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Histoire de la philosophie

Première partie : Antiquité


Sylvain Delcomminette

Le Gorgias de Platon

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INTRODUCTION

Le thème du cours de cette année sera le Gorgias de Platon, que nous lirons dans la
traduction de Monique Canto-Sperber parue aux éditions GF-Flammarion1.
PLATON est né à Athènes en 428/7 avant notre ère, où il est mort en 348/7 après avoir
fondé la première école philosophique : l’Académie. À bien des égards, il peut être considéré
comme le premier philosophe, celui qui institue la philosophie comme une discipline à part
entière. Certes, depuis Aristote, on a coutume de considérer que la philosophie naît deux siècles
plus tôt, avec THALÈS DE MILET (VIIe-VIe siècle avant notre ère). Mais elle ne se nommait pas
encore ainsi à cette époque ; et si Platon n’est pas l’inventeur des termes « philosophie » et
« philosophe », il est certainement celui qui leur a pour la première fois conféré un sens
technique, d’ailleurs complexe et rarement suivi comme tel par la suite. Bien plus, l’œuvre de
Platon est incomparablement plus étendue que celle de ses prédécesseurs, et couvre l’ensemble
des champs et des problèmes qui formeront son domaine par la suite. C’est à ce titre que l’on
peut considérer que c’est lui qui institue à proprement parler la philosophie comme discipline.
Platon a écrit vingt-sept dialogues (ou vingt-huit si l’on inclut l’Alcibiade, parfois
considéré comme inauthentique), que l’on répartit généralement en trois périodes :
(1) Les Dialogues de jeunesse : l’Apologie de Socrate, le Criton, l’Euthyphron, les deux
Hippias, le Lachès, le Charmide, le Lysis, le Protagoras, l’Euthydème, l’Ion, le
Ménexéne, le Cratyle, le Gorgias, le Ménon (ces trois derniers étant souvent considérés
comme constituant la transition entre ce groupe et le suivant). À ceux-ci, certains
ajoutent le premier livre de la République, considérant qu’il aurait connu une première
version indépendante de la suite, et le Premier Alcibiade.
(2) Les Dialogues de maturité : le Phédon, le Banquet, le Phèdre, la République (du moins
les livres II-X), le Parménide, le Théétète.
(3) Les Dialogues de vieillesse : le Sophiste, le Politique, le Philèbe, le Timée, le Critias,
les Lois (ces deux derniers étant inachevés).
La plupart de ces dialogues mettent en scène SOCRATE, que l’on peut considérer comme le
maître de Platon (469-399), même si lui-même affirmait ne pas avoir de disciples. Platon n’est
pas le seul à avoir composé des dialogues socratiques : de nombreux autres membres du cercle
socratique (XÉNOPHON, EUCLIDE DE MÉGARE, ANTISTHÈNE, ESCHINE, PHÉDON D’ÉLIS, etc.) ont
fait de même, donnant lieu à un genre littéraire à part entière : celui des logoi sôkratikoi, des
« discours socratiques ». Simplement, la plupart de ces œuvres (à part celles de Xénophon) ont
été perdues ou ne nous sont parvenues que dans un état très fragmentaire, à la différence de
celles de Platon – l’un des très rares auteurs antiques dont la totalité des écrits soit parvenue
jusqu’à nous. Bien plus, les dialogues platoniciens possèdent des qualités littéraires et
philosophiques exceptionnelles qui les distinguent de ceux de ses contemporains, pour autant
que nous puissions en juger.
Pourquoi Platon écrit-il des dialogues socratiques ? Il y a à cela à la fois des raisons
historiques et des raisons philosophiques. Les raisons historiques tiennent essentiellement au
destin de Socrate et à son influence. Bien qu’il n’ait rien écrit, Socrate a profondément marqué
ses contemporains par sa manière d’engager la discussion sur l’espace public avec des jeunes
gens, des hommes politiques, des généraux, ou encore des sophistes. Dans ces entretiens,
Socrate s’attachait à révéler au grand jour l’ignorance de ses interlocuteurs, en particulier de
ceux qui se prétendaient détenteurs d’un savoir qui justifierait leur influence, opérant ainsi une
remise en question radicale des valeurs traditionnelles. Une telle action a évidemment déplu

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Platon, Gorgias, Présentation et traduction par Monique Canto-Sperber, Paris, GF-Flammarion, 1987.

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aux défenseurs de l’ordre établi, d’autant plus qu’elle semble avoir eu une grande influence sur
la jeunesse d’alors. Par ailleurs, Socrate ne se privait pas de critiquer parfois violemment la
démocratie athénienne et de souligner certains avantages du régime spartiate, ce qui, en pleine
guerre du Péloponnèse, fut particulièrement mal vu. Il faut dire également que certains
« disciples » de Socrate, en particulier Critias et Alcibiade, ont participé à des épisodes peu
glorieux de l’histoire athénienne, et que Socrate a sans doute été considéré comme au moins
indirectement responsable de leurs exactions. L’indépendance religieuse de Socrate, qui
paraissait faire peu de cas des dieux traditionnels et surtout prétendait entendre en lui-même la
voix d’un « démon » lui interdisant d’accomplir certaines actions (et, selon la version de
Xénophon, lui conseillant d’en accomplir d’autres), semble également être apparue comme une
menace pour l’ordre civique. Toujours est-il qu’en 399 avant notre ère, alors qu’il était âgé de
septante ans, Socrate fut accusé par Anytos, Mélétos et Lycon de corrompre la jeunesse, de ne
pas croire aux dieux de la cité et d’introduire de nouvelles divinités. Au cours de son procès,
Socrate refusa de se plier aux pratiques de défense traditionnelles (discours apologétique,
supplications, etc.), ne voulant utiliser d’autre témoin que sa propre vie de justice. Cette attitude
a pu passer pour de l’arrogance ; en tout cas, Socrate fut condamné à mort. Il accepta cette
condamnation sans fléchir, refusa de s’enfuir de sa prison pour s’exiler dans une autre cité (ce
qui semble avoir été une pratique relativement courante dans les cas de ce genre) et but la ciguë
quelques jours plus tard au milieu de ses amis, avec un calme et une noblesse d’âme que Platon
a immortalisés dans les dernières pages du Phédon et qui l’ont fait passer à jamais dans la
légende.
Il est clair qu’un des objectifs de Platon et des autres membres du cercle socratique en
écrivant leurs dialogues est de perpétuer la mémoire de Socrate et de pérenniser son influence.
Mais dans le cas de Platon, l’adoption de la forme dialoguée a des raisons plus profondes,
proprement philosophiques. En effet, Platon identifie la philosophie à la dialectique
(dialegesthai = dialoguer). Selon lui, la pensée est un dialogue intérieur de l’âme avec elle-
même, dialogue qui procède par questions et réponses et qui peut, mais ne doit pas
nécessairement, s’exprimer extérieurement par la parole. Nous aurons l’occasion de préciser ce
que cela signifie par la suite. À ce stade, contentons-nous d’insister sur le fait que pour Platon,
penser signifie à la fois interroger et répondre : non pas avoir réponse à tout ni se contenter de
se poser des questions, mais aller sans cesse d’une question à sa réponse puis à une nouvelle
question, et ainsi de suite. Le but de cette démarche est de garantir la pleine déterminité de la
pensée : d’une part, s’assurer que nous savons exactement de quoi nous parlons, et qu’il en va
de même pour notre interlocuteur ; d’autre part, éviter de « sauter des étapes » dans un
raisonnement, ce qui risque toujours de susciter des glissements et des confusions. C’est
seulement de cette manière qu’une véritable pensée en commun devient possible. Les Dialogues
platoniciens sont une mise en scène de la pensée au travail, bref une représentation de la
philosophie elle-même telle qu’elle peut se déployer dans une situation concrète et par rapport
à un problème précis. Il faut ajouter que la forme dialoguée est extrêmement souple, et permet
d’intégrer d’autres formes de discours, en particulier des mythes. Nous en aurons un exemple
dans le Gorgias, dialogue vers lequel il convient à présent de nous tourner.
Comme un grand nombre de Dialogues platoniciens, le Gorgias est nommé d’après l’un
des interlocuteurs avec lesquels s’y entretient Socrate, à savoir GORGIAS DE LÉONTIUM (485-
380 ?). On rattache souvent ce personnage, qui aurait été l’auditeur d’EMPÉDOCLE
D’AGRIGENTE, au courant sophistique, mais lui-même semble avoir refusé l’appellation de
sophiste au profit de celle d’orateur. Nous verrons que la distinction entre rhétorique et
sophistique sera mentionnée dans le Gorgias, bien que Socrate la considère ultimement comme
inessentielle.
Qu’est-ce que la sophistique ? Depuis les critiques radicales de Platon et d’Aristote, ce
terme est devenu péjoratif et désigne un savoir seulement apparent et trompeur. À l’origine,

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toutefois, le terme sophistès était tout à fait laudatif : pratiquement synonyme de sophos
(« sage »), il désignait simplement toute personne qui excelle dans un art. À partir du Ve siècle,
ce terme s’applique aux « sages de la première heure » : aux poètes, y compris Homère et
Hésiode, aux musiciens et aux rhapsodes, aux devins et aux prophètes, aux Sept Sages, etc.,
ainsi qu’aux philosophes présocratiques et à des personnages mythiques tel Prométhée. C’est
de cette tradition que se revendiquent ceux qu’on a appelés « les sophistes », au premier rang
desquels PROTAGORAS D’ABDÈRE (environ 490-420), puis d’autres comme PRODICOS DE CÉOS,
HIPPIAS D’ÉLIS et ANTIPHON. Ceux-ci sont des « sages » itinérants qui vont de cité en cité en
faisant profession d’enseigner, en contrepartie d’un salaire, un certain savoir à finalité
essentiellement pratique : la vertu (aretè), comme art de bien gouverner sa vie et d’atteindre le
bonheur, mais aussi l’art de bien parler et de persuader les autres, afin de faire passer certaines
décisions lors des assemblées de citoyens dans la cité démocratique, de gagner des procès, etc.
Par là même, les sophistes ont déplacé le centre de gravité de la philosophie, qui jusque-là était
essentiellement constitué par des questions d’ordre physique, vers la question de l’homme, du
langage et de la connaissance, déterminant ainsi de manière fondamentale le cours ultérieur de
son histoire.
La particularité de Gorgias dans ce contexte est de ne pas prétendre enseigner lui-même
la vertu (cf. Ménon 95c) – même si, nous le verrons, Socrate le contraindra à admettre le
contraire dans le dialogue qui porte son nom –, mais à se concentrer sur l’art de persuader par
le discours, bref sur la rhétorique, qu’il estimait toute-puissante et à laquelle il a consacré des
manuels et de nombreux discours, malheureusement perdus pour l’essentiel. Il semble qu’il ait
fondé cette toute-puissance de la rhétorique sur le fait que le langage n’a pas à se soumettre à
une quelconque référence extérieure. C’est du moins ce que l’on peut déduire de son célèbre
Traité du non-être, parodie de PARMÉNIDE et de MÉLISSOS dans laquelle il pousse jusqu’au bout
les conséquences du relativisme en soutenant successivement que (1) rien n’est ; que (2) même
si quelque chose était, il serait impossible de l’appréhender ; que (3) même si quelque chose
était et qu’il était possible de l’appréhender, il serait impossible de le formuler et de le
communiquer à autrui par le langage. Le langage se voit ainsi libéré de sa fonction référentielle
et devient un absolu : ne pouvant se référer à aucun être qui lui serait extérieur, tout simplement
parce qu’il n’y a rien de tel, il acquiert une autonomie qui lui confère en même temps sa
puissance de persuasion sur les hommes et la cité.
Afin de manifester cette toute-puissance de la rhétorique, Gorgias a rédigé des discours
célèbres dans lesquels il prend la défense de causes apparemment désespérées. Ainsi, dans la
Défense de Palamède, il imagine le discours que le héros homérique aurait pu prononcer devant
ses juges pour échapper aux accusations malveillantes d’Ulysse ; et dans l’Éloge d’Hélène, il
cherche à dédouaner Hélène de la responsabilité de la guerre de Troie, en attribuant son
enlèvement par Pâris notamment à la force séductrice de la parole – ce qui était bien entendu
une manière supplémentaire de célébrer son art.
Il convient par ailleurs de noter que Gorgias fut l’un des maîtres d’ISOCRATE (436-338),
fondateur d’une école rivale de l’Académie qui prétendait préparer les jeunes gens à la vie
politique par l’enseignement de la rhétorique – alors que Platon prétendait faire de même au
moyen de la philosophie. Ainsi, la controverse entre Socrate et Gorgias mise en scène dans le
Gorgias est loin d’être dépassée à l’époque où Platon écrit ce dialogue : elle se prolonge entre
leurs deux disciples les plus éminents, à savoir Platon lui-même et Isocrate, autour de la nature,
philosophique ou rhétorique, de l’éducation, et plus précisément de l’éducation politique.
Le thème central du Gorgias est en effet une confrontation entre la rhétorique et la
philosophie – mais, faut-il préciser, une confrontation entre ces deux disciplines dans leur
relation au bien. La question initiale du dialogue est explicitement « Qu’est-ce que la
rhétorique ? ». Il s’agit d’une instance de la question socratique traditionnelle, qui prend
toujours la forme « Qu’est-ce que ? » (ti esti ?). L’un des enseignements du Gorgias, comme

