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ANTILLES FRANÇAISES
Frédéric Régent
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Frédéric régent
Alors que depuis quelque temps il est question de supprimer le terme de race
de la Constitution, que celui-ci a disparu des textes de la législation du tra-
vail, il est légitime de s’interroger sur le caractère opératoire de son utilisation
comme catégorie d’intelligibilité des sociétés esclavagistes des colonies fran-
çaises du xVii e à la première moitié du xix e siècle. L’esclavage s’est développé
comme principal moyen de production surtout à Saint-Domingue, en Guade-
loupe, en Martinique, à La Réunion et à plus petite échelle en Guyane et en
Louisiane. La catégorie race est assez fréquemment mobilisée par les historiens
pour décrire les populations et sociétés des colonies françaises de la période
esclavagiste. Ainsi, le terme race caractérise tantôt un statut juridique (blanc,
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libre de couleur, esclave), parfois une couleur ou un degré de métissage (blanc,
noir, nègre, mulâtre, métis…). Le mot racisme est aussi utilisé pour désigner cer-
tains aspects du fonctionnement de la société (préjugé de couleur ou esclavage).
Les contemporains désignent par « préjugé de couleur »1 l’inégalité juridique qui
est établie au xViii e siècle entre les libres qui sont considérés comme blancs et
ceux qualifiés de « gens de couleur libres ». À la fin du xix e siècle, l’avocat Gaston
Souquet-Basiège, Blanc créole de la Martinique, emploie désormais l’expression
« préjugé de race »2. Afin de comprendre s’il s’agit d’un glissement sémantique ou
d’un changement de paradigme, il est nécessaire d’examiner l’usage des termes
relevant du lexique de la couleur ou de la race dans les sources.
Les débats sur l’utilisation des termes ont des enjeux qui dépassent la seule
perspective discursive de l’histoire. Ces mots s’inscrivent dans les contro-
verses contemporaines concernant l’influence et le poids des mémoires de la
1. Julien r aimonD, Observations sur l’origine et les progrès du préjugé des colons blancs contre les
hommes de couleur, sur les inconvéniens de le perpétuer, la nécessité, la facilité de le détruire, sur le projet de
comité national, Paris, Belin, 1791.
2. Gaston souquet-BasièGe , Le Préjugé de race aux Antilles françaises, Saint-Pierre, Imprimerie
du Propagateur, 1883.
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3. Point 13 de la déclaration de la conférence réunie à Durban (Afrique du Sud), du 31 août au
8 septembre 2001, voir Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et
l’intolérance qui y est associée, Déclaration et Programme d’action, New York, Département de l’information
de l’Organisation des Nations unies, 2002, p. 17.
4. Kathleen Wilson, The Island Race. Englishness, Empire and Gender in the Eighteenth Century,
Londres/New York, Routledge, 2003, p. 11-12, indique la nécessité de ne pas établir une stricte dichotomie
entre les périodes moderne et contemporaine. Sur la polysémie des catégories de race et de nation et leurs
usages mêlés au xViii e siècle, voir Nicholas huDson, « From “Nation” to “Race”: The Origin of Racial
Classification in Eighteenth-Century Thought », Eighteenth-Century Studies, 29-3, 1996, p. 247-264.
5. Jean-Frédéric schauB, « Temps et race », Archives de Philosophie, 81-3, 2018, p. 463.
6. BnF. Louis-Elie moreau De saint-m éry, Loix et constitutions des colonies françoises de l’Amérique
sous le Vent, Paris, chez l’Auteur. Quillau. Mequignon jeune, 1784-1790, 6 t.
7. BnF. Code de la Martinique. Saint-Pierre-Martinique, J.-B. Thounens, 1807-1814, 5 t.
8. Bibliothèque Mazarine, Le Code noir ou Recueil des réglemens rendus jusqu’à présent. Concernant
le gouvernement, l’administration de la justice, la police, la discipline & le commerce des nègres dans les colonies
françoises, et les conseils et compagnies établis à ce sujet, Paris, Prault, 1788.
9. Raymond Breton, Relations de l’île de la Guadeloupe, Basse-Terre, Société d’Histoire de la
Guadeloupe, 1978 (édition des manuscrits de 1647, 1654, 1656).
10. Bernard GrunBerG (éd.), Missionnaires carmes et capucins. Pacifique de Provins et Maurile de
St-Michel, Paris, L’Harmattan, 2013. Le texte de Maurile de Saint-Michel a été édité pour la première
fois en 1652.
11. Pierre P ellePrat, Relation des missions des PP de la Compagnie de Jésus dans les isles et dans la
Terre Ferme de l’Amérique Méridionale, Paris, Chez Sébastien Cramoisy, 1655.
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Français, Paris, Thomas Jolly, 1667, 3 t.
13. Jean-Baptiste l aBat, Nouveau voyage aux Isle de l’Amérique, La Haye, Chez Husson, 1724, 2 t.
14. Jean-Baptiste Poyen De sainte -m arie , De l’exploitation des sucreries ou Conseils d’un vieux
planteur aux jeunes agriculteurs des colonies, an X (1801-1802) [1792].
15. Hilliard D’auBerteuil , Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue,
ouvrage politique et législatif, Paris, Grangé, 1777, 2 t.
16. Louis-Narcisse BauDry Des l ozières, Les Égarements du nigrophilisme, Paris, Chez Migneret,
1er germinal an X [22 mars 1802], p. 121-122.
17. Eugène Boyer-P eyreleau, Les Antilles françaises, particulièrement la Guadeloupe, depuis leur
découverte jusqu’au 1er novembre 1825, Paris, Chez Ladvocat, 1826 [1823], 3 t.
18. Nous avons dépouillé les registres paroissiaux de 1638 à 1848 pour les paroisses de Capesterre,
Gosier, Saint-François et Anse-Bertrand en Guadeloupe. Nous nous sommes également appuyés sur
les dépouillements effectués par Vincent Cousseau. Ils sont conservés aux Archives nationales d’Outre-
Mer (ANOM) à Aix-en-Provence.
19. Nous avons utilisé les recensements de 1664, 1671, 1796 et 1797. Les deux premiers
recensements ont été effectués dans le cadre de la Compagnie des Indes occidentales, fondée en 1664,
les deux autres pendant la période de l’abolition de l’esclavage. Ces recensements sont nominatifs.
Les dénombrements (tableaux récapitulatifs) ont été consultés de 1682 à 1848. Ils sont conservés aux ANOM.
20. Nous avons dépouillé l’ensemble des actes notariés concernant la Guadeloupe de 1789 à 1802
et ceux concernant Anse-Bertrand de 1776 à 1848. Ils sont conservés aux ANOM.
21. Frédéric r éGent, Gilda G onFier, Bruno m aillarD, Libres et sans fers, paroles d’esclaves
Français, Fayard, 2015. L’ouvrage utilise abondamment les sources judiciaires de la première moitié
du xix e siècle.
22. J’ai montré dans mes travaux que de nombreuses personnes recensées comme « blanc »
dans les recensements avaient une arrière-grand-mère qualifiée de « négresse ». Frédéric r éGent,
« La fabrication des Blancs dans les colonies françaises », in Sylvie l aurent, Thierry l eclère
(éd.), De quelle couleur sont les Blancs ? Des « petits Blancs » des colonies au « racisme anti-Blancs », Paris,
La Découverte, 2013, p. 67-75. F. r éGent, Les Maîtres de la Guadeloupe, Propriétaires d’esclaves (1635-
1848), Paris, Tallandier, 2019.
