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Laurent Marty: Le Flamenco
Laurent Marty: Le Flamenco
La danse espagnole dans les débuts du cinéma.
De Carmencita à Carmen, folklore et stéréotypes
Laurent Marty.
Introduction
Depuis Louis Le Prince qui filme dès 1888 son fils Adolphe dansant au son de l'accordéon
jusqu’aux premières tentatives des laboratoires Edison pour faire parler les images, de
l’incroyable prolifération des versions muettes de grands opéras à l’opéra sans voix qui
devient le sujet même du Phantom of the Opera de Rubert Julian (1925), le cinéma des
premiers temps ne cesse d’interroger son rapport au son, dans un curieux jeu
d’absence/présence, de décalage narratif et de fascination réciproque.
Cette étonnante fascination pour la représentation du mouvement musical et son effet sur
l’auditeur aboutit à d’intéressants jeux de correspondance. Donner à voir la musique c’est
montrer le mouvement du corps, la danse devient représentation cinématographique du son.
Elle est hauteur, rythme, musique visuelle.
Bien plus, elle est la manifestation charnelle du pouvoir de séduction de la musique. Le
mariage de la musique et de la danse ajoute à la fascination du geste musical une charge
physique particulière, un érotisme intense. Ce n’est pas pour rien que la première femme
filmée dans les studios d’Edison est la danseuse espagnole Carmen Dauset, plus célèbre sous
son nom de scène Carmencita. Ce film d’à peine trente secondes connaît un beau succès de
scandale à sa première diffusion ; la vision d’une cheville nue déchaine les fureurs de
l’Amérique puritaine.
En cette fin de XIXe, la danseuse gitane représente le parangon de la séduction la plus
sauvage, ce qui peut sans doute expliquer la prolifération des versions cinématographiques
de la Carmen de Bizet.
S’interroger sur la façon dont le cinéma, dès son origine, filme la danse comme présence
visible de la musique, comme représentation graphique de l’onde musicale, comme
incarnation de l’effet sensible et sensuel de l’audition, c’est s’interroger sur son rapport au
désir, au corps féminin, dans un long voyage qui aboutira à une forme de mythologie de la
musique dans le cinéma.
Un voyage qui débute en Espagne, à la fin du XIXe siècle.
Avant Carmen
Partons des sources, tout d’abord. Prosper Mérimée, voyageur infatigable, observateur
sincère du mode de vie espagnol, s’est essayé dans sa nouvelle Carmen (1845/47) à une sorte
de dissertation sur les mœurs des gitans d’Andalousie, dont la pitoyable histoire de son
héroïne serait une démonstration. Plus œuvre d’écrivain, et d’écrivain français de surcroît,
que d’ethnographe, Carmen n’échappe pas, dans sa description des mœurs espagnoles à
quelques raccourcis et stéréotypes teintés d’une pointe de racisme1.
C’est que, pour le reste de l’Europe, l’Andalousie gitane et son folklore si particulier
semblent résumer toute l’Espagne dans une vision mêlant musique, danse et sexe sur fond de
superstition et de violence. N’accablons pas, pourtant, l’auteur français. Il n’a en rien inventé
ces stéréotypes, s’il en fut le plus célèbre zélateur.
1
Delgado, p. 139‐150
Car ces clichés sont ceux du temps. La mode, alors, est à l’Espagne gitane ou sévillane, sans
grande distinction entre les deux. Le peintre écossais John Phillip (1817‐1867) popularise dans
ses tableaux l’image de la gitane danseuse et chanteuse dans une vision colorée, décorative,
exotique et bien peu exacte (Life among the Gypsies, 1847 ; La Gloria, A Spanish Wake, 1864).
Tout, chez lui, n’est que danses bariolées, guitares et castagnettes sous le soleil écrasant d’une
Séville pour touristes.
Plus étrangement, les auteurs espagnols, eux‐mêmes, se rendent coupables de propager
ces stéréotypes sous couvert de nationalisme, ainsi Serafín Estébanez Caldéron dans ses
Escenas Andaluzas (1847). Le courant du costumbrismo voit le jour au moment où se construit
une identité nationale espagnole, dans un pays en pleine transformation économique. Ces
écrivains célèbrent les traditions d’un peuple menacé par l’influence européenne et
l’internationalisation des mœurs.