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de nombreux autres dialogues « de jeunesse » de Platon, est la difficulté de répondre à cette
question en apparence si simple, même par les premiers concernés. Précisément pour cette
raison, cette question initiale en cache en réalité une autre, qui insiste de plus en plus au fil du
dialogue, et que l’on peut appeler la question méthodologique : que signifie la question « qu’est-
ce que ? » elle-même ? comment bien la poser ? et comment y répondre ? C’est-à-dire
finalement : qu’est-ce que dialoguer ? qu’est-ce que la dialectique ? Cette question n’est jamais
posée explicitement, et par conséquent, la dialectique n’est jamais prise pour thème d’une
définition en bonne et due forme ; mais elle est constamment pratiquée par Socrate au fil du
dialogue, et c’est dans cette pratique qu’il faut chercher la réponse. De fait, Socrate se révélera
le seul capable de dialoguer au vrai sens du terme, c’est-à-dire à la fois d’interroger et de
répondre en vue de déterminer sa pensée, tandis que ses interlocuteurs échoueront les uns après
les autres à se montrer à la hauteur de la tâche.
La méthode d’interrogation socratique est souvent nommée l’elenkhos, terme que l’on
pourrait traduire par « examen réfutatif ». Cette méthode trouve son origine dans la procédure
juridique consistant à interroger l’accusé lors d’un procès et à lui opposer des témoins en vue
de persuader le public de juges qui doit voter sur sa culpabilité. Socrate fait subir une
transformation radicale (et revendiquée comme telle) à cette pratique, en refusant l’appel à
témoins et le vote et en faisant de son interlocuteur le seul juge de la validité de ses réponses.
Pour ce faire, il cherche à montrer l’incompatibilité entre l’opinion émise par son interlocuteur
et une ou des autres opinions que celui-ci soutient également. Il s’agit donc de montrer que
l’interlocuteur est incohérent, non pas au sens où l’opinion qu’il émet serait contradictoire en
soi, mais au sens où elle contredit d’autres opinions qu’il soutient en même temps. Une telle
méthode permet à Socrate de réfuter son interlocuteur sans prendre position lui-même et en
continuant à prétendre ignorer la réponse aux questions qu’il pose – c’est ce que l’on appelle
« l’ignorance socratique ». Nous verrons toutefois que dans le Gorgias, Socrate répond
finalement aux questions auxquelles ses interlocuteurs s’avèrent incapables de le faire, et
affirme avec force une série de positions fondamentales, en particulier d’ordre éthique.
Un présupposé essentiel de cette méthode est que la vérité suppose la cohérence : si les
opinions de l’interlocuteur se contredisent, alors certaines d’entre elles au moins doivent être
fausses. Cette exigence de cohérence peut toutefois être comprise de différentes manières, et
nous verrons qu’elle est également revendiquée par la rhétorique ; mais il s’agit alors soit d’une
cohérence que l’on peut qualifier d’externe, qui se joue entre les opinions professées par
l’orateur et celles de son public, que le premier cherche à éviter de heurter pour se montrer
persuasif, soit d’une cohérence interne au discours, mais seulement apparente, en ce qu’elle ne
reflète pas les pensées intimes de celui qui le tient. En revanche, la cohérence recherchée par la
dialectique est à la fois interne et réelle : elle doit valoir entre l’ensemble des opinions
profondément ancrées dans celui qui les professe. Cette cohérence revendiquée par Socrate,
c’est celle de la philosophie elle-même : comme il aime à le répéter, « la philosophie dit toujours
la même chose » – du moins à propos des mêmes choses. Cela ne l’empêche pas d’être souvent
« paradoxale » au sens propre, c’est-à-dire opposée à l’opinion commune : comme le dira
Calliclès, la philosophie, c’est le monde à l’envers.
On voit ainsi comment la rhétorique et la dialectique s’affrontent dans le Gorgias : alors
que la rhétorique constitue l’objet explicite du dialogue, la dialectique est la méthode qui
l’interroge. Mais au nom de quel critère les départager ? C’est ici qu’il faut introduire une
question encore plus fondamentale sous-jacente à l’ensemble de la discussion, même si elle
n’est énoncée explicitement qu’à la fin : la question du bien. Pour les Grecs, et pour Socrate et
Platon en particulier, le bien (to agathon) est avant tout à comprendre comme ce dont la
possession est capable de nous rendre heureux. Poser la question du bien, c’est donc poser la
question « Comment puis-je être heureux ? », sachant que le but de tout être vivant est d’être
heureux ; et cette question revient à la question « Comment dois-je vivre ? », dont Socrate nous

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dit dans le Gorgias qu’elle est la question la plus importante de toutes, celle dont on ne peut en
aucun cas faire l’économie. C’est dans cet horizon qu’il faut situer la controverse entre la
rhétorique et la philosophie, qui correspondent à deux genres de vie prétendant pouvoir nous
rendre heureux. Afin de trancher entre elles, il faut commencer par savoir en quoi consiste le
bonheur, c’est-à-dire ce qu’est le bien. Or cette question, Socrate montrera que seule la
philosophie peut la poser et y répondre correctement, ce qui lui donne d’emblée un avantage
certain sur sa rivale.
Ces indications préliminaires devraient déjà montrer que l’enjeu du Gorgias, comme
d’ailleurs de nombreux autres dialogues platoniciens, est ultimement la définition et la valeur
de la philosophie, ce qui en fait un texte idéal pour introduire à cette discipline. On notera par
ailleurs que dans ce dialogue brille par son absence le concept d’Idée, souvent considéré comme
le concept platonicien par excellence. De fait, c’est seulement dans les dialogues ultérieurs que
ce concept fera son apparition. Mais il est d’autant plus essentiel d’examiner ce qui le prépare
et ce qui lui donne sens, afin de ne pas sombrer dans la caricature à laquelle on réduit trop
souvent la philosophie platonicienne. En effet, l’essentiel de celle-ci est moins à chercher dans
le concept d’Idée que dans la dialectique, dont le premier est simplement la condition de
possibilité en tant qu’objet lui permettant de se déployer pleinement.

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PREMIÈRE PARTIE :
SOCRATE ET GORGIAS
(447a-461b)

Les premiers mots des dialogues de Platon sont souvent révélateurs, en annonçant des
thèmes ou des idées fortes qui préfigurent toute la suite. C’est le cas du Gorgias, qui s’ouvre
sur les mots polemou kai makhès (« la guerre et la bataille »), prononcés par Calliclès, qui
s’avérera le personnage le plus belliqueux du dialogue. En reprochant à Socrate d’arriver
« après la bataille », Calliclès, en bon élève de Gorgias et en représentant revendiqué de la
rhétorique conquérante, conçoit tout entretien comme un combat où le plus fort vise à écraser
le plus faible par sa virtuosité oratoire.
Tout autre est l’approche de Socrate, comme le manifeste d’emblée sa réplique à
Calliclès : « Comment cela ? Arrivons-nous, comme on dit, quand la fête est finie ? » Pour
Socrate, un dialogue est une fête (heortès) : il est producteur de plaisir, et même, nous le
verrons, de bonheur. Cela suppose toutefois une tout autre conception de son déroulement.
En effet, ce n’est évidemment pas un hasard si Socrate est arrivé en retard. Il a raté la
« démonstration » (epideixis) de Gorgias, à entendre non pas au sens d’une démonstration
logique ou mathématique, mais plutôt d’une démonstration de force, où Gorgias a cherché à
briller par sa virtuosité pour en imposer à son auditoire. Plutôt que de réentendre celle-ci,
possibilité qu’il se réserve pour « une autre fois », Socrate se propose de discuter avec Gorgias
en l’interrogeant sur l’art qu’il prétend détenir et enseigner. À l’art de briller par des discours,
Socrate oppose l’art de dialoguer, la « dialectique ».
Dialoguer, c’est interroger et répondre. Cela semble la chose la plus simple au monde,
mais la suite montrera qu’il n’en est rien. Socrate commence par expliquer ce qu’il entend par
« interroger » à son disciple Chéréphon, avant de prendre le relais. Tout d’abord, la question à
poser doit avoir la forme « Qu’est-ce que ? » (ti esti ?). Elle vise donc à interroger l’essence de
ce qui est en question (ce que la chose est, que Platon nommera plus tard son ousia), essence
qui doit s’exprimer dans une définition. Afin de faire saisir en quoi consiste cette question
(c’est-à-dire ce qu’est le ce que c’est lui-même !), Socrate utilise un procédé auquel il recourt
constamment : l’analogie, à comprendre ici dans son sens mathématique d’égalité entre deux
rapports : a : b :: c : d, c’est-à-dire : a est à b ce que c est à d (et e à f, g à h, etc.). (C’est l’analogie
ainsi comprise qu’on appelle également « égalité géométrique ».) En l’occurrence : si l’on
demandait à un cordonnier (c) ce qu’il est (d), il dirait qu’il est cordonnier ; et de même à un
médecin (e), à un peintre (g), etc. L’intérêt de ce procédé est de faire saisir ce que signifie la
question « qu’est-ce que ? » sans pour autant devoir la définir elle-même, mais à partir d’une
série d’exemples de cette question où elle paraît évidente (d, f, g), afin de la transposer au cas
qui nous intéresse (b) – b, d, f et g étant quatre instances différentes de la question générique
« qu’est-ce que ? ». Ce type de procédé montre déjà que pour Socrate, « savoir interroger » ne
signifie pas appliquer une simple recette qui serait énoncée dans une définition générale, mais
s’acquiert bien plutôt par la pratique, par un entraînement dans des cas plus simples qui nous
font saisir de quoi il s’agit.
Quant à l’art de répondre, il est plus compliqué encore, comme Gorgias ne tarde pas à
en faire l’expérience, lui qui s’était pourtant vanté d’avoir « réponse à tout ». C’est que Gorgias
et ses disciples voient dans la réponse l’occasion d’étaler leur virtuosité rhétorique, par l’usage
de figures de style, de tentatives de persuader leur interlocuteur, voire de le manipuler pour lui
faire admettre ce qu’ils veulent. Au contraire, Socrate requiert de la précision et de l’exactitude.
Il demande la brièveté, moins par amour du laconisme (il peut se montrer relativement prolixe
à l’occasion) que par volonté de maintenir la discussion dans un cheminement rigoureux, qui

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procède étape par étape et évite les glissements de sens rendus possibles par les imprécisions et
les obscurités entretenues plus ou moins volontairement par les expressions fleuries de la
rhétorique. En particulier, il tient à ce que l’on réponde à la question « qu’est-ce que c’est ? »
avant de passer à la question « comment est-ce ? », c’est-à-dire à la question de l’essence avant
la question de la caractérisation – et en particulier de l’évaluation. On ne pourra se prononcer
sur la valeur de l’art de Gorgias (pour autant que ce soit un art) qu’une fois qu’on aura défini
précisément ce qu’il est.
On voit donc que rhétorique et dialectique s’affrontent dès ces premières répliques en
tant que deux modalités différentes du discours, deux méthodes différentes de discussion. La
rhétorique n’est pas seulement l’objet de la discussion : elle régit également la manière dont les
interlocuteurs répondent aux questions de Socrate, qui manifestent ainsi son insuffisance par
rapport aux exigences de l’entretien dialectique.
Toujours est-il que Gorgias finit par répondre à Socrate que l’art qu’il exerce et prétend
enseigner est la rhétorique. En tant que tel, « rhétorique » est seulement un nom ; mais que
recouvre exactement ce nom ? Qu’est-ce que la rhétorique ? C’est à tâcher de répondre à cette
question qu’est consacrée toute la suite de l’entretien entre Socrate et Gorgias.
Pour ce faire, Socrate commence par essayer de préciser l’objet de la rhétorique, en
recourant une nouvelle fois à des analogies : le tissage est en rapport avec la confection des
vêtements (c : d), la musique avec la composition des chants (e : f) ; qu’en est-il de la rhétorique
(a) ? Elle traite des discours (b), répond Gorgias. On a là, certes, une première partie de la
définition de la rhétorique, mais celle-ci est encore insuffisante, puisque de nombreux autres
arts ont trait aux discours. Dans les termes qui s’imposeront plus tard chez Platon, on a procédé
à un rassemblement (des arts, et plus précisément des arts qui ont trait au discours), qui nous a
conduits à déterminer le genre de la rhétorique ; il va maintenant s’agit de diviser ce genre en
espèces de plus en plus différenciées pour la distinguer de tous les autres membres de ce genre,
et donc également de tout ce qu’elle n’est pas.
À cette fin, Socrate introduit une série de contrastes qui visent à faire saisir des
différences. À la différence de la médecine, de la gymnastique, de la peinture, de la sculpture,
etc., la rhétorique ne se rapporte pas à une action manuelle, mais a pour seul instrument le
discours. Mais à la différence des différentes branches des mathématiques, de l’astronomie ou
du jeu de pions, elle porte sur « les plus importantes et les meilleures des choses humaines ».
Ainsi est d’emblée introduit l’un des grands thèmes du dialogue, à savoir la question du bien.
Car qu’est-ce qui est « le meilleur » ? Gorgias ne manquera pas de trouver des rivaux qui
prétendront que le bien, c’est la santé (pour le médecin), la force physique (pour le gymnaste)
ou la richesse (pour l’homme d’affaires). Comment Gorgias conçoit-il le bien pour sa part ?
Pressé par Socrate, il le déclare enfin explicitement : le bien suprême (megiston agathon), c’est
selon lui le pouvoir de convaincre (peithein) par les discours, qu’il considère comme une cause
de liberté et un principe de commandement sur autrui (452d-e).
Cette réponse est importante, car elle montre d’emblée que dans l’esprit de Gorgias et
de ses disciples, le bien est associé au pouvoir, qui est lui-même considéré comme la condition
de la liberté. Il conviendra toutefois de se demander en quoi consistent le pouvoir et la liberté
eux-mêmes (à nouveau la question « qu’est-ce que ? »), afin de déterminer 1) si ceux-ci sont
bien conférés par le pouvoir de convaincre et 2) quel est leur lien au bien. Nous verrons que ces
questions seront abordées plus loin dans le dialogue ; pour l’instant, Socrate cherche à préciser
encore la définition de la rhétorique, en interrogeant Gorgias sur l’objet de cette conviction. Un
nouveau contraste avec l’arithmétique permet de mettre en évidence que cette conviction porte
avant tout sur le juste et l’injuste, tels qu’ils sont en question dans les tribunaux ou toute autre
assemblée de citoyens. Il semble bien qu’on ait ainsi atteint une définition complète de la
rhétorique, que l’on peut résumer par le schéma suivant :

