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LES AMBASSADES DE LA FRANÇAFRIQUE

L’HÉRITAGE COLONIAL DE LA DIPLOMATIE FRANÇAISE

MICHAEL PAURON
La collection «Dossiers noirs», créée et animée par l’association Survie depuis 1994, documente,
questionne et critique les impérialismes en Afrique – et en particulier l’impérialisme de l’État
français.

© Lux Éditeur, 2022


www.luxediteur.com
Conception graphique de la couverture et de la maquette intérieure: Jolin Masson

Dépôt légal: 4e trimestre 2022


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN (papier): 978-2-89833-054-4


ISBN (pdf): 978-2-89833-055-1
ISBN (epub): 78-2-89833-056-8
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.
Table des matières

Introduction

Première partie.
Le vrai pouvoir de l’ambassadeur
1. Le gardien
2. Guerre de palais à l’ambassade
3. Un acteur de la désinformation

Deuxième partie.
Une domination symbolique et matérielle
4. L’Afrique des ambassadeurs
5. Au palais des colonies
6. De la chair à canon locale

Troisième partie.
Dans les anciennes colonies, tout est permis
7. Ivresse et sexe
8. Il n’y a pas de petites économies
9. Les petites affaires des ambassadeurs

Quatrième partie.
Politiques migratoires: un business en or
10. «Nous n’aimons pas qu’on parle de nous…»
11. Privatisation, politique migratoire et corruption
12. Fuites à tous les étages

Conclusion

Notes et références
Introduction

Les basses du kuduro[I] font trembler les murs d’une petite boîte de nuit
située dans le centre de Luanda, capitale de l’Angola. Nous sommes un soir
de juin 2018. La danse et la boisson font oublier un court instant la crise
économique qui sévit alors dans l’ancienne colonie portugaise, la plus grave
depuis la fin de la guerre civile, en 2002: l’inflation galope et le kwanza – la
devise locale – se fait rare, à tel point que de nombreux distributeurs
automatiques de billets sont vides. Le verre coûte environ deux euros, une
fortune pour plus de la moitié des Angolais qui doivent vivre avec moins
d’un euro par jour. Le pays est pourtant le deuxième producteur africain de
pétrole. Afin d’éviter de rendre trop de monnaie, le bar ne vend que des
tickets de cinq boissons. La clientèle est composée d’Angolais et
d’étrangers. Parmi eux, des Français.
On ne peut pas les rater: ils crient à tue-tête pour essayer de s’entendre.
La petite trentaine d’années, ils ont manifestement bu plus que de raison. Ils
transpirent, chemise de costume à moitié ouverte sur un jean de marque
américaine. Les discussions tournent autour des femmes angolaises: on
scrute les serveuses, les clientes, on les juge avec des qualificatifs qu’on
préfère ne pas répéter ici, pensant sans doute que les Angolais, lusophones,
ont du mal à les comprendre.
L’un des Français s’écroule et vomit sur le sol. Ses acolytes le relèvent et
l’assoient sur une chaise. Ils s’excusent auprès des employés qui s’activent
pour nettoyer. Sur la piste de danse, un autre embrasse licencieusement une
Angolaise. Tous ces Français font partie du corps diplomatique de leur
pays. Quelques jours plus tard, je recroiserai d’ailleurs l’un d’eux dans le
bureau de l’ambassadeur de France.
Ce n’est pas la première fois que j’assiste à ce genre de scènes dans une
capitale africaine – et cela ne concerne pas que les employés des
ambassades, mais plus généralement les Européens. Beaucoup d’autres
m’ont également été rapportées. Et si elle n’est pas propre à l’Afrique, cette
arrogance prend une toute autre dimension sur ce continent, où la France fut
l’un des empires coloniaux les plus importants (près d’un tiers de sa
surface) et l’une des places fortes de la traite atlantique. Néanmoins, elle est
loin de ne concerner que des débordements lors de soirées trop arrosées – si
seulement… Cette arrogance s’expose aussi au grand jour lors
d’événements plus officiels, comme l’illustre cet autre tableau, au
Cameroun, le 22 février 2021.
Ce jour-là, Christophe Guilhou se rend au palais de l’Unité, le palais
présidentiel de Yaoundé. L’arrivée de l’ambassadeur de France est
immortalisée par la télévision camerounaise. Dans un grand hall en marbre,
le chef du protocole conduit le diplomate dans un salon cossu. Paul Biya,
président du Cameroun depuis 1982 et réélu en 2018 à l’âge de 85  ans,
l’accueille d’une poignée de main. Les deux hommes, masque de protection
sanitaire sur le nez – pandémie de COVID-19 oblige –, s’assoient sur de
larges canapés en cuir blanc. Les flashs des appareils photo crépitent. Puis
le reportage reprend au départ de l’ambassadeur. Ce dernier s’arrête sur le
parvis du palais et prend la parole. Il explique avoir remis une lettre de la
part du président français, Emmanuel Macron, et avoir abordé un «certain
nombre de sujets», dont l’épidémie de COVID-19, mais aussi «la situation
intérieure au Cameroun» et «l’excellence de la relation bilatérale». Pas plus
de commentaires: rien sur le nord-ouest et le sud-ouest du Cameroun, par
exemple, où une guerre civile fait rage depuis 2017 et a provoqué la mort de
6 000 personnes, et rien non plus sur les prisonniers torturés[1].
Cette mise en scène ridicule tourne en boucle à la télévision nationale
camerounaise et sur les réseaux sociaux. Décembre 2019, avril 2020, juin
2020… À chacun de ses entretiens avec Paul Biya, l’ambassadeur de
France se plie au même rituel. Imaginerait-on, à l’inverse, un ambassadeur
africain prendre la parole devant les journalistes de France Télévisions sur
le parvis de l’Élysée? Pourquoi, plus de soixante ans après les
indépendances, l’ambassadeur de France a-t-il conservé un statut à part
dans les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne? On
pourrait invoquer l’«histoire particulière» qui lie la France au continent
africain, mais on peut aussi être plus clair: les colonies, la Communauté
française puis la coopération, l’importante présence militaire française,
l’existence d’une langue commune, les intérêts économiques et financiers
de l’élite dirigeante soutenue par l’État français contribuent à entretenir en
permanence les liens de dépendance envers l’ancienne puissance coloniale,
et ce, au détriment, bien souvent, du plus grand nombre des Africains. Mais
quelle est aujourd’hui la part de cet héritage dans les relations entretenues
entre ceux qui, parmi ces derniers, du chef de l’État aux employés
d’ambassade, sont en lien direct avec les centaines de diplomates français
répartis dans les 48 chancelleries que compte le réseau diplomatique
tricolore en Afrique[II] – soit près du tiers des ambassades françaises dans le
monde?
L’importance des liens tissés durant la période coloniale est depuis cette
époque une variable de la politique étrangère de la France. L’ancien
colonisateur a construit et perpétué sa puissance dans les relations
internationales sur la base de la domination coloniale. «Le “pré carré
africain” qu’elle s’est ainsi aménagé a été pour la France une ressource
essentielle dans le jeu diplomatique, permettant de compenser la perte
d’influence et de prestige résultant de la fin de l’Empire colonial», explique
le professeur en droit public Jacques Chevallier. «La décolonisation n’a
qu’exceptionnellement, et souvent de manière temporaire, entraîné la
rupture de ces liens: des relations étroites ont généralement été maintenues
– relations fondées, comme dans la période coloniale, sur un rapport de
domination[2]», poursuit-il. En d’autres termes, il est vital pour la France de
maintenir son influence sur ces territoires. Charge aux diplomates d’être les
exécutants et les facilitateurs de cet objectif.
S’interroger sur la manière dont les rapports pourraient être rééquilibrés
devient urgent, au-delà des discours politiques d’intention, jamais suivis
d’effets, tandis qu’une partie de la population africaine souhaite mettre un
terme à cette asymétrie de pouvoir. Parfois instrumentalisés – mais pas
toujours, comme tentent de le faire croire les diplomates français – par
quelques puissances dont font partie la Russie, la Chine, la Turquie et les
pays du Golfe, les slogans contre l’État français et sa politique africaine
trouvent un écho croissant au sein des populations locales excédées. À
l’heure où l’information, toujours commentée mais rarement vérifiée, se
répand comme un feu de brousse sur les réseaux sociaux, l’apparition
sempiternelle d’un ambassadeur de France au journal télévisé, tout comme
le comportement désinhibé de certains diplomates français dans les rues des
capitales africaines, enflent, comme sous l’effet d’une loupe, l’omnipotence
dont se rend coupable l’ancien colonisateur.
Les interventions dénonçant le néocolonialisme de la France exaspèrent
les dirigeants français, jusqu’au plus haut niveau de l’État: Emmanuel
Macron n’a-t-il pas qualifié d’«indignes» ces discours, lors d’une réunion
du G5 Sahel[III], à Pau en janvier 2020, menaçant par la même de retirer ses
troupes de la région si le ton restait inchangé? Les chefs d’État africains
présents, médusés, ont accepté sans broncher de signer une déclaration
demandant à la France de rester[3].
Mais ces gesticulations semblent bien dérisoires: la suspension de la
coopération en Centrafrique au printemps 2021[4], à la suite de la perte
d’influence française face aux Russes et à l’exploitation du «sentiment
antifrançais» – un jargon pernicieux employé par la classe dirigeante
française pour disqualifier une critique de la politique française puisqu’elle
serait irrationnelle – montre l’impasse dans laquelle l’ancienne puissance
coloniale est enferrée vis-à-vis de certains pays gravitant dans son orbite
diplomatique. Au Mali, la junte, qui a pris le pouvoir lors d’un coup d’État
en 2020, soutenue par Moscou, le nouveau partenaire exhibé par les
militaires maliens, a sitôt fait de pousser hors de ses frontières la force
militaire française Barkhane (présente depuis dix ans) et même
l’ambassadeur de France.
Ces grands mouvements géopolitiques ne sont que l’éruption cutanée
d’un mal bien plus profond. Cette enquête, menée sur une période de deux
ans, a l’ambition d’éclairer par le bas la politique française en Afrique. Quel
regard portent les Africains sur les symboles français dans leur pays, sur les
ambassades (de l’Hexagone) et leurs diplomates censés incarner la France
des Lumières et des droits humains? Que reste-t-il de la colonisation dans
les rapports entre les Africains et ces hauts fonctionnaires, héritiers des
administrateurs coloniaux? Pour tenter d’apporter des réponses, il a bien sûr
fallu s’appuyer sur l’histoire – étudier en particulier l’implantation du
réseau diplomatique, le passage du statut d’administrateur colonial à celui
d’ambassadeur au lendemain des indépendances –, mais aussi chercher à
comprendre en quoi les mutations socioéconomiques ayant cours de nos
jours sur le continent ont pu modifier cette relation – lutte contre
l’immigration illégale, lutte contre le terrorisme, guerre de l’information.
Ce travail n’a pas été facilité par le ministère des Affaires étrangères:
souvent sollicité, le Quai d’Orsay a surtout brillé par son silence.
 
[I] Musique développée en Angola, le kuduro est un mélange de breakdance, de semba, d’électro et
de percussions traditionnelles.
[II]  Seules 6 capitales africaines sur les 54  pays que compte le continent sont dépourvues d’une
ambassade de France, certains ambassadeurs ayant compétence sur les pays «secondaires» que sont
le Malawi, le Lesotho, le royaume d’Eswatini, la Somalie, la Gambie et Sao Tomé-et-Principe.
[III] Force militaire composée de la Mauritanie, du Mali, du Tchad, du Niger et du Burkina Faso.
PREMIÈRE PARTIE
LE VRAI POUVOIR DE
L’AMBASSADEUR
Chapitre 1
Le gardien

Lorsqu’arrive un convoi de Mercedes aux vitres fumées et que des


molosses à la peau noire, crânes rasés, costumes et lunettes sombres,
oreillettes et pistolets en bandoulière, en sortent, les habitants de Chapois
restent bouche bée. Dans ce village français juché dans le massif du Jura,
beaucoup d’entre eux n’ont jamais vu un Africain ailleurs qu’à la télé. Que
viennent faire ces personnages tout droit sortis d’un film de gangsters dans
ce paisible bourg de 200  âmes? Le 17  août 2011, ces gardes du corps
préparent une visite impromptue: celle d’un chef d’État, Alassane Dramane
Ouattara. Fraîchement investi à la tête de la Côte d’Ivoire après une violente
crise postélectorale qui a provoqué 3  000  morts, le président ivoirien est
venu rendre un vibrant hommage à l’un de ses amis.
Dominique Pin vient de mourir. Diplomate, plusieurs fois consul général
(notamment à Mexico et Madrid), il avait rejoint en 2001 l’ambassade de
France à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire. Il y avait
retrouvé l’ambassadeur Renaud Vignal, dont il avait déjà croisé le chemin
au Canada, où Vignal était consul général et Pin responsable de la
communication. Et même si l’expérience ivoirienne a été très courte pour
les deux hommes, à peine deux ans (2001-2003), elle les a liés à jamais au
destin de celui qui n’était alors qu’un ancien premier ministre devenu un
opposant menacé de mort. En 2007, Alassane Ouattara s’était aussi rendu
aux obsèques de Renaud Vignal. Quatre ans plus tard, en janvier 2011, alors
que Ouattara se battait pour chasser Laurent Gbgabo du pouvoir et accéder
à la magistrature suprême, Dominique Pin avait pris la plume malgré la
maladie pour défendre son ami ivoirien dans une vibrante tribune publiée
dans Libération[1].
Six mois plus tard, dans la petite église de Chapois, accompagné de sa
femme Dominique Ouattara, le président ivoirien est ému. Il sort une feuille
pliée en quatre et prononce un discours de quelques minutes: «Alors que
nous étions menacés de mort, pourchassés par des hommes en armes,
l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire Renaud Vignal et son plus proche
collaborateur, Dominique Pin, ont posé un acte d’une portée considérable.
À la demande de la France, du président Chirac, il nous a accueillis à la
résidence de France à Abidjan. Ainsi, nous avons été hébergés chez
Christine et Dominique Pin, du 21 septembre 2002 au 27 novembre 2002»,
rappelle-t-il, avant de témoigner son «infinie reconnaissance au grand
diplomate, au grand serviteur de la France, au grand ami de la Côte d’Ivoire
qu’il a été». «Nous leur devons d’être en vie», conclut-il. La cérémonie
terminée, le chef d’État repart à Dole avec son encombrante escorte, non
sans avoir échangé quelques mots avec la famille. Un avion privé attend le
couple pour le ramener dans sa résidence de Mougins, dans le sud-est de la
France, où il passe l’été.

Il faut sauver le soldat Ouattara


Neuf années se sont écoulées entre cette nuit du 18 au 19 septembre 2002 et
les obsèques de Dominique Pin. Sans l’intervention de l’ambassade de
France, la destinée d’Alassane Ouattara – toujours au pouvoir après avoir
remporté un troisième mandat le 31  octobre 2020 avec 94,27  % des
suffrages – et celle de son pays auraient été tout autre. Les événements de
2002 illustrent de manière éclatante le rôle joué par des diplomates français
dans une crise africaine: influer sur le cours de l’histoire en s’ingérant dans
les affaires internes d’un pays phare du pré carré de la France en Afrique. À
une différence près – mais de taille – que soulignent tous les témoins de
l’époque: cette fois, il s’agissait de sauver une personnalité de premier plan
en danger et non de l’écarter pour préserver une influence, comme ce fut si
souvent le cas par ailleurs.
La Côte d’Ivoire est entrée dans le XXIe siècle en pleine tourmente: en
1999, un coup d’État contre Henri Konan Bédié, successeur putatif de Félix
Houphouët-Boigny disparu en 1993, porte au pouvoir le général Robert
Guéï. Ce putsch militaire est en partie l’expression d’une révolte contre le
concept d’«ivoirité», un discours nationaliste instillé par Bédié et qui
gangrène la société ivoirienne. La remise en cause de la nationalité d’une
frange des Ivoiriens – musulmans du Nord et originaires des pays
limitrophes, notamment du Burkina Faso – désintègre la nation. En juillet
2000, une nouvelle constitution inscrit l’ivoirité dans le marbre: ne sont
présidentiables que ceux nés de père et de mère ivoiriens, eux-mêmes
d’origine ivoirienne. L’ancien premier ministre (1990-1993) Alassane
Ouattara est spécifiquement visé: musulman du Nord, il est ainsi empêché
de participer aux élections d’octobre 2000. Cette disqualification facilite
l’élection de l’opposant Laurent Gbagbo. Ce socialiste, aux côtés de sa
femme Simone Gbagbo, qui n’est autre que l’architecte du Front populaire
ivoirien dont elle compte parmi les membres les plus radicaux, n’hésite pas
à jouer à son tour de l’ivoirité pour asseoir sa légitimité et son autorité.
Mais moins de deux ans après l’élection, le pays s’embrase.
Le 19 septembre 2002, alors que Gbagbo se trouve en Europe, les Forces
armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) essuient des attaques attribuées
à des mutins écartés de l’armée et à des forces étrangères venues du
Burkina Faso[I]. Il s’agit en réalité d’anciens militaires ivoiriens regroupés
autour du sergent-chef Ibrahim Coulibaly, qui se sont entraînés au Burkina
Faso avec la complicité de son président Blaise Compaoré, et qui étaient
déjà impliqués dans le coup d’État de 1999 et les autres tentatives ayant eu
lieu jusqu’en 2002. Le ministre de l’Intérieur Émile Boga Doudou est
assassiné, le ministre de la Défense Moïse Lida Kouassi s’en sort de
justesse.
Dès 5 heures du matin, des échanges de tirs sortent Cocody de la torpeur
nocturne. Cette commune chic d’Abidjan Nord abrite nombre de résidences
diplomatiques, mais aussi la résidence présidentielle, accolée à celle de
l’ambassadeur de France, et la villa de l’ancien premier ministre Ouattara.
La situation est suivie de près par Paris. Les ressortissants français sont
priés de rester chez eux.
L’armée loyaliste prend vite le dessus et engage des représailles contre
tous ceux susceptibles d’être à la manœuvre. Ouattara apprend par
téléphone l’assassinat du général Robert Guéï, de son épouse, ainsi que de
certains de ses collaborateurs. L’information est aussi parvenue à
l’ambassade de France. Renaud Vignal et Dominique Pin sont informés que
le corps de l’ancien président putschiste a été abandonné sur une route. Ils
demandent à des militaires français d’aller le récupérer: il gît nu au bord
d’un fossé. Jean-Baptiste Soro, le responsable de la sécurité d’Alassane
Ouattara, prie ce dernier de quitter sa résidence. Selon les informations
reçues, les gendarmes sont en route pour arrêter l’opposant[2]. La suite est
rocambolesque.
En début d’après-midi, à l’aide d’une échelle, le couple Ouattara et tous
ceux réfugiés chez eux (Adama Toungara, maire d’Abobo, sa femme Amy
Toungara et leurs enfants, le chef de la sécurité Jean-Baptiste Soro)
franchissent le mur qui les sépare de la résidence d’Allemagne. Celle-ci est
fermée. Ils envisagent alors de rejoindre celle de la République islamique
d’Iran mitoyenne. Finalement, Marius Haas, l’ambassadeur allemand
nommé quelques jours plus tôt dans la capitale économique ivoirienne, leur
ouvre la porte et les accueille chez lui où il s’est barricadé.
Vers 20 heures, les militaires ivoiriens arrivés chez Ouattara remarquent
l’échelle et se plantent devant la résidence allemande. Pour les sortir de
cette impasse, Ouattara active tous ses relais, dont Renaud Vignal. La
France doit-elle intervenir? À Paris, l’ancien premier ministre ivoirien
bénéficie du soutien indéfectible de Nicolas Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur. Jacques Chirac, le président français tout juste réélu, est proche
d’Henri Konan Bédié. Il avait d’ailleurs donné son feu vert sans sourciller
pour accueillir son ami ivoirien à la résidence de France lors du putsch de
1999[3]. Avec Gbagbo, en revanche, les relations sont plutôt fraîches.
Pour Vignal et son premier conseiller, l’équation est simple: le temps que
la demande d’exfiltration remonte à Paris, qu’elle atterrisse sur le bureau de
Dominique de Villepin, le ministre des Affaires étrangères, qu’une réunion
se mette en branle pour prendre une décision, il est fort probable que
Ouattara subisse le même sort que le général Guéï. Selon un témoin de
l’époque, les deux diplomates n’abordent aucunement la question politique,
mais seulement le sauvetage humanitaire d’un dirigeant dont la vie, selon ce
dernier, ne tiendrait plus qu’à un fil. Vignal est connu pour son goût de la
diplomatie active, et Pin est un habile communiquant: une stratégie est mise
en place.
Il s’agit d’abord de faire pression sur la présidence ivoirienne afin
d’assurer une protection à Ouattara. Ils pensent obtenir satisfaction et
informent ce dernier dans la soirée qu’une escorte de la garde présidentielle
va venir le chercher dans la nuit, vers 4  heures du matin. À la résidence
d’Allemagne, l’opposant est à bout de nerfs. Dehors, des hommes en armes
hurlent: «Livrez-nous le Mossi!», allusion à ses origines burkinabè[II]. Il
s’emporte au téléphone: «S’ils viennent nous chercher à une heure aussi
tardive, c’est certainement pour nous exécuter!» lance-t-il à Renaud Vignal.
La protection promise n’arrivera en fait jamais.
Vignal et Pin décident de prendre un risque: aller chercher Ouattara sans
attendre l’aval de Paris. Sur ce point, les récits divergent: Vignal aurait
indiqué à Ouattara que Chirac avait donné son feu vert, mais un proche de
la scène affirme le contraire: «Les deux diplomates se sont entendus pour
aller le chercher avant d’obtenir l’aval de Paris, afin de lui sauver la vie.»
Vignal revêt un gilet pare-balles et part avec une escorte militaire
suffisamment voyante pour écarter toute tentative d’arrestation par les
FANCI en patrouille aux abords de la résidence de Gbagbo. Il est plus de
minuit quand les cinq véhicules pénètrent dans la résidence d’Allemagne.
Le maire d’Abobo et sa famille s’installent dans la voiture de tête, le couple
Ouattara dans la seconde avec l’ambassadeur de France. Dans un
crissement de pneus, les véhicules repartent vers la résidence de France. La
grille du parc à peine ouverte, ils pénètrent en trombe. Le portail se referme.
Ouattara est hors de danger.

Des proches d’Alassane Ouattara, comme beaucoup d’Ivoiriens, trouvent


une fin tragique dans les jours qui suivent. Les bidonvilles entourant les
camps militaires où s’étaient cachés les rebelles sont détruits et de
nombreuses exactions sont commises contre les ressortissants burkinabè. La
villa du couple Ouattara est pillée et incendiée. Le cocon trouvé dans la
résidence de Dominique Pin et de sa femme, Christine Pin, s’avère bien
fragile. La tranquillité apparente est interrompue dès le 25  septembre par
une marche des «jeunes patriotes» sur l’ambassade de France, qui accusent
Ouattara d’être le commanditaire de la tentative de coup d’État et exigent
qu’il leur soit remis. Le 22 octobre, une violente manifestation a lieu à Port-
Bouët, devant la base militaire française, avec la même exigence.
L’attitude de la France est également directement visée: ayant refusé de
faire jouer les accords de défense, contrairement à ce qu’elle avait pu faire
dans des situations similaires dans d’autres pays d’Afrique, elle est accusée
de complicité avec les rebelles. La sécurité de la résidence est
considérablement renforcée avec l’arrivée de gendarmes du Groupement
d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). Le survol du parc, à
plusieurs reprises et à basse altitude, par des hélicoptères russes Mil MI-8
pilotés par des mercenaires d’Europe de l’Est au service du pouvoir
ivoirien, conduit l’armée française à déployer une défense antiaérienne sur
le toit de la résidence de l’ambassadeur qui prend des airs de forteresse
assiégée.
Les jours passent et une routine s’installe. Quand il ne lit pas les
journaux, Ouattara est au téléphone. Quelques diplomates africains passent
le voir, comme Ahmedou Ould-Abdallah, l’ancien ministre des Affaires
étrangères de Mauritanie alors envoyé spécial du secrétaire général des
Nations Unies en Afrique de l’Ouest. Le retour de Dominique Pin, tous les
jours vers 17 heures, sonne l’heure de l’apéritif. Sur la terrasse donnant sur
le parc et la lagune, au bruit des milans et des corbeaux qui se chamaillent,
ils font le débriefing de la journée: qui Ouattara a-t-il eu au téléphone?
Comment avancent les négociations de cessez-le-feu? Quelles sont les
instructions de Paris? Le couple insiste: il veut rentrer en France le plus
rapidement possible, où l’opposant se dit qu’il sera plus utile que confiné
dans le parc de la résidence de France. Son épouse Dominique Ouattara met
en avant sa nationalité française auprès du diplomate.
Au fil des jours, des liens se nouent, et la maisonnée s’organise. Il y a
Emmanuel, l’homme à tout faire, un jardinier, une lingère, et trois
personnes qui s’occupent des repas et du service. Certains, dont Emmanuel,
logent sur place par peur d’être attaqués. On ne manque de rien malgré
quelques tensions sur les approvisionnements. Les petits vendeurs de fruits
et légumes livrent les produits frais à la grille d’entrée du parc. À
l’extérieur, les amis se mobilisent: Pierre Fakhoury, l’architecte de la
basilique de Yamoussoukro, un homme d’affaires libano-ivoirien influent,
leur fait parvenir un panier garni gigantesque accompagné de bouteilles de
champagne. Les militaires ivoiriens, postés à seulement quelques dizaines
de mètres, scrutent le moindre mouvement en dehors de la résidence. Ils
n’hésiteront pas à arrêter et fouiller une ambulance qui transportait à
l’hôpital le fils du premier conseiller atteint d’une grave crise de paludisme.
La question de l’exfiltration d’Alassane Ouattara vers la France se
discute entre l’ambassade et Paris. Dominique de Villepin veut obtenir un
accord de Laurent Gbagbo avant toute opération. Le 27 novembre, au cours
d’une tournée au Togo, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire censée mettre
fin à la crise, de Villepin s’entretient avec le président ivoirien en exercice.
Si ce dernier voit cette venue comme un geste d’apaisement dans les
relations franco-ivoiriennes, il impose certaines exigences. L’une d’elles est
le départ de Renaud Vignal, cible depuis plusieurs semaines d’une
campagne de haine orchestrée par la presse prorégime. Il l’obtient. De
Villepin fait une pause durant l’entretien pour téléphoner: il donne le feu
vert à l’exfiltration de Ouattara.
Alassane et Dominique Ouattara, le couple Toungara et Jean-Baptiste
Soro sont réunis dans le salon climatisé de la résidence du premier
conseiller, un verre à la main en attendant le déjeuner. Dominique Pin est à
l’ambassade. Emmanuel vient informer le groupe que des militaires sont à
la porte. Six membres du commandement des opérations spéciales entrent et
demandent à tout le monde de laisser leurs téléphones et de plier bagage. Ils
disposent de quinze minutes.
À l’extérieur de la résidence, un hélicoptère de transport Puma s’est posé
dans le parc, près de la lagune Ébrié. Un autre, une Gazelle, est en vol
stationnaire pour sécuriser le périmètre. Le petit groupe réuni, chacun est
équipé d’un gilet pare-balles et acheminé vers l’aéronef à bord de véhicules
militaires. Le Puma décolle et file en rase-mottes, talonné par la Gazelle. Il
se pose dans la campagne abidjanaise au bout d’une dizaine de minutes, où
une piste d’atterrissage a été aménagée pour accueillir un avion Transall.
Le couple Ouattara est d’abord accueilli au Gabon par leur ami Omar
Bongo. Là, l’ambassadeur de France à Libreville, Philippe Selz, est
mandaté pour convaincre l’ancien premier ministre de rejoindre les États-
Unis. Rien n’y fait: c’est depuis l’Hexagone que Ouattara participera à la
plupart des grandes discussions sur l’avenir de la Côte d’Ivoire, dont les
accords de paix de Linas-Marcoussis, en janvier 2003[4]. Il reconstruira son
parti, le Rassemblement des républicains, et préparera la conquête du
pouvoir, qu’il obtiendra en 2011 après un dernier affrontement avec Laurent
Gbagbo. Non par les urnes – il est impossible de savoir qui l’a emporté –,
mais grâce à l’intervention directe de l’armée française déployée par le
président Nicolas Sarkozy.
Renaud Vignal est lui rappelé à Paris et remplacé par Gildas Le Lidec.
Suit Dominique Pin. «En prenant cette décision seuls, ils savaient que leurs
jours seraient comptés», conclut son fils, Jérôme Pin[5].

Les gardiens de la «copule» franco-africaine


L’arrivée au pouvoir de Ouattara en 2011 est l’aboutissement d’un
processus dans lequel la diplomatie française s’est activement impliquée,
notamment par l’entremise du nouvel ambassadeur de France en Côte
d’Ivoire, Jean-Marc Simon, nommé en 2009 pour «accompagner en
douceur le processus électoral» et «rassurer le président sortant Laurent
Gbagbo sur les intentions de Paris»[6]. Le but de la manœuvre est de
convaincre le président ivoirien d’alors d’accepter enfin l’organisation
d’une élection présidentielle alors que le pays n’est pas réunifié et que les
forces rebelles qui occupent le Nord ne jouent pas le jeu du désarmement.
Selon les mots du nouvel ambassadeur, l’essentiel était de maintenir
Gbagbo «dans sa conviction d’une victoire certaine[7]».
Passé par N’Djamena au Tchad, Bangui en République centrafricaine et
Libreville au Gabon, Simon ne renie pas l’héritage de la Françafrique et
défend toutes les compromissions auprès des pires régimes. Il ne cache
d’ailleurs pas son admiration pour le dictateur tchadien Hissène Habré, «un
homme intègre[8]» selon lui. Colonel de réserve, il «n’hésitait pas à revêtir
le treillis pour des visites de terrain quand il était en poste en Afrique[9]».
Adepte de la diplomatie parallèle, il ne cache pas non plus sa proximité
avec les services secrets français: «Quand vous échangez avec les agents de
la DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure], vous gagnez leur
confiance et ils vous disent ce qu’ils font[10].»
En Côte d’Ivoire, il est au cœur de la crise postélectorale. Alors que la
Commission électorale indépendante est divisée, c’est lui, en lien avec
l’ambassadeur des États-Unis, qui fait pression sur Youssouf Bakayoko, le
président de ladite Commission, pour que ce dernier annonce seul les
résultats depuis le QG de campagne de Ouattara devant les caméras
occidentales. Conformément à la volonté du président Sarkozy, Bakayoko
proclame alors Ouattara vainqueur avec 54,1  % des voix et un taux de
participation – très improbable – de 81  %, avant d’être exfiltré vers la
France.
Alors que Ouattara et Gbagbo revendiquent chacun la victoire, Simon
tente de faire prévaloir la ligne française auprès des diplomates qu’il juge
trop pacifistes: «Seule leur importait la paix, même si c’était au détriment
de la reconnaissance de Ouattara[11].» Et réciproquement, on peut dire que
seule lui importait la victoire de Ouattara, même si elle devait se faire au
détriment de la paix. L’ambassadeur de France participe alors allègrement à
la bataille médiatique[12] qui sévit en Côte d’Ivoire comme en France et, en
homme de communication[13], c’est d’ailleurs lui qui baptise les forces
rebelles ralliées à Ouattara de Forces républicaines de Côte d’Ivoire
(FRCI): «Un acronyme que j’avais réfléchi et que je m’étais permis de
suggérer à Alassane Ouattara[14]», confirme Simon dans ses mémoires.
Quand l’armée française entre en scène pour mater les forces loyalistes et
emmène littéralement les forces rebelles jusqu’à la résidence présidentielle
de Gbagbo, qu’elle a copieusement bombardée, l’ambassadeur ne manque
pas de justifier le rôle des forces françaises: «Après une nuit de
bombardements, Gbagbo allait surgir sur les écrans de télévision pour
dénoncer un coup d’État de la France, il fallait agir vite[15].» On connaît la
suite, résumée trois ans plus tard par l’ancien président Sarkozy: «On a sorti
Laurent Gbagbo, on a installé Alassane Ouattara, sans aucune polémique,
sans rien[16].»
Après son départ à la retraite, l’ambassadeur Simon a continué de jouer
le rôle de conseiller du chef de l’État ivoirien à titre privé[17] tout en servant
les intérêts du patronat français[18]. En octobre 2011, François Fillon l’a
élevé à la dignité d’«ambassadeur de France», une distinction à vie
décernée pour «services rendus à la République» qui lui permet de
conserver son passeport diplomatique. En principe, un délai de trois ans doit
être respecté avant de faire du business dans le pays où un représentant de
la République a été en poste, mais Simon a su convaincre la Commission de
déontologie de la fonction publique que ce délai était superflu: «J’ai pu
expliquer que mon but était d’aider les entreprises françaises à gagner des
parts de marché. Pourquoi ne pas utiliser mon carnet d’adresses dans les
pays que je connais le mieux pour faire remonter le dossier des entreprises
tricolores sur le dessus de la pile[19]?» Ah! si c’est pour rendre service…

Les crises politiques ivoiriennes se répètent et se ressemblent. Les violences


postélectorales de 2010-2011 avaient fait 3 000 morts, jusqu’à l’arrestation
de Laurent Gbagbo et la victoire officielle d’Alassane Ouattara avec le
soutien de la France. Et de nouveau, au printemps 2020, la communauté
internationale retient son souffle. Ouattara a d’abord annoncé ne pas vouloir
briguer un troisième mandat, laissant espérer un changement de génération
à la tête du pays – une décision saluée par Emmanuel Macron lui-même. Un
successeur est désigné, le premier ministre Amadou Gon Coulibaly.
Depuis la passe d’armes entre Gbagbo et Ouattara, dans le marigot
ivoirien, l’ambassadeur de France a certes changé de nom, mais pas de
méthode. Gilles Huberson, un ancien chef d’escadron devenu diplomate sur
le tard, est arrivé en 2017. Passé par le Mali, puis l’île Maurice, grand
soutien de Ouattara, proche des militaires et de Jean-Yves Le Drian, qui fut
ministre de la Défense sous François Hollande et des Affaires étrangères
lors du premier mandat d’Emmanuel Macron, Huberson croit la partie
jouée. Plusieurs observateurs de la politique ivoirienne affirment qu’il ne
s’intéresse guère aux opposants, et qu’il se repose sur son consul général,
Laurent Souquière. Il est évident pour Huberson que le premier ministre va
remporter le scrutin présidentiel sans suspens. «Huberson est orphelin
d’Alassane Ouattara, mais c’est déjà le VRP de Gon Coulibaly», analyse le
consultant Franck Herman Ekra, rencontré au printemps 2020. Ce dernier
considère que l’ambassadeur de France agit comme un «proconsul». Il tente
même de «s’immiscer dans la construction de la ligne politique des partis».
«Depuis Félix Houphouët-Boigny, explique-t-il, la tradition veut que
l’ambassadeur de France est le gardien de la “copule” incestueuse franco-
ivoirienne», avec «Paris en surplomb». «L’ambassadeur de France à
Abidjan agit comme le VRP du pouvoir en place», conclut-il[20].
Alors, lorsque Amadou Gon Coulibaly décède brusquement d’un arrêt
cardiaque en juin 2020, la position de Huberson se complique. Lui, le
«sécuritaire» qui accorde plus d’importance aux sujets économiques qu’aux
droits humains et qui s’intéresse peu aux autres dirigeants politiques, est
dans l’embarras. Finalement, Ouattara se dit contraint de briguer un
troisième mandat[21], confirmant ainsi qu’il s’était résigné à transmettre le
pouvoir à un proche et non à le remettre en jeu démocratiquement.
«Inconstitutionnel», tonnent ses détracteurs. S’ouvre alors une nouvelle
crise politique qui débouche sur le boycott des élections par les principaux
partis d’opposition. La répression des manifestations tue plusieurs dizaines
de personnes. La fibre nationaliste refait surface. Les anciens présidents
Henri Konan Bédié, 86  ans, et Laurent Gbagbo, 75  ans, depuis son exil
belge et après son acquittement par la Cour pénale internationale de La
Haye (confirmé le 31  mars 2020), soufflent le chaud et le froid, mais
n’appellent pas à l’insurrection. Ouattara remporte finalement le scrutin du
31  octobre avec 94,27  % des voix. Gilles Huberson n’a pas l’occasion
d’accompagner son poulain jusqu’à la victoire: accusé de violences sexistes
et sexuelles, il est finalement rappelé à Paris en septembre, six semaines
avant l’élection[22].
L’ingérence des ambassadeurs français dans la politique africaine n’est ni
nouvelle ni anecdotique. Elle existe dès le lendemain des indépendances.
Les Gabonais s’en souviennent encore: en 1965, l’ambassadeur Maurice
Delauney instaure un véritable pouvoir parallèle à Libreville pour s’assurer
du maintien au pouvoir du premier président Léon Mba. Avec le secrétaire
général de l’Élysée aux Affaires africaines Jacques Foccart, Delauney sera
encore aux manettes pour préparer la succession de Mba et préserver les
intérêts français. Auditionné et approuvé par Paris, Omar Bongo hérite du
pouvoir en 1967 et prête serment en présence de Maurice Delauney
depuis… la capitale française. Son fils, Ali Bongo, lui succède en 2008 et
préside toujours ce pays d’Afrique centrale riche en pétrole et en bois.
Delauney avouera dans ses mémoires avoir souvent «outrepassé [le cadre]
de [ses] officielles fonctions».
Autre exemple au Rwanda, en 1994, où l’ambassade de France s’illustre
tristement: le représentant de l’époque, Jean-Michel Marlaud, accueille
dans ses murs une réunion qui aboutira à la constitution du gouvernement
intérimaire rwandais, qui planifiera par la suite le génocide. Au Sénégal,
encore, en 2012, l’ambassadeur Nicolas Normand est intervenu pour
convaincre Abdoulaye Wade de reconnaître la victoire de son rival Macky
Sall. Wade briguait un troisième mandat, jugé inconstitutionnel par ses
opposants. De larges manifestations avaient plongé le Sénégal dans une
crise inédite. L’ancien ambassadeur se souvient d’«un certain flottement
chez Wade», ce dernier hésitant à valider les résultats ou à interdire les
manifestations. «Je lui ai dit qu’il valait mieux qu’il parte la tête haute»,
poursuit Normand[23]. «Gorgui» («le Vieux» en wolof) s’est laissé
convaincre, a pris la parole et reconnu sa défaite. L’intervention du
diplomate a-t-elle été décisive? Peut-être. Mais dans toutes ces histoires,
l’essentiel est ailleurs: elles illustrent de manière éclatante l’ingérence
décomplexée des ambassadeurs français dans les anciennes colonies
africaines de la France.
Pourtant, un protagoniste comme Nicolas Normand relativise le poids de
son influence. Il n’estime pas avoir disposé d’un pouvoir particulier.
Parfois, sa carrière aurait même été à la merci des dirigeants africains,
comme lors de son passage au Congo-Brazzaville entre 2006 et 2009. La
relation entre Normand et le président Denis Sassou Nguesso se serait
dégradée à la suite des plaintes déposées contre l’autocrate et sa famille, en
France, en 2007 et 2008, dans le cadre de l’affaire des «biens mal acquis»,
où le politicien a été accusé d’un détournement de fonds à hauteur de
700  millions d’euros d’argent public congolais. L’ancien diplomate assure
que son départ est le fruit d’une demande directe de Sassou Nguesso à
l’Élysée. Finalement déplacé à Dakar, il y a remplacé Jean-Christophe
Rufin, débarqué, lui, à la demande de Wade[24].
La puissance de l’ambassadeur de France se serait-elle donc réduite à
peau de chagrin? C’est la thèse défendue par Antoine Glaser, journaliste
spécialiste des questions franco-africaines, dans son ouvrage Africa-France,
dans lequel il va jusqu’à décréter la fin de la Françafrique, en dépit des
nombreux exemples cités précédemment. Charles Debbasch, un
constitutionnaliste français qui a passé sa vie dans les palais africains et qui
l’a terminée dans une villa à Lomé, au Togo, était sur la même ligne.
Rencontré chez lui pour un bref entretien en décembre 2020, l’homme est
surtout nostalgique d’une époque où «l’amitié entre l’ambassadeur et le
président africain [était] une conception traditionnelle». Ainsi,
l’ambassadeur serait aujourd’hui dépossédé de son pouvoir d’appréciation
politique, relégué au vulgaire rôle de «fonctionnaire du Quai d’Orsay».
Un autre diplomate encore en poste sur le continent va dans le même
sens. Entre deux gorgées de café à la terrasse d’une brasserie chic de Paris,
il n’hésite pas à tenir un discours tout droit issu de l’époque coloniale,
regrettant le temps où une relation particulière «[liait] la France à ses
anciennes colonies», et bien qu’elle était «toujours associée aux décisions
de la diplomatie européenne», elle avait «toujours le dernier mot»[25]. Ce
nostalgique de la Coopération regrette alors que l’Afrique soit devenue un
terrain secondaire pour la France, comme le veut une idée largement
répandue dans le corps diplomatique.
Ce type de perception ne doit pas faire oublier que le «désengagement»
représente en réalité une adaptation permanente de la relation diplomatique,
économique et militaire au contexte géopolitique du moment. On comprend
alors pourquoi, depuis la IVe  République, ce type de regret est
régulièrement exprimé: chaque observateur croit constater, depuis sa
position, un effritement de son univers[26]. À ce titre, plusieurs événements
ont donné l’impression à une génération de diplomates issus de
l’administration coloniale que l’Afrique était mise de côté. Parmi eux, la
suppression de l’École nationale de la France d’outre-mer (devenue
l’Institut des hautes études d’outre-mer en 1959, puis l’Institut national
d’administration publique en 1966, avant d’être finalement absorbé par
l’École nationale d’administration [ENA] en 2002) et la disparition du
ministère de la Coopération en 1999, en partie intégré au ministère des
Affaires étrangères. Des diplomates issus des écoles coloniales se sont
retrouvés au contact d’énarques, annonçant un changement profond de
mentalité dans la diplomatie française en Afrique. Or, selon le chercheur
François Gaulme, les habitudes sont structurelles, elles perdurent et
dénotent une certaine forme de résilience. Les changements sont
cosmétiques.
Fantasmé ou non, le pouvoir de l’ambassadeur de France est donc hérité
des prérogatives des administrateurs et des gouverneurs, comme l’illustre la
recommandation formulée par Jacques Chirac à l’attention de Jean-Marc
Simon lorsque ce dernier est nommé ambassadeur à Bangui, en 1996:
«Vous y serez à la fois gouverneur, général, diplomate, mais surtout
ami[27].»
Les pays d’Afrique ont changé plus vite que le Quai d’Orsay, au sein
duquel cohabitent des nostalgiques de la Coopération, des énarques
arrogants et des jeunes loups persuadés de pouvoir révolutionner la relation
franco-africaine en recourant aux mêmes représentations caricaturales et en
perpétuant l’inégalité des relations internationales que la décolonisation n’a
pas résolue[28]. En dépit de tous ses discours adroits et lissés qui cherchent à
gommer l’asymétrie de pouvoir héritée de la colonisation, le diplomate
français en Afrique reste un des maillons de sa perpétuation.
Les mouvements populaires de colère contre la politique française en
Afrique, déjà présents autrefois mais moins visibles, font aujourd’hui douter
les agents du ministère des Affaires étrangères de la réciprocité de cette
«amitié» historique. Plus de six décennies après les indépendances, et alors
que d’autres puissances nourrissent des ambitions en Afrique (comme la
Chine, la Russie ou la Turquie), la diplomatie française a péché par excès
de confiance et par manque de vision – comme si son soutien régulier à des
régimes honnis n’allait pas logiquement nourrir un ressentiment à son
endroit –, et elle paye aujourd’hui le prix de son inconséquence.
 