Comme le note Anaïs Coulin :
« Le costumbrismo fut en ce sens un moyen d’inscrire et de figer des traditions qui se
perdaient et pour lesquelles les auteurs avaient une nostalgie certaine et même parfois des
regrets. Mais plus encore, il fut souvent l’expression d’un véritable rejet de ce qui était
étranger et a fortiori français, en faveur de ce qui était considéré comme espagnol. Dans cette
opposition entre national et étranger, c’est en réalité toute la dialectique entre tradition et
progrès qui se dessine2. »
L’Andalousie devient, bien malgré elle, métonymique de l’Epagne toute entière, dans un
enjeu à la fois nationaliste et culturel. Mais, en célébrant la part la moins occidentale de leur
patrimoine culturel, les gitans de l’Espagne du sud vus comme la manifestation la plus pure
du génie national le moins contaminé par l’influence étrangère, ces auteurs mettent en avant
ce qui pour les étrangers est le signe le plus flagrant de l’altérité et donc le plus susceptible
d’exciter les stéréotypes. Assez curieusement, les représentations de cette culture
farouchement espagnole rejoignent donc largement les clichés de la littérature exotique
française.
C’est à peu près à la même époque, entre 1869 et 1910, et sous l’influence de ce regain
d’intérêt pour la culture gitane, que se développe le flamenco tel que nous le connaissons. Il
se professionnalise, envahit les cafés et devient un spectacle couru par les touristes aussi bien
que par les autochtones.
La danse espagnole traditionnelle sévillane, l’escuela bolera, se fixe à la même époque,
métissage d’éléments classiques et de danses empruntées à la zarzuela, dans une perspective
héritée du costumbrismo. Ce métissage d’un folklore réinventé atteint son apogée dans les
années 1920, avec l’apparition de la copla, genre de chanson avec orchestre plus commerciale
que typique, qui mêle rythmes et tournures mélodiques du flamenco et de la zarzuela.
Cette Espagne pittoresque qui se dépeint elle‐même sous les couleurs les plus vives,
renforce ce stéréotype de l’Andalousie comme représentante unique des traditions
populaires espagnoles les plus authentiques3. Cette construction de l’identité culturelle
espagnole autour d’une figure raciale rejoint par là même une vision romantique du gitan,
naturel nécessairement marginal et déclassé4.
2
Coulin p. 13
3
Ortega, p. 101
4
Colmeiro, p. 92
L’opéra de Bizet adoucit ces traits de caractère. Son exotisme avant tout musical, ses
personnages conventionnels, en font un véhicule idéal pour un certain mythe universel de la
séductrice, d’autant plus fatale que gitane. La création madrilène de Carmen au théâtre de la
Zarzuela en 1887 déclenche pourtant un scandale, qui porte à son comble le clivage entre
tenants du costumbrisme et ceux du modernisme occidental. Le Madrid de l’époque n’a, il est
vrai, guère à voir avec l’Epagne qu’avait connue Mérimée5. Pourtant, les thèmes représentés
dans Carmen ne sont guère différents de ceux des zarzuelas contemporaines de Francisco
Asenjo Barbieri : taureaux, amour et vengeance (Pan y toros, 1864).
Malgré ces critiques, c’est pourtant la Carmen de Bizet, femme fatale archétypale, qui va
personnifier et pour longtemps cet érotisme exotique de la femme andalouse rêvée par les
Romantiques.
Edison, la première Carmen du cinéma
Rendons‐nous maintenant au tout début du cinéma, alors qu’Edison vient à peine de faire
construire son premier studio dans les jardins de son usine, une cabane de planches peinte en
noir vite surnommée « Black Maria », surnom des fourgons cellulaires de la police new‐
yorkaise. C’est là que sont filmés, entre le 10 et le 12 mars 1894 deux courtes bobines de la
danseuse espagnole Carmen Dauset Moreno, dite Carmencita.
Née à Almeria en 1868, morte peut‐être en 1910, Carmencita, qui n’est pas gitane malgré
ce que son prénom laisserait croire, se fait d’abord connaître à l’Exposition universelle de Paris
de 1889 avant de partir pour New‐York où elle débarque en août de la même année. Après
quelques succès sur des scènes secondaires, elle est engagée en février 1890 au Koster & Bial’s
Concert Hall, sur la 23ème rue à Manhattan. Son succès croît rapidement, articles et photos
publicitaires lui sont consacrés dans la presse populaire de l’époque et connaît son apogée
avec le Carmencita Ball au Madison Square Garden, le 30 janvier 1891, où plus de six mille
personnes payent cinq dollars, somme alors considérable, pour la voir danser.
C’est auprès d’un public disons adulte qu’elle connaît ses plus grands succès lors de soirées
privées ; c’est ainsi que les peintres John Singer Sargent et William Merritt Chase la
rencontrent et font son portrait. Succès de scandale, d’ailleurs, car en sa présence, les dames
de la bonne société se plaignent hautement d’avoir été « victimes d’une exhibition
sensuelle6. »
Sa vogue passant, elle quitte les Etats Unis en janvier 1895 et sa trace se perd.
