rassurer. Le parasite démoniaque paraissait mal à l’aise,
il semblait affecté par l’atmosphère ténébreuse qui couvait au sommet du pic flottant. On y
décelait un relent d’espérance, voire d’impatience.
— Bientôt, promit le sorcier à l’homoncule. Nous allons très bientôt reprendre notre
destinée en main.
Tamuzz et ses adeptes, cachés au plus profond du voile de nuages noirs, descendirent en
piqué sur l’ancienne colonie duardine. Des démons, semblables à des raies manta, avaient
devancé la dizaine de fidèles mortels, ils fonçaient le long du sommet recouvert de neige. Leur
corps, aplatis comme ceux des vers douves, se faufilaient dans les courants d’air en
tressaillant, ils ne s’en dégageaient que pour s’élever un peu lorsqu’ils devaient contourner les
rochers escarpés, ou bien pour prendre encore plus d’altitude et franchir les créneaux déserts
d’une tour solitaire. Leur arrivée, qui était d’habitude rythmée par des gémissements
semblables à une mélopée funèbre, était plus discrète aujourd’hui : à peine un terne
bourdonnement. Le temps viendrait où ils pourraient exulter bruyamment en poussant leurs
cris stridents et assourdissants, le temps où ils susciteraient une terreur sans nom dans l’âme
de leurs proies. À présent, Tamuzz le Maître du destin leur avait assigné un autre rôle. Les
démons tournoyaient tout autour du sommet, ils cherchaient une porte d’entrée, un chemin qui
mènerait leur secte en plein cœur de l’avant-poste, sans se faire remarquer par les duardins.
Perché sur le dos de sa monture démoniaque, Khoram observait Tamuzz qui donnait des
ordres aux adeptes tandis qu’ils émergeaient de la masse de nuages noirs. Il avait deviné
l’intention du seigneur de guerre. Le Maître du destin était l’un des plus proches favoris de
Tzeentch : sa rapide ascension s’accompagnait maintenant d’une peur panique du déclin. Plus
son prestige grandissait, plus Tamuzz s’imaginait voir, à la moindre entrave, l’intervention
néfaste de ses rivaux et de ses ennemis.
Tamuzz percevait tout un éventail de menaces parmi la foule des serviteurs de l’Architecte
du Changement, au rang desquels on trouvait les maîtres d’autres cultes, bon nombre de
créatures engendrées par des démons ambitieux ainsi que d’autres adversaires dotés comme
lui du don de sorcellerie. Son maître lui destinait des récompenses trop superbes pour que
ceux qui jalousaient sa position de favori puissent les ignorer.
Khoram avait anticipé les dangers qui les attendaient. L’Orbe de Zobras lui avait dévoilé de
nombreuses choses au travers de ses multiples facettes. Son tretchlet l’avait guidé vers les
événements qui semblaient être les meilleurs augures, cependant, le sorcier demeurait
perturbé. Lorsqu’il avait consulté l’Orbe pour la dernière fois, cela s’était fait de manière
expéditive et sa divination était demeurée moins protéiforme. La destruction inattendue de son
espion l’avait déstabilisé, presque paniqué.
Le reste de son plan se déroulait comme convenu, selon les directives de l’intrigue complexe
qu’il avait manigancée. Cette déconvenue était donc une ombre au tableau, elle avait ébranlé
sa confiance en lui. Il se demandait maintenant si Tamuzz n’avait pas eu raison, au moins
partiellement. Il se demandait si, à tout hasard, il n’existait pas d’autres individus qui
s’acharnaient contre le Maître en utilisant des moyens aussi subtils que ceux que lui, Khoram,
avait mis en branle pour le servir.
Tandis que Khoram ordonnait à son disque de suivre Tamuzz, le tretchlet se mit à frissonner
à cause de l’air glacé des hautes altitudes. Le seigneur de guerre menait sa suite d’adeptes vers
une grande cheminée construite sur l’un des côtés du sommet. Les démons éclaireurs s’étaient
posés sur les gigantesques barres d’acier qui scellaient l’entrée de cette colossale cheminée qui
affleurait de la pente enneigée. Un treillis métallique bloquait cette gueule béante,
suffisamment grande pour y laisser passer deux chariots côte à côte. Cependant, les tiges
métalliques qui formaient ce treillis étaient si rapprochées les unes des autres, que même un
grot n’aurait pas réussi à s’y glisser. Les démons s’agrippèrent aux tiges grâce à leurs corps
aplatis, puis de leur gueule garnie de crocs, ils commencèrent à attaquer l’acier.
De son doigt tentaculaire, Khoram battait un rythme : celui que faisaient les démons en
rongeant l’acier, il leur procurait une énergie occulte et accélérait la destruction des barres
métalliques. Il avait intérêt à ce qu’ils terminent cette tâche au plus vite afin de diminuer la
possibilité que Khoram remette en cause sa stratégie.
Les barres finirent par rompre et les démons s’infiltrèrent en voletant par la sombre
cheminée. Pendant ce temps Khoram enjoignit son disque volant de rejoindre Tamuzz. Le
seigneur de guerre leva la main en guise de salutation, tandis qu’il approchait. Le sorcier ne
put s’empêcher de remarquer que de l’autre main, il empoignait la fusée de son fauchard.
Tamuzz, grâce à diverses marques et bénédictions, bénéficiait d’une gloire supérieure aux
autres adeptes de Tzeentch, cela le rendait insensible à la magie et le dotait de qualités
surhumaines. Même la plus puissante des armes que possédait Khoram n’aurait aucun effet si
tout cela se finissait par un combat entre eux deux. Le Maléfils ne pouvait se targuer d’une
résistance similaire s’il devait les affronter, lui et son fauchard ensorcelé.
— Mes éclaireurs nous ont ouvert la voie vers l’intérieur, puissant Tamuzz, annonça
fièrement Khoram.
On aperçut les yeux profondément enfouis dans le heaume de Tamuzz étinceler de mépris.
— Je n’ai ni besoin de toi, ni de ton orbe pour m’annoncer une chose que je vois déjà moi-
même, dit-il sèchement. Tu es là pour m’aiguiller parmi les choses qui restent invisibles à mes
yeux. Les sombres prémonitions de ce qu’il adviendra ainsi que les visions de ce qui ne doit
pas être. Il lui montra l’entrée obscurcie à l’aide de son fauchard. Ton plan prévoit que nous
descendions dans la montagne afin de forcer les duardins à obéir. Puisque tu as trouvé
opportun de faire barrage à ma propre stratégie, j’espère que ton plan va se dérouler sous les
meilleurs auspices. Si ce n’est pas le cas, tu vas comprendre ce que cela signifie de me
contredire, magicien. Ses yeux n’étaient plus méprisants, ils étaient devenus suspicieux et
féroces. Comment se fait-il que maintenant, tu abandonnes tes manigances et que tu affirmes
qu’il faut agir plus fermement ? Est-ce que ta ruse a atteint sa limite ? Ou bien est-ce parce que
tu en récoltes maintenant le fruit amer ?
Khoram embrassa les alentours du regard. Les tzaangors le dévisageaient tout en faisant
claquer leur langue contre le côté de leurs becs, leurs yeux semblaient animés par une voracité
de charognards. Les adeptes humains portaient des masques, mais malgré leurs visages
dissimulés, eux aussi semblaient être dans l’expectative. Étaient-ils en train d’anticiper le
triomphe qui les attendait ou bien étaient-ils excités par la perspective d’une satisfaction plus
immédiate ?
— Je n’ai eu aucun présage, ni décelé aucun augure qui m’inciterait à conspirer contre toi,
dit Khoram à Tamuzz. Particulièrement pas maintenant, alors que notre plan va bientôt
se réaliser.
Le seigneur de guerre porta la main à son cou, sur le côté, et tapota sur son gorgerin.
— Je ne suis pas doté d’un parasite comme toi qui me prévient lorsqu’on me ment, dit-il. Je
ne peux compter que sur ma propre jugeote.
— Dans ce cas, fie-toi à ceci, lui répondit Khoram. Ta récompense pour avoir servi le
Maître te rendra cent fois plus puissant. La punition si nous échouons te rendra mille fois plus
faible.
Il posa sa main saine sur le tretchlet et tapota sa tête emplumée. Il laissa son regard dériver
vers les autres membres de Le culte afin de s’assurer qu’ils comprennent que l’avertissement
était aussi valable pour eux.
— Tu pourrais bien finir aussi diminué que lui, un homoncule asservi aux ordres de ceux
qui ont encore la faveur du Tout-Puissant Tzeentch. Nous sommes liés l’un à l’autre pour
accomplir cette grande tâche, Tamuzz. Il n’existe pas d’autres pouvoirs ou d’autres
principautés qui pourraient me détourner de mon devoir envers le Maître. Tu recherches la
gloire en le servant, alors que pour moi, la plus grande gloire, c’est d’être son serviteur.
Tamuzz aiguillonna sa monture afin qu’elle s’approche de Khoram, il voulait ainsi que le
sorcier se souvienne des talismans tatoués sur son cuir, ces enchantements qui indiquaient que
c’était un présent que lui avait accordé leur dieu. Elle ne réagirait pas aux sorts lancés par le
Maléfils, ni ne s’évanouirait dans le Royaume du Chaos, même si Khoram l’exigeait.
— Qu’adviendra-t-il si mes adeptes ne plongent pas au cœur de la montagne ?
Qu’adviendra-t-il si je leur ordonne plutôt de s’attaquer au stratonavire ? Je suis toujours en
mesure de m’approprier le navire pour ensuite imposer aux duardins qui sont dans la
montagne de m’obéir.
Khoram acquiesça.
— C’est l’un des scénarios que l’orbe m’a montrés, admit-il tout en lui montrant la sphère
tournoyante. J’y ai aussi vu le risque que nous ferait courir une telle tactique. C’est moins
risqué de les attaquer dans la montagne. Dans l’éventualité où il tenterait de s’enfuir, j’ai fait
le nécessaire pour que le navire ne puisse en réchapper. Tu n’as aucune inquiétude à avoir.
L’incantation nécessaire pour faire s’abattre la destruction sur le navire est une des plus
brèves.
Il prononça cette dernière phrase sur un ton légèrement menaçant. Il leva la tête et regarda le
ciel obscurci.
Cette menace n’était pas destinée à Tamuzz, mais à ses adeptes. Eux aussi regardèrent le
ciel. Homme ou bête, il savait ce qui était tapi là-haut, invisible et indétectable. Ils savaient
aussi que Khoram pouvait le lâcher sur eux aussi promptement que sur les duardins.
— Je souhaitais te l’entendre dire avec certitude, dit Tamuzz au sorcier.
Le tretchlet gazouilla à l’oreille de Khoram afin de l’informer que le seigneur de guerre
mentait. Tamuzz exploita cet instant d’inattention. Il fit pivoter sa monture afin de s’approcher
du sorcier et tendit la main au travers du bouclier occulte et des enchantements protecteurs qui
encerclaient Khoram.
Il agrippa le cou du sorcier dans une poigne d’acier et attira l’enchanteur vers lui afin de le
regarder droit dans les yeux.
— Tu as peur, dit-il. Et c’est une bonne chose, car en me craignant tu conserves ton utilité.
Rappelle-toi de ce moment, Khoram. Rappelle-toi que si tu me lances un défi, tes sorts ne te
protégeront pas. Ton pouvoir magique provient la même source la marque qui m’en protège.
Le seigneur de guerre relâcha Khoram et le poussa en arrière. S’il n’avait été retenu par les
fibres de son disque volant, le sorcier aurait chuté le long de la pente et aurait été précipité
dans la jungle qui s’étalait au-dessous. Khoram porta ses mains à sa gorge endolorie et frotta
sa chair douloureuse. Il était à deux doigts d’exprimer son indignation mais il décida
rapidement de la réprimer. Tamuzz essayait de l’aiguillonner afin qu’il adopte une attitude peu
judicieuse, une attitude qui justifierait son élimination. Khoram refusa de lui faciliter ainsi
la tâche.
— Ma vie est dédiée à te servir, grand Tamuzz, déclara Khoram tout en s’agenouillant en
marque de respect devant le seigneur de guerre.
Lequel leva son fauchard et le brandit afin d’inciter ses adeptes à se mettre en branle.
— Souviens-toi de cela aussi, lui dit-il. Le dernier obstacle à notre grandiose plan se trouve
dans la montagne. Nous allons nous en débarrasser maintenant.
Il lança un coup d’œil torve à Khoram, avant de se tourner vers ses adeptes.
— Gardez-en quelques-uns en vie, leur ordonna-t-il en pointant vivement son fauchard vers
la cheminée, en signe intemporel du lancement de la charge.
La troupe de guerriers chargea donc, chaque cavalier éperonnant sa monture démoniaque
pour qu’elle s’enfonce dans les ténèbres. Les hommes bêtes cornus et les adeptes masqués
foncèrent vers l’obscurité, pendant quelques secondes on aperçut la lueur projetée par leurs
sortilèges avant que l’ombre ne les engloutisse. Tamuzz s’attarda quelques instants, il
patientait en attendant que Khoram le précède dans le conduit.
Khoram ne ressentait pas de rancune particulière à l’égard du seigneur de guerre. En de
telles circonstances, il était normal qu’il ne souhaite pas être suivi par le sorcier. Son seul
regret était de ne pas avoir trouvé une raison valable pour que lui-même ne soit pas talonné de
si près par le Maître du destin.

Quand les duardins avaient allumé les fourneaux, un rugissement infernal avait envahi la
raffinerie. A présent, Gotramm ressentait chaque vibration qui traversait les murs. On eût dit
que grâce à eux, la forteresse de Finnolf revenait à la vie et que ce qu’ils ressentaient en fait,
c’était les palpitations de ce cœur qu’ils venaient de ranimer.
Gotramm grimaça à l’idée d’une telle comparaison. Il retira sa main du mur de pierre
brûlant et reprit conscience du monde réel qui l’entourait. À l’exception des machines que
Grokmund et Horgarr avait suffisamment bichonnées pour les rendre à nouveau utiles,
l’avant-poste demeurait une ruine abandonnée. La poussière recouvrait tout, le sceau du temps
et de la vétusté était partout visible. Même l’imagination la plus fertile n’aurait pas eu assez de
talent pour refaire vivre cette colonie. Pour cela, il aurait fallu ressusciter les duardins qui avait
disparu jadis.
Des pensées bien morbides à un moment où il aurait dû ressentir de la jubilation. Sans doute
le poids des responsabilités, décida Gotramm, dont l’attention se focalisait sur les plus
lugubres perspectives. C’était ça ou bien le fait d’avoir était promu capitaine du Dragon de
Fer et donc d’avoir hérité par procuration du Fléau de Ghazul qui le rendait triste
et pessimiste.
Sa capacité de jugement était cependant toujours aussi saine. À l’inverse de Brokrin, il
n’avait pas l’intention d’interrompre la marche forcée des événements. Comment tout cela se
conclurait-t-il, si d’un coup il remettait en cause le processus de transmutation de l’éther-or ?
Certainement pas en bien. Tout ce qui arriverait c’est qu’il abandonnerait son autorité. Une
solution certes tentante, mais Gotramm n’en voulait point. Peut-être parce qu’il était trop
orgueilleux ou trop têtu, allez savoir.
Peut-être était-ce encore autre chose ? Gotramm n’avait jamais exprimé de désir ardent pour
la fortune que leur rapporterait l’éther-or, mais peut-être cela cachait-il autre chose. Certes, la
fortune était une chose appréciable, mais le bénéfice qu’il comptait en retirer sur le long terme
était d’une autre nature : la reconnaissance, voilà ce qu’il désirait. Les bailleurs de l’expédition
le couvriraient de gloire, il serait acclamé par les guildes en tant qu’officier, un officier qui
avait eu la trempe nécessaire pour ramener cette aubaine jusqu’à Barak-Zilfin. On le
rétribuerait grassement, sans doute lui confierait-on un navire bien à lui. Et dès qu’il monterait
à bord de ce dernier, son futur serait assuré. On ne le considérerait plus simplement comme le
capitaine d’une compagnie d’arkanautes, mais comme un héros du port. Et qui plus est, un
héros pour Helga.
Alors, il n’aurait plus de raison d’attendre. Gotramm pourrait l’épouser et fonder une famille
afin de transmettre son héritage. Adieu les doutes, adieu incertitude. Plus jamais il ne
connaîtrait d’inquiétudes ou de peurs. Tout ce qu’il restait à faire c’était de…
Gotramm retira rapidement sa main du mur devenu soudainement bouillant, alors qu’il le
croyait simplement très chaud. Il était prêt à jurer qu’un instant auparavant, il ne le touchait
même pas. Ses pensées s’étaient égarées, sa main avait sans doute fait de même. Ou bien,
était-ce l’inverse ? La cause avait-elle précédé l’effet ?
Gotramm frissonna tandis que son esprit se focalisait sur cette horrible vibration car elle
était bigrement semblable à celle d’un véritable cœur. Puis il pensa à Drumark et à son
inquiétude concernant l’état de santé du sergent. Il pensa aussi à Brokrin et l’anxiété que
suscitait l’éther-or chez lui. Toutes ces coïncidences qui s’étaient accumulées, qui les avaient
menés jusqu’ici afin de transformer le gisement de Grokmund en…
Fortune. Ils transformaient l’éther-or en fortune. Il suffisait à Gotramm d’observer ses
camarades pour se rendre compte de la vérité de cette affirmation. Pourquoi remettre cela en
cause ? Quel était donc l’intérêt de cette peur primaire ? S’il continuait ainsi, il finirait par
avoir peur de son ombre.
On dénombrait une dizaine de duardins dans la raffinerie : Thurik et quelques-uns des
crache-tonnerre de Drumark auxquels s’additionnaient quelques-uns des arkanautes de
Gotramm. Nombre d’entre eux étaient ceux-là mêmes qui avaient commencé l’exploration des
ruines. Horgarr et Grokmund s’occupaient bien sûr du processus de transmutation, on eût dit
deux mères inquiètes qui surveillaient avec attention chaque étape de la gestation de leur
couvée d’éther-or. D’ailleurs, ils venaient d’entamer la dernière étape et portaient donc des
lunettes spéciales dont les lentilles avaient été noircies. Armés de ces dernières, ils regardaient
fixement la gueule enflammée des fourneaux et contemplaient le spectacle du gaz qui se
condensait jusqu’à devenir un liquide en fusion.
Skaggi se tenait près de Grokmund et faisait les cent pas tout en marmonnant sous sa barbe.
Le logisticateur était dans tous ses états, en effet, il n’avait pas réussi à s’approprier une paire
de lunettes de protection afin de voir ses rêves cupides se solidifier et devenir tangibles.
La première perturbation fut entraperçue par Grokmund. Voilà quelques minutes qu’il fixait
intensément le fourneau quand soudain, il s’en détourna brusquement. Il enleva ses lunettes et
se frotta les yeux quelques instants. Skaggi l’aperçut, et lui fit un grand sourire tout en tendant
le bras pour le soulager de ses lunettes. L’étherchimiste ne s’en rendit même pas compte, à
vrai dire, il ne prit même pas la peine de le regarder. Réalisant qu’aucun débris ne s’était
déposé sur les lunettes, Grokmund les remit sur son nez et recommença à observer les
flammes aveuglantes.
Quelques secondes passèrent, et à nouveau il se détourna du fourneau. Il tapota sur l’épaule
d’Horgarr, l’endrin-maître du Dragon de Fer, afin d’attirer son attention. Pressentant que
quelque chose ne tournait pas rond, Gotramm se dépêcha de les rejoindre.
— As-tu remarqué quelque chose de bizarre dans le chaudron ? demanda Grokmund qui
s’était retourné vers Horgarr.
Horgarr releva les lunettes sur son front et regarda Grokmund d’un air décontenancé.
— Eh bien, c’est difficile à dire, dit-il je n’ai pas autant d’expérience que toi concernant la
fusion de l’éther-or. Est-ce que quelque chose m’a échappé ?
— Tu n’as pas remarqué une espèce de décoloration ? lui dit Grokmund, qui tentait d’être
plus explicite. Une tâche plus sombre qui tourbillonnait dans le chaudron ?
Gotramm eut soudainement les nerfs à vif. L’avertissement que lui avait prodigué Brokrin
lui revint soudain à l’esprit.
— Qu’est-ce que tu as vu ? demanda-t-il à Grokmund.
Lorsque ce dernier montra des signes d’hésitation, Gotramm reformula sa question.
— Qu’est-ce que tu penses avoir vu ?
Grokmund jeta à nouveau un œil vers le fourneau.
— Il m’a semblé que… il s’interrompit et haussa les épaules. J’ai dû m’imaginer des choses.
Impossible que quoi que ce soit puisse se mouvoir là-dedans. Rien ne peut nager dans de
l’éther-or en fusion.
Skaggi agita le doigt devant Grokmund d’un air moqueur.
— Ça m’a tout l’air du type d’hallucinations que Drumark se met à voir après avoir
ingurgité son cinquième tonnelet, plaisanta-t-il. Voilà ce qui se passe quand on ne partage pas.
— Peut-être que cela ne nageait pas, dit Grokmund en se ravisant. Cela s’est mis à onduler,
comme les ondes que l’on voit quand une pierre tombe dans une mare.
Skaggi se mit à nouveau à rire, quant à Gotramm, son ton sérieux trahit qu’il ne prenait pas
tout cela à la légère.
— Tu as vu quoi dans l’ondulation ?
À nouveau, Grokmund haussa les épaules.
— Je ne suis pas sûr. Ça ressemblait un peu à une espèce d’oiseau.
L’obscure mise en garde de Brokrin se remit à résonner dans l’oreille de Gotramm. Dans les
tréfonds de son âme, quelque chose de plus primaire que la raison tentait de le mettre en
garde. Gotramm regarda l’étherchimiste puis l’endrin-maître.
— Sortez-moi le chaudron de là, leur hurla-t-il.
— Non, c’est impossible ! protesta Skaggi. Tout le gaz qui ne s’est pas encore liquéfié va
s’évaporer ! Qui peut dire quelle quantité nous allons en gaspiller !
Il agrippa hystériquement Gotramm par le bras.
Gotramm repoussa son étreinte et l’ignora royalement. Il venait de s’apercevoir que les
autres duardins s’étaient approchés. Il n’était pas certain de savoir combien d’entre avaient
entendu la supplication de Skaggi, c’est pourquoi il décida de lui couper l’herbe sous le pied
avant qu’il ne renouvelle ses supplications plus ouvertement.
— Les gars, écoutez-moi, il est possible que quelque chose ne tourne pas rond dans le
fourneau, dit-il. Si c’est le cas, il nous faut le vérifier tout de suite. Nous allons gaspiller une
petite quantité d’éther-or gazeux, mais si nous agissons prestement, peut-être parviendrons-
nous à sauver le reste.
Il leur montra Skaggi du doigt.
— Ou alors nous pouvons attendre de voir comment les choses évoluent comme le suggère
Skaggi et prendre le risque de perdre la totalité de notre éther-or. Il nous reste encore de
l’éther-or brut sur le navire que nous pouvons encore transmuter, il faut donc s’assurer que
tout fonctionne normalement.
Formulé en ces termes, l’ordre donné par Gotramm fut accepté par tous. L’équipage avait
suffisamment cru en lui pour l’élire capitaine, et avait encore confiance en son jugement.
Skaggi le maudit discrètement sous sa barbe et s’éloigna, il se sentait incapable de voir ne
serait-ce qu’une minuscule quantité d’éther-or partir en fumée. On entendit les entrailles du
fourneau produire un grognement d’outre-tombe lorsqu’ils en sortirent le chaudron aux
contours encore rougis par la chaleur intense des flammes. Les lourdes chaînes qui soutenaient
l’immense chaudron grincèrent et gémirent sous son poids.
Grokmund et Horgarr utilisèrent une paire de perches en bronze afin d’atténuer le
mouvement de roulis qui l’agitait et pour guider l’immense récipient jusqu’à une dalle de
granit de belles dimensions. On entendit le chaudron tonner tandis qu’on le déposait dans la
déclivité concave, creusée à même le granit, destinée à l’accueillir.
Un frisson parcourut Gotramm tandis que l’écho de ce coup de tonnerre grondait à travers la
raffinerie. Il s’aperçut que les autres ressentaient la même chose à l’expression grave de leurs
visages. L’inquiétude qu’ils avaient ressentie quelques instants auparavant, la peur de perdre
une miette d’éther-or, était maintenant supplantée par un sentiment plus primitif, une peur
indicible sans objet bien défini, mais qui pour autant ne pouvait être réfutée.
Le halo de lumière qui entourait le chaudron diminua petit à petit tandis que le fer évacuait
la chaleur du fourneau. Cependant, l’éther-or contenu dans ce dernier continuait à émettre une
lumière brillante. C’était une luminosité vaguement brumeuse, semblable à celle des mirages
qui scintillent au loin dans le désert. Gotramm repensa aux dires de Grokmund concernant
l’ondulation qu’il avait aperçue. Un besoin irrépressible de regarder à l’intérieur du chaudron,
de fixer directement son contenu, envahit le corsaire. Thurik, devinant ce qui traversait la tête
du capitaine essaya de le retenir, mais en vain.
La chaleur qu’exsudait le chaudron était intense à l’extrême. Gotramm transpirait
abondamment. Déterminé, il réprima ce sentiment d’inconfort et grimpa sur le petit surplomb
au-dessus de la dalle de granit. De là il put regarder directement cette mare d’éther-or
en fusion.
Ce n’était pas la première fois qu’il en voyait, pourtant le spectacle qu’il contemplait
maintenant surpassait tout ce qu’il avait pu observer auparavant. Ce minerai possédait une
couleur plus riche et plus profonde. Vue du dessus, la lueur qui en émanait donnait
l’impression de contempler un soleil pris au piège, vibrant de mille feux. Il n’avait jamais rien
vu d’aussi ardemment précieux. Il se sentait hypnotisé par cette quintessence de cupidité, cette
promesse de fortune incommensurable. Il fut pris d’une compulsion insensée : elle l’incitait à
sauter dans cette mare en fusion et se dissoudre dans sa richesse pour l’éternité.
— Cap’taine, qu’est-ce que tu vois ? lui demanda Thurik d’une voix excitée et inquiète à
la fois.
Gotramm ne savait pas avec certitude laquelle de ces deux caractéristiques l’avait soustrait
au délire qui s’était emparé de lui. Cela lui suffisait amplement de constater que
l’enchantement suicidaire avait été rompu.
La fascination provoquée par l’éther-or disparut. Elle fut remplacée par un sentiment
d’horreur grandissant. L’or avait toujours l’air aussi précieux et coûteux qu’auparavant,
cependant Gotramm le voyait à présent d’un autre œil. Si le chaudron contenait bien de
l’éther-or, il ne contenait, semble-t-il, pas que ça. On distinguait bien une forme là-dedans, un
semblant de reflet quasiment invisible, prisonnier sous la surface. Sous cette dernière, il
pouvait discerner un long bec courbe et des yeux à multiples facettes qui ressemblaient à ceux
d’un insecte. Gotramm s’imagina voir des ailes dont les immenses rémiges possédaient, à
leurs extrémités, des motifs semblables à des yeux. Imaginait-il cette immense serre qui
essayait de l’atteindre et qui sembla frustrée de ne pas pouvoir franchir le miroir séparant
l’image de la substance ?
Gotramm redescendit hâtivement du surplomb où il se trouvait. Une part de lui-même, ou
était-ce réellement une part de lui-même, se mit à réprimander son imagination trop fertile. Il
avait laissé les cauchemars de Brokrin empoisonner son esprit. Voilà qu’à présent, il se mettait
à divaguer, à s’induire lui-même en erreur en tentant de se convaincre que l’éther-or de
Grokmund était impur et maléfique.
Cette voix provenant du tréfonds de son âme, Gotramm décida de la refouler. Même si cette
vision n’était qu’une hallucination, comme cette petite voix semblait le suggérait, sa raison
quant à elle ne parvenait pas à refouler l’intense sentiment de révulsion qui les prenait aux
tripes, lui et ses camarades. Les visages des membres d’équipage exprimaient un sentiment
ambivalent : l’envie urgente et irrépressible de savoir ce qu’il avait observé ainsi qu’une
supplication muette de ne pas leur révéler ce secret.
Avant même qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit, un cri résonna depuis l’entrée de la
raffinerie. C’était Skaggi qui hurlait. Le logisticateur se précipitait vers eux en criant à
nouveau pour les mettre en garde.
— Pillards ! cria Skaggi. Des pillards dans le hall ! Des pillards qui viennent dérober notre
bel or précieux !