[I]  Sur la tentative de putsch de septembre 2002, lire Raphaël Granvaud et David Mauger, Un
pompier pyromane. L’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara,
Marseille, Agone, coll. «Dossiers noirs», 2018.
[II] Cette ethnie d’Afrique de l’Ouest est historiquement présente au Burkina Faso et dans le nord de
la Côte d’Ivoire.
Chapitre 2
Guerre de palais à l’ambassade

Bamako, Mali, le 17  février 2022. Après plusieurs mois d’une crise
diplomatique entre Paris et la junte malienne, qui a pris le pouvoir à la suite
d’une série de coups d’État entre 2020 et 2021 et s’est rapprochée de la
Russie, Emmanuel Macron annonce le départ de la force Barkhane, lancée
en 2014 dans le cadre de la lutte antiterroriste dans le Sahel. Autre coup de
théâtre: Joël Meyer, l’ambassadeur nommé en 2018, est prié de quitter le
pays suite aux déclarations du premier ministre malien, Choguel Kokalla
Maïga, l’accusant – sans preuve aucune – d’avoir constitué un plan pour
renverser la junte[1].
Comment une telle rupture des relations entre Paris et Bamako a-t-elle pu
advenir? Est-elle due à des erreurs d’analyse stratégique de la part de la
France? Ou à son arrogance coutumière? Sans doute un peu de tout cela,
mais pas que. En effet, au terme d’une guerre de palais feutrée, la
diplomatie militaire française, sous la tutelle du ministère de la Défense, a
imposé son hégémonie dans la prise de décisions d’orientation générale au
détriment de la diplomatie politique, sous tutelle du ministère des Affaires
étrangères. Si, in fine, les différents acteurs de la diplomatie servent un seul
et même intérêt, celui de la France et de son gouvernement, il n’en demeure
pas moins vrai que la domination de l’un ou l’autre ministère a des
conséquences directes sur les politiques et les populations locales. De ce
point de vue, le changement de paradigme qui a eu lieu au Mali est
particulièrement saisissant.

Un ambassadeur aux abonnés absents


Devenu en 2015 maire de Lachalade, un petit village de la Meuse d’où est
originaire sa famille, Christian Rouyer garde dorénavant ses distances avec
le Quai d’Orsay. Nommé ambassadeur de France à Bamako en mars 2011,
il a prématurément été remplacé au lendemain du déclenchement de
l’opération Serval en janvier 2013. «Son analyse était différente de celle de
l’armée et il en a payé le prix», assure un ancien ambassadeur au Mali.
«La prise de poste a été compliquée», explique l’intéressé lors d’un
déjeuner au pied des crêtes de la Haute-Chevauchée, qui fut le théâtre d’une
des grandes batailles de la Première Guerre mondiale. «J’avais à peine
rejoint Bamako qu’une première surprise m’attendait – et ce ne sera pas la
dernière – avec l’intervention française en Libye le 19  mars 2011. Deux
semaines plus tard, 3  000 personnes manifestaient devant l’ambassade de
France et [celle] des États-Unis[2].»
Une série d’événements dramatiques a complexifié la situation politique
malienne et, par ricochet, n’a pas facilité la tâche de l’ambassadeur et de
son équipe, alors composée de deux conseillers et de leur adjoint, d’un
secrétariat, d’un attaché de défense, d’un représentant de la Direction
générale de la sécurité extérieure (DGSE), du consul général et du
conseiller de coopération culturelle. À la suite de l’intervention en Libye,
des hommes en armes ont massivement débarqué dans le nord du Mali.
C’étaient essentiellement des Touaregs faisant défection au service de
Kadhafi et qui constitueraient par la suite l’armée du Mouvement national
de libération de l’Azawad. En réponse à ces mouvements touareg, le Quai
d’Orsay a mis en rouge le centre et le nord du pays sur la carte des zones à
risque, ce qui a suscité l’incompréhension et la colère du président Amadou
Toumani Touré. Les Maliens ont alors été persuadés que la France avait agi
de la sorte pour accroître la pression, bien réelle, sur la question migratoire.
«Ce qui n’était absolument pas le cas, assure Christian Rouyer. Nous avions
en fait une préoccupation: les risques d’enlèvements. Et c’était justifié.»
En novembre de la même année, Philippe Verdon et Serge Lazarevic sont
kidnappés à Hombori, une ville du nord-est du Mali, sur fond de rumeurs
concernant leur véritable activité – Verdon est soupçonné d’être un
barbouze agissant clandestinement pour les services secrets français, ce que
démentent ses proches et la DGSE. Le premier est retrouvé mort en 2013,
assassiné d’une balle dans la tête; le second est libéré en 2014.
Enfin, à la résurgence de l’indépendantisme touareg et à ces problèmes
sécuritaires s’ajoute, en mars 2012, un coup d’État contre le président
Amadou Touré mené par un militaire mutin, le capitaine Amadou Haya
Sanogo.
Avec l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, le 15 mai 2012, une autre
partie se joue en parallèle. Le nouveau ministre de la Défense, Jean-Yves Le
Drian, et le chef d’état-major particulier du président, le général Benoît
Puga, sont sur la même longueur d’onde: une intervention au nord du Mali,
considéré comme le nouveau fief d’Al-Qaïda, et qui était sur la table avant
même l’arrivée du président socialiste, semble nécessaire. «Si nous ne nous
battons pas aujourd’hui au Sahel, nous devrons nous battre demain à
Marseille», estime sans rire un gradé de l’armée[3]. La doctrine militaire
finit par convaincre tout le monde, y compris Laurent Fabius, le ministre
des Affaires étrangères.
Sur le terrain, l’analyse n’est pas tout à fait la même. Si l’armée
considère la menace djihadiste comme prioritaire, d’autres estiment que la
corruption endémique au sommet de l’État est tout autant responsable de la
situation. Christian Rouyer raconte avoir essayé de convaincre Amadou
Touré d’être «moins conciliant avec les narcotrafiquants et autres groupes
du Nord». En vain. Laurent Bigot, un ancien diplomate en charge de
l’Afrique de l’Ouest jusqu’en 2012, expulsé du Quai d’Orsay pour avoir
critiqué l’intervention militaire, partage son avis: «Il faut aller au-delà des
positions officielles du Quai d’Orsay pour comprendre comment le Mali,
pays exemplaire, s’est effondré sur lui-même.»
Alors que Paris semble découvrir l’ampleur de la déliquescence de l’État
malien, Bigot estime que «la corruption gangrène toutes les sphères de la
société malienne, et ce, jusqu’au palais présidentiel. L’économie repose sur
l’informel et les trafics, et on fait comme si la partie visible de l’iceberg
était la réalité[4]». Nicolas Normand, ancien ambassadeur au Mali (2002-
2006), ajoute: «L’armée, la police, la justice ne fonctionnaient pas bien,
elles n’étaient pas financées et des zones entières du territoire n’étaient pas
contrôlées. C’était un far west sans shérif. Il y a eu des erreurs d’analyse.»
Pis: selon certaines sources, un autre scénario aurait été envisagé depuis
Bamako, sous la forme d’un pacte entre des militaires maliens et Iyad Ag
Ghali, chef de guerre touareg et fondateur du groupe salafiste djihadiste
Ansar Dine, pour prendre le pouvoir en douceur[5].
Lorsque des mouvements de pick-up et des regroupements sont signalés
dans le Nord, fin décembre 2012, début janvier 2013, des manifestations
animées par des proches de la junte militaire se tiennent en même temps
pour demander la démission de Dioncounda Traoré, le président par intérim
depuis le 12 avril 2012. À l’ambassade de France, on juge que l’offensive
s’arrêtera certainement à Mopti, ville charnière au centre du pays, Bamako
demeurant hors d’atteinte. En revanche, des renseignements font craindre
un nouveau putsch à Bamako, sans savoir qui serait à la manœuvre. Cette
situation aurait été «un désastre et serait devenue incontrôlable. Il aurait été
très difficile de remonter la pente, estime Nicolas Normand. Ce n’était pas
raisonnable de laisser cette menace se concrétiser».
Christian Rouyer transmet toutes ces informations à Paris. Le 10 janvier
2013, après avoir discuté avec les diplomates américains et européens, puis
avec le premier ministre malien Diango Cissoko, il informe Paris qu’une
intervention militaire «internationale» est nécessaire. Un télégramme est
envoyé à 20 heures. Le 11 janvier au matin, l’ambassadeur confirme auprès
de Paris les informations contenues dans le câble. L’intervention unilatérale
française est-elle déjà décidée? Le diplomate n’en sait rien. Puis, vers
11 heures, il reçoit un SMS laconique: «On y va.»
Après des mois d’occupation du nord du Mali par des groupes islamistes
armés, c’est le début d’une intervention militaire qui va changer la face du
pays, l’opération Serval. Et dont le déclenchement aura été décidé sans
l’ambassadeur.

Serval et Barkhane prennent le pouvoir


Les réticences de Christian Rouyer envers l’analyse de l’armée, dénuée de
toute considération pour les problématiques socioéconomiques locales, vont
accélérer son éviction au profit d’un homme plus en phase avec la doctrine
des militaires. Face à la dégradation de la situation, Rouyer réclamait depuis
plusieurs mois des renforts au sein de la chancellerie. Gilles Huberson –
celui qui soutiendra le troisième mandat d’Alassane Ouattara en Côte
d’Ivoire – est envoyé à Bamako fin décembre 2012 pour une mission de
trois jours. Christian Rouyer, absent le temps des fêtes, le vit comme un
casus belli. Huberson, ancien gendarme, prend ses aises à l’ambassade de
France et donne des directives aux employés. Puis, en février 2013, il
devient chef de la mission interministérielle «Mali-Sahel». Dans ce cadre,
ses visites à la chancellerie sont régulières; il ne lui restera qu’une petite
marche à gravir pour obtenir le graal: un poste d’ambassadeur.
Et l’ascension de Gilles Huberson est fulgurante. Il est non seulement
proche des militaires, mais il obtient aussi la confiance de Laurent Fabius,
qui finit par le préférer à Christian Rouyer, considéré comme trop frileux
par les uniformes. Ces derniers attendent du diplomate davantage
d’interventionnisme auprès des autorités de transition. Ils lui reprochent
aussi de ne pas avoir su convaincre la communauté française de partir, ce
qui aurait donné plus de champ à l’armée française, dont l’action est
contrainte par sa mission d’assurer la sécurité des ressortissants français.
Huberson est finalement nommé ambassadeur à la place de Christian
Rouyer en avril 2013.
Le même sort est réservé quelques années plus tard à Évelyne Decorps.
Ambassadrice à Bamako de 2016 à 2018, ses déclarations sur les méthodes
de l’armée, pourtant tenues dans un cadre strictement professionnel, tout
comme son attachement au respect du protocole avec l’État malien ne
plaisent pas à certains hauts gradés qui se sentent un peu trop chez eux. «Il
n’y avait plus de place pour les divergences d’opinions», souligne une
source diplomatique présente à cette période[6]. Ses positions vaudront à
l’ambassadrice une fin anticipée de mission.
L’arrivée de l’opération Serval puis de l’opération Barkhane a ainsi
renforcé les prérogatives des militaires au Sahel: Mali, Niger, Tchad…
aucune action diplomatique n’est envisagée sans l’assentiment de la Grande
Muette, ce qui fait dire à un diplomate présent dans la région il y a quelques
années: «Aujourd’hui, au Sahel, l’aspect sécuritaire l’emporte sur tout, par
conséquent les militaires sont devenus des interlocuteurs jugés essentiels
par les responsables politiques. Leurs analyses priment sur les nôtres[7].»
Peut-on expliquer ce glissement par la baisse des effectifs au Quai
d’Orsay? Selon un rapport du Sénat de 2017[8], sur les dix dernières années,
«la zone Afrique et Océan Indien est celle qui a le plus contribué à l’effort
de rationalisation avec une baisse de 1 537 équivalents temps plein, soit une
réduction de ses effectifs de 40 % sur la période». Il faut dire que c’est aussi
la partie du monde où, historiquement, les effectifs français (en comptant la
Coopération) étaient les plus nombreux. «Pour expliquer cette amputation
spécifique, les diplomates affirment que l’Afrique n’est pas considérée
comme une destination noble au Quai d’Orsay», indique Rémi Carayol.
Selon les chercheuses Aline Leboeuf et Hélène Quénot-Suarez, dans
l’armée, c’est tout l’inverse: «L’Afrique est une marque d’expérience –
voire de fierté – dans un parcours militaire», si bien que «les militaires ont
sans doute eu moins de difficultés à investir ce champ et à “remplacer”
parfois les diplomates»[9].

Les grandes oreilles à la manœuvre


Au même titre que pour leurs relations avec l’armée, certains diplomates se
plaignent assez régulièrement d’un manque de communication avec la
DGSE, même si l’État français s’échine depuis plusieurs années à fluidifier
les échanges afin d’améliorer le renseignement et d’œuvrer au mieux à la
préservation de l’influence française.
Dans chaque ambassade, un bureau est mis à la disposition du
représentant officiel de la DGSE. Ce chef de poste est souvent déclaré
auprès des autorités locales comme le deuxième secrétaire de la
chancellerie. Il est au minimum épaulé par un «radio» (un secrétaire
administratif qui s’occupe de transmettre les messages chiffrés) et par un
officier traitant. Ce dernier est lui sous une couverture négociée entre la
Piscine – le surnom de la DGSE –, la direction des ressources humaines du
Quai d’Orsay et le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères.
«On ne peut pas mettre un officier traitant de 50  ans comme troisième
secrétaire d’ambassade, un poste plutôt réservé à de jeunes diplomates… Ça
n’aurait pas de sens», précise un espion à la retraite. On en trouve par
exemple au poste très flou de conseiller de coopération et d’action culturelle
adjoint, ou bien sans lien direct avec l’ambassade dans des entreprises, des
ONG, tandis que d’autres encore ont une carte de presse.
Le canal de communication des services secrets avec Paris est
indépendant de celui de l’ambassadeur, tout comme il l’est de celui de
l’attaché de défense (qui communique avec son ministère). Ce sont donc
trois canaux indépendants qui cohabitent au sein d’une même chancellerie.
«La DGSE comme la DRM [Direction du renseignement militaire] nous
transmettent les informations qu’elles veulent bien nous transmettre»,
regrette un diplomate qui fut en poste dans plusieurs ambassades d’Afrique
francophone. À Paris, charge aux différents services d’en faire une synthèse
ou de transmettre à l’Élysée la note qui serait la plus pertinente.
L’autonomie de la DGSE est donc entière et certaines de ses actions sont
téléguidées depuis Paris sans même que le référent local n’en soit informé.
Dans la zone sahélienne, comme dans la plupart des zones sensibles, la
présence d’agents du service action (SA) de la DGSE, chargé des opérations
clandestines, est permanente. Ces espions ne sont pas connus des services
de la chancellerie, font du renseignement clandestin et circulent avec des
passeports diplomatiques. Ce sont des militaires, sans cocarde ni uniforme.
L’histoire, jamais révélée, de deux «SA» mis aux fers à Bamako en 2012
illustre parfaitement la façon qu’a l’État français de s’appuyer sur ses
espions pour servir ses intérêts, au risque d’obtenir le résultat inverse à celui
recherché.

Le coup d’État de mars vient d’avoir lieu. Le capitaine Amadou Haya


Sanogo et ses sbires donnent leurs ordres depuis le camp militaire de Kati,
près de Bamako. Y sont également retenus des membres de l’ancien
gouvernement. Ce professeur d’anglais qui a enseigné au prytanée militaire,
propulsé presque malgré lui à la tête des putschistes[10], accueille également
dans cette célèbre caserne les diplomates étrangers. C’est là que Christian
Rouyer, l’ambassadeur de France, est venu plusieurs fois négocier avec lui.
Le lieu et ses occupants sont donc bien connus de la plupart des membres
de la communauté internationale présents à Bamako, en particulier des
Français.
Pourtant, la DGSE va décider d’envoyer en mission deux de ses agents
en vue d’obtenir des informations et des photos du camp militaire malien.
Au plus haut niveau de l’État français, on considère la junte comme trop
influente au sein du gouvernement de transition. Laurent Fabius entend
mettre la pression sur les putschistes en les privant notamment des experts
français au sein des administrations publiques. Seule la moitié d’entre eux
seront finalement rappelés grâce aux efforts de persuasion patiemment
dispensés par les diplomates en poste à Bamako: pour eux, ce n’était pas le
moment de lâcher des institutions déjà exsangues.
C’est dans ce contexte de défiance que les deux agents de la DGSE
stationnés à Libreville sont envoyés à Bamako. Paris envisage-t-il de
défaire les putschistes? Les deux Français voyagent incognito et ne sont
même pas annoncés à l’ambassade de France. Sauf, peut-être, au référent
des services. Peu discrets, ils se rendent à la caserne de Kati par leurs
propres moyens et commencent à prendre des photographies. Les militaires
maliens les repèrent et les arrêtent.
L’ambassade de France intervient non sans difficulté. Trois personnes se
déplacent à Kati pour tenter de résoudre cette affaire qui pourrait conduire à
un incident diplomatique: l’ambassadeur de France Christian Rouyer,
l’attaché de défense Jean-Paul Battesti, mais aussi le ministre des Affaires
étrangères du gouvernement intérimaire malien, Tiéman Hubert Coulibaly.
Durant l’entretien, l’attaché de défense, un Corse en fin de carrière, joue la
carte de la solidarité entre militaires. Sanogo reste sceptique: la France
envisage-t-elle de le renverser? La diplomatie française, appuyée par le
ministre malien, explique que l’opération s’est faite sans qu’elle en soit
informée et qu’elle la désapprouve.
Afin d’obtenir une libération, les trois hommes s’engagent à ne pas
révéler cet incident, mais aussi à sanctionner les deux pieds nickelés
français. Une discussion à huis clos s’engage entre Sanogo et Coulibaly, qui
débouche sur la libération des deux agents de la DGSE, aussitôt mis dans le
premier avion pour Paris[11].
Il est d’autant plus facile pour la France de mobiliser deux agents pour
une mission secrète en Afrique qu’elle dispose d’un des réseaux de
renseignement les plus importants du continent. Dans certains pays, elle est
même la seule puissance occidentale à en posséder un. À Bangui, par
exemple, les Américains ne voyaient objectivement aucune raison de
stationner des espions et comprenaient mal, près de six décennies après les
indépendances, pourquoi la France continuait à y maintenir ce réseau
d’influence et d’information[12]. Cela s’explique peut-être par la longue
histoire de l’espionnage français dans ses anciennes colonies et ses
stratégies d’influence diplomatique, dont les racines sont notamment à
chercher du côté des réseaux de Jacques Foccart, responsable d’un maillage
serré et durable sur le continent. Ces réseaux, bien entendu constitués des
agents du célèbre Service de documentation extérieure et de contre-
espionnage (SDECE), créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et
renommé DGSE en 1982, comptaient aussi des opérateurs économiques,
des membres du milieu corse – principalement en Afrique centrale –, ou
encore certains chefs d’État africains[13]. Aux renseignements s’ajoutaient
des actions menées parfois par des mercenaires qu’il sollicitait. Foccart
avait cloisonné le système, il en était le seul ordonnateur, même si ce réseau
était davantage une toile qu’une pyramide au centre de laquelle il se
trouvait.
Les réseaux foccartiens, sans cesse renouvelés, n’ont jamais cessé de
fonctionner. À partir des années 1990, le continent a progressivement perdu
de son attrait. Mais, depuis les attentats du 11 septembre 2001 et face à la
menace terroriste, les services secrets ont amorcé un renforcement de leurs
effectifs et de leurs moyens techniques. Si l’Afghanistan, l’Irak, ou encore
la Syrie sont des cibles prioritaires, l’Afrique, l’une des bases arrières des
groupes islamistes armés (Oussama Ben Laden a par exemple longtemps
bénéficié du soutien d’Omar Al-Béchir au Soudan[14]), est réapparue dans
le viseur. Ce retour en Afrique est d’autant plus prégnant depuis dix ans,
conséquemment à la montée en puissance de groupes djihadistes comme
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou Boko Haram et, plus
récemment, à la suite de la chute du groupe État islamique au Moyen-Orient
et son implantation au Sahel. Cette réorientation des Grandes Oreilles n’est
plus un secret. Le Sénégal, place forte historique de la France, a bénéficié
d’un accord de coopération inédit en 2017. Rufisque, ville moyenne à une
trentaine de minutes du centre de Dakar, accueille le plus grand centre
d’écoute français de la région[15]. Il est équipé par la société tricolore
Thales et des cadres sénégalais sont aujourd’hui formés à la
cybersécurité[16]. Les antennes françaises à Rufisque permettent de couvrir
la zone sahélo-saharienne et «servent de relais aux sous-marins nucléaires
français qui patrouillent au fond de l’Atlantique[17]». Le tout supervisé par
la DGSE.
Quelques ambassades possèdent leur propre système d’écoute: sur les
toits des chancelleries à Dakar, à Abidjan, à Libreville et à Djibouti, par
exemple, des antennes ont été déployées et des agents «techniques» sont
présents pour écouter. Un vrai quadrillage de l’ancien pré carré français, et
au-delà – même si, avec la modernisation des moyens d’interception
(satellite, drones, etc.), il n’est plus toujours nécessaire d’être proche de la
cible pour l’écouter.
Au sein des ambassades, une pièce dédiée au renseignement est prévue
dès la conception de celle-ci. Durant le chantier, personne – à part les
«moustachus» – n’a accès à l’espace en question. Un architecte, qui a pu
suivre de nombreux chantiers d’ambassade de France en Afrique et qui
souhaite ne pas être cité nommément, nous raconte qu’en général le bureau
qui abritera les services de renseignement est livré nu. Une «boîte» vide
munie d’une porte sécurisée que les occupants aménageront eux-mêmes.
«Ces gens sont assez casaniers et spartiates, ils ne réclament pas beaucoup
de confort. J’ai pu y accéder une fois, il y avait de quoi faire du café et du
thé, c’est à peu près tout[18]», sourit-il.

Ces faux diplomates espions


À la fin des années 1980, les frictions historiques entre diplomates et agents
secrets français menaçaient l’efficacité de leur travail conjoint pour le
maintien de l’influence française en Afrique. Afin de mettre de l’huile dans
les rouages entre la DGSE et le Quai d’Orsay, Claude Silberzahn, alors à la
tête du boulevard Mortier – le siège des services secrets français –, crée une
nouvelle entité: la direction de la stratégie, ou «DS» dans le jargon. Cette
fonction plutôt prestigieuse était réservée à un diplomate. Charge à lui
ensuite d’améliorer la communication entre le Quai et la Piscine.
En 1992, Patrick Gautrat devient le premier directeur de la stratégie.
Celui-ci n’a aucune appétence pour l’Afrique, à la différence de son
successeur, Guy Azaïs (1993-1997), qui vient de quitter son poste
d’ambassadeur au Bénin (1989-1992). Après Azaïs et jusqu’en 2001, la DS
est occupée par Bruno Joubert. De 1995 à 1997, ce dernier était directeur de
cabinet du ministre aux Affaires européennes, Michel Barnier, où il avait
recruté un jeune diplomate fraîchement sorti du concours Orient et locuteur
du swahili, Rémi Maréchaux. Les deux hommes se suivront de près.
Ambitieux et fort de son bagage intellectuel, Maréchaux est assez vite
pris en grippe par la vieille garde du Quai d’Orsay. Lui qui deviendra plus
tard directeur Afrique du Quai (2016-2020) est finalement déplacé à
Bangui, en République centrafricaine, où il occupe le poste de deuxième
conseiller entre 1997 et 1999 au sein de l’ambassade alors dirigée par Jean-
Marc Simon. De son côté, après un passage à Vienne, Bruno Joubert est
nommé directeur Afrique (2003-2006) du Quai d’Orsay avant de devenir le
«Monsieur Afrique» de l’Élysée sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-
2009). C’est à cette période qu’il fait revenir Rémi Maréchaux dans son
équipe. Ce dernier obtient finalement la direction de la stratégie de la DGSE
en 2010, jusqu’en 2013. Un vrai tremplin qui lui permet d’être nommé par
la suite ambassadeur à Nairobi, au Kenya, puis directeur Afrique en 2016,
moins de dix ans après son mentor Joubert.
La carrière de son successeur, Christophe Bigot, s’est elle aussi accélérée
après son passage boulevard Mortier. Directeur de la stratégie de 2013 à
2016, il devient ambassadeur de France à Dakar (une ville qu’il connaît
pour s’y être souvent rendu en tant que DS), puis chargé de mission pour le
Sahel et enfin directeur Afrique du Quai en remplacement de Maréchaux.
Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en
Europe, analyse ainsi la situation: «La France nomme actuellement des
diplomates proches des services dans des pays où la coopération DGSE-
Quai d’Orsay, d’une part, et DGSE-services locaux, d’autre part, est
essentielle, sur fond de lutte contre le terrorisme au Sahel et en Somalie.»
De plus, toujours selon lui, «la présence d’ambassadeurs parlant le langage
à la fois diplomatique et militaire et celui, plus feutré, des opérations
spéciales, se révèle ainsi particulièrement utile dans des situations de crise,
notamment auprès des autorités locales»[19].
Pourtant, au sein de la Piscine, on ne considère pas ces hauts
fonctionnaires comme faisant partie intégrante de la maison. «Ceux qui sont
passés par la stratégie ne sont pas des espions. Ils n’ont rien à voir avec les
agents de la DGSE, contrairement à ce qui est cru ou raconté. Ce sont
d’abord et avant tout des diplomates, qui bien souvent obtiennent ensuite un
poste en ambassade[20]», dixit un ancien des services.
De fait, rares sont les purs produits de la Piscine à faire ensuite une
carrière de diplomate, à l’instar de Yasmine Gouédard, ambassadrice de
France au Tadjikistan de 2016 à 2020. Cette officière du renseignement
expérimentée entrée au ministère de la Défense en 1981 est aujourd’hui
directrice du secrétariat permanent du Collège du renseignement en Europe,
lancé en 2019 comme la première initiative intergouvernementale pour faire
dialoguer les communautés du renseignement des pays européens.
Le passage boulevard Mortier semble surtout conférer une certaine part
d’ombre et de mystère à des diplomates qui aiment en jouer. Ainsi de
Christophe Bigot, qui dit officiellement ne pas en faire toute une affaire,
mais qui, selon des proches, le fait valoir assez facilement auprès de ses
interlocuteurs[21]. Il n’y a pourtant pas de quoi pavoiser: les services
français sont régulièrement soupçonnés d’avoir dissimulé des informations
cruciales pour protéger ou pousser des intérêts néocolonialistes en Afrique,
comme lors de l’assassinat du Burkinabè Thomas Sankara à Ouagadougou
en 1987, ou encore lors du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994[22]. Le
discours selon lequel les militaires ou les espions prendraient la place des
diplomates alimente surtout un argumentaire autour de l’«abandon de
l’Afrique», repris à l’envi dans les débats politiques en France depuis
soixante-dix ans – même si, on l’a vu, dans certaines parties d’Afrique, le
pouvoir a pu changer de main ponctuellement. Depuis les années 1950,
toute adaptation des dispositifs diplomatique et militaire français donne lieu
à ce type de critique. On voit pourtant sur le temps long qu’il s’agit plutôt, à
chaque réforme, de partir pour mieux rester en diminuant la visibilité de
cette présence tout en maintenant l’influence de Paris[23]. Le plus souvent,
comme au Togo et en Côte d’Ivoire, où il n’y a pas de guerre mais des
intérêts importants, notamment sécuritaires, le pouvoir est
harmonieusement partagé entre l’ambassadeur et les militaires.
La diplomatie française en Afrique n’a jamais cessé de s’adapter. Ainsi,
sur le plan économique, on ne constate aucun «désengagement» de la
France sur le continent. Bien au contraire, les volumes d’affaires continuent
d’y croître[24], grâce notamment au soutien des ambassades de France, ou
aux nombreux diplomates qui poursuivent leur «mission» une fois à la
retraite en mettant leur carnet d’adresses à disposition des hommes
d’affaires français. Les représentants français ne sont pas devenus de
simples «fonctionnaires» ou des «administrateurs» d’ambassade; ils
demeurent, surtout et avant tout, des agents d’influence.
Chapitre 3
Un acteur de la désinformation

«Vous connaissez bien l’Afrique? On fait écrire n’importe quoi aux


journalistes locaux pour quelques milliers de francs CFA!» Cette petite
phrase est lâchée par un porte-parole de la cellule Afrique du Quai d’Orsay,
dans les couloirs du 8 bis, rue Saint-Dominique, dans le 7e arrondissement
de Paris. Nous sommes en août 2018. Insinue-t-il que tout ce qui est écrit
contre la France est forcément l’objet d’une manipulation? Ou alors que la
France recourt aussi à ce genre de pratiques?
Ce diplomate a passé quelques années à Bangui comme conseiller à
l’ambassade, jusqu’à son retour anticipé peu de temps avant cet échange.
Après m’avoir fait patienter dans une salle de réunion, il m’invite à le
suivre dans un petit bureau où m’attend Rémi Maréchaux, le directeur
Afrique du ministère des Affaires étrangères, qui a lui aussi passé quelques
années dans la capitale centrafricaine, de 1997 à 1999. Sujet du jour:
l’arrivée bruyante d’instructeurs russes à Bangui.

La propagande du Quai d’Orsay


Rémi Maréchaux est agacé: il ne comprend pas l’intérêt croissant de la
presse pour la présence russe dans ce pays. Au moment de notre discussion,
ce sont principalement les journaux locaux centrafricains qui s’en font
l’écho. Dans la presse française, ce mouvement passe presque inaperçu[I].
Les Centrafricains accusent la France de n’avoir pas su sécuriser le pays
avec l’opération Sangaris, conduite par la France entre décembre 2013 et
octobre 2016 pour désarmer des milices qui contrôlaient alors 80  % du
territoire. Les accusations de viols à l’encontre de soldats français, puis le
scandale sanitaire et environnemental de la mine d’uranium de Bakouba,
abandonnée par le groupe Areva (devenu Orano), n’ont pas arrangé l’image
de la France[1].
Dans ce contexte, l’arrivée de Moscou avec armes et bagages, fin 2017,
sous couvert du Conseil de sécurité des Nations Unies et sans opposition de
Paris[2], est vécue par une partie de la population comme un soulagement.
Assez rapidement, le contingent d’instructeurs russes grossit et apparaissent
dans ses rangs des militaires d’autres nationalités. Ce n’est pas l’armée
russe, mais bien une société militaire privée, Wagner, dont le chef est un
oligarque très proche de Vladimir Poutine, qui vient de s’installer.
Qu’importent les contreparties minières ou diplomatiques et les
conséquences en termes de droits humains, les «Russes» sont perçus
comme des soldats efficaces, surarmés et capables de dompter n’importe
quelle rébellion. Leur échec à mater celle du Cabo Delgado, dans le nord du
Mozambique, a pourtant été retentissant[3]. Mais, populaire auprès d’une
partie de la population africaine, Vladimir Poutine est considéré comme un
autocrate éclairé dont le pays est un allié historique du continent, le
camarade des luttes contre l’impérialisme et pour les indépendances. De
fait, près de cinq ans après l’arrivée des mercenaires, les rebelles ont
considérablement reculé, au prix d’exactions dénoncées par les ONG,
quelques médias[4] et les Nations Unies dans un rapport accablant publié le
25 juin 2021[5].
Les Centrafricains dénoncent aussi une attitude néocoloniale de la part de
la France et une ingérence dans les affaires politiques. En clair, Paris serait
mère de tous les maux dont souffre ce pays d’Afrique centrale pris depuis
plusieurs décennies dans le tumulte des coups d’État et des guerres
civiles[II]. «La France est en partie responsable de la situation», admet un
ancien ambassadeur français à Bangui[6]. La déferlante russe dans le pré
carré français, accompagnée de mercenaires liés au Kremlin et à des
sociétés minières auxquelles sont attribués des permis en toute opacité, n’a
pas tardé à faire les choux gras des publications internationales. L’arrivée de
Wagner s’accompagne d’une violente propagande médiatique contre la
politique diplomatique de la France.
Retour dans le bureau du directeur Afrique du Quai d’Orsay, en 2018.
«Si vous connaissiez l’Afrique, vous sauriez que les médias africains sont
facilement manipulables. Nous assistons à une campagne de dénigrement
orchestrée par les Russes, mais il n’y a pas grand-chose à en dire», lance
Maréchaux, depuis lors nommé ambassadeur de France en Éthiopie en
2020. Même si son passage à l’ambassade de France de Bangui à la fin des
années 1990 a dû lui procurer une certaine expertise du pays, le discours de
ce cadre Orient est surprenant. Au fil des années, cette assurance que rien
ne peut ébranler la position de la France dans ses anciennes colonies sera
mise à rude épreuve. Dans une petite pochette cartonnée, les équipes du
directeur Afrique (trois «spécialistes» participent à l’entretien) ont réuni des
éditions de journaux centrafricains afin de démontrer la piètre qualité des
publications qui crachent leur «venin antifrançais». La France va-t-elle
contre-attaquer?
Deux ans plus tard, Paris est épinglée par le réseau social Facebook:
plusieurs dizaines de faux comptes attribués à l’armée française sont
fermés. Certains avaient pour but de dégrader l’image de la Russie en
Centrafrique, d’autres d’assurer la promotion de l’opération Barkhane,
l’intervention militaire française au Mali. Une réponse aux usines à trolls du
Kremlin, dont l’un des groupes d’activistes payés pour mener la guerre
informationnelle sur les réseaux sociaux, qui s’était rendu célèbre pour
avoir agi lors des élections américaines de 2015, est basé au Ghana. Un
autre est localisé au Nigeria. Tous appartiennent à l’Internet Research
Agency d’Evgueni Prigojine[7].
«À Bangui, vous voyez partout des opérations de communication de la
part de la Russie et de la France, des panneaux publicitaires qui semblent
vendre le même produit. C’est ridicule!» s’insurge un ancien diplomate
anglophone parti sur place en 2019 pour le compte de la Banque
mondiale[8]. Certains organismes, se présentant comme des ONG ou des
agences de communication, en ont fait leur spécialité. C’est le cas de
l’ONG centrafricaine Aimons notre Afrique, qui possède 22  journaux en
ligne et dont les comptes Facebook ont été bloqués en avril 2021. Son
patron, l’Ivoirien Harouna Douamba, est accusé d’avoir orchestré une
«campagne antifrançaise» via des fake news téléguidées depuis la Russie[9].
La France n’est pas la dernière à tenter d’influencer la presse. Un
journaliste ouest-africain se souvient, par exemple, avoir été accusé par un
conseiller chargé de la presse à l’ambassade de France d’avoir eu un
«comportement anti-Chirac». Zèle ou maladresse? Ce reporter considère
que cet événement l’a empêché d’obtenir un visa pour la France pendant
trois ans.
Pourtant, si jusqu’à récemment les diplomates, tenus par leur devoir de
réserve, s’abstenaient à quelques exceptions près de réagir publiquement
quand un article les desservait ou ne leur convenait pas, Paris a désormais
décidé de répliquer de manière ostentatoire. Parfois attisée par des
puissances étrangères, parfois par des hommes politiques africains, mais
aussi par une population qui ne supporte plus l’arrogance française, la forte
progression de la critique de la politique française en Afrique de l’Ouest et
centrale a poussé le Quai d’Orsay à intervenir.
Il n’est plus rare de voir des diplomates tenter d’enrayer les critiques à
l’égard de la France et défendre bec et ongles son image. Ainsi en va-t-il de
Sylvain Itté, ambassadeur de France et «envoyé spécial pour la diplomatie
publique en Afrique». Sa mission? Redéfinir les relations entre la France et
l’Afrique, «engager un dialogue et un débat sur la réalité de la présence de
la France en Afrique aujourd’hui[10]». Selon lui, les pays africains
anglophones et lusophones auraient une perception plus juste de la présence
française en Afrique, qui ne se résumerait pas «à l’opération Barkhane et à
la présence de grosses entreprises françaises». Les Africains les plus
concernés par la présence française seraient donc moins à même de juger
des biais d’une telle relation que les autres. Il faudrait selon lui aller «au-
devant des faiseurs d’opinions pour débattre» et dépasser les «polémiques
stériles» et les «caricatures». Ainsi, l’Afrique ne pourrait pas «imaginer»
son avenir «complet» sans un partenariat avec la France et l’Union
européenne, dont Paris est un élément «central». «Ne prêtons pas
systématiquement à la France toutes les turpitudes possibles et imaginables,
souvent sans preuve», résume-t-il.
Et Sylvain Itté n’hésite pas à mouiller la chemise: de ville en ville, en
France comme dans les anciennes colonies d’Afrique, il porte la bonne
parole aux Africains et à leurs descendants, professant le cœur sur la main
un «nouveau paradigme» et les bonnes intentions du président Emmanuel
Macron. Sylvain Itté est aussi très actif sur les réseaux sociaux, Twitter et
Facebook en tête. Quitte à déraper. Il parle presque sans filtre, comme j’ai
pu le constater lors de ma première rencontre avec lui en 2017, à Luanda en
Angola, où il a été ambassadeur de France entre 2016 et 2020. Son «franc-
parler», à la limite de la diffamation, embarrasserait cependant de plus en
plus au sein du Quai d’Orsay. La crise diplomatique que vit Paris avec
plusieurs pays phares de son ère d’influence, au premier rang desquels la
Centrafrique et le Mali, lui donne l’occasion d’exprimer sa pensée sans
ambages, en répondant aux critiques de la politique française qui font florès
sur les réseaux sociaux.
Un homme en particulier, Franklin Nyamsi, en a fait les frais, prenant
finalement la décision de bannir le diplomate de ses contacts. Ce Franco-
Ivoirien se présente comme le conseiller de l’opposant et ancien premier
ministre de Côte d’Ivoire, Guillaume Soro. Ses propos contre la France ne
sont pas tendres, et quand il porte des accusations, elles sont souvent
dénuées d’arguments ou de preuves. Nyamsi a certes une audience
conséquente – il est suivi par 83 000 personnes sur Twitter et 167 000 sur
Facebook –, mais l’intervention publique d’un ambassadeur de France est-
elle justifiée?
Dans un message de réponse au polémiste, Sylvain Itté s’est par exemple
indigné des «propos antifrançais» tenus par les binationaux. Évoquant la
double nationalité de Nyamsi, l’ambassadeur estime que ce statut invite à
«la loyauté envers les pays dont on a la nationalité. Cela implique que l’on
[n’]agisse pas contre le pays dont [on est] le citoyen». Ces propos ont été
interprétés par des internautes comme une injonction faite aux binationaux
de ne pas critiquer la France.
Sylvain Itté est aussi très actif depuis l’arrivée des Russes au Mali. Avec
d’autres, de la diplomatie ou de l’armée française, il s’indigne contre les
exactions commises par les mercenaires du groupe Wagner et les
manipulations orchestrées par cette société proche de du Kremlin contre
l’image de la France. Curieusement, la diplomatie française semblait moins
émue lorsque les militaires maliens commettaient des exactions (certes
d’une ampleur moindre) au côté de l’armée française. Cette dernière a
également fait fuiter des prises de vue de drones et des photos de
mercenaires, largement relayées par la presse française, dans ce qui
ressemble fort à une vaste opération de contre-propagande pour sauver
l’image de la France[11].
Lorsque des récriminations sont écrites dans les journaux du continent,
certains diplomates n’hésitent plus à saisir les organismes de régulation des
médias. Ces derniers, dans la plupart des cas, se résument à des outils de
censure largement soumis à des autocrates pour qui la liberté de la presse
n’est pas un droit, mais un danger. La nouvelle stratégie du Quai d’Orsay,
offensive, peut s’expliquer face à la montée de puissances comme la Russie,
la Chine et la Turquie, habituées à censurer la presse et à manipuler
l’opinion. L’un n’excusant pas l’autre, on peut s’interroger sur les méthodes
françaises, comme celles employées au Togo en 2020.

L’ambassade contre-attaque
Dans Le Togo, de l’esclavage au libéralisme mafieux[12], le journaliste
Gilles Labarthe raconte le destin tragique de ce magnifique petit pays situé
entre le Ghana et le Bénin. Qualifié au lendemain de son indépendance de
«Suisse de l’Afrique» grâce à ses paysages verdoyants et au potentiel
qu’offraient ses matières premières (coton, cacao, café, phosphate,
mines…), le Togo a depuis été «placé sous tutelle de réseaux français et de
puissances étrangères». La Suisse est restée dans les Alpes, où seuls
quelques apparatchiks de la dictature togolaise viennent profiter de ses
pâturages, banques et cliniques.
Depuis le putsch militaire de 1967, la même famille tient le pays d’une
main de fer. D’abord le père, Gnassingbé Eyadéma, général autoproclamé
ayant participé activement en 1963 au meurtre du premier président
postindépendance, Sylvanus Olympio. Au décès d’Eyadéma, intervenu dans
son avion le 5 février 2005 alors qu’il rejoint la France pour y être soigné,
son fils Faure Gnassingbé prend sa suite par un coup d’État constitutionnel,
suivi d’une élection contestée et d’une répression impitoyable du
soulèvement populaire. Il est ensuite «élu» en 2010, puis «réélu» en 2015.
En 2020, il l’emporte une nouvelle fois, et ce, dès le premier tour, avec
76,36 % des votes. Chaque parodie électorale est émaillée de manifestations
réprimées dans le sang.
Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, qui a reçu Faure Gnassingbé
sous les ors de l’Élysée le 9  avril 2021, pas un président français n’a
souhaité rompre avec la dynastie. Dans leur sillage se trouve une kyrielle
d’intrigants français, d’hommes d’affaires sulfureux, d’avocats véreux et
autres barbouzes. N’en citons qu’un: le général cinq étoiles Raymond
Germanos, condamné en France en 2010 à dix mois d’emprisonnement
avec sursis pour avoir, de 2004 à 2008, téléchargé près de 3 000 photos et
vidéos pédopornographiques mettant en scène des enfants âgés de 6 mois à
12 ans[13]. Il dispense aujourd’hui ses conseils au président togolais pour
sécuriser le nord du pays face au risque djihadiste[14]. Il travaille
étroitement avec l’armée française, avec qui le pays a toujours maintenu un
accord de défense et dont les représentants sont omnipotents. La
coopération militaire et policière est restée très active[15]. Le Togo est bien
gardé; les yovo yovo (les Blancs) s’en chargent.
Les ambassadeurs de France jouent un rôle essentiel dans le maintien de
cette tradition françafricaine. «Les relations avec le pouvoir togolais sont
certes particulières, mais pas plus que dans un autre pays d’Afrique
francophone», tente de minimiser un ex-ambassadeur de France à Lomé, la
capitale du Togo. Certains diplomates ont quand même fait plus de zèle que
d’autres.
Durant la mise en place du multipartisme, Bruno Delaye (ambassadeur
au Togo de 1991 à 1992) a été au cœur du processus dit de «transition
démocratique»: le premier ministre d’alors, Joseph Kokou Koffigoh, ne
décidait rien sans s’entretenir avec celui qui était devenu un véritable
«conseiller politique[16]». Selon un observateur togolais conservant son
anonymat, Bruno Delaye avait l’air «sympa». «Les portes de la chancellerie
étaient ouvertes, il parlait avec toute l’opposition: ils faisaient des restos
ensemble, allaient en boîte de nuit… Les opposants lui disaient absolument
tout.» Or, ces informations ont fini par arriver aux oreilles du régime. «Qui
les a transmises? Paris? Delaye?» se demande notre observateur. «Toute la
classe politique a été menée en bateau [et s’est retrouvée] dans une impasse.
Eyadéma connaissait toutes les intentions de l’opposition et s’en est servi
pour la déstabiliser et l’affaiblir afin de se maintenir au pouvoir[17].»
À l’inverse, pour Libération, Bruno Delaye s’est d’abord «engagé auprès
de l’opposition, corps et âme[18]». Lorsque cette opposition rompt les
accords du 12 juin 1991 signés sous son patronage, le diplomate, désabusé,
jette l’éponge et finit par la qualifier d’«irresponsable, peu crédible, trop
divisée et sans stratégie». Alors qu’il «pouvait ne pas s’aligner sur ses
supérieurs», il rejoint la ligne élyséenne qui, elle aussi, a évolué: Eyadéma
conserve le pouvoir dans le sang et sur les cendres d’une démocratisation
mort-née[19].
Jean-Christophe Mitterrand, le fils du président socialiste français, ancien
correspondant de l’AFP à Lomé et très lié à Eyadéma, est alors le conseiller
Afrique de son père. Lorsqu’il est débarqué, c’est Delaye qui prend sa
place. Le changement dans la continuité: le soutien au régime a perduré
jusqu’à aujourd’hui. «Les temps changent, les diplomates se font muter, les
ministres de la Coopération se reconvertissent dans les affaires… l’esprit
reste[20]», écrit Labarthe. Pourquoi? Entre autres parce que «pendant
longtemps, l’Élysée a utilisé des sommes détournées sur les ressources
togolaises pour financer des partis politiques français[21]».

