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Revue Européenne
des Migrations Internationales
Volume 1 - N° 2
Décembre 1985
La langue
Jacqueline BILLIEZ
Une autre question, qui découle des précédentes, a provoqué une vive
controverse : quel est le rôle du « bilinguisme » dans l'échec scolaire de ces enfants ? N'est-
il pas la source d'un handicap propre aux enfants de migrants dans l'apprentissage
du français qui expliquerait leurs difficultés scolaires?
Cette recherche s'appuie sur une enquête de type qualitatif auprès d'adolescents
issus de l'immigration espagnole, portugaise et algérienne, tous nés en France et âgés
de 15 à 21 ans.
PRÉSENTATION DE L'ENQUÊTE
il remplit certaines fonctions dans les échanges, comme la prise de contact entre
adolescents et adolescentes. Pour toutes ces raisons, notre échantillon soumis à l'enquête
a été formé de 7 groupes de 20 jeunes (trois groupes issus de l'immigration algérienne,
portugaise espagnole en France, un groupe témoin dans chaque pays d'origine et
un groupe témoin constitué d'adolescents français du même âge et de même origine
sociale).
Les méthodes d'enquête utilisées sont différentes selon les axes de l'étude, mais
l'orientation qualitative est commune. Dans le recueil des données pour l'analyse des
représentations, nous avons procédé par entretiens semi-directifs individuels ou en
petits groupes. Pour l'étude des situations d'emploi des langues et le recueil des
corpus d'échanges langagiers, la méthode de l'observation participante est pratiquée afin
de saisir le sujet tel qu'il s'insère dans ses réseaux de relations familiales et
communautaires (dans le groupe de pairs notamment). Il s'agit, en effet, d'observer les
phénomènes langagiers dans leur cadre naturel en évitant que l'observation ne perturbe
les comportements des sujets (Labov, 1978), ce que nous avons — on l'espère —
réussi à réaliser en confiant le recueil des données à un enquêteur issu du même réseau
de relations que les sujets. Ce travail de recueil et de transcription de données est
actuellement en cours (4), et nous ne présentons ici qu'une partie des résultats (5) —
ceux qui mettent en évidence les traits les plus caractéristiques de la représentation
que les jeunes se font de leur bilinguisme et plus particulièrement le rôle qui est dévolu
à la langue d'origine.
Chez les jeunes algériens, la situation est beaucoup plus diversifiée. Les
échanges familiaux sont marqués par l'utilisation du français pour répondre aux parents,
seules les filles signalent des usages de l'arabe dialectal pour discuter avec la mère.
Cette structure des pratiques s'inverse dans le pays d'origine (7). Les garçons
affirment utiliser l'arabe (ou désirer l'utiliser) dans les échanges familiaux, avec
l'intention très claire d'exprimer ainsi leur appartenance à la communauté algérienne, comme
en témoigne cet adolescent : « Si on passe ses vacances où il y a de la famille, il vaut
mieux parler l'arabe... Si j'arrive devant eux je leur parle en français, ils vont dire,
qu'est-ce que c'est celui-là , c'est un étranger, tout ça, euh, alors je pense que c'est
vraiment important. » Cependant ils affirment leurs difficultés à parler l'arabe dans
ce contexte car ils sont souvent objet de risée et leur façon de manier l'arabe les dési-
La langue comme marqueur d'identité gg
gne inévitablement comme immigrés et les renvoie à leur incomplétude. «J'ose pas
trop parler arabe » (Kamel), « Je parlais l'algérien comme un âne. . ., comme un
immigré» (Amar).
Ce phénomène ne se retrouve pas chez les Ibériques même s'ils sont perçus en
pays d'origine comme des immigrés à cause de leur accent. Seuls ceux qui affirment
ignorer la langue d'origine éprouvent une sorte de honte et refusent alors la vie sociale,
c'est plutôt le cas des sujets les plus jeunes.
La place occupée par la langue d'origine dans le groupe de pairs différencie aussi
de façon notable les deux groupes. Aucun sujet ibérique n'a mentionné l'usage du
portugais ou de l'espagnol à l'extérieur du réseau de relations communautaires. Pour
eux, le passage au français est systématique dans les échanges entre pairs, alors que
les sujets algériens, et plus particulièrement les garçons affirment utiliser l'arabe
dialectal dans certaines circonstances particulières, dans le but de se forger une parole
qui les démarque des adultes ou des jeunes enfants au même titre que le verlan, à
des fins de dissimulation. L'arabe dialectal joue alors le rôle de « code secret » pour
tricher pendant les parties de cartes ou pour donner des consignes à des membres
du groupe (alors que les Ibériques, dans le pays d'origine, ont tendance à utiliser
le français dans ce but). Le champ d'utilisation de la langue d'origine qui a tendance
à se restreindre dans le cadre familial, s'entrouvre, dans une certaine mesure, au sein
du groupe de pairs où la langue assume alors des fonctions nouvelles, notamment
celle de faire valoir une identité. Le groupe de pairs constitue pour eux un champ
social qui ne risque pas de les stigmatiser. Les adolescents se valorisent au contraire
par l'apport linguistique original qui permettra au groupe de se démarquer et
d'affirmer son particularisme.