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 67
Nombreux sont ceux qui refusent l’idée que la catégorie race ait été une ressource
politique avant la diffusion des histoires naturelles au siècle des Lumières, voire
avant l’éclosion du « darwinisme social »24. Mais d’autres, au contraire, consi-
dèrent que dès la Renaissance en Europe, le discours sur la race précède et rend
possible la mise en esclavage massive des Africains et de leurs descendants25.
Pour d’autres encore, le mode de production esclavagiste à grande échelle des
économies de plantation a permis la création d’un discours sur la race qui le
légitime grâce à la présentation de l’infériorité naturelle des « nègres »26. Aline
Helg, dans une synthèse récente sur les oppositions à l’esclavage, parle ainsi
d’« esclavage racial ». Elle estime que le « projet esclavagiste parvint à surexploiter
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des hommes, des femmes et des enfants sur la base de leur race, mais pas à
annihiler leur humanité »27. Elle se place donc dans la perspective d’un projet
de mise en esclavage des Africains à l’époque moderne, fondé sur la race.
Pour autant, les historiens ont beaucoup de mal à caractériser les catégories
sémantiques de l’époque pour désigner la différence (blanc, nègre, mulâtre…).
Caroline Oudin-Bastide emploie l’expression « groupe racisé »28. Pierre Boulle a
qualifié de « raciste » la politique menée à l’encontre des Noirs et gens de couleur
dans le Royaume de France sous l’Ancien Régime et voit dans cette période
23. Les engagés sont des Français pauvres qui travaillent gratuitement pour un maître pendant
trois ans en échange du paiement du voyage en bateau de la France vers la colonie. À l’issue du contrat,
ils reçoivent une somme leur permettant de revenir en France ou de s’installer dans la colonie.
24. Jean-Frédéric schauB, « Temps et race », Archives de Philosophie, 81-3, 2018, p. 463.
25. Winthrop D. JorDan, White over Black. American Attitudes toward the Negro, 1550-1812, Chapel
Hill, University of North Carolina Press, 1968 ; J.-F. schauB, Pour une histoire politique de la race, Paris,
Seuil, 2015.
26. Eric Williams, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press,
1944 ; Barbara Jeanne F ielDs, « Slavery, Race and Ideology in the United States of America », New
Left Review, 181, 1990, p. 95-118.
27. Aline h elG, Plus jamais esclaves ! De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation
(1492-1838), Paris, La Découverte, 2016, p. 10-11.
28. Caroline ouDin-BastiDe , « La relation au travail dans la société esclavagiste de la Guadeloupe
et de la Martinique (xVii e -xix e siècle) », Travailler, 20-2, 2008, p. 137-154.
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fortement marquée par la question raciale. C’est pourquoi elle constitue un labo-
ratoire privilégié pour penser à nouveaux frais les rapports entre esclavage et race
et les processus de racialisation dans l’Atlantique français du xViiie siècle, ainsi
que les relations entre l’histoire intellectuelle et l’histoire sociale de la race dans
une perspective impériale et atlantique. Aussi Cécile Vidal utilise largement la
notion de race et la place au centre de la construction de la société de la Nouvelle-
Orléans. Selon elle, les autorités et les colons ayant fait le choix de développer une
économie et une société reposant sur le système esclavagiste, les identités raciales
devinrent très vite déterminantes. L’accroissement des échanges a favorisé un
processus de racialisation généralisé bien que différencié. Ainsi, selon Cécile Vidal,
La Nouvelle-Orléans française appartenait à une formation sociale impériale et
participait d’un même système de « domination raciale caribéen »31. Elle se situe
ainsi dans une historiographie des colonies esclavagistes qui utilise les termes
« races », « groupes ethniques », « groupes ethno-raciaux », « interracial », « racial » pour
29. Pierre Boulle , Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007.
30. Cécile ViDal . « Francité et situation coloniale. Nation, empire et race en Louisiane française
(1699-1769) », Annales HSS, 64-5, 2009, p. 1 019-1 050.
31. C. ViDal , Ville, esclavage et race. Éléments pour une histoire sociale de l’Empire français et des mondes
atlantiques au xviiie siècle, dossier d’habilitation à diriger des recherches, Paris, Éditions de l’EHESS, 2014.
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 69
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Claude-Olivier Doron :
« Il suffit, par exemple, qu’on ait affaire à des “gens de couleur” pour qu’elle semble
légitime : qu’importe si, dans les faits, le référent mobilisé par les acteurs n’était jamais la
race. Il semble qu’entre race et couleur la connexion se fasse si naturellement qu’on ne
s’interroge plus, ni sur son caractère historiquement contingent et les conditions complexes
de cette liaison »39.
32. John GarriGus, « “Des François qui gémissent sous le joug de l’oppression.” Les libres de
couleur et la question de l’identité au début de la Révolution française », in C. ViDal (éd.), Français ?
La nation en débat entre colonies et métropole (xvie-xixe siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 2014, p. 161
et 167. J. GarriGus, Before Haiti: Race and Citizenship in French Saint-Domingue, New York, Palgrave
Macmillan, 2006.
33. Vincent cousseau, Prendre nom aux Antilles. Individu et appartenances (xvii e -xix e siècle),
Paris, Éditions du CTHS, 2012.
34. Prosper e Ve , Les Esclaves de Bourbon, la mer et la montagne, Paris, Karthala, 2003.
35. F. r éGent, Entre esclavage et liberté : esclaves, libres et citoyens de couleur en Guadeloupe, une
population en Révolution (1789-1802), thèse, Paris, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 2002.
36. Claude Blanckaert, « La classification des races au xViii e siècle », Lumières, 14, 2009, p. 13-41.
37. Jean e hrarD, Lumières et esclavage, l’esclavage colonial et l’opinion publique en France au
xviii e siècle, Waterloo, André Versaille éditeur, 2008.
38. Claude-Olivier Doron, L’Homme altéré. Races et dégénérescence (xvii e -xix e siècle), Ceyzérieu,
Champ Vallon, 2016.
39. C.-O. Doron, « Histoire épistémologique et histoire politique de la race », Archives de Philosophie,
83-3, 2018, p. 477.
70 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
L’intérêt d’examiner les éventuels rapports entre race et couleur est double.
Il permet de voir si les termes de couleur sont couplés à la notion de race
et s’il s’agit de la manière première ou principale de classer les individus.
Les premiers à décrire les Amérindiens et les esclaves d’origine
africaine dans les colonies françaises sont des missionnaires religieux.
Il s’agit notamment de deux dominicains, Raymond Breton41 et Jean-
Baptiste Du Tertre 42 , d’un carme, Maurile de Saint-Michel, et d’un
jésuite, Pierre Pelleprat, qui ont laissé les premiers témoignages des
contacts entre premiers colons, Amérindiens et esclaves africains. Les
ordres auxquels appartiennent ces religieux sont eux-mêmes proprié-
taires d’esclaves. Au début de la colonisation, se mêlent des Européens,
des Amérindiens et des Africains. Les missionnaires qui accompagnent
les premiers colons français emploient les termes de « François », « Nègres »
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ou « Sauvages » pour décrire les différentes variétés de population, à
l’instar du père Dutertre, en 1654, dans son Histoire générale des isles de
S. Christophe, de la Guadeloupe, de la Martinique. Pelleprat écrit, à propos
des esclaves : « quand ils sortent des vaisseaux, on dirait à les voir que ce sont
des Diables, qui sortent des enfers : ce sont néanmoins des âmes rachetées
du sang du Fils de Dieu » 43. Ces « nègres » ont donc des âmes car ils peuvent
recevoir le baptême comme l’affirme le père Breton :
« On amène de Guinée et de l’Angola de nombreux Noirs qui sont vendus comme esclaves.