Dans ce contexte, les ambassadeurs de France nommés à Lomé sont comme


des coqs en pâte. Marc Vizy, ambassadeur entre 2017 et 2020, a ainsi
entretenu des relations extrêmement proches avec Faure Gnassingbé et sa
femme. Les deux couples étaient amis. Cette facilité d’accès au plus haut
niveau de l’État a de quoi faire tourner des têtes. Marc Vizy s’est illustré en
se démenant pour faire sanctionner deux journaux togolais[22]. En cause,
des «manquements graves à la déontologie et l’éthique du journaliste», écrit
l’ambassadeur dans une lettre datée du 5  mars 2020 adressée à la Haute
Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC).
Dans un style pompeux, rappelant à chaque paragraphe la loi togolaise,
le diplomate détaille sur quatre pages ce qui selon lui relève de «graves
violations des devoirs qui incombent au journaliste». Deux articles sont
visés, l’un publié chez L’Alternative, l’autre dans Liberté. S’attaquer à des
journaux africains vendus quelques centaines de francs CFA et dont le
modèle économique est extrêmement fragile, la démarche est inédite pour
un ambassadeur de France. Les journalistes de cette «presse d’opposition»,
selon les mots de l’ambassadeur, sont régulièrement mis sous pression par
le régime, arrêtés et emprisonnés[23] – le pays est 74e sur 180 au classement
2021 de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse. En juillet 2021,
le Togo est apparu dans la liste des gouvernements clients de la société
israélienne NSO Group et de son logiciel d’espionnage Pegasus. Parmi les
numéros surveillés par les autorités, celui de Ferdinand Ayité, l’un des deux
journalistes mis en cause par Marc Vizy[24].
Le premier article incriminé par l’ambassadeur est en fait davantage une
opinion sur le rôle joué par la France en Afrique et au Togo en
particulier[25]. Elle est centrée sur Franck Paris, le conseiller Afrique
d’Emmanuel Macron, et ses visites régulières à Lomé. Si le ton est vif, ce
texte ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes sur les réseaux de la
Françafrique: Foccart; le soutien de la France aux dictatures africaines; le
silence de celle-ci sur les privations de liberté et les présidences à vie; les
réseaux d’affaires (Xavier Niel, Vincent Bolloré, etc.); les financements
occultes des partis politiques français grâce aux fameuses «mallettes», une
pratique admise par le passé par tous les acteurs de la Françafrique. Entre
les lignes, on devine l’accusation selon laquelle Franck Paris perpétue la
tradition.
Le second texte vise directement Marc Vizy. Titré «Marc Vizy, l’autre
ennemi de la démocratie au Togo[26]», il accuse le diplomate de minimiser
la crise politique togolaise, de ne pas prendre le parti de la démocratie et de
transmettre à Paris des informations erronées sur la véritable situation du
pays. Un «mercenaire» qui agirait pour ses propres intérêts et, là aussi, pour
quelques «mallettes». Les sources étant anonymes et aucune preuve
clairement exposée, l’article était susceptible de recours. Mais dans un pays
où, pour un journaliste dérangeant le pouvoir, l’assurance d’un procès
équitable est à peu près nulle, la démarche est quelque peu cavalière quand
elle provient d’un représentant de la patrie autoproclamée de la liberté
d’expression.
Énarque passé par la préfectorale et proche du Parti socialiste, Vizy,
62 ans, a un parcours assez classique de haut fonctionnaire. Il est nommé au
cabinet du premier ministre socialiste Lionel Jospin en 1997 et fait la
majeure partie de sa carrière en Outre-mer. Avec le retour de la gauche au
pouvoir en 2012, il obtient un poste de conseiller pour l’Outre-mer auprès
de François Hollande. En 2015, on le voit en Guadeloupe aux côtés de la
ministre George Pau-Langevin lors des obsèques de Clarissa Jean-Philippe,
policière abattue à Montrouge par le terroriste Amedy Coulibaly. Il est
finalement nommé ambassadeur de France à Lomé en 2017, où il reste trois
années avant de rejoindre en 2020 la chancellerie du Bénin, dernière étape
avant sa retraite.
Marc Vizy n’est pas un diplomate de carrière passé par les postes de
conseiller en ambassade, ou usant ses mocassins sur les moquettes du Quai
d’Orsay avant d’obtenir un poste d’ambassadeur; il a bénéficié des ponts
qui existent entre la préfectorale et le Quai d’Orsay. Très tôt attiré par
l’Afrique, il est un lecteur assidu du magazine panafricain Jeune Afrique et
sa biographie sur le site de l’ambassade de France à Cotonou indique qu’il a
été «conseiller en marketing à Abidjan de 1981 à 1983[27]». «À la sortie de
l’ENA [École nationale d’administration], je suis parti en Côte d’Ivoire
dans le cadre de la Coopération pendant mon service militaire, explique-t-il.
J’étais détaché à l’Université Félix-Houphouët-Boigny où, avec d’autres
coopérants français, nous avons participé à la mise en place d’une
formation en gestion et marketing[28].» Il signe en 1989 un manuel sur la
zone franc édité par la Documentation française. Marc Vizy a également été
conseiller en 2004 du premier ministre ivoirien d’alors, Seydou Elimane
Diarra. L’homme politique, décédé en juillet 2020, avait à l’époque été
choisi par Laurent Gbagbo après la crise de 2002 et les accords de Linas-
Marcoussis supervisés par la France.
Selon La Lettre du Continent, dans son édition datée du 15  avril 2004,
Vizy a été «détaché auprès du premier ministre ivoirien Seydou Diarra pour
prendre en charge la “responsabilité globale” pour tout ce qui relève de la
“sortie de crise”, donc de tout, tout simplement. […] Au regard de son
cahier des charges, et compte tenu des relations exécrables qu’entretiennent
l’ambassadeur de France à Abidjan, Gildas Le Lidec, et le chef du
gouvernement de réconciliation nationale, Marc Vizy est perçu à la
“primature” comme la courroie de transmission française[29].» Rien que ça.
«En fait, relativise-t-il, en un peu moins d’un an, je n’ai rencontré le
premier ministre qu’une seule fois. Ma tâche était d’accompagner le
redéploiement des services administratifs au Nord et à l’Ouest, dans les
zones encore tenues par les rebelles[30].»
Tout comme Bruno Delaye, des journalistes togolais accusent Marc Vizy
d’avoir été un informateur du régime de Lomé. Peter Sassou Dogbe est
correspondant pour Radio France internationale (RFI): «Marc Vizy est
arrivé en pleine crise. On bavardait souvent, comme avec son prédécesseur
[Marc Fonbaustier]. On discutait de la situation politique. Mais je me suis
rendu compte qu’il n’était pas fiable.» Un jour, en 2018, un ministre
togolais l’appelle, énervé: «“Est-ce que tu crois qu’on t’a vendu le Togo? Je
vais le dire à ton chef, car je ne suis pas d’accord…” Pour lui, mon “chef”
était l’ambassadeur de France, croyant que j’étais français…» Deux ou trois
jours plus tard, un confrère l’appelle et le prévient: «Tu parles trop quand tu
vas à l’ambassade. Fais attention, tout ce que tu racontes va directement
chez le big boss [le président Faure Gnassinbé]!» Quelques semaines plus
tard, la HAAC a écrit à RFI pour le mettre en demeure. Après cela, il n’a
plus revu Vizy, qui ne l’a plus jamais rappelé.
Ce coup de semonce a été relayé, à l’époque, par plusieurs médias
locaux[31]. Y a-t-il un lien de cause à effet entre les discussions de Peter
Sassou Dogbe avec l’ambassadeur et les pressions qu’il a ensuite subies?
Marc Vizy s’en défend: «Je connais peu M.  Dogbe, nous avons déjeuné
ensemble à mon arrivée, nous nous sommes vus ensuite quelques fois, c’est
vrai, mais je n’ai jamais fait pression sur lui, de manière directe ou
indirecte[32].» Le journaliste ne peut l’affirmer, mais la coïncidence est
troublante.
Un journaliste raconte cette autre anecdote: «Vizy a été prodictature,
avec des déclarations provocantes sur notre pays qui serait “démocratique”.
Il invitait souvent les gens de la société civile, par exemple. Autour d’un
verre, on lui dit tout, et ça se retrouve sur la table de Faure Gnassingbé.» Un
jour, il reçoit Pascal Bodjona, ancien porte-parole du régime, emprisonné
dans le cadre d’une affaire de corruption internationale, habitué depuis sa
sortie de prison à se rendre chez Vizy. Là, poursuit le journaliste, il lui a
livré «ses projets politiques sans filtre, ainsi que ce qu’il pensait du
président. Une semaine plus tard, les moindres détails des conversations se
sont retrouvés chez Gnassingbé. Vizy aurait dit à ses collaborateurs: “S’il
ne se calme pas, il va retourner en prison”[33]». Une nouvelle fois, Marc
Vizy dément.
«Je demande à ce que [la HAAC] use de ses pouvoirs de mise en garde,
voire, en cas de récidive, des pouvoirs de sanction», conclut Vizy dans le
courrier qu’il adresse à l’institution régulatrice. La décision de cette
dernière a été sans appel: trois mois de suspension pour le journal
L’Alternative; quinze jours de suspension pour Liberté.

J’avais trois possibilités: le droit de réponse, la HAAC et le tribunal. Les peines encourues par les
journaux et les journalistes dans un procès en diffamation me paraissaient disproportionnées. D’un
autre côté, j’estimais que le droit de réponse engageait un dialogue avec des auteurs qui, quoi qu’il
en soit, écriraient n’importe quoi. J’ai donc déposé un mémoire à la HAAC qui a très vite pris une
décision. Le fait que ces journaux avaient déjà été rappelés à l’ordre par le passé, ce que j’ignorais,
a alourdi les sanctions. Je pensais qu’ils n’auraient qu’un avertissement, ils ont en fait été
suspendus.

Regrette-t-il sa démarche? «Pas vraiment», répond-il.


Les journalistes assurent que Marc Vizy était particulièrement
interventionniste vis-à-vis de la presse togolaise. Ils en veulent pour preuve
son autre démarche auprès de la HAAC, quelques mois plus tôt, en octobre
2019, conduite aux côtés de Thierry Féraud, le directeur de la brasserie BB
Lomé, une filiale du groupe français Castel. «Je n’ai pas déposé de plainte
pour M.  Féraud, se défend-il. Il a été victime d’une campagne de
dénigrement grotesque orchestrée par l’un de ses concurrents. En tant
qu’ambassadeur de France, l’une de mes missions est de conseiller les
entreprises françaises.» Il admet cependant lui avoir parlé de la HAAC et
l’avoir accompagné au siège[34]. Et là aussi, aucun droit de réponse n’a été
demandé avant d’entamer les démarches auprès de la HAAC.
Les ambassadeurs de France sont régulièrement la cible des journaux
africains. Mais le devoir de réserve avait jusque-là prévalu. Aux dires de
Marc Vizy, le Quai d’Orsay a changé de méthode. Face à la croissance de la
critique des politiques françaises dans la population (au Tchad, au Mali, en
Centrafrique, au Burkina Faso, etc.), Paris aurait décidé de réagir. Il serait
désormais admis de répondre dès lors que des «infox antifrançaises» sont
publiées. «Dans les faits, il est souvent difficile de répondre à des
généralités sans contre-vérités saillantes, estime Marc Vizy. Mais dans le
cas togolais, aller raconter que le conseiller du président [Franck Paris]
vient toucher des mallettes de billets est un mensonge, c’est une accusation
portée sans preuve. Quant à moi, je suis bien payé, je n’ai pas besoin d’aller
chercher de l’argent, c’est absurde. Écrire cela est irresponsable et entretient
l’idée que la France pille le continent.»
Avec cette démarche inédite dans le monde de la diplomatie, Marc Vizy a
obtenu l’inverse de ce qu’il cherchait: il a renforcé le sentiment d’une
France plus que jamais impliquée dans les affaires de son ancienne colonie.

À l’occasion des 30  ans de la déclaration de Windhoek, signée le 3  mai


1991 par des journalistes africains en faveur d’une presse africaine libre,
indépendante et pluraliste (cette date est devenue la Journée mondiale de la
liberté de la presse), le ministère des Affaires étrangères s’est fendu d’un
communiqué, comme chaque année, pour célébrer cette journée: «La
France réaffirme son engagement constant et déterminé en faveur de la
liberté de la presse, de la liberté d’expression et de la protection des
journalistes partout dans le monde.» En 2019, le ministère invoquait «une
presse libre, indépendante et pluraliste», essentielle, selon lui, «au bon
fonctionnement des démocraties». Il rendait par ailleurs «hommage aux
journalistes assassinés, torturés, emprisonnés ou menacés pour leur
engagement au service du droit à une information fiable».
La diplomatie française est mise face à ses contradictions. D’un côté, elle
affiche de grands discours humanistes sur la liberté des journalistes et la
liberté d’expression; de l’autre, elle soutient un ambassadeur dans une
démarche qui a eu pour objectif de sanctionner et de bâillonner une presse
indépendante parce qu’elle s’attaque à l’image de l’ancienne puissance
coloniale, et missionne ses agents pour contrer les «faiseurs d’opinion» sur
les réseaux sociaux. La ficelle est un peu grosse. Et personne ne s’en laisse
conter au cœur de l’ancien pré carré africain de la France.
 
[I]  Publié le 4  mai 2018 dans L’Obs, l’article de Charles Bouessel «Pourquoi Vladimir Poutine
avance ses pions en Centrafrique» est la première enquête sur la présence russe en Centrafrique dans
la presse française.
[II]  Pour une analyse détaillée des responsabilités françaises en Centrafrique, lire Yanis Thomas,
Centrafrique: un destin volé. Histoire d’une domination française, Paris, Agone, coll. «Dossiers
noirs», 2016.
DEUXIÈME PARTIE
UNE DOMINATION
SYMBOLIQUE ET
MATÉRIELLE
Chapitre 4
L’Afrique des ambassadeurs

La vie d’un diplomate est-elle si palpitante qu’elle mérite d’être racontée


dans des mémoires? Les ambassadeurs sont en tout cas nombreux à le
croire – et à avoir trouvé un éditeur. Bien souvent, à les lire, on ne découvre
pas grand-chose: quelques anecdotes insignifiantes, beaucoup de
chroniques d’une vie de nabab sous les tropiques, peu de critiques et,
surtout, aucun secret d’État.
Il existe au moins deux façons d’appréhender ces récits: l’une consiste à
les considérer comme des témoignages pour l’histoire, «des aventures
humaines», comme l’écrit Jean-Marc Simon qui collectionne «les mémoires
d’ambassadeurs, comme d’autres collectionnent les papillons ou les
timbres-poste»; l’autre consiste à faire davantage un travail d’analyse
sémantique, oubliant la quête forcément vaine de scoops, qui cherche à
comprendre ce que disent les expressions et la posture globale de l’auteur
de son rapport à l’Afrique et aux Africains. Quel sens donner à la «beauté»
de la nature du continent sans cesse évoquée, aux «amitiés» franco-
africaines célébrées et l’absence presque totale d’une once de critique
envers la politique de l’ancien État colonisateur? Se plonger dans cette
littérature, à défaut d’offrir une expérience littéraire ne serait-ce que
plaisante, permet au moins de dresser un constat: au fil des décennies,
l’Afrique change, mais pas – ou si peu – la perception qu’en ont les
diplomates. Ethnicisées, infantilisées, les anciennes colonies africaines
seraient d’éternels espaces à éduquer, à pacifier et à démocratiser. La
sémantique évolue certes un peu, mais l’esprit colonial et sa mission
civilisatrice demeurent.
Un bon petit soldat
Maurice Delauney a commencé sa carrière comme administrateur de la
France d’outre-mer au Cameroun en 1945, avant de devenir ambassadeur au
Gabon au début des années 1960. Né en 1919 dans la Manche, ce fils de
notaire passé par l’École nationale de la France d’outre-mer est un
colonialiste convaincu qui oppose «évolution et modernité des membres de
l’administration coloniale» et «tradition des chefs coutumiers». Il est l’un
des intendants de la répression sanglante au Cameroun contre l’Union des
populations du Cameroun[I] – un fait d’armes qu’il se garde bien d’aborder
dans ses mémoires, Kala-Kala. De la petite à la grande histoire: un
ambassadeur raconte. Tout juste évoque-t-il en ces termes l’assassinat de
Ruben Um Nyobè, l’un des héros de la guerre d’indépendance
camerounaise: «Comme tous les chefs de circonscription, j’étais “juge de
paix à compétence étendue”. J’avais pour greffier un homme instruit et
précis. Je l’appréciais beaucoup. Mais il devait connaître plus tard un destin
tragique lorsqu’il prit, en 1956, la tête de la rébellion du pays Bassa. Il
s’appelait Um Nyobè[1].» Pas un mot sur le rôle de la France – ni du sien –
dans le «destin tragique» de cet homme qui se battait contre l’oppression
coloniale. Ni sur le camp d’internement secret de Bangou qu’il a construit
lorsqu’il était chef de région de l’administration coloniale en 1958. En clair,
il passe globalement sous silence toutes les affaires auxquelles il a été mêlé,
que ce soit la planification du travail forcé, des financements politiques
occultes ou des opérations secrètes de la France en Afrique.
L’Afrique était pour lui un vaste terrain de chasse: indépendantistes, mais
aussi éléphants, antilopes, buffles… Il n’aimait rien tant que ramener des
«trophées» pour décorer sa maison de Cannes où il finira ses jours en 2009.
Comme ces «pointes [défenses d’éléphant] de 2,66  mètres et 2,67  mètres
[qui] pesaient respectivement 46 et 47 kilos», un «magnifique trophée [qui]
encadre l’une des ouvertures de mon bureau[2]». À le lire, chasser un animal
est un sport dangereux, physique, qui n’est pas à la portée de tout le monde.
Même lorsque des «porteurs» et des «pisteurs» africains vous facilitent la
tâche.
«Ami» de Léon Mba, le premier président du Gabon, il imagine avec
Jacques Foccart la farce électorale de 1967 durant laquelle, après avoir fait
changer la Constitution, Mba est réélu avec un vice-président, Albert Bongo
(devenu Omar Bongo), homme lige de la France qui prend les rênes du pays
quelques mois plus tard. Il ne tarit pas d’éloge à propos de ce nouveau
président à «l’esprit vif» qui «s’attachait, en particulier, à ce que le Gabon
[…] ne connût aucune forme d’agitation». Cette politique lui a permis de
rester à la tête du pays jusqu’à sa mort en 2009, soit pendant quarante-deux
ans, et ce, avec le soutien de la France.
Or, pour Maurice Delauney, les critiques sur les barbouzeries françaises
et la corruption des élites africaines sont le fait de personnes qui «ignorent
tout de l’Afrique, de la société africaine, de ses contraintes familiales et
tribales». Il entretient l’idée d’un essentialisme africain, d’un
«particularisme africain» et d’une «mentalité africaine», selon ses propres
mots, et justifie ainsi à peu près tout. On ne s’étonne alors pas qu’il parle
sans hésitation de «race», comme dans un passage simpliste et grossier sur
l’histoire malgache où il avance qu’«au cours des siècles, de nombreux
métissages s’étaient produits sans réussir, toutefois, à créer une race ou
même une véritable nation malgache».
On pourrait opposer à notre critique acide du livre de Delauney le
«contexte» de l’époque ou encore la «génération» à laquelle ce dernier
appartenait. Ces arguments sont souvent avancés, mais cela reviendrait
alors à excuser de prime abord les propos et les agissements d’un tel
personnage. Il semble plus intéressant d’étudier le profil de cet ambassadeur
à qui l’on a confié l’établissement des relations diplomatiques avec le
Gabon. Ce pays est encore aujourd’hui l’une des entités phares du pré carré
français, en raison notamment du pétrole d’Elf (devenu Total), l’entreprise
championne du blanchiment de fonds politiques français et du
détournement d’argent public gabonais. La succession d’Ali Bongo à son
père n’a rien changé à cette situation. Delauney n’est pas pour rien à la
situation du pays aujourd’hui encore. Il a posé les fondations pour que rien
ne change.
Delauney n’est pas un progressiste soucieux de l’émancipation des
peuples. C’est un bon petit soldat, d’abord des colonies puis de la
Françafrique, dont la mission est d’installer un pouvoir acquis à la France
afin de maintenir l’influence de l’ancien empire.
Son ordre de mission de 1972 pour Madagascar, où le vent de la
révolution souffle (une révolution qualifiée par le diplomate de
«progressive anarchie»), est très clair: «Maintenir nos positions en ce qui
concernait la langue et la culture françaises» (au Gabon, il se félicite que les
langues vernaculaires soient interdites au bénéfice du français), «veiller à la
protection de nos intérêts» et «tout mettre en œuvre pour conserver une
présence militaire». Delauney refuse d’assister aux négociations franco-
malgaches qui le conduiront à quitter la résidence du gouverneur (devenu le
palais présidentiel d’Ambohitsorohitra) pour la remettre au pays – ce qui
avait pourtant été fait dans toutes les anciennes colonies françaises au
moment des indépendances. Un «échec» pour l’ancien administrateur qui a
dû trouver un logement moins cossu.
On pourrait noircir ainsi des pages entières. Delauney lui-même ne serait
d’ailleurs guère étonné de ce portrait au vitriol, lui qui conclut son ouvrage
en estimant que «les jeunes générations auront reçu une vision inexacte
d’écrits déformés par l’esprit partisan ou la manie de l’autocritique». On ne
peut qu’approuver: l’autocritique est effectivement une qualité que peu
d’ambassadeurs qui s’adonnent à la rédaction de leur biographie possèdent.

Fier de défendre les intérêts de la France


Presque une génération sépare Maurice Delauney de Michel Lunven, né en
1933. Adjoint de Jacques Foccart, collaborateur de Jacques Chirac,
ambassadeur au Niger, au Gabon, en Centrafrique, son CV est long comme
le bras. Lunven publie en 2011 – non sans provocation dans le choix de son
titre – Ambassadeur en Françafrique, aux éditions Guéna. Même s’il
affirme ne pas toujours avoir été en accord avec les choix de l’exécutif
français, tout, dans son livre, rappelle qu’il fut en fusion avec Foccart, son
mentor, dont il partageait la «passion de l’Afrique» et la conviction «de la
nécessité de préserver, envers et contre tout, cette zone d’influence
française sur ce continent». La symbolique coloniale et néocoloniale
s’immisce jusqu’au pedigree de son éditeur, Frédéric Guéna, fils d’Yves
Guéna, dernier gouverneur de la France d’outre-mer et premier
ambassadeur de Côte d’Ivoire décédé en 2015. La photographie de
couverture de l’ouvrage présente Michel Lunven et Jacques Foccart en
plein travail, dans un avion, probablement un engin du groupe de liaisons
aériennes ministérielles.
Michel Lunven aurait aimé être administrateur d’outre-mer. Les
indépendances le pousseront plutôt vers la Coopération, où il fera une
«belle» carrière jusqu’à devenir ambassadeur. Le diplomate annonce
vouloir tenir un langage de vérité et assume d’avoir «négocié avec des
autocrates». Il se dit même «plutôt fier» d’avoir défendu les intérêts de la
France «dans ses ex-colonies»[3]. Ce qui montre bien que, parfois, les
diplomates sont capables de ne pas user de langue de bois.
Au Niger, en 1991, alors que se tient dans un climat tendu la Conférence
nationale censée ouvrir le pays à la démocratisation, l’ambassade mobilise
tout le personnel de coopération (450 coopérants et 53 militaires) pour une
«surveillance discrète mais active du pays», dans un souci de «neutralité
raisonnée»[4]. L’ambassadeur assure vouloir rester «impartial», mais les
questions économiques, notamment celle de l’uranium (le Niger est l’un des
premiers fournisseurs de la France), sont au cœur de ses préoccupations.
Tout comme celle du «fanatisme religieux» qui, dit-il, n’existait pas avant
les années 1990 et la démocratisation du pays. Il omet de préciser que le
régime militaire précédent de Seyni Kountché n’était guère propice à
l’expression de sa foi. Pour Lunven, «la religion engendre fatalisme et
inertie devant les problèmes à résoudre[5]».
L’artisan de cette démocratisation du Niger, Ali Saibou, est apprécié de
l’ambassadeur pour des raisons purement intéressées, et il le qualifie de
«personnage très sympathique, profondément attaché à la France». Il ajoute:
«C’est ce qui me permet, une fois la confiance établie entre nous, d’inspirer
parfois ses décisions: une situation tout à fait exceptionnelle, qualifiée par
certains de “néocolonialiste”, dont j’ai profité, et qui a servi à travers moi
l’intérêt réciproque de la France et du Niger[6].» Difficile de croire que le
second ait tiré autant de bénéfices que le premier dans cette relation.
Lorsqu’il raconte l’organisation des élections en Centrafrique de 1993,
où il est envoyé spécial le temps du processus électoral (un choix auquel
n’est pas étranger Jean-Marc Simon), il dit comprendre le désarroi de la
population qui ne croit (déjà) plus aux hommes politiques et à la possibilité
qu’ils puissent améliorer leur quotidien. «Le vote qui s’exprimera le
22 août, lors de l’élection présidentielle, sera davantage un vote de rejet à
l’égard du pouvoir en place qu’une adhésion à une personne ou à une
politique nouvelle[7].»
Lunven accuse cependant sans rire le «fatalisme» des populations qui,
enfermées dans leurs «problèmes socioculturels», auraient pris l’habitude
de vivre en autarcie de «la seule cueillette» qui leur assure «sans trop
d’efforts» le «minimum vital». Une vision caricaturale et paternaliste qui,
au-delà de faire grossièrement de la fainéantise un habitus des Africains, nie
la profondeur de l’histoire du continent et sa relation à l’économie-monde,
et refuse à ses habitants la possibilité d’un développement distinct des
standards importés par l’Occident durant la période coloniale (ruralité vs
urbanité[8], consumérisme vs frugalité[9]).
Les intérêts français passent toujours devant ceux des populations dont
les aspirations ne sont jamais prises en compte. Le regard de Lunven sur le
Gabon se résume de cette façon: «Les relations franco-gabonaises, loin
d’être à sens unique, ont été mutuellement très profitables depuis trente-
cinq ans.» À aucun moment, bien sûr, ne remet-il en cause la longévité du
pouvoir d’Omar Bongo, cet «allié» de la politique africaine de l’État
français auteur d’innombrables exactions contre son peuple[II].

Un ambassadeur, un vrai
«Depuis le départ à la retraite de Jean-Marc Simon, il n’y a plus de vrais
ambassadeurs de France en Afrique», ai-je pu entendre ici et là. La
prospérité de sa société de conseil, Eurafrique Stratégies, et la couverture
médiatique dont ont bénéficié ses mémoires publiés en 2016, Secrets
d’Afrique. Le témoignage d’un ambassadeur, en disent long sur l’aura du
personnage. Des négociations secrètes en Centrafrique à la chute de Laurent
Gbagbo en Côte d’Ivoire, où son rôle lors de la crise postélectorale de 2011
a été déterminant[III], il fut de bien des «coups» de la France en Afrique des
années 1980 aux années 2010.
Né en 1947, Simon dit découvrir dès l’âge de huit ans la possibilité de
devenir «gouverneur de colonies». Tout comme Lunven, les indépendances
auront raison de cette orientation – mais il garde pour ce statut, dans ses
mots tout du moins, une certaine admiration. Il raconte dans son avant-
propos avoir eu l’ambition d’écrire ce livre aussi pour «la jeunesse
africaine, souvent mal informée des conditions dans lesquelles certaines
décisions qui ont pesé sur son destin ont été prises». Il admet et assume le
rôle actif de la France dans la politique de certains pays africains.
Petit-fils d’un directeur d’une exploitation fruitière au Sénégal, le futur
diplomate a 15  ans quand il débarque pour la première fois en Afrique, à
Dakar, à l’occasion d’un voyage organisé par une association de jeunesse.
Empli des souvenirs des photographies de son grand-père «coiffé d’un
casque colonial», il découvre, ému, une ville «bigarrée, mêlée d’enfants
courant dans tous les sens et pauvrement vêtus», avec ses «grandes artères»
portant «les mêmes noms que celles de nos villes de province, Thiers,
Gambetta, Jules-Ferry, Albert-Sarraut, ou encore des noms d’anciens
gouverneurs, William-Ponty et Ernest-Roume». Il se remémore avoir
sillonné les «quartiers africains» – la ville serait donc européenne – et se dit
«fier» d’avoir rencontré le premier ambassadeur de France nommé à Dakar,
un gaulliste (comme lui), Claude Hettier de Boislambert. «L’Afrique était
telle que je l’imaginais», écrit-il. Cet imaginaire d’une Afrique éternelle
avec d’un côté les villes au charme colonial et de l’autre une nature sauvage
idéalisée ne quittera pas le diplomate[10].
Pendant ses études de droit, Jean-Marc Simon assiste «consterné» aux
événements de mai 1968. Après sa licence, il intègre le Quai d’Orsay à
l’issue d’un concours pour être secrétaire de chancellerie. Il rejoint
l’ambassade de Dakar – «qui conserve encore quelques beaux restes de
l’époque récente où elle succédait au gouvernement général de l’Afrique-
Occidentale française» – où il est nommé vice-consul à 21  ans. Brillant,
assurément. Asie, Amérique du Sud: après ses études, Simon enchaîne les
postes en chancellerie pour ne revenir en Afrique que bien plus tard. Le
continent lui manquait, lui qui était «impatient d’agir». Or, «seule l’Afrique
pouvait [lui] en donner l’opportunité». Ce jour arrive en 1984, lorsqu’il est
nommé premier conseiller au Tchad[11].
Une fois encore, le Tchad est décrit comme un «pays ami qui parle à
l’imaginaire[12]», mais est surtout, plus prosaïquement, un territoire où
l’armée française est omniprésente. L’attaque en 1984 par l’ex-président du
Tchad, Goukouni Oueddei (renversé par Hissène Habré en 1982), soutenu
par le Libyen Mouammar Kadhafi? «Une agression extérieure
caractérisée[13]» justifiant l’opération Manta déclenchée par François
Mitterrand. Celle-ci sera remplacée par l’opération Épervier en 1986 et ne
prendra fin qu’en… 2014.
Si les droits humains ne sont pas «au cœur des préoccupations» de
l’autocrate Hissène Habré (il a été condamné en 2016 par une chambre
africaine extraordinaire pour viol, crimes de guerre, torture et crimes contre
l’humanité[14]), sa «solide formation» reçue à Paris fait de lui un homme
qui «force incontestablement le respect[15]». L’homme qui aurait exécuté
40  000 personnes durant ses huit années passées à la tête du pays[16] est
comparé par le diplomate à Georges Clemenceau. Le successeur d’Habré,
Idriss Déby Itno, arrivé au pouvoir par un putsch en 1990, n’est pas moins
couvert de louanges par Simon – alors même qu’il a collaboré au régime de
terreur d’Habré: «Je suis et je reste assez admiratif de la façon dont Déby
tenait son pays et le conduisait vers le développement et l’unité[17].» En fait,
Déby a régné sans partage et exercé une main de fer sur la population, en
enfermant ou éliminant tous ses opposants pendant plus de trente ans,
jusqu’à sa mort en 2021. Puis, le pouvoir a été transféré à son fils Mahamat
à la suite d’un putsch constitutionnel soutenu a posteriori par les autorités
françaises.
Nous l’avons soulevé plus haut, Jean-Marc Simon a participé activement,
en coulisse, à l’organisation des élections de 1993 en Centrafrique. Lorsque
le président Kolingba finit par accepter ce processus électoral, Simon
estime que «la France a repris la main sur les questions africaines avec des
principes et une ligne directrice qui prennent en compte les élections
nécessaires du continent». Et de se demander: «En faisons-nous trop?» Pour
lui, toutefois, cela se justifie par «la relation particulière que nous
entretenons avec nos anciennes colonies, fruit de l’histoire et du sang versé
ensemble». C’est une vision courte de l’histoire africaine, qui occulte le
sang versé avant tout par les Africains lors des conquêtes coloniales de la
France et qui leur refuse toute idée d’une souveraineté débarrassée de cette
filiation. Il invoque, comme souvent dans la diplomatie ou l’armée, ce qui
serait une connaissance unique «des hommes et du terrain» par les acteurs
français. Lorsque Simon est nommé ambassadeur à Bangui, en 1996, il
prend conseil auprès de Louis Sanmarco, un ancien administrateur colonial,
gouverneur de l’Oubangui-Chari en 1954. La filiation n’a jamais été
rompue…

Delauney, Lunven, Simon… trois générations de diplomates français en


Afrique et une même mission: perpétuer la position dominante de la France
dans ses anciennes colonies et préserver, coûte que coûte, son influence
économique et politique. Cet objectif a guidé leur action, ces ambassadeurs
n’hésitant pas à jouer les arbitres et à s’ingérer dans les affaires intérieures,
décidant ainsi du sort de millions d’Africains. On comprend dès lors les
relations pétries de paternalisme qu’ils ont pu entretenir avec eux, ces
diplomates donneurs de leçons se croyant investis d’un pouvoir quasi
absolu. Tout, dans leur environnement, leur rappelle ce statut si particulier,
jusqu’au logement: de nombreuses pages sont ainsi consacrées par les trois
fonctionnaires au faste des résidences qu’ils ont occupées.
 
[I] Pour en savoir plus, lire Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun! Une
guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, coll. «Poche»,
2019 [2011].
[II]  De nombreux mouvements sociaux réprimés dans le sang ont émaillé la période Omar Bongo.
Pour n’en citer qu’un, rappelons l’assassinat de l’enseignante Martine Oulabou, le 23 mars 1992, lors
des manifestations organisées par les syndicats d’enseignants (lire par exemple Andy Marvine Nse,
«Martine Oulabou, mémoire d’une martyre de l’éducation nationale», Gabon Media Time, 23 mars
2021).
[III] Voir chapitre 1.
Chapitre 5
Au palais des colonies

Dakar, 7  mai 2019. La capitale sénégalaise est agitée. Le premier jour de


ramadan se termine et les ventres crient famine. Encore vingt-neuf jours de
jeûne pour les 95 % de musulmans que compte officiellement le pays de la
terranga («hospitalité» en wolof). Comme chaque année, l’ambassadeur de
France organise une réception fastueuse dans sa résidence du cap Manuel
pour la première cérémonie du ndogou (rupture du jeûne). Avec le
14  juillet, c’est l’un des grands moments de promotion de la culture
française – ses arts, sa gastronomie – et de ses valeurs – la liberté et les
droits de l’homme. Dans un des salons, les invités passent devant une toile
majestueuse représentant une cavalerie en plein assaut: sur la plaque dorée
fixée au cadre du tableau scintille «14  octobre 1806», date de la bataille
d’Iena menée par Napoléon Bonaparte et ses troupes. Hommes politiques,
hommes d’affaires, militaires, artistes… le gratin sénégalais et des expatriés
français se pressent dans le jardin verdoyant et propret, avec une vue
imprenable sur la côte et des petits fours à volonté. Les arbres la cachent,
mais l’île de Gorée, haut lieu mémoriel de l’esclavage, se tient juste là, au
large.
En plus d’Abidjan, Dakar est la destination africaine préférée des
ambassadeurs de France. Avec ses parcs et sa résidence, la chancellerie
française à Dakar est l’une des plus vastes et des plus luxueuses du réseau
tricolore en Afrique, par ailleurs installée dans un pays stable qui n’a connu
ni coup d’État ni guerre depuis l’indépendance en 1960 – à l’exception
d’une rébellion de basse intensité en Casamance, dans le sud du pays[I]. Elle
est aussi l’une des plus stratégiques depuis le déclenchement de l’opération
Serval au Mali en 2013, qui a cédé la place en 2014 à l’opération régionale
de lutte contre le terrorisme au Sahel, l’opération Barkhane. La sécurité
d’ambassades de «seconde classe», comme celle de Guinée-Bissau, du Cap-
Vert et du Liberia, dépend également de Dakar. La capitale sénégalaise
accueille enfin une importante base militaire française et, à quelques
kilomètres, dans la ville de Rufisque, un centre de renseignement.
L’installation de la diplomatie française à Dakar au début des années
1960 illustre à elle seule les enjeux postcoloniaux du rôle des ambassades:
préserver l’influence politique et les intérêts économiques de la France dans
ses anciennes colonies devenues des États souverains. Outre les accords de
défense qui ont maintenu depuis des décennies l’hégémonie de l’armée
tricolore dans ces pays et assuré le maintien au pouvoir d’autocrates
bienveillants avec les intérêts de Paris, les terrains qui accueillent les
bâtiments diplomatiques ont été choisis par la France lors de «négociations
patrimoniales» antérieures aux indépendances. Une très bonne affaire.

Des palais des colonies aux ambassades de la


diplomatie
Le 28  septembre 1958 est voté à Cotonou le principe d’une communauté
des pays d’Afrique francophone, qui sont en passe d’accéder à leur
autonomie. À travers elle, le général de Gaulle souhaite sauvegarder
l’influence de Paris sur ses futures ex-colonies. Seule la Guinée-Conakry de
Sékou Touré rejette ce qui ressemble fort à une tutelle à peine réformée.
En 1959 naît le projet de Fédération du Mali qui doit réunir le Sénégal, le
Mali, le Burkina Faso et le Bénin d’aujourd’hui. À sa tête, un duo composé
du Malien Modibo Keita et du Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Le
général de Gaulle reçoit les deux leaders et prend acte de cette initiative.
Mais, «dès le début, [il] pense que cette construction est déséquilibrée, n’est
pas viable, et moi comme lui», explique le monsieur Afrique du général,
Jacques Foccart, dans le premier tome de ses mémoires[1]. L’Ivoirien Félix
Houphouët-Boigny voit aussi cette aventure d’un mauvais œil – il n’est
d’ailleurs peut-être pas étranger au fait que Cotonou et Ouagadougou
décideront finalement de ne pas aller au bout. Le 4 avril 1960, la fédération
constituée du Sénégal et du Mali obtient enfin son indépendance. Le nouvel
État fait cependant long feu, non sans l’intervention de la France et de son
ambassadeur à Dakar, Claude Hettier de Boislambert, qui a finement
manœuvré, selon Jacques Foccart[2]. À l’été, des dissensions entre les
dirigeants sénégalais et maliens aboutissent à une sécession des deux
parties. Le Sénégal et le Mali proclament leur indépendance respectivement
en août et septembre 1960.
Mécaniquement, les fonctions de gouverneurs et de hauts-commissaires
de l’Afrique-Orientale française (AOF) et de l’Afrique-Équatoriale
française (AEF) disparaissent. Certains, imprégnés par l’administration
coloniale, s’interrogent alors sur le changement de statut des fonctionnaires.
Dans ses mémoires, Maurice Delauney, nommé par Foccart ambassadeur de
France au Gabon en mars 1965, fait part de son étonnement: «Je ne me
représentais pas très bien ce que pouvait être un ambassadeur dans un de
nos anciens territoires, nouvellement indépendants[3].»
Pendant ce temps-là, dans les coulisses se trament des négociations
patrimoniales. Les Français, sur la base d’inventaires qu’ils ont menés,
«restituent» les titres fonciers aux pays nouvellement souverains – en
calculant une dette qui continue de poursuivre ces pays. Les palais des
gouverneurs, comme la majeure partie des terrains et des bâtiments, sont
rétrocédés aux pays indépendants. Or, tandis que les nouveaux dirigeants
africains élisent domicile dans ces somptueuses demeures, les représentants
français reçoivent l’instruction de mettre sur pied le réseau diplomatique de
la France dans ses ex-colonies, et doivent constituer pour ce faire un
domaine.
La répartition a bien sûr été réfléchie au bénéfice de l’ancien colon, qui
s’est attribué un patrimoine de qualité avant même le début des
négociations. Ainsi à Abidjan, où «ils se sont octroyé les terrains avant de
passer la main», témoigne Kirkor Kalayciyan, un architecte qui a
notamment construit l’ambassade de Kampala, en Ouganda, et la résidence
du conseiller économique à Abidjan[4]. Quelques correspondances
savoureuses retrouvées aux archives diplomatiques de Nantes évoquent la
vétusté des locaux occupés par les services de l’administration d’outre-mer
et le coût élevé de leur entretien. Mieux valait les céder au pays et s’arroger
des bâtiments en meilleur état ou, à défaut, de belles surfaces à bâtir. Et,
tant qu’à faire, bien les choisir.
Jacques Foccart raconte comment, en décembre 1959, lors d’un voyage
au Sénégal avec le général de Gaulle (alors président de la Communauté
française), il vient inaugurer la future capitale de la Mauritanie, Nouakchott,
et visiter l’emplacement où sera construite l’ambassade. «La ville, c’est une
façon de parler», confie-t-il au journaliste Philippe Gaillard. «Nous avons
inauguré une capitale en pointillés – des piquets plantés sur des dunes.»[5]
Dans un article du journal Le Monde du 9  décembre 1959 qui annonce ce
voyage, le journaliste écrit: «Seules quelques constructions de la cité ont été
déjà édifiées au milieu des sables du désert. Le président de la Communauté
se rendra toutefois à la “première pierre” de la capitale[6].» Foccart se
rappelle avoir foulé à cette occasion le terrain «tout juste borné» de la future
ambassade française. La Mauritanie n’est pas encore indépendante – elle le
sera officiellement un an plus tard – et n’a donc guère de mot à dire sur le
choix des Français, qui sont encore chez eux.
Au Sénégal, la réorganisation des services français incombe à Pierre
Lami. Cet administrateur colonial de carrière est passé par l’Indochine, le
Tchad et la Côte d’Ivoire. Il est nommé gouverneur en 1957. Les archives
du ministère des Affaires étrangères, à Nantes, sont incomplètes. De
nombreux documents sont encore classés «secret défense» plus de soixante
ans après les indépendances. D’autres sont toujours conservés à
l’ambassade de France à Dakar. Mais dans ce fatras de papiers jaunis
subsistent quelques plans, études, devis et échanges entre les différents
responsables français sur place, les autorités de la région (Fédération du
Mali puis Sénégal) et le ministère à Paris. Autant dire que la ville érigée sur
la presqu’île du Cap-Vert a changé en six décennies. Elle ne ressemblait
guère à cette cité aujourd’hui bouillonnante d’un million d’habitants, mais
plutôt à une station balnéaire où il faisait bon vivre – pour les privilégiés.
En 1957, Dakar n’est pas une capitale. Il faut attendre un décret du
11 juin 1958 pour que Lami déménage ses services de Saint-Louis – alors
capitale politique de l’AOF – dans la presqu’île. De ce transfert naît la
question foncière: où loger le personnel français et où installer les services
administratifs? Plusieurs échanges sur ce point ont lieu entre Pierre Lami et
Pierre Messmer, le haut-commissaire de l’AOF. Un terrain au cap Manuel,
au bout de la presqu’île, est repéré pour y construire des locaux. Dans une
lettre datée du 24 juin 1958, Lami écrit:

Le décret du 11 juin ayant officialisé le transfert du chef-lieu à Dakar, il est maintenant possible
d’envisager l’installation définitive du chef de territoire et de son cabinet à Dakar. Mon choix s’est
porté sur un terrain appartenant à l’État, portion du titre foncier 4708, situé boulevard Pasteur et
bordé au sud par le palais de justice, à l’est par des bâtiments militaires faisant partie de la batterie
de l’anse Bernard, au nord-est par le terrain de l’inspection de la FOM [France d’outre-mer], et au
nord par un lot retenu pour les besoins du consulat général des États-Unis. Ce terrain de
6  500  mètres carrés est très bien situé et suffisamment vaste pour permettre l’édification d’un
bâtiment abritant le cabinet du chef de territoire et les services de l’État[7].

