Vous êtes sur la page 1sur 10

95

Revue Européenne
des Migrations Internationales
Volume 1 - N° 2
Décembre 1985

La langue

comme marqueur d'identité

Jacqueline BILLIEZ

«Ma langue c'est l'arabe, mais je la parle pas. »


Kamel

Linguistes et sociolinguistes ne se sont que tardivement


intéressés aux populations immigrées installées en France. Les premières recherches ont
été suscitées par les actions d'alphabétisation en direction des travailleurs immigrés.
Bien que celles-ci ne semblent pas avoir donné lieu à des résultats théoriques très
poussés, et qu'elles aient laissé de côté une bonne partie des problèmes essentiels
(Porcher, 1978) — notamment dans le domaine de l'apprentissage de la lecture et de
l'écriture, où beaucoup reste à faire en ce qui concerne les adultes faiblement alphabétisés
— elles ont cependant été à l'origine de certaines elaborations méthodologiques
(Catani, 1977). Plus récemment, les recherches se sont orientées vers les stratégies
d'acquisition spontanées de la langue du pays de résidence développées par des
adultes d'origine étrangère, ainsi que vers les échanges langagiers dans les relations
intercommunautaires (Noyau, 1984, Dabène, 1980, Py et Alber, 1984).
Il convient de signaler que les chercheurs s'intéressant aux langues d'origine
étaient fort peu nombreux à l'époque où tous les efforts portaient sur
l'apprentissage du français aux immigrés, condition d'une meilleure insertion dans le pays. Ici
encore, c'est dans le cadre de l'intervention pédagogique que se sont amorcées en
France les premières réflexions sur l'enseignement des langues d'origine aux enfants
de travailleurs migrants. En effet, à travers tout le réseau associatif des étrangers
résidant en France et leurs propres institutions éducatives, s'est développé un
enseignement des langues d'origine destiné aux enfants d'âge scolaire poursuivant
essentiellement deux buts. Conserver les liens avec le pays d'origine — et dans cette
perspective l'enseignement purement linguistique est intégré à tout un ensemble
d'activités culturelles (célébration de fêtes traditionnelles, réunions diverses, etc.).
Préparer l'enfant à une insertion éventuelle dans les cursus scolaires du pays d'origine,
ce qui conduit à fixer, comme objectif principal à l'enseignement, la préparation aux
examens.
96 Jacqueline Billiez

Parallèlement, l'Éducation Nationale a donné à partir de 1975 un cadre officiel


à l'enseignement des Langues et Cultures d'origine aux enfants de migrants (')• Ces
dispositions, inspirées ouvertement par la politique tendant à favoriser le retour des
travailleurs immigrés, ont néanmoins ouvert une voie intéressante, à la fois pour
l'action pédagogique et pour la recherche.

Il est difficile de porter un jugement sur des tentatives qui se sont


manifestement heurtées à de considérables problèmes institutionnels et matériels (Clévy, 1978)
mais qui auront eu au moins l'avantage de poser clairement les problèmes et de
montrer d'une part à quel point l'institution scolaire française se prête mal à des activités
pluriculturelles, d'autre part combien peut être ambiguë la notion même de « langue
d'origine», lorsqu'on s'adresse à des enfants nés et scolarisés en majorité dans le
pays de résidence : quelle est réellement la langue maternelle de ces enfants ? Quelle
pratique en ont-ils ? De quelle langue s'agit-il ? A ces incertitudes d'ordre
linguistique s'ajoutent des obstacles d'ordre psychologique liés aux phénomènes de rejet et
de blocage de toutes sortes — obstacles encore accentués par les difficultés d'ordre
institutionnel.

Une autre question, qui découle des précédentes, a provoqué une vive
controverse : quel est le rôle du « bilinguisme » dans l'échec scolaire de ces enfants ? N'est-
il pas la source d'un handicap propre aux enfants de migrants dans l'apprentissage
du français qui expliquerait leurs difficultés scolaires?