Revenons aux jardins d’Edison. William L. Disckson, opérateur et réel inventeur du
kinétoscope, choisit de filmer pour la première démonstration du nouvel appareil à Boston
quelques vedettes de Koster & Bial. Carmencita est ainsi la première femme à être
immortalisée sur pellicule, même s’il semble que les films de la trapéziste Alice Capitainet et
de la contorsionniste Ena Ertholdi aient été diffusées d’abord7.
Cette courte saynète est typique du cinéma d’attraction que pratique Edison, qui consiste
à filmer frontalement en plan moyen un numéro de music‐hall connu. La pauvreté du dispositif
répond aux impératifs de diffusion, car le kinétoscope permet seulement le visionnage
individuel au travers de lunettes d’une image faiblement éclairée. On serait bien en peine de
trouver une quelconque saveur espagnole à l’ensemble, hors le costume de la danseuse, et
5
Kertsz, Christoforidis, pp. 79‐110
6
Tinterow, Lacambre
7
Mora « Carmen Dauset Moreno, primera musa del cine estadounidense », p. 31.
les spécialistes eux‐mêmes ne semblent pas d’accord sur le type de danse pratiqué par
l’artiste8.
La solitude du spectateur du kinétoscope explique que l’on trouve assez rapidement
quelques bandes à l’érotisme timide, pimenté ici de surcroît d’une pointe de saveur exotique.
Un érotisme qui nous échappe quelque peu, mais semble évident pour les spectateurs de
l’époque, comme nous le montre une anecdote rapportée par The Newark Evening News du
17 juillet 1894.
Le 13 juillet 1894, un jeune promoteur du kinétoscope, John Schwerin, fait une
démonstration de la nouvelle invention dans la petite ville d’Asbury Park, agréable station
balnéaire du New Jersey. Soucieux de la moralité de ses administrés, le sénateur et fondateur
de la ville, James Adam Bradley, accompagné du maire, Franklin Ten Broeck, demande à
visionner l’ensemble du programme avant d’en autoriser la diffusion. Le sang méthodiste du
sénateur ne fait qu’un tour lorsqu’il se rend compte que la danseuse dévoile un coin de
cheville en soulevant son jupon. Il confie à un journaliste du New York World : « Cette danse
de robe est tout simplement dégoûtante. Elle dégrade la femme. Je ne pense pas qu’une
femme doive se dévoiler la sorte, sauf à son mari9. »
Ainsi donc, dès ses débuts à l’écran, la gitane est une femme scandaleuse, séductrice,
immorale – et elle s’appelle Carmen !
Les Frères Lumière, l’Espagne vue par des yeux d’artistes
L’honneur d’avoir tourné les tous premiers films en Espagne revient à l’infatigable
Alexandre Promio (1868‐1927), opérateur vedette des frères Lumière, qui inaugure ses
projections à Madrid les 13 et 14 mai 189610.
Nous le trouvons d’abord à Barcelone en train de filmer le débarquement d’un bateau, puis
à Madrid où il nous montre l’arrivée des toréros devant la plaza de toros. Après avoir filmé
quelques curiosités comme la Puerta del sol, il s’intéresse ensuite grandement à l’armée
royale.
Le second voyage des opérateurs Lumière les conduit à Séville en avril 1897 où ils
consacrent également plusieurs bobines à une corrida. Ils reviennent en janvier 1898 pour
fixer à nouveau des vues du port de Barcelone et de nouvelles scènes militaires.
Le dernier voyage du siècle les conduit enfin en avril/mai 1898 à Séville et c’est là qu’après
avoir filmé la procession de la semaine sainte, ils réalisent le premier grand ensemble de films
consacré à la danse espagnole. Notons que les opérateurs Lumière s’étaient, pour ce qui est
de filmer des danseurs espagnols, fait prendre de vitesse par l’opérateur William Short,
opérateur du pionnier anglais du cinéma, Robert W. Paul11. Short filme entre août et
septembre 1897 un couple en train de danser, sous le titre générique de Andalousian Dance12
dans un dispositif frontal d’une frustre simplicité digne d’Edison.
Sur un ensemble de vingt bandes filmées en Espagne cette année‐là sur des thématiques
typiquement costumbristes, douze sont consacrées à la danse.
Les vues 843 à 854, selon l’ordre établi par Michelle Aubert et Jean‐Claude Seguin13 (145 à
156 du catalogue Lumière), réunissent sous le titre générique de « Danses espagnoles », douze
8
Idem.
9
Id. p. 33
10
Larraz, p. 21
11
Kessler, Verhoeff, p. 11
12
Visible sur https://youtu.be/iwSSitjzq6U
13
Aubert, Seguin
numéros filmés à l’Alcazar de Séville, sans doute entre le 3 et le 23 avril 189814, par une troupe
qui pourrait être celle alors fameuse de José Otero Aranda avec José Segura15.