La forteresse de Finnolf était un immense labyrinthe de galeries et de couloirs, de chambres


gargantuesques et de halls gigantesques. On y dénombrait des milliers de kilomètres de
tunnels, des milliers de pièces, des dizaines de niveaux et de passages souterrains. A l’époque
où elle était encore habitée, ceux qui connaissaient chaque recoin de la colonie se comptaient
sur les doigts de la main.
Un étranger qui aurait pénétré dans l’avant-poste pour la première fois se serait senti
complètement perdu. Sans un itinéraire précis à suivre, sans une compréhension avancée de
l’architecture duardine, les envahisseurs auraient normalement dû avoir un mal extrême à s’y
retrouver dans ce dédale de couloirs.
Khoram n’eut pas ce problème. Non seulement maitrisait-il la totalité des forces occultes de
l’art de la sorcellerie, mais il bénéficiait aussi des observations effectuées par son espion qui
avait cartographié la forteresse. Il savait ce que les duardins étaient venus chercher ici, il
pouvait les retrouver assez vite. Par-dessus tout, il tirait parti de la présence de son Maître qui
l’habitait et l’aidait à s’orienter.
Sans jamais se tromper, le sorcier avait guidé Tamuzz et ses adeptes le long des galeries
supérieures, puis autour des grands halls et le long des carrefours silencieux. Khoram
contrôlait les démons éclaireurs par la pensée, il guidait les hurleurs tandis qu’ils se ruaient au
travers de la colonie abandonnée. La nuée démoniaque précédait les adeptes de Tzeentch et
ces derniers était talonnés de près par Tamuzz et Khoram.
Le culte s’orientait maintenant grâce à une pulsation, cette dernière résonnait au travers des
murs même de la citadelle. Il n’était plus nécessaire de donner d’indications aux démons. Ils
fonçaient droit devant eux sans besoin d’une quelconque intervention humaine, ils étaient
attirés comme des copeaux d’acier par de la magnétite grâce à la présence de leur Maître. Les
disques que chevauchaient les adeptes étaient eux-aussi animés par la même hâte de se
retrouver près de leur Maître. Khoram était ravi de constater que la monture de Tamuzz elle
aussi était mue par une volonté supérieure à la sienne, une volonté supérieure même à celle du
seigneur de guerre.
La troupe de guerriers du Chaos continuait de filer vers la source des vibrations. Ils
détectèrent l’odeur et la chaleur émises par la raffinerie bien avant que les hurleurs entrent
dans son périmètre. Un duardin qui se trouvait là, sans doute une sentinelle, se mit à crier tout
en fonçant vers la raffinerie pour alerter ses compagnons. Les hurleurs se seraient bien jetés
sur lui, cependant Khoram usa de sa magie pour les retenir. Le culte aurait besoin de prendre
quelques duardins en otage, tout d’abord pour négocier avec ceux qui étaient restés sur le
navire, ensuite pour empêcher toute tentative désespérée.
En entendant les appels de leur sentinelle, les duardins qui étaient dans la raffinerie se
positionnèrent, prêts à se défendre. Plusieurs d’entre eux se postèrent à l’entrée et pointèrent
leurs armes vers les pillards. On entendit plusieurs coups retentir. Plusieurs adeptes touchés se
mirent à crier de douleur, quelques tzaangors se mirent à bêler misérablement en tombant de
leurs montures. Khoram entendit Tamuzz qui maudissaient hargneusement tout en éperonnant
sa monture afin qu’elle fonce vers l’ennemi.
— Rappelle-toi, dit Khoram à Tamuzz pour le mettre en garde, nous avons besoin de
prisonniers. Le rite exige l’utilisation de sang mortel afin de s’assurer que le Maître réussisse
son passage du monde spirituel au monde physique.
— Je connais ma mission, grogna Tamuzz, en guise de réponse. Prie donc Tzeentch afin que
ta magie soit aussi fertile en résultats que ta langue l’est en promesses.
Tamuzz, une fois qu’il eut proféré cette menace, s’en alla sur son disque en accélérant afin
de rattraper ses adeptes pour les mener au combat. La soudaine accélération du disque attira
l’attention des duardins qui se mirent à faire feu dans sa direction, mais au lieu de viser
Tamuzz, ils tirèrent sur Khoram.
Précipitamment, Khoram ordonna à un des hurleurs de plonger au-devant des balles. Le
démon encaissa les coups qui auraient certainement atteint leur cible. Instantanément, il
s’écrasa sur le plancher de la raffinerie, puis il s’affala de tout son long sur le sol tandis que de
la lymphe giclait de son corps mutilé. Il continua de s’agiter puis disparut progressivement,
son esprit rappelé loin des Royaumes Mortels.
Khoram se rendit compte que tout autour de lui, les adeptes éprouvaient de grandes
difficultés. Ils ne parvenaient pas à prendre le dessus sur les duardins afin de pénétrer dans la
raffinerie. Une cabale d’acolytes masqués se mit à cribler les duardins barbus à l’aide de leur
feu magique et parvint à les faire reculer jusque dans la raffinerie. Dès que les coups de feu
s’interrompirent, les adeptes en profitèrent pour franchir l’entrée.
Les duardins s’abritaient derrière les grandes statues et les immenses colonnes disséminées
dans la raffinerie. Certains d’entre eux s’abritaient derrière des rangées de tuyaux et de
machines, on les voyait parfois émerger de derrière un gigantesque piston ou d’un énorme
engrenage afin de tirer quelques coups de feu en direction des adeptes. Quelques tzaangors
furent abattus par les tirs saccadés, mais trop peu pour changer la donne. On dénombrait à
peine une douzaine de duardins dans la raffinerie. Ils devaient affronter quasiment une
centaine de mortels et de démons ligués sous la bannière de Tzeentch.
Les adeptes redoublèrent leur offensive. À l’aide d’éclairs magiques et de flèches à pointe
de cristal, ils réussirent à amorcer la mise en déroute des duardins. Tandis que les Kharadrons
regagnaient l’arrière de la raffinerie, les adeptes les prirent en chasse. Khoram aperçut Tamuzz
qui empalait un des Kharadrons à l’aide de son fauchard, les adeptes quant à eux tentaient
plutôt d’endiguer la contre-offensive des duardins. Un des acolytes fut fauché par un coup de
hache, il tenait encore le manche de l’arme lorsqu’il s’effondra. Avant que le duardin ait eu le
temps de libérer son arme de son étreinte, un homme-bête doté d’une tête de bouc lui fonça
dessus et lui donna un coup de pied dans la tête à l’aide de son sabot fendu. Un autre duardin,
qui s’était lui aussi replié, eut à peine le temps de vider le chargeur de son arme sur un
tzaangor au bec d’oiseau lorsqu’un autre adepte, humain cette fois, lui sauta dessus du haut de
son disque volant, et effectua un large placage afin de s’écraser de tout son long sur l’artilleur.
Dans toute la raffinerie, les duardins perdaient du terrain. Ils étaient submergés et dépassés
par l’agilité supérieure de leurs ennemis volants, de plus, l’influence maléfique du Maître lui-
même jouait contre eux. Alors que la présence de ce dernier donnait du courage et de la force
aux adeptes, elle avait l’effet exactement inverse sur les Kharadrons. Leur esprit était comme
embrumé, leurs réactions semblaient ralenties. Ils ne parvenaient pas à se coordonner afin de
faire front ensemble. Alors que les adeptes les attaquaient à deux ou à trois, chaque duardin
devait combattre seul.
Khoram aperçut l’unique survivant du Brise-Orage, ce duardin qu’il avait déjà aperçu dans
l’Orbe de Zobras. Khoram avait pris toutes les peines du monde pour que tout l’équipage
périsse sauf celui-ci, celui-ci devait survivre pour remplir le rôle qui lui était assigné, tel que
cela avait été révélé lors de la divination. Le duel qui les avait vu s’affronter l’un et l’autre à
bord du Brise-Orage s’était déroulé comme prévu, Khoram avait précipité le duardin dans la
cale du navire, le seul endroit où ils seraient à l’abri de l’attaque du dragon, afin que ses
sauveteurs le découvrent plus tard.
Le survivant avait rempli son rôle. Cela ne fit ni chaud ni froid à Khoram lorsqu’il l’aperçut
s’écrouler sous le poids d’un hurleur. Un duardin plus jeune se précipita pour l’aider, il abattit
le démon grâce à un tir de son arme et à l’aide de plusieurs coups de sa hache bien aiguisée.
Le démon se redressa, il essaya de mordre son assaillant de rapides coups de ses dents
aiguisées. Le guerrier barbu, d’un énième coup de hache, réussit à lui entrouvrir la mâchoire
pour y loger la lame, puis enfonça son pistolet dans sa gorge et tira. Le coup transperça la tête
du hurleur, il s’affaissa sur le sol et se mit à s’agiter misérablement tandis que sa substance
corporelle s’évaporait. Le duardin aida à son camarade titubant à se relever afin de s’éloigner
du démon qui disparaissait, puis tous deux reculèrent vers le chaudron.
Khoram s’éloigna de ce spectacle de démons évanescents et de duardins sanguinolents. Il
ressentit un frisson dans tout le corps, un frisson de terreur qui le combla d’excitation. Le
tretchlet se mit à miauler et à se frotter contre sa gorge. Il se blottit et ferma les yeux car son
corps emplumé était pris lui aussi d’une forme d’extase. Khoram tourna les yeux vers le
chaudron et la mare de métal luisant qui y était contenue. Il se délectait de la présence qu’il
avait sentie grandir dans ce cœur en fusion, il était pris par un ravissement apeuré qui le faisait
trembler des pieds à la tête.
Le Maître, celui-là même qui avait été banni des Royaumes Mortels, mis en échec par le
maudit champion de Sigmar qui l’avait chassé à l’aide de son marteau, était enfin de retour !

Skaggi se sentit envahi par un sentiment d’horreur croissant tandis qu’il observait les adeptes
du Chaos s’égrener dans toute la raffinerie. Il semblait bien s’agir des mêmes pillards que
ceux qui avait submergé le Dragon de Fer, les mêmes ennemis dont Grokmund avait dit qu’ils
avaient mené le Brise-Orage et son équipage à sa perte. Ils étaient donc de retour, afin
d’assaillir les duardins dans un endroit où il ne pouvait faire usage des canons de leur cuirassé,
dans un endroit où ils ne bénéficiaient pas de la protection de sa coque blindée.
Skaggi se tapit derrière une énorme bouilloire de fer lorsque deux hommes bêtes à tête de
bouc jaillirent et le dépassèrent. Ces brutes se mirent à détacher des flèches en direction des
crache-tonnerre dans le but de les déloger, ces derniers s’étaient en effet repliés derrière les
piédestaux des statues pour tirer sur les adeptes. Leurs flèches étaient dotées d’une extrémité
recouverte d’une substance explosive, au moment de l’impact elles dégageaient un flash
enflammé enveloppé de fumée. Les duardins commencèrent à ployer sous cet assaut continu,
ils finirent par céder du terrain et se mirent à se replier plus profondément dans la raffinerie.
Un arkanaute se mit à courir en direction de l’entrée principale, espérant rejoindre le couloir
principal, il s’imaginait passer inaperçu tandis que ses camarades couraient dans la direction
opposée. Skaggi observa cette ruse avec un vif intérêt. Si l’arkanaute atteignait son objectif,
alors Skaggi tenterait sa chance en effectuant la même manœuvre rusée.
Mais l’arkanaute ne l’atteignit point. Tandis qu’il se précipitait vers l’entrée, un humain de
grande stature revêtu d’une armure lourde lui fondit dessus. Toujours perché sur son disque
volant, cet homme pourfendit l’air d’un grand coup de fauchard enflammé. Le coup atterrit sur
la nuque du duardin, il incisa la chair et l’armure et les trancha net. La tête atterrit en roulant
sur le sol tandis que le corps continuait de tituber quelques instants avant de s’écrouler.
Cela suffit à convaincre Skaggi. Il avait été témoin de plusieurs captures, certains membres
de l’équipage avaient été faits prisonniers par les adeptes. Quelle qu’en soit la raison, leur
ennemi avait l’intention de garder quelques-uns d’entre eux en vie. Il savait que cela
n’augurait rien de bon, mais la décapitation de l’arkanaute finit de le convaincre qu’il n’avait
de toute façon rien à perdre. S’il se rendait, peut-être parviendrait-il à conclure un marché
avec ces pillards, qu’il réussirait à faire bon usage de leur cupidité.
Skaggi observa les alentours, il essayait de déterminer qui était le leader des pillards. Son
regard fut arrêté par un homme grotesque dont le cou difforme portait une créature emplumée.
Cette silhouette sinistre dégageait une aura d’autorité, notamment parce qu’il se contentait de
laisser les autres pillards combattre. Ce fut le désespoir plus que le courage qui poussa Skaggi
à quitter son abri derrière l’énorme bouilloire et à se mettre à courir vers le mutant.
— Je me soumets ! Je me soumets ! se mit à dire Skaggi, en pleurnichant presque, tandis
qu’il s’approchait du mutant. Il était en train de répéter cette supplication lorsque plusieurs
adeptes masqués firent pivoter leur monture démoniaque et se dirigèrent vers lui.
Le mutant leva la main, celle dont les doigts étaient semblables à de gros asticots, il fit signe
aux adeptes de s’éloigner. Ses yeux avaient une lueur froide tandis qu’ils
dévisageaient Skaggi.
— Tes pitoyables supplications m’empêchent de contempler le Maître, dit-il tout en
montrant le chaudron d’éther-or du doigt.
— Je me rends ! cria-t-il, tout en se laissant tomber sur les genoux.
Le sorcier contempla plus longuement Skaggi. On l’entendit exhaler un rire sifflant.
— Je te reconnais maintenant. Tu t’appelles Skaggi. Mon espion t’a souvent observé. Je te
suis éternellement reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour moi. Tout ceci est ton œuvre.
Il tendit le bras et lui montra la bataille qui faisait rage dans la raffinerie. Skaggi reprit
soudain espoir tandis qu’il écoutait le sorcier. Il se mit à le regarder d’un air sournois. Si le
sorcier lui était reconnaissant, alors peut-être parviendrait-il à le convaincre de le laisser s’en
aller. Il se sentit vaguement coupable, même un petit peu honteux, à l’idée qu’il avait peut-être
mené ses camarades à leur perte. Cependant, cette prise de conscience ne fut pas suffisante
pour éradiquer son instinct de survie. Quel que soit le degré de honte qu’il ressentait, Skaggi
voulait vivre. S’il survivait, alors il pourrait s’embarquer pour d’autres équipées commerciales
et amasser suffisamment d’argent pour racheter son honneur.
— C’est toi le conspirateur, le comploteur, le manipulateur, affirma Khoram tout en se
mettant à nouveau à rire. Ta cupidité m’a été fort utile pour mener à bien mon projet. Cela ne
m’étonne pas que tu te croies malin. Suffisamment calculateur pour espérer marchander ta vie
avec moi.
Skaggi hocha la tête vigoureusement pour marquer son accord de manière emphatique.
— Si vous m’épargnez, je vous promets de vous rapporter gros. Il pointa le doigt vers le
chaudron. Notre navire contient encore plus d’éther-or. Je connais aussi l’emplacement du
gisement d’où il vient ! Je suis le seul à pouvoir vous amener là-bas, ajouta-t-il en
mentant éhontément.
Il réprima l’amer sentiment de honte qui l’étouffait.
— J’ai besoin d’otages, dit Khoram tout en pointant sa main tentaculaire en direction des
duardins qui avaient été maîtrisés. Des prisonniers qui contraindront le reste de l’équipage à
exécuter mes ordres. Je ne pense pas qu’un seul de tes compatriotes ne lèvera un doigt pour te
sauver.
— Il jeta un regard noir à Skaggi qui devint un sourire cruel. Cependant, même un individu
de ton espèce pourrait s’avérer utile au Roi Prismatique.
Skaggi fit un pas en arrière, horrifié par le ton qui s’était insinué dans la voix de Khoram.
— Je ferai tout ce que vous voulez, grommela-t-il. Il essayait tant bien que mal d’apaiser
le sorcier.
— Oui, bien sûr, tout ! lui dit Khoram. C’est comme si ton esprit infidèle et ton génie de la
manipulation faisaient déjà partie de la partition écrite et jouée par le Seigneur Tzeentch ! Ton
âme est noire, noircie par tes propres actions et par les intrigues que tu fomentes. Il n’existe
pas de meilleure offrande que toi pour mon dieu. Il m’aurait sans doute fallu une dizaine de tes
camarades pour offrir un sacrifice convenable à Tzeentch. Indiscutablement, ta personne sera
sans aucun doute parfaite pour la bonne marche du rituel.
Il agita la main et ses tentacules se resserrèrent jusqu’à former un poing. Skaggi ne prit la
mesure de son erreur que trop tardivement. Son visage n’arborait plus cet air futé, à présent il
exprimait l’horreur. Il se déforma un peu plus encore lorsque Khoram se mit à le viser à l’aide
de son bâton. La partie haute de sa tunique se mit à se consumer tandis que le sorcier gravait
des lettres de feu sur sa peau, la même marque que portait Khoram. La marque du
Roi Prismatique.