Si, à la suite d'enquêtes comparatives, certaines équipes, comme le Groupe Aixois


de Recherche en Syntaxe (Delofeu, 1980 et Blanche-Benveniste, 1980) démontrent
que, du point de vue strictement linguistique, les différences entre enfants de migrants
et enfants français scolarisés dans les mêmes classes sont minimes (2) et qu'en tout
état de cause l'influence de la langue parlée dans la famille migrante est quasi
inexistante, d'autres chercheurs répondent en invoquant des cas manifestes
d'interférences de la langue d'origine dans des énoncés en français (Lefranc et Sefta, 1982).
A partir de démarches plus intuitives, on retrouve le même clivage chez les
enseignants de français ou de langues d'origine.
En effet, les productions langagières des enfants de migrants ne sont appréciées
que de façon très partielle car elles sont recueillies dans un seul contexte (le contexte
scolaire) et analysées en se référant aux deux monolinguismes correspondants. On
a ainsi tendance à oublier que l'enfant bilingue (même s'il comprend la langue
d'origine des parents et ne la parle pratiquement pas) est un être communiquant qui forme
un tout : « Le bilingue n'est pas deux monolingues mais un tout qui a sa propre
compétence linguistique et qui devrait donc avoir sa propre analyse » (Grosjean, 1984).
Le bilingue utilise une langue, puis l'autre, ou les deux à la fois selon les paramètres
de la situation de communication. Pour évaluer ce type de compétence, il faut
étudier la communication du bilingue dans son ensemble et dans sa réalité.

Dans cette perspective, le Centre de Didactique des Langues a entrepris une


recherche sur la situation sociolinguistique des jeunes issus de l'immigration dont
les conséquences attendues sont de deux ordres :
— sur le plan scientifique : faire progresser les connaissances dans le domaine socio-
linguistique par l'étude de cas de bilinguisme (ou de multilinguisme) rarement
étudiés dans le domaine français ;
La langue comme marqueur d'identité 97

— sur le plan éducatif, apporter une contribution décisive à la réflexion sur la


scolarisation des enfants de migrants, et en particulier, aider à élucider ce problème du
« handicap linguistique », et définir les objectifs et les contenus assignables à un
enseignement des langues d'origine.

Cette recherche s'appuie sur une enquête de type qualitatif auprès d'adolescents
issus de l'immigration espagnole, portugaise et algérienne, tous nés en France et âgés
de 15 à 21 ans.

PRÉSENTATION DE L'ENQUÊTE

Le projet d'enquête élaboré par le Centre de Didactique des Langues s'articule


autour de trois axes fondamentaux :
— Analyse des représentations que se font les jeunes de leurs pratiques langagières
(langues d'origine et français) et des attitudes vis-à-vis de ces deux langues (valeurs
attribuées aux langues en présence) (3).
— Inventaire des situations d'emploi respectives des deux langues dans les
principaux actes d'échanges engagés au cours de leur vie quotidienne. Cet axe vise
l'obtention de données concernant l'emploi effectif des langues ou autrement dit le
comportement linguistique réel des sujets, alors que l'axe précédent ne permet
d'accéder qu'à ce que les gens croient faire ou dire.
— Analyse linguistique des productions langagières recueillies dans les situations de
communication précédentes.
Cette étude en cours de réalisation vise à révéler les liens qui existent entre
représentations et pratiques linguistiques. On peut avancer les hypothèses suivantes : plus
la situation sociolinguistique est conflictuelle, plus la tension entre représentations
et pratiques langagières réelles sera forte et ira dans le sens d'une mise en réserve
de cette pratique (Kremnitz, 1983). Certaines composantes de la situation de
communication (statut des locuteurs, thème de l'échange) déclencheront des phénomènes
d'hypercorrection (application déplacée d'une règle imparfaitement assimilée) ou
d'alternances de langues. Il s'agit d'une stratégie de communication, plus connue
sous le terme anglais de «code-switching», qui est, selon Hamers et Blanc (1983)
« utilisée par des locuteurs bilingues entre eux ; cette stratégie consiste à faire
alterner des unités de longueur variable de deux ou plusieurs codes à l'intérieur d'une
même interaction verbale».