L’anse Bernard est désormais le nom d’une plage. Le palais de justice n’a
pas bougé. La «parcelle 4708», appelée «terrain du cap Manuel» dans un
document daté du 30  octobre 1958, et dont la superficie est revue à la
hausse pour atteindre finalement «7  520  mètres carrés», est celle sur
laquelle a été construite la résidence de France (où le gratin sénégalais est
venu fêter le début du ramadan fin juin 2019). L’avant-projet de l’entreprise
Chesneau et Vérola parvient sur le bureau de Lami début juillet 1958. Cette
première «esquisse» propose un bâtiment de 3  000 mètres carrés auquel
s’ajoute un parking de 500  mètres carrés. Coût estimé: «80  millions de
francs» (soit 146  millions d’euros et 198  millions de dollars canadiens en
monnaie constante).
En parallèle, d’autres pourparlers démarrent pour trouver un lieu
suffisamment vaste afin d’accueillir provisoirement les services
administratifs. Pierre Lami demande au haut-commissaire Messmer si
l’immeuble de l’«ancien Grand Conseil» peut lui être attribué – le bâtiment
existe toujours: place Soweto, il abrite l’Assemblée nationale sénégalaise.
Un décret du 8 décembre 1958 autorise Lami à transférer officiellement ses
services pour une durée de deux ans afin de permettre la construction de la
nouvelle chancellerie française. Le projet prend finalement plus de temps
que prévu.
Le 22 février 1960, deux semaines avant l’indépendance de la Fédération
du Mali, Lami reçoit l’autorisation de démolir «12  bâtiments […] qui
appartiennent à la République du Sénégal» situés sur la parcelle 4708, «qui
appartient à l’État français». Ces opérations «doivent s’intégrer dans le
règlement d’ensemble des problèmes domaniaux entre la République
française et la République du Sénégal», écrit Mamadou Dia, le chef de
gouvernement sénégalais. Pierre Lami n’a pas le temps d’aller plus loin. En
juin 1960, Claude Hettier de Boislambert est nommé à sa place «haut
représentant» à Dakar.
Lorsque cet aristocrate normand, homme de confiance du général de
Gaulle, débarque dans la capitale sénégalaise, le projet de chancellerie n’est
pas achevé et les événements politiques de la région l’occupent
particulièrement durant sa première année en poste, comme l’a rappelé
Foccart en vantant la finesse de jeu du diplomate. À peine arrivé, l’ancien
résistant au caractère bien trempé écrit tout de même à Modibo Keita,
président de la Fédération du Mali, pour lui faire part du caractère
«inadapté» des locaux de l’ancien Grand Palais. En juillet, il demande une
concession du Grand Palais d’une «durée satisfaisante», qu’il obtient «de
gré à gré» et «sans négociation» au cas où l’option de transformer ce
bâtiment en ambassade serait choisie. Le jeune Sénégal indépendant signe
finalement le décret d’occupation le 14 janvier 1961. Dans ce petit laps de
temps, entre juillet 1960 et début 1961, les courriers adressés à Boislambert
ont changé de destinataire: «Monsieur le haut représentant» est devenu
«Monsieur l’ambassadeur».
En novembre 1960, la société Chesneau et Vérola démarre la
construction de la résidence sur le terrain choisi par Lami. Dès lors,
Boislambert accorde une attention toute particulière au chantier. Il se plaint
du «rythme de travail des ouvriers africains qui sont chargés de niveler la
grande terrasse», de la «plaque sur le trou d’évacuation d’eau dans la cour à
voitures», du «robinet placé le long du chemin de descente qui va aux
appartements du sous-sol» placé trop bas, ou encore de la variété des arbres
à planter et de la délimitation du futur potager. Rien n’échappe au diplomate
reconverti en chef de chantier.
En juin, les travaux sont presque terminés. Début juillet, Boislambert
s’inquiète encore des poignées de porte inadaptées qu’il faut rapidement
changer. Son idée? Inaugurer la résidence le 14 juillet. Une semaine avant
la date fatidique, la résidence de France est «provisoirement» livrée.
Léopold Sédar Senghor, tout nouveau président du Sénégal, assistera à la
première réception du 14  juillet postindépendance et inaugura ainsi une
tradition qui a toujours cours aujourd’hui.
Après de nombreux déboires, Lucien Paye, le nouvel ambassadeur arrivé
en octobre 1962[8], valide la réception définitive de la résidence le
10 janvier 1963. Il parfait les derniers aménagements, dont la construction
d’un court de tennis pour la modique somme de «360 000 francs», auquel
on accède depuis le parc de la résidence par un petit portillon. Très
scrupuleux, l’ambassadeur édicte un règlement strict pour encadrer son
utilisation: «tenue blanche» et «chaussures de tennis» exigées, «pas de
chien».
Quid des bureaux de la chancellerie? Des documents consultés aux
archives de Nantes nous apprennent que, jusqu’en 1964, avant l’installation
dans l’immeuble du mess des officiers (l’actuelle ambassade), d’autres
projets étaient mis à l’étude par l’ambassadeur Paye.
Il choisit un terrain en plein centre de la capitale sénégalaise. Cette fois-
ci, les préoccupations sont bien différentes de celles de Boislambert pour la
résidence et son parc: on parle de salles de réunion, d’archivage, du bureau
du «chiffre» (où sont codés les messages à destination de Paris), de la
«radio» (autrement dit des écoutes) et de sécurité.
En pleine guerre froide, l’une des inquiétudes est la proximité d’un
bâtiment acquis par la représentation russe. Dans une note à l’attention de
l’ambassadeur datée du 27 juin 1963, l’auteur (qui signe «J.R.») explique:
«Je persiste à penser que l’emplacement est médiocre; les inconvénients
seront encore aggravés par le voisinage de l’ambassade d’URSS, qui a
acheté, si je ne me trompe, un immeuble de cinq étages situé juste en face
de notre entrée principale.»
Mais, en avril 1964, coup de théâtre: l’ambassadeur informe les
architectes qu’«il conviendrait, jusqu’à nouvel ordre, de surseoir à l’étude
détaillée de l’ensemble». Pourquoi interrompre si brusquement le projet? La
proximité des Russes a-t-elle été dissuasive? Un document, daté du 26 avril
1964, donne une piste: «Même si les travaux nécessaires étaient entrepris
pour améliorer la sécurité, même si des constructions étaient possibles pour
accueillir les services actuellement dispersés, la situation de l’immeuble,
face au palais de la présidence de la République n’est pas des plus
heureuses et ferait de l’ambassade de France un objectif tout désigné en cas
de troubles.»
Les mouvements populaires hostiles à la France sont en effet une
préoccupation majeure dès cette époque. Une inquiétude qui résonne fort
dans le contexte actuel: depuis plusieurs années, les démonstrations contre
la politique française dans des pays phares de l’ancien pré carré français se
sont multipliées. Finalement installée dans le mess des officiers, la
localisation de l’ambassade de France répond alors à deux inquiétudes
principales: elle l’éloigne du regard des Russes et l’exclut de la zone de la
présidence sénégalaise où pourraient converger des manifestants.
On le voit, les lieux où sont installées les ambassades de France n’ont
rien d’anodin. Pour la chercheuse Odile Goerg, les villes coloniales, qui
avaient leur propre logique ségrégationniste, séparaient les «quartiers
indigènes» dépourvus de services des «quartiers européens». La place
centrale de l’ambassade dans la ville répond alors sans doute à cette notion
héritée du colonialisme, pour laquelle «la ville, telle qu’elle est pensée
alors, se limite à une portion de l’agglomération, c’est-à-dire à la partie
habitée essentiellement par les Européens, le “centre”[9]». Cela explique
aussi la proximité (souvent entre un et deux kilomètres) des chancelleries
françaises avec les palais présidentiels africains, qui étaient pour la plupart
les anciens palais de gouverneur.

Des «trésors» pour l’image de la France


Les ambassades de France dans les anciennes colonies, en plus d’occuper
des places de choix dans la géographie urbaine, demeurent parmi les plus
beaux bâtiments du continent. «Le parc de la résidence de France est à
l’heure actuelle la plus belle oasis de verdure de Libreville», écrivait encore
dans les années 1980 l’ambassadeur au Gabon, Maurice Delauney. Il en
était fier: c’est lui qui avait fait ériger, au lendemain de l’indépendance
gabonaise, cette luxueuse chancellerie posée sur un parc de cinq hectares en
bord de mer avec, bien sûr, sa piscine et son court de tennis, son sport
favori. Pour Jacques Cabanieu, ancien sous-directeur du service
constructeur des Affaires étrangères, «l’architecture est un ambassadeur de
la France».
Lors d’une intervention devant la Society of Arts en 1873, l’architecte
anglais Thomas Roger Smith décrivait une administration coloniale
européenne qui «fait preuve de justice, d’ordre, de droit et d’honneur» et, à
ce titre, défendait l’idée que «nos bâtiments doivent être à la hauteur de l’art
européen. Ils doivent être européens, à la fois comme un point de ralliement
pour nous-mêmes et comme un signe distinctif de l’Europe et de notre
présence, qui doit être considérée avec respect et même admiration par les
indigènes du pays». L’architecte français Joseph Marrast jugeait quant à lui
qu’il fallait incorporer dans la conception des bâtiments certains éléments
de l’esthétique locale, non pas pour préserver la culture des peuples
colonisés ou échanger avec eux, mais bien pour faciliter l’acceptation du
colon, «apaiser la résistance locale», conquérir «le cœur des indigènes» et
gagner «leur affection, comme il est de notre devoir de colonisateur»[10]. De
grands architectes nationaux, comme Le Corbusier, ont participé à cette
entreprise de domination culturelle.
«Cette question du prestige français transparaît clairement dans de
nombreux discours, émanant aussi bien des analystes que des acteurs[11]»,
explique Marie-Alice Lincoln, autrice d’un mémoire sur le sujet. Ainsi,
pour l’ancien ambassadeur Yvon Roé d’Albert, le patrimoine diplomatique
est délibérément associé au fait qu’il «contribue à l’affirmation de notre
présence» et «à la défense de notre culture»[12]. Les architectes eux-mêmes
relaient ce discours sur le caractère «français» des édifices, comme Pierre
Dufau, architecte français au Cambodge: «Si nous faisons un centre culturel
à Phnom Penh, c’est pour permettre la diffusion de la culture française et
l’architecture fait partie de cette culture. Si le bâtiment est d’une médiocrité
excessive, cela deviendra de la contre-propagande[13].» Mais quel est le prix
d’une telle politique?

À Dakar, Abidjan, Yaoundé ou encore Cotonou et Libreville, les résidences


luxueuses des ambassadeurs français entretiennent chèrement l’image
surannée de cet «empire qui ne veut pas mourir[14]». Des «trésors»
coûteux[15] érigés dans des pays où les revenus par habitant sont parmi les
plus faibles du monde – selon la Banque mondiale, en 2015, plus de la
moitié des pauvres de la planète vivait en Afrique subsaharienne et environ
41  % de la population d’Afrique subsaharienne vivait en dessous du seuil
international de pauvreté (1,90 dollar américain par jour).
La grandeur et la splendeur de nos emprises diplomatiques répondent à
des considérations stratégiques: l’importance du pays pour la diplomatie
française, son rang dans l’ordre économique, politique et militaire mondial,
ou encore les intérêts français qui s’y trouvent (sécurité nationale, diaspora,
entreprises françaises). Au moment des indépendances africaines, certains
pays ont déçu, comme la Guinée-Bissau, ce petit pays d’Afrique lusophone
situé entre le Sénégal et la Guinée-Conakry. L’ancienne colonie portugaise
s’est plutôt illustrée par ses coups d’État et par la mainmise des trafiquants
colombiens sur le pays, dont les avions et les vedettes viennent sans
encombre dans l’archipel paradisiaque des Bijagos, à deux heures des
côtes[16].
Mais si l’on souhaite connaître avec précision les dépenses de
fonctionnement des représentations françaises en Afrique, il faut se lever
tôt: aucune donnée n’est disponible poste par poste. On doit donc se
contenter de chiffres globaux – les dépenses à Washington n’ont pourtant
rien à voir avec celles de Libreville. Même chose pour la valeur du
patrimoine français à l’étranger. Selon le dernier rapport de la Commission
des finances de l’Assemblée nationale sur l’action extérieure de l’État[17],
celle-ci est aujourd’hui estimée à 4,17 milliards d’euros pour l’ensemble du
parc à l’étranger. En 2022, le total des dépenses de fonctionnement et
d’investissement atteint 410,3  millions d’euros, soit une hausse de
10,2 millions (+ 2,6 %) par rapport à 2021 (environ 14 % du budget global
du ministère des Affaires étrangères, qui s’élève à 2,9  milliards d’euros).
Sur ce montant, 77 millions d’euros sont consacrés à la «remise à niveau»
de ce patrimoine (en plus des 9,2 millions d’euros dépensés pour l’entretien
«courant»). Pour le rapporteur, ces dépenses contribuent «à façonner
l’image de la France à l’étranger».
Côté représentation, «le budget a considérablement été réduit ces
dernières années», explique l’intendant d’une ambassade en Afrique. «Le
nombre d’invités n’a, lui, pas diminué», ajoute-t-il. Afin de combler cette
baisse de moyens, le sponsoring est devenu monnaie courante. Il n’est pas
rare de voir des stands de marques, avec hôtesses, au sein des réceptions.
Ces chiffres ne nous éclairent pas vraiment sur le coût d’une
représentation française en Afrique. Une source diplomatique requérant
l’anonymat a cependant accepté de lever un coin du voile pour l’ambassade
de France en Côte d’Ivoire.

Abidjan est l’une des chancelleries les plus vastes du réseau français dans
ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Le pays, qui bénéficie d’un
accord de partenariat de défense avec la France depuis 2012, accueille l’une
des deux bases opérationnelles avancées de l’armée française en Afrique.
Neuf cents militaires français y stationnent en permanence. Elle constitue
notamment la base arrière d’approvisionnement de l’opération Barkhane.
Autant dire que l’ambassade de France en Côte d’Ivoire, outre l’histoire
politique singulière qui lie les deux pays depuis plus de six décennies, est
particulièrement stratégique.
Quelque 150 personnes, dont la moitié sont des agents de droit local, font
tourner la boutique. Selon notre source, le budget de l’année 2020 s’élevait
à 1,5 million d’euros[18]. Avec les ressources liées à la coopération militaire
et l’aide au développement, le budget de la France en Côte d’Ivoire s’élève
à près de 3,7 millions d’euros par an. En raison de l’épidémie de COVID-
19, des économies réalisées sur les frais de représentation ont permis de
réaliser des travaux à hauteur de 250 000 euros.
Une partie du personnel diplomatique est logée au sein d’une résidence
fermée et sous bonne garde, Les Palmes, située sur le boulevard François-
Mitterrand, face à l’École de gendarmerie et l’École nationale de police.
Accolé à son parc, on trouve aussi le siège de l’Agence française de
développement, le bras financier de la coopération française.
La résidence de France se trouve à trois kilomètres de là, plus au sud,
nichée dans un gigantesque parc au bord de la lagune Ébrié. Le locataire
des lieux, Jean-Christophe Belliard, m’ouvre ses portes. Une démarche
assez exceptionnelle, faut-il le préciser. La villa, située dans un quartier où
sont installées d’autres emprises diplomatiques (dont celle de l’Iran et de la
Suisse), n’est pas visible de la route, cachée par de hauts murs blancs
équipés de caméras. Le voisin immédiat n’est autre que l’ancienne
résidence présidentielle ivoirienne, en partie détruite par des
bombardements français lors de la crise postélectorale de 2010-2011.
L’ancien président, Laurent Gbagbo, avait trouvé refuge dans son bunker,
d’où il a été délogé avec l’aide des troupes françaises[19]. Un tunnel,
imaginé par Félix Houphouët-Boigny, relie les deux villas: aujourd’hui
bouché, Henri Konan Bédié l’avait emprunté lors du putsch de 1999 pour se
réfugier à la résidence de France.
Après avoir passé deux sas de sécurité, il faut traverser le parc qui
accueille d’autres résidences, dont celle de l’attaché de défense, qui possède
sa propre piscine. L’ensemble boisé est si vaste qu’il est difficile d’en
apercevoir le bout, comme c’est souvent le cas des résidences françaises en
Afrique. En haut d’un grand escalier, l’ambassadeur patiente, un garde
français à ses côtés. Pour le rejoindre, il faut passer sous un bâtiment en
béton et en forme de U construit sur pilotis. Il crée un périmètre
supplémentaire de sécurité: là sont logés les militaires français chargés de la
sécurité des lieux. L’un d’eux est en plein footing.
L’ambassadeur ne cache pas le caractère un peu suranné de son
logement, dont la plaque inauguratrice dorée à l’entrée indique «1963».
À gauche de l’entrée s’étire une longue salle de réception. En face, après
être passé sous deux immenses défenses d’éléphant fixées sur leurs socles et
formant presque une arche – «ça ne fait pas très bon genre de nos jours»,
ironise le diplomate – s’ouvre un grand salon. Au fond, une large baie vitrée
donne accès à une vaste terrasse en surplomb du parc, avec vue sur la
lagune. Au loin, le ponton d’où s’est échappé l’ex-président Henri Konan
Bédié. Au mur, au-dessus de vieux canapés aux couleurs passées, des
tableaux retirés ont laissé des marques. «Notre logement personnel se
trouve à l’étage, précise-t-il. En bas, il y a les cuisines, la réserve…» Et le
fameux tunnel.
Ancien ambassadeur en Éthiopie, dont il garde un souvenir ému du parc
de la résidence («le matin, on prend son petit déjeuner au milieu des
animaux sauvages»), son affectation à Abidjan n’était pas prévue: il a dû
remplacer au pied levé son prédécesseur, Gilles Huberson, rappelé
précipitamment à Paris[II]. Réputé bon gestionnaire et apprécié par ceux qui
ont eu à travailler avec lui, Belliard a dû stabiliser cette chancellerie,
également secouée au moment de son arrivée par une enquête
administrative pour harcèlement moral à l’encontre du consul général
Laurent Souquière.
La visite est courte mais cordiale. Avant le départ, un petit tour près de la
lagune Ébrié s’impose. Là, sous l’œil vigilant d’un garde ivoirien qui
semble faire les cent pas, armé et vêtu d’un gilet pare-balles, il est plus
facile d’imaginer les deux hélicoptères rasant l’eau, en 2002, lors de
l’évacuation d’Alassane Ouattara, de son épouse et de ses proches.

À Abidjan, Paris n’a pas lésiné sur les mètres carrés de ses bâtiments ni sur
les hectares de ses parcs pour maintenir visuellement sa présence. Or,
comme nous l’avons déjà montré, cet héritage a un coût que l’État a de plus
en plus de mal à assumer. Après une période faste dans les années 1960-
1980, les projets de construction d’ambassades françaises en Afrique se
sont raréfiés. Depuis une dizaine d’années cependant, le vieillissement des
bâtiments, les nouvelles contraintes sécuritaires et la nécessité de faire des
économies en regroupant les services dans des «campus diplomatiques» ont
conduit le Quai d’Orsay à lancer de nouveaux chantiers. Une manne pour
les architectes français – et les entreprises tricolores.
Au Gabon, l’«oasis de verdure» de Maurice Delauney n’est plus
strictement réservée à la résidence, son locataire et aux invités de marque.
Une partie de cet écrin boisé en plein centre de Libreville, et à moins d’un
kilomètre du palais du bord de mer, doit accueillir une nouvelle ambassade.
C’est par souci de sécurité et d’économie que le ministère des Affaires
étrangères a finalement décidé de remplacer l’ancien bâtiment. La première
pierre du chantier, confié au cabinet français Fabienne Bulle basé à
Montrouge en région parisienne, a attendu six ans pour être posée après le
lancement du concours, en 2014. Le parc accueillera bientôt tous les
services de la chancellerie: le service économique, le consulat général, la
trésorerie générale, un service commun de gestion…

Le 9  janvier 2020, Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du


ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, s’est déplacé en personne
pour la pose de la première pierre, escorté par Léandre Nzué, le maire de
Libreville, et Alain-Claude Bilie-By-Nze, ministre gabonais des Affaires
étrangères. D’abord prévue fin 2020, la livraison du bâtiment n’avait
toujours pas eu lieu en mai 2022.
À la question de savoir si ce grand chantier a profité aux artisans de la
région, Pascale Poirier, l’architecte chargé du projet, précise: «Le cabinet
Archipro suit les travaux sur place. Nous, on se rend à Libreville une fois
par mois. Des entreprises locales s’occupent des travaux et nous utilisons
des matériaux locaux[20].» Archipro International, une agence gabonaise
dirigée par Thierry Ngomo, est donc «associée» au projet. Il ne pouvait en
être autrement: pour chaque construction, un permis est exigé, si bien que le
recours à un acteur local au fait des rouages administratifs est une nécessité.
Des éléments «indigènes» sont utilisés, dans la plus pure tradition coloniale
exprimée par l’architecte Joseph Marrast.
Quid des entrepreneurs? Un communiqué de l’ambassade distribué à
l’African Press Organization met en avant la «promotion du tissu
économique local: achat du bois provenant du Gabon; implication des
acteurs gabonais: sur 13  entreprises de travaux travaillant sur le projet,
10 entreprises sont de droit gabonais[21]». La sémantique a son importance:
il s’agit d’entreprises de «droit gabonais» et non d’entreprises
«gabonaises».
Aucune d’entre elles n’appartient en réalité à des Gabonais, à l’exception
de la Menuiserie des bois d’Azingo, une filiale de la holding Compagnie du
Komo, dont le propriétaire Christian Kerangall est… franco-gabonais.
Première fortune du pays et huitième d’Afrique francophone selon le
classement 2019 du magazine Forbes Afrique[22], Kerangall, en bon héritier
des colonies, reste fidèle à la patrie qui l’a vu naître, puisqu’il a été
conseiller du Commerce extérieur[III] de la France pendant plus de vingt
ans[23]. L’entreprise CGPR, quant à elle, est dirigée par Claude Cano, un
ingénieur français passé par l’École spéciale des travaux publics à Paris.
Hans Fahrni, le patron de FACO Construction, est franco-suisse, quand
Jardigab appartient au Français Jean-Philippe Biteau. Et que dire de Sobea,
filiale de Sogea-Satom, elle-même filiale de… Vinci, entreprise française
du CAC 40. Satom, créée en 1951, a fait fortune dans des colonies
africaines (Gabon, Cameroun, Bénin, Niger…). Enfin, SNEF Gabon est la
filiale d’une maison mère basée à Marseille et dirigée par Jean-Pierre
Dréau. Point d’entreprises gabonaises, donc.
La question de la nationalité réelle des capitaux de ces entreprises est
essentielle, puisqu’elle détermine aussi les retombées économiques que
pourrait en attendre le pays hôte. C’est d’ailleurs le point de vue de la
législation gabonaise. En effet, même si ces sociétés sont enregistrées
localement, elles ne sont pas, pour autant, considérées comme «gabonaises»
et certains marchés publics leur sont refusés[24]. «Le Gabon ne fait que
s’approprier ce qui se fait partout ailleurs», se justifiait en 2010 l’ancien
ministre gabonais des PME-PMI, Jean-Félix Mouloungui, face au
mécontentement de quelques patrons français qui regrettaient de ne pouvoir
obtenir une part des juteux contrats étatiques. Mouloungui s’en explique:
«Lorsqu’un étranger réalise des bénéfices, il a tendance à rapatrier la
richesse produite par sa PME-PMI dans son pays d’origine. C’est dans son
pays qu’il ira construire de préférence. Voilà pourquoi certains États ont
estimé qu’il fallait, dans l’attribution de certains avantages et facilités,
accorder une part belle aux nationaux[25].»
Pour justifier ce recours à des entreprises françaises largement hérité de
la période coloniale, deux arguments sont avancés: la difficulté de trouver
des compétences locales et les contraintes sécuritaires, qui nécessiteraient
de recourir à des «prestataires de confiance», dont les employés ne
sauraient devenir des agents du renseignement contre rémunération. «Nous
cherchons toujours à faire travailler des ouvriers locaux, mais ce n’est pas
toujours possible, explique Kirkor Kalayciyan. Certains grands groupes
français avec qui j’ai travaillé sous-traitaient ensuite à des entreprises
locales: au final, sur les chantiers, les ouvriers sont quand même locaux.»
Des ouvriers payés aux conditions contractuelles locales forcément
avantageuses pour les entreprises, assurant des marges confortables et des
bénéfices qui seront rapatriés dans les coffres-forts de patrons français.
Cocorico.
Pourtant, les derniers chantiers ont largement surpassé les prévisions. Au
Gabon, le projet détaillé précédemment était estimé à 6,3 millions d’euros.
En 2019, la facture était passée à 9 millions d’euros. Finalement, ce projet
coûtera aux contribuables français 12  millions d’euros avec les
infrastructures de sûreté, soit près du double du budget prévu!
 
[I] Le Mouvement des forces démocratiques de Casamance et sa branche armée Atika ont déclenché
une rébellion en 1982, menée par des Casamançais de culture diola. Mines antipersonnelles, trafics et
banditisme sont les traces encore visibles de ce groupe.
[II] Voir le chapitre 1.
[III]  Nommés pour trois ans par décret du premier ministre sur proposition du ministre chargé du
Commerce extérieur, les conseillers du Commerce extérieur sont des dirigeants d’entreprise à
capitaux français en France ou à l’étranger, qui ont pour rôle de conseiller à titre bénévole les
pouvoirs publics et de favoriser l’internationalisation d’entreprises françaises.
Chapitre 6
De la chair à canon locale

Parfois, ce sont de simples manifestations qui viennent secouer les


ambassades françaises, comme à Bamako, au Mali, en 2017, 2018 et 2021.
Mais certaines offensives sont plus inquiétantes. En avril 2011, en pleine
crise postélectorale ivoirienne, durant laquelle s’affrontent les partisans de
Laurent Gbagbo et d’Alassane Dramane Ouattara, soutenu par Paris, la
chancellerie occupée par Jean-Marc Simon est visée par des tirs de
roquettes[1]. La position française, ouvertement hostile à Gbagbo, n’est pas
du goût de ses partisans.
À ces crises politiques s’est superposée une autre menace depuis le
11  septembre 2001 et la «guerre contre le terrorisme». En août 2009, à
Nouakchott, en Mauritanie, un jeune homme se fait exploser près de
l’ambassade de France, blessant légèrement deux gendarmes français et une
Mauritanienne. Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) revendique cet
attentat suicide. Deux ans plus tard, en janvier 2011, un Tunisien qui dit
avoir «la haine de la France», formé dans les rangs d’AQMI, fait sauter une
grenade dans la rue menant à la chancellerie de Bamako, sans faire de
victime.
La tension est encore montée d’un cran depuis les interventions militaires
en Libye en 2011 et au Mali en 2013. Le 13  mars 2016, trois djihadistes
d’AQMI attaquent la station balnéaire de Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire.
Le pays est loin du Sahel, principal foyer djihadiste d’Afrique, mais il
accueille l’une des plus importantes communautés françaises en Afrique
subsaharienne et l’une des plus grandes bases militaires tricolores qui sert,
entre autres, à l’approvisionnement des opérations au Mali. Bilan de
l’attaque: 22  morts, dont 4  Français. Dans sa revendication, le groupe
islamiste a clairement désigné sa cible: l’attentat est «une vengeance» pour
«nos frères récemment tués par la France»[2]. Deux semaines plus tôt, les
troupes françaises au Mali avaient abattu l’un de leurs chefs, Mohamed
Hassan al-Ansari[3].
Les forces de sécurité publique des anciennes colonies françaises sont
incapables d’endiguer ces crises que traverse le continent. Cette faiblesse
est l’un des héritages de l’époque coloniale. Après la conquête des
territoires par l’armée, les empires européens avaient concentré leurs efforts
sur la protection des colons et de leurs biens, si bien que la construction
d’une organisation sécuritaire à l’échelle du pays n’a jamais été achevée.
Aux indépendances, les États nouvellement souverains ont hérité d’un
système défaillant fondé sur une armée et une police embryonnaires,
formées et soutenues par l’ancienne puissance coloniale à travers des
accords de défense, auxquelles s’ajoutaient des sociétés de sécurité privées.
Celles-ci ont d’abord eu pour tâche de protéger les entreprises européennes,
avant qu’elles ne soient généralisées et utilisées par les élites locales pour
leur compte personnel. Pour le chercheur Marc-Antoine Pérouse de
Montclos, «cette distorsion, encore valide aujourd’hui, a participé [à] la
fragmentation du champ de la sécurité intérieure». Au cœur du problème,
écrit-il, «se trouve bien sûr la question du service public dans des États
inachevés, en particulier sur le continent africain, un des plus symboliques
du genre»[4]. Ainsi, la stratégie de protection mise en place par les emprises
diplomatiques pour se prémunir d’attaques exogènes qui ne pourraient être
contenues par les forces de l’ordre locales n’est qu’une conséquence de
cette politique.

La sécurité n’a pas de prix


Jusqu’aux attaques du 11-Septembre et à la «guerre contre le terrorisme»
qui a suivi, l’hostilité envers les intérêts diplomatiques français se résumait
à quelques manifestations contre la présence française. Mais la nouvelle
donne géopolitique a transformé les chancelleries et les diplomates
occidentaux en cibles de choix et, de ce fait, a entraîné une forte
augmentation des dépenses pour leur protection. Selon une source au sein
du ministère de la Défense, la vie d’un diplomate serait aujourd’hui
comprise entre 700 000 et 2,5 millions d’euros, soit le tarif d’une assurance
ou d’une rançon en cas d’enlèvement.
De même, les infrastructures sécuritaires sont devenues l’un des postes
de dépense les plus importants lors de la construction ou de la rénovation
d’une ambassade. Caméras, enceintes de protection, portiques de détection,
systèmes de brouillage… tout ce matériel immobilise plusieurs millions
d’euros – une «nécessité», selon un expert en sécurité du ministère français
de la Défense, qui estime que la «dangerosité des ambassades va continuer
à augmenter»[5].
Une visite à Milipol, l’événement phare du secteur de la sécurité et de la
sûreté qui se tient tous les deux ans au parc des expositions de Villepinte, en
banlieue parisienne, convainc rapidement d’une chose: la dégradation de
ces conditions sécuritaires en Afrique n’est pas dommageable pour tout le
monde. Les commerciaux des entreprises présentes ont des réponses toutes
trouvées – et chiffrées – à ce problème avant tout politique.
«La sécurité n’a pas de prix», entend-on ci et là sur les stands, qu’ils
soient israéliens, américains, chinois, japonais, sud-africains et bien sûr
français. La sécurité a pourtant un coût, de plus en plus élevé même, à
mesure que les technologies se complexifient et que l’intelligence
artificielle se développe. Une réalité qui profite à tous. Ce merveilleux
monde s’auto-alimente, en proposant non seulement l’antidote, mais aussi
le poison.
«Actuellement, les ambassades s’équipent de petites caméras bon
marché», regrette Maxime Legoupil, commercial chez Genetec (éditeur de
logiciel de sûreté), fin connaisseur du marché et passionné de cybersécurité.
Il poursuit: «C’est un raisonnement purement comptable et dangereux, tant
quant à la qualité des produits qu’aux risques liés à la cybersécurité. […]
HK Vision par exemple, le leader chinois, est en partie détenu par China
Electronics Technology Group, une entreprise chinoise publique.
Aujourd’hui, toutes les caméras sont en réseau et nous savons, chez les
professionnels, que les Chinois récupèrent toutes les données qu’ils
peuvent. Les pouvoirs publics ne s’y intéressent pas[6].» De fait, les
backdoors, qui permettent de faire fuiter des données, sont un sport de
masse chez les fabricants de matériel numérique. La question n’est pas de
savoir si l’on est ou non espionné, mais par qui.
Les sources de dépense à venir sont nombreuses. Les portiques et les
scanners qui équipent les chancelleries seraient pour beaucoup en mauvais
état: «J’ai vu beaucoup d’appareils en panne dans les ambassades. Il n’y a
pas de maintenance, peu de compétences techniques locales… C’est
aberrant», estime ainsi le responsable Afrique d’un important acteur
français de la sécurité. Le coût du remplacement des appareils existants?
Environ «25  000  euros» pièce, précise Loïc Méchinaud, responsable
marketing chez un autre distributeur, HTDS, pour un modèle déjà presque
obsolète, sachant qu’il ne détecte pas, par exemple, la présence d’explosifs.
Les ambassades devront peut-être aussi s’équiper de systèmes de
protection contre les attaques par drone. L’État islamique a déjà largué des
grenades à l’aide de petits appareils[7]. Au même moment, le Forum
économique mondial publiait une étude alarmiste: «Un scénario
cauchemardesque universellement redouté par les forces de l’ordre et les
services de sécurité est l’utilisation d’un petit drone pour livrer des agents
chimiques ou biologiques lors d’une attaque[8].»
Les dépenses à engager pour remettre à niveau la sécurité des
48  ambassades du réseau diplomatique français en Afrique sont
considérables. En 2013, après un audit demandé par Laurent Fabius, une
enveloppe de 20  millions d’euros a été débloquée afin d’améliorer la
sécurité des emprises diplomatiques françaises dans le monde. En 2018,
l’ancien patron du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale
(GIGN), Frédéric Gallois, expliquait à l’AFP que, depuis le 11  septembre
2001, «le Quai d’Orsay a pris en considération la vulnérabilité des
ambassades dans certaines régions» et a créé «une sous-direction de la
sécurité des emprises diplomatiques, auprès de laquelle des membres du
GIGN et du Raid sont détachés». Selon lui, un «plan de renforcement» a été
déployé dans les ambassades pendant «une dizaine d’années, pour s’assurer
que l’ensemble d’une organisation de sécurité soit mise en place autour des
ambassades les plus sensibles»[9].
Cette prise de conscience sécuritaire amène beaucoup d’interrogations:
faut-il déplacer les ambassades de France – historiquement installées dans
les centres des capitales – en périphérie afin de mieux les sécuriser? Gilles
Sacaze, ancien cadre de la Direction générale de la sécurité extérieure
(DGSE), cofondateur de la société de sécurité privée Gallice avec l’ancien
commandant du GIGN Frédéric Gallois, n’y est pas favorable:
«Symboliquement, je trouve important que la France puisse rester dans ses
emprises historiques. Sauf, bien sûr, si la sécurisation ne peut être
assurée[10].» Selon un autre acteur du secteur de la sécurité privée,
jusqu’alors la sécurité des ambassades était «light». «Les Français voulaient
montrer qu’ils n’avaient pas peur. Ils étaient fiers de dire qu’ils ne se
bunkerisaient pas comme les Américains. Mais cette époque est
révolue[11].» Cette «fierté» française est en partie motivée par l’idée
répandue que l’«histoire partagée» par la France avec ses anciennes
colonies serait un gage de bienveillance et de sécurité. Une théorie de moins
en moins vérifiable.
La principale mesure à ce jour a été de rehausser et doubler les murs
d’enceinte. Or, cela n’est pas passé inaperçu et a été interprété négativement
par la population. «Au niveau de la sociologie urbaine, l’ambassade
française est devenue un blockhaus envoyant un signal négatif aux
Africains, juge le consultant franco-ivoirien Franck Hermann Ekra. Ils se
disent que la France se protège d’eux[12].» Pour lui, ce ne sont pas un mur
plus haut et des caméras supplémentaires qui régleront le problème. Les
récriminations envers l’ambassade de France à Abidjan, par exemple, se
répéteront aussi longtemps que la France et ses ambassadeurs interviendront
dans les affaires politiques du pays.
Toutes ces mesures sont vaines si l’État français ne change pas son
approche. Tant qu’il considère ses anciennes colonies comme une conquête
économique et idéologique légitimée par une «histoire commune» ou
«partagée», il continuera d’évoluer en milieu hostile et d’être secoué par les
soubresauts politiques locaux. L’emplacement des ambassades et les
précautions prises pour leur sauvegarde n’y changeront rien. Ce repli sur soi
rappelle la logique des premières dispositions sécuritaires du colonisateur:
plutôt que d’imaginer une solution politique, il avait renforcé la protection
de ses intérêts, quitte à créer des cités interdites dans des villes alors
ségréguées entre les quartiers «européens» et les quartiers périphériques
«indigènes».
Cette ségrégation spatiale de la ville n’est pas sans rappeler la protection
de la chancellerie fondée sur une conception intitulée «défense en cercles
concentriques». Il s’agit de «multiplier les mesures de filtrage», expliquait
en 2018 au journal Le Point Frédéric Gallois[13]. Cette conception fait appel
à plusieurs acteurs de la sécurité, certains publics (la protection du premier
cercle) et d’autres privés. Le cercle le plus large doit contenir une
éventuelle agression. Le plus souvent, il est confié aux Africains. Un
bureau, des véhicules blindés ainsi que des militaires français assurent
l’inviolabilité du dernier cercle.
L’attaque de Ouagadougou du 2  mars 2018, racontée pour la première
fois de l’intérieur grâce à un document interne au Quai d’Orsay, illustre
parfaitement cette conception sécuritaire où les Africains, postés en
première ligne, sont à découvert et bien souvent les seules victimes.

De la chair à canon bon marché


Il n’est pas encore 10  heures le vendredi 2  mars 2018 quand des tirs
d’armes automatiques plongent la capitale burkinabè dans la stupeur.
Depuis le renversement populaire de Blaise Compaoré, ce crépitement
singulier est une signature devenue trop habituelle au «Pays des hommes
intègres». Il annonce probablement une nouvelle attaque terroriste. Le
15  janvier 2016, des membres d’AQMI avaient tiré sur la terrasse du
Cappuccino et à l’hôtel Splendid, faisant 30  morts. Le 13  août 2018, une
nouvelle attaque contre le restaurant Aziz Istambul tuera 19  personnes.
Cette fois, la cible est hautement symbolique: il s’agit de l’ambassade de
France. Avenue du Trésor, interdite à la circulation dans le cadre d’un
renforcement de la sécurité des chancelleries françaises, les premières
douilles fumantes jonchent le sol. Les balles fusent et font leur première
victime: Razakou Diabri, un membre de l’escadron de sécurité et
d’intervention chargé de surveiller l’entrée de cette rue bordée de hauts
murs blancs de part et d’autre. Ses collègues ont eu plus de chance. Mal
équipés, mal formés, éreintés par des rotations de vingt-quatre heures, ils
ont préféré fuir plutôt que de mourir pour un salaire de misère et une cause
qui n’est pas la leur.
Au sein de l’ambassade, les employés comprennent vite la situation.
Dans les services consulaires, au rez-de-chaussée, alors que doit se tenir une
cérémonie de remise de nationalité, le chargé de l’état civil interrompt les
préparatifs. Les bénéficiaires sont aussitôt pressés de se mettre à l’abri.
Tous se précipitent dans une salle de repli aux vitres blindées. Les tirs
s’intensifient et des balles atteignent l’intérieur du bâtiment, dont le bureau
du consul général Bernard Nedelec.
Quatre assaillants en civil, armés d’AKM, ces fusils d’assaut AK-47 bon
marché en tôle emboutie, tentent de pénétrer dans les locaux. Faute d’y
parvenir par l’entrée principale, ils décident d’escalader le mur d’un
ensemble de résidences jouxtant l’ambassade. Puis ils fondent sur un
passage donnant accès au bâtiment principal, mais se retrouvent bloqués par
un tourniquet que seul un pass peut déverrouiller. Les forces spéciales
françaises ont pris position au premier étage pour faire front aux assaillants.
Au bout d’une heure et quart d’interminables échanges de tirs, les
terroristes sont finalement abattus sans avoir pu franchir le second cercle de
protection. Les pales d’un hélicoptère se font entendre: des militaires
français de l’opération Sabre, stationnés à Ouagadougou, arrivent en
renfort. Nul ne sait si d’autres assaillants sont susceptibles d’attaquer à
nouveau, d’autant qu’à 1  500  mètres de là, à l’état-major de l’armée
burkinabè, une autre attaque est en cours. Une voiture piégée a explosé dans
ce quartier très fréquenté du grand marché de Ouagadougou où se trouve
également l’Institut français.
Les employés de l’ambassade de France patienteront deux heures de plus
avant d’être évacués sans risque. Aucun n’a été blessé. Un miracle: aucune
formation ne leur avait été dispensée, aucune simulation n’avait été
programmée alors que la France et en particulier ses diplomates en poste
dans les pays touchés par le terrorisme sont devenus des cibles de haute
valeur. Selon un document interne, «certains logements [d’agents avaient]
été repérés par une organisation terroriste, en particulier le lieu appelé
“34  logements” où habitent des experts techniques» et de nombreux
expatriés français.
L’attaque de Ouagadougou a été revendiquée par le Groupe pour le
soutien de l’islam et des musulmans, une branche africaine d’Al-Qaïda.
Aucun Français n’a été blessé. Ni employé, ni expatrié, ni membre des
forces de sécurité. En revanche, sur l’ensemble des deux attaques, huit
militaires burkinabè ont été tués ainsi que huit terroristes. Pour Frédéric
Gallois, les mesures mises en place depuis les attentats du 11-Septembre ont
été efficaces et ont permis de repousser les assaillants[14]. Pour d’autres,
dont certains syndicats du ministère des Affaires étrangères, le fait que
l’ambassade ait pu se trouver à portée de kalachnikovs et que des terroristes
aient pu atteindre une entrée secondaire est l’illustration d’une faille
sécuritaire. D’ailleurs, un audit et des travaux sont rapidement envisagés
pour renforcer la sécurité[15]. En revanche, personne n’évoque le premier
cercle: qui, au demeurant, se souciait de Razakou Diabri, tombé sous les
balles en ralentissant la marche des terroristes? Il faudra attendre deux ans,
en mars 2020, pour que ce maréchal des logis soit finalement décoré à titre
posthume de la médaille des Affaires étrangères par l’ambassadeur de
France, Luc Hallade[16].

En 2018, Vincent Ledoux, rapporteur spécial du Quai d’Orsay à


l’Assemblée nationale, s’enorgueillissait de la création de 67  emplois au
titre du «“plan de renforcement des moyens de lutte antiterroriste et de
protection des communautés et intérêts français à l’étranger”,
principalement pour la coopération de sécurité et de défense en Afrique et
au Moyen-Orient, ainsi que pour des emplois de gardes de sécurité en
Afrique et en Asie». Ces embauches supplémentaires sont insuffisantes,
sinon dérisoires, pour satisfaire pleinement les nouveaux besoins
sécuritaires des ambassades et des diplomates.
Après avoir renforcé les enceintes de ses chancelleries, en les rehaussant
et en les doublant, la France a pu compter sur la coopération des pays
d’accueil qui ont déployé des unités de protection. Les rues adjacentes ont
été fermées et placées sous bonne garde, ou presque: comme nous l’avons
vu à Ouagadougou, encore faut-il que les policiers ou militaires soient
suffisamment bien formés, équipés et payés pour qu’ils consentent à risquer
leur vie en cas d’attaque. Le ministère des Affaires étrangères s’appuie
également sur des sociétés locales de sécurité privée. Cette ligne budgétaire
est constamment mise sous pression, ce dont pâtissent en bout de chaîne les
vigiles.
À Abidjan, l’ambassade est située en plein centre-ville, dans le quartier
du Plateau, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau de la présidence.
Depuis peu, comme dans d’autres chancelleries françaises, un mur est venu
doubler l’enceinte historique, rendant désormais le bâtiment principal
invisible depuis la rue. Deux sas blindés permettent de passer chacune de
ces protections. Devant la porte principale destinée aux piétons, deux
vigiles font le pied de grue en plein soleil. L’un d’eux ouvre une porte vitrée
sans teint. Elle donne accès à un premier local gardé par trois autres agents,
équipé d’un scanner et d’un portique de détection. L’organisation est la
même pour le second sas. Tous les gardes sont employés par une société
locale, Siga Sécurité. Pantalon bleu et polo jaune, aucun n’est armé ni
équipé de gilet pare-balles – si la législation ivoirienne interdit aux vigiles
de porter des armes, elle ne leur interdit pas de se protéger. Une première
ligne bien fragile si des hommes armés et déterminés se présentaient à eux.
Un garde a accepté de parler sous couvert d’anonymat, après s’être
inquiété de savoir si je ne travaillais pas pour la société qui l’embauche.
Padou (le prénom a été changé) travaille pour Siga Sécurité depuis une
quinzaine d’années. Marié, père de quatre enfants, il vit dans le quartier
populaire de Yopougon, à une quinzaine de kilomètres de l’ambassade, à
l’ouest de la ville. «Tous les matins, à 5 h 20, je rejoins à pied une navette
pour aller au travail», explique-t-il[17]. Il estime son emploi précaire. «Nous
n’avons pas de représentants syndicaux, et chaque fois que nous avons
voulu en élire un, la direction a menacé de nous licencier», dit-il. Il prend
son service à 6 h 30. Sa journée dure 12 heures, entrecoupée d’un déjeuner
pris sur place. À raison de six jours sur sept, il travaille 72  heures par
semaine.
«Le droit du travail est pourtant clair: la durée hebdomadaire légale est
de 56  heures par semaine», assure Jérémi Kouassi Yao, responsable du
secteur de la sécurité privée au sein de la Confédération ivoirienne des
syndicats libres[18]. «En réalité, les vigiles font effectivement 72 heures, et
les heures supplémentaires ne sont pas payées.» Padou touche 110  000
francs CFA par mois, primes comprises, soit environ 170 euros (230 dollars
canadiens). À l’embauche, le salaire est plutôt de 90 000 francs (137 euros,
185  dollars), soit le salaire minimum (60  000  francs) auquel s’ajoutent
30  000  francs de prime de transport. Il précise par ailleurs que certains
équipements, dont ses chaussures de sécurité, ont été payés de sa poche.
«Nous cotisons à la Caisse nationale de prévoyance sociale, mais il n’y a
aucune autre assurance ou prime de risque», ajoute Jérémi Yao, lui-même
vigile.
En mars 2019, des salariés de Siga Sécurité ont exprimé leur colère lors
d’une manifestation devant les locaux de leur employeur. Ils dénonçaient
des ponctions sur leur salaire qu’ils considéraient comme injustes. Parmi
celles-ci, «30  000  francs pour la formation, 5  000  francs pour leur
imperméable, 15 000 francs pour les chaussures», relate un journal local[19].
Et «malgré la présentation d’un certificat médical, les jours non travaillés
pour cause d’arrêt maladie ne sont pas pris en compte par l’entreprise».
Même les contrats ne sont pas pérennes. «Ces sociétés jouent avec la loi,
reprend le syndicaliste. Normalement, les contrats à durée déterminée
(CDD) ne peuvent dépasser deux ans. Au bout de ce délai, le salarié doit
être passé en contrat à durée indéterminée (CDI). Dans les faits, ils sont mis
en CDD un an, parfois deux ans, au terme duquel on leur accorde des
congés d’un mois ou deux. Puis on leur refait un CDD.» Aucun des vigiles
interrogés pour cette enquête n’avait signé de CDI. «Mon salaire me permet
tout juste de payer la maison et les charges. Ma femme est une
commerçante qui gagne peu d’argent. Je suis obligé de faire des petits jobs
à côté pour subvenir aux besoins de ma famille», conclut Padou.
Jérémi Yao, qui tente non sans mal d’organiser la profession afin de
mieux la défendre, estime que les vigiles ivoiriens ne sont «ni équipés ni
protégés correctement. Beaucoup de nos amis sont morts dans l’exercice de
leur fonction, comme lors de l’attaque de Grand-Bassam[I]. Nous ne
pourrons assurer correctement notre mission que si nous-mêmes sommes
considérés et en sécurité».