Quel changement par rapport à la manière de Dickson ! Louis Lumière, artiste autant
qu’inventeur, donne à ses opérateurs des instructions précises quant à la dimension picturale
attendue de ces films. Ce soin esthétique éclate ici à la fois dans le choix du décor, le cadre
authentique du pavillon de Charles Quint dans les jardins de l’Alcazar, chef‐d’œuvre de
l'architecture espagnole du XVIe siècle, et dans le soin apporté au cadrage. Nous en restons au
plan moyen unique, mais les angles changent à chaque prise pour varier les points de vue et
mieux capter les mouvements des danseurs : plans plus ou moins rapprochés, à 45° ou 90° du
bâtiment, faisant entrevoir dans le lointain la Tonnelle du Lion.
Surtout, ces films font entrer la musique dans le champ de vision : nous voyons deux
guitaristes accompagner les danseurs. Ce film donne ainsi à voir la musique et nous laisse
imaginer, par les mouvements des corps, les mouvements sonores.
La danse, typique de la Escuela Bolera costumbriste, mélange des éléments historiques du
XVIIIe siècle, des éléments populaires et des éléments venus du pré‐flamenco16.
Carte postale animée à destination de Paris, ces films accumulent les signes d’un ibérisme
prétendument authentique : une danse typique captée dans un décor touristique, comme un
élément l’habitant naturellement ; comme si, tous les jours, on dansait dans ces jardins.
Les opérateurs Lumière sont des cinéastes, pas des reporters documentaristes et leur
cinéma montre leur vision propre d’une Espagne comprise au travers des peintres et écrivains
romantiques ‐ on remarquera ainsi la similitude frappante de ce plan avec le tableau Une
Dance bohémienne dans les jardins de l'Alcázar, devant le pavillon Charles V (1851) d’Alfred
Dehodencq, conservé au musée Thyssen de Madrid.
La scénographie reprend la disposition typique d'une véritable salle de spectacle mais
structurée spécifiquement pour la caméra ; la troupe de danseur se déploie de façon
symétrique au premier plan de chaque côté de l’image, tandis que les guitaristes adossés aux
piliers ferment l'image à l’arrière‐plan. On trouve même un embryon de dramaturgie
cinématographique dans La sal de Andalucía, où le corps de ballet sort de l’encadrement
obscur de la porte avant de se déployer au soleil, ou dans Las peteneras pour lequel la caméra
bascule dans un angle à 90° pour pouvoir montrer le mouvement en profondeur des danseurs,
qu'un filmage frontal aurait écrasé.
Rien de moins naturaliste que cette recréation totale du cinéma, mise en scène où se recrée
une ambiance qui doit être fidèle en tout point aux attentes du public français, tout en posant
les premières bases d’une syntaxe cinématographique.
Assez curieusement, c’est à Paris, lors de l’Exposition Universelle de 1900, que les
opérateurs Lumière vont filmer pour la première fois de véritables danseurs de flamenco,
réunissant sans doute la danseuse Anita Reguera, Virgilio Arriaza, dont le père avait été le
professeur de Carmencita et un étonnant personnage d’origine cubaine, tour à tour acrobate
14
Griñan p. 31
15
Mora « “El otro” que baila en las películas de Lumière (Sevilla, 1898) ».
16
Esteban, p. 38.
de cirque, magicien, dresseur de chevaux, tavernier, chanteur et danseur, Jacinto Padilla, plus
connu sous le nom d’« El Negro Meri17. »
Il s’agit de deux danses intitulées « Danse espagnole de la Feria, Sevillanos » et « Danse
espagnole de la Feria Cuadro flamenco. » La Feria est le nom du restaurant du pavillon
espagnol à l’exposition, on peut donc déduire que ce groupe s’y produit à l’époque.
On ne sait donc trop ce qu’il convient d’admirer ici : les pavillons de l’exposition universelle
qui servent de décor, la performance acrobatique des danseurs eux‐mêmes, ou encore la
possibilité qu’offre l’exposition d’admirer à Paris une attraction si typique. Mais l’importance
historique de ce document, qui permet de voir un exemple d’un flamenco artistique si ancien,
ne doit pas être sous‐estimée, d’autant que la présence parmi ses pionniers d’un danseur
cubain métis semble avoir été assez rapidement effacée des mémoires.