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Arts (tekhnai)


ayant pour objet ayant pour objet ayant pour objets
la confection des vêtements : la composition des chants : les discours
tissage musique

dont la connaissance se rapporte qui comportent autant dont le seul instrument


à une action manuelle de discours que d’action est le discours


qui porte sur géométrie jeu de pions astronomie qui porte sur
les nombres les plus importantes
pairs et impairs et les meilleures
des choses humaines

quelle que soit en cherchant


leur grandeur : leur grandeur :
arithmétique calcul

santé : force physique : richesse : pouvoir de convaincre


médecine gymnastique affaires

sur les nombres : … sur le juste et l’injuste :


arithmétique rhétorique

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Comme on le voit, tout ce processus, qui annonce la méthode de rassemblement et de
division qui sera thématisée dans le Phèdre et pratiquée dans le Sophiste, le Politique et le
Philèbe, consiste à définir l’objet d’examen par une série de différenciations au sein du champ
délimité par le genre de départ. La définition obtenue serait la suivante : la rhétorique est un art
qui a les discours à la fois pour objet et pour unique instrument et qui porte sur le bien conçu
comme pouvoir de convaincre à propos du juste et de l’injuste. Comme Socrate le déclare
explicitement, le but d’une telle définition est de « savoir de quoi on parle », de « rendre évident
pour nous ce dont traite la discussion » : il s’agit de préciser et de clarifier notre pensée d’une
manière complète en vue de garantir sa cohérence. En particulier, il convient d’insister que c’est
seulement la conception de la rhétorique que se fait Gorgias qui est ainsi clarifiée. Comme le
révélera l’entretien avec Polos qui suivra, une telle conception n’est pas celle de Socrate, qui
rejette son point de départ, à savoir l’inclusion de la rhétorique parmi les arts.
C’est seulement sur une base ainsi déterminée que l’examen de la valeur de cette
conception et de la rhétorique elle-même peut s’élaborer. La dialectique entre alors dans une
deuxième phase, celle de la réfutation. Socrate prend soin de préciser que le but de celle-ci n’est
en aucun cas d’avoir le dessus sur son adversaire, mais seulement d’atteindre la vérité en nous
débarrassant de l’opinion fausse, qu’il considère comme un mal. En ce sens, la réfutation est un
bien, et ce avant tout pour celui qui la subit. Ce point est capital et tranche évidemment
radicalement avec la manière dont le rhéteur conçoit le dialogue : pour Socrate, le but de ce
dernier n’est pas la victoire, mais la vérité, qui est intrinsèquement bonne ; et en ce sens, il est
préférable d’être réfuté si l’on est dans l’erreur que de chercher à « sauver la face » en persistant
dans cette erreur. Nous verrons que cette manière de concevoir la réfutation annonce celle dont
Socrate présentera le caractère bénéfique de la punition comme visant à corriger et à éliminer
l’injustice chez celui qui la subit. Remarquons simplement à ce stade qu’en présentant la
réfutation comme un bien, Socrate suggère déjà que c’est la dialectique et non la rhétorique qui
est susceptible de nous conduire au bonheur.
La réfutation se déploie en deux temps. Tout d’abord, Socrate opère une distinction entre
deux types de conviction (peithos) : le savoir (mathèsis) et la croyance (pistis). En quoi se
distinguent-ils ? En ce que le savoir est toujours vrai, tandis que la croyance est tantôt vraie
tantôt fausse. Gorgias accepte cette distinction, ce qui le distingue d’autres sophistes comme
Protagoras, qui soutenait au contraire, du moins d’après ce qu’en dit Platon dans le Théétète,
que toutes les opinions étaient vraies – de sorte qu’il n’y aurait pas de différence entre le savoir
et l’opinion (dont la croyance est une variété), du moins quant à la vérité. (Protagoras soutenait
en revanche que certaines opinions étaient meilleures que d’autres, et que le sage était celui qui
était capable de faire passer d’une opinion mauvaise à une opinion bonne.) Or étant donné les
conditions dans lesquelles se déploie la rhétorique, il est clair qu’elle ne peut produire que
l’opinion et non le savoir à proprement parler.
Gorgias n’a aucune difficulté à accepter ce premier temps de la démonstration. Il admet
même que le rhéteur peut être amené à produire la conviction sur des sujets qu’il ignore lui-
même. À titre d’exemple, il raconte qu’il a souvent accompagné son frère médecin et a été
capable de persuader les patients de subir un traitement pénible là où son frère échouait. En ce
sens, la rhétorique serait ce qui confère aux autres arts leur puissance : sans elle, ils ne pourraient
accomplir leur propre office. Cet outil de puissance, Gorgias reconnaît qu’il peut être dangereux
s’il est manié par des personnes peu scrupuleuses, à la manière de n’importe quelle arme ; mais
il estime que celui qui enseigne la rhétorique n’est pas responsable des éventuels mauvais
usages qu’en feraient ses disciples. Selon lui, la rhétorique est donc un art qui ne possède pas
en lui-même la règle de son propre usage. Remarquons déjà, contre Gorgias, que cela suggère
que la rhétorique devrait dès lors être subordonnée à un autre art : la médecine dans le cas des
maladies, ou la connaissance de la justice au tribunal ou à l’assemblée. Mais si tel est le cas,
comment pourrait-elle encore prétendre être le plus grand bien ? Nous verrons que Polos puis

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Calliclès s’insurgeront plus tard contre cette apparente subordination de la rhétorique à un bien
supérieur qui devrait lui dicter la règle de son usage : de manière beaucoup plus conséquente,
mais aussi bien plus dangereuse, ils soutiendront que le bien n’est rien d’autre que la puissance
elle-même, et que ce qui est juste par nature, c’est tout simplement ce qui est posé comme tel
par le puissant, qui n’a pas à se soumettre à de quelconques règles extérieures.
De fait, cette concession de Gorgias ouvre la porte à l’objection suivante de Socrate.
D’une part, non seulement le rhéteur ne peut produire que la croyance et non le savoir, mais il
ne peut convaincre que des ignorants ; ceux qui connaissent le sujet dont on parle, eux, ne se
laisseront pas convaincre dans un sens contraire à leur savoir. Cela restreint déjà
considérablement la portée de la rhétorique. D’autre part, le rhéteur est-il lui-même ignorant du
sujet sur lequel il parle ? À suivre l’exemple de l’usage de la rhétorique à des fins médicales, il
semblerait que oui ; mais en va-t-il de même dans le cas du juste, de l’injuste, du bien, du mal,
etc. ? Le rhéteur ignore-t-il ces valeurs fondamentales ? Gorgias reconnaît qu’il doit les
connaître, soit préalablement à l’étude de la rhétorique, soit en les apprenant de lui. Voilà donc
Gorgias qui reconnaît enseigner la vertu, contre ses déclarations habituelles en la matière ! Mais
ce faisant, comme le fait remarquer Socrate, Gorgias contredit ce qu’il a affirmé un peu
auparavant sur le caractère « axiologiquement neutre » de la rhétorique, puisqu’il semble que
celui qui étudie la rhétorique avec lui ne peut pas en faire un mauvais usage, étant donné que
dans tous les cas, il connaîtra le bien.
Il importe de bien noter le fonctionnement de cette réfutation. Socrate a simplement mis
au jour une contradiction dans les déclarations de Gorgias sans pour autant prendre position
lui-même sur la question. Parce que la cohérence est une condition négative de la vérité, le
simple fait que Gorgias se contredise suffit à montrer que certaines au moins de ses opinions
sont fausses, et donc que loin d’être savant, il est ignorant sur les matières mêmes qu’il prétend
enseigner. Cela étant, on pourrait considérer que cette réfutation fait également signe vers un
résultat positif, en suggérant l’idée d’une bonne rhétorique, qui serait subordonnée à la
connaissance du bien et de la justice. Platon développera une telle idée dans le Phèdre, où il
proposera une version réformée de la rhétorique qui coïncidera ultimement avec la dialectique.
Mais ce n’est pas la voie suivie par le Gorgias, puisque Polos va au contraire reprocher à
Gorgias d’avoir admis que le rhéteur devait posséder une certaine connaissance du bien.

11
DEUXIÈME PARTIE :
SOCRATE ET POLOS
(461b-481b)

Polos, disciple de Gorgias, est mécontent de la manière dont son maître s’est laissé
réfuter par Socrate. Selon lui, c’est par gêne que Gorgias n’a pas osé s’en tenir à sa position
initiale selon laquelle la rhétorique était « axiologiquement neutre » et pouvait être utilisée bien
ou mal selon que l’orateur était juste ou injuste. Autrement dit, Gorgias a sacrifié la cohérence
interne de sa position à l’accord externe avec la foule, qui selon lui réprouverait un art dont il
puisse être fait un mauvais usage. S’affrontent dès lors ici deux conceptions de la cohérence,
qui n’en sont pas moins rhétoriques toutes les deux : cohérence interne au discours lui-même et
cohérence externe avec les opinions du public. Nous l’avons vu, Socrate refuse quant à lui
l’appel à témoins : seule lui importe la cohérence interne entre les opinions de son interlocuteur.
C’est précisément celle-ci que Polos se propose de défendre, car, plus jeune que Gorgias, il n’a
pas peur du jugement des autres et est prêt à soutenir des positions impopulaires.
Cependant, comme l’a déjà manifesté son bref entretien avec Chéréphon au début du
dialogue, Polos est incapable de discuter, du moins au sens où Socrate l’entend. Voulant réfuter
Socrate, il devrait l’interroger pour le mettre face à ses prétendues contradictions ; mais il
s’avère incapable de poser le type de questions attendu par Socrate. Tout d’abord, il ne peut se
résoudre à poser la question « qu’est-ce que ? » et à l’approfondir jusqu’à obtenir une réponse
claire et complète qui lui permette de connaître la conception précise que Socrate se fait de la
rhétorique, tant il est obnubilé par la question « quelle est la valeur de la rhétorique ? », variante
de la question « comment est ? ». Ensuite, les questions qu’il pose sont des « questions
rhétoriques », qui visent moins à obtenir une réponse qu’à exprimer sa propre opinion et à
tourner en dérision son adversaire, ou encore qui mêlent indûment deux questions différentes
et reposent sur des ambiguïtés de vocabulaire. La seule caractéristique que Polos retient de
l’elenkhos socratique, c’est la honte qu’elle suscite chez l’interlocuteur réfuté ; mais alors que
celle-ci était provoquée dans la pratique socratique par la reconnaissance de sa propre
ignorance, elle devient aux yeux de Polos l’humiliation subie par celui qui a le dessous dans
une épreuve de force.
Finalement, Socrate se voit dès lors contraint de prononcer un « long discours » par lui-
même pour répondre à la question qu’on ne lui a pas posée proprement. Mais si l’on y prend
garde, on constate que ce long discours procède exactement de la même manière que son
entretien précédent avec Gorgias, à savoir par rassemblement puis par différenciations
successives permettant de préciser toujours davantage sa pensée.
Selon Socrate, c’est en effet le point de départ de la définition qu’il a tirée de Gorgias
qui est erroné : la rhétorique n’est pas un art (tekhnè), mais seulement un savoir-faire (empeiria)
ou une routine (tribè). Il ne précise pas immédiatement les différences entre ces deux genres,
mais elles apparaissent progressivement au fil de la discussion. Il y en a essentiellement deux :
1) l’art peut énoncer le logos (c’est-à-dire la définition, la raison, bref l’« explication
rationnelle ») ou encore la cause de son objet, ce dont est incapable le savoir-faire ; 2) l’art vise
le bien, le savoir-faire le plaisir. On voit que la deuxième différence suppose que le bien et le
plaisir soient différents, ce qui ne sera établi que plus tard, dans l’entretien avec Calliclès. Quant
à la première, elle repose sur la conception constante de la science ou de l’art chez Platon (et
aussi bien chez Aristote), selon laquelle l’art et la science peuvent rendre compte (logon
didonai) de leur objet. « Donner le logos », c’est ce que Socrate s’attache constamment à faire
lui-même, en cherchant des définitions qui permettent d’expliquer les conséquences qu’on en
tire.