Nous les initions à nos mystères dès qu’ils comprennent notre langue et si leurs maîtres le
permettent (ils sont en effet captifs) nous les acceptons au baptême sans perdre de temps
car ils deviennent d’excellents chrétiens et de fervents adeptes de la religion catholique » 44.
Non seulement, les esclaves ont des âmes, mais en plus, ils sont considérés
comme frères des autres chrétiens, selon le père Dutertre : « ces pauvres misé-
rables demeurent malgré tout, leurs frères par la grâce du baptême qui les a
faits enfants de Dieu »45. D’ailleurs le rite d’entrée dans la chrétienté renforce
leur appartenance à l’humanité : ainsi le père Pelleprat écrit : « Je les trouvais
pour l’ordinaire bien faits et agréables après leur baptême ». Les missionnaires
considèrent les personnes qu’ils qualifient de « nègres » comme des êtres humains
à part entière, ils sont descendants de Cham, un des fils de Noé : selon le
missionnaire Maurile de Saint-Michel en 1652, c’est d’ailleurs à cette unique
occasion que le terme de race est employé pour désigner les hommes dans les
récits des missionnaires du xVii e et du début du xViii e siècle.
« Car j’estime ce nouveau monde avoir été habité par les Asiatiques, avant qu’il fût décou-
vert par Americ, et non par les Africains et Européens. J’en tire ma preuve de Génebrard et de
ceux qu’il rapporte, lesquels font descendre les Perusians d’Ophir, qui était de la race de Sem.
[…] Que Dieu a épandu les Européens dans l’Amérique, pour habiter dans les demeures des
Américains, descendus de Sem, et que les descendants de Cham, qui sont nos Nègres africains,
les y serviront : Et non seulement, ils seront serviteurs des Européens qui y sont, mais encore des
Sauvages américains, qui les tiennent aussi dans l’esclavage lorsqu’ils les peuvent attraper »46.
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rement aux généalogies bibliques et à la transmission des fautes et des statuts
qui leur sont attachés47.
D’autres missionnaires, comme le père Labat en 1724 dans son Nouveau
voyage aux Îles, utilisent le terme de race pour désigner des groupes d’une
même espèce animale comme les cochons, les brebis, les colibris, les chiens,
les chevaux et même des plantes48. Labat publie ensuite une Nouvelle relation
de l’Afrique occidentale, la notion de race n’est utilisée pour évoquer les « nègres »
que quatre fois49 et uniquement dans le contexte très précis des hypothèses
généalogiques inspirées du récit biblique. Nous partageons l’idée avancée par
Claude-Olivier Doron, selon lequel « les seuls moments où la notion de race est
appliquée aux Noirs (sous le syntagme de “race noire”) sont les moments où on
les suppose constituer une race au sens biblique d’une lignée de descendants
issue d’un ancêtre commun »50. Le reste du temps, pour évoquer les « nègres »,
Labat emploie les termes de peuple ou de nation.
Chaque groupe de population a ses caractéristiques physiques propres.
Toutefois, certains Africains ont une couleur semblable à certains Amérindiens.
Ainsi le père Pelleprat (1609-1667) écrit en 1655 : « Ceux qu’on leur amène
d’Afrique sont noirs comme des Mores, et pour cette raison on les appelle
Nègres ; les autres sont de couleur olivâtre, comme tous les Sauvages de la
zone torride »51. Les Amérindiens sont désignés par le terme générique de
sauvages, même si les termes de Caraïbes ou d’Allouagues52 peuvent être
employés pour qualifier des groupes amérindiens spécifiques. Toutefois, le
terme de Français peut être utilisé pour désigner un Amérindien converti au
catholicisme. C’est ce qu’affirme, dans un édit de mars 1642, Louis XIII qui
reconnaît que l’adhésion au Christ efface toutes les différences :
« Nous voulons et ordonnons que les descendants des Français habitués des dites Îles,
et même les Sauvages qui seront convertis à la foi chrétienne et en feront profession, seront
censés et réputés naturels français, capables de toutes les charges, honneurs, successions et
dotations, ainsi que les originaires et régnicoles sans être tenus de prendre lettre de déclaration
ou naturalité »53.
C’est d’ailleurs aussi le cas pour les Amérindiens du Canada. Gilles Havard
montre que Colbert, en vertu d’une conjointe aspiration de peuplement, de
francisation et de soumission, écrit à l’intendant Talon qu’il convient de « mêler »
les Indiens, « surtout ceux qui ont embrassé le Christianisme […] dans le voisi-
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nage de nos habitations […] afin que par la succession du temps n’ayant qu’une
même loi et un même maître, ils ne fassent plus ainsi qu’un même peuple et un
même sang ». Le terme « sang » ne possède pas encore la valeur biologique qu’il
acquerra plus tard au xViii e siècle quand apparaîtront les premières taxinomies
naturalistes. Comme le mot race, il a alors le sens de « lignée » ou de « parenté ».
En brandissant la rhétorique du « même peuple », Colbert ne transplante pas
l’idéologie du « sang pur » et de la mésalliance qui fleurissait en métropole et
faisait craindre à certains nobles « de race », la dégénérescence de leur lignage54.
Les missionnaires du xViie siècle n’emploient pas le terme de race pour
désigner un groupe humain. Ils utilisent celui de nation Ainsi le père Dutertre
évoque-t-il « les nations Sauvages de la terre ferme » ou les « Arrouagues, nation
de la terre ferme ». Ce terme est plus souvent employé pour qualifier la nation
française, anglaise ou hollandaise, mais nous trouvons aussi l’expression « Bretonne
de nation ». Nation est utilisée pour distinguer les origines géographiques des
esclaves. Ainsi le père Dutrerte écrit :
« Deux méchants Nègres, l’un appelé Pedre et l’autre Jean le Blanc, disposèrent de
longue main et fort secrètement tous les Nègres d’Angole, à massacrer tous les maîtres de
cases, à garder leurs femmes et à créer deux Rois de leur Nation dans l’Isle »55.
Dans les actes notariés, les notaires distinguent les origines géographiques
des esclaves nés en Afrique selon leur « nation ». Ainsi peut-on lire dans les actes :
un « nègre de nation congo », un « nègre de nation ibo ». C’est là une pratique
qu’on retrouve dans l’Amérique espagnole et au Brésil, où les esclaves sont
aussi toujours identifiés par leur « nation ».
Dans les premiers récits de la colonisation française écrits par les mis-
sionnaires, mais aussi le reste de la documentation (registres paroissiaux ou
recensements) « blanc » n’est quasiment pas employé et lorsqu’il l’est, c’est comme
adjectif. Toutefois, au cours du xVii e siècle, d’adjectif blanc devient aussi un
substantif. En 1606, dans Le Thresor de la langue francoyse, Jean Nicot donne
une quinzaine de définitions au terme blanc, sans qu’aucune ne se rapporte à
la désignation d’un groupe humain. Un peu moins d’un siècle plus tard, noyée
dans une cinquantaine de définitions, on peut lire ceci dans le premier dic-
tionnaire de l’Académie française, en 1694 : « Blanc au subst. Se dit en parlant
des peuples qui ont le teint blanc ou même olivastre, à la différence des Mores.
Cet enfant est fils d’un Blanc & d’une Noire, ou bien d’un Noir & d’une Blanche »56.
Cette première définition est intéressante car elle montre la naissance du Blanc
au miroir du Noir. Elle est reprise, en supprimant la référence aux « Mores »,
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dans les éditions de 1762 et 1798 du dictionnaire de l’Académie française.
55. J.-B. Dutertre , Histoire Générale des Antilles…, op. cit., t. 1, p. 357, 443, 500, t. 3, p. 116.
56. Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au roi, Paris, Chez la veuve de Jean-Baptiste Coignard,
t. 1, p. 103.