Alice Guy, le regard sensible
La figure Alice Guy (1873‐1968), première cinéaste femme de l’histoire, est aujourd’hui fort
heureusement sortie de l’ombre. La musique et la danse font partie des sujets qu’elle a le plus
souvent exploités dans ses films, en témoignent de nombreuses bandes plus ou moins
inspirées de la danse serpentine de Loie Fuller et parfois traitées avec une pointe d’érotisme
coquin, comme Au Bal de Flore ou Les Fredaines de Pierrette, (1900), où l’on voit deux femmes
s’étreindre dans une danse endiablée.
Réalisatrice pour le Chronophone, ancêtre du cinéma parlant mis au point par Gaumont,
Alice Guy filme en 1906 la première adaptation d’extraits de l’opéra Carmen de Bizet en douze
phonoscènes.
Pour préparer ce tournage, elle effectue un voyage en Espagne entre le 15 octobre et la fin
du mois de novembre 190518 dans l’espoir d’ailleurs déçu d’y trouver, selon ses mémoires,
« la Carmen idéale19 ». Le but que lui a fixé Léon Gaumont est de réaliser les premières
phonoscènes en espagnol, dont plusieurs extraits de zarzuelas comme El hùsar de la guardia
ou Gigantes y Cabezudos20.
Alice Guy et son opérateur Anatole Thiberville partent sur les pas des opérateurs Lumière :
Barcelone, Madrid, puis l’Andalousie, véritable but du voyage21.
Toujours sur le modèle des opérateurs Lumière, elle filme dans le patio central de la Casa de
Pilatos à Séville les inévitables danses d’une troupe professionnelle de la escuela bolera avec
en vedette la danseuse madrilène Elsa Romero22. La Malagueña y el torero reprend même
une danse déjà immortalisée par Lumière, filmée exactement selon le même dispositif, même
s’il est deux fois plus long. Ainsi, le cinéma encore tout jeune se copie lui‐même : les films des
opérateurs Lumière ont déjà instauré un modèle de représentation, un stéréotype
cinématographique.
Mais Alice Guy va plus loin et ose dépasser le tourisme cinématographique. Elle s’intéresse
au paysage urbain, filme la pauvreté des faubourgs de Madrid, va à la rencontre des habitants.
17
Mora. « Whos is who in the Lumière Films of Spanish Song and Dance at the Paris Expoisition, 1900 »
18
Griñan, p. 49
19
Guy, pp. 89‐96.
20
Claver, pp. 42‐43
21
Dans Le cinema premier, vol. 1, édité par Gaumont (2008)
22
McMahan
A Grenade, lors d’une visite au quartier de l’Albaicin, elle rencontre selon ses mémoires le
« Roi des Gitans23 » qui l’amène rencontrer sa tribu, qui vit dans une grotte du Sacromonte,
dans une rue qu’elle appelle « Calle de Jesús », sans doute une confusion avec une rue du
quartier qui s’appelait alors « Calle del Salvador », rebaptisée depuis Cuesta del Chapiz. Là, les
femmes acceptent de danser pour sa caméra. Le « Roi des gitans » pourrait être Mariano
Fernández Santiago dit « Chorrojumo », prince autoproclamé de gitans de Grenade mort en
1906, figure populaire auprès des touristes auxquels il servait de cicerone. Sa maison, la Cueva
de Chorrojumo se trouve effectivement dans la Cuesta del Chapiz et correspond assez au
décor entrevu dans ces films.
Les deux séquences dansées du film Grenade24 sont donc prises dans la cour simple d’une
maison typique, pavée des petits galets que l’on retrouve aujourd’hui. La famille, entassée sur
des chaises basses devant la porte d’entrée, déborde allègrement du cadre. Une jeune fille
s’élance dans une danse pleine d’énergie, au son des palmas et d’un guitariste, puis une
femme d’âge mûr prend sa place. Les danseuses s’appliquent à rester dans le champ. Un jeune
enfant fièrement assis à côté de sa maman attentive, joue avec des castagnettes, puis s’ennuie
vite et veut partir.
Il se dégage de ces scènes brèves une impression de vie qui contraste très fortement avec
l’académisme raide et un peu vide des scènes précédentes. Alice Guy semble avoir voulu tout
fixer, au‐delà même de la danse offerte. Le cadre déborde de personnages et de petits
événements visuels, toute la famille n’y entre d’ailleurs pas, au point de saturer l’image des
signes de l’exotisme.
Une danse moins séduisante par un quelconque érotisme que par la vie grouillante qui s’y
manifeste.
Des stéréotypes espagnols vieux comme le cinéma
Voici le décor planté pour les pionniers. Ces films nous disent moins ce qu’était l’Espagne
de l’époque que ce que les opérateurs ont voulu nous en montrer, c’est à travers leur regard
que les premiers spectateurs découvrent ce pays. C’est par eux que se construit l’image
cinématographique de l’Espagne : courses de taureaux, danses andalouses et monuments
historiques en constituent le vocabulaire, limité on le voit aux topiques touristiques majeurs.