Siga Sécurité emploie quelque 3  000 vigiles dans tout le pays. Elle gère
aussi le gardiennage de la résidence de France. Dirigée par une Française,
Maryse Malaganne-Delpeuch, la société a été créée par son père en 1970.
La patronne est, depuis au moins 2011, l’une des deux conseillers du
Commerce extérieur de la France en Côte d’Ivoire. Siga Sécurité est une
filiale du premier groupe de sécurité français, Seris. Dirigé par la famille
Tempereau, entrée dans le palmarès des 500  familles les plus riches de
l’Hexagone[20], ce groupe ne compte pas moins de 43 000 salariés, et son
chiffre d’affaires mondial atteint 662  millions d’euros en 2020, selon son
site internet. C’est ainsi: l’État français sous-traite le gardiennage de ses
ambassades à une société française de droit local, qui profite des conditions
minimales qu’offre une législation approximative pour faire de substantiels
bénéfices.
«Aujourd’hui, le marché est autour de 250 000 francs [CFA] par vigile et
par mois, le ministère tire régulièrement les prix vers le bas», confie une
source au sein du ministère français des Affaires étrangères[21]. Charge au
sous-traitant de s’en arranger. Mais, même à 380  euros par mois,
l’entreprise engrange une jolie marge, équivalente à plus de deux fois le
salaire minimum ivoirien par vigile (sur la base d’un salaire de 122  euros
bruts, soit le salaire minimum avec cotisation patronale). Contactés, ni Siga
Sécurité ni Seris n’ont souhaité s’exprimer.

Le Centre des hautes études du ministère de l’Intérieur a mené en 2019 une


enquête sur le marché de la sécurité privée dans quelques pays africains. Ce
rapport, jamais rendu public, mais présenté brièvement au Milipol en 2019,
explique en partie la situation des vigiles ivoiriens, qui sont loin d’être les
seuls Africains du secteur à être traités de la sorte. Huit pays ont été étudiés:
Maroc, Algérie, Égypte, Éthiopie, Afrique du Sud, Nigeria, République
démocratique du Congo et Sénégal.
Dans le contexte d’une «augmentation sans précédent de ce secteur en
Afrique» ces vingt dernières années, en raison d’une baisse des effectifs
militaires, d’une augmentation des attaques terroristes, d’une insécurité
croissante, d’une arrivée en nombre de multinationales et d’un chômage
élevé, «la réglementation est au mieux perfectible, sinon inadaptée. […] Les
législations sont pour la plupart muettes concernant la transparence, les
statuts, la moralité, la sous-traitance, la formation, les contrats et les
passations de marché, l’usage excessif de la force, la torture, ou encore les
relations avec les civils et les communautés locales». Bref, le respect du
droit international humanitaire et des droits humains «peut se révéler
problématique» et, «la plupart du temps, les salariés ne sont pas protégés
par une réglementation spécifique». Un flou législatif dont profitent sans
vergogne les employeurs et leurs contractants, au premier rang desquels la
France.
«L’État français emploie plusieurs milliers de personnes de ce secteur sur
le continent africain pour protéger nos alliances françaises, nos ambassades,
les lycées, les implantations de nos services», égrène Jean-Martin Jaspers,
le directeur du Centre des hautes études du ministère de l’Intérieur lors de
son intervention au Milipol en 2019. «Au Quai d’Orsay, la sous-direction de
la sécurité des emprises diplomatiques qualifie les sociétés de sécurité. Ces
sociétés, à ma connaissance, sont en général les meilleures du pays dans
lequel elles évoluent», ajoute une source au ministère de l’Intérieur. Mais,
avoue-t-elle, «on ne confie pas le marché à un grand groupe national
[français]. C’est mieux pour les finances publiques!» Conséquence: «La
question se pose de la qualification et du niveau de rémunération des
agents. Quand on tire trop les prix vers le bas, on a ce qu’on a pour son
argent. Il faut investir un peu […] pour que ces employés aient un minimum
de motivation à défendre leur niveau de vie.» Outre le salaire, «il faut
penser à leur protection physique. Il n’y a pas de guérite du XXIe siècle. Le
gars est à l’extérieur, il est couché, il a chaud. Pas de protection solaire ni
d’outils anti-armement… on est très très loin des guérites en France ou dans
l’Union européenne».
Ce spécialiste des questions de sécurité prévient: pour quelques billets
supplémentaires, un agent mal payé est facile à soudoyer. Chargé de
recherche à l’Institut des hautes études de défense nationale et auteur de
Sécurité privée en Afrique de l’Ouest. Les intérimaires du risque, Enzo
Fasquelle abonde: «Du fait de leur situation précaire, les vigiles sont
facilement manipulables et corruptibles. Il est ainsi relativement facile, en
échange de quelques milliers de francs CFA par exemple, d’obtenir de la
part des gardiens des informations sur les allées et venues au sein d’une
résidence, ou de récupérer des documents mis à la poubelle[22].»
En septembre 2008, le «document de Montreux[23]», qui encadre les
pratiques et les obligations juridiques des États dans le secteur de la sécurité
privée, est adopté par 17 États, dont la France. Rejoints depuis par 41 autres
pays, seuls 5, à ce jour, sont africains (Afrique du Sud, Madagascar,
Angola, Sierra Leone, Ouganda), alors que ce document n’est même pas
contraignant.
Pour Enzo Fasquelle, «au sein d’un système international néolibéral, la
perception de la sécurité comme un bien commun semble perdre
progressivement du terrain au profit d’une vision de la sécurité comme un
droit individuel, un bien privé, ou un club». Dans bien des pays, le nombre
d’agents employés par des entreprises de sécurité privées est très largement
supérieur au nombre d’agents de sécurité employés par l’État. En Afrique,
«où des secteurs entiers de la vie sont déjà dépendants des investissements
que l’on veut bien leur consacrer», la sécurité est devenue «un marché
comme les autres»[24]. Cette situation excuse-t-elle les pratiques sociales de
Siga Sécurité et le silence du ministère des Affaires étrangères à ce sujet?
Au nom du respect des législations locales, le Quai d’Orsay semble se
déresponsabiliser alors qu’il est, en tant que prescripteur, le garant des
conditions sociales de ses vigiles.
 
[I] Le 13 mars 2016, une attaque terroriste dans la station balnéaire de Grand-Bassam a fait 22 morts.
TROISIÈME PARTIE
DANS LES ANCIENNES
COLONIES, TOUT EST
PERMIS
Chapitre 7
Ivresse et sexe

C’est le premier conseiller de l’ambassade de France à Bangui, en


Centrafrique. Sur une photo prise en soirée, il est entouré de trois jeunes
femmes habillées de robes noires. Lui porte une chemise à carreaux bleus et
blancs. Tous tirent la langue face à l’objectif: c’est la fête. Autre soirée,
autre cliché: il pose, un gros cigare entre les dents, avec une jeune femme
vêtue d’une petite brassière rose. Il est manifestement fatigué. Sur une
troisième image, assis à une table couverte de verres à moitié vides et de
bouteilles de bière, il embrasse le ventre nu d’une femme.
Ce diplomate en poste dans la capitale centrafricaine au milieu des
années 2010 était un habitué de ces soirées, toujours entouré de ses
«tigresses» ou de ses «panthères», comme il appelait ses «amies»
banguissoises, selon l’un de ses collègues[1]. Il vit aujourd’hui en région
parisienne.
Il ne s’agit pas de juger cet homme et ses soirées privées. Mais un
diplomate peut-il s’exposer ainsi sans risque? Ces fonctionnaires sont
observés par les services de renseignements locaux: ce genre d’agissements
pourrait tout à fait être l’occasion d’un chantage. Ces images, dont l’une
était toujours disponible sur le profil Facebook du diplomate en question au
moment de la rédaction de ce livre, ont de fait été envoyées à une rédaction
par un homme politique centrafricain de premier plan, manifestement
étonné par ce comportement, accompagnées de la mention «confidentiel»[2].
Le climat banguissois est-il si particulier qu’il autorise tous les excès? Une
partie du corps diplomatique français en poste semble agir en toute
impunité: toujours dans les années 2010, un conseiller culturel adjoint a fini
dans une geôle de la capitale, après la plainte d’une jeune femme qu’il
aurait malmenée lors d’une soirée. Il a fallu l’intervention de l’ambassade
pour le sortir de là. Ce même diplomate a provoqué l’ire des Centrafricains
après avoir renversé un homme à moto et pris la fuite. Il a dû se réfugier
dans une concession sous protection diplomatique française pour échapper à
un pugilat[3].
Un ancien ambassadeur de France à Bangui raconte: «Dans le contexte
très difficile de la vie quotidienne dans un pays et une ville dont l’ordre
public avait pratiquement disparu […], j’ai été amené à décider du retour de
deux agents, l’un définitivement, l’autre provisoirement, compte tenu des
dangers qu’ils couraient en raison de leur mode de vie[4].» La ville est sans
foi ni loi, alors on se lâche! Sauf que, parfois, ce manque de retenue conduit
à des drames. Comme ce dimanche 21 janvier 2018[5].

Noyée dans une piscine diplomatique


À Bangui, le quartier des 17  Villas est bien connu: cette concession
française est réservée aux employés de l’ambassade et à des membres de la
coopération militaire. Il y règne une ambiance de village gaulois, protégé
par une haute palissade en béton qui clôt ce lotissement sécurisé. Au centre
de celui-ci, une petite piscine ronde, avec quelques bains de soleil et une
eau bleue scintillante. C’est là que des fêtes entre voisins sont organisées:
anniversaires, pots de départ et pots d’arrivée, ou simplement fin de la
semaine. Tous les week-ends, des militaires français s’en donnent à cœur
joie. Souvent, l’alcool coule à flots. Souvent, aussi, des personnes
extérieures à la résidence viennent profiter des festivités.
Vanessa Flavie Mavoula Ngoundji a été invitée par une amie, elle-même
conviée par un militaire français qu’elle a connu dans une soirée à Bangui.
À 24 ans, cette jeune étudiante en première année de sciences économiques
a hésité. Sérieuse et aimant la langue de Shakespeare, selon son entourage,
elle connaît l’ambiance de caserne de ces fêtes, où les «femmes libres[6]» de
Bangui offrent leurs charmes contre quelques milliers de francs CFA. Ce
fameux dimanche matin, elle prépare le petit déjeuner de son père, avec qui
elle reste jusqu’à 10  heures. Dans cette famille catholique, la messe
dominicale est sacrée. Son père et sa mère s’y rendent chaque semaine. Ils
rentrent vers midi et déjeunent en famille. Vers 15 heures, Vanessa Mavoula
quitte le domicile familial avec une de ses amies. Elles rejoignent les
17 Villas sur une petite moto.
Quand elles arrivent, les militaires français, «une bande de quinquas qui
font des fêtes avec des gamines», selon un membre de la diplomatie
française présent à cette époque et qui a pu assister à ces fêtes, sont déjà
dans un état d’ébriété avancé. Ces journées de beuverie sont une habitude.
Trois autres jeunes Centrafricaines sont là. On blague, on rit fort et on
exaspère les voisins. L’après-midi passe. Tout le monde a tôt fait d’aller se
prélasser dans la piscine. Lorsque la nuit tombe, l’amie de Vanessa Mavoula
est inquiète: elle est introuvable. Personne ne l’a vue depuis qu’elle est
restée seule à la piscine avec un des militaires. Que s’est-il passé ensuite?
Les versions divergent.
Seule certitude: Vanessa Mavoula est retrouvée au fond de l’eau. Le
militaire qui a été le dernier à la voir vivante, un adjudant-chef avec plus de
trente-cinq années de service, plonge et la remonte sous les yeux médusés
de son amie. Les massages cardiaques ne permettent pas de la réanimer.
Des gendarmes centrafricains sont dépêchés sur place et les parents sont
prévenus. Il est 19 h 30. Arrivés aux 17 Villas, son père et ses frères sont
empêchés d’entrer. Un pick-up sort vers 21  heures: le corps de Vanessa
Mavoula est allongé à l’arrière. Inerte. Sa famille suit le véhicule. Ils
constateront son décès à la morgue de l’hôpital communautaire. Un
hématome sur la poitrine témoigne des massages cardiaques prodigués.
Un responsable militaire de l’ambassade résume ainsi l’affaire: «C’est un
incident malheureux… C’était en plus une amie d’amie qui n’était pas
invitée[7].» Étrange commentaire, comme si le fait de ne pas avoir été
formellement invitée déresponsabilisait les organisateurs. L’autopsie est
réalisée le lundi 22  janvier. Vanessa Mavoula est inhumée le lendemain
dans la ferme familiale, au village de Ngoundji.
Jusqu’à ce jour, ni la famille ni son avocat, Me Bruno Hyacinthe
Gbiegba, n’ont eu accès aux conclusions de l’enquête. Selon une source
proche du dossier[8], la mort par noyade aurait été validée: Vanessa
Mavoula aurait succombé en trente secondes. Un délai extrêmement court
pour une adulte. Les gendarmes centrafricains ont indiqué à son père que la
journée avait été particulièrement arrosée. Vanessa Mavoula avait-elle bu?
A-t-elle fait un malaise? Pourquoi le militaire présent à ses côtés l’a-t-il
laissée seule dans la piscine? Ces questions demeurent sans réponses.
L’adjudant-chef en question n’a jamais été entendu par les autorités
locales. Le 30 janvier 2018, l’avocat de la famille écrit au procureur de la
République de Bangui: «La gendarmerie sur les lieux n’a pas réussi à
auditionner les coopérants au motif que les faits se sont déroulés dans un
lieu sous protection diplomatique française et que la police judiciaire
française va s’occuper de leur audition […]. La famille de la défunte me
charge de solliciter que l’audition des suspects se déroule en présence des
éléments de la gendarmerie nationale centrafricaine et de ceux de la
gendarmerie française.» Il n’a jamais obtenu de réponse.
Selon l’ambassadeur Christian Bader, le ministère des Affaires
étrangères a été averti[9]. Une enquête aurait été dépêchée sur place. Ses
conclusions sont légères, résumées ainsi par le diplomate: «Il n’y a eu
aucune faute, mais un manque de discernement; il faut faire des travaux
d’adaptation et de mise à niveau de la piscine; les militaires doivent se
calmer. Les militaires en question n’ont pas été sanctionnés, ils ont fini leur
mission jusqu’au bout, l’affaire a été purement et simplement étouffée»,
conclut-il. L’adjudant-chef aurait été entendu à Paris, avant de revenir à
Bangui terminer son travail au sein de la mission de formation de l’Union
européenne.

Héritage du porno colonial


Les récits de diplomates, de militaires et plus largement d’expatriés français
se comportant sans retenue ni conscience de l’autre et de leur position (de
Blanc, de riche) sont très courants sur le continent africain. Faut-il y voir
une continuité de pratiques coloniales? Pour la chercheuse Magdalena
Brand, cela ne fait aucun doute: «La femme africaine est depuis toujours
sexualisée par les Occidentaux, ce qui en fait des objets de désir
disponibles[10].»
Dans une thèse remarquable, «Boxer Bangui». Les femmes libres aux
frontières des politiques sexuelles de l’expatriation française en
Centrafrique, la chercheuse a planché sur le comportement des Français à
Bangui[11]. Certaines des femmes interrogées entretenaient des relations
avec des diplomates. Magdalena Brand déconstruit un à un les clichés
maintes fois entendus de la bouche de ces Français pour légitimer un
comportement envers les femmes qui serait autrement jugé en France et
dans la majorité des pays du monde. Parmi ces clichés, les Africains et
Africaines auraient une sexualité débridée, un rapport au sexe différent des
Occidentaux, ou encore les jeunes femmes seraient attirées par les hommes
«mûrs». Des arguties qui ne trompent personne.
Toujours selon Magdalena Brand, «les représentations des corps des
femmes blanches et des corps des femmes noires, des épouses et des
prostituées, affirment la frontière du foyer et de la communauté blanche».
Ainsi, on peut considérer que «les représentations (et le contrôle) des corps
des femmes et de leur sexualité sont au cœur d’une politique de gestion des
frontières entre colonisé·e·s et colons, nécessaire au projet politique et
économique d’exploitation coloniale, puis de l’empire[12]».
Les Africaines ont été l’objet d’une iconographie pornographique
largement diffusée en Europe, comme le montre l’historien Pascal
Blanchard dans Sexe, race et colonies, un recueil de 1  200  images de
femmes nues issues des colonies, principalement des cartes postales
envoyées sans enveloppes[13]. Dans un entretien accordé à Libération, il
explique que des dizaines de millions d’exemplaires de ces cartes postales
ont été diffusés en France comme en Grande-Bretagne. «Le prétexte
ethnographique permet de contourner la censure et de pouvoir vendre du
porno colonial dans des lieux de diffusion grand public», poursuit-il, avant
de conclure: «Ceux qui pensent que la sexualité a été une aventure
périphérique au système colonial se trompent: elle est au centre même de la
colonisation[14].»
Pour lui, le racisme comme le comportement sexuel des Occidentaux en
Afrique aujourd’hui sont en partie guidés par cet héritage. Quand les
Occidentaux partaient dans les colonies, ils avaient «le sentiment que tout
leur [était] permis. Là-bas, il n’y [avait] pas d’interdit, tous les verrous
moraux saut[aient]: abus, viol, pédophilie». Et d’ajouter: «Ces fantasmes
coloniaux ne sont pas morts, ils se sont juste reconfigurés dans la culture
mondialisée sous d’autres formes.»
Comme s’il illustrait ces propos, un médecin militaire se livre à
Magdalena Brand: «Ici, en Afrique, tu peux toucher, c’est pas comme en
France, toucher les fesses d’une fille, ici, c’est rien. [Les militaires] peuvent
toucher la serveuse, même si elle a une vie de couple, même si elle est
mariée, c’est rien. […] Je pense à cause du passé colonial… […] Je sais pas
comment expliquer ça[15].» Sans en comprendre le mécanisme, il suppose
néanmoins que la colonisation joue encore un rôle aujourd’hui dans la
perception qu’ont les Français des Africaines. Dans le cas de l’armée, on
peut effectivement parler de véritable «politique sexuelle», dès lors qu’elle
paye des dépistages aux concubines africaines de militaires – à Djibouti, le
dernier «bordel militaire de campagne[I]» français a fonctionné au moins
jusqu’en 2003.
À cet héritage social s’ajoutent les questions économiques. Comment une
relation peut-elle être équilibrée dès lors qu’un diplomate français gagne
plus de 400  fois plus qu’un Centrafricain[II]? Magdalena Brand a recueilli
les propos sans ambages de cette serveuse: «Il faut leur prendre leur argent,
ceux de l’UNICEF [Fonds des Nations Unies pour l’enfance], de
l’Ambassade, du PNUD [Programme des Nations Unies pour le
développement], ils gagnent beaucoup trop, il faut les aider à dépenser.»
La chercheuse précise: «La situation s’est dégradée avec la crise qui a
suivi la chute de François Bozizé [en 2013] […] [Cette crise] met en
lumière une violence structurelle. Selon [l’anthropologue Tiantian] Zheng,
la violence structurelle peut être identifiée comme la force qui oblige les
pauvres et les personnes dénuées de pouvoir à choisir des stratégies de
survie qui contribuent aux risques sexuels. C’est clairement le cas à
Bangui[16].»

Vous avez dit déontologie?


L’affaire Vanessa Mavoula, dont les protagonistes français ont été couverts
par leur hiérarchie, est un fait divers parmi tant d’autres. Elle s’est
télescopée avec une autre histoire sordide, renforçant l’idée que l’ancien
colon peut se comporter en Afrique en toute impunité: dix jours avant son
décès au fond d’une piscine «sous protection diplomatique française», des
soldats de la mission Sangaris (déployée en Centrafrique de 2013 à 2016),
accusés de viols à la suite d’une enquête des Nations Unies, avaient obtenu
un non-lieu sans même avoir été auditionnés[17].
Bangui n’est pas une exception, loin de là. La bienveillance française
envers ses compatriotes en Afrique n’a pas de frontières. Il suffit de
rappeler l’ire provoquée par les propos de Toumani Djimé Diallo,
l’ambassadeur du Mali en France, sur le comportement de certains
militaires à Bamako. Certes, le diplomate accusait un corps de l’armée
française (la Légion étrangère) qui n’est officiellement pas présent dans la
capitale malienne, mais le fond n’en demeure pas moins pertinent en ce
qu’il révèle des relations entre les Français et les locaux. Tronquée par la
suite dans les journaux français, son intervention doit être replacée dans son
contexte.
Lors d’une audition organisée par la Commission des affaires étrangères
du Sénat, le 26 février 2020[18], en présence des ambassadeurs des pays qui
composent le G5 Sahel, le président de la commission, Christian Cambon,
explique: «L’opinion publique française a été particulièrement choquée par
certaines manifestations antifrançaises dans certains États du Sahel et par
une forme de complaisance d’une partie de la classe politique à l’égard de
ces mouvements.» En réponse, Toumani Djimé Diallo insiste d’abord sur le
fait qu’«il n’y a pas véritablement de sentiment antifrançais au Mali – il n’y
en a pas». Outre l’incompréhension des Maliens face au peu de résultats de
l’armée française dans sa guerre contre les djihadistes, le diplomate malien
tente de sensibiliser sur les autres causes qui peuvent néanmoins conduire à
ces critiques: «Je vous dis, en vous regardant droit dans les yeux, que, par
moments, dans les Pigalle des villes de Bamako, vous retrouvez [les soldats
de la Légion étrangère], tatoués sur tout le corps, en train de donner une
image qui n’est pas celle que nous connaissons de l’armée nationale du
Mali. […] Il y a des débordements qui posent problème à la population.»
Plutôt que de demander des détails, Jean-Marc Todeschini, sénateur
socialiste, lui rétorque: «Moi je ne peux que regretter, si vos propos sont
repris, et ils le seront, j’en ai peur, que cela contribue à l’esprit antifrançais
que nous avons dénoncé et que vous avez vous-même regretté en disant que
vos gouvernements ne soutiennent pas cet esprit antifrançais. Cela va y
contribuer, que vous le vouliez ou non!»
L’ambassadeur malien ne se démonte pas: «Il est clair que je parle de
brebis galeuses, mais il n’est pas juste, pas bon, de fermer les yeux sur ce
qui existe. […] Un proverbe de chez nous dit que lorsque vous mettez une
poignée d’arachides grillées dans la bouche, il suffit qu’un seul grain soit
pourri, soit mauvais, pour que l’ensemble ait un goût amer.» Et de rappeler
que, si des soldats français meurent au Sahel dans cette «guerre
internationale», «combien de Maliens sont venus mourir, en France, pour la
France, pendant les deux guerres mondiales?»
Ses propos ont suscité un tollé en France. Convoqué le 27 février par le
secrétaire général du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le
diplomate a finalement été rappelé à Bamako. Fin de la polémique, et bien
sûr aucune enquête pour vérifier les allégations de l’ambassadeur. Cette
histoire en dit long sur la protection dont bénéficient les représentants de la
France en Afrique – militaires comme diplomates. Plutôt que de
s’interroger sur leur comportement et sur ses conséquences – les critiques
de la présence française en Afrique, par exemple –, Paris ferme les yeux.
Circulez, il n’y a rien à voir.

D’autres faits sont relatés par le journaliste Franck Renaud: des actes de
pédophilie. Il a exhumé plusieurs affaires (au Maroc, à Djibouti, en Côte
d’Ivoire, au Niger, en Égypte). Parmi elles, celle de Jean-Louis Poulalion,
ex-consul général à Tamatave (Madagascar) et à Djibouti, condamné à
douze ans de réclusion criminelle en 1997[19]. Son fils, adopté au Surinam
en 1980, l’a accusé d’avoir abusé de lui et de son petit frère, adopté en 1986
en Côte d’Ivoire. Ces faits ont été reconnus par le diplomate. Jean-Pierre
Castella, lui, a toujours nié ce qui lui était reproché. Mais après une longue
bataille judiciaire, cet ex-consul général à Alexandrie, en Égypte, passé par
l’Ouganda et le cabinet de François Bayrou en 1994, alors ministre de
l’Éducation nationale, a été condamné définitivement le 16 janvier 2008 à
dix-huit mois de prison avec sursis dont six fermes. Il a été jugé coupable
d’avoir agressé sexuellement, au consulat, un adolescent égyptien de
13 ans[20].
Cette condamnation reste une exception. Un ancien gendarme
d’ambassade se souvient de cette autre affaire, au Mali, en 1986. Il raconte
être personnellement intervenu auprès de l’ambassadeur de l’époque pour
«virer» un conseiller culturel dont le comportement pédophile était connu.
«Il a fallu que je menace de l’arrêter moi-même pour que l’ambassadeur
décide enfin d’intervenir. Le conseiller a été déplacé, mais pas
sanctionné[21].» Tout fonctionnaire ayant connaissance de faits délictueux
doit en informer le procureur de la République, au titre de l’article  40
alinéa 2 du Code de procédure pénale. Quand bien même le parquet jugerait
que les faits sont infractionnels mais prescrits, les personnes qui en auraient
eu connaissance, et qui n’auraient rien fait, pourraient être poursuivies au-
delà de la prescription de ces faits.
À cette obligation inscrite dans la loi française s’ajoute la loi du pays où
sont détachés les diplomates: malgré leur statut, ils sont tenus de la
respecter. De plus, un code interne encadre strictement leur comportement –
et de manière générale celui de tous les fonctionnaires. Dès les premières
lignes de ce «Guide de déontologie[22]», il est question de «dignité»:
«L’obligation de dignité se traduit notamment par une attitude et des
comportements retenus, et tend à remplacer les références plus anciennes
aux bonnes mœurs, à la moralité ou à l’honorabilité […]. À travers leurs
comportements, c’est l’image de la fonction publique et de l’administration
qui est en jeu et, pour les diplomates, le renom de la France.» Les mêmes
principes s’appliquent aux conjoints. Peut-on être plus clair?
L’administration considère comme une faute la fréquentation «des
milieux liés à des activités illégales (prostitution, drogue, jeu clandestin,
mafias, filières d’immigration illégales, etc.)». Pour l’administration, il ne
s’agit pas «de s’immiscer dans la vie privée des agents, mais de mesurer les
conséquences qu’une attitude peut entraîner en termes d’image pour le
corps ou le cadre d’emploi qu’ils occupent. […] Les diplomates et les
agents consulaires doivent veiller à ce que leurs relations ne compromettent
pas leur indépendance».
L’activité des diplomates est surveillée par les services du pays hôte. En
possession d’informations compromettantes, ces derniers pourraient ensuite
en tirer profit: une technique vieille comme le monde. Au-delà du risque
professionnel que constitue un tel comportement, il convient de s’interroger
sur le rapport entretenu par les hommes blancs vis-à-vis du corps noir. La
réification de ce dernier traverse les époques et détermine encore la position
dominante des premiers sur les seconds. Ce rapport s’exprime dans les
relations intimes, mais aussi dans les relations professionnelles, où la
hiérarchisation des liens amplifie et normalise la domestication.
 
[I] Ces établissements étaient organisés et gérés par l’armée française.
[II] Un ambassadeur peut gagner plus de 20 000 euros (27 000 dollars canadiens) par mois, quand le
revenu national brut mensuel par habitant en République centrafricaine est de 37  euros, soit
50 dollars canadiens (selon la Banque mondiale).
Chapitre 8
Il n’y a pas de petites économies

Au moment des indépendances, l’ambassadeur était maître «chez lui». Des


fonds lui étaient attribués et il en disposait comme bon lui semblait sans
avoir à rendre des comptes, ou si peu. Il en référait bien sûr à Paris, mais à
une époque où les moyens de transport, de communication et de contrôle
n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui, il jouissait d’une grande
liberté.
Récemment, dans une capitale d’Afrique de l’Ouest, un ambassadeur
rappelé prématurément a profité de pas moins de six pots de départ pour
littéralement vider la cave de la résidence: plus une bouteille de champagne,
de nombreux grands crus ont disparu, distribués à des «amis» africains…
Le nouvel arrivant a dû reconstituer la cave pour plusieurs milliers
d’euros[1].
Un autre ambassadeur et sa femme, dans une capitale d’Afrique centrale,
avaient mis au point un système ingénieux de détournement des frais de
réception. Un ancien intendant raconte avoir compris la magouille: plutôt
que de recourir à son personnel, un cuisinier et un maître d’hôtel «virés
avec pertes et fracas après plus de vingt ans de bons et loyaux services», ils
embauchaient une cuisinière à la retraite payée 90  euros par mois et
recouraient à des prestataires extérieurs quand ils recevaient. La facture
était ensuite envoyée au gestionnaire comptable pour remboursement. Bien
sûr, le nombre de couverts était gonflé, ni vu ni connu. En outre, la femme
de l’ambassadeur s’était assez vite interrogée sur la présence ou non de
certains objets, comme des tableaux, dans l’inventaire officiel. «Elle m’a
demandé s’il était possible de faire disparaître un tableau qu’elle aimait
beaucoup», se souvient l’ancien intendant[2].
Surfacturations, cours de langue factices, grands crus disparus, pièces
appartenant au mobilier national égarées… De La face cachée du Quai
d’Orsay[3] à Les diplomates[4], les journalistes et auteurs Vincent Jauvert et
Franck Renaud ne tarissent pas d’anecdotes à ce sujet, car la pratique ne
concerne pas que l’Afrique. Mais à l’ombre des manguiers et des cocotiers
africains, là où la diplomatie française n’est pas la dernière à blâmer la
corruption systémique des élites africaines, certaines de ces pratiques sont
perçues sous un autre jour. Un «deux poids deux mesures» dénoncé par
quelques autocrates, alors que la corruption des uns n’excuse pas celle des
autres. Des millions d’euros sont gaspillés, tandis que les employés locaux
des ambassades et des résidences ne gagnent pas en un an ce que coûte une
bouteille de la cave de Monsieur l’Ambassadeur.

Une variable d’ajustement bon marché


De poste en poste, ce sont des «bons plans» qu’on se refile avec la villa ou
l’appartement: comme beaucoup d’expatriés français dans les pays dont le
niveau de vie est en deçà du leur, ceux du ministère des Affaires étrangères
français recourent abondamment à une main-d’œuvre locale. Dans la
majorité des pays d’Afrique, où l’emploi ne court pas les rues et où
travailler pour des Français de l’ambassade est perçu comme une chance –
et parfois comme un accès à des facilités pour obtenir un visa –, elle est
disponible, nombreuse, flexible et bon marché.
Bien souvent, ces petites mains ne sont pas déclarées, et l’employeur ne
contribue donc pas au système de protection sociale du pays. Ce marché du
travail est peu ou pas contrôlé, ce qui conduit inévitablement à des abus.
Les expatriés français se défendent en avançant qu’il serait mal vu par les
Africains qu’un «Blanc ne donne pas de travail». Ce serait même une
question de sécurité. «Un mythe bien pratique», estime un ancien
responsable syndical français[5], même si les Africains eux-mêmes,
lorsqu’ils atteignent un certain statut social, peuvent recourir aux mêmes
méthodes d’embauche.
De nombreux témoignages recueillis, tant du côté d’employés que de
diplomates choqués par certaines situations, relatent des comportements
inadmissibles: propos racistes, soldes aléatoires, amplitudes horaires
illégales, demandes farfelues, congés maternité non respectés,
licenciements abusifs[6]… En 2011, l’Organisation internationale du travail
(OIT) a tenté de proposer un cadre en rédigeant la Convention no 189 sur
les travailleuses et travailleurs domestiques. L’OIT reconnaît ainsi que «les
conditions particulières dans lesquelles s’effectue le travail domestique
rendent souhaitable de compléter les normes de portée générale par des
normes spécifiques aux travailleurs domestiques afin de leur permettre de
jouir pleinement de leurs droits». Vingt-sept articles viennent donner un
cadre international au secteur: repos hebdomadaire de vingt-quatre heures,
âge minimum, salaire calqué sur le minimum légal en vigueur dans le pays,
informations minimales à faire apparaître sur le contrat… Selon l’un des
syndicalistes présents, les négociations n’ont pas été faciles et certains
«camarades» africains ont traîné les pieds, eux-mêmes ayant des
domestiques chez eux. À ce jour, 32  pays ont ratifié la convention, dont
5 pays africains. La France brille par son absence.
Une autre catégorie d’employés low cost existe au sein des ambassades
et des résidences officielles. Ils sont embauchés directement par le ministère
des Affaires étrangères et bénéficient d’un statut particulier: les agents de
droit local, ADL dans le jargon du Quai d’Orsay, sont employés selon le
Code du travail du pays de résidence. Les chauffeurs et les employés de
maison de l’ambassadeur (une dizaine d’employés en moyenne), du consul
et des conseillers, certains agents administratifs travaillent selon cette règle.
De nombreux conjoints ou conjointes de diplomates ont également ce statut
quand ils trouvent un travail dans une des antennes de la chancellerie (lycée
français, Institut français…).
David Delfolie, Marc Loriol et Françoise Piotet sont sociologues du
travail. Dans le cadre de leur enquête au long cours Splendeurs et misères
du travail des diplomates[7], Marc Loriol s’est immergé en 2007 pendant
onze jours au sein d’une ambassade de France en Afrique de l’Ouest. Son
travail a relevé quelques disparités de traitement et de satisfaction selon les
postes occupés par les employés africains. Ainsi, les employés
administratifs se plaindraient moins que les chauffeurs ou les gardiens. Tous
cependant rapportent au minimum des remarques désobligeantes liées à leur
africanité de la part des agents français. Certains ressentent constamment un
comportement paternaliste et néocolonial. Ils l’acceptent et courbent
l’échine car, disent-ils, travailler pour l’ambassade de France est prestigieux
et procure quelques avantages – comme une obole à l’occasion d’un décès,
ainsi que l’a rapporté un chauffeur au sociologue.
Mettre en avant le «prestige» de la chancellerie française pour accepter
des conditions de travail difficiles en dit long d’un point vue symbolique.
La culture et les valeurs françaises seraient supérieures à celles des
Africains: cette domination culturelle a infusé l’esprit des anciens colonisés.
Ce legs colonial est perpétué par les relais de la France en Afrique. À titre
d’exemple, aux compétences exceptionnelles des employés d’un restaurant
cinq étoiles – qui met l’accent à ce titre sur la qualité du service et de sa
carte –, la diplomatie privilégie la docilité et l’allégeance aux «valeurs»
françaises.

«Je ne suis pas un boy»


Fred (le prénom a été changé) a fait l’école hôtelière d’Abidjan, section
cuisine et pâtisserie, dont il est sorti diplômé en 2013. Cet homme trapu
d’une trentaine d’années, marié et père d’un petit garçon, a travaillé dans
les cuisines de prestigieux hôtels de la capitale économique ivoirienne, dont
l’hôtel Tiama. Son restaurant, L’Ambassadeur, est aujourd’hui tenu par un
chef français, Bruno Oustric. La cuisine est prisée des expatriés
internationaux: on y déguste un subtil mélange de saveurs locales et du
monde. C’est là que Fred a rencontré le consul général d’Abidjan, Laurent
Souquière. «Il me faisait régulièrement des compliments», raconte le jeune
homme, rencontré à Abidjan en novembre 2020. Lorsqu’il apprend que
l’ambassade de France recherche un cuisinier, il décide de postuler. Après
plusieurs entretiens, il comprend que le poste est situé à la résidence de
Laurent Souquière. Il se dit que le consul l’aura sans doute recommandé.
«Sur un CV, travailler pour la chancellerie française est prestigieux, précise
Fred. Ce n’est pas tant pour le salaire que j’ai accepté, puisque je gagnais
mieux ma vie au Tiama.»
Avant son embauche effective, la gestionnaire comptable de l’ambassade
lui demande un certain nombre de documents, dont un «certificat médical
de bonne santé», qu’il obtient auprès d’un médecin agréé par la
Commission nationale de la francophonie. Plus précisément, un courrier
électronique lui indique qu’il doit fournir «un certificat médical d’aptitude à
[ses] nouvelles fonctions et qu[’il n’est] pas porteur de maladies
contagieuses». «Maladies contagieuses»: un terme extrêmement flou. «Le
médecin m’a alors conseillé de faire aussi un test VIH. Ce que j’ai fait, et
fourni à l’ambassade.» Une pratique plus que douteuse qui serait
formellement condamnée en France. Fred a-t-il fait du zèle? La pratique
est-elle habituelle dans les ambassades de France? Ou la demande est-elle à
l’initiative seule de Laurent Souquière? Alexandre Bairo, avocat au barreau
d’Abidjan et spécialiste du droit du travail au sein du cabinet KSK[8], nous
cite le Code du travail et conclut sans appel: la pratique est parfaitement
illégale.
Fred répond à toutes les conditions et commence sa période d’essai de
trois mois (renouvelables, selon son contrat) début janvier 2020. Il travaille
38 heures et demie, du lundi au samedi, pour un salaire de 348 671 francs
CFA, auxquels s’ajoute une prime de transport de 30  000 francs, soit au
total environ 577  euros (790  dollars canadiens). Une bonne rémunération
dans un pays où le salaire minimum légal est de 91  euros et le salaire
moyen de 121  euros. Mais à relativiser: au regard des compétences
nécessaires – le consul peut recevoir des hôtes de marque –, des règles
d’hygiène et de confidentialité à respecter dans le cadre d’un tel poste, ainsi
que du coût de la vie à Abidjan, un salaire supérieur serait tout à fait
justifié.
La solde d’un cuisinier français est, quoi qu’il en soit, bien supérieure à
ce tarif. Un intendant français d’une résidence en Afrique précise sous
couvert d’anonymat: «Il y a très peu de cuisiniers locaux puisqu’on
recherche le prestige de la gastronomie française. Quand c’est le cas, on
arrive à les motiver, mais on est assez coincé sur les salaires. Heureusement,
travailler pour une ambassade de France reste prestigieux. C’est pour ça
qu’il y a très peu de turnover chez les employés locaux quand ils sont
embauchés[9].»
Fred attend beaucoup de cet emploi, pourquoi pas une formation en
France, pays de la gastronomie? D’ailleurs, Laurent Souquière ne tarit pas
d’éloges et profite du passage d’un chef étoilé français, Benjamin
Collombat, pour lui faire goûter les plats de son nouvel employé lors d’un
déjeuner. Le chef de renom les trouve «propres et bons». Fred vit cela
comme un adoubement, mais aussi comme un coup de pression.
Sa fiche de poste ne semblait pas souffrir d’incertitude («cuisinier à la
résidence du consul général de France»). Pourtant, Fred estime devoir
effectuer des tâches qui ne correspondent pas à ses attentes. «Non
seulement je devais servir à table, mais aussi débarrasser et faire la
vaisselle. On m’a même demandé de faire le ménage dans le couloir, en
dehors de ma cuisine…»
Chaque jour, il prépare la liste des produits nécessaires pour le lendemain
afin que les employés de la résidence se chargent des courses. Il lui est
finalement demandé d’effectuer les achats lui-même.

Je devais attendre que la femme du consul se lève pour lui demander de l’argent. Je n’aimais pas
cette position. Je n’avais pas de glacière, j’avais parfois honte de devoir ramener des produits frais,
comme le poisson, juste emballé dans un sac… La chaîne du froid n’était pas respectée, les
conditions d’hygiène n’étaient pas optimales, ce n’est pas ce que j’ai appris, ce n’est pas comme
ça que j’envisage le métier. S’il y avait eu une intoxication alimentaire, j’aurais été tenu
responsable.

Fred est-il trop ambitieux? A-t-il une trop haute opinion de lui-même? N’a-
t-il pas pris la mesure de la tâche qui lui incombait? Il finit par s’en ouvrir
au couple. La réponse est catégorique: il n’aura pas d’autre aide. Tout juste
consentent-ils à lui épargner le ménage, mais pas la plonge. «À partir de ce
moment-là, poursuit-il, les relations se sont dégradées. Chaque jour,
j’entendais: “Allez dire à Fred qu’il peut venir débarrasser.” Je me suis senti
humilié. Ce qu’ils voulaient, c’était un homme à tout faire. Je suis cuisinier,
j’ai un diplôme, je ne suis pas un boy!» Sa déception est grande, après avoir
travaillé dans des cuisines où il dirigeait toute une brigade.
Quelques jours seulement avant la fin de sa période d’essai, début avril,
Fred est convoqué à l’ambassade. «La personne qui m’avait recruté
m’explique que le couple est très satisfait de ma cuisine, mais que mon
activité annexe n’est pas tolérée, et donc que le contrat est rompu.» Fred est
en effet le propriétaire d’un petit établissement de grillades: il a un employé
et gère cette affaire à distance. «J’y allais une fois de temps en temps le soir,
jamais sur mes horaires de travail évidemment», assure-t-il. Surtout, Fred
précise avoir informé la chancellerie de cette activité dès son embauche.
L’expérience prend fin brutalement. Un an après, lors d’un entretien
d’embauche pour un grand restaurant dans Abidjan, le recruteur se
renseigne auprès du consul. Celui-ci le met en garde: Fred ne serait pas
«franc du collier[10]». Il n’a pas obtenu le poste.