57. V. cousseau, Population et anthroponymie en Martinique du xvii e s. à la première moitié du xix e s.,
thèse, Pointe-à-Pitre, Université des Antilles et de la Guyane, 2009, p. 74.
74 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
Dans le recensement de 1664, le terme « Blanc » n’apparaît que trois fois alors
qu’environ 3 000 individus sont d’origine européenne. Il est utilisé pour évoquer
des personnes dont le prénom n’est pas connu : « quatre Blancqs dont on ne scait
le nom tous engagés »58, « un petit Blancq son nepveu »59, mais aussi « Marye
Blanche sa femme », pour recenser l’épouse de « Manuel Vaze nègre libre »60.
Dans les recensements de 1664 et 1671, le terme de sauvage désigne l’Amé-
rindien, celui de nègre l’individu d’origine africaine, celui de mulâtre l’enfant
ayant une ascendance européenne et africaine, et celui de métis celui dont
l’ascendance est amérindienne et européenne. Le terme de mulâtre apparaît
dans les sources dans les années 1660. Aussi n’est-il pas employé chez Dutertre
en 1654, mais il l’est abondamment dans son ouvrage de 1671. Les propriétaires,
quelle que soit leur couleur, sont qualifiés de maîtres de case. En 1671, le recen-
sement est plus formalisé : des en-têtes de colonne distinguent les maîtres de case
(dont certains sont mentionnés comme nègre libre ou mulâtre), des serviteurs
(qui sont des Européens), des esclaves (subdivisés en nègres, mulâtres, sauvages,
métis). L’ordre social distingue les individus selon leur statut juridique (libre,
serviteur, esclave), puis à l’intérieur de ces catégories selon l’origine géographique
et ses combinaisons. D’ailleurs, le signalement du caractère nègre ou mulâtre
des maîtres de case qui le sont, est loin d’être systématique. Dans ce dénom-
brement de la population de 1671, une catégorie s’intitule « serviteur simple »
ou « serviteur blanc » selon les feuilles du document61. Si, en 1664, « blanc » ne
sert qu’à décrire des individus, il commence timidement à être employé comme
adjectif pour désigner, occasionnellement, une catégorie d’individus.
L’une des premières utilisations du terme « Blanc » comme substantif aux
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Antilles dans la correspondance administrative des colonies, remonte à 1673.
À cette date, l’agent de la compagnie des Indes Occidentales, Du Ruau Palu
informe de la préparation d’un règlement sur « la condition des mulâtres » qu’il
considère d’ailleurs comme « des bâtards venus de Blancs et de Négresses ».
Il veut empêcher ces unions car « ce serait donner une récompense au crime et
au péché ce qui serait que les négresses ne voudraient plus connaître que des
Blancs afin de tirer leurs enfants de l’esclavage où elles sont »62. À La Réunion,
la première utilisation du substantif Blanc date du 1er décembre 1674, à l’occa-
sion d’une ordonnance qui fait « défense aux Français d’épouser des négresses,
cela dégoûterait du service et défense aux Noirs d’épouser des Blanches »63.
58. ANOM DPPC G1/469 F° 39 verso. Rolle des habitans de la Guadeloupe (1664). Rôle des
habitans de la Cabesterrre colonie de M. Hoüel.
59. ANOM DPPC G1/469 F° 106 recto. Rolle des habitans de la Guadeloupe (1664). Magasins
de la Basse-Terre.
60. ANOM DPPC G1/469 F° 38 recto. Rolle des habitans de la Guadeloupe (1664). Rôle des
habitans de la Cabesterrre colonie de M. Hoüel.
61. A NOM DPPC G1/468. Dénombrement général des habitants en l’île de la Guadeloupe,
Grande-Terre et Saintes de 1671 (29 février 1672). Les autres catégories sont maître de case, veuve,
épouse, garçon, fille, serviteur artisan, servante, nègre, négresse, négrillon, négrittes, mulâtre, sauvage.
62. ANOM F 3 91, F°84, « Mémoire de M. du Ruau Palu… ».
63. ANOM FM.3 208, Code de l’Isle Bourbon ou de La Réunion.
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 75
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haitent la ségrégation et ceux qui y sont opposés comme le gouverneur général
des Antilles françaises Blénac (1677-1690). Ce dernier déclare « Il me revient
de Saint-Christophe que la plupart des officiers ont épousé des mulâtresses »65.
Ce à quoi, il ajoute : « Mes raisons sont que les Blancs s’allient facilement à ce
sang, qu’ils prennent nos mœurs, notre langue et s’élèvent dans notre religion
et sont accoutumés au climat, que les étrangers Portugais et Espagnols n’ont
établi leurs îles et la Grande Terre que par ce moyen »66. L’édit de mars 1685,
qui définit les droits et obligations des maîtres à l’égard des esclaves et le statut
de ces derniers, donne d’ailleurs raison à Blénac, en conférant aux affranchis
« les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées
libres »67. Cet édit est baptisé Code noir par un éditeur parisien en 1718. Il faut
64. A NOM 5DPPC22 F ° 134. Recensement général des îles Guadeloupe, Grande-Terre et
des Saintes, auquel est joint celui de Marie-Galante (25 août 1697).
65. Cité par Lucien P eytrauD, L’Esclavage aux Antilles Françaises avant 1789, Paris, Hachette,
1897, t. 1, p. 184.
66. Cité par L. e lisaBeth, La Société…, op. cit., p. 242.
67. Code noir ou recueil des reglemens rendus jusqu’à présent concernant le Gouvernement, l’Administration
de la Justice, la Police, la Discipline & le Commerce des Nègres dans les Colonies Françoises, Chez Prault,
1767, p. 56.
76 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
noter que les termes de « noir » et de « blanc » n’apparaissent pas une seule fois
dans ce texte68.
Le terme de « nègre » est employé sept fois dans l’édit de mars 1685. Le terme
« maître » est utilisé soixante et une fois, mais il ne désigne pas que des personnes
d’origine européenne, vu que des propriétaires d’esclaves peuvent être aussi des
non-blancs. Durant le premier demi-siècle de colonisation, le substantif « Blanc »
n’est qu’exceptionnellement employé. Les sociétés des colonies françaises sont
alors en construction. L’option choisie est celle d’une société duale, composée de
maîtres d’origine européenne, mais aussi africaine, amérindienne (aux Antilles)
ou indienne (à La Réunion) qui dominent des serviteurs d’origine européenne
et des esclaves africains, amérindiens ou indiens.
La déclaration royale de septembre 1698 va dans le même sens pour
La Réunion : « Ceux qui naîtront d’eux (de nos sujets) et des gens de Pays avec
lesquels ils contracteront mariages, seront censés et réputés Régnicoles et natu-
rels français, pourvu toutes fois qu’ils fassent profession de la Religion catho-
lique apostolique et romaine »69. À la fin du xViie siècle, les distinctions reposant
sur des caractéristiques physiques ne sont pas retenues, ce qui explique cette
quasi-absence de l’emploi du terme « Blanc » dans les documents administratifs.
Toutefois, les registres paroissiaux mentionnent de plus en plus aux Antilles
comme à La Réunion, l’origine des individus. En 1717 « domestiques blancs »
devient une catégorie de recensement en Guadeloupe70. Le terme « blanc » réap-
paraît timidement comme adjectif pour qualifier une personne en situation de
servitude contractuelle.
