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processus à caractériser
Stéphane Rullac
Résumé
Comment définir et caractériser l’innovation sociale dans le champ du travail
social ? Conçue comme une alternative à l’approche technologique, l’innovation
sociale conceptualise la mise en œuvre de projets à fort impact social pour renfor-
cer l’idéal démocratique. Pourtant, à travers la littérature francophone, cette réfé-
rence ne bénéficie pas d’une importante conception endogène au travail social et
demeure à ce titre suspecte pour les acteurs et actrices de ce champ professionnel.
Pourtant, une littérature internationale choisie permet de montrer que le concept
d’innovation en travail social intègre une tentative d’articuler des réponses nou-
velles du travail social, face à des défis sociaux en constante évolution, tout en ren-
forçant la continuité des valeurs de ce champ professionnel. Cet article est une pro-
position de caractériser les projets d’innovation en travail social, dans une optique
d’opérationnaliser cette référence au service des travailleurs sociaux et des travail-
leuses sociales, mais aussi de personnes qui en bénéficient.
Mots clés : innovation sociale, travail social, définition, caractérisation, recherche en
travail social
Summary
How to define and characterize social innovation in the field of social work? Con-
ceived as an alternative to the technological approach, social innovation concep-
tualizes the implementation of projects with a high social impact to strengthen
the democratic ideal. However, through the French-speaking literature, this ref-
erence does not benefit from an important endogenous conception of social work
and remains suspicious for the actors in this professional field. However, a selected
international literature shows that the concept of innovation in social work incor-
porates an attempt to articulate new social work responses to ever-changing social
challenges, while strengthening the continuity of the values of this professional
field. This article is a proposal to characterize innovation projects in social work,
with a view to operationalizing this reference to the service of social workers, but
also of the people who benefit from them.
L’innovation sociale est alors analysée comme une critique et une alternative
à l’innovation technologique pour modifier les relations entre les citoyen·ne·s
et l’État, dans une promesse sociale d’un avenir meilleur reposant sur le
génie social en remplacement du génie technologique : « Dans ce contexte,
l’innovation sociale apparaît comme la nouvelle solution susceptible de
favoriser non seulement la croissance, mais aussi une forme de partage
de ses fruits plus équitable, voire de redéfinir les politiques sociales. […] Le
terme ‹innovation sociale› renvoie à un déplacement du regard, de la tech-
nologie ou de l’entreprise vers la société » (Richez-Battesti et al. 2012, p. 15).
Cette nouvelle modalité de relations sociales se caractérise par le fait de
placer au centre des processus la participation des populations qui cherchent
à résoudre par elles-mêmes leurs propres problèmes : « La condit ion essen-
tielle d’existence de l’innovation sociale est la participation » (Chambon
et al. 1982). Julie Cloutier propose une définition de l’innovation sociale qui
synthétise l’espoir démocratique suscité par cette nouvelle approche :
matives qu’ils ou elles portent. Si le progrès des un·e·s est la régression des
autres, l’étude des innovations sociales et de leurs conséquences ne peut
faire l’économie d’un appareil de recherche capable d’objectiver le soubas-
sement idéologique des projets et de mesurer les effets sociaux des projets
mis en œuvre. Ainsi, l’étude scientifique de l’innovation sociale ne se résume
pas aux processus techniques déployés, ni aux problèmes à résoudre, ni
même aux effets du projet dans une logique microsociale, mais s’étend
aux rapports sociaux de domination que les nouveaux dispositifs contri-
buent à modifier. Sans en étudier empiriquement les enjeux et les consé-
quences, sur le long terme, la résolution d’un problème donné peut provo-
quer la génération de problèmes multiples d’ordre économique ou social.