Voyant que la terreur du duardin ne cessait de croître, Khoram le regarda avec encore plus de
haine. Cette terreur grandissante était une bonne chose. Le Dieux Sombres se montraient
d’autant plus reconnaissants que leurs offrandes tressaillaient de peur. Il pointa la main
vers Skaggi.
— Cours, lui proposa-t-il. Cours, si tu penses pouvoir t’échapper.
Le duardin se retourna pour s’enfuir, il se précipita au travers de la raffinerie. Le repli qu’il
effectuait était passé inaperçu de l’ensemble des adeptes, à l’exception d’un seul. Celui dont le
destin choisi était de faire l’offrande au Roi Prismatique. Tamuzz se précipita vers Skaggi, la
tête enflammée de son fauchard transperça le torse du logisticateur en s’enfonçant dans la
marque que Khoram y avait tracée. Cette dernière et la lame du fauchard s’alignèrent de
manière symétrique : une intersection occulte au pouvoir infini. Khoram aurait pu choisir
n’importe quel duardin pour l’offrir en sacrifice, cependant, les manières sournoises de Skaggi
seyaient bien aux tromperies caractéristiques du Roi Prismatique. Les mensonges et les
illusions, les complots et les conspirations, tous faisaient partie de l’arsenal du
Grand Métamorphe.
La lueur qui émanait du grand chaudron se mit à s’intensifier. En dépit de la chaleur du
haut-fourneau, un froid glacial balaya la raffinerie et provoqua la formation de cristaux de
glace sur les murs. Une magie surpuissante, incommensurable, commençait à se déployer.
Khoram, grâce à sa maîtrise des arts occultes, aida à guider et à concentrer le flux d’énergie
afin qu’il se déverse dans le réceptacle qu’il avait choisi il y a fort longtemps. Les hurleurs et
les disques volants se volatilisèrent tandis que les forces qui les maintenaient en vie dans le
royaume de Chamon étaient aspirées et redirigées vers l’éther-or en ébullition.
— Vivant et triomphant quand tous le croyaient éteint ! exulta Khoram. Voici venu le Roi
Prismatique !
La masse courroucée du hurleur démoniaque avait renversé Grokmund et l’écrasait de tout
son poids. Les ailes du monstre le flagellaient, le rouaient de coups tandis qu’il tentait de
s’extraire de dessous la créature. Il cracha du sang après avoir heurté le sol de la tête. Il sentit
dans sa barbe quelques-unes de ses dents qui s’étaient brisées. S’il recevait encore un coup
d’aile, alors son nez serait réduit en bouillie pour de bon.
Tout d’un coup Grokmund sentit que le poids du démon disparaissait. Il l’entendit gémir de
douleur tandis qu’il se cabrait. De l’ichor gicla de sa chair déchirée, le fluide brûlant retomba
sur les blessures du duardin ce qui le fit tressaillir de douleur. Au fur et à mesure que le
hurleur encaissait les coups portés par une lame acérée, ses cris augmentaient au point de
devenir assourdissants. Un coup de feu retentit et les hurlements cessèrent, la bête se tût, il
masse tomba sur le côté, puis il s’affaissa sur le sol en tressaillant en tous sens.
Le tueur de la bête la poussa loin de Grokmund. Il se baissa et lui empoigna le bras puis se
mit à le tirer. C’était Gotramm, son sauveteur. Son visage était méconnaissable à cause du
sang et des lambeaux de chair qui le recouvraient. Grokmund ressentit un autre type de
douleur : la souffrance de se sentir coupable. Il avait eu suffisamment de temps pour bien
observer la bataille et savait que bien d’autres duardins avaient besoin d’être secourus. Et
pourtant, Gotramm avait choisi de l’aider lui : l’étranger venu d’un autre stratoport.
— Repliez-vous ! cria Gotramm. Repliez-vous vers le haut-fourneau !
Grokmund parvint à pivoter la tête afin d’observer l’endroit où il leur ordonnait de se
replier. Les portes du haut-fourneau étaient grandes ouvertes. Sa gueule béante vomissait de
grandes flammes. Horgarr se tenait près des manomètres, il ajustait les manettes qui
contrôlaient l’alimentation en carburant de la machinerie. L’endrin-maître se servait du haut-
fourneau afin de projeter un mur de flammes, ces dernières lui permettaient de protéger l’un
de leurs flancs. Grâce au mur auquel ils tournaient le dos, cela ne laissait aux duardins
retranchés qu’un seul front à défendre contre les assauts ennemis. Bien sûr, cela ne leur laissait
pas grand espoir mais au moins ils pourraient ainsi mourir en combattant.
Quelques-uns des duardins parvinrent à se dégager de leurs assaillants afin d’exécuter la
manœuvre de repli exigée par leur capitaine. Tandis qu’ils se repliaient, les hommes-bêtes et
les humains les poursuivirent avec une détermination féroce. La troupe d’hommes-bêtes à tête
d’oiseau descendit en piqué vers les Kharadrons. Les disques volants ouvrirent leur gueules et
ils se mirent à saliver tandis qu’ils tentaient de les mordre. Les adeptes masqués lancèrent des
boules d’énergie scintillantes vers leurs adversaires, ils réussirent à en abattre quelques-uns et
à embraser l’armure de quelques autres.
Thurik trotta jusqu’à eux et empoigna l’autre bras de Grokmund. Avec l’aide de Thurik, ils
parvinrent à ramener Grokmund jusqu’à la place forte qu’ils s’étaient choisie. Ils savourèrent
un moment particulièrement morbide : un des hommes-bêtes essaya de les intercepter mais,
ayant mal estimé sa trajectoire, il dépassa sa cible et traversa le mur de flammes recrachées par
le haut-fourneau. Le démon discoïde en ressortit intact tandis que le cavalier qui le
chevauchait s’embrasait comme une torche, sa fourrure et ses plumes se mirent à crépiter
tandis qu’elles se détachaient de sa chair roussie.
Les cris de l’homme-bête furent rapidement éclipsés par le râle d’agonie d’un duardin.
Grokmund parvint à se redresser suffisamment pour apercevoir le seigneur de guerre vêtu
d’une lourde armure, celui là-même qui avait attaqué le Brise-Orage : il maintenait Skaggi
empalé sur son fauchard. Le logisticateur avait le torse transpercé, il était maintenu dans les
airs à la manière d’une marionnette. Tandis qu’il rendait son dernier souffle, l’atmosphère de
la raffinerie se mit brusquement à changer : l’apocalypse imminente semblait
soudain palpable.
Le regard de Grokmund, ainsi que celui de la totalité des personnes présentes dans ce hall
caverneux, fut attiré vers le chaudron d’éther-or. Les humains, les hommes-bêtes et les
duardins observaient, émerveillés et choqués à la fois, la lueur qui s’intensifiait. Les adeptes se
retrouvèrent prostrés car leurs montures démoniaques s’évanouissaient sous leurs pieds. Les
hurleurs disparurent en un clin d’œil, leurs essences infernales aspirées vers le pouvoir qui se
concentrait devant eux.
L’ombre que Grokmund avait entraperçue dans le haut-fourneau, ce reflet ressemblant à un
grand oiseau de proie, était sans commune mesure avec cette chose suintante qui venait
d’émerger du chaudron.
Cette chose que Grokmund avait vue, cette image qu’avait aperçue Gotramm en se tenant
au-dessus du chaudron était plus terrifiante qu’un cauchemar sans nom. Elle était gigantesque,
elle faisait facilement dix fois la taille d’un duardin. Son corps décharné semblait affamé et
pourtant, ses membres flétris semblaient dotés d’une force tangible. Ses mains et ses pieds
étaient couronnés d’immenses serres, les doigts et les orteils qui les enchâssaient étaient
recouverts d’une peau écailleuse. Le reste de son corps était couvert de plumes : des ailes
emplumées, semblables à celles d’un condor, jaillissaient de son dos. L’extrémité de chaque
plume était recouverte de symboles luisants, en forme d’œil. La tête de la chose était en
équilibre à l’extrémité de son cou de charognard, lequel semblait trop filiforme pour pouvoir
la soutenir. Sa tête évoquait celle d’un aigle au bec crochu et acéré. Les yeux exorbités de son
visage aviaire avaient plusieurs facettes, à la manière d’une mite ou d’une araignée.
Ce que Grokmund trouvait encore plus horrible que la forme que revêtait la créature, encore
plus terrifiant que l’aura maléfique qui l’entourait, c’était la substance même dont son corps
était constitué. Elle n’était pas faite de chair et d’os, pas même de l’occulte simulacre de chair
que les démons arboraient lorsqu’ils pénétraient insidieusement dans les Royaumes Mortels.
Ce monstre possédait un corps entièrement constitué d’or. De sa tête, recouverte de plumes,
jusqu’à l’extrémité de ses serres, le démon était entièrement en or. Ses griffes et ses plumes,
ses bras et ses ailes, l’ensemble possédait une terne couleur dorée. Sans oublier ses yeux
constitués de facettes grotesques, même ces derniers étaient dorés.
Cette ombre, ce reflet que Grokmund avait aperçu dans l’éther-or en fusion : il s’était
trompé sur son compte. Il avait cru y voir un défaut du minerai, quelque parasite surnaturel qui
se serait greffé au gisement. À présent, il contemplait la monstrueuse vérité. Cette chose
n’était pas seulement présente à l’intérieur de l’éther-or, elle était littéralement constituée
d’éther-or de la même manière que chaque poil de barbe de Grokmund faisait partie de
son être.
Il entendit le sorcier crier de triomphe. Grokmund ne parvint pas à reconnaître le langage du
terrible mutant mais il en perçut tout de suite le ton. Tout ceci avait été planifié. Le sorcier et
le seigneur de guerre en armure, étaient les mêmes que ceux qui avaient détruit le Brise-
Orage. Il n’y avait pas eu d’autres survivants que lui, lui qui avait été autorisé à survivre afin
que le Dragon de Fer puisse le retrouver. Grâce à cette survie miraculeuse, il avait été en
mesure de les guider jusqu’au gisement, suffisamment aux abois pour pousser au raffinage de
fortune. C’était lui, la marionnette des forces du Chaos, qui avait été l’instrument rendant
possible cette apparition profane qui se trouvait devant eux, baignant dans sa gloire dorée.
Le rêve de Grokmund, construire un héritage qu’il aurait pu transmettre, s’assurer que son
nom resterait dans la postérité, s’effondrait maintenant qu’il contemplait son terrible legs : ce
terrifiant démon baigné d’or. Il s’était imaginé que sa découverte serait une aubaine et une
bénédiction pour les Kharadrons. En fin de compte, elle s’était révélée être une monstrueuse
promesse de destruction.
Grokmund, aveuglé par son ambition démesurée, avait à son insu permis au Roi Prismatique
de réclamer sur son trône.
CHAPITRE QUATORZE

Brokrin et Drumark progressaient le long du passage voûté et enténébré de l’avant-poste.


Drumark avait parlé à Brokrin du danger imminent qui menaçait leurs camarades se trouvant
dans la raffinerie, mais malgré cela, il avait ignoré les supplications de Brokrin et refusé
d’emprunter la route la plus directe, celle traversant le hall principal, vers la raffinerie. Il avait
préféré prendre un chemin moins remarqué pour s’y introduire. Drumark affirmait que c’était
un passage autrefois utilisé par les seigneurs de la colonie, ils s’en servaient afin de faire sortir
leurs trésors en douce de la raffinerie sans se faire remarquer par la masse travailleuse.
Drumark continuait à ignorer les conseils du capitaine et l’obligeait à le suivre le long des
couloirs obscurs. Pendant presque une heure, ils progressèrent dans l’obscurité. À chaque
nouvelle étape, Brokrin remarqua que Drumark perdait un peu plus ses moyens. Les
difficultés qu’il éprouvait à retrouver le passage le frustraient. De plus, il était terrorisé à l’idée
que le démon, dont il était devenu l’hôte, se réveille revigoré, en pleine possession de ses
moyens, et donc de son corps.
Brokrin s’aperçut du changement qui avait soudainement pris pied dans la forteresse de
Finnolf. L’atmosphère, qui jusqu’ici était simplement menaçante, l’apparence de ce lieu
abandonné et tragique qui hantait les visiteurs, tout ceci devenait manifestement maléfique.
Son âme lui semblait déchiquetée par des milliers de griffes acérées, des griffes de feu
glaçantes et cinglantes. Il sentit son pouls s’accélérer, ainsi que ses nerfs agités par une peur
primaire : celle que ressentent les proies à l’approche d’un prédateur tapi dans l’obscurité.
Drumark, le corps brisé, s’appuya contre le mur et inspira avec grande difficulté. Il regarda
Brokrin, ce dernier s’aperçut que ses yeux semblaient recouverts d’un voile chassieux.
— Trop tard, dit-il en toussant. Nous sommes arrivés trop tard. Le Roi Prismatique est de
retour pour réclamer son trône.
Il prononça cette dernière phrase d’une voix gutturale, une voix très différente de la sienne.
On pouvait déceler une lueur de désespoir dans son regard. Il constata que Brokrin avait lui
aussi l’air paniqué, il hocha la tête. L’influence de cette chose qui le possédait recommençait
à grandir.
Brokrin frissonna soudainement. Ce n’était pas la voix effrayante de Drumark qui le faisait
tressaillir. Jadis, on lui avait raconté de vieilles légendes concernant un seigneur du Chaos
terrifiant, qu’on surnommait le Roi Prismatique. On racontait qu’un champion de Sigmar
l’avait terrassé. Toutes ces histoires étaient assez confuses, cependant elles s’accordaient
toutes sur un point : le Roi Prismatique était un démon extrêmement maléfique, doté d’un
pouvoir incommensurable.
Brokrin regarda loin devant lui, il plissa les yeux pour mieux y voir dans ce couloir obscur.
Au loin, il aperçut un éclat étrange, une pulsation dorée qui ne semblait pas produire de
lumière mais plutôt l’absorber. Indistinctement, les bruits d’une bataille parvinrent aussi
jusqu’à ses oreilles.
— Le passage, lui dit Drumark en lui montrant cette lueur. La secousse a été suffisamment
violente pour ouvrir la porte du passage. Cette lueur vient de la raffinerie. Le Roi Prismatique
a déjà été invoqué. Si nous voulons encore l’arrêter nous devons nous y précipiter.
Brokrin hésita, chaque parcelle de son être le suppliait de faire demi-tour et de courir, mais
cela lui était impossible. L’idée d’abandonner son équipage lui était encore plus insupportable
que d’affronter le pouvoir représenté par cette lueur maléfique. Lorsqu’il entendit un duardin
crier d’une voix qui évoquait à la fois la bravoure et une peur extrême, alors il ne put faire
marche arrière.
— Quelle que soit la chose qui se trouve là-dessous, nous allons la stopper, dit-il tout en
vérifiant le barillet de son pistolet à salve avant de donner la hache à Drumark.
— Je n’ai pas besoin de ton arme, répondit la voix tandis que Drumark repoussait l’arme.
Tu en auras plus besoin que moi. Protège-moi que je puisse m’approcher du Roi
prismatique. Suffisamment près pour qu’il puisse me voir et m’entendre.
Il gargouilla plus qu’il ne prononça cette dernière phrase : ses mots étaient ponctués de rires
et de toux.
Brokrin tenta tant bien que mal de ne pas paraître dégoûté. Il n’avait plus affaire à Drumark.
En tout cas, pas seulement à Drumark.
— Aide-moi, cap’taine, dit-il en secouant la tête. Je suis condamné mais tu peux m’aider à
faire en sorte que ma mort ne compte pas pour rien. Quel que soit mon état, nous avons
toujours un ennemi commun.
Brokrin entendit un autre duardin crier dans la raffinerie et cela mit fin à ses hésitations. Il
empoigna son pistolet et sa hache, puis se mit à courir en direction de la lueur et des bruits.
Derrière lui, il entendit deux choses, les bruits de pas que faisait Drumark de ses pieds nus
ainsi que le son haletant de sa respiration fétide. Il essaya d’oublier ce qui était arrivé à son
ami tout en se demandant dans quelle mesure le sergent existait toujours. Comme il l’avait dit,
quel que soit son état, il était toujours en mesure de combattre leur ennemi commun.
À présent, on entendait l’écho des cris et des acclamations qui provenaient de la raffinerie,
les hurlements de triomphe des monstres et des hommes aliénés. Brokrin ressentit la puissance
terrible contenue dans la lumière dorée, il la sentit se précipiter vers lui et le recouvrir de la
même crasse écœurante que celle produite par l’encre d’un harkraken. Il s’empressa de
traverser ces miasmes impropres, puis il se fraya un chemin jusqu’à la raffinerie, afin de
s’approcher de la source de lumière dorée. Précautionneusement, il se rapprocha de la porte
entrouverte. Impossible de contempler la salle, elle était en partie obstruée par la base d’une
colonne. Il la contourna donc afin de mieux y voir, son regard était inexorablement attiré vers
la silhouette colossale qui projetait cette lueur dorée.

Le Roi Prismatique, forgé d’éther-or, émergeait d’un énorme chaudron. Brokrin reconnut le
lustre particulier de l’éther-or spécial qu’ils avaient transporté. Il ignorait comment une telle
chose était arrivée et ce qui l’avait rendue possible, et pourtant, d’une manière ou d’une autre,
le démon à tête d’oiseau avait utilisé le gisement de Grokmund pour se réincarner.
La terreur et la fascination paralysèrent Brokrin. Une peur effarante étouffa toute idée
d’intervention tandis que sa volonté s’évaporait. C’était une folie futile, la tentative désespérée
d’une âme damnée que de combattre une telle chose ! Petit à petit, il se rendit compte qu’il
s’était mis à gémir d’horreur, son gémissement allait crescendo et qu’il allait perdre la raison.
Détourne les yeux, mortel, prononça cette voix qui n’était pas celle de Drumark.
Ces mots pénétrèrent de force dans l’esprit de Brokrin. Cette voix, pourtant elle-même
démoniaque, s’était soudainement mise elle aussi à trembler de peur.
Détourne les yeux ou que ton âme soit damnée.
Drumark empoigna Brokrin afin de le détourner de cette vision et de rompre l’enchantement
extatique qui l’hypnotisait. Brokrin parcourut la raffinerie des yeux. Le démon géant était un
ennemi considérable, cependant, il n’était pas seul : des dizaines d’adeptes et d’hommes-bêtes
l’accompagnaient. Brokrin reconnut leur chef, vêtu d’une armure baroque et tenant un
fauchard enflammé en main, c’était bien lui qui avait attaqué le Dragon de Fer ainsi que son
escorte. C’était aussi lui qui s’en était pris au Brise-Orage et à sa flotte. Ses partisans étaient
éparpillés à travers la raffinerie, ils occupaient un large périmètre, à l’exception d’un homme
défiguré doté d’un goitre emplumé. Ce dernier restait en retrait, en-deçà de cette ligne de
défense. Au-delà des adeptes, il aperçut Gotramm, Thurik, Horgarr, Grokmund et quatre
autres duardins qui livraient leur dernier combat à côté des portes entrouvertes du haut
fourneau. En nombre inférieur, ils n’avaient quasiment aucune chance de s’en sortir contre les
adeptes. De plus, la présence du seigneur démoniaque réduisait ces chances à zéro.
— Tu es leur seul espoir, leur seule échappatoire, affirma Drumark.
Les poils de Brokrin se hérissèrent lorsqu’il réalisa que le sergent avait pénétré son esprit et
lisait ses pensées. Cependant la voix avait tout de même raison sur le fond.
— Il faut que tu résistes à l’aura du Roi Prismatique, dit l’entité dans Drumark à Brokrin.
Prépare-toi à résister à son influence. Si tu n’y parviens pas, tout est perdu. Tu dois attirer
son attention avant que nous puissions poursuivre notre plan.
Brokrin fit appel à chaque once de détermination qu’il possédait. Il pensa à ses obligations
vis-à-vis de son clan et de ses proches, il pensa à son honneur et à son devoir. Il pensa à son
équipage et imagina le destin funeste qui l’attendait s’il n’intervenait point. Il pensa au Code.
Tremblant des pieds à la tête, il se força à regarder à nouveau le démon doré.
Le Roi Prismatique avait commencé à bouger à présent. On le vit faire un pas hors du
chaudron colossal, son pied griffu se déploya sur le sol, il était doté d’une étrange consistance
mi-fluide, mi-solide : on eût dit qu’il hésitait encore à franchir la frontière séparant le liquide
du solide. Son visage, pourvu d’un bec s’inclina, il dévisagea son pied difforme avec dédain.
Brokrin ressentit le pouvoir occulte qui animait le géant doré tandis que ce dernier se
concentrait afin de donner forme et consistence à son propre pied.
— Il faut le détruire avant qu’il n’arrive à se matérialiser totalement, dit Drumark d’un
ton pressant à l’oreille de Brokrin qui tressaillit au timbre de sa voix malfaisante.
D’un pas lent, Brokrin sorti de sa cachette derrière la statue et progressa vers les adeptes qui
se tenaient entre lui et le Roi Prismatique. Ses ennemis étaient occupés à dévisager le démon,
emplis d’une adoration abjecte, ou occupés à surveiller l’équipage de Gotramm d’un air
ouvertement maléfique. Cela lui permit d’avancer sans être repéré.
Tandis que Brokrin poursuivait sa discrète infiltration, le Roi Prismatique continua de se
mouvoir. Il tendit le bras et d’une de ses grandes serres, il pointa en direction de Thurik.
L’arkanaute vociféra de douleur tandis qu’une vague de lumière violette s’abattait sur lui en
produisant une vive lueur scintillante. Il s’affala sur les genoux tandis que sa chair
commençait à se dessécher, à se rabougrir jusqu’à laisser apparaître ses os. Quand les cris
cessèrent, il ne restait de Thurik qu’une momie desséchée. Des hurlements angoissés
s’élevèrent parmi la troupe de guerriers duardins rassemblés autour du haut fourneau. Horgarr
dut saisir Gotramm avec toute sa force afin de l’empêcher d’effectuer une charge vengeresse à
l’encontre du Roi Prismatique et de ses sbires mortels.
Le Roi Prismatique pointa son autre main vers l’un de ses sous-fifres : l’humain défiguré
doté d’un hideux goitre emplumé. Cet adepte fut lui aussi enveloppé de la même lumière aux
reflets violets mais au lieu d’être affecté par la terrible lueur, il sembla aux observateurs
qu’elle lui était bénéfique. Lorsque l’homme luit d’une aura de puissance terrifiante, Brokrin
se rendit compte que c’était sans doute un sorcier.
La mort de Thurik incita Brokrin à agir sans plus attendre. D’un grand coup de hache, il
pourfendit un homme-bête cornu et lui fracassa les côtes, ce dernier tomba au sol en s’agitant.
Il se mit à bêler d’agonie ce qui attira l’attention d’un humain masqué qui pivota sur lui-même
en tenant fermement des deux mains une épée à la lame ondulée. Avant que cet adepte ait le
temps de frapper, Brokrin lui asséna un grand coup de hache sur le masque et lui brisa le
crâne. L’homme chût au sol et Brokrin le maintint sous sa botte, afin de libérer le fer de sa
hache.
L’attaque violente de Brokrin attira l’attention d’autres adeptes qui se précipitèrent vers lui.
Il fit feu de son pistolet à salve, il venait d’abattre deux hommes masqués de plus et de
sévèrement blesser un homme-bête emplumé. Dans toute la raffinerie, les arkanautes de
Gotramm se rallièrent à lui et entonnèrent les chants guerriers des Kharadrons tandis que le
reste de l’équipage quittait sa position défensive afin d’assaillir l’ennemi alentour.
Le seigneur de guerre en armure chargea en direction de Brokrin, sous sa visière on
apercevait ses multiples yeux courroucés animés d’une lueur maléfique.
Le capitaine duardin tira plusieurs salves sur le chef de Le culte, mais chaque balle fut
déviée par une force invisible et s’en alla tourbillonner loin de sa cible.
Le seigneur de guerre se rua sur Brokrin, armé de son fauchard courbe dont la lame était
léchée par des flammes surnaturelles.
— Comment oses-tu tenter de te mettre en travers de ma destinée ? Quelle chance crois-tu
avoir ? vociféra Tamuzz, enragé.
Il bondit sur le duardin. Le capitaine esquiva le coup d’épée en se baissant, il sentit les
flammes crépiter contre le sommet de son casque. Il porta un coup de fer sur les doigts
aggrippant la fusée du fauchard et réussit à lui faire lâcher prise d’une main. Le seigneur de
guerre trébucha, déséquilibré.
— La chance m’a déjà abandonné, dit Brokrin avec morgue. Tu ne pourras pas la faire
fuir davantage.
Tamuzz répliqua immédiatement à son assaut en soulevant son fauchard au-dessus de sa tête
puis en le laissant retomber sur le duardin. In extremis, Brokrin réussit à se dégager sur le
côté. Il tira un dernier coup de feu en direction du visage du seigneur de guerre, mais quelle ne
fut pas sa déception lorsqu’il se rendit compte que la balle avait ricoché sans faire
aucun dégât.
— Je suis Tamuzz, béni par Tzeentch entre tous ! siffla-t-il. Mon destin ne souffre pas
l’intervention des mortels.
Brokrin fit exécuter un demi-tour à sa hache afin que le fer s’écrase encore contre la poignée
du fauchard, et entailla profondément les doigts du seigneur de guerre. Tamuzz se rétracta
brusquement mais tressaillit : la lame avait sectionné son gantelet et des bouts de métal
lacéraient sa chair. Brokrin sourit d’un air sarcastique.
— Je n’ai rien à perdre à essayer, dit-il d’un ton féroce.