Les termes de couleur ne sont pas couplés à la notion de race. En effet, les
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modalités de catégorisation et de classement des individus insistent davantage
sur la distinction entre libre et non libre. Les catégories de couleur servent à
témoigner de l’origine géographique des individus. Le terme de race tel qu’il est
employé dans l’historiographie ne permet donc pas de comprendre la complexité
de tous ces lexiques qui disent le social en même temps.
68. Le Code noir ou Edit du Roi Servant de reglement pour le Gouvernement & l’Administration de
l’Amerique, & pour la Discipline & le commerce des Negres & Esclaves dans ledit Pays. Donné à Versailles
au moins de mars 1685. Avec l’Edit du mois d’Aoust 1685 portant établissement d’un Conseil Souverain
& de quatre Siège Royaux dans la Coste de l’Isle de S. Domingue, Paris, Chez la Veuve Saugrain, 1718.
69. Joël Bertrais, L’Agriculture à Bourbon au temps des Compagnies (xvii e -xviii e siècles), thèse,
Aix-en-Provence, Université de Provence, 2004, p. 137.
70. A NOM 5DPPC5 ; Recensement de la Guadeloupe année 1717 (no 9 et 10), 8 avril 1717.
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 77
souvent utilisée pour désigner l’édit de mars 1685. Il faut préciser que ce texte
législatif qui a pour objectif de « maintenir la discipline de l’Église catholique,
apostolique et romaine, et pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des
esclaves », ne s’appelle pas Code noir à l’origine. La première mention de cette
expression, à ma connaissance, remonte à 1718. Ce sont les éditeurs parisiens
qui ont rebaptisé le texte et non le pouvoir royal. Les éditions suivantes du Code
noir ont compilé de plus en plus de textes législatifs sur les colonies, l’escla-
vage, le commerce colonial et la police des Noirs dans le Royaume de France.
Les éditions successives sont augmentées de textes nouveaux et suppriment
celles tombées en désuétude. Ainsi, si l’édition de 1718 compte 14 pages71,
celle de 1767 en a 446 pages72 et celle de 1788, 636 pages73. Le Code noir,
dans cette dernière version, utilise seulement trois fois le mot race, et ce pour
évoquer les familles royales ayant régné sur la France : « la première Race de nos
Rois […]. Les Rois de la seconde race […] Monarques de la troisième race »74.
Dès le xViii e siècle, par commodité, de nombreux auteurs ont confondu et
assimilé le Code noir au seul édit de mars 1685. Il faut noter la surinterprétation
et l’exégèse données au Code noir, qui veulent en faire un des jalons principaux
de la naissance du racisme, à l’instar du philosophe Louis Sala-Molins75 dont
l’interprétation a été contestée par l’historien du droit Jean-François Niort76.
La simple lecture du texte montre que sur la question des affranchis, l’édit de
mars 1685 avait tranché contre la différenciation entre libres de naissance et
affranchis en donnant à ces derniers « les mêmes droits, privilèges et immunités
dont jouissent les personnes nées libres ». L’étude des pratiques sociales à travers
l’étude des registres paroissiaux révèle encore la présence d’un grand métissage
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à la fin du xVii e siècle.
Il faut donc écarter une lecture « raciale » de ce texte pour l’intégrer dans la
production normative et juridique de son temps, sans y projeter les problèmes
de notre époque. Il faut également distinguer les documents dans leur tempo-
ralité et leur lieu d’application. L’édit de mars 1685, qui ne concerne que les
Antilles françaises, est transposé pour la Louisiane dans l’édit de mars 1724,
ce qui en change la nature. Dans ce dernier texte, le terme de blanc apparaît.
En effet, l’article 6 interdit aux « sujets blancs de l’un et de l’autre sexe de
contracter mariage avec les Noirs »77. Blanc apparaît ici comme un adjectif et
non un substantif.
71. BnF. Le Code noir, ou Édit… servant de règlement pour le gouvernement et l’administration de
justice et la police des isles françoises de l’Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et esclaves
dans ledit pays… Paris, Vve Saugrain, 1718.
72. Code noir…, op. cit., 1 767.
73. Code noir ou recueil des reglemens rendus jusqu’à présent concernant le Gouvernement, l’Administration
de la Justice, la Police, la Discipline & le Commerce des Nègres dans les Colonies Françoises, 1788.
74. Ibidem, p. 453.
75. Louis sala-molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987.
76. Jean-François niort, Le Code noir, idées reçues sur un texte symbolique, Paris, Le cavalier bleu, 2015.
77. Code noir…, op. cit., 1767, p. 56, 286.
78 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
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effectuée par Moreau de Saint-Méry. Ce dernier retranscrit en 1715 un édit
royal exige que les trois cents quarante Conseillers, Secrétaires de la « grande
Chancellerie, soient réputés nobles de quatre races, reçus et capables d’être
reçus dans tous les ordres de Chevalerie de notre Royaume »82. Race signifie
ici génération. L’usage nobiliaire de la race est assez fréquent. Aux xVi e et
xVii e siècles, il prend le sens de lignée, de famille. Il fait référence à l’idée que les
qualités nobles ou roturières sont héréditaires et que par conséquent l’inégalité
78. ANOM F 3 91, f° 96-97. Lettre du ministre aux administrateurs touchant les couleurs et les
mésalliances du 18 octobre 1731. Exemple cité par Abel l ouis, Les Libres de couleur en Martinique des
origines à 1815 : l’entre-deux d’un groupe social dans la tourmente coloniale, thèse, Pointe-à-Pitre, Université
des Antilles et de la Guyane, 2010, p. 102-103.
79. Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) et son fils Colbert, marquis de Seignelay (1651-1690),
dirigent les affaires maritimes de 1661 à 1690.
80. Frédérique l eFerme -FalGuières, « La noblesse de cour aux xVii e et xViii e siècles. De la
définition à l’autoreprésentation d’une élite », Hypothèses, 2001/1 (4), p. 88. Sur la réaction aristocratique,
David Bien, « La réaction aristocratique avant 1789 : l’exemple de l’armée », Annales ESC, 29/1, 1974,
p. 23-48, et 29/2, 1974, p. 505-534.
81. Robert Descimon, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires
dans la France moderne. La noblesse, “essence” ou rapport social ? », RHMC, 46/1, 1999, p. 5-21.
82. « Édit du Roi concernant la compagnie des trois cens quarante Secrétaires du Roi. Du mois
de juin 1711 », Loix et constitutions…, op. cit., t. 2, p. 463.
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 79
sociale coïncide avec l’inégalité naturelle83. Le mot race était souvent apparu
dans les disputes relatives aux origines nobles des individus, au moins depuis
le xVii e siècle84. C’est donc dans ce contexte d’évocation que le terme de race
est le plus souvent employé au xViii e siècle dans les colonies. Il en est de même
du deuxième usage du terme de race dans le même corpus de législation en
1741, lorsque Sébastien-René du Poulpry, présente une requête dans laquelle il
affirme « qu’étant issu de Noble race, et d’une ancienne maison de Bretagne, ainsi
qu’il serait prouvé par son extrait baptistaire, et celui du sieur Alain-Jacques du
Poulpry, son père, il désirerait être reconnu en cette qualité dans cette Colonie,
et jouir des privilèges et exemptions accordés aux personnes Nobles »85.
En 1767, le terme de race est à nouveau employé, cette fois-ci pour dési-
gner un groupe humain, mais toujours dans un contexte lié à la noblesse des
individus.
« Lettre du Ministre aux Administrateurs, contenant une décision sur trois points
relatifs aux Races Noires et Indiennes, du 7 janvier 1767
1°. Sa Majesté a toujours admis, et elle entend que ses Conseils Supérieurs admettent
une différence essentielle entre les Indiens et les Nègres ; la raison de cette différence est
prise de ce que les Indiens sont nés libres, et ont toujours conservé l’avantage de la liberté
dans les Colonies, tandis que les Nègres n’y ont été introduits que pour y demeurer dans
l’état d’esclavage ; première tache qui s’étend sur tous leurs descendants, et que le don de
la liberté ne peut effacer.