Laurent Souquière semble avoir une piètre opinion de ses employés. Il


adopte sans complexe les codes de la bourgeoisie coloniale. L’un de ses
anciens chauffeurs en a fait les frais[11]. Lors d’une mission dans le nord du
pays, le consul, sans doute un conducteur hors pair, n’a pas arrêté de lui
faire la leçon. Peut-il utiliser le frein moteur et freiner moins brusquement?
A-t-il pris toutes les instructions de la mission avant le départ? Il lui met la
pression: «Vous avez une conduite trop brusque, je suis sûr que si je mets
un verre d’eau sur le tableau de bord, vous le renversez», lui dit-il. Il finit
même par prendre le volant. Personne n’avait eu à se plaindre de ce
chauffeur depuis qu’il avait été recruté à la chancellerie, cinq ans plus tôt.
Drôle de personnage que ce diplomate, passé par le Bénin, et qui a
effectué sa deuxième mission à Abidjan (nommé consul général de 2017 à
2021), après un premier séjour de 2011 à 2014, au lendemain de la crise
postélectorale. Réputé sévère avec ses collaborateurs – en 2020, plusieurs
d’entre eux ont dénoncé des cas de harcèlement moral auprès du
déontologue du Quai d’Orsay, sans suite[12] –, il est aussi un «gros bosseur»
selon plusieurs sources l’ayant côtoyé, et son entregent au sein de la classe
politique ivoirienne en ferait un fin connaisseur du pays sur lequel s’est
appuyé l’ambassadeur Gilles Huberson.
Ces qualités doivent expliquer en partie l’entorse au règlement du Quai:
marié à une communicante ivoirienne, il n’aurait pas dû exercer dans le
pays de sa femme – une mesure généralement respectée afin d’éviter tout
conflit d’intérêts. Par ailleurs, il devient proche d’un des hommes forts du
pays: Hamed Bakayoko, ancien ministre de l’Intérieur, nommé premier
ministre en juillet 2020 et décédé en mars 2021 des suites d’un cancer[13].
Et aussi du comité Miss Côte d’Ivoire: en facilitant l’accès aux visas des
miss et de ses dauphines[14], il s’est assuré de beaux clichés aux bras de
jeunes femmes à l’occasion de pots «bruyants» au consulat, confie une
source interne[15].
Malheureusement, l’attitude du consul général d’Abidjan envers ses
salariés africains est loin d’être un cas isolé. «En deux années de mission en
Afrique de l’Ouest, je suis parti en retenant un magnifique souvenir des
Africains, mais en détestant les Blancs», confie cet agent qui a décidé
d’écourter son séjour sur le continent[16].
Vous souvenez-vous de cet ambassadeur et de sa femme dans une
capitale d’Afrique centrale qui détournaient les frais de réception? Non
contents de se servir sur la bête, ils terrorisaient littéralement le personnel.
Elle, elle se comportait de «façon extrêmement méprisante» avec les
employés locaux; lui estimait qu’ils n’étaient que «des voleurs et des
menteurs», raconte un de leur ancien intendant[17]. Le stylo Montblanc de
madame disparaît? L’agent de service est aussitôt accusé sans preuve. Cinq
jours plus tard, le précieux objet est retrouvé… dans le coffre-fort de la
résidence.
L’ambassadeur et sa femme «me trait[aient] comme un esclave, […]
m’appell[aient] le week-end et les jours fériés», témoigne cet autre
employé[18]. «Nous étions tous dans la même situation, harcelés, maltraités,
humiliés en permanence», poursuit-il, avant d’admettre, désabusé:
«Certains employés ont parlé de dépression, voire de pensées suicidaires,
mais nous sommes nombreux à ne pas avoir [eu] d’autres choix que de
rester, car nous n’[aurions pas trouvé] d’autre travail ailleurs.»
Les agents de droit local ne bénéficient pas des mêmes protections qu’un
expatrié français. Et, contrairement à une idée répandue, l’ambassade, dont
l’inviolabilité est garantie par l’article 22 de la Convention de Vienne, n’est
pas une extraterritorialité dans laquelle s’appliquerait le droit français[19]. À
Paris, les syndicats du ministère des Affaires étrangères suivent au mieux
les contentieux et les droits de ces salariés. «Il est clair que le statut d’agent
de droit local est très précaire», estime Valérie Jacq-Duclos, une ancienne
responsable de la Confédération générale du travail (CGT) au ministère[20].
«Sur place, le chef de poste a droit de vie et de mort sur ces employés,
ajoute-t-elle. Les coups de pression sont courants, tout comme les
licenciements abusifs.» Accès aux concours internes, indemnités,
revalorisation des salaires sur le coût de la vie… les syndicats, CGT et
Confédération française démocratique du travail (CFDT) en tête, sont sur la
brèche pour tenter d’améliorer un tant soit peu la situation des recrutés
locaux. Souvent sans succès.
Cet état de fait est exacerbé par un contexte général de réduction des
coûts – et donc des effectifs – qui dure depuis plus de dix ans. Nicolas
Normand, ancien ambassadeur déjà cité dans ce livre, se rappelle avoir
licencié deux agents de droit local lorsqu’il était en poste à Brazzaville
(2006-2009). «C’était ridicule, tout ça pour faire quelques centaines d’euros
d’économie», souffle-t-il[21]. «En revanche, rappelle Valérie Jacq-Duclos, il
ne viendrait pas à l’idée du Quai de réduire les émoluments des chefs de
poste…»
Le paternalisme dont font preuve certains diplomates, l’inégalité de
traitement, les conditions salariales et sociales des employés locaux ne
peuvent être ignorés par le ministère des Affaires étrangères. Ces sujets
résonnent forcément en Afrique où certains débats sont encore brûlants,
comme celui sur les pensions des tirailleurs sénégalais, longtemps restées
en deçà de celles versées aux vétérans français. Parallèlement, le continent
africain est devenu une terre d’opportunités économiques pour de nombreux
étrangers: d’anciens diplomates français reconvertis dans le privé n’hésitent
pas à faire fructifier leurs anciens réseaux.
Chapitre 9
Les petites affaires des ambassadeurs

«C’est le vrai ministre de l’Afrique»: ainsi parlait le patron des relations extérieures de la France
sous Georges Pompidou, Michel Jobert, lorsqu’on évoquait devant lui le nom de Maurice Robert.
Barbouze, agent secret, nounou de chefs d’État, déstabilisateur, ambassadeur, porteur de valises,
pétrolier, le vieil homme, décédé le 9 novembre [2005] à l’âge de 86 ans, aura tout incarné de la
face cachée des relations franco-africaines. Avec lui disparaît l’un des derniers survivants de la
«génération Foccart» alors même que la page du pré carré exclusif et de l’ingérence permanente
est depuis longtemps tournée[1].

C’est avec ces mots que le directeur de publication de Jeune Afrique,


François Soudan, a rendu hommage à Maurice Robert après son décès. Ils
en disent long sur ce que représentait, dans la Françafrique
postindépendance, l’ancien chef d’antenne du Service de documentation
extérieure et de contre-espionnage (SDECE) à Dakar (où il avait installé un
réseau d’honorables correspondants couvrant toute l’Afrique de l’Ouest).
Pourtant, beaucoup avaient probablement oublié jusqu’à son existence.
Maurice Robert, qui fut ensuite directeur Afrique du SDECE, a inauguré
une pratique aujourd’hui devenue courante: le pantouflage des diplomates
«françafricanistes». Dans ce triangle des Bermudes composé du Quai
d’Orsay, du monde des affaires et du renseignement, les anciens
représentants de la France en Afrique excellent particulièrement.
En 1973, lorsqu’il est poussé hors des services, Robert rejoint ainsi le
groupe pétrolier public Elf, au sein duquel il met en place un véritable
réseau de renseignement. Bien sûr, ce réseau n’est pas totalement étanche et
communique avec le boulevard Mortier et le Quai d’Orsay, même si,
comme le raconte Jacques Foccart – qui n’était plus officiellement aux
affaires à cette époque –, «le service de renseignement d’Elf se développe
indépendamment de moi». Foccart «fréquente quelques-uns de ceux qui
s’en occupent» et qui lui «donnent des informations […], mais leur
recherche de renseignements est orientée sur les affaires pétrolières, sur la
concurrence, sur les positions des uns et des autres»[2]. La priorité serait
donc de faire prospérer les affaires du groupe. En 1979, Robert obtient le
poste d’ambassadeur au Gabon – succédant à Maurice Delauney –, à la
grande satisfaction d’Omar Bongo qu’il connaît depuis vingt ans. Il est
débarqué à l’arrivée de François Mitterrand en 1981. Il tente de retrouver le
chemin d’Elf, en vain, avant d’y retourner par la petite porte, en y effectuant
encore quelques missions sur le tard.
Ce n’est plus un secret pour personne: Elf était l’un des bras de l’État
français en Afrique[3]. Il était dès lors assez logique d’y retrouver
régulièrement d’anciens diplomates, comme dans d’autres entreprises
publiques ayant des activités à l’international. Le prédécesseur de Robert a
lui aussi immédiatement été recasé. Maurice Delauney s’est vu confier la
présidence de la Compagnie des mines d’uranium de Franceville
(COMUF), un consortium qui réunissait des sociétés françaises et dans
lequel l’État gabonais disposait d’une participation de 25  %. La COMUF
est devenue par la suite une filiale d’Areva (devenu Orano)[4].
Total, après avoir absorbé Elf, a perpétué cette tradition malgré son statut
de groupe privé, et ce, jusqu’à très récemment encore. Romaric Roignan est
abonné aux allers-retours entre le ministère des Affaires étrangères et le
groupe pétrolier. En 2007, alors adjoint au porte-parole du ministère des
Affaires étrangères, il est détaché comme adjoint des relations
internationales chez Total. Ensuite, retour au Quai d’Orsay, où il est nommé
conseiller de l’ambassadeur de France à Washington, puis, en 2012, du
premier ministre Jean-Marc Ayrault. Après avoir été directeur du cabinet de
la secrétaire d’État au Développement et à la Francophonie Annick
Girardin, il réintègre Total, où il est aujourd’hui vice-président Afrique du
Nord.

Le pétrole n’est pas le seul secteur friand de diplomates. Le transport


maritime aussi. L’accès aux ports africains est stratégique et foncièrement
corrompu, mieux vaut donc entretenir de bonnes relations avec les autorités
locales. L’homme d’affaires franco-libanais Jacques Saadé, fondateur de
l’armateur marseillais CMA CGM, ne le savait que trop bien, tout comme
son fils Rodolphe qui, depuis le décès de son père en 2018, a repris les
rênes de l’entreprise familiale. En 2009, Michel de Bonnecorse Benault de
Lubières, ex-patron de la cellule Afrique de l’Élysée (2002-2007), est
recruté par Saadé pour être son conseiller Afrique. Ambassadeur au Kenya
de 1990 à 1993, représentant de la France aux Nations Unies à Genève,
ambassadeur au Maroc de 1995 à 2001, puis en Suisse, Bonnecorse disait
honnir les réseaux Foccart et traitait Laurent Gbagbo de «fasciste[5]». Il a
été un atout incommensurable pour Saadé, alors que l’ancien diplomate
assurait connaître «47 pays» africains.
Georges Serre est certes plus consensuel que Bonnecorse, mais il partage
le même goût des réseaux. L’ancien ambassadeur de France en Côte
d’Ivoire (2012-2017) a su lui aussi les mettre au service de la famille Saadé.
Nommé par l’armateur conseiller institutionnel pour l’Afrique en décembre
2017, il débarque en mai 2018 à Abidjan, en jet privé, accompagné de
Rodolphe Saadé. Le diplomate conduit le fils du fondateur directement
auprès du président Alassane Ouattara avant d’organiser une réception à
l’hôtel Ivoire avec 200  invités, parmi lesquels les hommes d’affaires les
plus importants du pays[6]. Le réseau constitué par Georges Serre pendant
ses cinq années dans la capitale économique ivoirienne – une à deux années
de plus que la normale – a fonctionné à plein. Chargé de mission auprès de
François Mitterrand de 1992 à 1994, ce Malgache de naissance a géré trois
ambassades: Brazzaville au Congo (2002-2005), Yaoundé au Cameroun
(2006-2009) et Abidjan en Côte d’Ivoire, dans trois des pays abritant parmi
les plus gros ports du golfe de Guinée. Bonne pioche pour Saadé.
Depuis six ans maintenant, Michel Reveyrand-de Menthon, quant à lui,
occupe le poste de conseiller chargé des relations internationales d’Orange.
L’opérateur français est l’un des leaders de la téléphonie mobile du
continent. Ex-conseiller financier pour l’Afrique à la direction du Trésor,
Afrique centrale et orientale, puis Afrique de l’Ouest, australe et océan
Indien, il a été ambassadeur à Bamako, au Mali, et à N’Djamena, au Tchad.
En juin 2019, l’énarque intervenait au nom d’Orange à «La semaine
française de Kinshasa», un salon professionnel regroupant les entreprises
congolaises et françaises et organisé par la Chambre de commerce et
d’industrie franco-congolaise.

S’ils sont nombreux à se lancer dans le consulting, le plus connu est peut-
être Jean-Marc Simon. Cette figure de la crise postélectorale de Côte
d’Ivoire a monté Eurafrique Stratégies, une société de conseil dont l’objet
est d’encourager les partenariats et les investissements entre les deux
continents. Tchad, Nigeria – où il a pris en stage un jeune du nom
d’Emmanuel Macron –, Gabon, Côte d’Ivoire, conseiller pour les affaires
africaines à la Coopération… son pedigree, qui ferait rêver plus d’un
françafricaniste, lui a inspiré un livre autobiographique, Secrets
d’Afrique[7]. Pierre Ménat, Bertrand Besancenot, Didier Le Bret, Philippe
Faure, Alain Azouaou, etc., la liste de ces diplomates passés par l’Afrique
et devenus consultants est sans fin.
Le consul général de Côte d’Ivoire, Laurent Souquière, a été remplacé
par Jean-Luc Delvert en septembre 2021. «Appelé à d’autres fonctions»,
selon le décret publié dans le Journal officiel le 1er  septembre 2021, il
semble que le diplomate aimait trop sa vie à Abidjan pour accepter de
quitter la capitale économique au terme de sa mission. Selon Africa
Intelligence, Souquière aurait demandé une année de plus au Quai d’Orsay,
qui la lui aurait refusée. Le diplomate s’est donc mis en disponibilité et au
service d’une entreprise de construction basée à Abidjan. Selon la lettre
confidentielle, il a rejoint Philippe Eponon, PDG de La Route africaine, une
entreprise créée en 2010. Philippe Eponon a fait une grande partie de sa
carrière au sein de l’entreprise Colas, une filiale de Bouygues et héritière de
la Société routière Colas, qui a bâti sa fortune en Afrique de l’Ouest et du
Nord durant la colonisation. Philippe Eponon a été fait chevalier de la
Légion d’honneur lors d’une cérémonie à la résidence de France en Côte
d’Ivoire, en mars 2015. À noter qu’au conseil d’administration de Colas, on
trouve une autre diplomate, Stéphanie Rivoal, ancienne ambassadrice de
France en Ouganda et secrétaire générale du Sommet Afrique-France de
Montpellier (octobre 2021). Diplomatie, économie… les réseaux
françafricains s’entremêlent à merveille.

Économie et diplomatie: une proximité de castes


La Commission de déontologie du ministère des Affaires étrangères ne
trouve rien à redire à ce mélange des genres. Des règles sont supposées
prévenir les dérapages: un diplomate est censé ne pas pouvoir faire des
affaires avec un pays dans lequel il a été en poste pendant au moins trois
ans à partir de son départ du Quai. Or, certaines de ces reconversions
interviennent juste après la fin de carrière – moins d’un an pour Georges
Serre, par exemple. On peut dès lors s’interroger sur le timing: à partir de
quand un diplomate commence-t-il à préparer sa reconversion et à se
constituer une clientèle?
Un ministre équato-guinéen assure avoir été «approché» par un ancien
ambassadeur de France à Malabo, en Guinée équatoriale, alors qu’il était
encore au Quai d’Orsay en attente d’une dernière affectation. «Il voulait
proposer au président de plaider notre cause auprès de Paris dans l’affaire
des “biens mal acquis”[8]», confie-t-il. Ce même ambassadeur, rencontré à
Paris, où il tournait en rond dans un placard, n’a pas caché ses ambitions de
vouloir «valoriser son expérience» après sa retraite diplomatique[9].
«Les ambassadeurs restent des hommes, certains sont plus diplomates
quand d’autres cultivent une relation personnelle. […] Et les entrepreneurs
qui ne connaissent pas l’Afrique sont rassurés de voir dans les cabinets de
conseil d’anciens ambassadeurs», concède, en un haussement d’épaules, un
important homme d’affaires et homme politique ivoirien[10]. «Beaucoup ne
veulent pas se mettre à la retraite!» ajoute de son côté un diplomate en poste
en Afrique. «Il y a une commission de déontologie, si elle ne trouve rien à y
redire, que peut-on faire[11]?»
La porosité entre les milieux économique et diplomatique est-elle
sociologique? Professeure d’histoire à l’Université Panthéon-Sorbonne,
Laurence Badel estime que le pantouflage résulte de plusieurs facteurs,
parmi lesquels des origines sociales similaires, la fréquentation des mêmes
lieux de formation, des mêmes cercles de sociabilité, mais aussi «par la
porosité particulière existant en France entre la sphère publique et la sphère
privée». Elle ajoute que le quotidien des diplomates est fait d’échanges avec
les cadres (directeurs financiers, directeurs généraux…) de sociétés
industrielles et commerciales. Ils sont bien souvent le lien entre les
directions des grandes entreprises et la direction des affaires économiques et
financières du Quai d’Orsay[12].
Mais ce n’est pas qu’une affaire d’entre-soi. Avec l’accélération de la
globalisation – la création de l’Organisation mondiale du commerce en
1994 en est l’un des rouages –, la «diplomatie économique», c’est-à-dire «la
mise en œuvre, par une autorité publique, d’une politique à finalité
commerciale et financière destinée à assurer la prospérité économique du
pays à travers les intérêts de ses entreprises, de ses groupes
socioprofessionnels, de ses citoyens»[13], est montée en puissance pour
devenir une priorité de l’action du Quai d’Orsay, facilitant d’autant plus les
croisements entre le monde diplomatique et celui des affaires.
Depuis 2008, la création du «bureau de la mobilité» au sein du ministère
a «institutionnalisé» ce mélange des genres, désormais possible avant même
son départ de la maison. On parle de «mobilité» pour «diversifier» les
expériences, et les entreprises peuvent directement s’adresser à ce bureau
pour recruter un diplomate. Celui-ci sera mis en disponibilité (comme
Laurent Souquière) en gardant un droit de retour dans la sphère publique
pendant dix ans. Selon le Quai d’Orsay, la Commission de déontologie
veille à ce qu’il n’y ait pas de conflits d’intérêts. Pourtant (et assez
logiquement), les compétences acquises par les diplomates lors de leurs
missions – réseaux, connaissance particulière d’une région – sont mises en
avant pour inciter les entreprises à venir recruter ces agents, comme
l’expliquait en 2015 au quotidien Les Échos Jean-Baptiste de Boissière,
ambassadeur à la mobilité externe des cadres supérieurs: «Un diplomate
présente des aptitudes acquises notamment lors de ses affectations à
l’étranger où il a appris à développer des réseaux de contacts.» Pour lui, il
est le mieux à même d’«assurer la liaison avec les autorités françaises et
faciliter l’approche des dirigeants internationaux»[14]. L’objectif est sans
ambiguïté; il ne peut dès lors que faciliter les réseaux affairistes.
Le Quai d’Orsay est allé plus loin en créant, en 2013, une «direction des
entreprises et de l’économie internationale», rebaptisée en 2019 «direction
de la diplomatie économique», qui «constitue le point d’entrée au ministère
pour les entreprises». Une «diplomatie d’influence» au service des intérêts
de la France et de ses entreprises[15].
La frontière entre les deux mondes est complètement tombée. En 2015,
TV5 Monde réalisait un reportage lors de la Semaine des ambassadeurs, à
Paris. Sujet: un speed dating organisé entre des ambassadeurs de France et
des chefs d’entreprises venus prendre des conseils pour s’implanter dans un
pays. Georges Serre, alors ambassadeur de France en Côte d’Ivoire et
aujourd’hui employé chez l’armateur marseillais CMA CGM, était de la
partie. Il y a vanté la «diplomatie économique» car, expliquait-il, «c’est
notre quotidien. Un ambassadeur dans un pays comme la Côte d’Ivoire
passe entre 40 et 50  % de son temps sur le secteur économique»[16]. En
Afrique francophone, l’héritage colonial de la France est si puissant que le
pantouflage constitue aujourd’hui un réseau affairiste visible et admis – au
contraire des réseaux opaques mis en place par Foccart au lendemain des
indépendances –, y compris dans des secteurs régaliens, confiés petit à petit
à des entreprises prédatrices.
QUATRIÈME PARTIE
POLITIQUES MIGRATOIRES:
UN BUSINESS EN OR
Chapitre 10
«Nous n’aimons pas qu’on parle de nous…»

On distingue encore les lettres blanches sur le panneau bleu décati: «Si
vous désirez vous rendre à l’ambassade ou au service des visas du consulat,
merci d’emprunter la rue Mage[1].» La mention «service des visas» a été
grossièrement rayée. À Dakar, depuis 2014, les Sénégalais qui désirent faire
une demande de visa pour la France n’ont plus accès au consulat français.
Ils doivent se rendre loin de la chancellerie, dans le quartier de Ouakam, où
est installé VFS Global, le prestataire sélectionné par l’ambassade de
France pour gérer certains services comme l’accueil des demandeurs, la
réception et la gestion des dossiers, le relevé des données biométriques et le
paiement des frais de visa.
Obtenir une autorisation pour visiter ce centre n’a pas été chose aisée.
Après de multiples allers-retours par courrier électronique avec Georges
Cherian, le directeur adjoint du service communication basé à New Delhi, il
aura fallu se rendre devant les locaux de la capitale sénégalaise, discuter
avec le gardien pour obtenir le nom du responsable local, revenir plusieurs
fois sans rendez-vous, essuyer des échecs, relancer New Dehli en
expliquant que, quelle que soit l’issue des négociations, VFS Global
apparaîtrait dans ce livre avec la matière disponible: témoignages de
demandeurs, refus de l’entreprise de s’entretenir avec moi… Un rendez-
vous a finalement été fixé le 10 mai 2019.
Situé au kilomètre 8 de la route de Ouakam, VFS Global occupe depuis
2018 1  300  mètres carrés au rez-de-chaussée d’un l’immeuble flambant
neuf baptisé «Atryum», qui jouxte la base militaire française BA 160, dont
les hauts murs dressés sur plusieurs centaines de mètres empêchent de voir
les eaux bleues de l’océan Atlantique. Le promontoire au sommet duquel
trône le monument de la Renaissance africaine, œuvre décriée construite par
des Nord-Coréens, conçue par l’architecte Pierre Goudiaby Atepa et le
président Abdoulaye Wade, symbole de l’ère de ce dernier, domine le
quartier. Devant l’immeuble, dès 8  heures, une foule hétéroclite patiente
sous un soleil déjà ardent. Sur le parking surchargé et sablonneux, balayé
par de petites bourrasques, les taxis jaunes déversent leur lot de clients.
Mamadou, la cinquantaine, accompagne sa sœur Awa[I]. Il explique:
«Avant, on se rendait directement au consulat, ou on appelait un numéro de
téléphone pour prendre un rendez-vous. Désormais, tout se passe sur
internet. Or, beaucoup de familles n’ont pas internet chez elles[2]. Il y a le
cybercafé, mais encore faut-il être formé au web. Au mieux, il y a un
membre de la famille qui peut aider, sinon il faut s’adresser à des gens qui
monnayent leurs services.»
À quelques mètres de Mamadou, Jean-Pierre Sene, sombrero vissé sur la
tête, propose ces fameux services depuis six mois. Ce trentenaire fringant,
assis sur une chaise à l’ombre d’un mur, dispose d’un ordinateur portable
avec une connexion internet et d’une imprimante. «Je remplis le formulaire
en ligne et imprime tous les documents, pour 4 000 francs CFA», explique-
t-il. Discret sur ses revenus quotidiens, il considère son business comme
«florissant», bénéficiant d’un «bon taux de réussite». Comprendre: d’un
bon taux de visa accepté. Même si la constitution sans faille d’un dossier est
un atout indéniable pour obtenir son visa, la décision, in fine, ne lui
appartient pas.
De l’autre côté du parking, les mêmes services, moins personnalisés, sont
proposés pour 3  000  francs. Il faut cependant s’armer de patience: abritée
dans un conteneur reconverti en bureau ouvert aux quatre vents, une petite
équipe de trois personnes tente de réguler le flux de clients, dont de
nombreux étudiants. «Remplissage de formulaire et impression, assurance
voyage, assurance auto, réservation de billets, prise de rendez-vous», la
boutique est «multiservices».
À gauche de l’immeuble, l’entrée des demandeurs, filtrée par un garde
qui vérifie les feuilles de rendez-vous; à droite, l’entrée des employés. Le
gardien me reconnaît. «Ah! vous avez fini par avoir un rendez-vous?» me
lance-t-il tout sourire en me tendant un badge visiteur. «Monsieur Pauron?»
Je me retourne et découvre enfin mon interlocuteur: jeans, chemise blanche
et veste de costume sombre, Walid Chamakhi, directeur général de VFS
Dakar, m’invite dans son bureau, dont la porte est verrouillée par un
digicode.
«Désolé pour les tergiversations autour de notre entretien, mais chez VFS
nous n’aimons pas beaucoup qu’on parle de nous.» Est-il sénégalais? «Non
non, je suis tunisien.»
Formé dans une école de commerce située à Tunis, Walid Chamakhi,
38 ans, a lancé sa première affaire – un magasin de réparation d’ordinateurs
et de téléphones – au tout début des années 2000. Après la révolution de
2011, le climat politique incertain l’incite à vendre sa boutique et à quitter
le pays. Marié et père de deux enfants, maîtrisant trois langues (français,
arabe et anglais), il choisit de tenter sa chance à Dubaï. «Je me suis donné
quelques mois pour y arriver, quitte à revenir en Tunisie et à reprendre mon
activité en cas d’échec. Finalement, j’ai été embauché par VFS Global en
janvier 2013. Un an plus tard, en avril 2014, ils m’ont confié le Sénégal.»
Cette année-là, le centre obtient le marché français. Avec 60  000
demandes en 2019 (courts et longs séjours), il est de loin le plus juteux du
pays, et son volume n’a cessé d’augmenter: en 2016, le centre traitait ainsi
45  000 demandes pour la France, en 2017, 50  000, en 2018, 57  000…
Depuis se sont ajoutés neuf autres marchés: Chine, Afrique du Sud,
Ukraine, Norvège, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Italie et Portugal, qui
représentent quelque 50 000 dossiers supplémentaires. Le centre reçoit par
ailleurs 35 000 demandes de visas étudiants. Walid Chamakhi a également
la responsabilité des antennes VFS basées en Gambie (pour les visas
chinois) et en Guinée-Bissau (pour les visas portugais), deux petits pays
frontaliers du Sénégal. À Dakar, il emploie désormais une soixantaine de
personnes, de 12 nationalités différentes.

Salariés bien payés, et bien fliqués


Face à l’augmentation de l’activité, le patron cherche constamment de
nouvelles recrues. Afin de satisfaire ses besoins en main-d’œuvre, il assure
proposer, par rapport au marché du travail local, des salaires «très bien»
payés. «Le salaire de base d’un agent de comptoir est de 300  000 francs
CFA [450  euros, 610  dollars canadiens], auquel s’ajoutent les primes de
rendement, suivant la productivité de chacun. Cela peut doubler le salaire
mais, en moyenne, par mois et par agent, cela représente environ 120 000
francs.» Au Sénégal, le salaire minimum est de 58  000 francs par mois
depuis décembre 2019. Cependant, le salaire moyen pratiqué est plutôt deux
fois et demi supérieur[II].
Une responsable, comme Sofia, qui supervise le guichet France, gagne
600 000 francs CFA hors prime de rendement. Son salaire peut atteindre un
million en cas de bons résultats. Mais quelle est la contrepartie d’un tel
traitement? «On leur demande beaucoup. Personne ne rentre si le travail du
jour n’est pas fini. Quand il y a un problème technique, ils peuvent rester
jusqu’à 22 heures. On leur paye bien sûr des heures supplémentaires[III]…
Tout le monde le fait, parce qu’ils adorent leur job.»
Ces employés sont constamment surveillés, filmés par plus d’une
centaine de caméras, réparties dans les locaux. Les risques de corruption
des agents sont réels et VFS assure être intransigeant sur la probité de ses
recrues.

— Les salariés font-ils l’objet d’une enquête?


— Bien sûr. On fouille tous les antécédents à partir du CV qu’ils nous transmettent, et on
demande des références, ainsi qu’un extrait de casier judiciaire. Si une seule erreur apparaît sur le
CV, ils sont disqualifiés.
— Quelle est la procédure en cas de suspicion de corruption?
— On suspend, on enquête. On a un département sécurité important qui fait son investigation.
On a beaucoup de process. Si quelqu’un a une suspicion sur moi, ou mon chauffeur, une
investigation peut être lancée. Si on trouve la moindre preuve, on envoie une lettre à l’inspection
du travail et on arrête le contrat.
— Avez-vous eu des incidents?
— Au Sénégal, on en a eu deux. Les personnes ont été immédiatement identifiées et écartées.
Dans d’autres pays, c’est tous les jours. Des agents de sécurité qui laissent passer sans rendez-
vous; des agents consulaires en contact avec les agents prestataires pour faciliter un dépôt… Ce
sont des histoires qu’on entend.
— C’est aussi strict en Guinée-Bissau et en Gambie?
— Je m’y rends constamment, mais c’est plus compliqué. Les locaux sont gérés par un sous-
traitant, avec nos procédures et nos certifications, mais ils tirent les coûts vers le bas, ce qui peut
engendrer de mauvais recrutements, des procédures bâclées…
— Les VIP ne tentent-elles pas d’obtenir des facilités?
— Les personnalités ont souvent un contact direct à l’ambassade, cela ne nous regarde pas. Ici,
en tout cas, il n’y a pas de passe-droit.

Ce propos est presque démenti par un coup de téléphone impromptu: la


chancellerie sud-africaine l’appelle sur son téléphone portable pour
connaître l’avancée du dossier d’un VIP sénégalais. Manifestement, ce
dernier a dû se plier au parcours VFS Global. Le patron tunisien demande à
sa responsable Afrique du Sud, Amélie, de gérer le problème rapidement.
«Oki doki?», il raccroche.

Avec la privatisation, une inflation de 30 %


Sur le papier, l’équité existe. Mais elle peut souffrir quelques exceptions,
surtout si le «client» met la main à la poche. C’est tout le business model de
VFS – et de ses concurrents: traiter équitablement tous les demandeurs au
tarif de base, 13  500 francs (prépayés lors de la prise de rendez-vous), et
proposer ensuite toute une série d’options payantes pour vous faciliter la
vie. S’ajoute le prix du visa, fixé par l’Union européenne pour l’espace
Schengen, qui s’élevait à 60 euros au moment de l’enquête avant de passer
à 80 euros en février 2020 (tous les calculs suivants ont été faits sur la base
de 60 euros).
Jusqu’à fin 2016, il existait deux types de rendez-vous: prémium et
classique. Walid Chamakhi explique:

Les dates proposées étaient à peu près les mêmes. Mais le consulat a réduit ses capacités, et on a
eu un écart de quinze jours entre la date proposée en prémium et en normal. Les gens se sentaient
obligés d’aller vers l’offre prémium pour obtenir une date plus rapidement. Or, contractuellement,
tout le monde doit être traité de la même manière à la prise de rendez-vous. Maintenant, le
demandeur choisit une fois sur place, s’il veut la salle normale ou la salle prémium. Il ne doit pas
être incité avant. Nous faisons du business, mais nous avons une éthique.

Une éthique ajustable en fonction du contrat. Pour être informé par SMS de
l’avancée de son dossier, il faut compter 650  francs (environ 1  euro)
supplémentaires. L’envoi du passeport par courrier varie de 10 000 à 40 000
francs (entre 15 et 60  euros), selon la destination. Pour les plus fortunés,
l’offre «VIP» est facturée 13  200 francs. Au total, prix du visa inclus, un
Sénégalais doit débourser au minimum 80  euros, et 164  euros s’il prend
toutes les options. Une somme non remboursée si le visa est refusé. Depuis
la privatisation du service, il y a eu une inflation de plus de 30 % pour le
service de base. D’après les chiffres fournis par VFS Sénégal, 35  % des
demandeurs choisissent l’option prémium, 15 à 18  % se tournent vers le
service postal et la quasi-totalité paient l’option SMS.
Et comme le temps c’est de l’argent, VFS Global a mis en place le même
process dans tous ses centres. Le demandeur est ainsi censé passer le moins
de temps possible dans les locaux et VFS Global peut traiter un maximum
de dossiers par jour. Au guichet France, en période creuse, le temps
d’attente est d’environ douze minutes. En période d’affluence, de juin à
septembre, quand se mêlent étudiants et vacanciers, il est plutôt de
quarante-cinq minutes.
Le parcours est millimétré. «Le temps de service est environ de huit
minutes au comptoir, trois minutes et demie pour la billetterie, et deux
minutes à la caisse. Pour la Norvège[IV], dont la demande est très lourde et
nécessite beaucoup plus de vérifications, le temps d’attente est de trente à
trente-cinq minutes», explique le patron tunisien. Une petite pièce en retrait
de la salle d’attente m’intrigue: un jeune homme, assis sur un tabouret,
s’adresse à un écran. «Si des consulats souhaitent s’entretenir avec un
demandeur, on peut le faire par visio», explique-t-il.
Awa, la sœur de Mamadou, a peu ou prou respecté la même procédure
que les 60  000 demandeurs annuels du guichet France. Après s’être
enregistrée sur le site internet France-Visas (mis en place en 2018), Awa a
été redirigée vers celui de VFS Global, où lui a été rapidement proposé un
rendez-vous une semaine plus tard. Des clients assurent cependant avoir dû
attendre jusqu’à trois mois. Le nombre de places disponibles, de 150 à 300
par jour, dépend du consulat, qui attribue des slots (créneaux) à VFS
Global.
Le jour J, Awa est arrivée munie d’une fiche indiquant la date et l’heure,
ainsi que de son dossier complet, comprenant notamment son passeport, des
relevés bancaires prouvant qu’elle dispose des ressources nécessaires pour
la durée de son séjour, ses billets aller et retour. Après avoir passé un
premier contrôle, une hôtesse a scanné sa fiche et lui a remis un ticket
numéroté. Direction la salle d’attente et ses rangées de bancs métalliques
bleus. «Ticket RRA248, comptoir no  11»: une voix automatisée l’appelle.
Au guichet, un agent vérifie le dossier et enregistre également ses
informations biométriques: il prend une photo, scanne son iris et ses
empreintes digitales. Puis elle s’acquitte de ses frais de visa à la caisse.
Un peu à l’écart, à l’abri des regards, le salon prémium. Sur l’un des
murs, un poster des Alpes aux cimes enneigées invite au voyage. Dans une
ambiance feutrée, les clients patientent assis confortablement dans de gros
fauteuils. Fontaines à eau, machines à café et distributeurs de boissons
fraîches sont à leur disposition. Et «le ratio entre le nombre de dossiers et le
nombre d’agents est inférieur», ajoute Chamakhi. Les étapes et la procédure
restent néanmoins les mêmes.
La Commission européenne a fixé à quinze jours le délai maximum pour
donner une réponse au demandeur[3]. Selon Chamakhi, au Sénégal, la
réponse intervient généralement «entre vingt-quatre heures et une semaine».

— Et vous avez probablement un suivi statistique du nombre d’acceptations et de refus des visas?
— Nous, bon… (Il hésite.) Ça ne nous regarde pas. Sur les refus et les acceptations, c’est une
question qu’il faut poser au consulat.
— Quand il y a un désaccord sur une décision, le recours passe par vous?
— Non, pas par nous, il passe par le consulat, via un document physique ou par mail. Le
consulat est le seul décisionnaire final.

Lorsque le passeport est disponible, le demandeur est informé de la décision


du consulat et invité à venir retirer son document. Un guichet extérieur est
destiné à cette dernière étape. Il existe sept motifs de refus: l’explication est
assez vague («l’objet et les conditions du séjour envisagé n’ont pas été
justifiés», par exemple) et suscite souvent l’incompréhension du
demandeur.
Si le patron de la filiale dakaroise reste discret sur ses résultats
financiers, le guichet France pourrait, selon les chiffres disponibles et des
calculs approximatifs, représenter au moins la moitié du chiffre d’affaires
annuel, soit autour de deux millions d’euros.
 
[I] Les prénoms ont été changés.
[II] Un patron sénégalais m’indique appliquer dans ses usines un salaire minimum de 110 000 FCFA
par mois.
[III] Le Sénégal applique la semaine de 40 heures.
[IV] Deux demandeurs en moyenne par semaine.
Chapitre 11
Privatisation, politique migratoire et
corruption

Depuis une dizaine d’années, la France privatise à tour de bras ses services
de visas. Une stratégie considérée comme «essentielle pour faire face au
doublement de la demande de visas [dans le monde] depuis 2010», selon la
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire
de l’Assemblée nationale[1]. Elle rappelle, en 2019: «Au total, plus de 140
centres externalisés dans une cinquantaine d’États collectent 93  % des
demandes de visa présentées à la France.»
Le recours à des entreprises privées pour traiter les demandes de visa a
été facilité en coulisse par un ancien diplomate. Dès qu’il prend sa retraite,
en 2013, Michel Dejaegher crée sa société, MD Visa Consulting. Au menu
de ses compétences: externalisation en matière de visas, recueil des données
biométriques, réglementation en matière de visas, interface entre
prestataires de service et administrations en matière de visa, assistance aux
entreprises en matière de visas[2]… Bref, tout ce qui touche à la politique
des visas et à son externalisation.
On peut dire qu’il connaît le sujet: la majeure partie de sa carrière a été
effectuée dans les consulats (dont dépend le service visa), jusqu’à devenir
consul général à Abidjan, de 2002 à 2006, et à Alger, de 2010 à 2013. Il est
également passé par la sous-direction des visas au ministère de
l’Immigration. À ce poste, il a piloté pour la France les négociations
Schengen afin de rendre légalement possible la privatisation des demandes
de visa.
Confronté à une baisse de budget et à une demande croissante lorsqu’il
était consul à Abidjan, Dejaegher avait été l’un des premiers consuls
français à faire appel à un prestataire. En l’occurrence, AfricaTel. Déjà
présente à Dakar, la société proposait de gérer les rendez-vous par
téléphone. «On a mis au point un logiciel très sécurisé, afin d’éviter tout
trafic de rendez-vous», confie-t-il[3]. Le coût de la communication surtaxée
était supporté par le demandeur. L’opérateur reversait un pourcentage à
AfricaTel. Mais les délais restaient trop longs.

Lorsque je suis devenu sous-directeur des visas, j’ai remarqué que ce problème [d’augmentation
des demandes et de pression sur les budgets] concernait tous les pays. Arrivait en plus la question
de la biométrie. Cela aurait nécessité d’accueillir physiquement chaque demandeur pour relever les
informations. La Grande-Bretagne externalisait déjà, nous le faisions partiellement, mais aucune
règle n’encadrait cette pratique. Nous avons donc introduit la biométrie et l’externalisation dans
les «instructions consulaires communes» des États Schengen, et négocié une modification du Code
des visas au niveau européen, en 2009, pour une application en 2010[4].

La même année, Michel Dejaegher est nommé consul général en Algérie.


Que fait-il en arrivant? Il privatise ce service régalien, en confiant la gestion
des demandes de visa au français TLS Contact. Puis vient l’âge de la
retraite: à 65  ans, le consul crée sa boîte. «Quand je suis passé devant la
commission de déontologie [de la fonction publique], on m’a demandé de
ne travailler ni avec l’Algérie ni avec TLS Contact pendant trois ans, ce que
j’ai respecté à la lettre», promet-il la main sur le cœur. En revanche, rien ne
l’empêche de travailler pour d’autres clients: il est aujourd’hui l’un des
consultants de VFS Global, leader mondial du secteur. Pour eux, il participe
aux négociations avec le gouvernement français, intervient en cas de
problème au grand siège de la sous-direction des visas, «France-Visas», à
Nantes. Son domicile – siège de sa société – n’est qu’à quelques minutes à
pied. Dejaegher est un lobbyiste qui a accès au cœur de l’État.
Le mouvement est lancé et Michel Dejaegher ne va pas chômer. En 2015
s’ouvre l’appel d’offres pour le consulat d’Abidjan. À la manœuvre pour
VFS: notre ancien consul de Côte d’Ivoire. Le groupe indien remporte le
marché et démarre ses activités en mars 2016[5]. «Les affaires marchent
plutôt bien», sourit le retraité. En 2018, VFS Global remporte le marché du
centre d’Alger, au détriment de TLS qui conserve les centres d’Annaba et
d’Oran. Y a-t-il des gouvernements parmi ses clients? «Pas le
gouvernement français», assure-t-il.
Aujourd’hui, cette privatisation est largement défendue par tout le corps
diplomatique au nom de l’efficacité. À l’entendre, ce serait pour le bien des
demandeurs. L’ambassadeur Marc Vizy (actuellement en poste au Bénin) la
justifiait ainsi:

Dans beaucoup de pays, les conditions d’accueil étaient médiocres, avec des locaux exigus et un
manque de personnel. Au Togo, nous expérimentons l’externalisation dans des sociétés privées, ce
qui permet de multiplier par cinq le personnel qui traite les demandes. La décision finale incombe
toujours au consulat. Depuis que nous avons externalisé, nous avons donné 10 % de visas en plus
au mois de juin, premier mois de la mise en service. La France fait des efforts, si ce dispositif
s’étend dans d’autres pays, on sera beaucoup mieux vus sur ce point[6].

Marc Vizy est ambassadeur de France au Togo depuis 2017 quand il tient
ces propos lors d’un débat organisé le 29  août 2019, à l’occasion de la
conférence annuelle des ambassadeurs (28-31  août 2019). À ses côtés,
Jules-Armand Aniambossou, ambassadeur en Ouganda, et Stéphanie
Rivoal, la prédécesseure d’Aniambossou avant d’être nommée en avril
2019 secrétaire générale du Sommet Afrique-France (qui s’est tenu le
8 octobre 2021). La chancellerie de Lomé est l’une des dernières en Afrique
à avoir eu recours à un prestataire pour le traitement administratif des
demandes de visa.
Avec cette politique, les représentations françaises à l’étranger se sont
surtout affranchies des demandeurs mécontents et des queues interminables
devant leurs bâtiments. «Il ne faut pas se mentir, ça permet de faire le
ménage devant l’ambassade», confie un diplomate sous couvert
d’anonymat[7]. Un autre rappelle que «nous ne pouvions plus assurer la
sécurité dans un contexte de menaces d’attentat. Il y avait par ailleurs tout
un trafic qui s’était mis en place, auquel participaient certaines forces de
l’ordre[8]». Cela permet aussi aux agents consulaires de se concentrer
uniquement sur l’étude des dossiers. Une mission particulièrement sensible
en Afrique, l’une des régions les plus concernées par ce qui a été
communément appelé la «crise migratoire de 2015», incitant Paris à
resserrer la vis. La France aurait également renforcé son dispositif en
Afrique pour lutter contre la fraude documentaire qui serait un sport
continental[9].
En raison du nombre de demandeurs annuels, l’Afrique est
particulièrement touchée par la privatisation des services consulaires. En
2018, sur les 4 millions de demandes de visa «court séjour» pour la France
(les plus demandés), 1,5 million provenaient du continent africain. Depuis
quelques années, les principaux «marchés» de la France en Afrique ont été
privatisés, dont l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Côte d’Ivoire, le Sénégal,
le Gabon et l’Afrique du Sud. En 2019 ont suivi le Togo, le Bénin, le Mali,
le Burkina Faso et la Guinée, portant à 25 le nombre de pays africains
concernés[I]. Trois groupes se partagent ce lucratif marché: l’indien VFS
Global, les Français TLS Contact et Capago International.
Les gains attendus de cette «externalisation» (terme utilisé par le Quai)
se comptent surtout en nombre d’emplois non créés malgré la hausse de la
demande. La Commission des finances de l’Assemblée nationale s’en
félicite[10]:

L’externalisation de la collecte a donc permis d’absorber [la] hausse en améliorant la qualité de


l’accueil du public sans création d’emplois supplémentaires dans les services consulaires. […]
Pour un plafond des emplois des services des visas de 845 [équivalents temps plein], en 2020, hors
vacations, les prestataires de services extérieurs emploient plus de 2 000 agents dans leurs centres,
rémunérés entièrement par leurs employeurs sur les recettes liées à la perception des frais de
service, limités à 30 euros par le code communautaire des visas.