Drumark attendit que Brokrin affronte Tamuzz et que les guerriers de Gotramm attirent
l’attention des autres adeptes avant de sortir de derrière la statue où il était caché. Le Roi
Prismatique transférait toujours l’essence vitale de Thurik vers le sorcier. Malgré cette
opération, en temps normal, il aurait remarqué le duardin, cependant à présent il était
désorienté par le processus de transmutation de son esprit à la chair, et le carnage provoqué
par l’intervention de Brokrin agissait comme une diversion.
Drumark avait bien la ferme intention de ne pas lui donner l’opportunité de le remarquer. Il
se hérissait en contemplant les images d’horreur qui défilait dans son esprit, des images qui
montraient ce qu’avait fait le Roi Prismatique par le passé, qui étaient aussi ce qu’il
adviendrait s’il n’était pas vaincu. Il savait que ses pensées n’étaient pas les siennes mais que
c’était le démon qui l’habitait qui lui transmettait. Dans quelle mesure étaient-elles véridiques
? Il était impossible de le dire. Cela n’importait que peu car une chose était certaine : il fallait
stopper le Roi Prismatique.
Drumark se précipita vers le démon. Il ressentit dans sa propre chair la brûlure du pouvoir
maléfique. La douleur lancinante fut concentrée sur ses coupures, tandis que le sang
fraîchement coagulé qui les recouvrait se dissolvait à nouveau. L’entité de Nurgle qui avait
contaminé son âme frétillait d’inimitié, la rivalité ancestrale ainsi que la malveillance éternelle
qui l’animaient se ravivèrent dans son for intérieur corrompu.
Ô Roi Prismatique. Fier sénéchal de Tzeentch qui échoua à contrecarrer l’avènement du
Celestant-Prime de Sigmar ! Ô Roi Prismatique qui laissa entrer dans les royaumes mortels
une force qui continue à entraver les desseins du Chaos.
La haine féroce que ressentait le pestilentiel démon s’aggloméra à celle que Drumark vouait
déjà au culte de Tzeentch. Armé d’une cancéreuse ténacité, ce démon serpenta dans les
antichambres de son esprit et sema de petits bouts de lui-même jusqu’à ce que plus aucun
recoin de l’esprit du duardin ne fut épargné.
Drumark se sentait emporté par la maladie, l’estomac rempli par un bouillonnement
nauséabond. Il éprouvait une douleur pulsatile dans la tête et souffrait d’une congestion
grandissante aux sinus. Une centaine de maladies se déchaînaient toutes à la fois, elles
occupaient tout son corps et l’infectaient totalement. Cependant, cette peste ne semblait pas
l’affaiblir. Au lieu de cela, elle semblait procurer une vigueur renouvelée à ses membres
tremblants. Elle lui fournissait la force nécessaire pour aller de l’avant, pour traverser l’aura
malveillante dont les effluves entouraient l’avatar du Roi Prismatique.
Le croassement semblable à un gargouillis qui sortit de la bouche de Drumark lui était
totalement étranger. Ces bribes de sons, entrecoupées par une étrange salivation, qui sortaient
de ses lèvres n’étaient pas des mots, et pourtant, elles avaient tout de même du sens. Un sens
plus étrange et plus hideux que ce qu’il était capable d’imaginer. Ces sons étaient l’incarnation
sonore d’un grand pouvoir : la matérialisation audible d’une force maléfique.
Les mots possèdent un pouvoir, mais dans les royaumes mortels ce pouvoir doit transiter
par une voix qui les prononce. Ô perfide magie. Seul une voix mortelle mue par la volonté
d’un mortel peut donner du sens à ces sons.
Un frissonnement moqueur parcourut l’âme de Drumark tandis que le démon poursuivait.
Tu dois apprendre puis parler. Cela doit venir de toi. Sans cette condition, j’aurais pu
t’annihiler après le combat contre l’espion du sorcier. Tu es devenu un pion dans une partie
dont les joueurs sont des dieux envieux. Tu peux toujours me résister, ce faisant tu pourrais
sauver ton âme. Cependant cela signifie que le Roi Prismatique sera victorieux. Cela
signifie que tu vas sacrifier tes compagnons à leurs ennemis. Ton âme contre leurs vies.
Voilà le marché.
Drumark baissa la tête pour regarder sa peau scarifiée et comprit soudain la signification des
symboles gravés sur sa peau. Ils signifiaient la même chose que ces syllabes que le démon de
la peste avait prononcées. Pas juste des syllabes, mais un nom. Un Nom Véritable.
‘Yth’nitzzilik,’ entonna Drumark avec l’aide du démon. ‘Yth’nitzzilik,’ répéta-t-il avec la
même intonation épouvantable, le timbre de sa voix ressemblait au caquètement du vautour
associé au hurlement du loup.
Tandis qu’il poursuivait, il sentit sa langue se modifier et prendre une forme nouvelle et
abominable. Pris de nausées, il se retint de vomir et répéta ce nom une troisième fois.
La bouche mutante qui trônait sur son épaule répéta ce nom, le chuchota dans son oreille et
l’enjoignit de continuer à le psalmodier. Le pouvoir du démon de Nurgle se mit à éclore sur le
visage de Drumark. Des bubons suintants bourgeonnèrent sur ses lèvres, des pustules
verdâtres fleurirent sur son front, ses joues se rabougrirent et devinrent des lambeaux de peau
décharnée, des touffes de poils tombèrent de sa barbe. L’ensemble des énergies pernicieuses
du démon de la peste infusa ses mots, cependant il y avait un prix à payer pour un tel pouvoir.
Le géant doré se retourna lentement. De son bec entrouvert, le Roi Prismatique poussa un cri
furieux dont le son frappa l’avant-poste comme le claquement du tonnerre. Ses yeux
scintillants s’animèrent d’une lueur maléfique, ils perdaient leur lustre métallique au fur et à
mesure que le monstre perdait de sa substance.
Cependant, au moment même où le Roi Prismatique allait assaillir ses ennemis, la puissance
occulte de son Nom Véritable fit son effet. Les immenses pieds dotés de serre commencèrent à
s’enfoncer dans le sol et à perdre leur forme ainsi que leur consistance. Ils se dissolvaient et
formaient un bourbier collant qui entravait le Seigneur du Changement. Les coupures à la
surface de la peau de Drumark brillèrent, traversées par une lumière intérieure qui aveugla le
démon. Il tituba afin de s’approcher plus près de ce démon doré, afin de le forcer à le
dévisager, afin qu’il entende et qu’il voit son Nom Véritable. Drumark fit en sorte qu’une
injonction se mêle à ses balbutiements informes, qu’une intention s’imprime sur ses mots. Il
ressentit le Roi Prismatique vitupérer contre cet ordre. Ses pensées s’embrasèrent comme un
feu. Une véritable cascade de menaces et de promesses qui acculèrent le démon de Nurgle
dans les recoins de sa conscience.
Tu peux vivre, lui susurra le Roi Prismatique. Je consumerai la force qui te possède.
Après la tentation vinrent les menaces.
Sinon, je t’attendrai dans le royaume du Chaos et je soumettrai ton âme maudite à la
tourmente jusqu’à que la réalité se fissure !
Drumark repoussa ardemment les injonctions du Roi Prismatique. Il pensa à ses camarades.
Il tenait leur vie entre ses mains. C’était la seule chose importante. Pour la neuvième fois, il
prononça l’ordre, avec férocité. En face de lui, l’entité dorée commença à perdre sa souplesse,
elle se raidit et se durcit pour enfin se statufier sur place.
— Profanateur ! hurla le sorcier, celui à qui le Roi Prismatique avait transféré l’essence de
Thurik.
Il brandit son bâton et eructa une spirale de lumière proupre afin de consumer Drumark. Les
pustules infectées de Drumark ne résistèrent pas à ce déferlement occulte : elles explosèrent et
perdirent leur pouvoir infect. Sa peau se mit à noircir, ses os se déformèrent et prirent des
formes atroces. Les quelques cheveux qui lui restaient prirent des teintes multicolores et
extravagantes. Le rayon occulte aux pouvoirs métamorphiques transperça Drumark et le fendit
en deux.
Drumark, dont les genoux déformés ployaient sous son poids, finit par s’écrouler. Sa voix
fléchit car les os de sa mâchoire s’étaient soudés. Les symboles entaillés sur sa peau
s’effacèrent. Cependant, il tenait bon. La magie du sorcier le tuait à petit feu, elle avait rendu
sa mort inévitable, mais le processus prenait plus de temps que ce qu’avait anticipé son
ennemi. L’infection de Nurgle faisait barrière aux transformations opérées par Tzeentch, il
subsistait assez de vie grâce à cette opposition.
Drumark griffa profondément la chair exposée de sa poitrine, il y dessina à nouveau les
mêmes symboles qui avaient dénaturé sa peau. La bouche mutante greffée son épaule se mit à
hurler, encore plus bruyamment et avec une ténacité renouvelée, cette fois elle parlait avec la
voix de Drumark et non plus avec celle du démon portepeste.
Le Roi Prismatique, telle une immense statue aux côtés de Drumark, combattait quant à lui
la force de son Nom Véritable. Il s’apprêtait à porter un coup à l’aide d’une de ses griffes
gigantesques, on pouvait voir l’extrémité de ses doigts luire d’énergie occulte. Il s’en échappa
une vague d’énergie magique qui carbonisa Drumark, ses bras disparurent et la peau de son
crâne se consuma. En dépit de tout cela, l’essence infernale du démon de Nurgle le maintint
en vie.
Dans un geste de défi, Drumark réussit à lever son crâne décharné et à crier le Nom
Véritable du Roi Prismatique à nouveau. La carcasse du géant doré tressaillit, ses membres se
raidirent un peu plus tandis que l’injonction du duardin prenait possession du terrible démon.
Grokmund détourna les yeux du mécanisme qui alimentait le haut fourneau, il entendit
Gotramm se mettre à crier un nouvel ordre.
— Faites honneur à vos ancêtres en mourant dignement ! cria Gotramm tandis qu’ils
menaient le reste de l’équipage à l’assaut des adeptes. L’attaque surprise de Brokrin avait
ravivé l’espoir quasi anéanti des duardins. Quelques instants auparavant, ils s’étaient résolus à
vendre leur peau à prix d’or. À présent, ils chargeaient avec la ferme intention de gagner, et de
faire payer chaque goutte de sang duardin versée.
Seul Grokmund s’attarda en arrière. Pourtant, il n’avait pas été sévèrement blessé par les
ailes du hurleur, c’était des blessures plus profondes qui le paralysaient. Il avait été manipulé,
les serviteurs du Chaos s’étaient monstrueusement servis de lui. Inconscient qu’il était de la
nature corrompue de l’éther-or, tellement obsédé par ses caractéristiques extraordinaires, il en
était venu à ne plus se poser la question de savoir pourquoi cet or était si extraordinaire. Cet
éther-or n’était qu’un mensonge, un appât pour piéger des Kharadrons. C’était le moyen
qu’avaient utilisé leurs ennemis pour donner naissance à cette horreur démoniaque.
Il songea à l’amiral Thorki ainsi qu’à ses camarades à bord du Brise-Orage, à tous les
duardins qui avait péri avec le reste de la flotte de Barak-Urbaz. Il pensa aux membres des
navires d’escortes du Dragon de Fer ainsi qu’aux duardins de son équipage qui avaient été
tués. Grokmund avait du sang sur les mains, le sang de toutes ces victimes. Son rêve les avait
menés jusqu’à un funeste destin, un rêve bâti sur le mensonge d’un démon.
C’était la soif de reconnaissance de Grokmund qui avait alimenté ce rêve. Grokmund était à
sa manière tout aussi cupide que Skaggi. Aveuglé par son ambition tout comme lui, il n’avait
pas su voir ce qu’il avait sous le nez, il n’avait pas su se poser les bonnes questions. Si
seulement il avait pu être le seul à payer le prix de son désir démesuré de gloire, il aurait peut-
être pu le supporter.
Le crépitement provoqué par la sorcellerie alentour le fit se reculer vers le haut fourneau. Il
repensa à la mort atroce de Thurik, à ce moment où le Roi Prismatique l’avait calciné et
transformé en momie fumante. Les vents ensorcelés l’avaient épargné, lui. Il regarda au-delà
des adeptes et des duardins engagés au combat et aperçut le démon doré, et à ses pieds, la
silhouette mutilée de Drumark. Le sergent était complètement brisé, dépecé, en lambeaux,
dévasté par la maladie et les brûlures. Et pourtant, il continuait de combattre. Il persistait à
faire des efforts désespérés pour contrer son ennemi. La magie du sorcier le consumait des
pieds à la tête mais il refusait de céder.
Grokmund remarqua aussi autre chose. Le Roi Prismatique n’aidait plus son laquais de
sorcier. L’énorme démon était immobile, sa silhouette colossale ne s’animait que très
légèrement tandis qu’il essayait de se libérer de sa paralysie momentanée. Ses yeux brillaient
d’une faim rageuse tandis qu’il regardait Drumark avec plus que de la haine.
Comment était-ce possible ? Qu’est-ce qui avait provoqué cela ? Grokmund ne pouvait
répondre à ces questions, mais cela importait peu car il lui suffisait de constater que quelque
chose avait stoppé le démon. Mais pour combien de temps encore ? Dans la raffinerie, l’aura
du démon subsistait encore et toujours. Quoi qu’il se soit passé, le Roi Prismatique n’était pas
encore vaincu. Il trônait toujours et patienterait, attendant qu’on le libère à nouveau.
Grokmund décida de ne pas laisser ce moment arriver. Il pivota puis observa le haut
fourneau. Ses yeux furent attirés par une batterie de cylindres qui alimentaient les immenses
feux qui brûlaient dans les entrailles du fourneau : il y avait là une incommensurable quantité
de substances chimiques corrosives et incendiaires capables de dissoudre les minerais les plus
durs ainsi que de transmuter l’éther-or de l’état gazeux à l’état liquide. Il observa aussi de près
la rangée de soupapes de pression réservées aux situations d’urgence. Il prit sa décision.
— Vers le navire ! hurla Grokmund tout en espérant que son ordre serait entendu par
Gotramm et les autres.
Il répéta encore et encore et Horgarr finit par se retourner vers lui. L’endrin-maître regarda
Grokmund lui montrait les soupapes du doigt, et son visage prit une expression résignée.
Il venait de comprendre son intention. Horgarr répéta la mise en garde de Grokmund aux
autres duardins. Ils commencèrent à se replier et à se regrouper afin de former un front dense
de haches, de piques et de pistolets. Le moment venu, ils seraient prêts à agir, prêts à fuir loin
du torrent létal que Grokmund allait libérer.
Grokmund regarda à nouveau la rangée de leviers. Lui, l’étherchimiste, était mieux placé
que quiconque pour anticiper la suite, pour imaginer les dégâts que les leviers, une fois
actionnés, provoqueraient en amorçant le déversement d’un cocktail corrosif de produits
chimiques. Les autres duardins se trouvaient suffisamment loin pour avoir une chance de
distancer ce torrent, une fois qu’il aurait débuté sa propagation. Quant à lui-même, il savait
qu’il ne s’en sortirait pas.
Cette prise de conscience le paralysa d’horreur. Ce n’était pas de risquer sa vie afin de
sauver ses camarades qui l’effrayait, c’était de payer de sa vie, de cette façon. La mort était
assurée, mais c’était une mort atroce. Ces pensées le firent s’arrêter net.
C’est à ce moment que Grokmund entendit les cris d’agonie de Drumark. Il aperçut le
sergent déchiqueté par la magie du sorcier. En dépit de l’agonie qu’il endurait, Drumark
persistait à rester debout et à ne pas mourir. Il conservait sa posture de défi et continuait ses
efforts pour lutter contre les esclaves du Chaos alors que son corps était presque dissous par
les pouvoirs occultes.
Grokmund se précipita alors avec une détermination nouvelle vers les soupapes. Il les
atteignit au moment même où plusieurs adeptes du Chaos lui arrivaient dessus. Ils avaient
remarqué, un peu tard, ce duardin esseulé qui s’était attardé en arrière, tandis que ses
camarades se repliaient. À l’aide de sphères crépitantes de magie, ils visèrent le dos de
Grokmund. Il entendit un grésillement lorsqu’elles le percutèrent et endommagèrent les
tuyaux de son anatomiseur atmosphérique. Ces derniers se rompirent en expulsant le gaz
qu’ils contenaient. Grokmund trébucha, mais il parvint à atteindre son but. Ses doigts
agrippèrent deux soupapes, il força dessus de toute sa force, jusqu’à leur encoche de vidage.
— Brûlez ! grogna-t-il à l’intention des adeptes masqués tandis que les valves
d’alimentation s’ouvraient et que leur contenu corrosif se déversait sur le sol de la raffinerie.
C’était un mécanisme prévu pour les cas d’urgence, une solution de dernier recours pour se
protéger en cas de risque d’explosion dans le haut fourneau lui-même. Il existait d’autres
moyens de purger les produits chimiques, de vider les réservoirs en toute sécurité, mais celui-
ci en particulier avait été conçu pour qu’un cataclysme puisse être évité. Remplacé par un
désastre plus modéré.
Du point de vue des adeptes du chaos, cette distinction n’avait que peu d’importance.
Rapidement, l’inondation de produits chimiques les recouvrit de liquides brûlants et de gelées
visqueuses. Leurs masques se dissolvaient sur leur visage tandis que leurs plastrons
métalliques se détachaient de leurs os fumants. Les adeptes s’écroulèrent en poussant des cris
d’agonie, l’enchantement qui leur donnait force surhumaine s’évanouit tandis que leur
existence suppliciée atteignait son paroxysme final.
Grokmund se précipita vers les autres soupapes. Son pied gauche lui faisait souffrir le
martyre, il avait été éclaboussé par les fluides corrosifs, ses bottes de fer magnétisé s’étaient
dissoutes. Il se pressa pour atteindre les manettes, ouvrit d’autres conduites afin de décupler le
déluge destructeur. Des gaz incendiaires se répandirent au-dessus du lac de produits
chimiques, ils prirent feu au contact du chaudron et recouvrirent la marée corrosive d’une
morsure brûlante. Diverses substances chimiques commencèrent à se mélanger, des cocktails
mortels se formèrent et des nuages de vapeur toxique se répandirent dans toute la raffinerie.
Grokmund aperçut une bande d’hommes-bêtes à becs d’oiseaux s’écrouler, enveloppés par un
voile de brouillard empoisonné.
Grokmund se releva pour atteindre la dernière rangée de valves. À présent, ses jambes
avaient une apparence de viande bouillie et les produits chimiques rongeaient sa chair. Il serra
les dents fermement pour réprimer un cri, il savait que s’il commençait à hurler, il ne serait
plus capable de s’arrêter. Il tourna la tête, bien déterminé à survivre pour assister au festin de
ce béhémoth corrosif qu’il venait de libérer, avant de devenir lui-même une de ses victimes.
Gotramm et son équipage étaient parvenus à tirer parti de la confusion et de la terreur qui
avait accompagné la marée brûlante de produits chimiques. Les duardins se replièrent à toute
trombe vers le couloir principal, tout en continuant de tirer sur les quelques ennemis qui
étaient suffisamment tenaces pour essayer de les intercepter. Grokmund ignorait si
l’inondation allait s’élever jusqu’aux niveaux supérieurs, ceux situés au-dessus de la
raffinerie, il ne savait pas non plus si les gaz qu’il avait relâchés se propagerait jusqu’aux
autres halls. Si Gotramm et son équipage continuait de foncer vers la sortie, alors peut-être
seraient-ils capable d’échapper à la destruction.
Brokrin ne réussit pas à s’échapper aussi facilement. La fumée et les vapeurs empoisonnées
se répandirent dans toute la raffinerie et submergèrent rapidement cette pièce immense. Les
vapeurs toxiques avaient aveuglé la plupart de leurs ennemis à l’exception de Tamuzz. Ce
dernier parvenait encore à s’orienter, au travers de la fumée qui s’élevait, il attaqua en
redoublant d’ardeur. Brokrin fit retraite vers l’un des fours à poterie et grimpa dessus. Il
profita de cette position surélevée pour se hisser jusqu’à la cheminée qui le surplombait, puis
il commença à se hisser le long du conduit. Le seigneur de guerre bondit derrière lui et le
poursuivit jusque dans la cheminée. Une paire d’hommes-bêtes se précipita à la suite de leur
chef, mais ils ne furent pas suffisamment rapides pour distancer le raz-de-marée de produits
chimiques et de vapeurs toxiques. Arrivés à proximité du four, le flot produit par l’inondation
les submergea, dévorant leurs jambes et les faisant tomber tête la première dans la
mer corrosive.
Le sort de Drumark était déjà scellé. Transformé par les sorts du sorcier, usé par tant de
tortures, il remercia les cieux lorsqu’une vague de gelée enflammée termina de le carboniser.
Il fut immolé à l’endroit où il s’était accroupi, face au colosse doré, une torche encore vivante
qui se consuma rapidement.
La destruction du Roi Prismatique quant à elle prit plus de temps. La lueur qui émanait de
l’avatar doré du démon changea, en prenant une terne teinte rougeâtre semblable aux dernières
braises d’un feu mourant. Or, au lieu de s’atténuer et de disparaître, la lueur s’intensifia. Plus
brillante au niveau des jambes, elle se propagea jusqu’à sa taille puis atteignit la poitrine,
avant de redescendre vers les bras et les ailes. La tête du démon, semblable à celle d’un
oiseau, luisait comme la gueule d’un volcan. La lumière devint de plus en plus ardente en
tirant son énergie de l’éther-or. La peau du démon se craquela et du minerai en fusion suinta
des fissures qui apparaissaient. Ses jambes commencèrent à se figer puis à s’évaporer quand le
marécage brûlant de produits chimiques les entoura. On eût dit que le démon s’enfonçait dans
des sables mouvants, comme si, sous la fange, une puissance titanesque cachée le tirait vers le
bas. Le pouvoir de son Nom Véritable le maintenant toujours immobile, il commença à
disparaître dans l’étendue de fluides acides, son avatar physique ravagé par la furie
dévastatrice de l’étherchimie. Les yeux à multiples facettes luisaient de colère tandis que la
tête s’enfonçait dans la boue corrosive. La créature poussa un cri à réveiller les morts qui
résonna dans toute la raffinerie, un cri d’outrage incommensurable, de défi infini qui fit
trembler les bases rocheuses de la montagne elle-même.
L’instant suivant, il ne restait plus du démon primordial qu’une nappe de fluides dorés
flottants sur la marée fumante.
Seul membre de Le culte du Chaos à s’être attardé, Khoram observait la dissolution du Roi
Prismatique. Le sorcier difforme continuait de planer au-dessus de ce lac rempli de vase
corrosive. Le goitre emplumé qui déformait son cou poussa des gémissements de désolation
aigus. Par-delà ce spectacle, digne de l’apocalypse, le sorcier quant à lui fixait Grokmund d’un
regard assassin. L’étherchimiste prenait un bizarre plaisir à contempler la furie du sorcier
scélérat. Les adeptes l’avaient utilisé comme une marionnette afin de libérer leur démon. Mais
au bout du compte, il s’était avéré que leur pion malheureux était parvenu à inverser la vapeur
et à mettre un terme à leurs ambitions diaboliques.
Avant que le sorcier ne puisse lancer un sort destructeur contre lui, Grokmund relâcha son
étreinte et laissa échapper les leviers de la machinerie. Il se laissa tomber en arrière dans la
fange chimique qui se trouvait sous ses pieds. Le choc qu’il ressentit en entrant en contact
avec cette marée acide fut si intense que toute sensation de douleur disparut, ses nerfs furent
littéralement anesthésiés. Il ne ressentait rien lorsque les fluides caustiques finirent de
le ronger.

Gotramm et son équipage se précipitaient le long des halls obscurcis. En comparaison de la


luminosité maléfique que projetait le Roi Prismatique, la lumière émise par les lampes à
amadous qu’ils avaient accrochées aux piliers et aux murs le long de leur itinéraire semblait
bien faible. Derrière eux, Gotramm entendait les cris des adeptes tandis que les gaz toxiques
émergeants de la raffinerie les enveloppaient. Leurs cris d’agonie aiguillonnèrent les duardins
qui se mirent alors à redoubler d’efforts. En dépit des blessures et de l’éreintement qu’ils
ressentaient, chacun d’entre eux puisa au fond de lui-même l’énergie nécessaire à une
dernière accélération.
Ils ne comprirent que Grokmund avait réussi qu’au moment où ils entendirent la
vocifération maléfique du démon agonisant fendre les airs. Celle-ci fut suivi d’un profond
sentiment de vide. Gotramm ne ressentait plus la présence maléfique du Roi Prismatique, il ne
frissonnait plus sous l’effet d’une terreur sans nom.
— Grokmund doit l’avoir tué, dit Gotramm à bout de souffle pendant qu’il continuait de
galoper le long du hall. Il jeta un coup d’œil derrière lui, il aperçut une des lampes à amadou
s’éteindre brusquement tandis que le nuage chimique enveloppait la colonne où elle avait été
fixée. Cette vision le fit accélérer, il savait qu’ils s’éteindraient tout aussi brusquement si le
nuage les rattrapait.
— Tu crois qu’il s’en est sorti, cap’taine ? lui demanda un des arkanautes survivants sur un
ton désespéré.
Horgarr tordit le cou au faux espoir du guerrier.
— Même s’il avait réussi à grimper sur un surplomb, il y serait resté coincé tandis que les
vapeurs l’auraient fini aussi facilement que l’acide. Non, aucune chance que Grokmund s’en
soit sorti. De toute façon, il le savait. Il nous a donné l’opportunité de nous enfuir.
— Il a surtout détruit le démon, ajouta Gotramm.
À nouveau il regarda derrière lui, vers l’endroit d’où il venait. Il aperçut une silhouette
sombre qui se précipitait vers eux, elle devançait à peine le nuage de gaz. L’espace d’un
instant, il attendit, s’imaginant que c’était peut-être la silhouette d’un duardin. Lorsqu’il
aperçut le masque doré accroché au visage de l’adepte, il le visa et ouvrit le feu. L’homme
chuta au sol, puis gémit lorsque le nuage chimique l’enveloppa quelques instants plus tard.
Gotramm rangea son pistolet et pressa le pas. Il avait gardé une balle, car il avait conservé
lui aussi un peu d’espoir. Non pas l’espoir que Grokmund s’en sortirait, l’espoir que Brokrin
puisse s’échapper. La dernière fois qu’il avait vu, il était engagé en duel avec le seigneur de
guerre du Chaos. C’était uniquement grâce à l’intervention opportune de Brokrin et de
Drumark que les duardins avaient eu un peu de répit, lequel leur avait permis de se regrouper
pour faire face à l’ennemi. Sans ces deux-là, ils auraient tous été anéantis par les adeptes du
Roi Prismatique. Ils auraient tous connus la même fin que Thurik.
Il savait que Drumark était condamné, mais il se plaisait à imaginer que Brokrin avait
survécu. Il avait des dettes multiples envers le capitaine, lui présenter ses plus plates excuses
n’était d’ailleurs pas la moindre. Brokrin avait eu raison sur toute la ligne, mais l’équipage
n’avait pas voulu voir. Il s’était mutiné contre ce chef qui avait tout fait pour les préserver
d’une expédition infructueuse, d’une traversée remplie de danger et hantée par la mort.
Gotramm ressentait une profonde culpabilité, ils se sentait redevable envers cet officier contre
qui il s’était rebellé. Ce qui le taraudait c’était qu’il était maintenant trop tard pour payer
cette dette.
Tout autour de la bande de duardins en déroute, les murs se mirent à vibrer. Des pierres et
de la poussière dégringolèrent du plafond. Les Kharadrons trébuchèrent, on pouvait les voir
agiter les bras et jambes pour essayer de retrouver l’équilibre tellement les secousses étaient
fortes. Ils se tenaient par les bras, s’entraidaient pour continuer d’avancer, il savait qu’à la
moindre chute ils seraient submergés par les vapeurs toxiques de la marée montante.
— La montagne se fissure ! cria Gotramm à l’équipage.
D’énormes plaques rocheuses se détachèrent du plafond et s’écrasèrent au sol. Les piliers
commencèrent à chanceler, les colonnes se mirent à vaciller. Les portes des bâtiments se
fissurèrent : elles se mettaient à ployer sous le poids des pierres qui s’écrasaient. Malgré les
siècles et les siècles qu’avait traversés la Forteresse de Finnolf, suspendue au-dessus de la
jungle, cette longue vie arrivait à son terme.
Gotramm ignorait si c’était parce que les substances chimiques déchaînées par Grokmund
avaient fini par dissoudre, en s’infiltrant, une sorte de machinerie enfouie dans la montagne,
ou bien si c’était parce que la dissolution du Roi Prismatique avait perturbé quelque
enchantement occulte. Tout ce qu’il savait, c’était que la montagne entière semblait tomber
dans les abysses, dans un fracas assourdissant.
— Tous au Dragon de Fer ! hurla-t-il pour motiver la troupe de duardins éreintés à faire un
ultime effort.
Le navire était leur dernier espoir à présent, un dernier pari pour s’enfuir vivant de l’avant-
poste qui s’effondrait. À ce moment-là, Gotramm pensa à Brokrin. Si ce dernier avait pu
survivre au raz-de-marée toxique et s’échapper de la raffinerie, quel espoir lui restait-il, si le
navire s’en allait ?
CHAPITRE QUINZE