2°. Il suit, de la distinction qui vient d’être établie, que ceux qui proviennent d’une Race
Indienne, doivent être assimilés aux Sujets du Roi originaires d’Europe, et qu’ils peuvent,
en conséquence, prétendre à toutes les Charges et Dignités dans les Colonies ; mais par une
suite des motifs de cette même distinction, Sa Majesté entend qu’ils prouveront préalablement
leur généalogie, de manière qu’il ne reste aucun doute sur leur origine.
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3°. Sa Majesté ayant déjà exclu ceux qui sortent d’une Race Nègre, de toute espèce
de fonctions et charges publiques dans les Colonies, elle les exclut, à plus forte raison, de
la Noblesse, et vous devez être scrupuleusement attentifs à connaître l’origine de ceux qui
vous présenteront des titres pour les enregistrer »86.
83. Arlette Jouanna, L’Idée de race en France au xvi e siècle et au début du xvii e siècle (1498-1614),
thèse, Paris, Université Paris-Sorbonne, 1976. André DeVyVer, Le Sang épuré, le préjugé de race chez les
gentilshommes français de l’Ancien Régime (1560-1720), thèse, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1973.
84. P. Boulle , Race…, op. cit., p. 48.
85. Actes des 4 mai 1741, 2 et 3 août 1752 : Loix et constitutions…, op. cit., t. 3, p. 170.
86. Lettre du Ministre aux Administrateurs, contenant une décision sur trois points relatifs aux
Races Noires et Indiennes, du 7 janvier 1767, transcrite par le Conseil supérieur du Cap, le 17 juin 1767.
Loix et constitutions…, op. cit., t. 5, p. 81.
80 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
« Si ce préjugé est détruit, si l’homme noir est parmi nous assimilé aux Blancs, il est plus
que probable qui nous verrions incessamment des Mulâtres nobles, financiers, négociants,
dont les richesses procureraient bientôt des épouses & des mères à tous les ordres de l’État :
c’est ainsi que les individus, les familles, les nations s’altèrent, se dégradent & se dissolvent »87.
Selon le bureau des colonies, le préjugé de couleur s’est élevé pour écarter
ceux qui ont été esclaves de la noblesse. L’utilisation de la notion de race dans la
jurisprudence coloniale est initialement étrangère à une pensée classificatrice,
elle renvoie à un style de raisonnement généalogique, relevant de la grammaire
de la noblesse. L’égalité devant la loi pour tous les libres affirmée dans l’édit
de mars 1685 est remise en cause, notamment dans les affaires concernant
l’appartenance ou non à la noblesse des individus.
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entre les sous-catégories suivantes : « hommes portant armes, garçons portant
armes, garçons au-dessous de 14 ans, gentilshommes, exempts et privilégiés,
infirmes et surâgés, femmes, veuves, filles à marier, filles au-dessous de 12 ans ».
Ce recensement de la Martinique fait apparaître la catégorie « noirs et gens
de couleur libres89 ». En 1772, dans le premier recensement de la Guadeloupe
effectué après la guerre de Sept Ans, « Blanc » apparaît comme substantif pour
la catégorie : « Blancs de tout sexe et de tout âge ». Dans ce même document,
mulâtres, nègres et sauvages libres sont regroupés dans la catégorie gens de
couleur libres90. Pour Choiseul, secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies
(1760-1766), « il faut décourager les unions légitimes des Blancs avec des
femmes de couleur. Si par le moyen de ces alliances, les Blancs finissaient par
s’entendre avec les Noirs libres, la colonie pourrait se soustraire facilement
87. ANOM F3 90, fol. 171. M alouet, Du traitement & de l’emploi des Nègres dans les colonies,
manuscrit, 1776.
88. ANOM F3 73. Mémoire du roi pour servir d’instructions au sieur Clugny, capitaine de vais-
seau, gouverneur de la Guadeloupe, et au sieur Foulquier, intendant de la même colonie, de Versailles,
le 20 mars 1784.
89. A NOM 5 DPPC2 4. Tableau général du recensement de l’île Martinique pour 1764
(9 février 1764).
90. A NOM 5DPPC51. Tableau du recensement général de l’île Guadeloupe et dépendances
dressé pour l’année 1772 (no 34) (23 mai 1772).
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 81
Ici encore le terme race signifie lignée. Désormais, il s’étend d’un contexte
de vérification la noblesse des individus à celle de l’appartenance à la catégorie
des Blancs de l’ensemble des individus. Il y a volonté de renforcer la barrière
de couleur, autre nom du préjugé de couleur. Ce dernier est à la fois utile aux
autorités coloniales, mais aussi à tous ceux qui sont du bon côté de la barrière.
En effet, il faut être réputé blanc pour exercer les charges honorifiques comme
les offices de justice, de milice ou certaines professions libérales comme avocat,
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médecin… D’ailleurs, il n’est pas rare que, pour éliminer un adversaire d’une
charge, un concurrent l’accuse d’être descendant d’une « négresse » et souvent
à raison tant le nombre de réputés blancs ayant une ascendance africaine est
important 95. C’est souvent au prix d’une longue procédure que certains libres
métissés parviennent à être reconnus comme blancs. Ainsi, dans un arrêté du
Conseil du Cap du 1er mai 1779, le sieur Chapuizet de Guériné, accusé d’avoir
au moins un ancêtre « nègre » et interdit de servir dans une compagnie de milice
blanche est reconnu « pour blanc, de race blanche, franche et ingénue »96.
91. Patrick Villiers, Jean-Pierre Duteil , L’Europe, la mer, les colonies, Paris, Hachette, 1997,
p. 123. Lettre de Choiseul au gouverneur de Saint-Domingue en 1766.
92. Charles Frostin, Les Révoltes blanches à Saint-Domingue aux xvii e et xviii e siècles, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2008 [1975].
93. Lettre du ministre de la Marine du 27 mai 1771 adressée au gouverneur et à l’intendant de
Saint-Domingue, dans Loix et constitutions…, op. cit., t. 5, p. 356. « Sa Majesté a approuvé en conséquence
que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs la faveur d’être déclarés issus de race indienne ».
94. Loix et constitutions…, op. cit., t. 5, p. 418-419.
95. Voir mes travaux sur la Guadeloupe et La Réunion, cités plus haut, et aussi Jessica P ierre -
l ouis, Les Libres de couleur face au préjugé : franchir la barrière à la Martinique aux xvii e -xviii e siècles,
thèse, Université des Antilles, 2015.
96. Loix et constitutions…, op. cit., t. 5, p. 879. Pour le détail de cette affaire, voir J. P ierre -l ouis,
Les Libres…, op. cit., p. 161 sq.
82 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
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couleur des parrains et marraines est très irrégulière97. Cette mention est d’abord
un élément de la généalogie qui indique implicitement une paternité blanche
lorsque par exemple une femme « négresse » accouche d’un enfant « mulâtre »
ou une « mulâtresse » d’un enfant « métis » ou « quarteron ».
Le terme de nègre désigne dans les écrits des contemporains et les recense-
ments à la fois la couleur d’un individu, mais aussi le statut d’esclave, sauf que
tous les Noirs ne sont pas esclaves, d’où l’oxymore « nègre libre ». En Guadeloupe,
jusqu’au recensement de 1734, esclave est utilisé comme adjectif accolé au subs-
tantif « nègre » ou « mulâtre » pour désigner les esclaves noirs ou métissés. Lors du
recensement de 1736, esclave est utilisé comme substantif et remplace « nègre »98.