LA LANGUE D'ORIGINE
COMME FACTEUR D'IDENTIFICATION
Pour tous les sujets interrogés, la langue d'origine semble investie d'une
fonction symbolique fondamentale qui se révèle tant au niveau de la conscience
linguistique qu'à celui des déclarations d'allégeance.
LA CONSCIENCE LINGUISTIQUE
— Sous l'effet de l'apport scolaire et des contacts langagiers en pays d'origine,
les sujets ibériques ont pris conscience de la déviance plus ou moins considérable du
parler vernaculaire intrafamilial, qualifié de «mélange», de «panachage» par
rapport à la norme standard. La pratique familiale de la langue d'origine est fortement
discréditée et cette représentation de la langue se retrouve fidèlement dans l'auto-
évaluation de leurs compétences. S'ils se déclarent presque tous capables de com-
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prendre et de se faire comprendre en pays d'origine sans trop de problèmes, ils sont
unanimes à estimer leurs compétences incomplètes. Les mots «leur manquent», ils
font souvent appel au français, ils sont également conscients de faire des fautes. La
plupart des sujets estiment dominer le français aussi bien que les natifs
francophones et mieux qu'ils ne dominent eux-mêmes la langue d'origine. Aucun d'eux ne
mentionne de lacunes ou d'insuffisances dans cette langue. Dans l'ensemble, les sujets
ibériques se considèrent comme bilingues même si la maîtrise des codes est inégale
et que cette qualité constitue à leurs yeux un atout précieux lorsqu'ils se comparent
aux sujets monolingues des deux pays.
— Les différentes valeurs que les Algériens assignent aux langues se reflètent
tout d'abord dans leur manière d'identifier puis d'exprimer la diglossie arabe ou leur
situation linguistique. Deux types d'attitudes peuvent être alors distingués : une
attitude de culpabilisation vis-à-vis de la langue et une attitude plus positive, quasi
scientifique, qui permet aux sujets de dépasser l'image stigmatisée des locuteurs immigrés
par une réhabilitation des régionalismes.
En ce qui concerne le français, tous les sujets présentent cette langue comme
celle qu'ils maîtrisent le mieux. Des difficultés sont le plus souvent signalées dans
le maniement du français légitime, étiqueté comme le «bon» français opposé à
«l'argot» du groupe de pairs. Les jeunes sont conscients également d'avoir appris
cette langue dans les échanges avec les jeunes enfants en jouant « en bas de
l'immeuble» ou avec les frères et sœurs plus âgés, et à l'école. Mais ces déclarations
s'accompagnent aussi de restrictions concernant la qualité du français utilisé. Beaucoup
signalent qu'ils parlent plus volontiers une sorte d'argot dans toutes les situations
non formelles et qu'ils doivent consciemment changer de registre dans les situations
plus formelles. «Ça dépend, des fois, je le (le français) parle bien, en cours de
français, je suis bonne, mais moi j'ai plutôt l'habitude de parler argot, je suis mal à l'aise
dans le français, je préfère l'argot» (Habiba).
En comparant leurs compétences en langue d'origine et en français, quelques-
uns se jugent monolingues (« enfin pour moi, je considère que je parle qu'une langue
hein c'est le français », Habiba), la plupart affirment un bilinguisme non
réciproque (8), («je parle une langue et j'en comprends deux», Lamia) et une petite
minorité se déclare bilingue («je suis en France mais on a les deux langues, je parle arabe,
je parle français, en fin de compte on a deux personnalités», Nassera).
Mais le fait de se déclarer monolingue n'empêche pas le sujet d'attribuer à la
langue d'origine une valeur centrale dans son système d'identification.
culture algérienne, qu'ils parlent algérien quoi, qu'ils se sentent pas totalement
français, qu'ils n'oublient pas totalement l'Algérie, je pense que c'est mieux parce qu'il
faudrait pas qu'ils oublient totalement soit la France, soit l'Algérie, il faudrait qu'ils
se rendent compte qu'ils, bon, que, ils ont des racines un peu algériennes » (Linda),
alors que les jeunes espagnols se représentent la langue comme un élément
génétiquement constitutif de l'individu au même titre que le sang et la chair : « le sang
espagnol, faut le garder» (Juana), «ma chair et mon sang sont espagnols» (Agustin).