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Afin de clarifier cette première différence entre l’art et le savoir-faire, on peut citer le
texte suivant d’Aristote, qui repose sur la même idée :

En effet, l’enseignement des arguments éristiques, dispensé par des professeurs rétribués, était semblable
à la pratique de Gorgias. Ils donnaient en effet à apprendre par cœur, celui-ci [Gorgias] des arguments
rhétoriques, ceux-là [les professeurs d’éristique] des arguments sous forme de questions et de réponses,
dont ils croyaient, de part et d’autre, qu’ils recouvraient la plupart de leurs arguments respectifs. C’est
pourquoi l’enseignement dispensé à leurs élèves était rapide, mais sans technique ; ils croyaient en effet
pouvoir assurer une formation en offrant non pas la technique, mais les résultats de la technique,
exactement comme si quelqu’un, affirmant transmettre la science de n’avoir pas mal aux pieds,
n’enseignait par la suite ni l’art du cordonnier ni les moyens de se procurer des sandales, mais offrait un
grand éventail de sandales en tous genres ; car il aurait soulagé un besoin, mais il n’aurait pas transmis
une technique. (Aristote, Réfutations sophistiques 34, 183b36-184a8, trad. L.-A. Dorion)

Remarquons que ce texte présuppose qu’il y a bien une technique rhétorique, mais que
Gorgias et ses disciples ne la maîtrisent pas. Telle est en définitive la position de Platon lui-
même : comme nous l’avons déjà évoqué, Platon développera un art ou une technique
rhétorique dans le Phèdre, mais ici, il s’attache à mettre au jour ce qu’est la rhétorique de
Gorgias, qui ne mérite pas, quant à elle, le titre d’art.
Mais il y a d’autres savoir-faire que la rhétorique. Reste à présent à différencier celle-ci
de tous les autres membres de ce genre. Pour ce faire, Socrate va associer deux procédés qu’il
a déjà mobilisés antérieurement : la division et l’analogie – à comprendre une nouvelle fois au
sens rigoureux d’égalité de rapports ou égalité géométrique. En effet, il cherche à montrer que
les divisions du savoir-faire imitent celles de l’art, ce qui implique que les rapports entre les
différentes espèces de savoir-faire sont identiques aux rapports entre les différentes espèces
d’art. L’application de l’analogie, « méthode des géomètres », est toutefois beaucoup plus
complexe dans ce passage que dans les précédents. En effet, il ne s’agit plus simplement ici de
dégager un rapport d’un cas particulier où il apparaît avec plus d’évidence pour le transposer à
un autre cas où il est moins manifeste, mais de construire un ensemble de rapports dans un
certain contexte pour organiser sur son modèle un autre contexte afin d’éclairer la situation qu’y
occupe l’objet de la recherche. En l’occurrence, c’est la double division de la tekhnè – selon
qu’elle s’adresse au corps ou à l’âme, d’une part, et selon qu’elle entretient et stabilise un état
sain (gymnastique pour le corps, législation pour l’âme) ou qu’elle corrige un état corrompu
(médecine pour le corps, justice pour l’âme), d’autre part –, qui fournit le modèle sur lequel
peut également être divisé ce savoir-faire (empeiria, tribè) qu’est la flatterie – qui peut elle aussi
viser à l’entretien (apparent) du corps (cosmétique) ou de l’âme (sophistique), ou avoir des
visées correctrices (également apparentes) en ce qui concerne le corps (cuisine) ou l’âme
(rhétorique). D’où les analogies suivantes : la rhétorique est à la justice (dans le domaine de la
correction) ce que la sophistique est à la législation (dans le domaine de l’entretien), c’est-à-
dire, de manière générale, ce que le savoir-faire est à l’art ; ou encore, la rhétorique est à la
cuisine ce que l’âme est au corps.
On peut résumer tout ceci de la manière suivante :

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art savoir-faire

… flatterie
image

âme corps âme corps


 politique

législation justice gymnastique médecine sophistique rhétorique cosmétique cuisine

âme législation justice âme rhétorique


= = =
corps gymnastique médecine corps cuisine

savoir-faire cuisine cosmétique sophistique rhétorique


= = = =
art médecine gymnastique législation justice

14
La conception que se fait Socrate de la rhétorique ayant ainsi été clarifiée, on peut enfin
passer à la question qui obsède Polos depuis le début : la rhétorique ainsi conçue est-elle
bonne ? Pour Polos, elle l’est nécessairement, car d’une part elle produit du plaisir (selon la
conception socratique de la flatterie comme visant à procurer du plaisir) et d’autre part elle rend
tout-puissant. Socrate est évidemment d’un autre avis sur ces deux points : d’un côté, il
n’identifie pas le bien au plaisir, et de l’autre, il considère que la rhétorique ne rend pas du tout
puissant. C’est sur le deuxième point qu’il va se concentrer ici, réservant le premier à l’entretien
avec Calliclès. Sa réfutation va prendre la forme d’une défense de trois paradoxes successifs,
c’est-à-dire de trois affirmations radicales qui vont à l’encontre (para-) de l’opinion commune
(doxa). Il prépare ainsi la réaction de Calliclès, qui lui fera valoir que s’il a raison, « toute la vie
des hommes serait mise sens dessus dessous, et nous, nous faisons, semble-t-il, tout le contraire
de ce qu’il faut » (481c). C’est bien le cas selon Socrate, qui à la différence de Gorgias ne craint
pas d’énoncer des positions qui s’opposent à celles partagées par le plus grand nombre, non par
amour de la provocation ou par désir de briller en les défendant envers et contre tout, mais parce
qu’elles lui paraissent présenter tous les gages de la vérité.
Pourquoi la rhétorique rendrait-elle tout-puissant selon Polos ? Parce qu’elle rend
capable d’imposer son point de vue et dès lors de soumettre les autres à ses propres désirs. C’est
en ce sens que Gorgias faisait déjà du pouvoir de convaincre la cause de la liberté et le principe
de commandement sur autrui. Contre cette idée, Socrate va soutenir un premier paradoxe, à
savoir que celui qui fait ce qui lui plaît ne fait pas nécessairement ce qu’il veut – et que dans ce
cas, il n’est donc pas libre au sens où tout le monde l’entend, à savoir capable de faire ce qu’il
veut. Il avance deux arguments successifs en faveur de cette distinction.
Le premier part de l’identification entre la toute-puissance et la capacité à faire ce qu’on
veut. Ainsi conçue, la toute-puissance est certainement un bien pour celui qui la possède – à
comprendre toujours ici au sens de ce dont la possession est capable de nous rendre heureux.
Socrate (de même que Platon) est en réalité tout à fait d’accord sur ce point. Mais il fait
remarquer que parfois, on fait ce qui nous paraît être le meilleur, donc ce qui nous plaît, mais
que les conséquences de notre action se retournent contre nous. C’est en particulier le cas de
l’insensé, de celui qui manque d’intelligence (noûs), qui peut très bien se tromper sur ce qui lui
serait profitable. Alors, il fait bien ce qui lui plaît, mais pourtant cela s’avère finalement néfaste
pour lui ; donc, ce qui lui plaît n’est pas un bien pour lui, et ne peut dès lors être identique à ce
qu’il veut (puisque cela a été considéré comme un bien antérieurement). Ainsi, il faut distinguer
entre ce qui nous plaît et ce que nous voulons : il ne suffit pas de faire ce qui nous plaît pour
faire ce que nous voulons, et donc être tout-puissants.
Le deuxième argument cherche à montrer que ce que l’on veut n’est pas nécessairement
l’action immédiate que l’on accomplit, mais ce que celle-ci vise ultimement. Par exemple,
personne ne veut prendre un médicament pour lui-même ; ce que l’on veut vraiment en prenant
ce médicament, c’est guérir. Mais même guérir n’est pas un but ultime en soi : ce qui est visé
par là, c’est ce que la guérison nous permettra (du moins l’espérons-nous) de réaliser, l’état
qu’elle nous permettra d’atteindre – à savoir ultimement le bonheur. Bref, l’objet réel de notre
volonté est le bien lui-même comme cause de bonheur ; c’est lui qui donne sens à toutes nos
actions, en en faisant des moyens en vue de ce but. C’est ce qui explique que nous pouvons
parfois vouloir des choses qui, prises en elles-mêmes, paraissent plutôt mauvaises ou
simplement indifférentes. Or, poursuit Socrate, il peut se faire que ce qui nous plaît
immédiatement ne soit pas un moyen nous permettant d’atteindre le bien : pour prendre les
exemples privilégiés par Polos, rien ne dit qu’en tuant, en exilant ou en ruinant nos adversaires,
nous atteindrons finalement le bonheur – l’histoire est remplie d’exemples qui montrent que ce
n’est pas le cas.
Remarquons que ces deux arguments reposent une fois de plus sur la distinction entre
le plaisir (ce qui nous plaît) et le bien (ce que nous voulons). On voit bien que cette distinction

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est centrale pour toute l’argumentation du dialogue, même si l’on ne fait que tourner autour
avant l’entretien avec Calliclès, où elle sera attaquée de front. Dans tous les cas, toute cette
discussion montre qu’on ne peut faire l’économie de s’interroger sur ce qu’est le bien lui-même,
et donc la nécessité d’instituer une véritable science du bien, cette science susceptible de guider
l’usage de la rhétorique mais dont Polos a voulu, contre Gorgias, dépouiller le rhéteur.
La conséquence de tout ceci, c’est donc que la rhétorique, si elle permet vraiment au
rhéteur de faire ce qui lui plaît, ne le rend pas tout-puissant et ne lui permet pas d’atteindre le
bonheur. Mais ne permettrait-elle pas au moins d’écarter le malheur en lui donnant les moyens
de se défendre contre des actions ou des accusations injustes ? À ce sujet, Socrate va soutenir
un deuxième paradoxe, à savoir que le plus grand mal (et donc, gardons-le à l’esprit, la plus
grande source de malheur), c’est de commettre l’injustice. En prenant l’exemple du meurtre,
mis en avant par Polos, il va jusqu’à soutenir que le plus malheureux, c’est celui qui tue
injustement, tandis que celui qui est tué injustement est le moins malheureux – s’il est juste par
ailleurs, il devrait même être heureux, puisque nous lirons plus tard (dans l’entretien avec
Calliclès) qu’il n’y a pas d’état intermédiaire entre le bonheur et le malheur. Quant à celui qui
est tué justement, il est moins malheureux que celui qui tue injustement, mais plus que celui qui
le tue justement, qui toutefois n’est pas à envier – le meurtre n’étant jamais désirable en tant
que tel.
À ces paradoxes, Polos oppose l’exemple de tyrans – Archélaos, le roi de Perse –
particulièrement cruels qui se sont hissés au pouvoir en supprimant tous leurs rivaux et en
s’emparant de leurs richesses, puis ont poursuivi leur vie en toute impunité. Comment ne pas
penser que de tels personnages sont heureux ? Bien plus, Polos suggère que la seule raison pour
laquelle nous n’agissons pas comme eux est la peur du châtiment – qu’il soit humain ou divin
–, qui agit comme une sorte de garde-fou pour nous empêcher de mettre nos désirs les plus
intimes à exécution. À cela, Socrate oppose non seulement l’idée que la justice est le seul bien,
et rend dès lors heureux celui qui la pratique, quelles que soient les conséquences de son action,
mais il y va d’un nouveau paradoxe, à savoir que la punition et le châtiment sont des biens, et
que l’injuste qui les subit justement est moins malheureux que celui qui les évite – ce qui
provoque les éclats de rire de Polos, ainsi sans doute que de l’assistance. Comment Socrate
peut-il soutenir de telles positions ?
Il commence par réfuter l’idée de Polos selon laquelle commettre l’injustice serait
meilleur que la subir. Pour ce faire, il commence par montrer que tout en soutenant cela, il
admet par ailleurs que commettre l’injustice est plus laid que la subir. Cela suppose donc qu’il
opère une distinction entre le bien (conçu comme cause du bonheur) et le beau (conçu comme
« bien moral », « vertu »), alors que la position de Socrate est qu’ils s’identifient. Comment
alors concevoir le beau ? Socrate propose à Polos de définir le beau comme ce qui est soit utile
soit plaisant. Remarquons qu’« utile » doit ici s’entendre au sens de « ce qui procure le bien » ;
de sorte que la liaison entre le bien et le beau est ainsi réintroduite, mais seulement comme l’une
des deux espèces du beau. Par ailleurs, une telle conception du beau suppose une nouvelle fois
une distinction entre le bien et le plaisir. Quoi qu’il en soit, demandons-nous à partir de là
pourquoi on peut dire que commettre une injustice est plus laid que la subir. Ce ne peut être
parce que ce serait plus douloureux, ce qui n’est clairement pas le cas ; ce ne peut dès lors être
que parce que c’est moins utile, donc moins bon, donc pire. La distinction entre le beau et le
bon et entre le laid et le mauvais n’a donc servi à rien, puisqu’en définitive, la raison pour
laquelle commettre l’injustice est dit plus laid que la commettre est qu’elle est pire, donc moins
bonne.
Reste à montrer que la punition est un bien. Socrate soutient en effet que l’injuste est
toujours malheureux, mais qu’il l’est encore davantage s’il n’est pas puni, ce qui est pour le
moins contre-intuitif. Quel est son argument ? Si la punition en question est juste, celui qui est
ainsi puni l’est aussi justement. Or si la punition est juste, elle est belle, selon la conception du