L’opération est d’autant plus rentable dans les pays pauvres qui disposent
d’une main-d’œuvre abondante et bon marché.
Est-ce à dire que l’État n’a plus les moyens financiers d’assumer cette
mission régalienne? Pas vraiment. L’activité visa, la seule de l’«action
extérieure de l’État» à générer des revenus, a toujours été économiquement
rentable, comme le confirmait déjà la Cour des comptes dans son évaluation
de 2017: «Les recettes tirées par l’État de cette activité, au titre des droits de
chancellerie, se sont élevées à près de 187 millions d’euros en 2015, alors
que les dépenses correspondantes se sont montées à 140,6  millions
d’euros[11].» Le bénéfice était donc de l’ordre de 25 %. Largement de quoi
rémunérer les prestataires sur ses fonds, comme a choisi de le faire le
Royaume-Uni, évitant ainsi un surcoût à la charge du demandeur.
Et ces revenus ne cessent de croître. En 2018, selon le Sénat, «les
recettes tirées de l’activité visas se sont élevées à 217,7 millions d’euros, en
hausse de 3,5 % par rapport à 2016 (210,4 millions d’euros). Pour 2019, les
prévisions sont de 222,1  millions d’euros[12]». En l’absence de
communication par zone géographique, difficile de connaître la part
africaine. Mais à 60  euros le visa (prix fixé à l’époque par l’Union
européenne pour la zone Schengen), on peut estimer ce chiffre à 90 millions
d’euros pour 2018, soit près de 41 % des recettes totales. Une ressource non
négligeable pour le ministère des Affaires étrangères.
Dans une question à l’attention du ministère, en octobre 2018, un député
du Nord, Ugo Bernalicis (La France insoumise), s’étonnait du choix de
l’externalisation au regard de ces chiffres: «L’instruction des demandes de
visa est une activité “rentable” pour l’administration, avec un bénéfice net
qui peut être évalué à environ 20  euros par visa demandé, ou un quart du
total du produit. En résumé, la collecte et le traitement des dossiers
permettent à l’État et à des opérateurs privés de réaliser des bénéfices
substantiels[13].»
Ce coût supporté par les demandeurs (le prix du visa auquel s’ajoutent
les frais du prestataire, soit 100 euros minimum au total depuis que le prix
du visa Schengen est passé à 80  euros) n’est pas remboursé en cas de
dossier recalé. Et le député de s’interroger: «La lucrativité prime-t-elle sur
le sérieux et la qualité de service rendu?»

Une politique migratoire durcie


Si l’État s’y retrouve dans ses comptes, les plaintes devant le nombre de
refus sont récurrentes. Selon la Commission des finances, «les 4,3 millions
de demandes fin 2018, en hausse de 7 % en une année, ont donné lieu à près
de 720 000 décisions de refus, en hausse d’un tiers en une année, pour un
taux de refus dépassant désormais 15  % contre moins de 10  % avant
2015[14]». Beaucoup se sentent démunis face à des sociétés privées qui
reportent la responsabilité d’un rejet sur le consulat, à qui appartient
toujours la décision finale et dont les motifs de refus restent flous.
Depuis plus d’une décennie, et encore plus depuis 2015 et la «crise
migratoire», obtenir un visa quand on est africain est devenu un véritable
parcours du combattant. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: en Afrique, en
2018, une demande sur trois de visa court séjour a été rejetée en moyenne.
À titre de comparaison, moins de 6 % des 816 000 visas sollicités en Chine
ont été refusés[15]. Par ignorance ou par manque de temps et de moyens,
rares sont les demandeurs qui osent se tourner vers la Commission de
recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France, ou le
tribunal administratif, le deuxième niveau de recours, organismes tous deux
basés à Nantes[16]. «On ne peut pas accuser l’administration française de
mal informer les demandeurs: beaucoup ne lisent pas les documents»,
rétorque sans ambages Michel Dejaegher[17], alors que 27  % des
analphabètes de la planète vivent en Afrique subsaharienne (un fléau qui
touche 39 % des jeunes d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale[18]).
En juillet 2018, un échange houleux a lieu au Sénat entre le sénateur
Pierre-Yves Collombat et le secrétaire d’État auprès du ministère des
Affaires étrangères, Jean-Baptiste Lemoyne[19]. Le premier demande au
second des explications sur le refus d’une demande de visa à une femme
vivant au Maroc, avec son fils, français par son père, ce qui, dit le sénateur,
entrave la possibilité de cette femme de rejoindre le père de son enfant. Un
autre sénateur, Loïc Hervé, intervient: «Cela arrive souvent!»
Pointés du doigt, les sociétés prestataires «impossibles à joindre», «les
effets pervers de la tendance à déléguer l’instruction des visas français,
prérogative par essence régalienne, à des entreprises privées trop souvent
dépourvues des qualités en principe requises», ainsi que le consulat de
Casablanca, qui ne donne aucune explication. Ou plutôt des explications
farfelues, comme le fait que cet enfant de deux ans n’a pas exprimé
«clairement» son souhait de venir en France avec sa mère. Mais au moins,
le sénateur a eu une explication en appelant le consul à Casablanca, une
gageure pour un demandeur.
Le secrétaire d’État a tôt fait de rappeler, d’une part, qu’il ne connaît pas
cette situation particulière, mais surtout, il assure:

[Il] n’existe pas de délégation de la prérogative régalienne à des opérateurs privés. Certes, des
prestataires extérieurs sont chargés de prendre des rendez-vous et de collecter un certain nombre
de pièces pour instruire les demandes. Mais ce sont bien des agents du Quai d’Orsay qui se
concentrent sur le travail aboutissant, au final, à dire oui ou non à une demande de visa, en
fonction de nos règles législatives et réglementaires. Encore une fois, seul un agent de l’État peut
statuer sur un tel dossier.

Artistes, entrepreneurs, intellectuels, hommes politiques, toutes les


catégories sociales, même privilégiées, sont touchées. Le nombre de refus
est tel qu’il a motivé M’jid El Guerrab, l’ancien député de la
9e  circonscription des Français de l’étranger (Maghreb et Afrique de
l’Ouest), et Sira Sylla, ancienne députée de Seine-Maritime et spécialiste
des sujets touchant les diasporas africaines, à lancer une mission
d’information parlementaire sur le sujet.
Le député explique: «Soixante-dix pour cent des plaintes que je reçois
depuis que je suis élu concernent un problème de visa. Beaucoup de nos
concitoyens vivant au Maghreb et en Afrique de l’Ouest ont la double
nationalité, et éprouvent des difficultés pour obtenir un visa à un membre de
leur famille[20].» Cette mission a abouti à un rapport, présenté en janvier
2021 devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée
nationale[21].
Sur la privatisation, Sira Sylla s’est dite étonnée: «J’étais sceptique au
départ. Confier une mission qui relève du régalien à des acteurs privés, cela
me posait problème. Mais j’ai été agréablement surprise. On ne voit plus,
comme avant, ces longues files d’attente devant les consulats, les gens sont
mieux accueillis, mieux respectés[22].»
La France applique-t-elle des quotas pour l’Afrique? «Je n’ai pas trouvé
trace de quotas, de consignes particulières concernant la délivrance de visas
en Afrique, affirme Sira Sylla. Cela se fait peut-être de manière orale.»
Codirigée par deux ministères, celui des Affaires étrangères et celui de la
Défense, la sous-direction des visas serait d’après les deux députés
aujourd’hui principalement pilotée par le second.
En comparaison avec d’autres consulats français dans le monde, «le
poids des visas est très fort» en Afrique de l’Ouest, a constaté le sociologue
Marc Loriol. «Les services sont sous pression et vivent des injonctions
contradictoires. D’une part, les responsables demandent à leurs agents
d’accorder une attention particulière aux demandes; d’autre part, ils sont
invités à contrôler plus fortement les dossiers pour limiter le risque de
migration. Ils ont l’impression de devoir faire un travail de policier[23].»
En conséquence, beaucoup de demandeurs se tournent vers d’autres pays
de l’espace Schengen, réputés plus accueillants, et depuis lesquels ils
pourront circuler librement pour rejoindre la France. Dieudonné (le prénom
a été changé), un Sénégalais de 25 ans, est de ceux-là. Il vivotait de petits
services proposés aux touristes européens sur les plages de la station
balnéaire de Cap Skirring, en Casamance, dans le sud du pays. Il a
économisé pour rejoindre de la famille en France. Sur le bateau qui fait la
liaison entre Ziguinchor et Dakar, il témoigne: «J’ai tenté plusieurs fois le
visa pour la France, sans succès. Finalement, je me suis rabattu sur l’Italie.
J’ai fini par l’obtenir sans trop de difficultés. Je compte travailler dans les
champs italiens, et rejoindre de la famille en France. Aujourd’hui
commence une nouvelle vie!»
Autre profil, même stratégie. Un intellectuel ouest-africain régulièrement
invité en Europe pour des conférences explique «ne plus recourir au guichet
France. Le plus souvent, c’est l’Allemagne, où j’interviens souvent, et
j’essaie de coupler ces événements avec mes rendez-vous français».
Pourtant, l’Allemagne a aussi resserré ses contrôles: 20  % des demandes
africaines déposées pour un visa long séjour sont rejetés, contre 10 % des
demandes asiatiques, selon une enquête de la Deutsche Welle, la radio
publique allemande[24].

Une corruption endémique


Nantes, 27 janvier 2020. Il bruine, le temps idéal pour s’enfermer dans la
salle de lecture du Centre des archives diplomatiques. Il règne une
ambiance studieuse de bibliothèque universitaire. Un agent approche:
«Alors comme ça vous travaillez sur l’ambassade de France à Brazzaville?
C’est drôle, figurez-vous que j’y étais en poste en 2005. J’étais au consulat,
au service des visas. Moi qui adore pêcher, j’ai passé de super moments là-
bas. Mais bon… dommage que ça se soit mal terminé…» En effet,
comment passe-t-on d’un consulat à l’étranger aux archives nantaises? «Il y
a eu un scandale de corruption dans le service des visas. Le consul de
l’époque se sucrait sur les demandes… Mais il a été protégé et moi j’ai pris
pour lui. J’attends mon jugement.»
Un cas isolé? Pas vraiment. La recherche d’économies, la volonté de
supprimer les queues devant les chancelleries et la zone tampon que
constitue désormais les prestataires en cas de réclamation ne sont pas les
seules motivations qui ont poussé la France à privatiser la gestion des
dossiers de visa. Un mal gangrène depuis longtemps les consulats: la
corruption. Un rapport d’information sur les services de visa, remis au
Sénat en juin 2007, alertait déjà sur ce phénomène. Dans ce document
d’une centaine de pages, le sénateur de l’Union pour un mouvement
populaire Adrien Gouteyron relevait de nombreux dysfonctionnements –
«délais d’attente, corruption d’agents» – et recommandait notamment
l’«externalisation des tâches annexes des services des visas»[25]. Le
sénateur rapportait que «pas un consulat visité n’a été épargné par des cas
de corruption d’agents, en relation avec la demande de visas». Nicolas
Normand, ancien ambassadeur, abonde en ce sens: «Quand je suis arrivé au
Mali [en 2002], j’ai été effaré par la corruption endémique dans le service
des visas[26].»
«Les moyens d’action sont multiples, expliquait Adrien Gouteyron:
accès au système informatique, non vérification volontaire de faux
documents, vol de vignettes visas (Pointe-Noire).» Mais, précisait-il, «les
agents exigeant de l’argent en échange de leur action ne sont pas tous
nécessairement en mesure d’avoir un impact sur la décision». Il poursuivait:
«La question de la corruption, qui encore une fois ne concerne que des cas
individuels, ne doit plus être un tabou au Quai d’Orsay. Ceci signifie
notamment que les agents concernés doivent être systématiquement
renvoyés, ce qui est le cas, du moins pour les recrutés locaux, mais aussi
poursuivis pénalement, par le dépôt d’une plainte au procureur de la
République.»
L’ancien sénateur a-t-il été entendu? Les auteurs d’irrégularités ont-ils
été traités plus sévèrement? Arrêtons-nous sur l’affaire qui s’est déroulée en
Centrafrique en 2016. Charles Malinas, l’ambassadeur alors en poste, et
Romain Vuillaume, son premier conseiller, tous deux soupçonnés
d’irrégularités dans la délivrance de près de 800  visas alors que le pays
sombrait dans la guerre civile, ont fait l’objet d’une procédure disciplinaire.
Une inspection a été dépêchée dans la capitale centrafricaine du 28 octobre
au 1er novembre 2016. Elle avait constaté des «dysfonctionnements graves
au sein du poste de Bangui», ainsi que la «délivrance de visas en situation
de conflit d’intérêts»[27].
Fin 2017, Malinas est finalement mis à la retraite d’office après avoir
brièvement occupé le poste d’ambassadeur à Prague. Une décision
confirmée à l’automne 2019 par le Conseil d’État. De son côté, à son retour
de Bangui fin 2016, Romain Vuillaume est nommé porte-parole adjoint du
service Afrique à Paris. Et en octobre 2018, la décision tombe: il est
suspendu six mois. Mais dans les faits, il ne le sera jamais. À peu près au
même moment, il rejoint le comité d’organisation du Sommet Afrique-
France en tant que numéro deux. Il fait néanmoins appel, mais le Conseil
d’État confirme la décision en octobre 2019 et lui refuse l’indemnité de
5 000 euros qu’il demande[28].
Les pressions exercées sur les agents des services de visa par leur
hiérarchie ne sont pas rares, bien au contraire. Elles sont parfois
comptabilisées par les postes eux-mêmes, mais pas toujours. Adrien
Gouteyron relevait cependant: «À Abidjan, on a dénombré en 2006
56  interventions parlementaires, 7  interventions du ministère des Affaires
étrangères», auxquelles s’ajoutaient «12  interventions d’associations,
d’ONG, du médiateur de la République, des administrations françaises».
Les consulats sont aussi l’objet de pressions locales. «Celles-ci tournent de
plus en plus au harcèlement: 2  000 interventions par an à Yaoundé, au
Cameroun, contre 1 000 à Ouagadougou, au Burkina Faso. Le seul moyen
d’en réduire le nombre est de ne pas y céder», concluait le sénateur français.
«Il faut être très attentif en Afrique, affirme Michel Dejaegher. Nous
sommes extrêmement sollicités. Il faut éviter de se mettre dans des
situations compromettantes…»
Valérie Jacq-Duclos, ex-responsable syndicale au ministère des Affaires
étrangères (CGT-MAE), affirme avoir régulièrement reçu des plaintes
d’agents des services visa. «Les consuls et les ambassadeurs interviennent
lourdement pour faire passer certains dossiers recalés.» Par peur d’être
sanctionnés, «beaucoup finissent par céder, car ils savent que l’ambassadeur
a droit de vie ou de mort sur leur carrière. Et c’est bien sûr pire pour les
agents de droit local», conclut-elle[29].

Pas assez de contrôles


Le recours à des prestataires privés a-t-il mis un terme à la corruption?
Ainsi que l’a affirmé Walid Chamakhi, le patron de VFS Global à Dakar,
les salariés font l’objet d’une enquête fouillée, ils sont surveillés pendant
leur travail et toutes les suspicions sont prises au sérieux. Le cahier des
charges signé par les prestataires est clair:

L’intermédiaire agréé sélectionne ses employés sur des critères de compétence et de probité
(nécessité d’un casier judiciaire vierge) et les propose à l’habilitation de l’autorité consulaire. […]
Cette habilitation individuelle des personnels est susceptible d’être retirée à tout moment par
l’autorité consulaire. [L’intermédiaire] forme de manière adéquate son personnel, s’engage à
imposer au personnel recruté le respect du secret des données personnelles manipulées, y compris
dans l’hypothèse d’une rupture soit du contrat de travail de l’employé avec l’intermédiaire agréé
ou le prestataire local, soit du présent agrément, ainsi qu’à l’échéance de ces contrats.
[L’intermédiaire] prend toutes les mesures appropriées en matière de lutte contre la corruption[30].

Mais alors que les consulats ont un droit de veto sur les recrutements et sont
censés les contrôler, l’évaluation de la Cour des comptes publiée en 2017
est moins catégorique:

Les dispositions prises pour prévenir ces différents risques ne sont, en général, pas assez
surveillées par les consulats. Tel est le cas en particulier du contrôle par les centres externalisés du
curriculum vitae et du casier judiciaire des agents locaux, au moment de leur recrutement. Leur
embauche doit être validée par le consulat: dans la pratique, cette validation est le plus souvent
formelle, les consulats ne procédant pas aux vérifications complémentaires. En outre, les consulats
ne consultent que rarement les bandes de vidéosurveillance [des sous-traitants] pourtant à leur
disposition[31].

Une affaire a d’ailleurs secoué le bureau d’Alger, géré par TLS Contact.
Selon le journal algérien TSA, qui a dévoilé l’affaire en 2017, des employés
de TLS Contact ont été accusés «d’avoir alimenté un réseau qui proposait
aux demandeurs de visa d’avancer la date de leur rendez-vous moyennant
une rétribution financière». Toujours selon TSA, «l’ambassade de France à
Alger soupçonnait l’existence d’un important réseau de corruption[32]». Le
contrat avec TLS a finalement été rompu en janvier 2018, et c’est son
concurrent VFS Global qui a remporté le marché.
L’ambassade de France est une porte d’entrée vers l’espoir d’une vie
meilleure. Les demandeurs ont pour beaucoup d’entre eux des liens
familiaux avec la France. Les demandes de visa constituent une part
importante de la relation entre la chancellerie (le consulat, en l’occurrence)
et les Africains. La qualité du fonctionnement des services, des rapports
humains, des réponses apportées en cas de refus, est nécessaire. En
supprimant ce lien direct entre le consulat et le demandeur, la France a pris
ses distances avec les demandeurs qui ne sont de fait plus les bienvenus.
Confrontés à la corruption des agents, aux refus non motivés et à
l’augmentation de près de 50  % de leurs frais, les demandeurs se sentent
méprisés. Derrière la «crise migratoire» s’est solidement installée une
politique africaine des visas qui ne dit pas son nom. Encouragés par l’État
français, quelques personnages astucieux ont su en tirer des profits
colossaux.
 
[I]  En plus des pays cités: Angola, Botswana, Cap vert (long séjour), Gambie, Lesotho, Liberia,
Madagascar, Nigeria, Namibie (long séjour), Rwanda, Sao Tomé-et-Principe, Sierra Leone, Zambie
(long séjour), selon le site France-Visas.
Chapitre 12
Fuites à tous les étages

Dans le monde, une demande de visa sur deux traitée par des entreprises
privées l’est par VFS Global, qui dispose de 3  425 centres et de 11  000
employés répartis dans 146  pays[1]. Soixante-deux gouvernements ont
recours à ses services. Le groupe, pionnier et leader de ce secteur, était à
l’origine une filiale du voyagiste suisse Kuoni, avant de fusionner avec
cette entité en 2018. Il pèserait aujourd’hui quelque 2,5 milliards de dollars
– un chiffre démenti par VFS[2]. Pour la France, en Afrique, il gère 9 pays
sur 25 concernés par la privatisation[I].
La société est dirigée par son fondateur, Zubin Karkaria, un Indien de
53 ans. Parsi originaire de Dadar, quartier huppé de Mumbai, Karkaria est
un homme d’affaires discret. Les interviews et les articles le concernant
sont rares. Tout juste accepte-t-il de parler de ses affaires au magazine
Forbes, en décembre 2018, à l’occasion de la fusion avec Kuoni. Presque
simultanément, l’un des principaux journaux indiens, The Times of India,
consacre un portrait à celui qui vient de prendre la tête «d’une firme à
500 millions de dollars[3]».
Storytelling habituel: il y narre comment il a gagné ses premières roupies
dans son quartier en servant durant des cérémonies religieuses. Après des
études à l’université catholique italienne Don Bosco, il entre chez le
voyagiste suisse, alors leader mondial du tourisme haut de gamme. Il prend
vite les rênes de l’agence de Mumbai, et c’est au contact des ambassades et
des consulats que lui vient l’idée qui va le rendre riche.
Afin de faire face aux pics saisonniers de demandes de visa, qui
ralentissent le business de Kuoni, il propose au consulat américain de
Mumbai de prendre en charge la partie administrative des dossiers. Après
de longs mois de négociation, il finit par arracher un accord en 2001. Il met
alors en place une procédure millimétrée et prouve qu’il peut gérer les
foules et alléger les agents consulaires des tâches fastidieuses, afin que
ceux-ci se concentrent sur la décision finale. Visa Facilitation Services est
né.
Le succès est fulgurant. En Afrique, VFS Global s’implante en 2005 à
Johannesburg, en Afrique du Sud. Suit Abuja, au Nigeria, en 2007.
Quatorze ans après la création de la start-up, les activités historiques de
Kuoni sont vendues pour se concentrer sur les voyages de luxe et d’affaires,
ainsi que sur les visas. En 2016, le chiffre d’affaires de VFS atteint
348 millions de francs suisses (334 millions d’euros, 472 millions de dollars
canadiens). L’année suivante, le fonds d’investissement suédois EQT entre
au capital de Kuoni, restructure le groupe, et revend le reste des activités
liées au voyage: avec une marge de 15 %, VFS Global est de loin l’activité
la plus rentable. 2018: le nom Kuoni disparaît. 2019: le chiffre d’affaires a
plus que doublé en trois ans, avec 750  millions de francs suisses[4]. En
moins de deux décennies, la start-up a fini par avaler la multinationale qui
l’avait mise au monde.
Durant cette période, le siège a souvent changé de lieu: Mumbai,
Singapour, Zurich – siège de Kuoni –, avant Dubaï, une ville placée «au
centre pour servir le monde», confie Zakaria au Times of India. Mais
comme le rappelle le chercheur Sébastien Boussois dans l’hebdomadaire
Marianne, le petit émirat est surtout connu pour le blanchiment d’argent
sale, son culte du secret et une fiscalité attrayante à travers ses zones
franches[5]. Depuis plusieurs années, les Émirats arabes unis font d’ailleurs
des allers-retours sur la liste noire européenne des paradis fiscaux[6].
Où va l’argent des demandeurs de visas? Le 17  août 2019, le journal
anglais The Independant[7] révèle l’existence de filiales VFS domiciliées
aux îles Caïmans, à Jersey et au Luxembourg, places fortes de la finance
offshore, ainsi que de flux financiers conséquents vers ces sociétés. Le
contrat anglais a été passé avec VF Worldwilde Holdings, une société
enregistrée à l’île Maurice, autre destination connue pour sa fiscalité
attractive.
Plusieurs fois contacté, VFS Global n’a jamais souhaité s’exprimer sur
ces révélations précises ni sur ses revenus exacts:

Depuis sa création, VFS Global est la propriété exclusive de Kuoni Travel Holding Ltd, dont le
siège social est situé à Zurich, en Suisse, et une société du portefeuille d’EQT, une société de
capital-investissement de premier plan, dont le siège est à Stockholm, en Suède. Kuoni Travel
Holding Ltd a fusionné ses activités avec VFS Global Investments Ltd en juin 2018 et est basé en
Suisse. La fondation suisse Kuoni and Hugentobler, fondée en 1957, a une participation dans VFS
Global. VFS Global est la marque utilisée à l’échelle mondiale[8].

C’est, mot pour mot, le même le communiqué que celui rédigé à l’attention
de The Independant. Mais qui ne répond pas à cette question: pourquoi tant
d’autres entités apparaissent dans les paradis fiscaux? Pas de quoi
embarrasser la France! Le 2 décembre 2016, à Mumbai, Zubin Karkaria est
décoré de l’ordre national du Mérite par l’ambassadeur Alexandre Ziegler,
au nom du président français, François Hollande[9].

Jacques Berrebi, «plus belge la vie[10]»


«J’ai vu avec les responsables de la société, et l’essentiel des questions
auxquelles vous souhaitez avoir des réponses sont (sic) des éléments
confidentiels, parce que la nature des clients fait que [la société] est tenue à
une stricte confidentialité sur les noms, les volumes… On ne peut donc pas
donner suite[11].»
Teleperformance, le géant mondial des centres d’appel avec
5,365  milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019, est propriétaire de
TLS Contact, l’autre leader du marché des visas avec 1  727 salariés dans
44  pays (chiffres 2018). La société a également refusé de répondre à mes
questions. Ni le siège exact de TLS, ni les volumes traités, ni le chiffre
d’affaires, et encore moins les bénéfices ne sont apparemment
communicables.
Néanmoins, le chiffre d’affaires se trouve parfois disponible dans les
«documents de référence» du groupe, quand il n’est pas consolidé avec
celui d’autres filiales. Racheté en 2010 à 50 %, avant de devenir, en 2013,
une filiale à 100  % de Teleperformance, TLS a vu ses résultats bondir
prodigieusement en quelques années, passant de 4 millions d’euros en 2008,
avant son rachat, à 150 millions d’euros en 2018. Sur le continent africain,
TLS gère aujourd’hui cinq pays pour la France, auxquels s’ajoutent deux
centres en Algérie[II]. Cette start-up a débuté ses opérations en Chine au
début des années 2000, avec l’entregent et le flair de l’homme d’affaires
féru de nouvelles technologies Christian Marchandise. L’épopée, qui
démarre avec deux consulats français, est racontée avec force détails par le
journaliste Franck Renaud dans son livre Les diplomates[12].
La firme reste muette quant à la domiciliation fiscale de TLS, mais une
entité apparaît cependant au Luxembourg sous le nom de TLS Group S.A.
Selon le document de référence 2018 de Teleperformance, la société
luxembourgeoise lui appartient à 100  %. Domiciliée à Luxembourg, cette
filiale n’est pas un centre de traitement, comme un simple coup de fil a
permis de le vérifier. Elle contrôle au moins une filiale homonyme basée à
Bruxelles et une autre, TLS Contact Limited, à Londres. Une autre entité,
TLS Group S.A., créée le 6 juillet 2010, apparaît au Panama[13].
L’exil fiscal est un sport couramment pratiqué par ces prestataires
sélectionnés par une France de fait complice. Ce n’est même plus tabou
chez les dirigeants eux-mêmes. Jacques Berrebi, l’un des fondateurs de
Teleperformance, a été l’un des pionniers de la délocalisation. Ce français
né en Tunisie en 1942 coule aujourd’hui des jours tranquilles en Belgique.
Il était encore à la tête du groupe lors de l’acquisition de 50 % de TLS en
2010. Il est même devenu, juste avant le rachat par Teleperformance, l’un
des actionnaires de TLS à travers l’une de ses sociétés luxembourgeoises,
Luxembourg Contact Centers Sarl, codirigée avec un certain Laurent
Copitet, nous apprend Franck Renaud. Sur son profil LinkedIn, Laurent
Copitet indique avoir été conseiller en gestion de fortune au sein de la
banque française Société générale, de 2008 à 2012.
En 2012, Jacques Berrebi se retire des affaires et «vend la quasi-totalité
de sa participation» dans Teleperformance[14], soit juste avant l’acquisition
totale de TLS. Combien a touché Berrebi dans cette opération? Mystère. Ce
multimillionnaire décomplexé, qui assume sans sourciller avoir fait des
affaires avec l’ancien dictateur tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, s’est
confié à la journaliste Pascale Pascariello, dans un entretien radiophonique
savoureux[15]. Il raconte être venu en Belgique «pour des problèmes
fiscaux»; vouloir une Europe fédérale avec «une politique fiscale de
raison»; avoir des doutes sur la notion de richesse: «Est-ce qu’on est riche à
2  millions? à 10  millions? Je n’en sais rien… Est-ce qu’on est riche à
50  millions? Je n’en sais rien!»; et ne pas souhaiter «qu’on [le] spolie,
qu’on [le] vole».
Une situation qui ne froisse toujours pas la France, qui traite sans
vergogne avec ces entrepreneurs peu scrupuleux. L’exilé belge a d’ailleurs
été fait chevalier de la Légion d’honneur par le président Jacques Chirac, le
12 juillet 1996[16].
Teleperformance ne brille ni par ses pratiques fiscales ni par sa politique
sociale. Une ancienne salariée de TLS Algérie, de 2012 à 2013, année de sa
démission, décrit un travail à la chaîne, mal payé, réalisé dans une ambiance
délétère:

J’étais payée 25 000 dinars par mois [environ 180 euros, 240 dollars canadiens], pour huit heures
de travail par jour, avec une heure de pause déjeuner. Je traitais dans les 40 dossiers le matin, une
vingtaine l’après-midi jusqu’à 16 heures, puis je passais à la saisie des informations sur un logiciel
connecté au consulat français… Là, je devais faire environ 50 dossiers avant la fin de ma journée.
La direction n’était pas correcte avec les employés, elle nous promettait des primes que nous
n’avons jamais eues. Le traitement humain n’était vraiment pas top[17].

Des pratiques qui rappellent celles appliquées depuis longtemps par


Teleperformance dans ses centres d’appel, décriées dès 2003 dans le
documentaire Attention danger travail[18]. Elles ont été soulevées dans une
mise en demeure publiée le 18  juillet 2019[19] par l’ONG Sherpa et le
syndicat UNI Global Union, qui dénoncent «des risques d’atteintes graves
aux droits des travailleurs dans [les] filiales en Colombie, au Mexique ou
aux Philippines», précisant que le groupe «traite également des demandes
de visas pour la France dans des pays comme l’Égypte, le Gabon ou
l’Ouzbékistan». Le syndicat UNI Global Union a publié un rapport dans
lequel il fait état «de menaces aux droits fondamentaux des salariés de
Teleperformance en Colombie, y compris de possibles atteintes à la liberté
syndicale et des tests de grossesse imposés aux travailleuses». La France et
ses consulats ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas: elle sous-traite en
connaissance de cause une activité régalienne à des entreprises dont les
pratiques fiscales et sociales sont plus que douteuses.

Protection des données: tout est sous contrôle


À la fuite des capitaux s’ajoute aujourd’hui le risque lié à la fuite des
données personnelles. Ces sociétés collectent des informations extrêmement
sensibles: empreintes digitales, comptes bancaires, numéros de téléphone,
documents d’identité, images de vidéosurveillance, critères de
reconnaissance faciale. En 2010, afin de garder théoriquement le contrôle
de ces données, l’État français a déployé chez ses prestataires un logiciel,
BioNET.
Les gouvernements et administrations publiques doivent faire face à un
double défi: faciliter la circulation des voyageurs et lutter efficacement
contre l’immigration clandestine, la cybercriminalité… ou le terrorisme.
Les solutions de gestion d’identité sécurisée, proposées par la branche
«Solutions d’identité biométriques» d’IN Groupe (ex-Thales Identity &
Biometrics), sont supposées pouvoir répondre à cette double problématique.
Côté gouvernement, on rassure: «Le ministère de l’Intérieur conserve la
charge d’acquisition du matériel. L’État est ainsi propriétaire de l’intégralité
de la chaîne BioNET (des terminaux jusqu’au système central), cela sans
aucun stockage intermédiaire ou accès aux données par les prestataires[20].»
La maintenance est à la charge des sous-traitants, mais les interventions
sur le logiciel sont effectuées par l’Imprimerie nationale. Dejaegher, notre
consultant pour VFS Global précise: «En cas de panne du matériel,
l’appareil est renvoyé en France où il est réparé. Le prestataire n’a aucun
accès[21].»
Pourtant, le déploiement de BioNET ne promet pas un contrôle serré et
systématique des sociétés prestataires où transite chaque jour un volume
considérable de données. À titre d’exemple, VFS Global assure avoir déjà
traité 223 millions de demandes et recueilli plus de 100 millions de captures
biométriques depuis 2007[22]. Cette manne intéresse beaucoup de monde, à
commencer par des États peu scrupuleux en matière de protection des
données personnelles, et dont certains contrôlent déjà partiellement les
centres installés sur leur territoire. C’est le cas de la Chine, de la Russie et
de l’Arabie saoudite, où les filiales de VFS ou de TLS sont associées à des
sociétés contrôlées par des ressortissants locaux proches des pouvoirs en
place.
Le ministère des Affaires étrangères a-t-il pris les mesures nécessaires de
contrôle et de protection de ces données? Apparemment pas. Dans son
rapport de 2017, la Cour des comptes estime que la maîtrise partielle des
prestataires par des actionnaires locaux «doit conduire les consulats à
effectuer des contrôles portant sur la destruction systématique des données
personnelles et biométriques enregistrées et des dossiers des demandeurs.
Ce contrôle exige du temps et une expertise technologique dont peu de
consulats disposent[23]».
À Dakar, le directeur du centre local de VFS, Walid Chamakhi, met en
avant la «rigueur» appliquée au traitement des données personnelles,
insistant sur les normes européennes et le règlement général sur la
protection des données. Le stockage serait «sécurisé» et les données
inscrites sur les portails diplomatiques comme France-Visas ne seraient pas
collectées, contrairement à celles relatives au dépôt des dossiers. Les
données biométriques ne feraient que «transiter» par les serveurs de VFS
avant d’être transférées aux serveurs français. Les vidéos de surveillance,
comme les données, seraient effacées dans un délai de trente à quarante-
cinq jours. Enfin, les éléments liés au passeport seraient également effacés
«au bout de trente jours». Le dirigeant ne fait pas mystère de l’intérêt
suscité par cette quantité considérable d’information: «J’ai moi-même été
approché par des compagnies aériennes.» Ces dernières souhaitaient mettre
en place un système de détection des visas falsifiés. «Mais on ne peut pas
faire ça», assure-t-il.
Le siège de la firme indienne est tout aussi catégorique que son dirigeant
local: «VFS Global ne conserve aucune donnée plus longtemps que
nécessaire au transfert des datas à notre client final [les consulats]», assure-
t-on à Mumbai[24]. TLS Contact, comme pour le reste de cette enquête, n’a
pas répondu à mes questions sur ce point.
Si selon le cahier des charges «l’intermédiaire agréé prend toutes les
mesures de sécurité techniques et organisationnelles requises pour protéger
les données à caractère personnel contre les risques de destruction
accidentelle ou illicite, la perte accidentelle, l’altération, la diffusion ou
l’accès non autorisé, ainsi que contre toute autre forme de traitement illicite
de données à caractère personnel[25]», il y a pourtant des raisons de mettre
en doute les promesses affichées.
Dans un rapport de janvier 2019, l’Office national d’audit de Malte
rappelait les conclusions d’une enquête effectuée par la Commission
européenne à son consulat d’Alger et au centre de son prestataire, VFS
Global. Les experts européens, intervenus en septembre 2016, expliquaient
que «certaines pratiques adoptées par VFS, notamment en matière de
protection des données, ont été jugées non conformes aux exigences
légales[26]». Voilà qui est peu rassurant.
En 2015, une erreur technique a rendu disponibles des données sur l’un
des sites de VFS Global (lors de la demande d’un visa pour l’Italie, depuis
l’Angleterre). Jusqu’à ce que la firme résolve le problème, «les utilisateurs
pouvaient voir les informations personnelles des autres candidats, y compris
leur date de naissance, les détails du passeport et les adresses, s’ils entraient
par erreur le numéro d’identification d’une autre personne lors de la
connexion au système», décrivait The Guardian[27].
Selon le ministère de l’Intérieur français, «les services des visas [des
consulats] doivent effectuer au minimum deux fois par an des visites de
contrôle poussées afin de dresser un procès-verbal de conformité[28]». Sur
ce point encore, la Cour des comptes relevait des manquements dès 2017:
«Ces contrôles ne sont pas systématiquement menés […] et le procès-verbal
correspondant n’est en réalité jamais rédigé[29].» «C’est qu’on manque de
postes et de compétences dans les consulats pour réaliser ce travail»,
confirme un ancien diplomate. «À part les dossiers papier, qui passent sous
les yeux des agents prestataires qui pourraient potentiellement mémoriser
des informations, le reste, les données biométriques en particulier, [est]
immédiatement transmis au ministère français de l’Intérieur, qui le stocke»,
martèle Michel Dejaegher[30].
Comme le rappelle l’ingénieur Stéphane Bortzmeyer, si on peut
facilement contrôler la destruction d’un registre papier occupant
physiquement plusieurs mètres cubes, la facilité avec laquelle on stocke et
on duplique des volumes considérables de données numériques rend le
contrôle de leur suppression, et par conséquent de leurs utilisations
potentielles, tout à fait aléatoire, quand bien même on aurait la volonté et
les compétences pour le faire[31].

Et les sous-traitants des sous-traitants?


Si le contrôle des prestataires semble hasardeux, celui de leurs sous-traitants
l’est encore davantage. Transporteurs qui acheminent dossiers et visas,
sociétés de gardiennage, de nettoyage, de maintenance informatique,
plateformes de paiement… ceux-ci sont nombreux.
À titre d’exemple, à Dakar, les demandeurs s’acquittent de leurs frais à
travers l’un des partenaires proposés par VFS: Orange Money, Visa, ou
PosteCash. Selon Walid Chamakhi, 90 % des demandeurs utilisent Orange
Money, 9 % environ utilisent Visa. Et il précise: «Nous, on ne travaille pas
directement avec Orange Money. Notre partenaire est un agrégateur de
moyens de paiements.» Pour ce seul paiement de 22 euros, un demandeur
expose ses coordonnées à trois sociétés: VFS, l’agrégateur de moyens de
paiement, et les autres prestataires, Orange, Visa ou PosteCash selon le
choix. Certes, ce n’est pas différent d’un site de commerce en ligne, mais la
finalité n’est pas la même.
Pour l’informatique, VFS recourt à la filiale indienne de la société
américaine DXC Technologies, une branche du géant Hewlett-Packard. Ce
sont eux qui ont été sollicités en mai 2019 par VFS Dakar, lors d’un bug
informatique sur la délivrance de rendez-vous[32]. VFS assure contrôler tous
ses prestataires «une fois par an». Mais peut-on les croire? Et que signifie
«contrôler»? Interrogé à ce sujet, le ministère des Affaires étrangères reste
muet.
Autres raisons d’être sceptique, les politiques de confidentialité
disponibles sur les sites internet de ces sociétés, qui varient selon les pays et
les destinations. Du côté de VFS, sur les plateformes pour la France, il est
indiqué que «les données biométriques ne sont pas enregistrées […] mais
transférées immédiatement sur les serveurs des autorités consulaires
françaises». En revanche, sur le site de VFS au Congo-Kinshasa, pour une
demande de visa chinois, «les renseignements personnels […] peuvent être
collectés pour une utilisation ultérieure».
Chez TLS, toujours silencieux, on ne cache pas «collecter vos données à
caractère personnel pour [notre] propre compte en vue de l’exécution de
services particuliers (sans lien avec les services susdits), pour les besoins de
[notre] activité». Et ces données pourraient être partagées avec des «tiers»
«en cas de fusion, vente, restructuration, acquisition, co-entreprise, cession,
transfert ou autre acte de cession de tout ou partie de notre activité, de nos
actifs ou de notre capital».
Aussi, sachez-le: «Lorsque vous faites une demande de visa ou tout autre
service associé, vos données à caractère personnel seront envoyées à notre
client, c’est-à-dire la mission diplomatique étrangère représentant le pays
que concerne votre demande et agissant en qualité de responsable du
traitement. Cette mission diplomatique peut partager vos données à
caractère personnel avec un organisme public, une autorité de contrôle ou
les forces de l’ordre applicables, en vue de la prévention d’actes criminels
ou terroristes[33].»
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a été
sollicitée par l’État français dès l’expérimentation du relevé des données
biométriques par les prestataires, en 2009. Dans sa délibération no 2009-494
du 17 septembre 2009, elle est d’abord inquiète:

L’intervention d’un prestataire extérieur dans le processus de collecte des données comporte un
risque de compromission de l’intégrité du processus de délivrance des visas, et notamment du
niveau de fiabilité et de sécurité de ce processus, ainsi que des garanties entourant la protection des
données personnelles relatives aux demandeurs de visa. […]
Les garanties d’ordre contractuel risquent d’être insuffisantes s’agissant de prestataires
étrangers relevant de la souveraineté de leur État d’implantation, alors même que l’introduction
d’identifiants biométriques a précisément pour but de renforcer le niveau de sécurité du processus
de délivrance des visas.

Ainsi la CNIL exprimait «de sérieuses réserves sur la possibilité de recourir


à des prestataires extérieurs pour collecter les identifiants des demandeurs
de visa[34]».
Mais en 2012, dans une nouvelle délibération, la Commission semble
plutôt satisfaite. Après avoir visité deux des trois consulats concernés par
l’expérimentation (Istanbul et Londres, l’autre étant Alger) et contrôlé «les
modalités de fonctionnement de l’application BioNET, fournie par
l’administration française aux prestataires agréés aux fins de collecte des
identifiants biométriques des demandeurs de visa», elle assure que «la
grande majorité des mesures prévues de sécurisation (physique, logique et
organisationnel) de cette modalité de collecte des données biométriques ont
effectivement été mises en œuvre par les postes consulaires et les ministères
compétents dans le cadre de l’expérimentation»[35].
Un satisfecit modéré néanmoins, puisque la CNIL considère que les
risques d’utilisation des données collectées «par les autorités locales restent
en tout point d’actualité». Elle conseille notamment de cadenasser les
stations d’accueil du logiciel BioNET, la désactivation et le blocage des
ports USB «afin d’empêcher l’insertion de tout support». Elle conseille
enfin de réserver l’externalisation de la collecte des données biométriques
«aux postes consulaires dont la situation le justifie, au regard notamment du
nombre de demandes de visa instruites». Aujourd’hui, l’externalisation a
pourtant été généralisée.
En conclusion, elle promet des contrôles réguliers. Interrogée à ce sujet,
Émilie Seruga-Cau, chef du service des affaires régaliennes et des
collectivités territoriales, botte en touche: «La CNIL contrôle à la hauteur
de ses moyens… Les sociétés sont astreintes à déclarer tout problème de
protection des données[36].»
Elle s’en remet aussi au correspondant à la protection des données
personnelles (CPDP dans le jargon). Ce poste a été rendu obligatoire pour
les entités publiques par le règlement no 2016/679 de l’Union européenne,
dit «règlement général sur la protection des données». Mais ce n’est que le
27 janvier 2019 que Catherine Gai, ingénieure auparavant à la maîtrise de
l’information de la direction générale de l’armement, a été nommée à la
centrale.

Demain, tous tracés


En l’absence de réponses satisfaisantes, tant du côté des prestataires que du
gouvernement, pas d’autres choix que de croire sur parole les services de
communication. Mais peut-être faut-il voir plus loin et s’interroger sur
l’intérêt qu’aurait le stockage de toutes ces données au-delà d’une veille
commerciale. Comme toujours, ces sociétés ont un coup d’avance sur leurs
clients et anticipent leurs besoins futurs. Lisons de nouveau Zubin Karkaria,
le patron de VFS Global: «Sauf indication contraire d’un gouvernement
client, nous traitons les données, telles que la biométrie, dans les vingt-
quatre heures suivant leur réception, et veillons à ce que les coordonnées de
base ne soient pas conservées pendant plus de trente jours à compter de la
soumission. Nous ne copions ni ne conservons aucune des données que
nous recevons; elles sont éliminées en toute sécurité, après traitement,
conformément à nos règles internes ou celles spécifiées par notre client[37].»
Il apparaît clairement que les règles actuellement en vigueur pourront
évoluer en fonction des «règles internes» et de celles des «clients». En
Afrique du Sud, VFS a déjà développé des technologies spécifiques pour
aider le gouvernement à tracer les migrants des pays voisins: «Nous avons
soutenu le gouvernement sur un certain nombre de programmes
d’enregistrement des migrants (tels que les programmes de permis spécial
du Zimbabwe et de permis spécial du Lesotho). [Nous] continuerons
d’étendre cette expérience à des projets similaires à l’avenir.» Et le patron
de poursuivre, toujours policé: «Alors que de plus en plus de
gouvernements dans le monde utilisent la technologie pour gérer en toute
sécurité les informations d’identification des citoyens, nous nous engageons
à améliorer l’expérience client pour les services gouvernementaux et à être
un intégrateur de premier plan entre les deux dans cet écosystème
émergent.» À l’heure des débats sur le contrôle des migrations, ces paroles
sonnent comme une promesse funeste.
Tracer les émigrés africains afin de les expulser plus facilement est déjà
un objectif à peine voilé de l’Union européenne et de la France. Le «fonds
fiduciaire d’urgence de l’Union européenne en faveur de la stabilité et de la
lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du
phénomène des personnes déplacées en Afrique (sic)» «consacre plusieurs
milliards d’euros pour résoudre et “gérer” la migration vers l’Europe depuis
les pays africains», alertait l’ONG Privacy International en novembre
2020[38]. Au Sénégal et en Côte d’Ivoire, des programmes de plusieurs
dizaines de millions d’euros ont été mis en place pour la création d’un
fichier national d’identité biométrique. Parmi les sous-traitants, Civipol, un
opérateur du ministère de l’Intérieur français. Mises à disposition des pays
européens, ces données permettront d’identifier les émigrés qui entrent en
situation irrégulière, ou, pourquoi pas, dont le visa arrive à échéance. Les
anciennes puissances coloniales gardent ainsi un contrôle absolu sur les
Africains qui désirent passer leurs frontières. À travers leurs services
diplomatiques, elles perpétuent l’organisation mise en place dans les
capitales de leurs empires, en contrôlant les déplacements des «indigènes»
afin de les contenir en «périphérie», loin des Européens et de leurs biens.
 