La chaleur qui s’échappait de l’incendie toxique sévissant aux étages inférieurs rendait leur
respiration difficile. À chaque inspiration, Brokrin avait l’impression d’avaler des braises
ardentes dans les poumons. La cheminée était extrêmement étroite, s’y faufiler provoquait
donc chez Brokrin une terrible claustrophobie contre laquelle il essayait consciemment de
lutter. Recroquevillé sur lui-même, il avait calé ses pieds contre un mur et il tentait de grimper
à l’aide de son dos, appuyé sur le mur opposé. Coincé dans un espace si exigu, impossible de
glisser ou de dégringoler jusque dans la raffinerie. En revanche, c’était un vrai défi de parvenir
à avancer un tant soit peu, d’exécuter ce mouvement maladroit afin de se hisser vers le haut à
l’aide de ses jambes.
Brokrin ne pouvait se servir de ses mains afin de grimper plus haut, trop occupées qu’elles
étaient à recharger le barillet de son pistolet à salve. Les cris et le gargouillement corrosif dont
l’écho provenait de la raffinerie n’étaient pas suffisamment bruyants pour couvrir le bruit
abrasif que faisaient l’armure de son poursuivant tandis qu’elle frottait contre les murs de la
cheminée : Tamuzz était à ses trousses. Brokrin distinguait le seigneur de guerre à la lueur de
l’incendie qui faisait rage plus bas. Le guerrier humain aurait déjà pu atteindre Brokrin s’il
s’était débarrassé de l’encombrant fauchard qu’il portait. Tamuzz l’empoignait avec
entêtement, cela rendait sa progression maladroite car il devait déplacer le poids de son corps
à chaque étape de sa difficile ascension. Brokrin ne tirait qu’une maigre consolation de l’allure
ralentie de Tamuzz. S’il se mettait à traîner durant sa propre ascension, Tamuzz le rattraperait
et grâce à la longueur de son fauchard, il réussirait à peu de frais à mettre le duardin en péril.
Il pouvait s’estimer heureux d’au moins une chose : étant donné que le seigneur du Chaos
était en dessous de lui, c’est ce dernier qui pâtissait le plus des vapeurs toxiques qui
s’élevaient de l’inondation de produits chimiques. Le bruit abrasif de son armure frottant
contre les murs était ponctué de toussements continus et de bruits d’étouffement tandis que le
seigneur de guerre respirait les vapeurs toxiques. L’air brûlait les poumons de Brokrin, mais
ce n’était rien en comparaison de ce que devait subir son ennemi.
La cheminée fut secouée par un puissant tremblement. Brokrin en ressentit les vibrations
jusque dans son dos et ses bottes. La présence despotique du Roi Prismatique se dissipa, puis
s’évanouit complètement. À partir de ce moment-là, il prit conscience que les Kharadrons
avait gagné la partie, quoiqu’il se passe par la suite. Le complot des forces du Chaos afin de
mander le démon majeur venait d’être contrecarré. En comparaison de cette victoire, tout ce
qui se passerait ensuite n’avait que peu d’importance.
En dessous de lui, Brokrin sentit la pointe du fauchard le piquer, ce qui l’incita à renouveler
ses efforts. Il resserra son étreinte autour de la crosse du pistolet qu’il venait de recharger, puis
il se contraint à accélerer, péniblement. Il faillit être précipité dans le vide, jusque sur Tamuzz,
tellement les murs oscillaient et tremblaient. Il eut la vision de son propre corps dégringolant
jusque sur le fauchard, s’empalant sur la lame assassine : cette représentation lui fit froid dans
le dos.
Les murs furent traversés par de grandissantes secousses, à tel point que Brokrin eut
l’impression que l’avant-poste se désintégrait. Il entendit des rugissements dans le lointain, les
faibles échos d’un monde proche de l’autodestruction, assourdis par les épais murs de roche
qui l’entouraient. Dans son esprit des visions cataclysmiques apparurent : des piliers qui se
fissuraient, des colonnes qui s’écroulaient comme des arbres abattus, les plafonds des halls et
des chambres précipités au sol et qui pulvérisaient tout ce qui se trouvait dessous. Il eut la
chair de poule en imaginant les corps désarticulés coincés sous des tonnes de débris rocheux,
les victimes qui hurlaient futilement à l’aide tandis qu’elles périssaient seules dans
les ténèbres.
Plus vite. Si seulement il pouvait grimper plus vite, alors peut-être aurait-il encore le temps
d’atteindre la surface. Peut-être aurait-il l’opportunité de s’échapper avant que le tremblement
de terre ne précipite les parois de la cheminée l’une contre l’autre, avant qu’elles ne
l’écrabouillent comme un insecte. Peut-être arriverait-il à échapper à cette obscurité qui le
rendait nauséeux et qu’il parviendrait à atteindre les pentes de la montagne.
Que se passerait-il alors ? Serait-il pris au piège sur les pentes enneigées, seul sans aucun
espoir d’être secouru ? Ne resterait-il plus que la mort, une mort lente faite de privation et de
famine ? Ou bien, si la montagne s’éffondrait, serait-il précipité tête la première dans la jungle
loin dessous ? Brokrin laissa échapper un rire amer et rauque. La fin tragique qui l’attendait
était bien la cerise sur le gâteau, le gâteau amer de son infortune. Le Fléau de Ghazul qui
prélevait son dernier tribut.
Miné par le désespoir, Brokrin s’attarda quelques instants. À nouveau, il sentit le fauchard
l’aiguillonner. Mû par l’instinct plus que par la raison, il reprit son ascension. Il sentit le
seigneur du Chaos lui donner une autre tape à l’aide de son fauchard, l’extrémité enflammée
de l’arme commença à roussir ses collants.
Grimper. Il ne pouvait faire que cela. Grimper, grimper et encore grimper. Il était hors de
question que Brokrin s’arrête, impossible qu’il se laisse chuter alors qu’il était à portée de
cette lame maléfique. Il fallait qu’il continue et qu’il atteigne le sommet. Qu’il réussisse à se
tenir dans la lumière du jour, qu’il sente le vent fouetter sa barbe, qu’il inspire dans ses
poumons un air propre et non pas des vapeurs chimiques brûlantes. Vers le haut, s’il
continuait d’aller vers le haut, il aurait au moins l’opportunité de mourir au grand air, sous les
cieux le long desquels il avait navigué pendant tant d’années. S’il pouvait voir une dernière
fois le grandiose panorama du monde à ses pieds et l’étendue glorieuse des cieux.
Qui pouvait le dire ? Peut-être réussirait-il à survivre ? Un miracle pourrait peut-être le
sauver, là-haut tout au sommet. Des choses plus surprenantes étaient déjà arrivées.
Brokrin sentit un nouvel espoir parcourir ses membres. Il pressa ses pieds et son dos contre
les murs avec une détermination accrue. Au même moment, il sentit à nouveau le fauchard
appuyé contre lui. Cette piqûre brûlante le rendit sombrement suspicieux. D’où lui venait donc
ce renouveau d’espoir ? Son train de pensée actuel ne l’avait certainement pas généré. Quelle
était donc cette chose qui avait suscité ce désir soudain et irrépressible ?
Il baissa la tête afin d’observer le seigneur de guerre qui le pourchassait. L’ennemi qui était
suffisamment proche pour l’aiguillonner de petits coups à l’aide de son arme, mais qui ne
parvenait pas à s’approcher assez pour le rattraper. Brokrin grimaça et se tapa la tête contre le
mur pour essayer d’exorciser cette présence étrangère dans son esprit. On le manipulait, tout
comme l’avait été Drumark et Grokmund. Le Chaos s’était greffé à son esprit tel un parasite et
avait influencé ses propres désirs.
Brokrin eut l’intime conviction que c’était vrai, il cessa donc de grimper. Il se mit a
découvert à portée du fauchard assassin. Mais l’estocade ne vint pas, au lieu de cela, il
ressentit le même petit coup qui l’aiguillonnait, la même légère pression pour le pousser à
avancer. Tandis que les murs continuaient à osciller, Brokrin pressa plus fort ses pieds sur les
murs et maintint sa position. Il empoigna son pistolet à salve et visa vers le bas.
— Je ne vais pas te mener à la sortie, dit Brokrin d’un ton hargneux tandis qu’il déchargeait
son arme sur Tamuzz.
Une lumière éblouissante envahit la cheminée au moment où les munitions éthériques
fusèrent. La mise à feu de la totalité du barillet produisit une clameur assourdissante, elle
étouffa même le grondement lointain des piliers qui s’écroulaient et des halls qui
s’effondraient.
Brokrin vit jaillir une lumière couleur saphir éblouissante. Quand l’ardeur de celle-ci
diminua Brokrin aperçut Tamuzz qui le dévisageait, il était indemne, apparemment insensible
aux coups de feu tirés. Autour de sa tête, sur les murs, était apparue une couronne faite
d’impacts de balles. Brokrin observa aussi que les symboles gravés sur l’armure du seigneur
de guerre luisaient d’un éclat bleuté, une lumière qui commençait à s’estomper.
— Tu aurais dû mieux réviser ta leçon, se moqua Tamuzz. Mon destin n’est pas de mourir
par ta main. La magie que m’a enseignée l’Architecte du Changement est moins ostentatoire
que celle de Khoram, mais tout aussi puissante à sa façon. Elle me préserve jusqu’à
l’accomplissement de mon destin. Elle m’apporte les choses que j’estime nécessaires à
mon ambition.
Brokrin, pris d’un accès de rage, jeta le pistolet à salve utilisé de toutes ses forces vers le
seigneur de guerre. Mais même ce missile rustique ne parvint pas à atteindre Tamuzz, il
rebondit contre le mur et dégringola bruyamment à côté de la tête de ce dernier par la seule
ouverture disponible.
— Je ne serai pas ta marionnette ! cria Brokrin férocement. Débrouille-toi pour t’en sortir
tout seul !
On entendit monter le rire du seigneur de guerre : un rire sinistre et froid.
— Tu penses sincèrement que j’ai besoin de toi pour m’extraire de cet endroit ? Je pourrais
m’en échapper quand je le souhaite. Tout comme je peux te détruire quand je le souhaite.
D’un coup de mon arme, comme cela !
Tamuzz lui donna un nouveau coup de fauchard. Brokrin sentit la pression de l’arme, qui
perfora l’armure de sa pointe brûlante.
Avant qu’elle n’atteigne sa peau, Tamuzz retira l’épée.
— Ou bien, je pourrais aussi simplement retirer les protections occultes qui nous entourent,
affirma Tamuzz.
Instantanément, Brokrin sentit les murs tremblants se mettre à souffrir de secousses encore
plus violentes. À bout de force, il parvint tout juste à se retenir de glisser, ses efforts étaient
devenus encore plus ardus à cause de l’air acide et piquant qu’il était obligé de respirer.
Quelques instants passèrent, puis la violence de la secousse et la chaleur diminuèrent. Brokrin
ne savait pas si Tamuzz avait usé de sa magie afin de stimuler les forces destructrices qui les
entouraient, ou bien s’il tentait de les faire cesser grâce à ses enchantements. D’une manière
ou d’une autre, le message était le même. Il était à la merci du seigneur de guerre.
— Alors finissons-en maintenant, dit Brokrin avec dédain. Met un terme à tout ça, et que tes
os pourrissent !
Tamuzz rit à nouveau, cependant cette fois-là son rire suintait la haine.
— Ce serait trop facile de se contenter de te tuer aussi simplement. Te rends-tu seulement
compte de ce que tu as fait ? Du rêve que tu as détruit en intervenant dans nos plans ? Le Roi
Prismatique a patienté très longtemps avant de revenir dans les Royaumes Mortels pour se
venger de ses ennemis. C’est moi qui fut choisi afin d’accomplir ce redoutable dessein.
» Seulement toi, misérable petit voleur sur ton ridicule navire volant, tu as contrecarré mes
projets. Tu m’as mené à la ruine. Alors que les sorciers et les seigneurs de guerre, les légions
de fils de l’Orage et d’orruks ne sont pas arrivés à me mettre en échec, toi, tu y es parvenu. Il
n’existe aucun moyen pour que je puisse expier mon échec, aucune pénitence que je puisse
effectuer afin de me racheter aux yeux du l’Architecte du Destin. Il n’y a plus aucun espoir
pour moi.
À nouveau il enfonça le fauchard, le pressa contre le flanc de Brokrin afin de le forcer à
grimper plus haut, hors de portée.
— Tu m’as privé de ma victoire, déclara Tamuzz. Au moment où j’allais triompher, tout
s’est écroulé tandis que j’avançais pour revendiquer mon dû.
Ses yeux s’animèrent d’une lueur haineuse tandis qu’il regardait Brokrin.
— Non, te tuer ne suffit tout simplement pas. Ce ne serait qu’une maigre satisfaction. Je
veux m’assurer qu’au moment où toi aussi tu t’apprêtes à toucher l’espoir du doigt, quelqu’un
vienne te le dérober. Lorsque tu mourras, ce sera dans l’amertume de l’échec, la perte d’une
victoire quasiment tangible, alors, tu goûteras ce fruit amer dont tu emporteras le goût dans la
tombe.
» Mon seul regret est que tu n’aies pas de plus grande ambition que de sortir de ces
catacombes et de revoir le ciel bleu encore une fois. Cependant, ce rêve inconséquent, cette
simple ambition suffira. Tu vas souffrir intensément, voleur des cieux, lorsque je t’arracherai
cet espoir ténu.
Brokrin sentit que Tamuzz l’aiguillonnait à l’aide de son fauchard à nouveau. Il serra les
dents et se remit à grimper. Comme son ennemi le soulignait, son désir de vivre était plus
puissant, bien trop puissant pour qu’il puisse s’en défaire même si sa survie ne tenait qu’à un
fil, un fil que couperait Tamuzz au pire moment. L’espoir, c’était à ce chant des sirènes qu’il
cédait, un chant quasiment inaudible mais dont il subissait encore l’enchantement.
D’autres secousses ébranlèrent la cheminée. À présent, des débris et de la poussière
tombaient le long du conduit. Ce qui au début n’était qu’un bruit étouffé de destruction enfla
jusqu’à devenir un rugissement continu. La montagne se fracturait. Quelle que fût l’intention
de Tamuzz le concernant, il se demanda si son sort pouvait être pire que de se retrouver écrasé
par les parois de la cheminée.
Il ressentit un désespoir morbide qui lui étreignit sauvagement l’esprit. C’est alors qu’il leva
les yeux et remarqua une faible lueur loin au-dessus de lui. La lumière du jour ! L’extrémité
du conduit, enfin ! La voie vers la liberté, la possibilité d’échapper à ce tombeau confiné. Il se
décida à accélérer l’allure quelques instants et donna un dernier coup de collier afin
d’atteindre le sommet en vitesse.
Cependant, ces instants furent de courte durée. Son euphorie momentanée disparut, à
nouveau, il se mit à patauger dans un profond abattement. Quel intérêt de grimper quelques
mètres de plus ? Tamuzz le tuerait avant qu’il n’atteigne la sortie. Encore une fois, le fauchard
lui aiguillonna le dos, perforant l’armure et la chair dessous. Tamuzz tentait de le pousser un
peu plus avant.
Cette blessure douloureuse fit germer l’idée d’une manœuvre désespérée dans l’esprit de
Brokrin. Il possédait un avantage sur Tamuzz. Le seigneur du Chaos jouissait de pouvoir se
venger de lui, il savourait chaque minute de souffrance qu’il lui infligeait. Cela signifiait qu’il
le garderait vivant le plus longtemps possible, tout au moins jusqu’à qu’il ait assouvi toute sa
haine. Cela suffirait peut-être à le faire hésiter au moment crucial.
— Tu vois le soleil, déclara Tamuzz pour le railler à nouveau. Grimpe donc jusqu’à lui !
Peut-être te laisserai-je en profiter quelques instants. Peut-être que tu pourras voir le ciel
encore une fois. Grimpe !
Il enfonça son fauchard à nouveau. Brokrin refusait de bouger. Tamuzz lui donna une autre
coup d’estoc.
Sans plus hésiter une seconde, Brokrin mit son plan à exécution. Tandis que Tamuzz
persistait à l’aiguillonner, il s’éloigna de la paroi en décollant son dos de cette dernière. Il
glissa instantanément, puis poussa à l’aide de ses jambes afin d’appuyer à nouveau le dos
contre la paroi. La piqûre brûlante de l’arme du seigneur du Chaos avait changé
d’emplacement : l’arme était à présent coincée entre le dos de Brokrin et la paroi.
Instinctivement, Tamuzz tira violemment sur son épée pour la libérer. Brokrin réagit en
pliant les jambes et se laissa tomber le long du conduit. Maintenant que le fauchard était plus
en dessous de lui, il n’y avait plus aucun risque de s’empaler sur la lame. Au lieu de cela, c’est
sur Tamuzz que Brokrin s’écrasa de tout son poids, arrière-train sur le nez. Les signes
protecteurs de son armure luisirent, cependant l’enchantement qu’ils contenaient ne suffit pas
à repousser un projectile aussi improbable : un Kharadron en armure lourde tombant en
chute libre.
Impossible de faire dévier Brokrin dans un espace aussi exigu que la cheminée.
Brokrin percuta Tamuzz alors qu’il n’était pas préparé, le poids de près de trois cents livres
en pleine acceleration, firent perdre son appui à Tamuzz : il lâcha son fauchard et sa prise au
mur. Un cri assourdissant accompagna sa chute le long du conduit. Conformément à ses
prétentions concernant les protections occultes dont il était censé bénéficier et celles qu’il
déclamait sans cesse concernant sa destinée surnaturelle, il ne périt pas de la main d’un mortel.
Sa fin fut précipitée par la présence du lac de substances chimiques bouillonnantes qui couvait
au bas du conduit.
Brokrin aurait sans doute connu la même mort sans la présence du fauchard du seigneur de
guerre. Au début de sa chute, Brokrin l’avait saisi et à il parvint à le faire pivoter. Le métal
crissa contre la pierre tandis que le fauchard ployait. Brokrin fut incapable de dire de combien
de mètres il avait chuté avant que le fauchard ne l’immobilise. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il
avait fini par stopper sa chute. Bloqué entre les deux murs, le fauchard s’était comporté
comme un contreventement, et un semblant d’échafaudage qui lui avait permettait de
reprendre sa difficile escalade.
Les murs continuaient de vibrer et de trembler tout autour de lui, l’air était devenu un
brouillard piquant, cependant Brokrin poursuivit son ascension plus énergiquement
que jamais.
Lorsqu’il émergea finalement de la cheminée, il était submergé par la fatigue. Il s’écroula de
tout son long à côté du puits. Dans un dernier effort, il parvint à s’éloigner du panache continu
de vapeurs toxiques qui se déversaient hors du conduit. Sous ses pieds il sentit le sol trembler,
il vit les pentes se fissurer et d’énormes rochers se détacher avant de dévaler en direction de la
jungle au-dessous.
Brokrin regarda les alentours, il essayait de déterminer où il se trouvait. Il pouvait voir des
pentes enneigées, une paire d’énormes tours de pierre ainsi que de grands carrés couverts de
grilles d’aération d’où remontait continuellement de la fumée. Il ne retrouvait pas
l’emplacement du port, ni des grandes tours de garde, sans même parler du dock ou s’était
arrimé le Dragon de Fer. D’un air grave, il se mit à penser qu’il se trouvait peut-être de l’autre
côté du sommet montagneux. A grande distance de ses camarades et donc de la moindre
opportunité de secours.
Brokrin songea que ce n’était pas plus mal, finalement. Les bouleversements géologiques
qui affectaient la montagne empiraient, diminuant drastiquement la possibilité de s’en
échapper. Si Gotramm était parvenu à retourner au navire, il espérait qu’il avait largué les
amarres et avait navigué loin d’ici. L’idée de savoir que son équipage et son navire avait
survécu lui apporta un certain réconfort.
À proximité, une des immenses tours se fissura et commença à s’écrouler dans un fouillis de
blocs de pierre massifs. Brokrin observa cet effondrement avec fatalisme.
La fin était proche.
— Monte ! Monte vite !
C’était la voix de Gotramm.