Même si les premiers cinéastes locaux prennent très vite le relais, sans doute dès 189925,
ces stéréotypes vont rapidement s’imposer comme le modèle de représentation par
excellence de l’Espagne. La période d’expansion mondiale du cinéma, à partir de 1905, va
contribuer à la propagation de ces stéréotypes. Au point qu’en 1916, l’écrivain Vicente Blasco
Ibáñez se sent obligé de réagir et décide de réaliser en collaboration avec Ricardo de Baños
l’adaptation de son roman Arènes sanglantes26 pour la société de production catalane
Barcinógrafo. Mais son film disparaîtra rapidement des écrans face à la superproduction
Paramount dirigée par Fred Niblo avec l’immense star Rudolph Valentino (1922), qui réunit à
peu près tous les clichés imaginables.
Lassés de se voir ainsi représentés, les pays hispanophones réagissent tout à fait
officiellement lors du Congreso hispanoamericano de cinema, qui se déroule à Madrid en
23
Guy, p. 64‐95
24
1905GR 10053 du catalogue Gaumont
25
Griñan Doblas. « Stereotypes and archetypes in early Spanish cinema » pp. 487‐488
26
Ortega, p. 99‐118.
octobre 1931, en prenant la résolution de bannir mutuellement les films qui représenteraient
de façon erronée des coutumes nationales27.
Cette initiative, d’ailleurs stoppée net par la guerre civile, reste sans grand effet et le cinéma
continue longtemps à colporter cette image d’une Espagne peuplée de toréros, de danseurs
de flamenco, de dangereux bandits et de gitanes provocantes.
En route vers Carmen
Les liens entre Carmen et le cinéma sont anciens puisque, dès 1896, un metteur en scène
a l’idée de projeter en fond de scène une bande Edison pour figurer une corrida durant une
représentation28. La première adaptation cinématographique, sonore, semble avoir été
réalisée, nous l’avons dit par Alice Guy en 190629.
L’année 1909 voit la sortie de deux versions concurrentes, obéissant d’ailleurs aux mêmes
principes. En effet, deux compagnies nouvellement créées essaient d’attirer dans les salles un
public plus cultivé avec des films ambitieux, empruntant leur sujet aux grandes pages
historiques ou à des œuvres célèbres. Le Film d’Arte Italiana confie à Gerolamo Lo Savio (1857‐
1931) la réalisation de sa Carmen. Tandis qu’en France, c’est André Calmettes, réalisateur du
fameux Assassinat du duc de Guise (1908) et qui venait de porter à l’écran Tosca avec Sarah
Bernhardt et Lucien Guitry, qui tourne une Carmen pour Le Film d’Art. Cette version reprenait
semble‐t‐il les décors de la création en 1875 et le rôle était tenu par une danseuse de l’Opéra‐
comique, Régina Badet, créatrice de la version théâtrale de La Femme et le Pantin de P. Louÿs
et Pierre Frondaie.
En tout, plus d’une vingtaine d’adaptations cinématographiques de l’œuvre de Bizet voient
le jour avant 1915.
Pourquoi Carmen ?
La plus célèbre de ces adaptations muettes, l’une des rares d’ailleurs à avoir survécu, reste
le long métrage signé par Cecil B. deMille en 1915, avec dans le rôle‐titre l’une des plus
fameuses cantatrices de son temps, Géraldine Farrar. Cette adaptation est un point
intéressant dans l’histoire de cet art nouveau, car elle cristallise les préoccupations des
cinéastes en ce début du XXe siècle.
Ce film se situe en effet à une période charnière dans l'histoire du cinéma américain. En
1912, pour la première fois, un film américain dépasse les deux bobines. Il s’agit de La Reine
Elisabeth du réalisateur français Louis Mercanton, produit par Adolphe Zukor avec Sarah
Bernhardt en vedette. Trois ans plus tard, Edward G. Griffith développe dans Naissance d'une
nation les procédés modernes de découpage et de montage. Le cinéma dépasse le stade du
divertissement populaire pour devenir une forme d'expression artistique capable d’attirer un
public cultivé.
Telle est l’ambition du producteur Jesse L. Lasky qui fonde avec son beau‐frère Samuel
Goldwin et leur associé Cecil B deMille la « Jesse L. Lasky Feature Play Company ». Son but est
simple, faire venir à l’écran les artistes les plus célèbres du moment, dans des pièces
mélodramatiques inspirées du modèle de David Belasco, le plus célèbre auteur et producteur
de Broadway.
27
Vasey, p. 17
28
Musser, p. 31.
29
Pour une filmographie à peu près complète, voir Ann DAVIES, Phil POWRIE, Carmen on Screen: An Annotated
Filmography and Bibliography, Woodbridge, Tamesis, 2006.