Pour garantir à cette enquête la rigueur scientifique, il était nécessaire


d'adopter une perspective comparative. Lorsque les médias rendent compte des problèmes
des jeunes dits de la « seconde génération », la plupart du temps il n'est question que
des jeunes dont les parents sont d'origine algérienne. Les autres jeunes, enfants
d'immigrés espagnols ou portugais, sont rarement mentionnés. S'il en est ainsi, c'est
en raison des spécificités historiques présentées par l'immigration algérienne, les
rapports des immigrés algériens à la France ayant commencé avant leur émigration,
pendant la période coloniale — événement dont les répercussions dans le champ
sociolinguistique sont encore patentes en Algérie : le français conserve le statut de
langue seconde pour toute une génération d'Algériens scolarisés, il a laissé des traces
importantes sous forme d'emprunts dans l'arabe dialectal (Achouche, 1981) et enfin
98 Jacqueline Billiez

il remplit certaines fonctions dans les échanges, comme la prise de contact entre
adolescents et adolescentes. Pour toutes ces raisons, notre échantillon soumis à l'enquête
a été formé de 7 groupes de 20 jeunes (trois groupes issus de l'immigration algérienne,
portugaise espagnole en France, un groupe témoin dans chaque pays d'origine et
un groupe témoin constitué d'adolescents français du même âge et de même origine
sociale).

Les méthodes d'enquête utilisées sont différentes selon les axes de l'étude, mais
l'orientation qualitative est commune. Dans le recueil des données pour l'analyse des
représentations, nous avons procédé par entretiens semi-directifs individuels ou en
petits groupes. Pour l'étude des situations d'emploi des langues et le recueil des
corpus d'échanges langagiers, la méthode de l'observation participante est pratiquée afin
de saisir le sujet tel qu'il s'insère dans ses réseaux de relations familiales et
communautaires (dans le groupe de pairs notamment). Il s'agit, en effet, d'observer les
phénomènes langagiers dans leur cadre naturel en évitant que l'observation ne perturbe
les comportements des sujets (Labov, 1978), ce que nous avons — on l'espère —
réussi à réaliser en confiant le recueil des données à un enquêteur issu du même réseau
de relations que les sujets. Ce travail de recueil et de transcription de données est
actuellement en cours (4), et nous ne présentons ici qu'une partie des résultats (5) —
ceux qui mettent en évidence les traits les plus caractéristiques de la représentation
que les jeunes se font de leur bilinguisme et plus particulièrement le rôle qui est dévolu
à la langue d'origine.

LES PRATIQUES DÉCLARÉES DES DEUX LANGUES

Les jeunes d'origine ibérique (portugaise et espagnole) et algérienne se


représentent leurs comportements de façon profondément différente. Les raisons de ces
différences sont multiples et relèvent aussi bien des relations qui se sont établies entre
les pays d'origine et la France au cours de l'histoire que de l'immigration elle-même.

Chez les jeunes ibériques, on assiste, de toute évidence, à une répartition


fonctionnelle des codes (6) relativement équilibrée. La langue d'origine est réservée à
l'usage informel, intime, des échanges familiaux en direction des parents et de la
famille élargie lors des contacts fréquents et réguliers avec le pays d'origine. Font
exception les interactions à l'intérieur de la fratrie qui se déroulent en français, comme
lors des échanges à l'extérieur de la famille et notamment dans le groupe de pairs.

Chez les jeunes algériens, la situation est beaucoup plus diversifiée. Les
échanges familiaux sont marqués par l'utilisation du français pour répondre aux parents,
seules les filles signalent des usages de l'arabe dialectal pour discuter avec la mère.
Cette structure des pratiques s'inverse dans le pays d'origine (7). Les garçons
affirment utiliser l'arabe (ou désirer l'utiliser) dans les échanges familiaux, avec
l'intention très claire d'exprimer ainsi leur appartenance à la communauté algérienne, comme
en témoigne cet adolescent : « Si on passe ses vacances où il y a de la famille, il vaut
mieux parler l'arabe... Si j'arrive devant eux je leur parle en français, ils vont dire,
qu'est-ce que c'est celui-là , c'est un étranger, tout ça, euh, alors je pense que c'est
vraiment important. » Cependant ils affirment leurs difficultés à parler l'arabe dans
ce contexte car ils sont souvent objet de risée et leur façon de manier l'arabe les dési-
La langue comme marqueur d'identité gg

gne inévitablement comme immigrés et les renvoie à leur incomplétude. «J'ose pas
trop parler arabe » (Kamel), « Je parlais l'algérien comme un âne. . ., comme un
immigré» (Amar).

Certaines filles ont déclaré utiliser ostensiblement le français au sein de la famille


en Algérie pour se démarquer, pour rejeter les modèles traditionnels attachés au
statut de la femme : « Je devenais folle, hein, je suis revenue ici (en France) à onze
heures du soir, je suis vite sortie, j'ai été faire un tour parce que là-bas je sortais pas,
je suis vite sortie, j'allais prendre des crises, on pouvait jamais sortir (...) je parlais
pas algérien là-bas, je parlais qu'en français» (Fatiha).