Il menait les survivants de la raffinerie vers le navire. Ils couraient le long du dock en
direction du Dragon de Fer qui les attendait. Tout autour d’eux, l’avant-poste tombait en
morceaux. Les sculptures se détachaient des parois de la montagne, elles se fracassaient au sol,
réduite à l’état de gravats. Les grandes tours perdaient leur stabilité, elles dégringolaient en
tournant sur elles-mêmes vers la jungle loin dessous. On aperçut même une jetée entière se
détacher et tomber en chute libre vers le sol.
Le son des détonations de carabines éthériques retentit tandis que l’équipage du cuirassé
ouvrait le feu, ils visaient les hommes-bêtes et les adeptes qui étaient parvenus à sortir de
l’avant-poste et qui les chargeaient. Les Kharadrons abattirent indifféremment les hommes et
hommes-bêtes avant qu’ils ne puissent riposter. Quelques-uns firent demi-tour et repartirent en
direction du tunnel. À la vue du nuage toxique qui progressait vers eux, ils se ravisèrent et
chargèrent à nouveau le navire. Il préférait mourir sous les coups des duardins. L’équipage
satisfit leurs souhaits avec plaisir. Le nuage toxique recouvrit les cadavres ainsi que ceux qui
agonisaient et les asphyxia tandis qu’il continuait sa course par-delà les bords du dock.
Éreinté, Gotramm s’appuya contre le plat-bord tandis qu’il grimpait à bord du navire. Il
inspira quelques bouffées d’air en haletant avant de continuer sa course. Puis il cria ses ordres
à l’équipage.
— Partons vite ! Tout l’avant-poste va s’écrouler !
Il parvint à atteindre la timonerie et ordonna sèchement à Vorki de démarrer le navire.
L’équipage avait déjà constaté par lui-même le péril qui les menaçait. Les duardins avaient
déjà entamé les préparatifs du départ dès qu’ils avaient entendu les premières secousses. Il ne
restait plus qu’à lever l’ancre, ce que firent Mortrimm et Lodri. Le vieux navigateur souleva
une hache massive et la laissa retomber sur les chaînes d’amarrage de la poupe afin de les
sectionner. Pendant ce temps, Lodri sectionna celles de la proue. Libéré de ses chaînes, le
Dragon de Fer s’éleva instantanément dans les airs, il prit de l’altitude afin de s’éloigner de
l’avant-poste condamné. En dessous d’eux, les Kharadrons observèrent le dock, auquel ils
étaient encore attachés un instant auparavant, qui commençait à s’écrouler. Une énorme
plaque rocheuse se détacha du sommet et descendit la pente en trombe en direction de
l’emplacement où ils se trouvaient il y a quelques instants.
— Éloignons-nous d’ici, ordonna Gotramm.
Mortrimm le regarda avec un air affligé, son visage était devenu livide.
— Et que fais-tu des autres ? lui demanda-t-il, d’une voix quasiment inaudible.
— Nous sommes les derniers. Il ne reste personne d’autre, affirma-t-il en secouant la tête. Il
regarda les autres duardins rassemblés sur le pont. Nous sommes les derniers, répéta-t-il. Il n’y
a que nous. Personne d’autre ne s’en est sorti. Il rentra dans la timonerie. Vorki ! Éloigne donc
le navire avant que nous soyons pulvérisés !
On n’entendit aucun cri de liesse tandis que le Dragon de Fer s’éloignait de l’avant-poste
réduit en miettes. Si l’on comptait les camarades tombés au combat, qu’on y additionnait ceux
qui avaient péri à l’intérieur de la forteresse de Finnolf, alors plus d’un tiers des membres du
cuirassé avait péri. Les membres d’équipage arborèrent une morne expression lorsqu’il se
rendirent compte qu’ils ne reverraient plus leurs camarades Thurik, Drumark et Skaggi.
Arrik porta le doigt à son cache-œil qui le démangeait et grommela dans sa barbe.
— Tout cet éther-or de perdu, maugréa-t-il.
Gotramm se tourna vers l’artilleur et le dévisagea d’un air furieux.
— Ce n’était pas de l’éther-or ! grogna-t-il. C’était un piège, un enchantement lancé par les
forces du Chaos. Ce que nous avons transporté jusqu’ici, ce n’était pas de l’éther-or, c’était
l’essence d’un démon qui n’attendait que de reprendre forme !
Arrik recula, ce n’était pas tant le ton utilisé par Gotramm qui l’avait abasourdi, c’était
plutôt l’air hagard de ce dernier.
— Je voulais juste dire… après tout ce qu’on a traversé…
Horgarr laissa échapper un rire neveux, sans joie aucune.
— Si seulement nous avions écouté Brokrin, rien de tout ceci ne serait arrivé.
Gotramm se sentit accablé par la culpabilité en entendant les paroles de Horgarr. Il avait
raison. Si seulement ils avaient écouté Brokrin.
— Vorki ! cria-t-il en direction de la timonerie. Rapproche-toi de la forteresse de Finnolf !
Je veux que nous cherchions les survivants.
Mortrimm l’empoigna par le bras tandis qu’il marchait vers la proue du bateau.
— Penses-tu vraiment que quelqu’un puisse survivre à ça ?
Gotramm le repoussa.
— Effectivement si l’on se fie à la raison uniquement, alors non, répondit-il à Mortrimm.
Mais par la barbe de mes ancêtres, je prie.
Gotramm plissa les yeux et regarda au travers de sa longue-vue, il ratissa du regard la
montagne en dessous. Le pic continuait de se fracturer, des portions entières de pente
s’affaissaient tandis que s’écroulaient les vastes halls qu’elles surplombaient. Le visage
maussade du seigneur sculpté dans la roche se morcela, puis il chuta et obstrua l’entrée.
Voyant cela, Gotramm dit à Vorki de contourner le pic jusqu’à l’autre côté. Même si un
membre de l’équipage avait réussi à trouver un chemin tout en évitant les flots toxiques, il
était impossible qu’il puisse retrouver un chemin parmi tous les débris de pierres.
Au fond de lui-même, il savait qu’il était à la recherche de Brokrin. Gotramm n’arrivait pas
à accepter qu’il puisse être mort, que la dette d’honneur qu’il avait à son égard ne soit jamais
remboursée. Il avait aidé Skaggi à influer sur la décision de l’équipage au moment de la
mutinerie. C’était un tort qu’il ne pourrait jamais réparer.
Tandis que le navire contournait le pic, Gotramm remarqua un des panaches de fumée qui
s’élevait dans le ciel, il avait une forme particulière. Il orienta sa longue-vue vers une forme
qui se tenait près d’un conduit qui exhalait de la fumée, et qui agitait quelque chose par-dessus
celui-ci afin de créer ce panache distinct.
— Par la grâce de Grungni, dit-il en chuchotant car il n’arrivait pas à se convaincre de ce
qu’il venait de voir.
Il pensait avoir reconnu cette silhouette couleur de suie, qu’il avait vue pour la
dernière fois…
C’était Brokrin ! D’une façon ou d’une autre, il était parvenu à se sortir de la raffinerie et à
escalader un conduit quelconque jusqu’au sommet de la montagne.
— C’est le cap’taine ! cria Gotramm d’une voix haut perchée.
L’équipage resta silencieux, il semblait maussade en écoutant cette nouvelle. Les duardins
se regardaient les uns et les autres, leurs visages exprimaient un sentiment de honte. Ceux
d’entre eux qui étaient restés à bord avaient été informés de l’intervention de Brokrin dans la
raffinerie. Ceux qui y avaient assisté savaient qu’ils s’en étaient sortis uniquement grâce à
Brokrin et à Grokmund. Ils ne pouvaient plus rien faire pour Grokmund, mais il était encore
possible d’aider Brokrin.
Cependant, il fallait intégrer une variable à tout ceci : Brokrin était leur ancien capitaine. Il
s’était mutiné contre lui, un acte qui n’aurait pu être pardonné que s’ils avaient ramené un
bénéfice immense à Barak-Zilfin. C’était impossible maintenant qu’ils avaient définitivement
perdu l’éther-or, cependant il existait une autre manière d’effacer leur ardoise. Ils pouvaient
tout simplement abandonner Brokrin. Alors, personne n’apprendrait jamais leurs torts.
Horgarr comprit pourquoi ils se regardaient tous d’un air honteux : ils envisageaient cette
possibilité. Il éleva la voix afin de s’assurer que ses paroles atteignissent bien tous les duardins
présents sur le pont.
— Le capitaine a risqué sa vie pour nous, même après que la mutinerie, leur dit-il. Il aurait
pu nous abandonner, et sauver sa peau, mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Il s’est porté à notre
secours. Et maintenant, c’est lui qui a besoin de nous. Allons-nous à nouveau lui tourner le
dos ?
— Non, dit Gotramm. Pas question. Nous sommes des Kharadrons. Notre vie est guidée par
le Code. Le Code stipule qu’aucun camarade ne doit être abandonné sauf s’il a déshonoré de
manière radicale son stratoport. Si nous lui tournons le dos maintenant, ce sera chacun d’entre
nous qui aura brisé ce serment et non pas le capitaine Brokrin.
Il dévisagea chaque membre d’équipage de ses yeux perçants.
Personne ne pipa mot lorsque le Dragon de Fer fit demi-tour vers la montagne qui
s’écroulait. L’équipage se mit en branle avec entrain. Les stratogardes attachèrent leurs câbles
et vérifièrent le fonctionnement de leur étherendrins. À cause du séisme qui agitait la
montagne, la seule façon sûre d’effectuer le sauvetage de Brokrin, était de stabiliser le navire à
proximité et de faire descendre les stratogardes afin qu’ils le hissent jusqu’au navire.
Le Dragon de Fer vibra lorsque le sommet de la montagne se détacha et se désagrégea en
dégringolant. L’avalanche qui en résulta propulsa un panache de neige jusque sur le pont.
L’équipage horrifié observait ce raz-de-marée qui se précipitait furieusement dans la pente.
Un affleurement escarpé le fit dévier, il continua sa course vers la gauche au lieu de foncer
droit sur le capitaine prostré.
Sans attendre que le navire se rapproche davantage, les stratogardes passèrent par-dessus
bord. Ils actionnèrent les valves de carburant de leur étherendrins afin d’entamer prestement
leur descente vers la pente enneigée. Les câbles qui les attachaient au navire se tendirent.
Vorki rapprocha précautionneusement le cuirassé du pic enneigé afin de donner du mou aux
duardins pour qu’ils puissent atteindre Brokrin.
Les stratogardes entamèrent leur descente. L’équipage poussa des acclamations lorsqu’ils
atteignirent Brokrin. Leur joie était sincère. Quelles que fussent leurs inquiétudes concernant
l’avenir, ils se réjouissaient d’avoir pu sauver Brokrin.
— Béni soit les dieux ! Ils l’ont récupéré ! cria Mortrimm tout en tapant du pied de joie.
— Impossible d’avoir la peau du cap’taine, déclara Arrik. Il a le cuir suffisamment épais
pour s’attaquer à un ogor à mains nues et en sortir vivant !
Gotramm fut submergé par la soudaine émotion qui emplit tout son être. Brokrin vivant !
L’opportunité de sauver son honneur. L’occasion de faire amende honorable, de se faire
pardonner ses erreurs ainsi que les torts qu’il avait causés à l’équipage du Dragon de Fer.
Les stratogardes remontèrent rapidement. Le tumulte des rochers qui se détachaient et de la
neige qui dégringolait obligea Vorki à faire reculer le navire au moment où les stratogardes
planaient vers celui-ci. Ils auraient tout le temps nécessaire, après l’accalmie, de les récupérer
ainsi que le capitaine une fois qu’ils seraient à distance, en sécurité.
Auraient-ils vraiment le temps nécessaire ? C’est à ce moment-là que Gotramm aperçut
quelqu’un d’autre qui se déplaçait le long des pentes enneigées. Il reconnut le sorcier qui avait
dirigé la cérémonie d’invocation du Roi Prismatique. Il s’aperçut que cet homme fixait le
Dragon de Fer d’un air vengeur. Il se remémora les sorts hideux que le sorcier avait utilisé.
Pouvait-il leur lancer le même sort qu’à Drumark et leur infliger des dommages à une distance
aussi grande ?
La voix du sorcier s’éleva en un ululement terrifiant. Cette fois, pas de jet enflammé expulsé
des mains du sorcier, pas d’incantations stridentes provoquant l’apparition d’éclairs. Au lieu
de cela, on ressentit que l’atmosphère entourant le Dragon de Fer subissait une vibration
primordiale. Les nuages qui surmontaient la Forteresse de Finnolf furent traversés par une
masse colossale, attirée dans cet espace-temps où le sorcier exigeait sa présence.
Gotramm eut l’impression qu’une lame glacée lui avait transpercé le cœur. En son for
intérieur, il ressentit que c’était le même monstre qui avait réglé son compte au Brise-Orage
ainsi qu’à son équipage. Doté d’immenses griffes, d’une queue allongée et puissante, de crocs
féroces : c’était bien ce genre d’attributs qui avaient causé les ravages qu’ils avaient constatés
sur les stratonavires démolis de Barak-Urbaz.
L’ensemble de l’équipage reconnut immédiatement le type de créature que le sorcier venait
de faire apparaître afin de les annihiler. De la proue jusqu’à la poupe on les entendit pousser
un cri d’effroi.
— Dragon !

À peine eut-il posé le pied sur le pont, que Brokrin se dépêcha de défaire le harnais que les
stratogardes avaient utilisé lors du sauvetage. Tout autour de lui, les duardins se précipitaient
aux stations de combat. Le capitaine secoua la tête d’un air désapprobateur, il observait les
crache-tonnerre apprêter leurs armes et voyait les arkanautes préparer leur stratopiques. Il
empoigna le plus proche des stratogardes au moment où il allait passer par-dessus bord.
— Tu ne serviras à rien là-haut, lui dit-il pour le mettre en garde. Brokrin montra du doigt
l’immense reptile volant qui effectuait des cercles autour du navire. Même comme apéritif, tu
ne suffirais pas.
Le reptile était gigantesque. Il faisait facilement trois fois la taille du Dragon de Fer, sa
longue queue était comme un puissant fouet qui s’agitait derrière lui tandis qu’il fonçait à
travers les cieux. Les griffes de ses pattes étaient plus grosses qu’un tonneau de bière et de
circonférence supérieure. Les crocs de la tête principale étaient aussi longs que le fauchard du
seigneur du Chaos, ceux de la plus petite tête qui avait poussé sur le cou de la tête principale
ressemblaient plus à des épées qu’à des crocs. Les rémiges recouvertes de cuir qui le
maintenaient dans les airs étaient de couleur sombre, elles étaient dotées de membranes et
avaient une apparence terne. Tout ceci formait un contraste saisissant avec le brillant
étincelant de ses écailles de saphir.
Le dragon était une véritable vision de mort, une créature dotée d’un tel pouvoir que les
Kharadrons eux-mêmes avaient utilisé ce vocable pour baptiser leur cuirassé. La bête qui les
menaçait à présent était un monstre issu de cette lignée surpuissante.
Brokrin vit qu’il avait convaincu les stratogardes. Il s’éloigna de ces derniers et se précipita
vers la timonerie, où Mortrimm et Gotramm avaient entamé une conversation enflammée.
— Je te dis que nous ne pouvons pas combattre cette créature, insista le vieux navigateur.
Nous avons déjà utilisé le harpon d’obsidienne du stratoharpon. Nous n’avons aucun autre
projectile capable de transpercer suffisamment profondément la peau de ce drac.
Gotramm secoua la tête d’un air désabusé.
— Nous ne pouvons pas le distancer non plus. Si nous ne pouvons pas échapper à la
destruction, d’après moi, autant mourir en combattant.
Brokrin interrompit les deux officiers.
— Nous allons nous battre, dit-il à Mortrimm. Son regard oscilla vers Gotramm. Non pas
pour nous hâter de mourir, mais parce que nous allons vaincre. Brokrin montra le pont du
doigt. Donne l’ordre à l’équipage de descendre dans la cale et de ne pas tirer. Si le dragon ne
remarque aucune activité sur le pont, si nous ne faisons rien pour l’enrager, alors il sera
beaucoup moins tenté de submerger le pont de flammes. Les seuls duardins dont la présence
est exigée ici haut sont les artilleurs, afin qu’ils larguent une mine géante, ainsi que les gars
d’Arrik qui vont devoir activer le stratoharpon. Tous les autres, descendez dans la cale.
Gotramm secoua la tête pour manifester son désaccord.
— Je préférerais rester ici. Je suis responsable de tout ça.
Brokrin lui donna une tape sur l’épaule.
— J’ai besoin que tu restes en bas. Lorsque je donnerai le signal, il faudra que tu vides les
cales. Chaque goutte de l’éther-or maudit va être utilisée à bon escient.
Gotramm hocha la tête.
— Je pense avoir compris ton plan, mais est-ce qu’il va fonctionner ?
— Si ce n’est pas le cas, nous ne survivrons pas suffisamment longtemps pour se demander
si c’était une mauvaise idée, lui répondit Brokrin.
— Il manque quelques artilleurs dans l’équipe d’Arrik, affirma Mortrimm. Et je pourrais
remplacer un des guetteurs. Je ne suis plus aussi agile que jadis, cependant ma vue est
restée bonne.
Brokrin acquiesça d’un signe de tête. Il ramassa le tube accoustique et transmit ses ordres
aux duardins rassemblés sur le pont, il les envoya dans les cales puis alerta les artilleurs armés
de carabines de ne pas faire feu. Horgarr guidait une paire d’arkanautes jusqu’à la proue, ils
transportaient une mine aérienne géante. Lorsque l’ordre serait donné, ils la lanceraient par-
dessus bord.
Brokrin déchargea Vorki de la responsabilité de tenir le gouvernail, il prit la barre et
propulsa le Dragon de Fer vers les hauteurs. Le dragon avait terminé d’effectuer de grands
cercles préparatoires au-dessus de sa proie. À présent il descendait en piqué, on apercevait de
la fumée débordant de ses mâchoires. Toutes griffes dehors, il était prêt à lacérer et à mettre en
pièces le stratonavire des Kharadrons.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, cap’taine, murmura Vorki.
Brokrin hocha la tête.
— Après notre petite querelle avec Ghazul, je me suis mis à étudier les grandes créatures qui
rôdent dans les cieux de Chamon. Cela m’a obligé à lire de nombreux ouvrages concernant les
dragons et leurs habitudes. Il existe une théorie qui affirme qu’un dragon est avare de son
souffle enflammé. Il préfère largement démolir sa proie à l’aide de ses griffes et de sa queue et
ainsi préserver ses flammes. Bien sûr, si on lui lance un défi ou si on le contrarie, il enrage,
assoiffé de sang, et ne se retient plus.
Vorki passa sa langue sur ses lèvres d’un air anxieux.
— Donc… il s’agit de ne pas le contrarier, c’est bien cela que tu dis ?
— En tout cas pas avant le moment opportun, dit Brokrin. Pour que cela fonctionne, il faut
que notre minutage soit parfait.
Le drac fondait sur le Dragon de Fer, et allait bientôt entrer en collision avec le navire.
Brokrin devait maintenir le cap le plus longtemps possible. Il allait devoir se montrer plus
habile à la manœuvre qu’une créature née pour dominer les cieux.
La survie de l’équipage tout entier reposait sur ses épaules. Cette fois, Brokrin ne comptait
pas échouer. Il ne parvenait pas à accepter que la poisse qui le poursuivait fût si grande qu’elle
allait les condamner tous à une mort certaine.
— Soyez prêts à lancer le stratoharpon, dit Brokrin en interpellant Arrik. Faites feu dès que
le drac dépasse le navire.
Il mit en garde Gotramm et Horgarr en leur donnant le même ordre. Tout comme lui, ils
devraient respecter une parfaite synchronisation pour ne pas courir à leur perte.
Brokrin observa le dragon qui planait de plus en plus près du navire. Suffisamment pour
qu’il remarque la malveillance froide et reptilienne qui luisait dans ses yeux. Sa mâchoire
laissait toujours échapper un panache continu de fumée. À tout moment, il s’attendait à ce que
la bête projette un jet de flammes sur le cuirassé, qu’elle transforme le navire en un bûcher
volant et mette à bas les théories qu’il avait lues.
Les flammes tant redoutées ne vinrent jamais. Le drac se rapprocha de plus en plus du
navire, toutes griffes dehors, prêt à se saisir du bâtiment à la manière du faucon qui fond sur
un passereau. Brokrin resta à l’affût tout en essayant de repousser cette peur panique qui
risquait de le faire agir trop tôt.
— Attendez, dit Brokrin à l’équipage sur le ton de la réprimande,. Attendez jusqu’à que le
dragon soit trop près pour faire marche arrière.
Il s’approcha encore et encore. La puanteur musquée du dragon envahit le pont, arrachant
des larmes aux duardins. Brokrin s’essuya prestement les yeux, tout en restant vigilant malgré
la situation précaire. La créature était toute proche, à portée de tir.
Brokrin attendit encore un peu. Le reptile était maintenant suffisamment proche pour
l’atteindre d’un coup de balayeuse, il s’approcha encore davantage, on aurait pu maintenant
l’atteindre à l’aide d’une lance.
— Prenons de l’altitude !
Brokrin propulsa le cuirassé sur une trajectoire ascendante si brusque que même l’équipage
fut étonné de la vivacité du navire. Le dragon fut lui aussi surpris, au lieu de se saisir du
navire, ses griffes crochues se refermèrent sur du vide. Brokrin aperçut le dragon planant en
dessous du navire. Il savait qu’il allait vite rejoindre leur altitude, qu’il ferait demi-tour et leur
fondrait dessus immédiatement. La prochaine fois, il ne se ferait pas berner par la
même feinte.
C’était à l’équipage Kharadron de s’assurer qu’il n’y aurait pas de seconde opportunité de
les attaquer. Brokrin entendit Arrik qui ordonnait sèchement aux autres de tirer. Le harpon
fusa bruyamment du Fléau de Ghazul. La première étape de son stratagème désespéré afin
d’abattre le dragon venait de commencer.
Khoram ressentait chacun de ses muscles tressaillir sous l’effet du pouvoir
incommensurable du dragon. Le sorcier était assis sur la nuque de la tête principale du reptile.
De sa main tentaculaire il s’était agrippé à une entaille d’une des cornes. Sous ses pieds, il
avait positionné un éclat de miroir parmi les écailles du monstre, c’était un accessoire
enchanté qu’il utilisait pour remplacer l’écaille dont il se servait pour contrôler le monstre.
Grâce à cette dernière, il pouvait transmettre des ordres au drac. Grâce à l’éclat de miroir, il
pouvait apparaître sur le dos du reptile en prononçant quelques incantations peu complexes.
Il avait perdu beaucoup de forces en parvenant à s’échapper de la raffinerie qui tombait en
ruines. Il avait accompli un exploit de sorcellerie : parvenant à changer son métabolisme, il
était devenu vapeur et avait rapidement grimpé le long des conduits qui transperçaient le
plafond de la raffinerie. Mais cela avait eu un coût, il était maintenant éreinté, en dépit de
l’offrande d’énergie vitale que lui avait faite le Roi Prismatique. Sans ce présent royal que lui
avait offert son Maître, il aurait sans doute partagé le même sort que Tamuzz et ses adeptes.
Cependant, même si Khoram avait quasiment épuisé ses pouvoirs, il conservait
suffisamment d’énergie pour lancer un sort qui lui était déjà familier. Grâce à l’harmonie qui
existait entre l’écaille et le miroir, il parvint à se transporter de la montagne jusqu’au dos du
dragon. C’était l’emplacement idéal pour mener à bien le seul projet qui lui restait maintenant.
Un projet de vengeance.
En dessous du drac, il aperçut le Dragon de Fer. Il ressentit le mépris le plus total à l’égard
des duardins. Impossible de ne pas concéder le fait qu’ils avaient réussi à contrecarrer le retour
du Roi Prismatique. Cependant c’était une victoire temporaire. Les démons étaient éternels et
le Maître reviendrait à nouveau. Khoram avait laissé passer sa chance, il n’était pas parvenu à
mener ce retour à bien, mais d’autres sorciers parviendraient à concrétiser ce rêve.
Les duardins tentaient tant bien que mal de fuir à la vue du dragon. Khoram ordonna au
monstre de les détruire. Il ressentait la frustration qu’éprouvait la créature ; jusqu’ici elle avait
dû se réfréner, maintenant elle pouvait s’abandonner à une rage destructrice totale.
— Détruis le navire et tout ce qu’il contient, ordonna-t-il au dragon. Éparpille sa carcasse
dans la jungle. Que les ossements des duardins pourrissent dans la fange fétide. Que leurs
noms soient oubliés par leur espèce.
Il connaissait suffisamment les mœurs des Kharadrons pour savoir que c’était la chose la
plus terrible qui pouvait leur arriver. L’Orbe de Zobras tournoyait autour du visage de
Khoram. D’étranges scènes se déroulaient sur ses facettes. Le sorcier ne prêtait plus attention
à la relique, il était tout entier décidé à savourer la destruction du stratonavire. Il observait
tandis que le dragon descendait en piqué pour revendiquer sa proie.
Lorsque le Dragon de Fer prit de l’altitude afin d’esquiver l’attaque du drac, Khoram
poussa un grognement de frustration.
— Ces idiots ne font que reculer l’échéance inévitable ! dit-il sèchement à son homoncule.
Ils ne pourront pas échapper indéfiniment aux griffes du dragon.
Cependant, les duardins n’avaient apparemment pas l’intention de s’enfuir. Tandis que le
dragon planait en dessous du navire, le stratoharpon monté sur le gaillard d’avant fit feu en
direction de la bête. Khoram comprit à la manière dont réagissait le dragon que le harpon
n’était pas suffisamment acérée pour transpercer la peau écailleuse du reptile. Cependant elle
se coinça entre deux écailles, ce qui eut pour effet de freiner le drac en plein vol, puisqu’une
chaîne reliait toujours le harpon au cuirassé.
Le dragon pivota sur lui-même afin de lacérer la chaîne de ses griffes, il la rompit
instantanément. Khoram se souvint de l’explosif qui avait été lancé sur les chimères. Il
s’aperçut que les duardins avaient l’intention de lâcher le même type de mine sur le dragon. Il
retira précipitamment d’une des poches de sa tunique un talisman protecteur. Il invoqua son
pouvoir afin de repousser l’assaut imminent. Les duardins soulevèrent la lourde mine et la
jetèrent par-dessus bord, elle vola en direction de la tête cornue du drac. Un vacarme
assourdissant retentit au moment de la détonation, et le cuirassé tangua.
Le dragon perdit de l’altitude, de la fumée s’élevant de ses deux têtes incendiées. Khoram
tenait bon, il était toujours agrippé à la corne, la tunique calcinée. Il avait échappé de très peu
à l’explosion et sa tête bourdonnait. Un rictus de triomphe apparut sur son visage. Les
duardins venaient d’utiliser leur arme la plus dévastatrice en pure perte ! La mine n’avait pas
causé de dommages sérieux au dragon, il était simplement momentanément sonné. Il
replongea en piqué afin de s’éloigner du pont et se mit à planer sous le navire, se donnant le
temps de se remettre de la commotion.
C’est à ce moment-là que l’offensive réelle eut lieu, pendant que le dragon continuait son
vol lent et statique en dessous du cuirassé. L’ordre fut donné d’ouvrir les trappes des cales du
cuirassé afin de déverser leur contenu. L’éther-or qui n’avait pas été transporté jusqu’à la
raffinerie sécoula. Le minerai, une fois extrait de son gisement, devenait plus lourd que l’air
ambiant. Il forma une pluie dorée qui ruissela sur le dragon. De la vapeur s’éleva des écailles
du reptile tandis que le gaz s’y déversait. En dépit des particules démoniaques qu’il contenait,
l’éther-or n’était pas suffisamment corrosif pour transpercer la peau écailleuse du dragon, ni
pour ronger le bouclier invoqué par le talisman du sorcier.
Cependant, il était suffisamment caustique pour dissoudre les membranes de cuir des ailes
du drac ! Horrifié, Khoram contemplait les ailes tandis que de grandes portions de celle-ci
commençaient à fondre. Les vapeurs dévorantes engloutissaient les membranes, les laissant
parsemées de trous et de déchirures. Le reptile mugit d’horreur tandis que ses ailes perdaient
leur portance, puis il tomba en chute libre. Des acclamations montèrent du navire duardin
lorsque l’équipage se rendit compte qu’il avait vaincu son monstrueux ennemi.
Khoram partagea le sentiment d’horreur de sa monture lorsqu’il comprit que tous deux
plongeaient inexorablement vers le sommet fracassé de la montagne. Il regarda l’Orbe de
Zobras, plus aucune image n’apparaissait sur ses facettes. Le talisman ne détectait aucun
futur possible.
— Tout-Puissant Tzeentch, prends soin de mon âme, le supplia Khoram.
Le ricanement âpre du tretchlet de Khoram lui fit entendre qu’il se leurrait en pensant qu’il
restait encore un espoir.
— Personne n’aura pitié de ton âme, caqueta-t-il ironiquement.
C’était la première fois depuis qu’il avait poussé sur sa chair que l’homoncule prononçait de
vrais mots à son oreille.
Les dieux récompensent ceux qui réussissent, pas les perdants. Tu ne t’es pas montré à la
hauteur de l’Architecte du Changement.
Le dragon se fracassa contre la pente de la montagne, son corps se brisa contre le sommet
qui s’effondrait. La violence de l’impact fut telle que le pic n’y résista pas. Il avait déjà
commencé à se désintégrer, et ce choc précipita sa fin en lui faisant perdre ce qui lui restait de
cohésion. Le dragon défait dégringola vers la terre tandis que les décombres de la Forteresse
de Finnolf retombaient vers la base de la montagne. Elles submergèrent le cratère que les
duardins avaient jadis creusé.
Khoram poussa des hurlement d’horreur tandis qu’il chutait en même temps que le dragon
mort sur les pentes éventrées de la montagne. Il maudit ce volte-face ironique du destin.
Il allait subir le même sort que celui qu’il avait planifié pour le Dragon de Fer. Il terminerait
son existence dans la tombe de fange anonyme de la jungle, loin de tout, et son nom oublié
de tous.
EPILOGUE