En cette année 1915, la grande sensation culturelle de la saison new‐yorkaise est la reprise
de Carmen au Metropolitan Opera, dirigée par Arturo Toscanini avec en vedettes Enrico
Caruso et Géraldine Farrar. Le succès est tel que Farrar devient pour toute une génération
l’incarnation même de l’héroïne de Bizet, qu’elle sera la seule à chanter au Met jusqu’en 1922
avec soixante‐deux représentations consécutives, dont cinquante‐sept à guichets fermés. Un
record jamais égalé !
Geraldine Farrar n’est pas que la plus célèbre Carmen de son temps. C’est une immense
star, la première soprano américaine à faire une carrière internationale, jouissant d’une
popularité que les acteurs de cinéma mettront longtemps à égaler. Fille d’un joueur de base‐
ball de la Major League, elle incarne pour son public la femme américaine moderne, sportive,
dynamique, sympathique, coquette.
L’idée de Lasky est de profiter de cette immense popularité pour faire venir au cinéma le
public de la diva. Il lui propose de tourner trois films durant les vacances d’été du Met pour le
cachet mirobolant de 20 000 dollars30, ce qui fait d’elle l’actrice la mieux payée de l’année. Par
comparaison, elle touche alors environ 1 500 dollars par représentation au Met et le tournage
de Carmen coûtera en tout 23 000 dollars. Son cachet montera jusqu’à 150 000 dollars pour
quatre mois de tournage en 191831.
Gitane version Hollywood
Pour bien comprendre l’impact de cette version de Carmen, il faut d’autre part se rapporter
à ce qu’est la mise en scène d’opéra de l’époque, où le chanteur reste face à la salle et non
face à ses partenaires ‐ le but est d’être bien entendu, non de créer une illusion théâtrale. Le
film de DeMille veut au contraire utiliser à plein les moyens modernes du cinéma pour donner
un réalisme nouveau à l’action. Le choix de Géraldine Farrar s’avère judicieux car la cantatrice,
très consciente des limites dramatiques du genre, est par ailleurs l’une des premières à
s’inspirer des théories modernes du théâtre.
Le film se présente comme un digest des scènes les plus célèbres de l’opéra, même si la
nécessité de mixer quelques éléments de la nouvelle pour échapper à d’éventuelles
poursuites des ayant‐droits ‐ l’opéra n’étant alors pas encore dans le domaine public ‐ conduit
à d’étonnantes contorsions du scénario.
Le changement le plus profond dans l’œuvre semble être dû à Geraldine Farrar elle‐même.
En effet, la cantatrice développe une vision toute personnelle de l’héroïne, moins séductrice
ou femme libre choisissant son destin qu’amante passionnée conduite à la mort par une
fatalité inexorable. Farrar, femme de son temps, tire le personnage vers sa propre sensibilité
et en fait une flapper girl espagnole. Sa Carmen n’est pas une femme fatale et n’a rien de la
vamp que joue Theda Bara à la même époque dans le film de Raoul Walsh. Séductrice par
nature et par métier plus que par coquetterie, elle meurt sans avoir jamais vraiment compris
les sentiments qu’elle avait déchaînés dans l’âme de José.
Carmen, la cantatrice et la danse
Même si la projection du film était accompagnée par une version abrégée de l’opéra32
il n’en reste pas moins que, à défaut de sa voix, il faut à Geraldine Farrar trouver un nouveau
moyen d’expression pour exprimer sa séduction. Ce sera la danse. Elle va donc mimer les
30
Nash, p. 90.
31
Morey, p. 140.
32
Voir le DVD Video Artists International VAI 69222.
mouvements de la musique, les mouvements de la séduction, dans une correspondance
visuelle aux expressions habituelles de son chant.
Il est bien évident, à voir le film, que la cantatrice n’a jamais visité l’Espagne, n’a jamais
sérieusement dansé et n’a sans doute même aucune idée de ce qu’est le flamenco. Il paraît
par contre presque certain qu’elle a vu au cinéma certaines scènes dansées filmées par les
innombrables émules des Lumière ou d’Alice Guy. Sa danse, qui ignore les bases mêmes du
braceo ou du taconeo, semble plutôt un étrange mélange de Loie Fuller et de fox‐trot.
La mise en scène de ces scènes dansées sous‐entend que les spectateurs connaissent et
attendent un certain nombre d’archétypes liés à la danse espagnole et à l’ambiance gitane.
Pour être espagnol, le film doit donc contenir les marqueurs de son ibérisme. Cela passe par
quatre éléments majeurs. Les décors (qui ne s’éloignent guère des toiles de l’Opéra‐Comique),
les costumes, les accessoires, la danse.