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beau qui vient d’être invoquée. Mais le beau ainsi conçu est soit ce qui est utile, soit ce qui est
plaisant. Il est clair que la punition n’est pas plaisante ; elle doit donc être utile, c’est-à-dire
procurer le bien (en tant qu’il se distingue du plaisir) et donc le bonheur. Comment comprendre
cela ? En ce sens que la punition délivre l’âme de son mal, qui est le pire de tous les maux :
l’injustice. De ce point de vue, le juge qui punit l’injuste est le médecin de l’âme, qui rétablit
en elle la justice, assimilée à la santé psychique. En revanche, l’injuste qui échappe à la punition
n’est pas soigné, il conserve le mal dans son âme, et il est donc non seulement plus mauvais,
mais également plus malheureux que celui qui est justement puni.
Il faut ici se souvenir de la grande analogie par laquelle Socrate avait défini sa
conception de la rhétorique, dont il avait fait l’analogue flatteur de la justice, elle-même
analogue pour l’âme à la médecine pour le corps. Cela suggère déjà que la justice dont il est ici
question est l’art dont la rhétorique n’est que la contrefaçon – à savoir, comme nous le révèle
tout le dialogue, la dialectique. Nous y reviendrons. Mais Socrate ne s’arrête pas là : il suggère
que la rhétorique n’a dès lors aucune utilité, sauf si on l’utilise pour s’accuser soi-même et ceux
qu’on aime lorsqu’ils ont commis une injustice, ou au contraire pour défendre ses ennemis et
les empêcher de subir ce bienfait qu’est la punition. Les formules de Socrate sont clairement
provocatrices, et leur effet ne tardera pas à se manifester dans la réaction de Calliclès. De prime
abord, elles peuvent apparaître comme une apologie de la délation. Il n’est toutefois pas évident
qu’il faille les entendre comme une défense de la justice telle qu’elle est rendue dans les
tribunaux, dont Socrate ne cesse de critiquer les procédures tout au long du dialogue. Là encore,
il conviendra de nous interroger sur la nature du juge et de la punition dont il est ici question
pour saisir ce qui est visé exactement.
Quoi qu’il en soit, tout ceci n’a évidemment de sens que pour autant que le bien se
distingue du plaisir – ce qui a été plusieurs fois supposé au cours du dialogue, mais n’a jamais
été défendu en détail. L’un des mérites de Calliclès sera de mettre enfin cette question capitale
au centre de la discussion.

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TROISIÈME PARTIE :
SOCRATE ET CALLICLÈS
(481b-505d)

Les dernières remarques de Socrate sur l’utilité de la rhétorique, clairement


provocatrices, entraînent l’entrée en scène furieuse de Calliclès. Celui-ci considère que Polos
s’est rendu coupable de la même erreur que Gorgias : pressé par Socrate, il a eu honte et n’a
pas osé défendre son opinion jusqu’au bout ; il a reculé de peur d’être amené à soutenir des
thèses qui contrediraient ouvertement les opinions de la foule. En l’occurrence, l’erreur de Polos
serait d’avoir admis que commettre l’injustice était plus laid que la subir ; et de fait, c’est
clairement en faisant fond sur cette prémisse que Socrate a pu réfuter sa position en montrant
sa contradiction interne. Or si Polos a pu soutenir qu’il était à la fois meilleur et plus laid de
commettre l’injustice que de la subir, c’est parce qu’il distinguait entre le beau et le bien.
Insistons à nouveau sur le fait que Socrate ne partage en réalité pas lui-même cette prémisse :
comme Calliclès, il pense lui aussi qu’il y a une identité entre le beau et le bien, mais comme
la suite le révélera, il interprète ceux-ci de manière tout à fait différente. Cela montre une
nouvelle fois que la réfutation vise à manifester l’incohérence interne de la position de
l’interlocuteur. Calliclès pense que sans cette prémisse, la position de Polos est cohérente, et
peut donc continuer à prétendre à la vérité.
Pour justifier cette identité entre le beau et le bien, Calliclès introduit une distinction
fondamentale entre le juste selon la loi (nomôi) et le juste selon la nature (phusei), qu’il accuse
Socrate de confondre volontairement pour mieux tromper son adversaire. En d’autres termes,
Calliclès accuse Socrate de jouer sur l’ambiguïté d’un terme, « juste » (dikaion), à la manière
des sophistes et des rhéteurs – accusation très grave du point de vue de Socrate, puisqu’elle
revient en définitive à lui reprocher de ne pas avoir suffisamment pratiqué la dialectique en
posant la question « qu’est-ce que la justice » ! La distinction entre la nature et la loi introduite
par Calliclès repose elle-même sur la distinction entre les plus faibles et les plus forts. Pour
Calliclès, il y a dans la nature des individus plus forts que d’autres, et la loi de la nature est
qu’ils prennent le dessus sur les plus faibles. C’est ce qu’on observe dans le règne animal, et
c’est ce qui serait également naturel dans le monde humain. Tel est le juste par nature. De ce
point de vue, les actions du tyran, pour lequel tous les coups sont permis s’ils lui permettent
d’atteindre ses fins, sont dans l’ordre des choses, et donc justes.
Cependant, les plus forts sont rares ; la majorité des hommes sont faibles. Comprenant
que le nombre était de leur côté, ceux-ci se sont organisés entre eux pour résister aux plus forts.
C’est ainsi qu’ils ont inventé la justice selon la loi : une série de règles qui énoncent,
conventionnellement, ce qui est juste et ce qui est injuste. Comme on peut s’y attendre étant
donné leur genèse, ces règles vont dans le sens d’une défense des plus faibles contre les plus
forts, et corrélativement d’une condamnation des actions des plus forts qui tendent à s’imposer.
C’est à ce niveau qu’est introduite une différence entre le beau et le bien, et corrélativement
entre le laid et le mauvais. En effet, est considéré comme juste, et donc beau, tout ce qui profite
à la masse au détriment des plus forts ; est considéré comme injuste tout ce qui lui nuit. On
estimera donc que le plus laid, c’est de commettre l’injustice, et non de la subir ; en d’autres
termes, on condamnera les actions du plus fort, même si l’on continue à penser qu’elles sont
meilleures – en ce sens qu’elles sont davantage susceptibles de conduire au bonheur. Au
contraire, du point de vue de la nature, cette distinction n’a pas lieu d’être : le plus juste, et donc
le plus beau, c’est en même temps le meilleur, c’est-à-dire les actions du plus fort ; et ce qui est
le plus laid, c’est en même temps ce qui est le plus mauvais, à savoir subir l’injustice (c’est-à-
dire ce qui est qualifié d’injustice par les plus faibles, l’injuste selon la loi), qui est en réalité la

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justice des forts. De fait, nous avons vu que la distinction entre le beau et le bien reposait, du
moins selon ce que Socrate faisait admettre à Polos, sur une distinction entre l’utile (et donc le
bien) et le plaisir ; or nous allons voir que Calliclès refuse cette distinction et identifie
explicitement le bien et le plaisir, ce qui rend la première distinction inopérante.
Cette opposition entre le juste selon la nature et le juste selon la loi correspond
clairement à une opposition entre deux modèles politiques : celui de la tyrannie, qui serait le
régime le plus « naturel » aux yeux de Calliclès, et celui de la démocratie. La tyrannie est fondée
sur l’égalité géométrique, à savoir l’idée que chacun doit recevoir ce qu’il mérite de manière
proportionnelle (a : b :: c : d) : le meilleur doit recevoir davantage que le moins bon, le plus
fort que le plus faible – le meilleur et le plus fort s’identifiant en définitive, ce qui suppose que
le bien est identifié non seulement au plaisir, mais également à la force et à la puissance, sans
doute en tant que celles-ci nous permettent d’obtenir davantage de plaisir. De ce point de vue,
il est juste que le plus faible (et donc le moins bon) soit réduit en esclavage par le plus fort, et
soit donc plus malheureux que ce dernier. Au contraire, le propre de la démocratie est de
« rendre tout le monde égal », selon l’égalité arithmétique (a = b) : tous doivent obtenir la même
chose (en tout cas les mêmes droits), quelle que soit leur valeur. Selon Calliclès, un tel régime
est profondément injuste (du point de vue de la nature), puisqu’il ne permet pas aux plus forts
de développer toutes leurs potentialités. D’après lui, l’éducation démocratique aurait
précisément pour but d’affaiblir les plus forts pour les rendre égaux aux plus faibles, c’est-à-
dire en définitive pour en faire des esclaves.
La position de Calliclès à l’égard de la démocratie est en réalité ambiguë. D’un côté,
Socrate le caractérise comme étant amoureux de Dèmos, c’est-à-dire du peuple d’Athènes, en
ce sens qu’il alignerait constamment son opinion sur celle de la majorité. Calliclès reproche
d’ailleurs à Socrate de ne pas suffisamment s’intéresser aux institutions et aux affaires de la
cité. Cependant, les aspirations profondes (et revendiquées) de Calliclès vont clairement dans
le sens de la tyrannie. S’il faut participer à la vie politique de la cité, c’est pour mieux en
connaître tous les rouages et les utiliser à son profit. De ce point de vue, on peut dire que
Calliclès représente l’hypocrisie et la contradiction interne de la démocratie aux yeux de
Platon : un régime dans lequel, selon lui, les lois sont seulement là pour brider les aspirations
profondes des individus, où la justice n’est donc pas considérée comme un bien en soi, mais
seulement comme un garde-fou, où les individus ne respectent les lois que par peur du
châtiment, mais aspirent en réalité secrètement à commettre toutes ces actions qu’ils
s’empressent de dénoncer à grand bruit lorsqu’elles sont commises par d’autres. C’était déjà
l’idée qu’il y avait derrière la comparaison proposée par Socrate entre le tyran et l’homme qui
s’est procuré un poignard, et c’est celle qu’il développera de manière beaucoup plus
approfondie encore dans le mythe de l’anneau de Gygès au début du livre II de la République.
La critique de la démocratie n’est pas le seul point sur lequel Socrate et Platon
s’accordent en réalité avec Calliclès. Eux aussi considèrent qu’il y a un juste par nature qui
diffère du juste par convention, de sorte que les lois de la cité ne sont pas nécessairement justes.
Bien plus, eux aussi admettent que ce juste par nature consiste en l’égalité géométrique, selon
laquelle le meilleur doit avoir davantage que le moins bon, et non en l’égalité arithmétique. Eux
non plus n’admettent pas de différence entre le beau et le bien. Enfin, selon eux également, le
meilleur et le plus fort s’identifient. Où réside alors la différence entre leurs positions ? Dans la
manière dont ils conçoivent le bien. Comme nous l’avons déjà dit et comme nous allons le voir
en détail, Calliclès identifie le bien au plaisir, ainsi d’ailleurs qu’à la toute-puissance, conçue
comme ce qu’il y a de plus apte à nous procurer le plaisir. Il en va tout autrement de Platon et
de Socrate dans ce dialogue, selon qui, nous le verrons, le bien consiste bien plutôt dans l’ordre,
la déterminité, en tant que ceux-ci sont produits par la dialectique. Cette différence dans la
conception du bien implique que « les meilleurs » ne sont pas les mêmes selon eux :
certainement pas les tyrans, qui représentent l’abomination suprême aux yeux de Platon, mais