Depuis le pont du Dragon de Fer, les Kharadrons observaient la destruction de la Forteresse


de Finnolf. Des pans de roche se détachaient du sommet qui se désintégrait et s’écrasaient
dans le cratère en contrebas. Les secousses persistèrent jusqu’au moment où la quelconque
force qui maintenait la montagne en lévitation au-dessus de sa base creusée, se dissipa. Dans
un éboulement monumental, le sommet plongea en piqué vers le sol.
Les duardins aperçurent le corps fracassé du dragon qui dégringolait en même temps que
l’ultime déluge de pierres. De la vapeur continuait à s’élever de ses ailes calcinées tandis que
l’éther-or finissait de dissoudre les membranes de cuir. Même mort, le reptile était toujours
aussi impressionnant, une créature terrifiante et surpuissante. Nombre d’observateurs se
demandaient s’il n’allait pas se relever, se redresser sur ses ailes en lambeaux pour attaquer le
cuirassé. Ils n’arrivaient toujours pas à croire ce miracle : ils avaient réussi à traverser cette
tempête sans la moindre cicatrice.
Lorsque la carcasse du dragon percuta le sol et fut ensevelie sous des tonnes de pierres, les
duardins, les yeux toujours rivés sur ce spectacle, laissèrent éclater leur joie. Comme un seul
homme, ils se retournèrent vers la timonerie et ils acclamèrent le nom du duardin dont les
qualités de meneur leur avaient permis de se sortir vivants de cette épreuve.
Brokrin sortit de la timonerie. Il se laissa envahir par les vivats de l’équipage. C’était
comme si un feu salvateur parcourait ses veines et le purgeait de tous les doutes et de toute
l’infortune qui l’avaient assailli pendant si longtemps. Après avoir abattu le dragon de manière
aussi magistrale, plus personne ne propagerait de rumeurs concernant la malédiction frappant
le navire. Il s’était débarrassé de ce fléau. Le présent manque à gagner n’effacerait pas cet
exploit. La déconfiture du Roi Prismatique était sans doute une plus grande victoire,
cependant elle était moins viscérale que la vue d’un dragon impétueux qui chute du ciel.
C’était un exploit qu’on raconterait encore et encore dans chaque taverne de Barak-Zilfin.
Gotramm se rapprocha de Brokrin, et baissa la tête en signe de révérence. Il fit signe de la
main à l’équipage enjoué afin de faire revenir le calme sur le stratonavire.
— Au nom de tout l’équipage, je tiens à exprimer nos regrets. Nous serions honorés si tu
acceptais de reprendre le poste de commandement, cap’taine.
Brokrin regarda Gotramm puis il embrassa l’équipage du regard. La plupart d’entre eux
avaient voté en faveur de sa démission. En lui demandant de réintégrer son poste, ils
acceptaient implicitement la sanction future que les guildes allaient leur infliger, pour les punir
de leur mutinerie infructueuse. À minima, lorsque les guildes découvriraient la mutinerie, ils
auraient des amendes à payer ainsi qu’une période de servage à assumer. Dans le pire des cas,
et c’était l’option la plus vraisemblable, ils connaîtraient l’opprobre ainsi qu’une interdiction
de servir dans les stratoflottes. Cela équivalait à renoncer à un avenir digne de son nom, à
admettre que le pari qu’ils avaient fait avait échoué. Une mutinerie suivie de bénéfices
sonnants et trébuchants était une opportunité dont il fallait se saisir, à n’en pas douter, une
mutinerie suivie d’une faillite n’était rien de moins qu’un acte de trahison.
Le capitaine resta silencieux quelques instants, lassant aux acclamations le temps de cesser.
Il leva la main et montra du doigt chaque duardin présent.
— Nous aurions tort de laisser les erreurs du passé détruire les promesses futures, affirma-t-
il. Nous avons enduré suffisamment de difficultés durant cette traversée, nous les avons
toujours endurées ensemble. Beaucoup d’entre vous tremblent déjà en pensant au voyage
retour. Vous redoutez ce qui vous attend là-bas.
À la mine sinistre qu’ils arboraient tous, Brokrin se rendit compte que ses mots faisaient
l’effet d’une douche froide à l’équipage.
En effet, la mutinerie pouvait devenir la bouée de sauvetage de Brokrin. Toute la
responsabilité de l’échec de cette traversée peu profitable ne reposerait plus sur ses épaules,
elle incomberait à l’équipage. Il serait en mesure de sauver son navire des griffes de ses
créanciers et de ses bailleurs de fonds exaspérés. Sa réputation demeurerait intacte. Tout ce
qu’il avait à faire, c’était d’expliquer aux autorités portuaires qu’il avait été démis de ses
fonctions de capitaine et qu’il n’était donc pas responsable de cette équipée catastrophique.
— Oubliez vos soucis, déclara Brokrin. Je ne vais pas profiter de l’erreur de mes propres
camarades. Et tant que vous y êtes, profitez-en pour oublier aussi cette regrettable erreur. Il
n’y a jamais eu de vote, jamais eu de fèves ni de lentilles. Il n’y a jamais eu de mutinerie à
bord du Dragon de Fer.
Un silence de mort frappa l’équipage abasourdi. Stupéfaits, ils dévisagèrent Brokrin la
bouche grande ouverte. Chacun d’entre eux savait bien qu’il aurait pu sauver sa peau en se
contentant simplement de les laisser assumer les drastiques conséquences de leurs décisions
passées. Au lieu de cela, il semblait précipiter sa propre ruine afin de les préserver. Prenant
d’un coup conscience de cela, l’équipage se remit à l’acclamer de plus belle. Aux yeux de
l’équipage du Dragon de Fer, Brokrin était maintenant bien plus qu’un simple capitaine ou
qu’un héros.
Brokrin se retourna, il semblait embarrassé par l’adulation extatique de l’équipage. Il fit
quelques pas en arrière jusqu’au Fléau de Ghazul, il appuya la main sur le stratoharpon tandis
que Arrik et ses artilleurs le congratulaient pour sa générosité.
Toutes ces louanges mêlaient douceur et amertune pour Brokrin car au fond de lui, il savait
qu’elles n’étaient pas totalement méritées. Ce qu’il venait de faire n’avantageait pas que
l’équipage. En leur rendant ce service, il faisait d’une pierre deux coups. Il était devenu un
héros à deux visages, celui qui avait planifié la défense et terrassé le dragon, mais aussi celui
qui venait d’annoncer, magnanime, qu’il ne les dénoncerait pas, qu’il ne rendrait pas publique
la mutinerie. Son équipage lui était désormais dévoué corps et âmes. C’était précisément ce
dont il avait besoin. En dénonçant la mutinerie aux autorités portuaires, il aurait certainement
sauvé son navire mais il se serait retrouvé sans équipage. En tout cas pas avec le type
d’équipage avec lequel il souhaitait voguer.
Il laissa glisser sa main le long du stratoharpon, et se prit à imaginer l’arme chargée à l’aide
d’un harpon aussi acéré que celui qu’ils avaient utilisé lors de leur combat contre l’horreur
tentaculaire. Brokrin serait obligé de s’en payer un nouveau avant de repartir en expédition.
Arrik et son équipe étaient toujours là pour manœuvrer la machine, cependant il leur manquait
un harpon létal pour l’équiper. Le gibier qu’il voulait ramener s’avérerait sans doute encore
plus coriace que le dragon.
Brokrin possédait maintenant un équipage qui le suivrait où qu’il le mène. Même si cela
signifiait qu’il faudrait affronter un monstre dont la légende noire hantait les Kharadrons. Ses
gars seraient à ses côtés lorsqu’il ferait s’abattre son courroux sur Ghazul, lorsque la bête
passerait du statut de prédateur à celui de proie. Il assouvirait alors sa vengeance. Il
exorciserait alors la malédiction du monstre.
Brokrin leva les yeux et scruta l’horizon en direction de Barak-Zilfin. La seule tâche qui
l’attendait maintenant, c’était d’empêcher ses créanciers de lui prendre le navire. Pour
quelqu’un qui venait d’affronter des démons et des dragons, cela n’était pas réellement un
motif d’inquiétude.
À PROPOS DE L’AUTEUR

Les contributions de C L Werner à la Black Library incluent Mathias Thulmann :


Chasseur de Sorcières, Croc Runique, la trilogie de Brunner le chasseur de prime et
la série sur Thanquol et Vorhax. Il vit actuellement dans le sud-ouest des États-Unis
et continue d’écrire des histoires de massacres et de démence se déroulant dans les
univers de Warhammer et Warhammer 40,000. Il prétend avoir été un serviteur du
Rat Cornu bien avant que ne soit publié son tout premier roman.
Un extrait de Les Huit Lamentations : La Lance des Ombres.
Quelque part, dans les royaumes mortels, le forgeron leva son marteau avant de l’abattre sur le
morceau de métal chauffé à blanc qu’il tenait sur l’enclume d’une main noircie par les
flammes. Puis il le retourna et le frappa une nouvelle fois. Puis une troisième et une
quatrième, jusqu’à ce que l’air enfumé de la forge caverneuse résonne du son de la création.
C’était la première forge, depuis longtemps oubliée, sauf dans les rêves de ceux qui
côtoyaient le fer et le feu dans leur travail. C’était un lieu dédié à la pierre, au bois et à l’acier,
un temple grandiose et une caverne grossière dont les dimensions et la forme changeaient au
rythme du ballet incessant de la fumée qui l’inondait. Elle était partout et nulle part à la fois,
n’existait que dans les alcôves de souvenirs ancestraux et dans les récits des plus vieux
forgerons mortels. Des râteliers d’armes comme aucun mortel n’en avait jamais manié
scintillaient à la lumière de la forge, leur fil mortel parfaitement aiguisé et impatient
d’accomplir sa besogne. En dessous, se trouvaient des instruments moins meurtriers, mais non
moins nécessaires.
Le forgeron ne faisait aucune distinction entre eux : les armes étaient des outils, et vice
versa. La guerre était un dur labeur, au même titre que le travail de la terre, et abattre une forêt
n’était rien d’autre qu’un massacre, bien que les victimes pussent rarement hurler.
Le forgeron était prodigieusement charpenté et puissant, quoique voûté, étrangement courbé,
comme écrasé par une pression invisible. Ses bras massifs s’agitaient avec une assurance et
une précision qu’aucune machine n’aurait pu reproduire. Il portait des braies copieusement
rapiécées et un tablier usé. Ses bras nus et son dos luisaient de sueur là où ils n’étaient pas
maculés de volutes de suie semblables à des tatouages ou couverts de cicatrices runiques. Aux
pieds, il portait des bottes en peau de dragon écarlates dont les écailles irisées étincelaient à la
lueur des flammes. En outre, des outils de toutes tailles et de toutes formes pendaient à sa
large ceinture de cuir.
Une barbe carrée composée de cendres tourbillonnantes et une moustache de fumée
dissimulaient la moitié inférieure de ses traits somme toute quelconques. Une épaisse crinière
de cheveux de feu lui recouvrait le crâne et cascadait sur ses épaules en crépitant contre sa
peau. Des yeux façonnés à l’image du métal fondu étaient fixés sur sa tâche avec un calme qui
ne s’acquérait qu’avec l’âge.
Le forgeron était plus vieux que les royaumes. Un destructeur d’étoiles, et un créateur de
soleils. Il avait forgé une myriade d’armes, et il n’en existait pas deux pareilles – un détail
dont il s’enorgueillissait tout particulièrement. C’était un artisan, et il mettait un peu de lui-
même dans le métal qu’il façonnait à coups de marteau. Celui-là devait être battu un peu plus
que les autres. Il l’approcha de ses yeux pour l’examiner.
— Un peu plus de chaleur, murmura-t-il d’une voix qui évoquait pourtant le grondement
d’une avalanche.
Il plongea le fragment de fer fumant dans la gueule de la forge. Des flammes remontèrent le
long de son bras musclé, et le métal se tordit dans sa poigne sous l’effet de la chaleur, mais le
forgeron ne tressaillit même pas. Le feu n’inspirait aucune peur à un être tel que lui. Pinces et
gants étaient réservés aux forgerons inférieurs. En outre, il y avait bien des choses à voir dans
les flammes, mais encore fallait-il ne pas craindre de s’en approcher. Il observa les nuances
dansantes de rouge et d’orange, se demandant ce qu’elles allaient lui montrer cette fois. Des
formes apparurent, indistinctes et incertaines. Il raviva les braises.
Comme les flammes ronflaient de plus belle en s’accrochant avidement au métal, il sentit
ses apprentis sursauter.
— Quel genre de forgeron a peur de la morsure du feu ? gloussa-t-il.
Il pencha la tête sur le côté pour leur jeter un coup d’œil. Des silhouettes oniriques,
diaphanes étaient blotties dans la fumée. Petites et grandes, trapues et grêles. Des centaines –
des duardins, des humains, des aelfes, et même une poignée d’ogors – se pressaient dans les
confins en perpétuel changement de la forge. Tous ceux qui désiraient battre le métal y étaient
les bienvenus, à l’exception de quelques-uns.
Il y en avait toujours qui n’étaient pas les bienvenus. Ceux qui n’avaient pas réussi à
apprendre les leçons les plus importantes et se servaient de ce qu’il leur avait enseigné à
mauvais escient. Ils n’étaient pas nombreux, fort heureusement, mais ils existaient néanmoins.
Ils se cachaient et fuyaient son regard. Ils pensaient pouvoir égaler son talent. Mais il finissait
toujours par les retrouver et livrait leurs travaux aux flammes.
Les voix des apprentis s’élevèrent soudain pour l’alerter. Le forgeron se retourna, les yeux
plissés, la mine consternée. Des langues de feu jaillirent de la forge et léchèrent les flancs du
foyer. Des traits bestiaux, composés de flammes crépitantes et de cendres tourbillonnantes,
prirent forme. Des dents constituées de scories claquèrent frénétiquement. Une griffe fondue
lui saisit le bras, et sa peau épaisse noircit à son contact. Le forgeron grogna et retira aussitôt
son bras. Le démon se jeta sur lui en poussant un rugissement dévorant, et ses contours se
dilatèrent comme pour engloutir la forge. De grandes ailes de cendres se déployèrent et une
tête cornue émergea du foyer.
— Non, dit simplement le forgeron comme ses apprentis s’égaillaient.
Il laissa tomber le morceau de métal chauffé et saisit la flamme qui se tortillait avant qu’elle
ne grandisse davantage. Il devait agir sans tarder. La chose poussa un hurlement aigu lorsqu’il
l’abattit violemment sur l’enclume. Des griffes incandescentes tracèrent de profonds sillons
dans ses bras et lacérèrent son tablier, des ailes martelèrent furieusement ses épaules, mais le
forgeron ne lâcha pas. Il leva son marteau. L’intrus écarquilla les yeux en comprenant ce qui
était sur le point de se passer et poussa un cri de protestation strident.
L’enclume retentit du fracas du marteau, encore et encore, jusqu’à ce que la flamme revête
une forme plus agréable. Le démon hurla de révolte, son essence écrasée à chaque coup. Toute
arrogance et malice la quittèrent, cédant d’abord place à la peur, qui disparut à son tour pour
ne rien laisser.
Le forgeron souleva les vestiges du démon qui se débattait mollement. Il reconnut la
signature de ses entraves spirituelles aussi aisément que s’il les avait gravées lui-même. Les
démons étaient comparables à n’importe quel matériau brut, en ce sens que le façonneur
devait faire preuve d’un soin extrême pour parvenir à ses fins. Celui-ci était conçu pour la
force et la rapidité, rien de plus.
— Grossier, toujours si grossier, dit-il. Aucune âme dans son travail, celui-là. Aucune valeur
artistique. J’ai bien tenté de lui apprendre, mais… bah ! Nous réussirons bien à faire quelque
chose de toi, n’aie crainte. J’ai connu bien pire matière première en mon temps.
Ce faisant, il plongea le démon dans le bac posé près de l’enclume. L’eau siffla en se
transformant en vapeur comme une partie de la créature tombait en cendres, et un nuage
s’éleva au-dessus de l’enclume. Il ne resta plus dans le bac qu’un morceau de fer noirci, piqué
et veiné d’écarlate, l’esquisse d’un visage grimaçant gratté à sa surface. Le forgeron le fit
tourner dans sa paume jusqu’à ce qu’il refroidisse, puis le fourra dans la poche de son tablier.
— Et maintenant, je me demande bien ce que cela voulait dire.
Il n’avait pas été attaqué de la sorte – dans cet endroit – depuis un certain temps. Cela
signifiait que quelqu’un était désespéré. Comme si on avait voulu l’empêcher de voir quelque
chose. Il leva les yeux vers le nuage de cendres et tendit la main, posa son marteau et y passa
un doigt pour les lire comme un mortel aurait pu le faire avec un livre.
Avec un grognement, il les ramena dans la forge et raviva les braises d’un geste de la main.
Une image floue apparut dans les flammes. Quelques instants plus tard, elle se scinda en huit,
plus distinctes : une épée, une masse, une lance… huit armes.
Le forgeron se rembrunit et attisa les braises de plus belle, invoquant d’autres images. Il
devait être sûr de ce qu’il voyait. Dans les flammes, une femme vêtue d’une armure cristalline
sortit l’une des huit – une épée démoniaque hurlante – de sa cage de viande et échangea des
coups retentissants avec un Stormcast Eternal paré d’une armure violacée. Elle brisa la lame
runique de son adversaire, et le forgeron grimaça en voyant une de ses plus formidables
créations si facilement détruite. Il agita la main, provoquant l’apparition de nouvelles images
parmi les flammes vacillantes.
Un guerrier de la pestilence boursouflé, dont la moitié du corps avait été dévorée et
remplacée par la masse gesticulante d’un monstrueux kraken, enroula ses tentacules poisseux
autour de la hampe d’une grande masse bardée de fer runique, et l’arracha des mains d’un
ogor agonisant. Un épéiste aelfe, aux yeux cachés derrière un bandeau céruléen, plongea sous
une hache d’obsidienne qui pulsait d’une faim volcanique et s’éloigna de l’imposant orruk qui
la maniait.
D’un geste courroucé, le forgeron invoqua d’autres images. Elles se manifestèrent de plus en
plus vite, dansant tout autour de sa main tels les fragments d’un rêve à moitié oublié. Il vit des
guerres qui ne s’étaient pas encore jouées et les morts à venir, et sentit la colère sourdre. Les
images s’enchaînaient si vite qu’il ne pouvait pas toutes les contempler. Frustré, il saisit celles
qu’il put, mais elles glissèrent entre ses doigts et rejoignirent les flammes. L’heure était venue.
Il devait se préparer.
Il passa ses énormes mains dans ses cheveux ardents et poussa un grognement sourd.
— Mieux vaut se mettre au travail, dit-il avant de se retourner et de jeter un regard noir à
certains de ses apprentis. Vous, là… Cessez de musarder et trouvez de quoi écrire. Et vite !
Ses apprentis s’exécutèrent aussitôt. Quand ils revinrent, munis de burins et de lourds
grimoires de pierre et de fer, il reprit la parole.
— Au début, il y eut le feu. Et du feu naquit la chaleur. De la chaleur, la forme. Et la forme
se scinda en huit. Les huit constituaient la matière brute du Chaos, martelée et sculptée par le
fil mortel des maîtres de forge de la redoutable Gueule des Âmes, les forgerons élus
de Khorne.
Il s’arrêta un moment avant de continuer.
— Mais comme les royaumes tremblaient et que l’Âge du Chaos laissait place à l’Âge du
Sang, on crut perdues les armes connues sous le nom des Huit Lamentations.
Dans les flammes, des scènes de mort et de folie se jouaient, encore et encore, tel un cycle
sans fin.
Grungni, Seigneur de Toutes les Forges et Maître Forgeron, soupira.
— Jusqu’à aujourd’hui.

Autre lieu. Autre forge. Plus grossière que celle de Grungni. Une caverne, éventrée et creusée
dans la roche volcanique par les mains sanguinolentes de multiples esclaves. Des âtres et des
vasques de refroidissement occupaient le large sol plat. Des râteliers ornaient les murs
inégaux, et des entailleurs, des marteaux de colère, ainsi que des armes de toutes formes et
toutes tailles y étaient suspendus dans le plus grand désordre.
Au cœur de la forge, au sein d’un cercle d’âtres, trônait une enclume gigantesque. Et sur
cette masse métallique était courbée une silhouette, tête baissée. De la sueur dégoulinait de ses
bras musclés et venait éclabousser l’enclume en sifflant. Son armure d’écarlate et de laiton
était noircie par endroits, comme si elle avait été exposée à une chaleur extrême. Elle inspira
profondément, tenta d’ignorer la faiblesse qui s’insinuait en elle. Elle avait insufflé au démon
une partie de sa force, dans l’espoir qu’il puisse rivaliser avec le Seigneur de Toutes les
Forges. Ou du moins de tenir plus d’une poignée de secondes. Elle se consola en songeant que
peu d’hommes étaient capables d’opposer leur volonté à celle d’un dieu et d’y survivre.
— Même si je ne suis pas un simple homme, marmonna Volundr d’Hesphut. Je suis un
maître de forge d’Aqshy.
Un guerrier-forgeron de Khorne. Brise-crâne de la Gueule des Âmes. Il avait forgé un
nombre incalculable d’armes et provoqué les guerres au cours desquelles elles avaient été
maniées. Il avait inspiré des milliers de héros et fendu les crânes de milliers d’autres.
Mais pour l’heure, il était juste fatigué.
— Eh bien ?
La voix, douce et froide, retentit dans les ombres de la forge. Volundr se raidit et se
retourna, le visage dissimulé derrière un heaume évoquant un crâne, vers l’individu assis dans
l’obscurité, vêtu d’une robe de la couleur des cendres qui refroidissent. Qyat de l’Âme
Courbe, maître de forge d’Ulgu, relevait plus de la fumée que de la flamme et semblait dénué
de substance sous ses imposants atours.
— Il a vu, gronda Volundr. Comme je l’avais prédit, Qyat.
Une autre voix, rauque et tranchante comme le fer brisé, entra dans la danse.
— Tu cherches à excuser tes échecs, Fendeur-de-Crânes.
Volundr poussa un grognement.
— Excuser ? Non. Je ne fais que m’expliquer, Wolant.
Il se retourna et indiqua le second orateur, qui se tenait à l’écart de l’éclat des âtres, ses
nombreux bras croisés en travers de sa large poitrine.
Wolant aux Sept-Mains, maître de forge de Chamon, était une abomination à la peau
d’airain munie de huit bras et vêtue d’une armure d’or. Sept de ses bras étaient pourvus de
mains musclées endurcies par les flammes. La huitième avait la forme d’un marteau, sanglée à
son poignet mutilé afin de palier à une vieille blessure.
— Si tu crois pouvoir réussir là où j’ai échoué, je te souhaite bonne chance,
continua Volundr.
— Tu oses… ? grogna Wolant en baissant une main vers un des nombreux marteaux qui
pendaient à sa ceinture.
Sans lui laisser le temps de s’en saisir, Volundr ramassa le sien et l’abattit sur l’enclume, et
le coup retentit d’un son caverneux dans la forge. Wolant chancela en posant ses mains contre
ses oreilles.
Volundr tendit son marteau vers l’autre brise-crâne.
— N’oublie pas à qui appartient la forge dans laquelle tu te tiens, Sept-Mains. Je ne
souffrirai pas tes fanfaronnades en ces lieux.
— Je suis sûr que ton frère belliqueux ne voulait pas t’offenser, Volundr. Il est colérique et
vaniteux, comme tu le sais déjà, et prompt à agir sans réfléchir.
Qyat se déplia et se dressa. Il dominait les deux autres brise-crânes, telle une tour de
muscles longs et pâles vêtue de fer noir.
— Et s’il est assez grossier pour te menacer à nouveau, je le priverai d’une autre de ses
mains moi-même.
— Merci, mon frère, dit Volundr.
— Et moi je t’arracherai un œil si tu continues de me regarder aussi méchamment, ajouta
Qyat d’un air doucereux avant de tendre ses mains délicates. Le respect ne coûte guère aux
hommes tels que nous, mes frères. Pourquoi vous montrer si pingres ?
Volundr acquiesça.
— Pardonne-moi, mon frère.
Vu son état, il n’était pas en mesure d’affronter une créature mortelle comme l’Âme Courbe.
Wolant, lui, n’était qu’une brute. Il posa la tête de son marteau contre l’enclume et se pencha
en avant en s’appuyant sur le manche.
— Wolant a raison. J’ai échoué. Le maître forgeron le sait. Et il est maintenant conscient
que nous aussi, nous savons.
Wolant grogna.
— Si tu n’avais pas échoué…
— Mais c’est pourtant ce qu’il a fait, et de nouveaux stratagèmes doivent être forgés dans
les flammes de l’adversité.
Qyat joignit ses mains, comme s’il priait.
— Le Dieu Estropié ne doit pas être autorisé à nous prendre ce qui nous appartient.
Wolant rit.
— Nous appartient, Âme Courbe ? demanda-t-il écartant les bras. Ce qui est à moi, tu veux
dire. Peut-être à toi, si je joue de malchance. Ou à tout autre, car nous trois ne sommes pas
seuls dans notre quête. Nos frères maîtres de forge entament leur propre traque. Les Huit
Lamentations nous appellent, nous qui les avons forgées afin de verser une nouvelle fois
le sang.
Il agita ses sept poings dans un geste de défi et de mépris.
— Un seul d’entre nous gagnera les faveurs de Khorne en les récupérant. À moins que tu ne
l’aies oublié ?
— Personne ne l’a oublié, contra Volundr. Nous avons tous choisi nos champions et les
avons envoyés dans les royaumes pour y chercher les Huit. Ce qui ne veut pas dire que nous
ne pouvons pas nous soutenir mutuellement contre ceux qui s’opposent à notre fraternité, fit-il
avant de secouer la tête. Grungni n’est pas notre seul adversaire dans cette entreprise. Il en est
d’autres qui cherchent également les Huit. Si nous ne collaborons pas, nous…
Wolant lui coupa la parole en faisant claquer quatre de ses mains.
— Foutaises. Plus l’obstacle est insurmontable, plus la gloire est grande. Je ne suis venu que
par respect pour l’intelligence de l’Âme Courbe. Pas pour joindre mon destin au vôtre. Mon
champion récupérera les Huit Lamentations et les crânes de vos serviteurs s’ils se mettent en
travers de son chemin.
Il s’esclaffa une nouvelle fois et se retourna. Volundr le regarda se diriger à grands pas vers
les arches immenses qui bordaient la paroi de la caverne et se demanda s’il ne pouvait pas lui
fendre le crâne pendant qu’il avait le dos tourné.
Qyat gloussa doucement, comme s’il lisait ses pensées.
— Certes, tu pourrais lui briser le crâne sur ton enclume, mais je devrais alors te tuer en
retour, mon frère, car tu briserais le serment de fer.
Volundr grogna. Le serment de fer était la seule chose qui empêchait les maîtres de forge de
s’étriper. La trêve était précaire, mais tenait bon depuis trois siècles. Et il ne comptait pas
devenir celui qui la briserait. Il fit un geste de dédain.
— Il sera beaucoup plus gratifiant de le priver de la victoire. Mon champion est des
plus déterminés.
— Le mien aussi.
Volundr acquiesça.
— Alors que le meilleur champion gagne.
Il se tourna vers les âtres et fit un geste, soulevant des cendres et des étincelles. Il brassa la
fumée, balaya du regard les royaumes mortels en quête d’une braise bien précise des feux
d’Aqshy. Quand il la trouva, il lança ses mots dans le feu, sachant qu’ils seraient entendus.
— Ahazian Kel. Dernier Ekran. Faucheur. Écoute la voix de ton maître.