La distinction entre les catégories « nègres esclaves » et « nègres mulâtres » disparaît.
Elle est révélatrice d’une tendance vers la stabilisation des statuts juridiques.
Le terme mulâtre désigne à la fois l’individu issu d’un Blanc et d’un Noir,
ou de deux mulâtres, mais aussi le groupe des libres de couleur, pourtant tous
les mulâtres ne sont pas libres et tant s’en faut et tous les libres de couleur ne
sont pas mulâtres, notamment les nègres libres. Le terme mulâtre a tendance à
désigner, non seulement le métissage entre Blanc et Noir, mais aussi l’ensemble des
métissés et par extension tous les libres de couleur, groupe formé majoritairement
de métissés. La même remarque s’applique pour ceux qui sont désignés comme
Blancs dans les sources99. Les études généalogiques que j’ai menées ont montré
que bon nombre d’entre eux avaient des ancêtres amérindiens ou africains100. Ainsi
dans le quartier d’Anse-Bertrand, sur 46 propriétaires de plantation qualifiés de
Blancs dans le recensement de 1796, 14 ont leur arrière-grand-mère qualifiée de
négresse. Pour les 32 autres, nous n’avons trouvé aucun ancêtre d’origine africaine
ou amérindienne, mais l’origine géographique de certaines femmes reste incon-
nue101. J’ai désigné par réputés blancs les individus recensés comme blancs, tout
en ayant une ascendance africaine ou amérindienne. Aussi « blancs », « mulâtres »,
« nègres » sont des termes qui qualifient selon le contexte, une couleur de peau ou
un statut. Dans les années 1770-1780, les catégories qui sont désormais utilisées
dans les recensements, mais aussi dans les registres paroissiaux, sont celles de
Blancs, gens de couleur libres et esclaves. Nous avons qualifié celles-ci par le
concept de « couleur-statut ». En effet, les individus de l’époque se considèrent
entre eux davantage en fonction de la réputation d’appartenance à un statut que
de l’apparence physique. Pour appartenir à l’élite coloniale, il faut être réputé
blanc par l’ensemble de la société. Jean-Baptiste Caniquit, dont l’arrière-grand-
mère est pourtant qualifiée de « négresse » dans un recensement de 1787, entame
une procédure judiciaire de 1767 à 1791 pour être reconnu comme blanc. Il est
d’ailleurs recensé comme tel. Ce n’est pas un cas isolé. Nous avons identifié plu-
sieurs dizaines de personnes dans son cas pour une seule paroisse pour laquelle
40 % des Blancs ont une ancêtre noire102. Ainsi, Blanc peut être envisagé comme
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une « couleur-statut » et non une race. Nègre l’est aussi et signifie le plus souvent
esclave, mulâtre également pour dire libre de couleur, même s’il existe des « nègres
libres » et des mulâtres esclaves. Ces deux dernières expressions répondent aussi
à la définition de « couleur-statut ».
Au xViii e siècle, la « couleur-statut » triomphe. Le bailli de Mirabeau,
gouverneur de la Guadeloupe de 1753 à 1757, écrit : « l’esclavage est le plus
fort qu’il y est jamais eu, non pas dans le droit, mais [parce que] la couleur y
ajoute une indélébilité physique »103. Couleur et statut sont désormais liés de
manière très forte. L’esclave affranchi et ses descendants sont placés dans une
situation d’infériorité juridique, en relation avec leur couleur. Toutefois, les
métissés réputés Blancs bénéficient du statut juridique de la classe supérieure.
Ils sont cependant sous la menace d’une procédure remettant en cause leur
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caractérise les « nuances, produites par les diverses combinaisons du mélange
des Blancs avec les Nègres, et des Nègres avec les Caraïbes ou Sauvages ou
Indiens Occidentaux, et avec les Indiens Orientaux » en définissant « treize
classes distinctes quant à la nuance de la peau dans les individus qui forment
la population de la Partie [Française] de Saint-Domingue ». Moreau de Saint-
Mery propose donc une classification à prétention scientifique en définissant
une taxonomie très précise en fonction de l’ascendance des individus. Ainsi,
un mulâtre, sur 128 ancêtres – sept générations – compte de « 56 à 70 parties
[blanches] et en garde depuis 58 jusqu’à 72 noires ». Si certains termes du
métissage sont employés à l’époque (« mulâtre », « métis », « quarteron », « mame-
louc », « sang-mêlé », « griffe »), d’autres sont inventés car ils ne sont, à notre
connaissance, jamais employés dans les documents de l’époque (« sacatra »,
« marabou », « quarteronné »). Moreau de Saint-Méry critique l’opinion qui
n’admet pas « la possibilité de la disparition totale de la trace du mélange » car
selon lui : « Il y a sûrement tel quarteron, deux fois plus blanc qu’un Espagnol
ou qu’un Italien »104.
104. l.-e. moreau De saint-m éry, Description topographique, physique, civile, politique et
historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue, Philadelphie, chez l’auteur, 1797, t. 1, p. 76.
83-89, 249 et 352. Nous avons retranscrit sans les modifier les majuscules et minuscules de la citation.
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expressions « race noire », « race nègre » ou « race blanche » et déclare « que les
nègres soient une espèce, une variété ou une race identique avec la blanche,
nous les avons toujours reconnus quoiqu’en disent les négrophiles, pour de
véritables hommes ». Il utilise « couleur » dans un autre registre pour évoquer « les
hommes de couleur », c’est-à-dire les libres de couleur métissés ou la couleur
de la peau. Ainsi Tussac affirme que « la race actuelle des nègres, qui n’a rien
de commun que la couleur avec quelques individus nègres dont parle l’évêque
Grégoire ; que cette race […] était incapable de jouir de la liberté sans y avoir
été préparée de longue main »107. Il explique que les Asiatiques à peau noire
(il doit penser aux Indiens) n’appartiennent pas à la « race noire ». Ainsi, par
l’intermédiaire de l’Abbé Grégoire, l’usage de race pour désigner un groupe de
105. Texte cité dans l e Dentu, « Précis des événements qui se sont passés à la Guadeloupe pendant
la liberté des Noirs de 1794 à 1803 », Revue coloniale, t. 2, année 1844, p. 416-467.
106. Henri GréGoire , De la littérature des nègres, ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs
qualités morales et leur littérature : suivies de notices sur la vie et les ouvrages des nègres qui se sont distingués
dans les sciences, les lettres et les arts, Paris, Chez Maradan, 1808.
107. F.-R. t ussac , Cri des colons contre un ouvrage de M. l’évêque et sénateur Grégoire, ayant pour
titre « De la littérature des nègres » ou Réfutation des inculpations calomnieuses faites aux colons par l’auteur et
par les autres philosophes négrophiles…, Paris, Chez les marchands de nouveautés, 1810, p. 18, 34, 49, 53.
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de la perfection » et leur aptitude morale à atteindre la perfection. Virey estime
en effet que les « Nègres » qu’il classe au quatrième rang sont « eunuques […]
pour des liens plus parfaits de civilisation »109.
Si le discours des naturalistes influence le discours des habitants et admi-
nistrateurs des colonies, l’inverse est également attesté. Virey, dans la version
revue et augmentée de son Histoire naturelle du genre humain parue en 1826,
propose un développement sur les mulâtres qui n’existe pas dans l’édition de
1801.