19
au contraire les philosophes, qui sont « les plus forts » non pas au sens où ils imposeraient leurs
vues aux autres, mais au sens où ils sont les seuls à connaître la véritable nature du bien et dès
lors à pouvoir faire ce qu’ils veulent réellement, et donc être libres – alors que le tyran est aux
yeux de Platon un pur esclave de ses désirs non maîtrisés. En conséquence, le régime politique
prôné par Platon (pas encore dans le Gorgias, mais plus tard, en particulier dans la République)
se voudra l’antithèse de la tyrannie : ce sera une « aristocratie » d’un genre nouveau, à savoir
un gouvernement par les meilleurs, c’est-à-dire par les philosophes, qui viseront non pas leur
propre profit, mais celui de la cité tout entière. Et si Platon condamne la démocratie, ce n’est
pas parce qu’elle empêcherait les « forts » au sens de Calliclès de réaliser leurs aspirations en
écrasant les « faibles », mais bien plutôt parce qu’en elle couve toujours la tyrannie,
précisément en raison de la contradiction interne relevée ci-dessus.
Si Calliclès critique l’éducation démocratique, il n’en critique pas moins la philosophie,
qu’il semble d’ailleurs associer à la première. À ses yeux, la philosophie est bonne pour les
adolescents, mais lorsqu’on atteint l’âge adulte, il importe de passer aux choses sérieuses : les
affaires de la cité et la rhétorique comme instrument pour mieux s’y imposer. Sans quoi on en
vient à vivre à l’envers, à la manière de Socrate, cet éternel adolescent qui risque de voir la cité
se retourner contre lui. Socrate ne nie pas que la philosophie le mette régulièrement en porte-à-
faux à l’égard de la cité. Mais est-ce un mal ? Clairement pas à ses yeux, puisqu’il va jusqu’à
dire que notre vie présente est comme une mort, la vie véritable étant bien plutôt celle de la
pensée et de l’intelligence. Quoi qu’il en soit, pour décider de cette question, il faut commencer
par s’interroger sur ce qu’est le bien ; or seule la philosophie peut mener un tel examen
correctement. Du point de vue de Socrate, seule la philosophie pourrait nous amener à rejeter
la philosophie ; mais dès qu’on s’engage dans un tel examen, on l’a déjà acceptée2.
Or cet examen, Socrate pense pouvoir le poursuivre dans les meilleures conditions
possibles avec Calliclès, car il croit avoir découvert dans celui-ci une véritable « pierre de
touche » pour toute la discussion. En effet, dans le cadre d’un entretien dialectique, les vertus
recherchées chez l’interlocuteur sont la compétence (epistèmè), la bienveillance (eunoia) et la
franchise (parrèsia). Si Socrate se dit prêt, non sans ironie, à accorder les deux premières à
Gorgias et à Polos, il leur reproche leur absence de franchise, puisqu’ils ont apparemment été
retenus par la honte de dire ce qu’ils pensaient vraiment. Calliclès clame haut et fort quant à lui
qu’il n’hésitera pas à dire tout haut ce que lui-même et les autres pensent tout bas. Et de fait,
c’est seulement lorsqu’il entre en scène que le présupposé de toutes les discussions précédentes
éclate au grand jour – à savoir que pour les partisans de Gorgias et de la rhétorique, comme
d’ailleurs pour la plupart des hommes, le bien s’identifie au plaisir. La franchise est dès lors
fondamentale pour Socrate, car c’est seulement grâce à elle que l’on pourra tester la cohérence
interne non seulement du discours, mais des pensées intimes de l’interlocuteur. Car la vérité
requiert non seulement la cohérence du discours lui-même, mais également la cohérence entre
le discours et la pensée, et plus généralement encore la cohérence entre le discours, la pensée
et les actes. Nous verrons toutefois que Calliclès ne sera une nouvelle fois pas à la hauteur de
la tâche, et que la véritable pierre de touche de la discussion ne sera finalement autre que Socrate
lui-même.
Socrate commence son examen en faisant préciser à Calliclès ce qu’il entend par le
meilleur, dans le but explicite de le faire clarifier sa pensée. Dans un premier temps, Calliclès
répond qu’il s’agit du plus fort, en entendant manifestement cela au sens de la force physique.
Socrate lui fait alors remarquer que de ce point de vue, la masse est plus forte que l’individu,

2
On peut comparer ceci à un argument que l’on trouve dans le Protreptique d’Aristote (fr. 2 Ross) : « Soit
qu’il faille philosopher soit qu’il ne faille pas philosopher, il faut philosopher [dans le premier cas, parce qu’il faut
philosopher ; dans le second, parce qu’il faut philosopher pour prouver qu’il ne faut pas philosopher] ; or soit il
faut philosopher soit il ne faut pas philosopher ; donc dans tous les cas il faut philosopher. »

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aussi fort soit-il. Dès lors, si ce que décide le plus fort est bon par nature, les lois décrétées par
la masse sont non seulement justes selon la loi, mais également bonnes par nature : la distinction
entre le juste selon la loi et le juste selon la nature n’a plus lieu d’être. Mais ces lois établies par
la masse identifient la justice à l’égalité (arithmétique) et affirment que commettre l’injustice
est plus laid que la subir. Dès lors, c’est bien par nature que commettre l’injustice est plus laid
que la subir, et il y a plein accord entre la loi et la nature. (À nouveau, il importe de souligner
que Socrate n’expose pas ici sa propre opinion, mais se contente de manifester une contradiction
dans celle de Calliclès.)
Pour échapper à cette conséquence, Calliclès revient sur ce qu’il avait préalablement
accordé et identifie à présent le meilleur non pas au détenteur de la plus grande force physique,
mais au plus intelligent (phronimôteros), dont il dit plus tard qu’il est également le plus
courageux. C’est donc à celui-ci que reviendrait par nature davantage qu’au moins bon. Mais
davantage de quoi ? À force de provocations, Socrate parvient à faire admettre à Calliclès que
ce que doit obtenir en plus grande part le meilleur, c’est le pouvoir. Calliclès pense évidemment
avant tout au pouvoir sur les autres, mais Socrate l’interroge immédiatement : ce pouvoir,
l’exerce-t-il également sur lui-même ? C’est-à-dire : doit-il également maîtriser ses désirs, ses
passions, ou au contraire s’y soumettre ? Dans le premier cas, il sera modéré ou tempérant. Il
est clair que c’est ce que doit être le meilleur selon Socrate : à ses yeux, c’est seulement à cette
condition qu’il sera véritablement libre, alors que dans le cas contraire, il sera esclave – de ses
désirs et de ses passions. Pour Calliclès, au contraire, c’est en se maîtrisant que le meilleur
deviendrait esclave – de la loi – et cesserait d’être libre. Calliclès fait dès lors l’apologie du
dérèglement, qu’il va jusqu’à identifier à la vertu, en ce qu’il serait ce qui rend véritablement
libre celui qui s’y adonne, qui ferait ainsi véritablement ce qu’il veut. À cela, Socrate se contente
dans un premier temps d’opposer des images : la vie d’un tel homme ressemble à celle d’une
passoire, d’un tonneau troué ou d’un pluvier, qui se remplit et se vide en même temps, sans
jamais atteindre la satiété. Au contraire, l’homme modéré a compris que son corps (sôma) n’est
qu’un tombeau (sêma), et que c’est en son âme que réside sa vie véritable ; et celle-ci est
d’autant meilleure qu’y règne l’ordre, la constance et la mémoire, qui lui sont conférées par
l’intelligence (noûs). Pour Socrate, dès lors, si le meilleur est le plus intelligent, c’est aussi au
sens où il est le plus modéré. Mais Calliclès oppose image à image : la vie prônée par Socrate
ne serait pas une vie, mais l’existence d’un cadavre ou d’une pierre, dépourvue de tout ce qui
fait l’attrait de la vie.
On voit ainsi que s’affrontent ici deux conceptions de la vie et de la mort radicalement
opposées : la vie de Socrate est une mort aux yeux de Calliclès, et inversement celle de Calliclès
aux yeux de Socrate. Et cette différence repose sur deux conceptions différentes de
l’intelligence, qui pour Socrate est une fin en soi et s’identifie en définitive pratiquement avec
le bien, en tant qu’elle est productrice d’ordre et de cohérence, tandis que pour Calliclès, elle
n’est jamais qu’un moyen en vue d’assouvir des désirs plus fondamentaux, qui portent
ultimement sur le plaisir ; même le pouvoir n’est désiré qu’en tant qu’il nous permet d’assouvir
ces désirs. Il en résulte également deux conceptions différentes de la liberté, bien que celle-ci
soit toujours conçue comme consistant à faire ce qu’on veut : pour Socrate, on ne fait ce qu’on
veut que lorsqu’on maîtrise ses désirs pour les orienter vers le bien véritable ; pour Calliclès,
faire ce qu’on veut, c’est au contraire s’abandonner à ses désirs immédiats, même les plus
extrêmes. Une nouvelle fois, on peut voir que le noyau central de tous ces désaccords réside
dans la conception du bien que se font les deux interlocuteurs.
Qu’est-ce que le bien en effet ? La réponse de Calliclès semble claire : le plaisir, qu’il
entend tout d’abord dans toute son extension. Socrate réfute cette identification entre le plaisir
et le bien au moyen de trois arguments. Tout d’abord, il est possible d’éprouver simultanément
du plaisir et de la douleur, par exemple lorsqu’on boit en ayant soif ; au contraire, il est
impossible d’être simultanément heureux et malheureux, ce qui devrait en résulter si le plaisir

21
était le bien et la douleur le mal. Ensuite, le plaisir peut cesser en même temps que la douleur,
par exemple lorsque, ayant étanché sa soif, on cesse de boire ; au contraire, l’arrêt du bonheur
est nécessairement une plongée dans le malheur, et inversement. Enfin, il est possible
d’éprouver du plaisir en étant mauvais d’après les propres critères de Calliclès. Celui-ci a en
effet soutenu que les meilleurs étaient les plus intelligents et les plus courageux. Dès lors,
d’après lui, ceux qui ne sont ni intelligents ni courageux ne peuvent être que mauvais. Or il est
clair qu’ils peuvent pourtant éprouver du plaisir, comme le prouve l’exemple d’un jeune enfant
qu’on ne pourrait pas encore dire intelligent, ou encore d’un soldat qui serait lâche dans une
situation de retraite. D’un autre côté, on est dit bon (et donc heureux) parce qu’on possède le
bien, et mauvais (et donc malheureux) parce qu’on possède le mal. Si le bien est le plaisir et le
mal la douleur, celui qui éprouve du plaisir, même s’il est déraisonnable et lâche, devrait être
dit bon, contrairement à ce qu’a affirmé Calliclès ; et il serait même meilleur que celui qui est
intelligent et courageux, pour autant qu’il éprouve plus de plaisir que ce dernier.
Afin de sortir de ces contradictions, Calliclès revient sur sa position initiale qui
identifiait le bien au plaisir en général, pour le restreindre à présent au plaisir bon, tout en
admettant qu’il y ait des plaisirs mauvais. Il faut bien saisir les implications de ce revirement.
Tout d’abord, il semble signifier que le bien est identifié à une sous-espèce de plaisirs : seuls
certains plaisirs seraient bons, et ils ne le seraient pas en tant que plaisirs, mais en tant qu’ils
auraient une autre caractéristique qui les distinguerait d’autres plaisirs, qui seraient quant à eux
mauvais. Cependant, Socrate en conclut que c’est cette caractéristique qui est à proprement
parler le bien, et non l’ensemble qu’elle forme avec le plaisir auquel elle s’ajoute. Autrement
dit, Socrate interprète le bien moins comme une sous-espèce que comme une différence du
plaisir. Or cette différence, cette caractéristique qui qualifie certains plaisirs et les distingue de
certains autres, rien n’implique qu’elle soit réservée aux plaisirs : il serait tout à fait possible
qu’elle appartienne également à d’autres choses – y compris des douleurs. On peut penser en
particulier aux traitements douloureux infligés par la médecine, mais également à la punition,
pour autant qu’elle soit juste. Que signifie le bon dans ce contexte ? Socrate l’identifie tout de
suite à l’utile, interprété comme moyen en vue du bien. On retrouve donc ici la différence entre
le plaisir et l’utile qui était auparavant utilisée pour distinguer deux espèces du beau ; mais dans
l’esprit de Socrate, il est clair que le beau est à présent identifié au bien comme se distinguant
du plaisir – ce qui n’empêche pas nécessairement certains plaisirs d’être bons.
Dans ces conditions, fait remarquer Socrate, il devient essentiel d’être capable de
distinguer les bons plaisirs des mauvais, et plus généralement le bien du mal. En d’autres
termes, il devient nécessaire de posséder un art (tekhnè) ou une science (epistèmè) du bien pour
déterminer quels plaisirs (et quelles douleurs) sont utiles ou néfastes. La question du bien nous
empêche de nous contenter de l’opinion ou de l’apparence, qui tend à nous faire identifier le
bien au plaisir : elle requiert l’élaboration d’une science. (La même idée est développée dans
un passage célèbre du livre VI de la République, qui conduit à la position de l’Idée du bien
comme objet suprême de la connaissance précisément parce que la question du bien est ce qui
rend nécessaire de différencier entre l’opinion et la connaissance.)
La différence entre le bien et le plaisir nous permet dès lors de revenir à la grande
analogie que Socrate avait introduite pour exprimer sa conception de la rhétorique comme
flatterie. Nous l’avions vu, l’une des différences essentielles entre les arts et les savoir-faire
était que les premiers visaient le bien, les seconds le plaisir – ce qui supposait donc la différence
à présent admise par Calliclès lui-même. De fait, selon Socrate, les savoir-faire relevant de la
flatterie visent simplement à produire du plaisir, sans s’interroger sur la valeur de ce plaisir. Tel
serait le cas de la musique et de la poésie, mais aussi de la rhétorique, du moins telle que la
conçoivent Gorgias et ses disciples. De fait, les grands rhéteurs du passé, les Thémistocle,
Cimon, Miltiade ou Périclès, ces grandes figures de la politique athénienne qui suscitent
l’admiration des contemporains, n’ont assis leur autorité qu’en flattant le peuple : d’après

22
Socrate, ils ne visaient pas à rendre les Athéniens meilleurs, mais seulement à leur faire plaisir
pour mieux assurer leur influence. Ce faisant, ils se sont en réalité soumis aux désirs des
Athéniens plutôt qu’ils n’ont tenté de modifier ces désirs ; en ce sens, ils étaient plutôt les
esclaves du peuple que ses dirigeants. Le fait qu’ils n’aient pas rendu les Athéniens meilleurs
serait d’ailleurs prouvé par le fait que ceux-ci se seraient finalement retournés contre eux en les
exilant ou en les condamnant à mort, ce qui ne se serait pas produit si les Athéniens, devenus
bons, avaient reconnu en eux de bons maîtres.
Au contraire, tout art ou toute science véritable vise non pas le plaisir, mais le bien. Mais
en quoi consiste ce bien ? Socrate nous en dit enfin un peu davantage : tout art ou toute science
a en vue son produit et cherche à l’atteindre en réalisant un certain ordre. Ainsi, les artisans
visent à imposer un certain ordre entre tous les éléments qui constituent leurs matériaux de base,
et leur produit est d’autant meilleur qu’il manifeste davantage cet ordre. De même, la
gymnastique et la médecine visent respectivement à entretenir ou à restaurer l’ordre du corps,
c’est-à-dire la santé. De manière analogue, la politique véritable doit viser à réaliser l’ordre de
l’âme de ses sujets ; et cet ordre, c’est « la loi et la conformité à la loi », c’est-à-dire la justice,
la tempérance et toutes les autres vertus. Le but de la politique, ce n’est donc pas de faire plaisir
– à soi-même ou aux autres citoyens –, mais de rendre ses sujets meilleurs, c’est-à-dire plus
justes et plus vertueux en général – que ce soit en légiférant ou en rendant la justice lorsqu’elle
est bafouée. Ce faisant, elle les rend également heureux, même lorsqu’elle leur cause de la
douleur en les punissant.
Il est clair que la politique ainsi conçue n’a rien à voir avec l’activité des Thémistocle,
Cimon, Miltiade ou Périclès. En quoi consiste-t-elle exactement ? Socrate nous donne un indice
un peu plus loin en proclamant qu’à ses yeux, il est le seul véritable politique à Athènes (521d).
La véritable science politique n’est rien d’autre que la dialectique, comme la suite va nous le
confirmer.