Ce phénomène ne se retrouve pas chez les Ibériques même s'ils sont perçus en
pays d'origine comme des immigrés à cause de leur accent. Seuls ceux qui affirment
ignorer la langue d'origine éprouvent une sorte de honte et refusent alors la vie sociale,
c'est plutôt le cas des sujets les plus jeunes.

La place occupée par la langue d'origine dans le groupe de pairs différencie aussi
de façon notable les deux groupes. Aucun sujet ibérique n'a mentionné l'usage du
portugais ou de l'espagnol à l'extérieur du réseau de relations communautaires. Pour
eux, le passage au français est systématique dans les échanges entre pairs, alors que
les sujets algériens, et plus particulièrement les garçons affirment utiliser l'arabe
dialectal dans certaines circonstances particulières, dans le but de se forger une parole
qui les démarque des adultes ou des jeunes enfants au même titre que le verlan, à
des fins de dissimulation. L'arabe dialectal joue alors le rôle de « code secret » pour
tricher pendant les parties de cartes ou pour donner des consignes à des membres
du groupe (alors que les Ibériques, dans le pays d'origine, ont tendance à utiliser
le français dans ce but). Le champ d'utilisation de la langue d'origine qui a tendance
à se restreindre dans le cadre familial, s'entrouvre, dans une certaine mesure, au sein
du groupe de pairs où la langue assume alors des fonctions nouvelles, notamment
celle de faire valoir une identité. Le groupe de pairs constitue pour eux un champ
social qui ne risque pas de les stigmatiser. Les adolescents se valorisent au contraire
par l'apport linguistique original qui permettra au groupe de se démarquer et
d'affirmer son particularisme.

LA LANGUE D'ORIGINE
COMME FACTEUR D'IDENTIFICATION

Pour tous les sujets interrogés, la langue d'origine semble investie d'une
fonction symbolique fondamentale qui se révèle tant au niveau de la conscience
linguistique qu'à celui des déclarations d'allégeance.

LA CONSCIENCE LINGUISTIQUE
— Sous l'effet de l'apport scolaire et des contacts langagiers en pays d'origine,
les sujets ibériques ont pris conscience de la déviance plus ou moins considérable du
parler vernaculaire intrafamilial, qualifié de «mélange», de «panachage» par
rapport à la norme standard. La pratique familiale de la langue d'origine est fortement
discréditée et cette représentation de la langue se retrouve fidèlement dans l'auto-
évaluation de leurs compétences. S'ils se déclarent presque tous capables de com-
100 Jacqueline Billiez

prendre et de se faire comprendre en pays d'origine sans trop de problèmes, ils sont
unanimes à estimer leurs compétences incomplètes. Les mots «leur manquent», ils
font souvent appel au français, ils sont également conscients de faire des fautes. La
plupart des sujets estiment dominer le français aussi bien que les natifs
francophones et mieux qu'ils ne dominent eux-mêmes la langue d'origine. Aucun d'eux ne
mentionne de lacunes ou d'insuffisances dans cette langue. Dans l'ensemble, les sujets
ibériques se considèrent comme bilingues même si la maîtrise des codes est inégale
et que cette qualité constitue à leurs yeux un atout précieux lorsqu'ils se comparent
aux sujets monolingues des deux pays.
— Les différentes valeurs que les Algériens assignent aux langues se reflètent
tout d'abord dans leur manière d'identifier puis d'exprimer la diglossie arabe ou leur
situation linguistique. Deux types d'attitudes peuvent être alors distingués : une
attitude de culpabilisation vis-à-vis de la langue et une attitude plus positive, quasi
scientifique, qui permet aux sujets de dépasser l'image stigmatisée des locuteurs immigrés
par une réhabilitation des régionalismes.