Pour accentuer la ressemblance avec un opéra traditionnel, Cecil B. deMille isole certains
moments pivots du film comme le seraient des scènes d’opéras. C’est le cas de la scène dans
la taverne de Lilas Pastia (7’), qui fonctionne comme une séquence autonome, dotée de son
propre générique. La musique de la bande‐son originale correspond d’ailleurs au début de
l’acte II.
La tenue choisie pour l’héroïne, particulièrement luxueuse, n’a rien à voir avec celle d’une
pauvre cigarière et s’avère des plus composites. La robe typique de fête, dite traje de gitana
ou de feria s’accompagne ici non du traditionnel peigne ou de fleurs, mais d’un sombrero
cordobés, chapeau de Cordoue, plutôt destinée aux cavalières. Tenue plus datée de la fin du
XIXe siècle, d’ailleurs, que de l’époque de Mérimée et en tout point semblable à ce que le
cinéma et la peinture avaient déjà popularisé.
A partir de 9’, on passe à l’équivalent visuel de la fameuse Habanera de l’acte I. Un intertitre
nous annonce une nouvelle séquence « The game begins. » En moins de deux minutes,
Carmen a totalement changé de tenue. La voici à présent tête nue dans une robe à amples
volants.
Huit minutes plus tard, de retour chez Lilas Pastia, Farrar arbore une nouvelle robe, en satin
ce coup‐ci. Et, enfin, Carmen danse. Sur une table, tandis que des guitaristes l’accompagnent
sur une estrade bien visible au fond de l’auberge. Les hommes s’empressent autour d’elle. Elle
tombe dans les bras de Don José. C’est donc par la danse et non par le chant que cette Carmen‐
là séduit. Par un étonnant effet de discrépance, nous voyons un guitariste tandis que nous
entendons l’orchestre symphonique de Bizet, une discordance qui deviendra de plus en plus
récurrente au cinéma.
Après l’immense succès de Carmen, Géraldine Farrar incarne plusieurs rôles espagnols
parmi les quinze films qu’elle tourne. On la trouvera ainsi dans Maria Rosa de Cecil B. deMille
(1916) d’après le dramaturge catalan Àngel Guimerà, en Dolorès, dans The Stronger Vow de
Reginald Barker (1919), dans The Hell Cat, présenté par la publicité comme une « Carmen des
prairies » puis en Concha Perez dans l’adaptation de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs
avec Lou Tellegen (1920),
Et pour finir
Même si le film peut nous sembler aujourd’hui bien daté, la Carmen de DeMille marque de
façon profonde à la fois l’histoire du cinéma, en contribuant à en faire un art artistiquement
reconnu, et l’histoire de l’opéra, car il change profondément les attentes des spectateurs qui
voudront désormais retrouver sur scène le réalisme de la réalisation cinématographique.
Il cristallise également toute une imagerie cinématographique de l’Espagne du sud,
contribuant ainsi à l’inscrire pour longtemps dans l’imaginaire des spectateurs. Pourtant, le
cinéma espagnol a aussi ses Carmen, et même avant Cecil B. deMille, comme Carmen, o la hija
del contrabandista de Ricardo de Baños et Alberto Marri (1911) avec Conha Lorente et la
même année la Carmen d’Enrique Santos (1911), puis en 1913 la coproduction italo‐espagnole
dirigée par Giovanni Doria et Augusto Turqui avec en vedette la très parisienne Suzy Prim.
C’est dans un contexte particulièrement dramatique que viendra la réponse la plus
nationaliste à ce mythe de la femme andalouse. Nous sommes en 1938, en pleine guerre civile.
Franco cherche à populariser par le cinéma la propagande pour sa cause, mais les principales
sociétés de productions se trouvent en territoire républicain. Qu’à cela ne tienne, il trouve
grâce à Goebbels un appui en Allemagne auprès de la UFA. C’est donc une société germano‐
espagnole, la Hispano Film Produktion qui produit Carmen, la de Triana (1938) de Florián Rey
avec la grande Imperio Argentina. Une version tout à fait édulcorée, où Don José meurt tué
par un de ses anciens compagnons de bande après que, dans un sursaut de loyauté, il soit allé
les dénoncer. Héros régénéré donc, du retour au droit chemin. Les aspects folkloriques d’une
Espagne de carte postale sont exaltés pour mieux cacher le message moral, mais point de
gitane ici, cette Carmen danse des sévillanes classiques et chantent des coplas, fort belles au
demeurant de Juan Mostazo.
Aussi critiquable que soit le message véhiculé par le film, il marque cependant le premier
effort réussi pour « réhispaniser » Carmen, selon les mots de José Colmeiro33.
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