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QUATRIÈME PARTIE :
SOCRATE ET SOCRATE
(505d-527e)

Ayant échoué à défendre sa position, Calliclès décide d’arrêter la discussion. Continuant


à identifier le bien au plaisir au plus profond de lui-même, il ressent la réfutation comme une
humiliation, alors que Socrate la considère au contraire comme un bien en ce qu’elle dépouille
l’interlocuteur de ce mal qu’est l’opinion fausse. Depuis un certain temps déjà, il a cessé de dire
ce qu’il pense et a cherché à préserver à tout prix la cohérence de son discours – mais en vain.
Il ne prononce déjà plus ses dernières répliques qu’à contre-cœur, « pour faire plaisir à
Gorgias » qui lui a demandé de continuer. Mais à présent, il se retire de la discussion – il
reprendra un peu plus tard, mais seulement pour approuver laconiquement ce que dit Socrate,
en insistant sur le fait qu’il n’agit ainsi que pour qu’on en finisse et sans s’engager lui-même
sur ce qui se dit. (À une occasion (513c), toutefois, il admet qu’il est presque convaincu par
Socrate.)
En refusant ainsi la philosophie, Calliclès est en réalité tout à fait cohérent avec sa
position fondamentale. S’engager dans la philosophie, c’est risquer d’être réfuté, ce qui peut
être ressenti comme une douleur ; et toute la démarche de Socrate consiste à montrer que dès
qu’on s’y engage, on est contraint d’adopter en définitive ses propres positions. Le seul moyen
de résister à ce mouvement est le refus pur et simple de la discussion, qui est cohérent avec le
fait de régler sa vie sur la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur. Cela montre en
revanche l’écart qu’il y a entre une discussion rhétorique et une discussion dialectique.
Il ne reste donc plus à Socrate qu’à discuter tout seul. Car il tient absolument à « donner
une tête » à toute cette discussion, à la conduire jusqu’à ses conséquences dernières. En cela, le
Gorgias se distingue de nombreux autres dialogues platoniciens dits « socratiques » ou « de
jeunesse » qui se terminent sur une aporie, c’est-à-dire sans qu’une réponse finale soit donnée
(au moins explicitement) à la question posée. Ici, Socrate va exprimer haut et fort sa propre
position et proclamer la vérité de celle-ci. Mais il ne peut le faire que par le biais de la
dialectique, qui devient ici un dialogue entre lui-même et lui-même, puisqu’il s’avère être la
seule véritable pierre de touche de la discussion. Toute la fin du Gorgias peut être lue comme
l’expression la plus pure de la pensée comme dialogue de l’âme avec elle-même, sans
l’interférence d’un interlocuteur hostile qui risquerait de transformer le dialogue entre une lutte
d’opinions.
Socrate commence par résumer ce qui vient d’être dit. Le bien et le plaisir sont
différents, et le bien est la fin, du plaisir comme de toute autre chose. Celui qui possède le bien
est dit bon. Cette caractéristique de bonté, c’est également ce qu’on appelle l’excellence (aretè),
qui peut caractériser n’importe quel être, mais qui, lorsqu’elle appartient à l’âme, est également
nommée la vertu. Dans tous les cas, l’excellence d’un être correspond à un certain ordre, qui
est l’effet d’un art qui la produit par l’intermédiaire de règles et de principes. L’ordre de l’âme,
qui est donc ce qui la rend bonne, c’est la modération (sôphrosunè). Contrairement à ce que
soutenait Calliclès, c’est donc la modération et non le dérèglement qui est la vertu et le bien de
l’âme. Or celle-ci implique que l’âme respecte des principes, des règles, et accomplisse son
devoir (ta prosèkonta), aussi bien à l’égard des dieux – elle est alors pieuse – qu’à l’égard des
hommes – elle est alors juste. Et l’homme raisonnable est également nécessairement courageux,
puisqu’il accomplit son devoir en toute circonstance. Tel est le bien de l’âme, qui est donc
également la cause du bonheur.
On voit comment Socrate établit ainsi, d’une part, l’unité des vertus, puisque
modération, piété, justice et courage s’impliquent mutuellement – et, d’après ce qui précède,

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sont mutuellement impliquées par l’intelligence (phronèsis) bien comprise –, et, d’autre part,
l’identité entre la vertu et le bien comme ce dont la possession est capable de nous rendre
heureux. Le bonheur consiste en la vertu, c’est-à-dire en l’accomplissement du devoir, qui, loin
d’être un esclavage, est l’expression véritable de la liberté – à la fois parce qu’il nous libère des
désirs irraisonnés et des passions et parce qu’il nous fait atteindre l’objet véritable de notre désir
le plus profond, à savoir le bien. Ainsi, partant de prémisses eudémonistes – l’éthique vise à
nous faire atteindre le bonheur (eudaimonia) –, Platon rejoint une position proche du
déontologisme – l’éthique consiste dans l’accomplissement du devoir – deux positions éthiques
fondamentales qui sont pourtant, depuis Kant (philosophe allemand du XVIIIe siècle),
considérées comme radicalement incompatibles.
Selon Socrate, la vertu ainsi conçue n’est pas seulement une qualité humaine, mais a une
portée cosmique : l’ordre, la justice, la légalité sont le fondement même de l’amitié et de la
communauté entre les hommes, les dieux, la terre et le ciel. Le monde ne constitue un tout bien
ordonné, un cosmos, que parce qu’y règne la régularité, le respect de certains principes qui en
assurent la cohérence. Cet ordre, Socrate l’exprime par un nouvel appel à l’égalité géométrique,
que nous avons rencontrée tout au long du dialogue, et dont il affirme à présent qu’elle est
« toute-puissante chez les dieux comme chez les hommes ». Souvenons-nous que Calliclès
avait affirmé quant à lui que le principe qui régissait la nature dans son ensemble était la justice
du plus fort, et qu’il avait lui aussi recouru à l’égalité géométrique pour l’expliciter, en affirmant
qu’il était juste que le plus fort ait davantage que le plus faible. Socrate lui reproche à présent
d’être un mauvais géomètre, car il n’a pas compris en quoi consistait réellement l’égalité
géométrique – et ce précisément parce qu’il se trompait sur la nature du bien : en réduisant le
bien au plaisir, Calliclès a en réalité subordonné l’égalité géométrique à la recherche du plaisir,
considérant que le plus fort était celui qui s’adonnait corps et âme à la poursuite des plaisirs et
en récoltait le plus. Au contraire, Socrate nous dit maintenant que l’égalité géométrique est le
bien lui-même : elle ne doit pas être subordonnée à autre chose, mais poursuivie pour elle-
même, sous la forme de l’ordre, de la légalité et de la cohérence.
Si tel est le bien, quel est l’art susceptible de le produire ? Quelle est la science du bien ?
Afin de répondre à cette question, Socrate revient à la hiérarchie qu’il a établie entre ces deux
maux que sont commettre une injustice et la subir. La science du bien doit nous permettre
d’éviter le mal. Si le plus grand mal était de subir l’injustice, alors la science du bien serait celle
qui nous permet de l’éviter. Socrate veut bien admettre qu’une telle science soit la rhétorique
telle que Gorgias et ses émules l’entendent. Mais comment éviter de subir une injustice, si l’on
n’est pas soi-même le dirigeant de la cité ? En se faisant bien voir des dirigeants, aussi injustes
soient-ils. Le présupposé de cette démarche est que le plus important est de sauver sa vie et
d’éviter la mort, comme s’il s’agissait là des plus grands biens. Mais Socrate fait remarquer
qu’à ce compte, la médecine, l’art du pilote et d’autres arts déconsidérés par Calliclès lui-même
seraient bien meilleurs encore que la rhétorique ; et surtout, que l’important n’est pas de vivre
le plus longtemps possible, mais de vivre la meilleure vie possible, c’est-à-dire la vie la plus
dépourvue de mal possible. Or précisément, le plus grand mal, ce n’est pas de subir l’injustice,
mais de la commettre. En cherchant à plaire aux dirigeants, il y a fort à croire que l’on se rendra
semblable à eux ; et s’ils sont injustes, on se rendra alors coupable de commettre des injustices,
et donc du plus grand mal. La rhétorique ainsi comprise n’est donc pas seulement inutile, elle
est néfaste, car en nous préservant de subir l’injustice, elle risque de nous la faire commettre.
La science du bien doit donc être l’art capable de nous éviter de commettre une injustice.
C’est cet art qui mériterait à juste titre d’être appelé l’art politique, en tant qu’il introduit et
préserve dans l’âme son bien propre, cet ordre qu’est la modération et la justice – à la manière
dont la médecine et la gymnastique introduisent et préservent le bon ordre du corps, c’est-à-
dire la santé. Le but de la politique ainsi entendue est donc de rendre les citoyens aussi bons
que possible, et non de leur faire plaisir. Or selon Socrate, ce n’est pas ce que font les hommes

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politiques actuels, ni même ce qu’ont fait les grands hommes politiques du passé, qui se sont
bien plutôt soumis aux désirs des citoyens – se faisant ainsi leurs esclaves plutôt que leurs
maîtres. Loin de les rendre meilleurs, ils les auraient rendus pires, ce qui serait prouvé par le
fait que ces citoyens se seraient ultimement retournés contre eux en les exilant ou en les
condamnant à mort. De même, la meilleure preuve que les sophistes n’enseignent pas la vertu,
contrairement à ce qu’ils affirment, c’est que leurs élèves refusent parfois de les payer,
commettant ainsi une injustice contre leurs maîtres en justice. Si vraiment ils enseignaient la
justice, ils n’auraient pas besoin d’exiger un salaire : leurs élèves leur rendraient spontanément
leurs bienfaits, car telle est la nature même de la justice. Le véritable politique ne doit pas flatter
les désirs des citoyens : il doit au contraire les modifier, tel un médecin de l’âme, pour les
orienter vers leur propre bien plutôt que vers le plaisir.
Selon Socrate, aucun homme politique présent ou passé n’a encore agi de la sorte. Bien
plus, Socrate va jusqu’à affirmer qu’à ses yeux, il est le seul véritable politique. Ce faisant, il
montre que le véritable art politique n’est pas celui qui se pratique à l’assemblée ou dans les
tribunaux, mais s’identifie au contraire à la dialectique. Et de fait, nous avons vu depuis le début
du dialogue que la dialectique est, négativement, ce qui débarrasse l’âme des interlocuteurs de
leurs incohérences, par la méthode de l’elenkhos qui met au jour les contradictions entre leurs
opinions. Elle joue ainsi le rôle d’une « médecine de l’âme », c’est-à-dire de la justice en tant
qu’elle « punit » l’âme coupable d’erreur en l’exposant à la honte, ce qui est certes douloureux,
mais qui peut néanmoins s’avérer bénéfique si cela incite à corriger ses erreurs. Mais la
dialectique est aussi, positivement, ce qui peut produire l’ordre et la cohérence dans l’âme, en
enchaînant les thèses les unes aux autres « au moyen d’arguments de fer et de diamant », comme
Socrate affirme à présent qu’il en va entre les différentes positions qu’il a soutenues. De ce
point de vue, elle correspond plutôt à une gymnastique de l’âme, destinée à la rendre de plus en
plus intelligente afin de renforcer son ordre interne, et donc sa modération, sa justice, son
respect du devoir. C’est en ce sens qu’elle est également législatrice. Et la loi qu’elle produit,
c’est l’égalité géométrique, dont nous avons vu qu’elle était l’un des instruments privilégiés de
la pratique socratique de la dialectique sous la forme de l’analogie.
Socrate semble franchir un pas décisif en affirmant tout ceci : il affirme haut et fort la
vérité de ces différentes thèses, sous prétexte qu’elles s’enchaînent rigoureusement les unes aux
autres. La cohérence serait-elle devenue non plus seulement la condition négative (nécessaire)
de la vérité, mais sa condition positive (suffisante) ? Qu’est-ce qui justifie cette apparente
modification ? Tout d’abord, il faut noter que ce dont Socrate affirme la vérité, ce ne sont pas
les thèses isolées qu’il soutient, mais leur enchaînement. C’est dans cet enchaînement que réside
à proprement parler la science, et c’est la raison pour laquelle il peut continuer à se dire
ignorant : si l’on considère la science comme la possession définitive de vérités conçues comme
de simples réponses aux questions posées, Socrate est ignorant, car la science dont il dispose
est la méthode qui permet de fonder des vérités en les enchaînant les unes aux autres par des
raisonnements rigoureux. C’est cela, « donner le logos », caractéristique essentielle de l’art et
de la science qui les distingue des savoir-faire. Or nous avons vu que l’autre différence entre
l’art et le savoir-faire est que seul le premier vise le bien. Le bien ayant été identifié à l’ordre et
à la cohérence, nous pouvons à présent voir que ces deux différences n’en font qu’une : c’est
en tant qu’elle établit l’ordre et la cohérence en « donnant le logos » de ce dont elle parle que
la dialectique est en même temps la science du bien. Et le bien est l’objet ultime du désir de
tout homme. En établissant la cohérence – non seulement au sein des discours, mais également
au sein des pensées et des actions –, la dialectique accomplit ainsi le désir ultime de tout homme
et le met en plein accord avec lui-même et avec ses aspirations les plus profondes – dont nous
avons vu que même Polos et Calliclès ne pouvaient se départir, en cherchant à préserver la
cohérence de leurs propos à tout prix. Ce qui permet d’accomplir un pas supplémentaire et de
proclamer que l’ensemble des thèses articulées par Socrate est vrai, c’est qu’il n’est pas