L'attitude de culpabilisation linguistique que l'on retrouve chez un grand


nombre de sujets algériens, et de façon beaucoup plus aiguë que chez les sujets ibériques,
se manifeste dans l'opposition entre la «vraie langue», celle des cours d'arabe
(fréquentés par tous les sujets mais sur des périodes n'ayant jamais dépassé 6 mois) ou
celle du pays d'origine et le « mélange », le parler de contact qui désigne comme chez
les Ibériques le vernaculaire intrafamilial : « Le vrai c'est celui de l'Algérie, ici on
parle pas le vrai (arabe) » (Laid). « Ce qu'il (le professeur de langue d'origine) nous
parlait, c'était le vrai arabe, mais la vraie langue arabe (...) maintenant ce qu'ils
parlent là-bas (en Algérie) à comparer d'ici, c'est pas pareil, t'as des mots qui ont la
même signification mais qui sont pas dits pareils et qui sont plus beaux, moi je trouve »
(Fatiha). «C'était le vrai arabe, on connaissait pas les mots et tout c'était pas dit
de la même façon» (Habiba).

Contrairement aux Ibériques qui perçoivent une continuité entre le vernaculaire


intrafamilial, la langue d'origine dans ses usages oraux dans les pays d'origine et la
norme-standard (celle des cours de langue d'origine), ces sujets perçoivent au contraire
une rupture, une fracture entre la «vraie langue», celle des cours de langue
d'origine et celle des autochtones, et « le mélange », le parler des immigrés en France. On
comprend ainsi pour quelles raisons leurs compétences dans cette langue vont être
jugées mauvaises. Le «mélange» n'étant pas considéré comme un bien valorisant,
sa maîtrise ne l'est pas non plus. Dès lors, ces sujets estiment qu'ils arrivent au mieux
à comprendre la langue d'origine mais qu'ils ont les plus grosses difficultés pour
s'exprimer dans ces idiomes. Ils exprimeront alors leur sentiment d'appartenance en
déclarant que l'arabe est leur langue, alors qu'ils ne la parlent pas. Le vernaculaire
est dévalorisé tandis que la vraie langue est mythifiée mais symbolise l'appartenance.

D'autres présentent vis-à-vis de la langue d'origine une attitude plus positive,


qui se reflète dans leur façon de repérer les variations linguistiques dans l'espace non
seulement du pays d'origine mais aussi du pays de résidence. « (En cours) c'était de
l'arabe, parce que y avait des Marocains, des Tunisiens qui étaient avec nous, c'était
de l'arabe (...), de toute façon, l'écriture, c'est pareil l'écriture, mais les paroles, ils
ont un truc, les Tunisiens ils ont un accent, les Marocains ils ont un accent, et nous
on a un accent, c'est comme ici, à Paris ils ont un accent, Grenoble a un accent et
La langue comme marqueur d'identité 101

Marseille a un accent» (Boumedienne). Mettant ainsi en perspective les deux


situations linguistiques, ils sont moins enclins à stigmatiser le vernaculaire intrafamilial,
qui est ainsi réhabilité par une prise de conscience de la variation sociolinguistique
(nationale, régionale et sociolectale). Un autre adolescent a comparé le vernaculaire
à une sorte d'argot comparable à celui parlé dans la rue en France.

En ce qui concerne le français, tous les sujets présentent cette langue comme
celle qu'ils maîtrisent le mieux. Des difficultés sont le plus souvent signalées dans
le maniement du français légitime, étiqueté comme le «bon» français opposé à
«l'argot» du groupe de pairs. Les jeunes sont conscients également d'avoir appris
cette langue dans les échanges avec les jeunes enfants en jouant « en bas de
l'immeuble» ou avec les frères et sœurs plus âgés, et à l'école. Mais ces déclarations
s'accompagnent aussi de restrictions concernant la qualité du français utilisé. Beaucoup
signalent qu'ils parlent plus volontiers une sorte d'argot dans toutes les situations
non formelles et qu'ils doivent consciemment changer de registre dans les situations
plus formelles. «Ça dépend, des fois, je le (le français) parle bien, en cours de
français, je suis bonne, mais moi j'ai plutôt l'habitude de parler argot, je suis mal à l'aise
dans le français, je préfère l'argot» (Habiba).
En comparant leurs compétences en langue d'origine et en français, quelques-
uns se jugent monolingues (« enfin pour moi, je considère que je parle qu'une langue
hein c'est le français », Habiba), la plupart affirment un bilinguisme non
réciproque (8), («je parle une langue et j'en comprends deux», Lamia) et une petite
minorité se déclare bilingue («je suis en France mais on a les deux langues, je parle arabe,
je parle français, en fin de compte on a deux personnalités», Nassera).
Mais le fait de se déclarer monolingue n'empêche pas le sujet d'attribuer à la
langue d'origine une valeur centrale dans son système d'identification.