Sur une terre où la lune brillait d’une lumière blafarde, et où les morts marchaient en toute
impunité, Ahazian Kel entendit la voix de Volundr. Bien qu’elle fût tels des ongles brûlants
enfoncés dans son esprit, il décida de l’ignorer. Vu la situation, il estima que Volundr lui
pardonnerait. Rien n’était moins sûr cependant. De toute façon, c’était fait et Ahazian n’y
pensait plus.
Il se concentra donc sur les morts qui tentaient de le tuer. Des guerriers nécrotales, des
squelettes animés qui portaient encore des lambeaux d’armure, émergèrent des ombres des
grands piliers de pierre qui s’étendaient de part et d’autre. Ils se rapprochaient au clair de lune,
envahissant la large avenue de pierre. Des lames rouillées s’abattirent sur lui, tandis que des
boucliers corrodés percutaient les rangs de ses disciples, en projetant plusieurs au sol.
Ahazian se moquait bien du sort des maraudeurs de sang. Les vivants n’étaient qu’un moyen
de parvenir à ses fins, et les morts un simple obstacle de plus le séparant de ce qu’il cherchait.
Devant eux, par-delà les rangées des morts, au bout d’une avenue bordée de piliers,
apparaissaient les portes ouvertes du mausolée-citadelle. Deux géants squelettiques, taillés
dans la pierre, étaient agenouillés de part et d’autre de cette immense ouverture, la tête
penchée au-dessus du pommeau de leur épée. Quelque part, un bourdon funéraire sonnait,
tirant les morts de leur sommeil éternel.
Des guerriers nécrotales envahissaient l’avenue. Ils apparaissaient entre les piliers plongés
dans les ombres quand ils ne sortaient pas du mausolée-citadelle, seuls ou en groupes. Les
morts originaires de cet endroit, mais également ceux qui y avaient perdu la vie récemment
entendaient le glas de la cloche invisible. Bien que leurs os eussent été nettoyés par les chacals
et les charognards qui hantaient les ruines, il reconnut les sceaux qui ornaient leurs armures
brisées – les runes de Khorne et de Slaanesh, les glyphes macabres d’un millier de dieux
mineurs, tous s’affichaient parmi les rangs silencieux de l’ennemi.
À Shyish, il n’y avait qu’une certitude. Une vérité que les dieux eux-mêmes ne pouvaient
remettre en question. C’était une terre de fins, où même les plus forts pouvaient finalement
tomber. Il ne pouvait y avoir de victoire réelle sur ce qui conquérait tout. Ce qui n’empêchait
pas certains d’essayer.
Mais la conquête n’était pas le but d’Ahazian. Pas aujourd’hui.
Il dépassait de la tête et des épaules les plus grands guerriers des tribus qui combattaient à
ses côtés. Sa large carrure était dissimulée sous les plates tranchantes cuivrées et écarlates de
son armure ; son casque en forme de crâne était incurvé vers le haut, formant la rune de
Khorne, signe incontestable de son allégeance. De lourdes chaînes drapaient sa silhouette,
leurs maillons décorés de barbillons, de crochets et de scalps.
Il était entouré par une phalange de barbares recrutés dans les basses terres de la région. Les
têtes de leurs anciens chefs s’entrechoquaient contre sa cuisse, leurs scalps attachés à sa
ceinture. S’il existait un moyen plus simple d’obliger son prochain à lui obéir, il ne l’avait pas
encore trouvé. Les maraudeurs de sang portaient de vieilles armures récupérées sur un millier
de champs de bataille. Elles étaient décorées de totems censés repousser les morts, tandis que
leur peau était couverte de cendres et de poussière d’or pour les rendre invisibles aux
fantômes. Aucune de ces protections ne semblait vraiment efficace pour l’instant.
Le gros des maraudeurs de sang combattait férocement à ses côtés, frappant de taille et
d’estoc les morts silencieux. Ahazian tenait l’avant-garde, comme c’était son droit, et son
plaisir. Le Faucheur s’élança tel un fer de lance, sa hache gore dans une main, sa hache crâne
dans l’autre. Les deux armes avaient soif de quelque chose que cet ennemi ne pouvait plus lui
offrir, et leur frustration palpitait à travers lui. Les pointes de métal fixées à leurs hampes
s’enfonçaient douloureusement dans ses paumes, ouvrant de vieilles blessures, si bien que ses
doigts furent bientôt poisseux de sang. Il s’en moquait – qu’elles s’abreuvent, après tout. Tant
qu’elles le servaient bien et loyalement, c’était le moins qu’il pût faire. Le sang devait être
versé, même si c’était le sien.
Il fendit un bouclier couvert du visage grimaçant d’un cadavre, et brisa les os qui se
trouvaient en dessous. La force brute lui permit de bénéficier d’un peu de répit, mais cela ne
durerait pas longtemps. Ce que les morts prenaient, ils s’y accrochaient avec une férocité
glacée qui impressionnait même certains des serviteurs du Dieu du Sang. Une des nombreuses
leçons que son séjour sur Shyish lui avait enseignées.
— En avant, grogna-t-il, sûr que sa voix portait. Khorne prendra la tête de celui qui reculera.
Les maraudeurs de sang les plus proches poussèrent un cri et redoublèrent d’effort. Il poussa
un grondement de satisfaction et brisa le crâne d’un squelette d’un coup de tête. Il écarta les
restes tressautant et continua de charger, entraînant ses disciples dans son sillage. Une lance
frappa sa spalière et vola en éclats, alors même qu’il brisait l’échine de son assaillant. Des
squelettes jetés au sol agrippèrent ses jambes et il les écrabouilla dans la poussière. Rien ne
l’empêcherait d’atteindre son objectif.
Son destin l’attendait de l’autre côté du portail. Khorne avait guidé ses pas sur le chemin, et
Ahazian Kel l’avait emprunté de son plein gré. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Pour un kel, il
n’y avait que la bataille. La guerre était – avait été – la forme d’art la plus pure chez les Ekran.
Peu importaient les motifs. Les causes n’étaient que des distractions à la pureté d’une guerre
bien menée.
Ahazian Kel, dernier héros des Ekran, avait cherché à ne faire qu’un avec la guerre. Aussi
s’était-il abandonné à Khorne. Il avait offert le sang de ses frères kels en sacrifice, y compris
celui du prince Cadacus. Il chérissait ce souvenir par-dessus tout, car Cadacus, parmi tous ses
cousins, avait bien failli le tuer.
Ce qui se déroulait ici n’était qu’une étape de plus dans son voyage sur la Voie Octuple. Il
l’avait suivie depuis les plaines de Mornepierre d’Aqshy jusqu’aux basses terres Cendreuses
de Shyish, et il n’allait pas s’arrêter maintenant. Pas avant d’avoir obtenu son trophée.
Ahazian laissa le tempo de la guerre le pousser de l’avant, en plein milieu des morts.
Lentement mais sûrement, il se fraya un chemin vers le portail. Des squelettes brisés et
désarticulés jonchaient le sol derrière lui. Ses disciples le protégeaient des coups les plus
violents, quitte à sacrifier leur vie pour préserver la sienne. Il espéra qu’ils y trouvaient une
certaine satisfaction – c’était un véritable honneur que de mourir en tant qu’élu de Khorne, de
graisser les rouages de la bataille au moyen de leur sang, afin que les vrais guerriers
accomplissent une destinée digne d’eux.
Il abattit son marteau crâne, fracassa un squelette et comprit soudain qu’il n’était plus cerné
par l’ennemi. Quelques dizaines de maraudeurs de sang – plus forts ou plus rapides que les
autres – se dégagèrent eux aussi. Loin de ralentir, il se mit à courir et les maraudeurs de sang
lui emboîtèrent le pas sans même se jeter un regard. Ceux qui étaient encore bloqués parmi les
morts allaient devoir se débrouiller seuls.
La cour du mausolée-citadelle était illuminée par des feux follets améthyste, qui oscillaient
avec indolence dans l’air saturé de poussière. À la faveur de la lueur qu’ils dégageaient, il
distinguait d’étranges mosaïques sur les murs et le sol dépeignant des scènes de guerre et de
voyages. Des statues abîmées par le temps et l’absence d’entretien guettaient dans les coins,
leurs yeux tournés vers le ciel.
Ahazian mena ses derniers guerriers dans les salles silencieuses. Les maraudeurs de sang se
regroupèrent en marmonnant. Au combat, leur courage ne connaissait aucune limite. Mais là,
dans le noir et la quiétude, les peurs ancestrales avaient tôt fait de ressurgir. Des terreurs
nocturnes, de celles qu’on murmurait autour des feux de camp, hantaient cet endroit. Chaque
ombre semblait dissimuler une légion de fantômes aux gueules hérissées de crocs prêts à se
jeter sur les guerriers des clans pour les déchiqueter.
Ahazian ne dit rien pour les apaiser. La peur leur permettrait de rester sur le qui-vive. Par
ailleurs, il ne lui incombait pas de les maintenir sur la Voie Octuple ; ça, c’était le travail des
prêtres du massacre. S’ils flanchaient ou s’ils fuyaient, Khorne les punirait comme il se doit.
Le vacarme de la bataille n’était plus qu’un vague murmure. Des rais de lumière froide
tombaient depuis de grands trous dans le toit, et les feux follets tourbillonnaient tout autour,
illuminant la voie. Ahazian écarta des rideaux de toiles d’araignée au moyen de sa hache et
pulvérisa des colonnes effondrées et des tas de débris à coups de marteau pour se dégager
un chemin.
Plus ils s’enfonçaient, plus les esprits des morts étaient nombreux. Des spectres silencieux,
en guenilles et à peine visibles, erraient sans but précis. Des âmes égarées qui suivaient la voie
de souvenirs estompés. Perdus dans leur misère, les fantômes ne faisaient preuve d’aucune
hostilité. Mais leurs chuchotements à peine intelligibles se mêlaient à ses pensées à une
fréquence agaçante, et il les frappait de colère quand ils s’approchaient un peu trop. Ils ne lui
prêtaient cependant aucune attention, ce qui ne faisait qu’ajouter à son agacement.
Quand ils gagnèrent enfin les chambres intérieures, sa colère était grande, et ses disciples
gardaient leurs distances. Il se surprit à espérer qu’un ennemi apparaisse. Une embuscade,
peut-être. N’importe quoi, pourvu qu’il puisse donner libre cours à sa frustration.
La salle du trône du mausolée-citadelle était une chambre circulaire, dont les murs incurvés
s’élevaient jusqu’à un haut dôme brisé par un cataclysme oublié depuis longtemps. Le clair de
lune blafard drapait la chambre en ruine, illuminant les vestiges abattus de statues brisées et
scintillant entre les voiles de toiles d’araignée et de poussière qui s’accrochaient à toutes
les surfaces.
— Dispersez-vous, ordonna Ahazian d’une voix tonnante qui brisa le silence.
Ses serviteurs obéirent en traînant des pieds. Il s’approcha de la grande estrade qui occupait
le centre de la chambre. Elle était surmontée d’un énorme trône de basalte. Et sur le trône était
avachie une forme imposante. Des squelettes fracassés jonchaient le sol tout autour de
l’estrade et sur les marches, leurs os éparpillés brillant faiblement de l’éclat d’un sorcefeu.
Ahazian gravit prudemment l’estrade. Dans ce royaume, un cadavre silencieux était
dangereux. Mais la forme brisée affalée sur le trône ne tressaillit même pas. Son armure
lourde était couverte d’une couche de toiles d’araignée si épaisse que sa teinte écarlate, ainsi
que le crâne aux ailes de chauve-souris qui l’ornaient, étaient quasiment invisibles. En
s’approchant, il fut impressionné par le gabarit même du défunt potentat. La créature était
gigantesque, de même que la hache à fer noir qui pendait dans sa main décharnée et dont le fil
reposait contre le sol. Le cadavre portait un lourd casque cornu surmonté d’un
cimier effiloché.
Il écarta une partie des toiles d’araignée du bout de sa hache et révéla une longue déchirure
dans la cuirasse crasseuse, comme si une lame extraordinairement affûtée avait perforé le
métal et ce qui passait pour le cœur de l’homme.
— Ha ! murmura Ahazian d’un air satisfait.
Enfin, il l’avait trouvé. Il planta sa hache gore dans l’accotoir du trône et plongea la main
dans la blessure. Des araignées en jaillirent, lui remontèrent le long du bras ou tombèrent au
sol. Il ignora les arachnides paniqués et continua de fouiller la cavité moisie jusqu’à ce que ses
doigts se referment enfin sur ce qu’il cherchait depuis si longtemps.
Il arracha l’éclat d’acier noir de la carcasse du défunt, et il y eut un bruit à mi-chemin entre
un gémissement et un soupir. Il leva son trophée pour l’observer dans la pénombre. Un éclat,
arraché à la lame au moment du coup de grâce. C’était un fragment d’une arme – pas de
n’importe quelle arme, car forgée dans les flammes d’ombre d’Ulgu. Une des Huit.
— Gung, dit doucement Ahazian.
La Lance des Ombres. Appelée le Chasseur par certains, et le Tueur de Loin par d’autres.
Une fois lancée, Gung trouvait toujours sa cible, quelle que soit la distance qui l’en séparait.
Même le voile séparant les royaumes mortels ne pouvait empêcher le Tueur de Loin de
terrasser sa proie.
L’éclat de métal semblait frémir dans sa main, comme s’il était avide de regagner son nid
dans la cage thoracique du cadavre.
— Non, petit croc, le temps est venu pour toi de t’éveiller et de me conduire jusqu’à ce que
je désire.
Il glissa le fragment dans une bourse accrochée à sa ceinture. Si Volundr disait vrai, l’éclat
allait le mener au Chasseur. Le morceau était étroitement lié au reste de l’arme, au point que
l’un et l’autre s’attiraient. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de l’éloigner de la dépouille de
sa victime.
Comme il descendait de l’estrade, il entendit un coup de tonnerre soudain, qui laissa place à
un battement lancinant. Il comprit alors qu’il s’agissait de bruits de sabots martelant le sol de
pierre. Ses hommes se tournèrent vers les portes, qui s’ouvrirent brutalement, et une vague de
guerriers montés déferla dans la pièce. Des destriers noirs comme du charbon s’ébrouèrent et
poussèrent des hurlements, lancés au galop sur les maraudeurs de sang surpris. Les cavaliers
portaient des armures d’obsidienne, ainsi que de longues lances et des épées. Des visages
pâles et féminins se dissimulaient sous des casques baroques à haut cimier, tandis que les
faciès des autres étaient dissimulés derrière des visières bestiales. Lorsqu’Ahazian poussa un
cri d’alerte, les cavalières avaient déjà massacré la plupart de ses guerriers.
Comme la boucherie continuait, l’une d’elles se détacha du groupe et poussa sa monture en
direction de l’estrade. Ahazian attendit. Il était certain de pouvoir se dégager à coups de hache,
le cas échéant, mais sa curiosité l’emportait. La cavalière se laissa glisser de selle dans un
vacarme de mailles et avança à grands pas vers l’estrade. Tandis qu’elle se rapprochait,
Ahazian sentit une odeur de sang pourri. Il gloussa.
— Je ne m’attendais pas à voir une créature telle que toi par ici.
— Les miens sont partout. Cette terre est nôtre, après tout.
Elle virevolta et trancha le bras levé d’un maraudeur de sang qui se ruait sur elle. Elle écarta
le mourant d’un coup de pied et en éventra un second, qui cherchait à profiter de son
apparente distraction. Elle se retourna enfin vers lui.
— Quel que soit le nombre de créatures qui les infestent en ce moment même.
Ahazian haussa les épaules.
— Je ne suis qu’un pèlerin.
— Un pèlerin particulièrement bruyant. Vous autres, les Sang-Liés, faites un sacré vacarme
quand vous vous y mettez.
Le vampire sourit, dévoilant un croc.
— Cela dit, un peu de bruit ne m’a jamais dérangée.
Elle abattit sa lame d’un geste nonchalant, et trancha la tête d’un maraudeur de sang blessé
qui chancelait vers elle.
— Les hurlements, par exemple.
Ahazian tourna la tête de gauche à droite et roula des épaules. Il était pressé d’en découdre
avec elle. Au moins les morts assoiffés étaient-ils de bons guerriers.
— Es-tu la reine de ces tas d’os ? T’ai-je offensée de par ma présence ?
Il descendit d’une marche. Ses armes frémissaient entre ses mains, avides de mordre la chair
mort-vivante.
— Je ne suis pas reine, mais j’en sers une. Et elle veut ce que tu es venu voler, dit-elle en
tendant son épée. Donne-le-moi et je te laisserai peut-être partir sans te priver de tes bras,
ajouta-t-elle avant de sourire. Ou pas.
— Dis à ta reine qu’elle n’obtiendra de moi que ce qu’elle pourra me prendre, rien de plus.
Le vampire acquiesça, comme si elle s’était attendue à une réponse de ce genre.
— Si tel est ton souhait, je vais me contenter de t’en délester.
— Tu crois pouvoir me tuer, ma jolie ? demanda Ahazian en l’invitant à s’approcher d’un
geste de sa hache. Viens donc. Voyons si tu es prête à perdre autant de sang que tu en bois.
Le vampire bondit sur l’estrade plus vite qu’il ne l’aurait cru possible. Malgré son armure,
elle évoluait avec une grâce mortelle. Son épée traça un sillon en travers de sa cuirasse, et il
recula sous le choc. Contrarié, il lui asséna un coup de marteau crâne. Elle s’écarta telle une
anguille en lui entaillant le bras avant de reculer d’un bond, si bien que la hache d’Ahazian
s’écrasa contre la surface de l’estrade.
— Rapide, murmura-t-il, admiratif.
— Plus rapide que toi.
— Ça reste à voir.
Il fit tournoyer sa hache avec nonchalance et, attirant ainsi son regard, lui décocha un coup
de marteau. Elle se déhancha et saisit l’arme dans sa paume. Sa hache lui entailla la cuisse, et
elle n’eut d’autre choix que de reculer.
Ses disciples se jetèrent sur lui, ombres d’acier noir aussi vives que le mercure. Ses guerriers
étaient tous morts, ou à l’agonie. Il était seul. Il eut un sourire satisfait. Il n’y avait pas assez
de batailles pour tout le monde. Leurs lames jaillirent vers lui en tous sens, et il eut bien du
mal à toutes les parer. Certaines passèrent sous sa garde et vinrent entailler son armure ou rosir
sa peau.
Il rugit de colère et exécuta un large arc de cercle avec sa hache gore. Un chevalier de sang,
plus lent que les autres, hurla, touché au flanc. Elle s’écarta en virevoltant, son armure froissée
et ses côtes enfoncées.
Il poursuivit le vampire blessé qui dévalait les marches. Les autres lui emboîtèrent le pas,
comme il l’avait espéré. Il se retourna et écrasa son marteau sur le visage de l’un d’entre eux,
qui s’effondra, le crâne fracassé. Un autre hurla comme sa hache lui tranchait le bras. La force
du coup l’envoya valdinguer à l’autre bout de la pièce.
— Est-ce donc tout ce que vous avez dans le ventre ? rit-il. Je suis un Kel des Ekran,
sangsues. On m’a nourri de sang, et ma berceuse était le fracas des épées. Je suis la guerre
incarnée, et aucune créature, fût-elle morte ou vivante, ne peut me tenir tête.
— Trêve de bavardage, dit le premier vampire, qui apparut derrière lui.
Son épée se glissa aisément entre les plates de son armure et s’enfonça dans son dos.
Ahazian hurla et chancela avant de lui arracher son arme des mains. Sa hache glissa de sa
poigne. Une sainte agonie le foudroya, embrasant chacun de ses nerfs. La douleur était la
récompense de tout guerrier, et il l’accueillit à bras ouverts.
Il abattit son arme et la rata de peu. Elle lui sauta sur le dos, et il tituba sous son poids. Elle
chercha la garde de son épée. Il se tortilla, l’arracha de son perchoir et la projeta au sol. Il
l’immobilisa avec son marteau et saisit maladroitement la lame.
— Perfide sangsue, grogna-t-il.
— Tous les moyens sont bons à la guerre, siffla-t-elle.
Elle lui brisa la mâchoire d’un coup de poing qui le projeta sur le côté. La force du vampire,
bien qu’inférieure à la sienne, était impressionnante. Alors qu’il chancelait encore, elle se
releva d’un bond, posa le pied contre son dos, saisit la poignée de son épée et la retira de la
plaie dans un geyser de sang. Il poussa un hurlement de douleur. Le souffle court, il chercha
sa hache.
Il l’aperçut enfin et la ramassa à temps pour parer une estocade de son adversaire. Les autres
vampires les encerclaient, en quête d’une ouverture. Chaque fibre de son être l’exhortait à
tenir bon et à combattre, à prouver sa supériorité, quitte à y laisser la vie. Mais quel était le
sens d’une mort aussi misérable ? Khorne ne la remarquerait sans doute même pas. Non,
mieux valait quitter le champ de bataille et chercher une fin plus glorieuse. Digne de
ses efforts.
Il se remit debout, et ils s’éloignèrent lentement l’un de l’autre. Sa blessure commençait déjà
à cicatriser. Il fallait plus que cela pour venir à bout d’un guerrier de sa trempe. Il poussa un
rire long et grave.
— Tu m’as diverti, ma jolie, mais des affaires plus pressantes que cette danse m’attendent.
Ahazian se jeta vers le chevalier de sang le plus proche. Le vampire, qui ne s’y attendait pas,
tomba sous un déluge de coups, après quoi le guerrier de Khorne dépassa les autres. Sans leur
laisser le temps de l’attraper, il agrippa une monture ébène par la crinière et se hissa en selle
en remettant son marteau à la ceinture. L’animal se débattit, tenta de le mordre, mais un coup
violent le ramena à la raison. Il tira d’un coup sec sur les rênes et éperonna la monture.
L’animal se jeta un avant en poussant un hennissement de désespoir. Ahazian se plaqua contre
son encolure pour le pousser à aller toujours plus vite.
Il jaillit du mausolée-citadelle au galop. Les morts l’attendaient en silence au clair de lune.
Les cadavres de ses maraudeurs de sang étaient entassés ici et là. Ils n’allaient plus tarder à se
lever et à rejoindre les rangs de leurs bourreaux afin de combattre éternellement – une juste
récompense les concernant. Ahazian Kel rit en brandissant sa hache. Il allait se frayer un
chemin jusqu’à la liberté avant que les vampires ne puissent le suivre. Qu’ils le poursuivent
donc. Que les âmes de tous les morts de ce royaume se liguent contre lui. Cela importait peu.
D’une manière ou d’une autre, la Lance des Ombres serait sienne.

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À Nick et Josh, pour m’avoir envoyé dans les cieux de Chamon, avec hache et
pistolet.

UNE PUBLICATION BLACK LIBRARY

Version anglaise originellement publiée en Grande-Bretagne en 2017 par Black


Library.
Cette édition est publiée en France en 2018 par Black Library
Games Workshop Ltd, Willow Road, Nottingham NG7 2WS UK.

Produit par Games Workshop à Nottingham.


Titre Original : Overlords of the Iron Dragon.
Traduit de l’Anglais par : Philippe Olivier.
Illustration de couverture : Johan Grenier.
Cette traduction copyright © Games Workshop Limited 2018.

Corsaires du Dragon de Fer © Copyright Games Workshop Limited 2018. Corsaires


du Dragon de Fer, GW, Games Workshop, Black Library, Warhammer, Warhammer
Age of Sigmar, Stormcast Eternals, et tous les logos, illustrations, images, noms,
créatures, races, espèces, véhicules, lieux, armes, personnages, et tous les éléments
distinctifs, sont soit ® ou TM, et/ou © Games Workshop Limited, selon les lois
appropriées à travers le monde.
Tous droits réservés.

Dépot légal : Avril 2018

ISBN 13 : 978-1-78572-901-0

Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes, faits ou lieux
existants serait purement fortuite.

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Traduction
La version française de ce document a été fournie à titre indicatif. En cas de litige, la
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