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seulement parfaitement cohérent en lui-même, mais qu’il est également cohérent avec le désir
d’ordre et de cohérence en lequel consiste ultimement le bien. C’est cet ancrage dans le désir
du bien qui confère finalement à la dialectique sa vérité et sa valeur de science suprême, en tant
qu’accomplissement parfait de ce à quoi nous aspirons tous – même si très peu d’entre nous en
ont conscience. Une autre manière d’exprimer la même chose est de dire qu’alors que pour
toutes les autres disciplines, l’ordre et la cohérence sont seulement des moyens subordonnés à
une autre fin – le plaisir pour la rhétorique, la toiture pour le charpentier, etc. –, pour la
dialectique, elle est véritablement une fin en soi, la valeur suprême. C’est en ce sens que Socrate
peut déclarer :

Pour moi, je considère, excellent homme, qu’il vaut mieux jouer faux sur une lyre mal accordée, mal
diriger le chœur que je pourrais diriger, ne pas être d’accord avec la plupart des gens et dire le contraire
de ce qu’ils disent – oui, tout cela, plutôt que d’être, moi tout seul, mal accordé avec moi-même et de
contredire mes propres principes. (482b-c)

Relevons ici deux difficultés. Tout d’abord, lorsque Socrate condamne les anciens
politiques en disant que la preuve qu’ils n’ont pas amélioré les Athéniens est que ces derniers
se sont retournés contre eux et les ont condamnés, on ne peut pas ne pas penser à Socrate lui-
même : lui aussi ne s’est-il pas fait condamner à mort par ces Athéniens qu’il prétend rendre
meilleurs ? Le Socrate du Gorgias se montre anticipativement tout à fait conscient du destin
qui l’attend. Mais il explique que dans ce cas, il se trouvera dans la situation d’un médecin qui
est traduit par un confiseur devant un tribunal d’enfants, et qui doit convaincre ceux-ci que
c’est lui qui leur fait du bien, même s’il leur procure plutôt de la douleur que du plaisir, et non
pas le confiseur. L’art politique tel qu’il l’entend est la dialectique, et celle-ci ne peut s’exercer
au tribunal ni à l’assemblée – comme nous l’avons vu lors de l’entretien avec Gorgias, les
conditions n’y permettent pas de produire la conviction propre au savoir – ; elle ne peut
s’exercer que dans un entretien individuel répété et prolongé. Paradoxalement, la politique au
sens où Socrate l’entend passe avant tout par une action individuelle, qui ne peut avoir de
répercussions collectives qu’indirectement. Platon cherchera à remédier à cette difficulté dans
la République, en cherchant à instituer une cité au sein de laquelle les dirigeants seraient des
philosophes, qui pourraient dès lors transmettre à l’ensemble de la société les bienfaits de la
dialectique.
Mais même d’un point de vue individuel, il est clair qu’il ne suffit pas de s’entretenir
avec Socrate, ni même d’être son disciple, pour devenir meilleur. Platon n’hésite pas à mettre
Socrate en scène dans ses dialogues avec certains de ses disciples dont l’histoire nous a appris
qu’ils avaient très mal tourné, et ce aux yeux de Platon lui-même – en particulier Alcibiade et
Critias, qui tous deux ont progressivement révélé leurs penchants tyranniques. Dans la
République, Platon expliquera ce phénomène par ce qu’il appelle la « perversion du naturel
philosophe » : les philosophes sont des êtres particulièrement doués, mais qui, mal orientés,
risquent de devenir d’autant plus dangereux et cruels ; d’où la nécessité d’établir un système
éducatif qui leur permette de déployer leur potentiel en toute sécurité afin de le mettre ensuite
au service de la cité. Ici encore, le Gorgias fait signe vers certains des problèmes centraux de
la République.
Socrate conclut le dialogue en racontant une histoire, dont il dit que Calliclès la prendra
pour un mythe (muthos), « une histoire de bonne femme », mais dont il croit pour sa part qu’elle
est un discours rationnel (logos) et qu’il présente comme étant vraie. Il ne faut toutefois
certainement pas comprendre que Socrate croit que cette histoire est littéralement vraie. Il dit
explicitement qu’ « il n’y aurait rien d’étonnant à mépriser ce genre d’histoire, si, en cherchant
par-ci, par-là, nous pouvions trouver quelque chose de mieux que cette histoire et de plus vrai »
(527a). Mais il poursuit en disant que nous avons échoué à trouver cela au cours de notre
dialogue, ce qui suggère que l’histoire dont il affirme la vérité, ce n’est rien d’autre que le

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dialogue dans sa totalité. Et de fait, le mythe n’ajoute aucun élément nouveau : il ne fait
qu’illustrer de manière imagée tout ce qui a été dit précédemment, à condition toutefois de le
redresser, c’est-à-dire de l’interpréter en fonction des éléments qui ont été précédemment
établis dans le dialogue.
Le mythe en question est un mythe de jugement. La loi générale est que lorsqu’ils
meurent, les hommes sont jugés quant à la justice et à l’injustice de leur vie, et que les justes
sont envoyés sur les Îles des bienheureux tandis que les injustes sont précipités dans le Tartare.
L’application de cette loi a toutefois évolué au fil du temps, et en particulier lors du passage de
l’âge de Kronos à l’âge de Zeus. Du temps de Kronos, les hommes qui allaient mourir étaient
jugés par d’autres hommes. Ils connaissaient la date de leur mort et pouvaient donc se préparer
pour paraître à leur avantage. Ils pouvaient également faire témoigner leurs proches en leur
faveur. Le jugement se fondait donc sur l’apparence sensible, et il était souvent erroné.
Conscient de ces erreurs, Zeus, lorsqu’il prit le pouvoir à la place de son père, réforma ce
système en décrétant que dorénavant, aussi bien les juges que les jugés seraient déjà morts au
moment du jugement, ce qui implique, la mort étant définie comme la séparation de l’âme
d’avec le corps (524b), que c’est dorénavant une âme qui juge une âme. Zeus nomme trois
juges particulièrement fiables : ses propres fils Rhadamante, Minos et Éaque. Quant aux âmes
qui doivent être jugées, elles se présentent « toutes nues », anonymes et sans corps, mais en
portant les traces laissées par les actions justes et injustes qu’elles ont accomplies au cours de
leur vie. Bien plus, les hommes ne connaissent plus le moment de leur mort à l’avance, ce qui
les empêche de se préparer ; et ils ne peuvent appeler leurs proches à témoigner en leur faveur.
Le jugement qui en résulte est donc celui d’une âme par une âme, sans la médiation du corps
(et donc de la sensation) ; il ne peut plus se fonder sur l’apparence, mais concerne la valeur
propre de l’âme de celui qui est jugé, sans la parure du corps, du prestige, de l’autorité, de la
richesse, etc. Il est dès lors beaucoup plus juste ; et il récompense ceux qui le méritent – en
particulier les philosophes (526c) – en les envoyant sur les Îles des bienheureux, et punit les
injustes en les envoyant dans le Tartare, soit en vue de les soigner lorsque c’est encore possible,
soit à titre d’exemple lorsqu’ils sont irrécupérables – ce qui est en particulier le cas des pires
tyrans, dont Homère a décrit les supplices cruels.
De prime abord, ce mythe semble être un mythe eschatologique, qui nous parle de ce
qui adviendra après notre mort. On pourrait ainsi le comprendre comme visant à encourager à
la pratique de la justice en faisant miroiter les récompenses qui attendent le juste après sa mort,
et à détourner de l’injustice en brandissant la menace des punitions qui attendent l’injuste dans
l’au-delà. La foi viendrait ainsi compléter l’argumentation dialectique pour renforcer la
motivation à s’orienter vers la justice. Il devrait toutefois être clair qu’il ne peut en être ainsi.
Comme nous l’avons vu, la foi, la croyance (pistis), n’est qu’une variété de l’opinion (doxa),
et celle-ci ne peut certainement pas suppléer la science (epistèmè) qu’est à proprement parler
la dialectique. Celui qui a compris toute l’argumentation qui précède n’a nullement besoin de
postuler ce qui adviendra dans l’au-delà pour se motiver à pratiquer la justice : il est censé
savoir désormais que la justice est sa propre récompense, et ce dès cette vie. S’il faut la
pratiquer, ce n’est pas en vue de récompenses autres qu’elle-même, ni en vue d’éviter la
punition – ce qui correspondrait plutôt à la motivation de l’aspirant à la tyrannie qui n’ose pas
passer à l’acte. Comment dès lors comprendre ce mythe ?
Tout d’abord, bien que Kronos soit un dieu, il est clair que l’âge de Kronos représente
ici le monde des lois humaines, avec leurs pratiques juridiques propres, par opposition à l’âge
de Zeus qui symbolise le monde des lois divines, c’est-à-dire celles dont la philosophie a établi
qu’elles étaient justes. À l’âge de Kronos, la justice fonctionne comme dans les tribunaux
athéniens : on y invoque des témoins, on fait jouer sa richesse et son influence, on use sans
doute aussi de rhétorique, bref on mise avant tout sur l’apparence (cf. 523cd). À l’âge de Zeus,

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en revanche, on se retrouve seul à seul face à son juge, dans la nudité de son âme, comme
lorsqu’on discute avec Socrate.
Ensuite, il importe de considérer la mort exactement de la manière dont elle est définie
dans le mythe, à savoir comme la séparation de l’âme d’avec le corps (524b). Cette séparation,
c’est l’œuvre de la philosophie, comme le Gorgias le suggère déjà et comme le Phédon le
confirmera longuement. Nous avons d’ailleurs vu que la vie du philosophe apparaissait comme
une mort aux yeux de Calliclès et de l’opinion commune en général. Le philosophe est par
ailleurs souvent associé au monde divin par Platon, à tel point que dans le Théétète, Socrate
fera de « l’assimilation à dieu » l’idéal éthique par excellence du philosophe.
Partant de là, on peut comprendre que le jugement juste de l’âge de Zeus décrit dans le
mythe correspond exactement à l’entretien dialectique tel qu’il a été pratiqué tout au long du
dialogue. C’est au cours d’un tel dialogue que la valeur de l’âme émerge en plein jour, sans
pouvoir se dissimuler sous les apparences ; et Socrate a insisté sur le fait qu’il refusait que son
interlocuteur fasse appel à des témoins extérieurs à lui-même pour défendre sa cause. La
dialectique est un dialogue d’une âme avec une âme – soit de deux âmes différentes, soit de la
même lorsque les interlocuteurs font défaut. Or cet entretien prend la forme de l’elenkhos
lorsque les opinions de l’interlocuteur sont incohérentes. L’elenkhos provoque la honte et peut
donc s’avérer douloureux : il est la punition proprement dialectique (cf. 505c), celle infligée
par ce juge qu’est alors le dialecticien – rappelons que la justice est l’une des deux espèces de
la politique, celle qui est analogue dans le champ des arts à la rhétorique dans le champ des
savoir-faire. Cette douleur est toutefois un bien, car elle est utile, dans la mesure où elle fait
sentir les contradictions internes qui déchirent notre âme et peut dès lors nous encourager à
nous corriger. Et même dans le cas où l’interlocuteur serait trop profondément corrompu pour
être ainsi soigné, l’exemple offert par le traitement qu’il subit, généralement en public, pourra
servir à d’autres. On peut penser que les Dialogues écrits par Platon, et singulièrement le
Gorgias, ont précisément valeur de tels exemples.
Qu’en est-il alors des récompenses de la justice ? Dans d’autres dialogues, Platon
suggère que les philosophes vivent déjà sur les Îles des bienheureux. Leur récompense est tout
simplement de vivre en plein accord avec eux-mêmes, sans être déchirés par les contradictions,
avec l’assurance de mener une vie ordonnée, juste et irréprochable. Il n’y a pas d’autre
récompense à espérer à la pratique de la justice, mais celle-ci suffit amplement : pour Platon,
elle n’est rien d’autre que le bonheur, tel qu’on peut l’atteindre dans cette vie.

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