CONCLUSION
La langue d'origine est donc moins perçue dans sa fonction d'outil de
communication que comme composante primordiale de l'héritage et comme marqueur
d'identité, ce que résument fort bien, sous forme de paradoxe, la déclaration de cet
adolescent d'origine algérienne : « ma langue c'est l'arabe mais je la parle pas », et
des énoncés ambigus du type : « il serait normal que je la parle », «je devrais la
parler ». La langue arabe est une marque profondément inscrite dans l'identité du sujet
même si « en surface » c'est la langue française qui apparaît : « Dans le parler, je
me sens plus français, au niveau de la langue au fond de moi.ye suis moitié Français,
moitié Arabe, plus Arabe quand même» (Nourredine). Les expressions pour rendre
compte de cette identité sont écartelées entre le sentiment exprimé par « je me sens »
et le statut «je suis». Elles sont révélatrices d'une situation vécue comme
inconfortable et des difficultés à s'inscrire dans la société française.
Cependant, pour les jeunes ibériques, dans l'ensemble mieux insérés que les
jeunes algériens, l'identification ethnique, c'est-à-dire le sentiment d'appartenance à une
communauté de langue et de culture, repose plutôt sur une pratique encore assez
intense de la langue d'origine dans la famille alors que pour les jeunes Algériens, elle
est davantage déterminée par la valeur mythique qu'ils attribuent à la langue d'origine.
L'étude en cours de réalisation des situations d'emploi des deux langues en milieu
bilingue (famille et groupe de pairs) fait apparaître, dans les discours enregistrés, une
utilisation de la langue d'origine sous des formes ritualisées fortement
emblématiques. Si pour les parents, le passage à la langue d'origine permet de compenser des
lacunes en français, pour la génération suivante, le changement de langue
correspond dans la plupart des cas à une volonté de se situer face à l'interlocuteur. Dans
une stratégie de rapprochement, le discours en français est parsemé de fragments en
langue d'origine (interjections, propositions incises) qui fonctionnent comme des signes
de connivence et des manifestations de l'appartenance. La stratégie de distanciation
se réalise au contraire par le passage de la langue d'origine au français. Les jeunes
issus de l'immigration jouent ainsi avec les possibilités offertes par leurs deux
langues même s'ils ne reconnaissent pas ces pratiques langagières comme des pratiques
bilingues. L'étude empirique de ce « parler bilingue » mérite d'être approfondie dans
ses relations avec l'affirmation de leur identité.
La langue comme marqueur d'identité
(1) Cf. circulaire n° 75-148 du 9 avril 1975 et la circulaire du 21 avril 1983 institutionnalisant l'intégration
des cours de LCO (circulaire n° 83-165).
(2) La différence se situant surtout pour ces chercheurs entre les formes du français standard (la norme
de l'écrit) et les variétés non-standards produites à l'oral (en situation informelle) autant par les adultes
que par les enfants.
(3) Les résultats de cette partie de l'étude (subventionnée par la Mission Recherche Expérimentation) sont
consignés dans un rapport : « Recherches sur la situation sociolinguistique des jeunes issus de
l'immigration», lre partie, mai 1984.
(4) Le nombre de sujets observés dans chaque groupe a été restreint dans cette phase. Nous avons
sélectionné 4 sujets par communauté représentant chacun un type de comportement.
(5) Cet article reprend le contenu d'une communication faite au Colloque du Gréco 13 «Générations issues
de l'immigration : mémoires et devenirs», Lille, 12-13-14 juin 1985.
(6) Cf. W.F. Mackey : « Interaction, interférence et interlangue», in «Actes du 2e colloque sur la
didactique des langues», Laval, oct.1981, Publications du Centre International de Recherches sur le Bilinguisme,
Université de Laval, Québec.
(7) II est à signaler que les contacts avec celui-ci sont beaucoup moins fréquents que chez les jeunes
ibériques, chaque sujet ayant en moyenne effectué un séjour en Algérie, certains n'y sont même jamais allés.
(8) Terme emprunté à W.F. Mackey : «Six questions sur la valeur d'une dichotomie L VL »; Bulletin
de l'Association Canadienne de Linguistique Appliquée, printemps 1983.