[I] Côte d’Ivoire, Sénégal, Algérie, Angola, Cap vert, Gambie, Liberia, Nigeria, Rwanda, d’après le
site France-Visas.
[II]  Maroc, Tunisie, Gabon, Madagascar, Sao Tomé-et-Principe (via son centre gabonais), Algérie
(Annaba et Oran), d’après France-Visas.
Conclusion

Emmanuel Macron l’avait annoncé, il l’a fait: dans la foulée de la réforme


de l’École nationale d’administration (ENA), d’où sont issus de nombreux
diplomates, rebaptisée l’Institut national du service public, le corps
diplomatique a été officiellement dissout le 17 avril 2022. Désormais, tous
les diplomates français seront rassemblés sous le même statut que tous les
hauts fonctionnaires, celui d’administrateurs de l’État. Une décision qui a
suscité de nombreuses critiques au sein du Quai d’Orsay.
L’une des explications avancées pour justifier cette réforme est la volonté
de diversifier les profils des diplomates, qui pourront venir d’autres corps
de l’État, mais aussi de la société civile et du secteur privé – ce qui, dans les
faits, était déjà possible sur nomination. Le Quai d’Orsay a souvent été
décrit comme une institution qui a tendance à cultiver l’entre-soi, un lieu
ravi par l’aristocratie et la grande bourgeoisie. En 2018, une courte étude
menée par l’étudiant-chercheur Tim Laurence[1] dressait ce portrait type
d’un diplomate: «Un homme prénommé Philippe, né en 1961, à Paris ou
dans les Hauts-de-Seine, et étant passé par Sciences Po Paris ou l’ENA.»
Cette réforme peut-elle améliorer la diplomatie française en Afrique et
«décoloniser» son administration? S’ouvrir à cette diversité – notamment
issue d’Afrique – serait un premier pas pour réformer son rapport au
continent. Mais pour l’ancien ambassadeur Nicolas Normand, ce ne sera
pas suffisant: «Les diplomates français n’ont pas suffisamment pris en
compte la sensibilité des anciennes colonies sur la question du respect de la
souveraineté, créant un malaise grandissant au Mali, au Niger ainsi qu’au
Burkina.» Selon lui, la France «doit se montrer plus à l’écoute des
populations et des dirigeants et apprendre la discrétion, voire l’invisibilité,
pour sortir de sa position de bouc émissaire»[2].
La fouille par les douanes à l’aéroport de Roissy, le 25 février 2022, de
Sylvie Baïpo-Temon, ministre des Affaires étrangères de la République
centrafricaine, en dépit de son immunité diplomatique et dans un contexte
de fortes tensions entre Paris et Bangui, ne va pas tout à fait dans ce sens.
Ni les interventions ostentatoires et maladroites sur les réseaux sociaux de
l’ambassadeur de France pour la diplomatie publique en Afrique, Sylvain
Itté[3].
L’arrogance de la diplomatie française est une critique courante,
notamment de la part des autres corps diplomatiques étrangers. «Dans les
anciennes colonies, les Français se comportent toujours comme s’ils avaient
une meilleure connaissance du terrain que vous», rapporte un ancien
diplomate occidental passé par l’Afrique centrale à une chercheuse qui a
souhaité garder l’anonymat. «Ils convoquent toujours l’histoire coloniale,
ce qui serait, à les écouter, un gage pour mieux comprendre la culture et la
politique africaines. C’est assez agaçant.» Cette chercheuse ajoute: «La
plupart des diplomates européens ayant côtoyé des diplomates français
dénoncent cette arrogance.»
La morgue dont est accusée la diplomatie française a été une constante
durant cette enquête: avec ses employés locaux, dans la conception
sécuritaire de ses chancelleries, dans son rapport au secteur économique, à
la presse, jusqu’à la vision d’une ambassade de l’Hexagone, qui se doit de
refléter la primauté de la culture française. Mes rapports avec l’institution et
ses fonctionnaires ont, à quelques exceptions près, souffert les mêmes
difficultés: suffisance et absence de remise en cause, fatuité d’être dans une
position privilégiée lors des grands événements de l’histoire et d’avoir un
accès direct aux services secrets, «excellence» jamais démentie de la
formation et du corps qui en est issu, orgueil et préjugés… Je me rappelle
souvent les mots du directeur Afrique du Quai d’Orsay, Rémi Maréchaux,
en 2018, alors que j’enquétais sur l’arrivée des Russes en Centrafrique et les
difficultés de la diplomatie française dans ce pays: «Si vous connaissiez
l’Afrique, vous ne seriez pas étonné. Il ne faut pas faire d’un épiphénomène
une généralité.» Dans la conception de certains de ces diplomates raffinés,
le grand continent n’est pas encore tout à fait civilisé, et si la règle du jeu
est assez lâche, il ne s’agit pas de s’en offusquer, mais de s’en accommoder.
La diplomatie française est-elle en mesure de penser contre elle-même?
Au même titre que les anciens colonisés, les diplomates français souffrent
du conditionnement colonial de l’esprit ou, comme l’expose l’écrivain
kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o, de «la normalisation de l’anormalité: quand ce
qui est anormal devient la norme[4]». Le corps diplomatique entretient un
rapport inaccoutumé avec les autorités de pays africains pourtant
souverains, ce qu’il assume et considère comme «normal» au regard de
l’histoire «partagée» de la France avec ses anciennes colonies – ce partage
n’ayant pourtant pas exactement été équitable. Une histoire dont la période
de conquête par les armes et dans le sang est soigneusement mise sous le
tapis pour ne retenir que l’«imaginaire» exotique des cartes postales
coloniales.
La familiarité entre élites françaises et africaines et l’ingérence de la
France dans les affaires intérieures maintiennent un lien de dépendance et
confisquent au peuple son droit à l’autodétermination. Jean-Marc Simon ne
dit pas autre chose quand il assure vouloir «éclairer» les Africains sur la
manière dont certaines décisions qui ont influé sur leur destin ont été prises.
Il se positionne ainsi comme l’acteur principal de cette histoire et le seul
détenteur de la vérité.
Les manifestations populaires contre la politique française en Afrique, la
montée en puissance d’activistes panafricanistes extrêmement virulents
envers l’État français (Kemi Séba, Nathalie Yamb…) illustrent le rejet de
l’ancien monde par une partie des Africains. L’accusation de la junte
malienne contre l’ancien ambassadeur de France au Mali, Joël Meyer, selon
laquelle il aurait fomenté un coup d’État, n’a été étayée d’aucune preuve.
Mais elle a été admise par une frange des Maliens, l’histoire ayant montré
le rôle souvent déterminant des diplomates français dans le destin des
peuples d’Afrique.
Notes et références

Introduction
[1]  Josiane Kouagheu, «Au Cameroun anglophone où la guerre civile fait rage, “cette CAN nous
trouve en deuil”», Le Monde, 12  janvier 2022; Jean-Bruno Tagne, «Au Cameroun, le calvaire
carcéral des opposants à Biya», Afrique XXI, 11 juillet 2022.
[2]  Jacques Chevallier. «L’héritage politique de la colonisation», dans Marie-Claude Smouts (dir.),
La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po, coll. «Références», 2007, p. 364.
[3]  «Sahel: Macron s’indigne des discours anti-français et annonce l’envoi de 220  soldats
supplémentaires», Paris Match, 14 janvier 2020.
[4]  Rémi Carayol et Michael Pauron, «En catimini la France prend ses distances avec la
Centrafrique», Mediapart, 4 juin 2021.

Chapitre 1
[1] Dominique Pin, «Quand Alassane Ouattara était chez moi», Libération, 5 janvier 2011.
[2] Julia Ficatier, «Côte d’Ivoire», La Croix, 24 septembre 2002.
[3] Francis Kpatindé, «Le coup d’État de Noël à Abidjan: le film des événements», Jeune Afrique,
22 décembre 2009.
[4] «Côte d’Ivoire: vers un gouvernement de réconciliation», Le Monde, 24 janvier 2003.
[5] Jérôme Pin, 69 jours ou Le temps des assassins, s. n., 2020, 57 minutes, 2020.
[6] Thomas Hofnung, «Jean-Marc Simon, l’ambassadeur décomplexé», Le Monde, 24 juin 2016.
[7] Jean-Christophe Notin, Le crocodile et le scorpion. La France et la Côte d’Ivoire (1999-2013),
Monaco, Le Rocher, coll. «Lignes de feu», 2013, p. 201.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Christophe Boisbouvier, «France-Afrique: les habits neufs de la DGSE», Jeune Afrique, 16 juin
2017.
[11] Notin, Le crocodile et le scorpion, op. cit., p. 240.
[12] «Côte d’Ivoire: Simon l’apologiste», Billets d’Afrique, no 201, avril 2011.
[13]  Raphaël Granvaud et David Mauger, Un pompier pyromane. L’influence française en Côte
d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara, Marseille, Agone, coll. «Dossiers noirs», 2018.
[14] Jean-Marc Simon, Secrets d’Afrique. Le témoignage d’un ambassadeur, Paris, Le Cherche Midi,
coll. «Documents», 2016.
[15] Hofnung, «Jean-Marc Simon, l’ambassadeur décomplexé», loc. cit.
[16] Nathalie Schuck et Frédéric Gerschel, Ça reste entre nous, hein? Deux ans de confidences de
Nicolas Sarkozy, Paris, Flammarion, coll. «Document», 2014, p. 39.
[17]  «Les lobbyistes s’activent autour d’Alassane Ouattara», La Lettre du continent, no  765,
22 novembre 2017.
[18] Fanny Pigeaud, «Côte d’Ivoire: pourquoi Ouattara a été le relais efficace des intérêts français»,
Mediapart, 9 juin 2017.
[19] Hofnung, «Jean-Marc Simon, l’ambassadeur décomplexé», loc. cit.
[20] Entretien avec Franck Herman Ekra, 12 mars 2020.
[21] Cyril Bensimon, «Alassane Ouattara, candidat à un troisième mandat en Côte d’Ivoire: “Je me
présente contre ma volonté, ce n’est pas un plaisir”», Le Monde, 24 octobre 2020.
[22]  Michael Pauron, «L’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire accusé de violences sexistes et
sexuelles», Mediapart, 19 septembre 2020.
[23] Entretien avec Nicolas Normand, 25 mars 2019.
[24] Philippe Bernard, «Au Sénégal, le président Wade a obtenu le départ de l’ambassadeur Rufin»,
Le Monde, 11 juin 2010.
[25] Entretien anonyme, avril 2019.
[26] Thomas Borrel et al. (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique,
Paris, Seuil, coll. «Documents», 2021.
[27] Simon, Secrets d’Afrique, op. cit.
[28] Jacques Chevallier, «L’héritage politique de la colonisation», dans Marie-Claude Smouts (dir.),
La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po, coll. «Références», 2007, p. 360-377.

Chapitre 2
[1]  David Baché, «L’ambassadeur de France avait-il un plan pour renverser le gouvernement
malien?», RFI, 25 février 2022.
[2] Entretien avec Christian Rouyer, 8 juin 2020.
[3] Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, Notre guerre secrète au Mali. Les nouvelles menaces contre
la France, Paris, Fayard, coll. «Documents», 2013.
[4] Laurent Bigot, intervention lors d’une conférence sur le Sahel, Paris, Institut français des relations
internationales, 22 juin 2012.
[5] Nicolas Beau, Papa Hollande au Mali. Chronique d’un désastre annoncé, Paris, Balland, 2013.
[6] Entretien avec une source diplomatique anonyme, juin 2021.
[7] Rémi Carayol, «Sahel, les militaires évincent le Quai d’Orsay», Le Monde diplomatique, juillet
2019.
[8] Ladislas Poniatowski et Bernard Cazeau, Projet de loi de finances pour 2018: Action extérieure
de l’État: Action de la France en Europe et dans le monde, Assemblée nationale française,
23 novembre 2017.
[9] Carayol, «Sahel, les militaires évincent le Quai d’Orsay», loc. cit.
[10]  «Mali: Amadou Haya Sanogo, président un jour, président toujours?», Jeune Afrique, 7  mai
2012.
[11] Les sources sur cette affaire ont requis un strict anonymat.
[12] Entretien avec un ancien diplomate américain, mars 2021.
[13]  Lire notamment Antoine Glaser et Thomas Hofnung, Nos chers espions en Afrique, Paris,
Fayard, coll. «Documents», 2018.
[14]  Pierre Cochez et Olivier Tallès, «Omar El Béchir, trente ans de règne sanglant», La Croix,
11 avril 2019.
[15] Glaser et Hofnung, Nos chers espions en Afrique, op. cit., p. 132.
[16]  Mathieu Olivier, «Entre surveillance des opposants et des terroristes, le juteux marché de
l’espionnage en Afrique», Jeune Afrique, 19 juillet 2021.
[17] Glaser et Hofnung, Nos chers espions en Afrique, op. cit., p. 132.
[18] Entretien avec un architecte anonyme, 2019.
[19] Pascal Airault, «Le Quai, nid d’espions», L’Opinion, 27 avril 2016.
[20] Entretien avec un retraité de la DGSE, mars 2020.
[21] Ibid.
[22] Sur Sankara, voir le webdocumentaire Qui a fait tuer Sankara? Des pistes d’enquête, RFI, six
épisodes, 2017; sur le génocide des Tutsis au Rwanda, voir «Génocide rwandais: l’embarrassante
note de la DGSE», L’Express, 6 février 2019.
[23] Thomas Borrel et al. (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique,
Paris, Seuil, coll. «Documents», 2021.
[24] Olivier Blamangin et Thomas Borrel, «La Françafrique prend la vague libérale», dans Borrel et
al. (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir, op. cit.

Chapitre 3
[1]  Michael Pauron, «En Centrafrique, le pari risqué des mercenaires russes», Mediapart,
10 décembre 2021.
[2] Michael Pauron, «Centrafrique: Moscou en embuscade», Jeune Afrique, 26 août 2018.
[3]  Tristan Coloma, «La stratégie économico-sécuritaire russe au Mozambique», note de l’Institut
français des relations internationales, mai 2020.
[4] Florence Morice et Charlotte Cosset, «En Centrafrique, des victimes des exactions russes brisent
la loi du silence», RFI, 3 mai 2021.
[5] Rapport final du Groupe d’experts sur la République centrafricaine reconduit dans son mandat
par la résolution 2536 (2020) du Conseil de sécurité (S/2021/569), Conseil de sécurité de
l’Organisation des Nations Unies, 25 juin 2021.
[6] Entretien avec un ancien ambassadeur en République centrafricaine, juin 2021.
[7] Clarissa Ward et al., «Russian Election Meddling Is Back – via Ghana and Nigeria – and in Your
Feeds», CNN, 11 avril 2020.
[8] Entretien avec un diplomate, mars 2021.
[9] «Attaquée, la Minusca veut mener la riposte médiatique», Africa Intelligence, 3 juin 2021.
[10] Sylvain Itté, «Intervention à la fondation Jean-Jaurès», février 2021.
[11] Rémi Carayol et Michael Pauron, «Wagner en Afrique. Une indignation à géométrie variable»,
Afrique XXI, 6 mai 2022.
[12]  Gilles Labarthe, Le Togo, de l’esclavage au libéralisme mafieux, Marseille, Agone, coll.
«Dossiers noirs», 2013 [2005].
[13]  Pascale Robert-Diard, «Pédophilie: dix mois d’emprisonnement avec sursis pour le général
Germanos», Le Monde, 14 avril 2010.
[14] Alexandre Varel, «Faure Gnassingbé attendu à Paris», Financial Afrik, 25 février 2021.
[15] Lire en particulier l’étude de cas sur le Togo dans Association Survie, Coopération militaire et
policière en Françafrique. De l’héritage colonial au partenariat public-privé, Montreuil, Survie,
mars 2018.
[16] Labarthe, Le Togo, de l’esclavage au libéralisme mafieux, op. cit., p. 129.
[17] Entretien avec un intellectuel togolais, 2020.
[18]  Antoine Glaser et Stephen Smith, «Bruno Delaye. L’adieu à l’Afrique d’un déçu de la
“Paristroïka”», Libération, 25 février 1995.
[19]  John Heilbrunn et Comi Toulabor, «Une si petite démocratisation pour le Togo…», Politique
Africaine, no 58, 1995.
[20] Labarthe, Le Togo, de l’esclavage au libéralisme mafieux, op. cit., p. 140.
[21] Ibid., p. 138.
[22]  «Togo: deux journaux d’opposition suspendus après une plainte de la France», AFP, 27  mars
2020.
[23]  Reporters sans Frontières, «Togo: RSF demande l’annulation de la suspension d’un journal»,
communiqué du 8 mars 2021.
[24] «Au Togo, plus de 300 numéros de téléphone ciblés par Pegasus», RFI, 24 juillet 2021.
[25] «Franck Paris l’intriguant», L’Alternative, no 869, 28 février 2020.
[26] «Diplomatie: Marc Vizy, l’autre Ennemi de la Démocratie au Togo!», 27avril.com, 4 mars 2020.
[27] «Biographie de l’ambassadeur M. Marc Vizy», Ambassade de France au Bénin, 23 septembre
2020.
[28] Entretien avec Marc Vizy, avril 2021.
[29] «Marc Vizy», La Lettre du continent, no 821, 15 avril 2004.
[30] Entretien avec Marc Vizy, avril 2021.
[31]  Godfrey Akpa, «RFI dans le viseur du régime de Faure Gnassingbé», Togo tribune,
20 novembre 2018.
[32] Entretien avec Marc Vizy, avril 2021.
[33] Entretien avec un journaliste togolais, 2020.
[34] Ibid.

Chapitre 4
[1] Maurice Delauney, Kala-Kala. De la petite à la grande histoire: un ambassadeur raconte, Paris,
Robert Laffont, 1986, p. 23.
[2] Ibid., p. 178.
[3] Michel Lunven, Ambassadeur en Françafrique, Paris, Guéna, 2011, p. 10.
[4] Ibid., p. 104-105.
[5] Ibid., p. 70.
[6] Ibid., p. 72.
[7] Ibid., p. 149.
[8]  Lire par exemple Odile Goerg, «Domination coloniale, construction de “la ville” en Afrique et
dénomination», Afrique & histoire, no 5, 2006, p. 15-45.
[9] Lire par exemple François-Xavier Fauvelle, Le rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain,
Paris, Tallandier, coll. «Texto», 2022 [2013].
[10] Jean-Marc Simon, «Prologue», dans Secrets d’Afrique. Le témoignage d’un ambassadeur, Paris,
Le Cherche-Midi, coll. «Documents», 2016.
[11] Ibid.
[12] Ibid., chap. 1., p. 6.
[13] Ibid.
[14]  «Condamnation historique de Hissène Habré pour atrocités», Human Rights Watch, 30  mai
2016.
[15] Simon, Secrets d’Afrique, op. cit., p. 13.
[16] «Hissène Habré, dix mois de procès pour huit ans de crimes», Le Monde, 30 mai 2016.
[17] Simon, Secrets d’Afrique, op. cit., p. 25.

Chapitre 5
[1]  Jacques Foccart, Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, t. 1, Paris/Tunis, Fayard /
Jeune Afrique, 1995.
[2] Ibid., p. 225.
[3] Maurice Delauney, Kala-kala. De la grande à la petite histoire: un ambassadeur raconte, Paris,
Robert Laffont, 1985, p. 108.
[4] Entretien avec Kirkor Kalayciyan, 19 février 2020.
[5] Foccart, Foccart parle, op. cit.
[6]  «Le programme du voyage du Général de Gaulle au Sénégal et en Mauritanie», Le Monde,
9 décembre 1959.
[7]  Pierre Lami, «Lettre à Pierre Messmer», 24  juin 1958, Centre des Archives diplomatiques de
Nantes.
[8] «M. Lucien Paye a rejoint son poste», Le Monde, 8 octobre 1962.
[9]  Odile Goerg, «Domination coloniale, construction de “la ville” en Afrique et dénomination»,
Afrique & histoire, no 5, 2006, p. 24.
[10] Fassil Demissie (dir.), Colonial Architecture and Urbanism in Africa: Intertwined and Contested
Histories, Londres, Routledge, 2012, p. 1.
[11]  Marie-Alice Lincoln, L’architecture des ambassades française (1945-2003), du national à
l’international, mémoire de Master 2, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2015.
[12] Yvon Roé d’Albert, «Préface», dans Martin Fraudreau, Ambassades de France, t. 2, Les trésors
du patrimoine diplomatique, Paris, Perrin, 2003.
[13] Cité par Lincoln, L’architecture des ambassades françaises, op. cit., p. 97.
[14] En référence à Thomas Borrel et al. (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la
Françafrique, Paris, Seuil, coll. «Documents», 2021.
[15] Fraudreau, Ambassades de France, op. cit.
[16]  Lire notamment Jean-Pierre Bat, «Pirates, fantasmes & géopolitique: les îles de l’Afrique
Atlantique», Libération, 20  mars 2020; et Mehdi Ba, «Trafic de cocaïne et commerces illicites,
bienvenue dans la Bissau Connection», Jeune Afrique, 8 avril 2014.
[17]  Vincent Ledoux, «Annexe no  1. Action extérieure de l’État», dans Laurent Saint-Martin,
Rapport fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle
budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2021, Assemblée nationale française, 8 octobre 2020.
[18] Entretien anonyme, 2020.
[19]  Raphaël Granvaud et David Mauger, Un pompier pyromane. L’influence française en Côte
d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara, Marseille, Agone, coll. «Dossiers noirs», 2018, p. 403-
408.
[20] Entretien avec Pascale Poirier, 22 novembre 2019.
[21] «Cérémonie de la pose de la première pierre de la nouvelle ambassade de France au Gabon», Al
Wihda, 10 janvier 2020.
[22]  «Christian Kerangall, PDG de la Compagnie du Komo: puissance et discrétion», Le Nouveau
Gabon, 12 septembre 2020.
[23] Section «Nominations» du site du Journal officiel de la République française.
[24] «Vers l’instauration d’un cadre permanent d’échange», L’Union, 28 mai 2010.
[25] Ibid.

Chapitre 6
[1] «L’ambassade de France en Côte d’Ivoire visée par des tirs de roquette», Le Monde, 8 avril 2011.
[2] «Côte d’Ivoire: Aqmi dévoile les objectifs de son attentat à Grand-Bassam», RFI, 15 mars 2016.
[3] «Les ambassades françaises, cibles de cinq attaques en Afrique depuis 2000», France 24, 2 mars
2018.
[4] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, États faibles et sécurité privée en Afrique noire. De l’ordre
dans les coulisses de la périphérie mondiale, Paris, L’Harmattan, coll. «Logiques sociales», 2008, p.
65.
[5] Entretien avec un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur français, janvier 2020.
[6] Entretien avec Maxime Legoupil.
[7] «Syrie: Un drone de l’EI bombarde un stade», Le Figaro, 25 octobre 2017.
[8]  «Drone Terrorism Is Now a Reality, and We Need a Plan to Counter the Threat», World
Economic Forum’s Geostrategy Platform, 20 août 2018.
[9]  Malick Diawara, «Sécurité des ambassades françaises: dispositif de vigilance renforcé en
Afrique», Le Point, 3 mars 2018.
[10] Entretien avec Frédéric Gallois, 19 septembre 2019.
[11] Alexandre Sulzer, «Comment la France sécurise ses ambassades», 20 Minutes, 16 mai 2013.
[12] Entretien avec Franck Hermann Ekra, 12 mars 2020.
[13] Diawara, «Sécurité des ambassades françaises», loc. cit.
[14] Ibid.
[15]  CFDT-MAE, «CTM des 24 et 25  mai 2018: et si on parlait de sécurité?», communiqué de
presse, 8 août 2018.
[16]  «Attaque terroriste du 2  mars 2018: quatre policiers burkinabè décorés pour leur bravoure»,
Fasozine, 17 mars 2020.
[17] Entretiens anonymes, 3 décembre 2020.
[18] Entretien avec Jérémi Kouassi Yao, 30 novembre 2020.
[19] «Cote d’Ivoire / Secteur de la Sécurité Privée: Se plaignant de maltraitance, les Agents de Siga
Sécurité-Seris souhaitent une amélioration de leurs conditions», La Tribune de l’info, mars 2019.
[20] «Les 500 plus grandes fortunes de France 2020», Challenge, 2020.
[21] Entretien anonyme, automne 2020.
[22]  Enzo Fasquelle, «Guerres privées: qui sont les “gardiens” en Afrique de l’Ouest», Le Grand
Continent, 11 avril 2019.
[23] Le document de Montreux sur les obligations juridiques pertinentes et les bonnes pratiques pour
les États en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privées pendant
les conflits armés, Genève/Berne, CICR / département fédéral des Affaires étrangères, novembre
2010.
[24] Fasquelle, «Guerres privées», loc. cit.

Chapitre 7
[1] Entretien avec une ancienne employée de l’ambassade de Bangui, 2019.
[2] Courriel reçu à la rédaction de Jeune Afrique en 2015.
[3] D’après le témoignage de plusieurs sources diplomatiques françaises, 2019.
[4] Témoignage écrit d’un ancien ambassadeur à Bangui, reçu en 2017.
[5] Le récit qui suit est issu de divers témoignages recueillis par l’auteur en 2018 et 2019.
[6] Magdalena Brand, «Boxer Bangui». Les femmes libres aux frontières des politiques sexuelles de
l’expatriation française en Centrafrique, thèse de doctorat, Université Paris 8, 2016.
[7] Entretien avec un responsable militaire de l’ambassade de Bangui, 2018.
[8] Entretien anonyme, 2018.
[9] Entretien avec Christian Bader, 4 novembre 2019.
[10] Entretien avec Magdalena Brand, 19 février 2020.
[11] Brand, «Boxer Bangui», op. cit.
[12] Ibid., p. 130.
[13] Pascal Blanchard et al. (dir.), Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à
nos jours, Paris, La Découverte, 2018.
[14]  Simon Blin et Catherine Calvet, «Pascal Blanchard: “Ces images sont la preuve que la
colonisation fut un grand safari sexuel”», Libération, 21 septembre 2018.
[15] Brand, «Boxer Bangui», op. cit., p. 259.
[16] Ibid., p. 301.
[17] «Accusations de viols contre des soldats français en Centrafrique: non-lieu ordonné», Le Monde,
15 janvier 2018.
[18] «Situation sécuritaire de leurs pays et sur les suites attendues du Sommet de Pau du 13 janvier
2020 – Audition des ambassadeurs des pays du G5 Sahel», dans Comptes rendus de la Commission
des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, 26 février 2020.
[19]  «Le consul pédophile condamné à douze années de réclusion criminelle», Presse Océan,
28 octobre 1997.
[20] «Pédophilie: un ex-consul condamné», Le Figaro, 16 janvier 2008.
[21] Entretien avec un gendarme français, mai 2019.
[22] Guide de déontologie, ministères des Affaires étrangères, juin 2018.

Chapitre 8
[1] Entretien anonyme à Abidjan, novembre 2019.
[2] Témoignage écrit d’un ancien intendant d’ambassade de France, 2017.
[3]  Vincent Jauvert, La face cachée du Quai d’Orsay. Enquête sur un ministère à la dérive, Paris,
Robert Laffont, 2016.
[4] Franck Renaud, Les diplomates. Derrière la façade des ambassades de France, Paris, Nouveau
Monde, 2010.
[5] Entretien avec Olivier Blamangin, 18 juin 2021.
[6] Issu de divers entretiens réalisés au cours de l’enquête.
[7] David Delfolie, Marc Loriol et Françoise Piotet, Splendeurs et misères du travail des diplomates,
Paris, Hermann, coll. «Sociétés et pensées», 2013.
[8] Entretien avec Alexandre Bairo, 8 décembre 2020.
[9] Entretien avec un intendant français, 9 septembre 2020.
[10] Entretien avec un chargé de recrutement à Abidjan, 2021.
[11] Témoignage écrit d’un ancien chauffeur de Laurent Souquière, 2019.
[12] Documents et témoignages recueillis en 2020.
[13] «Mort du Premier ministre ivoirien, Hamed Bakayoko, pilier du régime d’Alassane Ouattara»,
Le Monde, 10 mars 2021.
[14]  «Le COMICI et les Miss CI traduisent de joyeuses fêtes de fin d’année à la communauté
française», site du Comité Miss Côte d’Ivoire, 26 décembre 2019.
[15] Entretien avec un employé du consulat français d’Abidjan, 2020.
[16] Entretien avec un ancien expatrié français, 2021.
[17] Témoignage écrit d’un intendant local de la résidence de France envoyé au procureur de Paris,
19 décembre 2017.
[18] Ibid.
[19]  Jean-Paul Pancracio, «Les ambassades ne sont pas un territoire étranger», Observatoire de la
diplomatie, 25 juin 2017.
[20] Entretien avec Valérie Jacq-Duclos, 2019.
[21] Entretien avec Nicolas Normand, 25 mars 2019.
Chapitre 9
[1]  François Soudan, «Maurice Robert. L’ancien bras droit de Jacques Foccart est décédé le
9 novembre à 86 ans», Jeune Afrique, 6 décembre 2005.
[2]  Jacques Foccart, Foccart parle. Entretiens avec Philippe Gaillard, t. 2, Paris/Tunis, Fayard /
Jeune Afrique, 1997.
[3] Lire notamment François-Xavier Verschave, Noir silence. Qui arrêtera la Françafrique?, Paris,
Les Arènes, 2000, p. 371-395.
[4] Jacques Isnard, «La nomination du nouvel ambassadeur au Gabon, notre agent de Libreville», Le
Monde, 19 décembre 1979.
[5] Jean-Pierre Tuquoi, «Michel de Bonnecorse, l’Africain du président», Le Monde, 15 février 2007.
[6] «Côte d’Ivoire: quand l’ancien ambassadeur de France fait le VIP pour CMA CGM à Abidjan»,
Jeune Afrique, 17 mai 2018.
[7] Jean-Marc Simon, Secrets d’Afrique. Le témoignage d’un ambassadeur, Paris, Le Cherche Midi,
coll. «Documents», 2016.
[8] Entretien avec un ministre équato-guinéen, 2019.
[9] Entretien avec un ancien ambassadeur de France, 2019.
[10] Entretien avec un homme d’affaires et politique ivoirien, Abidjan, décembre 2020.
[11] Entretien avec Jean-Marc Chataigner, avril 2019.
[12] Laurence Badel, «Diplomatie et entreprises en France au XXe siècle», Les cahiers Irice, no  3,
2009, p. 103-128.
[13]  Marie-Christine Kessler, «Pour une histoire de la diplomatie économique de la France»,
Vingtième Siècle, no 90, 2006.
[14] Sandrien Weisz, «Recruter un diplomate? Mode d’emploi», Les Échos, 7 avril 2015.
[15] Voir «Les outils de la diplomatie économique», France Diplomatie, 29 janvier 2019.
[16]  Laure Mousset, «Ambiance speed dating entre ambassadeurs et entreprises», TV5 Monde,
25 août 2015.

Chapitre 10
[1] Les données du chapitre qui suit sont issues d’un reportage réalisé à Dakar en mai 2019.
[2]  Selon le rapport annuel Global Digital 2019, le taux de pénétration d’internet est de 41  % en
Afrique de l’Ouest, et de 12 % en Afrique centrale. Voir Simon Kemp, «Digital 2019: Global Digital
Overview», DataReportal, 31 janvier 2019.
[3]  «Questions et réponses: adaptation de la politique commune de l’UE en matière de visas aux
nouveaux défis», Commission européenne, 14 mars 2018.

Chapitre 11
[1]  Vincent Ledoux, «Action extérieure de l’État», annexe no  1, dans Joël Giraud, Rapport fait au
nom de la Commission des finances de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de
loi de finances pour 2020 (no 2272), Assemblée nationale française, 10 octobre 2019.
[2] Page LinkedIn de Michel Dejaegher, consultée le 3 juillet 2021.
[3] Entretien téléphonique avec Michel Dejaegher, 22 juin 2021.
[4] Ibid.
[5] «Côte d’Ivoire: le consulat de France sous-traite désormais les demandes de visas», RFI, 2 mars
2016.
[6] Marc Vizy, dans France Diplomatie, «La France et l’Afrique, vos questions, nos réponses», vidéo
Facebook Live, 29 août 2019.
[7] Entretien avec un diplomate, 2019.
[8] Entretien avec un diplomate, 2021.
[9] M’jid El Guerrab et Sira Sylla, Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du
règlement par la Commission des affaires étrangères en conclusion des travaux d’une mission flash
constituée le 8  janvier 2020 sur la politique des visas, Assemblée nationale française, 12  janvier
2021.
[10] Vincent Ledoux, «Action extérieure de l’État», loc. cit.
[11]  «L’externalisation du traitement des demandes de visa à l’étranger: une réforme réussie, un
succès à conforter», dans Le rapport public annuel 2017, t. 2, L’organisation, les missions, le suivi
des recommandations, Cour des comptes, février 2017.
[12] Ibid.
[13]  Ugo Bernalicis, «Externalisation de la collecte des demandes de visa», question écrite au
gouvernement no 12523, 2 octobre 2018.
[14] Vincent Ledoux, «Action extérieure de l’État», loc. cit.
[15]  «Statistiques des visas pour les consulats, 2018», dans «Statistiques sur les visas Schengen»,
data.europa.eu, s. d.
[16]  Fanny Pigeaud, «Visas: les visiteurs africains face à l’arbitraire des consulats français»,
Mediapart, 31 juillet 2019.
[17] Entretien avec Michel Dejaegher, 2021.
[18] Maxime Tellier, «750 millions d’analphabètes dans le monde mais des progrès», France Culture,
8  septembre 2018; «3  jeunes sur 10 sont analphabètes dans les pays touchés par des conflits ou
catastrophes», UNICEF, 31 janvier 2018.
[19]  Yves Collombat, «Gestion des demandes de visas par des sociétés privées», question orale au
Sénat no 0348S.
[20] Entretien téléphonique avec M’jid El Guerrab, 29 avril 2020.
[21] El Guerrab et Sylla, Rapport d’information déposé en application de l’article 145, op. cit.
[22]  Olivier Marbot, «Visas: deux députés français plaident pour l’Afrique», Jeune Afrique,
12 janvier 2021.
[23] Entretien avec Marc Loriol, 22 juin 2021.
[24]  Fréjus Quenum, Daniel Pelz et Gianna-Carina Grün, «Les Africains ont moins de chance
d’obtenir un visa allemand», Deutsche Welle, 7 juin 2018.
[25]  Adrien Gouteyron, Rapport d’information fait au nom de la Commission des finances, du
contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur les services des visas, Sénat,
27 juin 2007.
[26] Entretien avec Nicolas Normand, 25 mars 2019.
[27] Lettre confidentielle du ministère des Affaires étrangères à Romain Vuillaume, datée du 24 août
2017.
[28] «Conseil d’État, 2e – 7e chambres réunies», décision no 425226, 16 octobre 2019.
[29] Entretien téléphonique avec Valérie Jacq-Duclos, 18 septembre 2020.
[30] Assemblée des Français de l’étranger, «Synthèse des questions écrites», 18 décembre 2009.
[31] «L’externalisation du traitement des demandes de visa à l’étranger», loc. cit.
[32]  Zahra Rahmouni, «Visas Schengen: des “rendez-vous avancés” au cœur d’un scandale», TSA,
14 mai 2017.

Chapitre 12
[1] Chiffres issus du site web de VFS Global.
[2] Margot Gibbs, «VFS: Who Is the Company Subcontracted by the Home Office to Process Visa
Applications?», The Independant, 18 août 2019.
[3]  Suman Layak, «Here’s How Zubin Karkaria Is Taking the $500-Million Firm Vfs Global on a
New Tech Adventure», The Economic Times, 23 décembre 2018.
[4]  «Rating Action: Moody’s Downgrades VFS to B2; Outlook Negative», site web de Moody’s,
23 avril 2020.
[5]  Sébastien Boussois, «Les Émirats arabes unis, nouveau paradis fiscal planétaire», Marianne,
15 janvier 2020.
[6]  «Liste commune des juridictions de pays tiers de l’UE à des fins fiscales», Commission
européenne, s. d.
[7] Gibbs, «VFS», loc. cit.
[8] Courrier électronique reçu de la part de VFS Global, 8 octobre 2019.
[9]  «Soirée de promotion du tourisme à Mumbai», site de l’ambassade de France à New Delhi,
2 décembre 2016.
[10] Pascale Pascariello, Plus Belge la vie, Arte Radio, 22 mai 2014.
[11]  Échange téléphonique avec un attaché de presse de l’agence de communication Image 7, qui
représente Teleperformance, 10 septembre 2019.
[12] Franck Renaud, Les diplomates. Derrière la façade des ambassades de France, Paris, Nouveau
Monde, 2010.
[13] Voir le site web d’OpenCorporates.
[14] Document de référence de Teleperformance, 2012.
[15] Pascariello, Plus Belge la vie, op. cit.
[16] Journal officiel de la République Française, no 163, 14 juillet 1996.
[17] Témoignage recueilli par messagerie et par courrier électronique, octobre 2019.
[18] Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe, Attention danger travail, C-P Productions,
2003, 104 minutes.
[19]  Sherpa, «Droits des travailleurs et devoir de vigilance: le leader mondial des call centers
Teleperformance mis en demeure», communiqué de presse, 18 juillet 2019.
[20] «La protection des données personnelles des demandeurs, une priorité pour l’Administration»,
France Diplomatie, décembre 2019.
[21] Entretien téléphonique avec Michel Dejaegher, 22 juin 2021.
[22] «About VFS Global», site web de VFS Global, s. d.
[23]  «L’externalisation du traitement des demandes de visa à l’étranger: une réforme réussie, un
succès à conforter», dans Le rapport public annuel 2017, Paris, Cour des comptes, février 2017.
[24]  Réponse par courrier électronique du service communication de VFS Global, 27  septembre
2019.
[25] Assemblée des Français de l’étranger, «Synthèse des questions écrites», 18 décembre 2009.
[26] Auditeur général de Malte, An Investigation of Visas Issued by the Maltese Consulate in Algiers,
Floriana, National Audit Office, janvier 2019.
[27]  Saeed Kamali Dehghan, «Users’ Data Compromised after Technical Glitch at Home Office
Contractor», The Guardian, 17 juillet 2015.
[28]  Amélia Lakrafi, «Externalisation du dépôts des demandes de visa», question écrite au
gouvernement no 21372, 9 septembre 2019.
[29] «L’externalisation du traitement des demandes de visa à l’étranger», loc. cit.
[30] Entretien téléphonique avec Michel Dejaegher, 22 juin 2021.
[31]  Stéphane Bortzmeyer, Cyberstructure. L’Internet, un espace politique, Caen, C&F, coll.
«Société numérique», 2018.
[32] Échanges par courrier électronique entre DXC et VFS, 15 mai 2019.
[33] «Politique de confidentialité», site web de TLS Contact.
[34]  Commission nationale de l’informatique et des libertés, «Délibération no  2009-494 du
17 septembre 2009».
[35]  Commission nationale de l’informatique et des libertés, «Délibération no  2012-293 du
13 septembre 2012».
[36] Entretien téléphonique le 30 septembre 2019.
[37] Mfonobong, Nsehe, «Meet Zubin Karkaria, the Man Who Built The World’s Largest Visa And
Consular Services Company», Forbes, 17 décembre 2018.
[38] «Comment une société de sécurité bien connectée crée-t-elle en catimini des bases de données
biométriques à grande échelle en Afrique de l’Ouest avec les fonds d’aide de l’Union européenne»,
Privacy International, 10 novembre 2020.

Conclusion
[1]  Tim Laurence, Profil sociologique type de l’ambassadeur français, mémoire, Institut d’études
politiques de Lille, 2018.
[2]  David Rich, «Diplomatie française: “Le Quai d’Orsay a trop tendance à fonctionner en vase
clos”», France 24, 19 avril 2022.
[3]  Michael Pauron, «Nouvelles tensions entre Bangui et Paris après la fouille d’une ministre
centrafricaine à Roissy», Mediapart, 21 avril 2022.
[4] Ngũgĩ wa Thiong’o et Adrien Vial, «Ne plus écrire en anglais, une décision qui a changé ma vie»,
Afrique XXI, 9 mai 2022.
Dans la même collection, aux éditions Agone
Collection dirigée par l’association Survie

Philippe Baqué,
Un nouvel or noir

Pierre Caminade,
Comores-Mayotte: une histoire néocoloniale

Raphaël Doridant et François Graner,


L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda

Global Witness,
Les affaires sous la guerre

Raphaël Granvaud,
Areva en Afrique

Raphaël Granvaud,
Que fait l’armée française en Afrique?

Gilles Labarthe,
L’or africain

Gilles Labarthe,
Le Togo, de l’esclavage au libéralisme mafieux

Arnaud Labrousse et François-Xavier Verschave,


Les pillards de la forêt
David Mauger et Raphaël Granvaud,
Un pompier pyromane

Xavier Montanyà,
L’or noir du Nigeria

Xavier Renou,
La privatisation de la violence

Yanis Thomas,
Centrafrique: un destin volé

François-Xavier Verschave,
L’envers de la dette
Survie

Survie est une association qui mène des campagnes d’information et de


dénonciation de toutes les formes d’intervention néocoloniale française en
Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la
France en Afrique et des relations Nord-Sud. L’engagement de Survie
repose sur un constat: en Afrique comme ailleurs, la pauvreté et la violence
ont avant tout des causes politiques. C’est donc dans le champ politique
qu’il convient d’agir. L’association, qui compte plus de 1 000 adhérents
dans une vingtaine de groupes locaux, réalise un travail d’enquête et
d’analyse critique, dénonce les agissements de la Françafrique et promeut
une autre relation France-Afrique. Elle publie une revue mensuelle, Billets
d’Afrique, accessible sur abonnement et en partie en ligne sur Survie.org.
La mise en page est de Jolin Masson

La révision du texte est de Thomas Pérès

Le epub a été créé par claudebergeron.com

Lux Éditeur

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Montréal, Qc H2J 4E1

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Dans les années 1960, les colonies françaises d’Afrique
subsaharienne accédaient officiellement à leur indépendance. On
donnait les palais des gouverneurs aux nouveaux présidents, on
nommait des ambassadeurs et on construisait des ambassades.
L’État français disait vouloir ainsi normaliser ses relations avec ces
pays souverains. Or, soixante ans plus tard, le faste des résidences
de France, le comportement des diplomates et la marche de
l’administration française donnent une tout autre image, où les
ambassades et leurs locataires occupent encore une place
importante dans les destinées africaines.

Cette enquête offre un éclairage par le bas de la politique française


en Afrique, à l’heure où le continent africain est aux prises avec des
enjeux majeurs – immigration, démocratisation, insurrections
armées, guerre de l’information, émancipation. Entre la corruption, la
négligence et le racisme, l’auteur dévoile ce qu’il reste de la
colonisation dans les rapports entre les Africains et ces hauts
fonctionnaires.

Journaliste d’investigation indépendant, Michael Pauron a travaillé près de dix ans au sein
du magazine panafricain Jeune Afrique. Il collabore aujourd’hui à Mediapart et est l’un des
animateurs du journal indépendant Afrique XXI.

La collection «Dossiers noirs» est dirigée par l’association Survie.

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