LA LANGUE SYMBOLE D'APPARTENANCE


La comparaison des images véhiculées par la langue d'origine et celles liées au
français, montre que le français est toujours perçu dans son rôle utilitaire en tant
que langue de l'environnement : «Le français c'est normal que je le parle. »

La langue d'origine, au contraire, représente le symbole de l'appartenance. Dans


le discours on retrouve souvent l'opposition

«Le français c'est la langue que je parle» (Amar),


«Le français c'est une langue, c'est pas la mienne» (Kamel),
«L'arabe c'est ma langue» (Sélim),
«L'espagnol, pour moi, c'est quelque chose qui est entre mes parents et moi»
(Marie-José),
«L'espagnol c'est ma langue mais c'est pas ce que je parle» (Sylvie).
La langue d'origine acquiert une valeur symbolique indéniable. Elle est la trace
des racines, on la conserve en soi comme le sang et on souhaite la transmettre aux
générations suivantes. L'image de la langue comme symbole des racines apparaît plutôt
dans le discours des jeunes algériens : « Si je les ai en France (mes enfants) par
exemple je voudrais pas qu'ils parlent que le français, je voudrais qu'ils connaissent la
102 Jacqueline Billiez

culture algérienne, qu'ils parlent algérien quoi, qu'ils se sentent pas totalement
français, qu'ils n'oublient pas totalement l'Algérie, je pense que c'est mieux parce qu'il
faudrait pas qu'ils oublient totalement soit la France, soit l'Algérie, il faudrait qu'ils
se rendent compte qu'ils, bon, que, ils ont des racines un peu algériennes » (Linda),
alors que les jeunes espagnols se représentent la langue comme un élément
génétiquement constitutif de l'individu au même titre que le sang et la chair : « le sang
espagnol, faut le garder» (Juana), «ma chair et mon sang sont espagnols» (Agustin).

CONCLUSION
La langue d'origine est donc moins perçue dans sa fonction d'outil de
communication que comme composante primordiale de l'héritage et comme marqueur
d'identité, ce que résument fort bien, sous forme de paradoxe, la déclaration de cet
adolescent d'origine algérienne : « ma langue c'est l'arabe mais je la parle pas », et
des énoncés ambigus du type : « il serait normal que je la parle », «je devrais la
parler ». La langue arabe est une marque profondément inscrite dans l'identité du sujet
même si « en surface » c'est la langue française qui apparaît : « Dans le parler, je
me sens plus français, au niveau de la langue au fond de moi.ye suis moitié Français,
moitié Arabe, plus Arabe quand même» (Nourredine). Les expressions pour rendre
compte de cette identité sont écartelées entre le sentiment exprimé par « je me sens »
et le statut «je suis». Elles sont révélatrices d'une situation vécue comme
inconfortable et des difficultés à s'inscrire dans la société française.

Cependant, pour les jeunes ibériques, dans l'ensemble mieux insérés que les
jeunes algériens, l'identification ethnique, c'est-à-dire le sentiment d'appartenance à une
communauté de langue et de culture, repose plutôt sur une pratique encore assez
intense de la langue d'origine dans la famille alors que pour les jeunes Algériens, elle
est davantage déterminée par la valeur mythique qu'ils attribuent à la langue d'origine.

L'étude en cours de réalisation des situations d'emploi des deux langues en milieu
bilingue (famille et groupe de pairs) fait apparaître, dans les discours enregistrés, une
utilisation de la langue d'origine sous des formes ritualisées fortement
emblématiques. Si pour les parents, le passage à la langue d'origine permet de compenser des
lacunes en français, pour la génération suivante, le changement de langue
correspond dans la plupart des cas à une volonté de se situer face à l'interlocuteur. Dans
une stratégie de rapprochement, le discours en français est parsemé de fragments en
langue d'origine (interjections, propositions incises) qui fonctionnent comme des signes
de connivence et des manifestations de l'appartenance. La stratégie de distanciation
se réalise au contraire par le passage de la langue d'origine au français. Les jeunes
issus de l'immigration jouent ainsi avec les possibilités offertes par leurs deux
langues même s'ils ne reconnaissent pas ces pratiques langagières comme des pratiques
bilingues. L'étude empirique de ce « parler bilingue » mérite d'être approfondie dans
ses relations avec l'affirmation de leur identité.
La langue comme marqueur d'identité