D’ailleurs, l’innovation sociale est une proposition de solution forgée pour
répondre aux problèmes de l’innovation technologique, qui en son temps a
également été présentée comme une solution. L’un des exemples contem-
porains est la création des services d’Uber, qui peut être analysée à la fois
comme une innovation sociale en matière de déplacement urbain, mais
aussi comme une menace de la norme salariale et des protections sociales
qui y sont associées (Castel, 1995). Le surgissement du modèle économique
d’Uber et ses conséquences salariales illustrent l’ambiguïté de l’innovation
sociale au point d’avoir donné lieu à la création du néologisme « ubérisa-
tion », qui concerne tous les projets qui sont vus à la fois comme libérant le
travail et menaçant le modèle salarial en vigueur (Bonici 2017, p. 88).
La rupture fait partie de la rhétorique de l’innovation dans son
usage social. Cette dimension est parfois incarnée par la figure d’un génial
inventeur ou d’une géniale inventrice, dont Steve Jobs pour Apple et Mark
Zuckerberg pour Facebook sont les parangons. Il peut alors être tentant
d’utiliser l’invention comme synonyme, alors perçue comme une pra-
tique nouvelle, à la hauteur de l’inédit proposée par la géniale idée qui l’au-
rait permise. Cette grille d’analyse a tendance non seulement à person-
naliser les processus d’émergence d’innovation, mais encore à cristalliser
l’attention sur un moment disruptif 1 qui marque un avant et après. Pour-
tant, les innovateurs et innovatrices sont moins des inventeurs que des dif-
fuseurs. Les processus d’innovations technologiques sont pluriels, conco-
mitants et composent un paysage en mouvement perpétuel, comme a pu
le théoriser Joseph Schumpeter, dans la première moitié du 20e siècle, avec
l’expression de « tempête de destruction créatrice ». Bien éloignées de pro-
cessus linéaires et déterminés, les innovations composent des mosaïques
en matière de modalités de création et de diffusion, dont l’étude est com-
plexe (Latour 1992). Pour tenter de sortir du chaos créatif théorisé par
Schumpeter, Abernathy et Clark (1985) ont forgé une typologie, dans une
carte dite de transillience, selon 4 types distincts d’innovation :
›› Innovation de niche : continuité des modes de production / nou-
velles relations.
›› Innovation courante : continuité des modes de production / conti-
nuité des relations.
›› Innovation architecturale : nouveaux modes de production / nou-
velles relations.
›› Innovation révolutionnaire : nouveaux modes de production /
continuité des relations.
Cette typologie est construite selon le degré de rupture ou de renforcement
des modes de production (compétences) et les relations (usages sociaux)
qu’elles entraînent. Son principal intérêt repose sur le fait de comprendre
qu’une innovation agit à la fois sur celles et ceux qui la fabriquent et celles
et ceux qui l’utilisent, en renforçant ou en rompant avec ces deux types de
normes. La dimension disruptive n’est donc qu’une possibilité comme l’est
également celle de la continuité ; et ces deux caractéristiques peuvent aussi
cohabiter dans un même projet innovant.
Cette approche permet de sortir d’une analyse linéaire de l’inno
vation centrée sur le progrès et la nouveauté, ce qui apparaît d’autant
plus pertinent pour l’innovation sociale qu’il est impossible d’inventer du
« social ex nihilo» (Richez-Battesti 2015). L’étude des processus d’innova-
tion sociale concerne donc autant les jeux et enjeux des personnes mobi-
lisées que les évolutions des institutions et des environnements dans les-
quels les projets se développent. Entre renforcement et obsolescence des
normes en vigueur, ces processus de recomposition sont bien éloignés du
seul récit linéaire de la nouveauté forcément vertueuse porté par un inven-
teur ou une inventeuse que acteurs et actrices auraient tendance à propo-
ser pour promouvoir leurs projets.
nous définissons l’innovation sociale comme une pratique qui permet d’ap-
porter un questionnement nouveau, une réponse nouvelle, ou de prendre en
charge différemment un besoin social existant ou émergeant. Elle peut porter
sur l’activité proposée ou sur la démarche entreprise, ou encore sur la prise de
risque qu’elle comporte dans sa mise en œuvre. Elle peut aboutir à des résul-
tats transférables ou non. (Lallemand 2001, p. 11)
les actrices sociales et acteurs sociaux et qui mettent en œuvre de tels pro-
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