« Ces individus qui encombrent nos colonies, n’ont ni l’intelligence aussi perfection-
née que les Blancs ni la soumission laborieuse des Nègres. Ils forment une caste ambiguë,
sans rang, sans état fixe, plus prompte à la révolte que disposé au travail ; haïs et méprisés
des Nègres, comme voulant usurper sur eux les droits des Blancs sans en avoir les titres
légitimes, et dédaignés des Blancs de race pure comme étant inférieurs ; ils sont devenus
plus dangereux qu’utiles à toutes les colonies européennes. On les y distingue sous le nom
d’homme de couleur ou de petits Blancs »110.
108. Eugène Boyer-P eyreleau, Les Antilles françaises, particulièrement la Guadeloupe, depuis leur
découverte jusqu’au 1er novembre 1825, Paris, Chez Ladvocat, 1826, t. 1, p. 116 et 129.
109. Jules-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, Dufart, an IX [1800-1801],
t. 1, p. 418-419 et t. 2, p. 120.
110. J.-J. Virey, Histoire naturelle du genre humain, Brussels, A. Wahlen, 1826, t. 2, p. 168.
DU PRÉJUGÉ DE COULEUR AU PRÉJUGÉ DE RACE 87
Ainsi Virey considère les « petits Blancs » comme des métissés et il les
rattache à la race noire. Les écrits de Virey sont révélateurs de la difficulté de
classer les personnes issues d’une situation intermédiaire. Virey qui est favo-
rable à l’abolition de l’esclavage, veut naturaliser les différences selon la race.
Après la seconde abolition de l’esclavage de 1848, les anciens esclaves accèdent
à la citoyenneté. Le terme de race est alors davantage utilisé et fait l’objet du
titre d’un livre. Dans Le Préjugé de race aux Antilles françaises, paru en 1883,
Gaston Souquet-Basiège, avocat blanc créole de la Martinique, considère les
mulâtres comme une race.
« Trois races se pressent sur le sol étroit des Antilles françaises : la race européenne, les
Blancs incessamment recrutés dans la Métropole ou descendant des familles successivement
établies sur le sol colonial ; les Noirs, importés pendant longtemps de l’Afrique, mais presque
tous aujourd’hui nés aux Antilles ; et, issue de ces deux races, une race intermédiaire, la
race appelée génériquement mulâtre, les métis, les quarterons.
Durant deux siècles, les Blancs seuls ont eu ici les prérogatives du Français ; les Noirs
et avec eux la plupart des enfants issus de leur race et de la race blanche, ont été tenus en
esclavage. Les libres, Noirs affranchis et mulâtres, généralement désignés sous le nom
d’hommes de couleur, n’ont pas participé aux avantages de la qualité de Français. Une
législation restrictive leur fermait tout accès à la vie publique et limitait leurs droits civils ».
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Europe ». Nous partageons cette analyse de Souquet-Basiège qui explique les
différences davantage par les distinctions sociales que par la race ou la cou-
leur. Il lie à l’illégitimité et à l’esclavage l’état d’infériorité des mulâtres dans la
société coloniale. Selon Souquet-Basiège, « la race de couleur ou mulâtre porta
donc, à l’origine, comme dans toutes les races on porte encore de nos jours, la
déconsidération attachée à l’illégitimité et cette déconsidération s’aggrava du
mélange avec une race asservie »111. À la fin du xix e siècle chez Souquet-Basiège,
l’emploi du terme race supplante celui de « couleur » ; pourtant il continue de
penser en termes de « couleurs-statut ».
***
Selon Claude Lévi-Strauss, le classement répond à la nécessité « d’intro-
duire un début d’ordre dans l’univers » qui permet de passer de « l’unité d’une
multiplicité à la diversité d’une unité »112. La nécessité d’ordre dans les colonies
conduit à une catégorisation des individus. Le développement des unions entre
111. Gaston souquet-BasièGe , Le Préjugé de race aux Antilles françaises, Saint-Pierre, Imprimerie
du Propagateur, 1883, p. 1-2, 5, 15, 664, 666.
112. Claude l éVi-strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 180.
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hétéroclite du lexique servant à exprimer les différences de qualités et de rangs
dans les colonies françaises où coexistent les notions de couleur, titulature,
nation, classe juridique, caste… Le recours fréquent au concept d’« esclavage
racial » occulte systématiquement tout un ensemble de rapports de pouvoir
et de domination liés au préjugé de couleur et à ses multiples transgressions.
Il masque également les conditions de formation des différents concepts de
race. En projetant le concept de race du présent dans le passé, l’historien se
heurte aux usages en cours de ce terme à l’époque de l’esclavage. Il est plus
adapté d’employer l’expression des contemporains, « préjugé de couleur » que
le mot racisme. Jusqu’au début du xix e siècle, le terme race est peu mobilisé
dans le discours des habitants et administrateurs des colonies. Lorsqu’il est
employé, il signifie famille, lignée, mais aussi sorte. Il est utilisé dans le cadre
d’un contexte biblique, nobiliaire ou dans celui du métissage. Ces emplois du
terme race ne renvoient ni aux mêmes grammaires, ni aux mêmes enjeux que
ceux développés par les naturalistes depuis la seconde moitié du xViii e siècle.
113. Aurélia m ichel , « À propos de Pour une histoire politique de la race, de Jean-Frédéric Schaub »,
Problèmes d’Amérique latine, 103, p. 127.
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çaise car nous ne connaissons pas les sources, mais nous estimons qu’il n’est
pas opératoire de l’étendre aux Antilles françaises. Nous estimons qu’il y a
un plus grand intérêt heuristique à employer le concept de « couleur-statut »
plutôt que celui de race pour évoquer les catégories des populations des sociétés
coloniales, au moins jusqu’au début du xix e siècle pour les Antilles françaises
et La Réunion.
Frédéric r éGent
Université Paris Panthéon-Sorbonne
Centre Sorbonne
17 rue de la Sorbonne
75005 Paris
frederic.regent@univ-paris1.fr
90 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
Résumé/Abstract
Frédéric régent
Du préjugé de couleur au préjugé de race, le cas des Antilles françaises
Alors qu’en mars 1685, le principe d’égalité entre tous les libres de naissance et les affran-
chis est proclamé, le préjugé de couleur s’est progressivement développé dans les sociétés des
colonies françaises au xViii e siècle. Ce processus souhaité par le secrétariat d’État à la Marine et
aux Colonies a mis en place trois « couleurs-statut » et un système de ségrégation juridique entre
réputés blancs, gens de couleurs libres et esclaves. Aux xVii e et xViii e siècles, le mot race est peu
employé par les religieux, les habitants ou les administrateurs des colonies. Toutefois, lorsqu’il
est mobilisé, c’est dans sa conception biblique, nobiliaire ou généalogique. Au xix e siècle, dans
les anciennes colonies esclavagistes, le mot race est davantage utilisé et tend à se substituer à
couleur, tout en décrivant des groupes qui s’inscrivent dans l’héritage de la « couleur-statut ».
Mots - clés : race, préjugé de couleur, esclavage, Antilles, blanc, noir, mulâtre n
Frédéric régent
From Colour Prejudice to Race Prejudice, the Case of the French Antilles
Whereas in March 1685, the principle of equality between all free-borns and freedmen was proclai-
med, the color prejudice gradually developed in the societies of the French colonies in the 18th century.
This process, desired by the State Secretariat for the Navy and the Colonies, set up three “color-status”
and a system of legal segregation between reputed whites, free colored people and slaves. In the 17th
and 18th centuries, the word race is not used by religious, inhabitants or administrators of the colonies.
However, when it is mobilized, it is in its biblical, noble or genealogical conception. In the 19th century,
in the former slave colonies, race is used more and tends to substitute for color, while describing groups
that fit into the legacy of “color-status”.
K eywords : race, color prejudice, slavery, West Indies, white, black, mulatto n
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