Notes et références bibliographiques

(1) Cf. circulaire n° 75-148 du 9 avril 1975 et la circulaire du 21 avril 1983 institutionnalisant l'intégration
des cours de LCO (circulaire n° 83-165).
(2) La différence se situant surtout pour ces chercheurs entre les formes du français standard (la norme
de l'écrit) et les variétés non-standards produites à l'oral (en situation informelle) autant par les adultes
que par les enfants.
(3) Les résultats de cette partie de l'étude (subventionnée par la Mission Recherche Expérimentation) sont
consignés dans un rapport : « Recherches sur la situation sociolinguistique des jeunes issus de
l'immigration», lre partie, mai 1984.
(4) Le nombre de sujets observés dans chaque groupe a été restreint dans cette phase. Nous avons
sélectionné 4 sujets par communauté représentant chacun un type de comportement.
(5) Cet article reprend le contenu d'une communication faite au Colloque du Gréco 13 «Générations issues
de l'immigration : mémoires et devenirs», Lille, 12-13-14 juin 1985.
(6) Cf. W.F. Mackey : « Interaction, interférence et interlangue», in «Actes du 2e colloque sur la
didactique des langues», Laval, oct.1981, Publications du Centre International de Recherches sur le Bilinguisme,
Université de Laval, Québec.
(7) II est à signaler que les contacts avec celui-ci sont beaucoup moins fréquents que chez les jeunes
ibériques, chaque sujet ayant en moyenne effectué un séjour en Algérie, certains n'y sont même jamais allés.
(8) Terme emprunté à W.F. Mackey : «Six questions sur la valeur d'une dichotomie L VL »; Bulletin
de l'Association Canadienne de Linguistique Appliquée, printemps 1983.

ACHOUCHE (M.). La situation socio-linguistique en Algérie, in Langues et Migrations, sous la


direction de Dabène (L.). Publications de l'Université de Grenoble III, 1981, pp. 39-49.
BLANCHE-BENVENISTE (C.) et JEANJEAN (C). Evaluation comparée des moyens d'expression
linguistique d'enfants francophones et non francophones d'origine, dans les mêmes classes. Rapport ronéoté,
Université de Provence, décembre 1980.
CATANI (M.). La parole de l'autre. Hachette, Paris, 1977.
CLEVY (J.). Des langues et des cultures d'origine des enfants de travailleurs migrants. Etudes de
Linguistique Appliquée, n° 30, 1978, pp. 18-32.
DABENE (L.) (sous la direction de). Langues et Migrations. Centre de Didactique des Langues,
Publications de l'Université de Grenoble III, 1981.
DABENE (L.), BILLIEZ (J.). Recherches sur la situation sociolinguistique des jeunes issus de
l'immigration (Première partie). Rapport ronéoté, Université de Grenoble III, mai 1984.
DELOFEU (H.J.). Y a-t-il un dialecte propre aux enfants de migrants?, Champs Educatifs, n° 1, 1980,
pp. 25-32.
FRANCOIS (F.) (sous la direction de). J 'cause français, non?. Maspero, Paris, 1983.
GROSJEAN (F.). Le bilinguisme : vivre avec deux langues. Tranel, n° 7, Neuchâtel, 1984, pp. 15-39.
HAMERS (J.F.) et BLANC (M.). Bilingualité et bilinguisme. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1983.
KREMNITZ (G.). Français et créole : ce qu'en pensent les enseignants. Le conflit linguistique à la
Martinique. Helmut Buske Verlag, Hamburg, 1983.
Jacqueline Billiez

LABOV (W.). Sociolinguistique. Minuit, Paris, 1978.


LEFRANC (Y.) et SEFTA (K.). Les immigrés de la « deuxième génération » : quelle(s) langue(s) ? quelle(s)
culture(s)? Langage et Société, n° 22, décembre 1982, pp. 3-14.
NOYAU (C.) et PORQUIER (R.). Communiquer dans la langue de l'autre. Presses Universitaires de Vin-
cennes, Paris, 1984.
PORCHER
n° 30, 1978,(L.).
pp. Interrogations
5-17. sur le public, la langue, la formation. Etudes de Linguistique Appliquée,

PY (B) et ALBER (J.L.). Interlangue et conversation exolingue. Bulletin de la Section de Linguistique


de Lausanne, n° 6, 1984, pp. 217-231.

Vous aimerez peut-être aussi